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    Revue germaniqueinternationale15 (2001)Hegel : droit, histoire, socit

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    Myriam Bienenstock

    Quest-ce que l esprit objectif selonHegel ?................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueMyriam Bienenstock, Quest-ce que l esprit objectif selon Hegel ? ,Revue germanique internationale [Enligne], 15 | 2001, mis en ligne le 05 aot 2011, consult le 18 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/828 ; DOI :10.4000/rgi.828

    diteur : CNRS ditionshttp://rgi.revues.orghttp://www.revues.org

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    ques et sociales mais aussi culturelles, et religieuses, dans lesquelles nousvivons. Mais la rfrence Hegel reste, la plupart du temps, purementgestuelle, mme lorsque ce sont des concepts hgliens qui sont repris.

    Au mieux, Hegel est considr comme un prcurseur de Dilthey : Dil-they, est-il affirm, aurait russi dgager les thses hgliennes de lagangue systmatique dans laquelle elles taient encore prises. Il auraitdbarrass le concept d' esprit objectif de ses fondements ou prsuppo

    ss mtaphysiques : refusant de le faire suivre, comme Hegel , d'unedimens ion distincte et suprieure lui - celle de F esprit absolu - il enaurait largi le sens et l'envergure, pour inclure en lui tout ce qui, chezHegel, relevait de 1' esprit absolu . Il aurai t ainsi russi faire de ladmarche hglienne une dmarche proprement historique. Cet te lecturetrs populaire, reprise aujourd'hui par Charles Taylor1, par exemple, avaitdj t faite par Dilthey lui-mme2. En France, elle fut dfendue par Raymond Aron, dans les excellents travaux par lesquels il fit connatre dansnotre pays, justement, ce qu'il dnomma La phibsophie critique de l'histoire.

    Comme je le soulignerai encore dans la suite de cet article, l'approche deDilthey n'est pourtant pas dpourvue non plus de prsupposs. Non seulement ceux-ci rendent tout fait impossible l'apprhension de ce que Hegelentendit pa r esprit objecti f, mais on peut aussi, surtout, se demanders'ils sont adapts au but dans lequel ils ont t forgs : la comprhensionde l'histoire, de la vie historique et politique. Dans ses travaux sur la philosophie allemande de l'histoire, Ray mo nd Aron soulignait dj - serclamant, sur ce point, du philosophe allemand Nicolai Har tm an n - queF esprit objectif hglien ne doit pas tre confondu avec ce que l'on

    peut d no mmer esprit objectiv 4

    : un te rme qui exprime beaucoupmieux la pense de Dilthey. Mais Aron, qui voulait surtout introduire cettedernire en France, ne s'intressait gure Hegel ; et il ne dveloppa passa remarque, presque oublie aujourd'hui5. Dans l'article prsent, nous

    1. D il th ey [...] t r ies to salvage the pe net ra t in g inte rpr ta t ion of his torical forms while jet t i -soning the claims of the System to reach completion in a manifestation of rational necessity.. . , inC. Taylor, Hegel, Ca mb ri dg e, UP, 1975, p. 538 . Sur Tayl or, cf. aussi not re ar t icle , L a p hilosophie hg l i enne d e l 'espri t : un e phi loso phie p ra t iq ue ? , in Dans quelle mesure la philosophie est pratique, Fichte , Heg el , d. pa r M . Biene nstoc k et M. Cr am pe -C as na be t , Paris , ENS dit io ns, 200 0,p . 22 3 - 243 .

    2. Cri t iq uan t les pr supp os s du sys tme hgl ie n, Dil the y n 'hsi ta i t pas pr oc la me r : Heg el constru i t mt ap hy si qu em en t ; nou s analyso ns le do nn . Cf. W. D il they , L'dification dumonde historique dans les sciences de l'esprit [1910], t rad. f ranc, par S. Mesure, Paris , Cerf , 1988,p . 102 -10 5, ici p. 104.

    3. Essai sur un e thor ie al le ma nd e de l 'histoir e, Pari s, Vr in , 19 64, r d . da ns la coll.P oi n t s , 1969 , pa r ex . p . 72 .

    4. Cf . par ex . Raymond Aron , Introduction la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites del'ohjectwit historique, Paris , Gal l im ard , 1 948, p. 75 s. Cf. aussi N . H ar tm an n, Das Problem des geistigenSeins, Untersuchungen zur Grundlegung der Geschichtsphilosophie und der Geisteswissenschaften, Berl in un dLeipzig, De Gruyter, 1933.

    5. Cf . ce pen dan t l es rem ar que s for t jud ic ieuses de Vinc ent Desc omb es , dans P ou rq uo i les

    sciences morales ne sont-elles pas des sciences naturelles ? , in Charles Taylor et l'interprtation de l'identitmoderne, d. sous la dir. de G. Laforest et P. de Lara, Paris, Cerf , 1998, p. 53-78, ici p. 65.

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    reviendrons d'abord sur l'assimilation, si commune aujourd'hui, del' esprit objectif un esprit objectiv : nous reprendrons l'analyse deHartmann pour faire ressortir la diffrence d 'approche, fondamentale ,entre la faon propre Dilthey de concevoir les phn omn es sociaux etpolitiques, et la dmarche de Hegel. Nous tenterons ensuite de prciser lanature et la signification de cette dmarche, afin de dterminer ce qu'elle

    pourrait apporter ce qu e l'o n dnommera it sans doute aujourd'hui nonpas tant une science sociale ou politique, qu'une philosophie sociale .Nous prciserons la distinction avec des analyses comme celle, plus sociologique , de Durkheim ; en montrant que Hegel entend no n pa s s'entenir, comme celui-ci, la conscience collective ou aux reprsentations collectives caractristiques d'une socit et d'une poque, mais faireressortir ce qui, dans la manire dont notre socit est aujourd'hui historiquement organise, exprime dj un e forme de vie ' rationnelle : cellede la libert.

    C'est dans des textes de jeunesse de Hegel et , plus prcisment, dansceux qui traitent de l'histoire de la religion - la Vie de Jsus (1795), et surtout l'Esprit du christianisme et son destin (1795-1799) - que Dilthey crut dceler les origines du concept d ' esprit objectif ; mme si, soulignons-le dsce point2, le terme mme d ' esprit objectif n'appara t encore nulle par tdans de tels textes :

    La faon dont Hegel procde dans cet te par t ie-c i de son his toire re l igieuse [cel le qui

    t r a i t e du des t in de l a co mm un au t ch r t i enn e fonde pa r J s us ] , c r i t po ur t a n t Di l

    they dans L'histoire de la jeunesse de Hegel (Die Jugenageschichte Hegelsf, fait re ss or ti r [...]de ux des fo nd eme nt s essent ie ls de sa con cep t i on de l 'h is toi r e . Su r [ l 'exemp le de] la

    c o m m u n a u t c h r t i e n n e l a p l u s a n c i e n n e (an der ltesten christlichen Gemeinde), i l peut

    ind i que r , p lus ne t t e men t encor e qu ' pa r t i r de [ l ' exempl e des ] c i t s [ou po l is ] g rec

    ques , une consc ience un i t a i r e (ein einheitliches Bewusstsein), s e rvan t de sup por t une

    a c t i v i t c o m m u n e (welches der Trger einer Gesamtttigkeit ist). Et en considrant a insi

    ce t t e co mm un au t c om me l e su jet qu i p ro du i t t ou t l ' o rd re conce p tu e l et i n tui t i f

    chr t i en e t supr asens ible , de faon an al og ue la faon d on t le J e de Fich te p ro du i t

    1. L 'expression d e f o rme d e vi e (Lebensform), q u e Wit t gens tein ut i l isa p r o p o s d u l angage(cf. p a r e x . Investigations philosophiques, t rad . f ranc, l a suite d u Tractatus p a r P. Kloss owski , Paris ,G a l l i m a r d , Te l , 19 86 , 19), est cou ra n t e au jou r d ' hu i , e t t rs discute - ma i s l a r f rence Hegel res te ra re , mme s'il serait ais d e r e t ro uver chez Hegel lu i -mm e d e s formu lat ion s t rssimilaires . C a r l a d imens ion d e 1' espri t objec t i f es t bie n pou r He ge l celle de la vie - la vie d ' unp e up l e ; e t l ' Ide qu ' i l s 'agi t p o u r lui d ' ident if ier p eut tre di te f o rme . D a n s l a Philosophie dudroit, Hegel carac t r i se d ' a i l l eurs expl ic i tement 1' ob jec t ive ment th ique , p a r oppos i t ion a u bie n abstr ai t , c o m m e un e subs tance conc r te , m u e p a r l a subject ivit co mm e formein f i n i e ( 1 4 4 ; t r ad . K e rv gan , p . 23 1 s.).

    2. Av e c p a r exem ple Manfr ed Riede l , dans Objek t iver Geis t u n d p rak t i sche Phi losophie ,in Studien zu Hegels Rechtsphilosophie, F r ank fu r t , Suh r kam p , 1 9 6 9 , p . 11-41 , ic i p . 1 2 : le conceptn 'es t in t rodui t p a r H e g e l q u e da ns l 'Encyclopdie des sciences philosophiques de 1817 , lorsq ue He gelp r s en t e l a divis ion syst mati que ent re espri t su bject i f, espri t ob ject i f e t espri t a bsol u .

    N ous r ev i en d rons enco re su r ce po in t d ans l a suite de cet article.3. W . Di l they, Die Jugenageschichte Hegels [ 1905 ] , i n Gesammelte Schriften, vol . IV , 5 e d . , S tu t t

    ga r t , Teub n e r, 195 9 , p . 171 .

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    Dans l'Histoire de la jeunesse de Hegel, Dilthey affirme donc que Hegelconut les phnomnes historiques et politiques - tous ceux qui relvent,en fait, de ce qui sera plus ta rd d n omm esprit objectif - sur le modlemme, ou le paradigme, de l'art ou de la religion ; en bref, de ces phnomnes qu 'il rapportera plus tard F esprit absolu . Prat iquement lamme poque, il appelle, dans le texte intitul L'dification du monde historiquedans les sciences de l'esprit (Der Aujbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissen-schaften), librer la dmarche hglienne de ses prsupposs mtaphysi

    ques, en largissant le domaine rserv chez Hegel F esprit object if,pou r englober en lui Fart et la rel igion ; les dimensions de F espritabsolu . Cette cons tatation nous pe rmet de conclure que ce qu'ildemande, c'est plutt que l'on suive, en histoire, la voie ouverte par le

    jeune Hegel : que l'on adopte, comme le jeune Hegel l'aurait fait lui-mme, la dmarch e quasi transcendantale labore pa r les premiersromantiques allemands.

    Il faut reconnatre aussi que cette dmarche n'est pas moins mtaphysique que celle du Hegel adulte ; et qu'elle est bien loin de consistersimplement, comme il le dit, en une analyse du donn1 . Ainsi, pourn'voquer ici que la difficult la plus vidente, ce sont toutes les propritsd'un sujet individuel que, dans le passage de l'Histoire de la jeunesse de Hegelcit ci-dessus, Dilthey accorde la communaut chrtienne : il lui accordenon pas seulement un pouvoi r de cration, mais la conscience - une conscience unitaire - et la capaci t d'agir, d'agir en co mmun . l' Aufbau,qui prsente sous une forme plus concentre les thses longuement dveloppes dans le livre sur Hegel, est plus loquent encore ce sujet :

    Les discours de Schleiermacher sur la religion, crit l Dilthey, ont rvl en premier lieu dans le domaine de la religiosit l'importance de la conscience collectiveet de son expression dans la communication dont elle est le support [...]. Noussavons maintenant comment, sous l'influence des Discours sur la religion, est n leconcept hglien de conscience collective comprise comme support de l'histoire etcomme ce dont le dploiement rend possible l'volution historique. Ce n'est passans avoir subi l'influence du mouvement philosophique, poursuit encore Dilthey(et l'enchanement est loquent), que l'cole historique parvint un rsultatproche, en remontant aux ges les plus reculs des peuples et en y voyant oeuvrerde faon cratrice l'esprit collectif qui produit le patrimoine national de la coutume, du droit, du mythe, de la posie pique, et qui dtermine ds lors tout ledveloppement des nations. Langue, coutume, constitution, droit n'ont pas - ainsiSavigny formulait-il cette intuition fondamentale d'existence spare, ce sontsimplement des forces et des activits particulires d'un peuple unique, insparablement lies les unes aux autres dans la nature 2.

    Voici donc dveloppes toutes les thses caractristiques de ce holisme que Popper dnonait dj, juste titre, dans ses premiers travaux : le sujet individuel est hypostasi en un sujet collectif, dot

    1. Cf. ci-dessus, p. 104 et n. 2.2. L'dification du monde historique [voir ci-de ssus, p. 10 4, n. 2] , p . 52 s.

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    d'une ralit gale ou, plutt, suprieure la sienne ; et il est prsupposque tout ce qui vaut pour l'individu, au niveau individuel, est ncessairement valable aussi au niveau collectif. Au holi sme ontologique etmth odo log ique s'ajoute alors aussi un holisme politique ou enco re,co mm e on prfre parfois le dire au jou rd 'hui , u n collectivisme : celui-lmm e, qui conduisit les prem iers rom anti ques allemands au nationalisme.La critique des implications politiques et des prsuppos s mthodo logi quesde cette dmarche a si souvent t faite qu'il sera sans doute inutile de la

    rep rend re ici en dtail. J e ne r epr endrai pas non plus l'expos des critiquesdj diriges par Hegel contre les implications politiques de cette position,ca r elles sont dj bien connues . J e no te ra i seulemen t que la thse selonlaquelle Hegel aurait t un membre part entire, avec Schlegel etSchleiermacher, du premier romantisme allemand, est trs contestable nonpas seulement pour ce qui concerne les uvres de la maturit du philosophe, mais aussi pour ses uvres de jeunesse. Le cadre transcendantal lui -m me celui d' un sujet cr a teur - dan s leque l Dil they rep laceHegel , est loin d'tre vident, ju squ e da ns ces uvr es. Tr s vite en tou t

    cas, ds ses premiers articles publis, comme par exemple l'article intitul Foi et savoir , et sous-t itr Phi losoph ie reflexive de la subject ivit dansl'intgralit de ses formes com me phil osophi e de Kan t, de Ja co bi et deFichte , Heg el critique ju ste ment l'usage fait par les philosophes men tio nns ci-dessus, ainsi que par Schleiermacher dans ses Discours sur la religion,de la notion tra nscendant ale de sujet - au sens dgag p ar Dilthey.Tout au long de son uvre, et de multiples reprises, il dnoncera aussi laconfusion qu i rgne dans l'usage des termes de sujet , subjectif , subjectivit ; et il relver a les sens multiples accords l'opposit ion du

    subjectif F objectif1

    .Entendant traiter plus prcisment, ici, de la notion d' esprit objec

    tif, je soulignerai seulement re pr en an t sur ce poi nt une excellente analyse de Nicolai Hartmann que l'un des grands mrites de Hegel fut prcisment de ne pas s'tre laiss induire en erreur, et d'avoir pleinementsaisi tout le paradoxe, la contradiction mme, inhrente ce qu'il dnomme ra d ans son uvre de la matu rit esprit objectif : les formations quece te rm e dsigne on t un e existence que l'on pe ut dire objective - dansl'E tat et ses institutions, pa r exemple , mais elles n'ont pas celle d'une cons-

    cience, mme si elles ne pe uven t exister que dans et pa r des consciencesindividuelles. Si Hegel parle d' esprit objectif c'est pour souligner que cetesprit est objet - et non pas aussi, justement, sujet - sujet de cet objet :certes, la ralit dcrite n'est pas matrielle ou naturelle, mais plutt

    1. Sur la dist inction que fait Heg el en tre diffrents sens des terme s de sujet et subjectivit , tout part icul ire men t dan s Foi et savoir , cf. le bel article de Wal ter Jae sch ke, Sogetto esoggettivit , in Fede e sapere. La genesi del pensiero del giovane Hegel, a cura di Rossella Bonito O liva eGiuseppe Cantillo, Milano, Angelo Guerini, 1998, p. 249-26 2. Cf. aussi notre article L a philosophie hgl ienne de l'esprit : une p hiloso phie p rat iqu e ? , in Dans quelle mesure la phihsophie est pra-

    tique [voir ci-dessus, p. 104, n. 1].

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    d'ordre spirituel (geistig). Et po ur ta nt - et c'est l tou t le pa ra do xe - ellen'est pa s celle d 'un sujet :

    Il faut considrer comme un grand mrite de Hegel de ne pas avoir recherch,sur ce point fondamental, l'aide de constructions mtaphysiques, de ne pas avoirintroduit un intellect supra-humain - l'exemple bien connu des rationalistes - ;de ne pas s'tre cha pp vers un Je gnral (zu einem allgemeinen Ich ) ou unsujet transcendantal. Tout ceci semblerait ici aller de soi, et apporterait une solution facile la contradiction. Hegel ne se laisse pas entraner. Il fait strictementvaloir le phnomne, tel qu'il le trouve, et il enregistre la contradiction sans laminimiser 1 .

    Dans son ouvrage sur l'idalisme allemand, Hartmann soulignait aussi quele con cep t d' e sp ri t objectif n 'est pas , chez Hegel , un produit du systme, d'une volont de systmatisation. Ce n'est pas, disait-il, un conceptspculatif, mais bien plutt

    un concept purement descriptif, la formulation philosophique d'un phnomnefondamental, qui peut tre montr et dcrit indpendamment du point de vue del'poque [...] Ce n'es t pas le systme qui conduisit la dcou verte, mais la dcou

    verte qui conduisit au systme

    et cette dco uverte cons titue, elle aussi, l'un des grands mr ites d eHegel 2 . Depuis la publication de l'ouvrage de Hartmann, bien des travauxconsacrs l'volution de la pen se de Hege l ont confi rm cette thse :cherchant, comme nombre de ses contemporains philosophes, donnerune forme systmatique ses ides, le je un e Hegel semble en effet s'treheur t des difficults, qu'il est bien possible de rapp or te r la dc ouverte de nouvelles ralits ou de nouveaux phnomnes, non conceptualiss, ou conceptualiss de faon insatisfaisante, dans les systmes de pensetraditionnels de l'poque. Dj sous-jacente dans les descriptions, parHegel, de la positivit de la religion chr t ien ne , ou plu tt d e la faondo nt un e religion devien t positive ; sous-jacen te aussi aux analyses duphnomne de la division du travail dans une conomie moderne, sa dcouver te est bien celle d' un e ralit qui possderait un e objectivit propre, indpendante de nous, mme si elle n'existe que dans et parnos consciences. Une telle ralit n'est pas elle-mme de l'ordre de la conscience d' un sujet conu com me sujet conscient ; et il serait to ut aussiinsatisfaisant de la rapporter, comme le fait Dilthey, et comme le faisait

    d'ail leurs aussi le je un e Hegel, la vie (Leben), la vie de l' ho mm edans sa totalit ; tant il est vra i qu e, pa r la no tio n d e vie , on ne re ndpas compte de la caractristique marquante des phnomnes tudis : leurextriorit, leur indpendance par rapport aux individus le fait mmeque de tels phnomnes semblent s'imposer aux individus, ind pe nda mmen tde leur volont.

    1. N. Har tmann, Die Philosophie des deutschen Idealismus, II. Teil : Hegel, Berlin un d Leipz ig, deGruyter, 1929, vol. II, p. 298-314, ici partie, p. 302.

    2. N. Har tmann, Hegel, op. cit., p. 299.

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    Je reviendrai dans la dernire partie de cet expos sur la question desavoir ce qui put bien constituer ou susciter, chez Hegel, une telle dcouverte ; et je me con ten ter ai de souligner ce poi nt que, d cou vrant laralit de ces phnomnes mmes, qu'il rapportera la sphre deF esprit objecti f, Heg el en vint peu pe u distinguer cette sphre de

    celle laquelle il rapporte la religion, l 'art,

    ou la philosophie : le progrsdans sa pense consiste prcisment avoir distingu entr e les deux sphres,auparavant indiffrencies. Il faut, ici, remettre en question la thse de Dilthey , selon laquelle le man que de distinction en tre les diffrentes sphresde la vie de l'esprit constituerait une avance dans la pense : n'est-ce pasl, plutt , une limitation essentielle ? Peut -on analyser de la m me man ir ela religion, Fart, ou la philosophie - et des ph n om n es politiques etsociaux ? Ca r c'est bien l ce qu e fit Dilthey : dans VAujbau, il considretoutes les manifestations de la vie humaine - individuelle ou collective,politique ou religieuse comm e des objectivations de la vie (Objektiva-tionen des Lebens) d' un e vie conue comme sujet . Il fait, d e F espri tobjectif hglien, un esprit objectiv , allant mme jusqu' crire que

    c'est seulement par l'ide de l'objectivation de la vie que nous obtenons une visionde l'essence de ce qui est historique. Tout ici procde d'une activit spirituelle etporte donc le caractre de l'historicit. C'est dans le monde sensible lui-mme qu'entant que produit de l'histoire il se trouve imbriqu. De la rpartition des arbres dansun parc, de l'ordonnancement des maisons dans une rue, de l'outil bien adapt del'ouvrier jusqu'au jugement prononc au tribunal, il y a sans cesse autour de nousdes produits de l'histoire. Ce que l'esprit manifeste aujourd'hui de son caractre

    dans son expression vitale constitue dema in, q ua nd il s'offre nous , de l'histoire.Puisque le temps avance, nous sommes entours par des ruines romaines, des cathdrales, par les chteaux de la monarchie. L'histoire n'est rien qui soit spar de lavie, rien qui soit coup du prsent par son loignement dans le temps 1 .

    On soulignera pourtant qu'en ne voyant dans tous les phnomnes dcritsici - la rpartition des arbres dans un parc, l'ordonnancement des maisonsdans une rue , l'outil bien ad apt de l'ouvrier, et m me le ju ge me nt re nduau tr ibuna l - , que F objectivation ou F express ion de la viehu ma in e, Dilthey simplifie beau coup : il pr t end rend re compte de la

    mme manire de phnomnes qui sont, en fin de compte, trs diffrents.Peu t-on , en effet, assimiler F objectivit pr op re au dr ou lement d' unprocs dan s u n t ribunal, F objectivit de ruines roma ines ou d' unecath dra le, q ue nous visitons en touristes ? Ce qui sous-tend le drou lement du procs, c'est une institution bien vivante ou, plutt - pour utiliserun te rme plus app rop ri que celui de vie, qu' aim ait tant Dilthey - un e institution bien actuelle ; alors qu 'a uc un e vie, aucun e actualit n' an im e plus lesruines romaines, ou mme une cathdrale, du moins lorsque nous la visitons en touristes. Il est bien possible de se demander si la dmarche de

    1. Cf. Wilhelm Dilthey, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in dm Geisteswissenschaften, trad, franc,par S. Mesure [voir ci-dessus, p. 104, n. 2], p. 101.

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    Dilthey permet de rendre compte de cette diffrence entre ce qui est prsent et vivant, et ce qui n'appartient plus qu'au pass ou en d'autres termes de rendre compte, avec cette distinction entre pass et prsent, justement de ce qui est historique : comment serait-il donc possible de rendrecompte en effet, dans l'approche de Dilthey, de la diffrence entre unecathdrale visite en touriste et une cathdrale utilise comme un lieu deculte ; ou encore entre le palais d'une monarchie qui n'existe plus et lemme palais, utilis aujourd'hui comme palais de justice ? Sera-t-il possiblede faire la diffrence entre des ruines, des restes, ou des traces du pass, etdes institutions bien vivantes ? Da ns l'une des premires esquisses de saPhilosophie de l'histoire, formule tout la fin de son article sur le Droi t naturel, Hegel notons-le - soulignait ju st ement ce point : il affirmait - contreGus tav Hu go , l'un des prcurseurs de l'approche dfendue par Savigny -qu'il s'agit de concevoir l e prsent ; et que

    l'effet de l'explication purement historique des lois et structures ne va pas plus loinque ce qu'on a prcisment en vue dans ce but de la connaissance ; elle outrepasserasa destination et vrit si, par elle, la loi qui n'avait de vrit que dans une vie passedoit tre justifie pour le prsent ; au contraire, cette connaissance historique de laloi, qui sait montrer le fondement de cette dernire uniquement dans des coutumesthiques perdues et dans une vie qui a fini par mourir, prouve prcisment quemaintenant, dans le prsent vivant, lui manquent le sens et la signification... '.

    Forge prcisment pour rendre compte de l'histoire, c'est--dire de la diffrence, dans not re mon de politique et social, entre ce qui est mort etce qui est vivant , la notion d ' espri t objectif est bien diffrente de la

    notion d' esprit objectiv la Dilthey.Soulignant ce point, Nicolai Hartmann distinguait dj entre les deux

    termes, dans l'ouvrage intitul Le problme de l'tre spirituel, et sous-titr Recherches sur la fondation de la philosophie de l'histoire et des sciencesde l'esprit (1933)2 : pour caractriser la ralit proprement historique, ilprservait le terme hglien d' esprit objectif (objektiver Geist). Mais il endistinguait 1' esprit objectiv (objektivierter Geist) : les objectivations del'esprit dans des uvres qui - fixes par l'criture, ou dans une formeartistique - s'lvent l'intemporalit, dpassant l'poque dans laquelle

    elles furent cres. De telles uvres ne sont pas supra-historiques : ellespeuvent tre dtruites, par exemple ; et elles ont aussi une histoire. Maiscelle-ci est diffrente de celle de l'tat ou, en d'autres termes, de l' espritobjectif3. Ainsi, il est bien possible d'affirmer que le mme objet une cathdrale, par exemple peut tre considr selon deux perspectives diffrentes : la perspective de l'histoire de l 'art, qui consiste consid-

    1. G. W. F. Hegel , Gesammelte Werke, Ba nd 4 : Jenaer kritische Schriften, d. pa r H. Bu ch ne r etO. Pggeler, Ha mb ur g , Me ine r, 1968 , p . 482 , t rad . f ranc , pa r B . Bourgeois , Des manires de traiterscientifiquement du droit naturel, Pari s, Vr in , 1972 , p. 99.

    2. N . H a r t m a n n , Das Problem des geistigen Seins [voir ci- dess us, p . 104 , n. 4] , p a r ex. p. 1 69 s.,et to ut e la tro isi me part ie , intitu le D e r objekti viert e Gei st , p. 34 8- 48 2.

    3. N . H a r t m a n n , Das Problem des geistigen Sans [voir ci-dess us, p. 10 4, n. 4] , p. 3 84.

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    rer une cathdrale comme une uvre, rpondant aux critres du jug ementesthtique ; et la perspective prop rement historique et poli tique - nousdirions peut-tre aujourd 'hui : institutionnelle - dans laquelle ce quicompte, c'est de savoir si la cathdrale remplit un rle, une fonction dans notre socit, et quel est ce rle ; ou si, au contraire, elle n'en a plus.Tant l' esprit objectif que F esprit object iv sont des formationssupra-individuelles. Elles sont, en ce sens, essentiellement diffrentes deF esprit singulier ou personnel : celui de l'individu hu ma in , quiconstitue la troisime ou, plutt, la toute premire des trois formes del'tre spirituel (Formen des geistigen Seins) : Ha rt mann , qui dveloppe, surces trois formes, toute une doctrine des catgories, souligne fortement quemme si F esprit objectif peut lui aussi, comme l'esprit individuel, trequalifi de rel , seul ce dernier possde une conscience, et peut tretenu pour responsable de ses actes. Dans Le problme de l'tre spirituel (1933),Hartmann marque ses distances par rapport Hegel contrairement cequ'il avait fait dans son ouvrage de 1929 sur l'idalisme allemand : il critique F norme optimisme histor ique qui aurait conduit Hegel sub-stantialiser l'esprit objectif, et laborer toute une mtaphysique del'esprit1. Ce qui semble dsormais surtout l'intresser, c'est l'laborationdes contenus et du sens de la sphre qu'il rapporte F esprit objectiv tout particulirement dans sa partie esthtique. Mais nous n'examinerons pas davantage, ici, cette laboration. Ce qui nous intresse surtoutdans cet article, c'est en effet l'examen du sens accord la notiond ' esprit objectif elle-mme : cette not ion que Har tmann distingue

    juste titre tant de la notion d ' esprit objectiv que de l' ide d'un espritsingulier, et qu'il considre comme particulirement approprie la com

    prhension de la vie historique et politique.

    Dans son ouvrage de 1929 il rend hommage Hegel, nous l'avons dit,po ur avoir compris que F esprit objectif n'es t pas celui d'une co nscience , d'un sujet conu comme une conscience, qu'elle soit d'ailleursindividuelle ou collective. Le point mr ite d' tre largi, et approfondi :comme nous le montrerons dans les pages qui suivent, la philosophie deHegel n'est pas une philosophie de la conscience ou de la reprsentation - pour reprendre ici des termes de plus en plus utiliss aujourd'hui2,

    1 . N H a r tmann , Dos Problem des geistigen Seins [voir ci-dessus, p. 104, n. 4], e.g., p. 290 s. Lespoint s taient dj men ti on n s dan s l 'ouvrag e de 1929, mais sans la cr i t i que ; cf. Die Philosophie desdeutschen Jdealismus [voir ci-des sus, p. 109 , n. 1 ], vol. II, p a r ex. p. 35 0 s.

    2. Cf . par exemple, sur la faon dont l 'expression fut labore et ut i l ise dans le monde germa no ph on e , la sec t ion in t i tu le L 'au to - in te r pr ta t ion ph i lo sophiq ue du Mo de rn e e t l ' pu isemen tdu para d ig me de la ph i losophie de la consc ience dans l 'ouvrage de J rg en H ab er ma s , Thorie deskommunikativen Handelns, F rankfur t , Su hr ka mp, 1985 , vo l . I , I V / 5 , p . 518- 534 , t rad . f ranc . , Thoriede l'agir communicationnel, Paris , Fa yar d, 198 7, p. 390 -40 2. Po ur ce qui co nc er ne le mo n d e an glo-saxon, cf . par ex. Richard Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature [1979] , t rad . f ranc , pa r T. Ma r-chaisse, L'homme spculaire, Paris, Seuil, 1990 - partie, le chap. 3. Cf. aussi notre ouvrage, Politique

    du jeune Hegel, Paris, PUF, 1992, p. 13 s. ainsi que les chap. 3 et 4.

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    mais que Hegel, dj, avait placs au centre de son attention. Telle estbien la raison fondamentale pour laquelle l'approche qu'il adopta dansl'tude des phnomnes historiques et politiques se distingue essentiellementde l'approche revendique par la suite non pas seulement par Dilthey,comme nous l'avons vu, mais aussi par un auteur comme EmileDurkhe im - qui plaa au centre de sa sociologie des reprsen tations collectives , por tes par ce qu'il d nom ma sans ambages une consciencecollective .

    Si 1' esprit objectif hglien se distingue de la notion diltheyenned' esprit objectiv , il se distingue en effet aussi de la conception durk-heimienne de conscience collective . Certes, le rapprochemen t que l'ontablit parfois entre Hegel et Durkheim n'est pas totalement dpourvu defondements. Nous avons dj soulign que ce qui caractrise - pour Hegelet no n pour Dilthey - les phnomnes relevant de l' esprit objecti f,c'est leur extriorit, leur indpendance par rapport aux individus : le faitmme qu'ils semblent s'imposer ceux-ci, indpendamment de leur volont.Ce que Har tmann appelait la dcouver te de Hegel semble bien, dumoins au premier abord, trs proche de la thse bien connue de Durkheim, selon laquelle un fait social se caractriserait par la contrainte qu'ilexerce sur l'individu1. Ce seraient alors, comme Durkheim, les institutionscaractristiques de notre socit que Hegel, tel un sociologue, se serait djpropos d'tudier. Je crois aussi que Hegel aurait accueilli favorablementune seconde thse clbre de Durkheim : celle selon laquelle il convient de tra iter les faits sociaux comm e des choses , de les considrer del'extrieur, et d'en rendre compte la manire dont les spcialistes dessciences de la nature rendent compte des phnomnes, c'est--dire l'aidede lois, d'explications causales : que l'on pense pa r exemple la faondont Hegel rend hommage la nouvelle cole cossaise de l'conomiepolitique, prcisment pour cette raison2. Sur ce plan, Hegel se situe biendans le mme camp que Durkheim - contre Dilthey et tous les partisansd'une distinction radicale entre les dmarches utilises dans les sciences del'homme, et les dmarches des sciences de la nature : il entend lui aussiexpliquer les phnomnes sociaux et politiques , non pas seulement lescomprendre3.

    1. Cf. Emile Durkheim, Les rgles de la mthode sociologique [1895] , 8e d., Paris, PUF, 1996,p . 14 : Est fait social tou te ma ni r e de faire, fixe ou non , suscepti ble d'e xe rc er s ur l ' ind ivid uune contrainte extr ieure ou bien encore qui est gnrale dans l ' tendue d 'une socit donne,tou t en ayan t un e existence pr op re , in d pe nd an te de ses manife stat io ns individuel les .

    2. Heg e l , Grundlinien der Philosophie des Rechts - Principes de la philosophie du droit, 189 et Addit ion, in Hege l , Thorie Werkausgabe [TWAg], 20 vol . , d. pa r E. Mo ld en ha ue r et K. M. Mi ch el ,Frank furt , Su hr ka mp , 196 9-1 971 , ic i vol . 7 , p . 34 6 s. ; t rad . par J . -F . Ker v ga n, p . 265 s. ; t rad.Derath, p . 220 s . Sur le rapport de Hegel cet te cole, cf . tout part icul irement N. Waszek, TheScottish Enlightenment and Hegel's account of civil Society, D o rd r ech t , K luwer , 1988 .

    3. Comme le soul igne b ien Raymond Aron (par exemple dans Les tapes de la pense sociologique, P aris , Gal l im ard , 19 67, p. 365), i l serai t er ro n de dire qu e Du rk he im ch er ch a seule men t expliquer les ph n om n es soc iaux, no n pa s les comprendre : s i ce que l 'on ap pel le co mp re nd re ,

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    Il faut cependant d'abord rappeler - mme si le point est aujourd'huitrivial - que ceci ne fait pas ncessairement de lui un partisan de ces tendances que nous appellerions sans doute positivistes1. On rappelleraen effet que, ds le dbut de sa carrire, Hegel critiquait des sciences quise dnommaien t dj son poque sciences positives , plus particul irement en droit : dans l'article d 'Ina intitul Des diffrentes maniresde traiter du droit naturel, de sa place dans la philosophie pratique et deson rapport aux sciences positives du droit (1802), il leur reprochaitd' abo rd le caract re ambigu de ce qu'elles dnommaie nt exprience ,prenant d'ailleurs co mme exemple prcisment la notion de contrainte (Zwang)2 que privilgiera plus tard Durkheim. Pensant plus spcialement, dans le contexte de sa discussion, la contrainte pnaleexerce par la loi dans le cadre des thories de la peine, il soulignait qu'ilserait bien vain d'attendre de 1' expr ience une rponse la questionde savoir si une action faite par crainte - crainte de la loi, ou d'une quelconque autre sanction doit tre considre co mm e contra inte, ou aucontraire comme libre. On invoque l'exprience, mais on s'en tient plutt l'opinion, ou ce que l'on considre com me une manire universellede se reprsenter les choses (eine allgemeine Vorstellungsart) : des considrations, donc, dont on ne saurait tenir compte, pour tout ce qui concerne l'tablissement de pr incipes et la d termination des lois 3. Ce que

    c'est prcisment saisir la signification interne des phnomnes sociaux , alors Durkhe im, luiaussi, che rcha comprendre - saisir la signification que les individus ou les groupes donnent

    leur manire de vivre, leurs croyances, leurs rites . Le mme point pourrait bien sr tresoulign propos de l'approche de Hegel.1. Pour ce qui concerne l'acception donner au terme si vague de positivisme , cf. par ex.

    la faon dont Karl Popper l'utilise et le dfinit dans son livre sur La connaissance objective : ill'assimile au scientisme , c'est--d ire une at titude consis tant dans l'imi tation de ce que l'onprend trs souvent, tort, pour la mt hode scientifique (p. 286, n. 1) ; et il l'associe l'empiri smehum ien ou, plutt, au phnomnali sme , prcisant encore que Le terme de "positivisme" a demultiples sens, mais cette thse (wittgensteinienne) selon laquelle "un concept est vide s'il n'existeaucun critre pour l'appliquer" me parat exprimer ce qui est le cur mme des tendances positivistes (ibid., p. 474).

    2. Dans Les tapes de la pense sociologique [voir ci-dessus, p. 113, n. 1], p. 365, Raymond Aronsouligne ajuste titre que Durkheim lui-mme utilisa le terme de contrainte en un sens beaucoupplus large que celui que nous lui donnons d'ordinaire : il l'employa aussi pour caractriser des phnomnes comme celui de la mode, ou encore pour caractriser toutes les croyances, communes un groupe social ou une population entire, que les individus ont en quelque sorte intriorises, etauxquelles ils adhrent donc personnellement. Hegel, on le constate l'examen du passage tudici-dessus, avait dj tent d'expliquer pourquoi et comment de telles ambiguts dans l'usage duterme surgissent. On reconnatra aussi, avec Raymond Aron, que Durkheim dfendit une thsemoins extrme qu'on ne le croit souvent : il ne prtendit pas que la contrainte est l'essence du faitsocial, mais seulement qu'elle est le caractre ext rieur qui perm et de les reconnat re . M mesous sa reformulation minimaliste, pourtant, sa thse n'aurait sans doute pas trouv grce aux yeuxde Hegel - qui aurait soulign que le glissement vers une thse essentialiste est non pas seulement difficile viter, comme le dit Aron, mais caractristique de la dmarche mme.

    3. G. W. F. Hegel, Gesammelte Werke, Band 4 : Jenaer kritische Schriften [voir ci-dessus, p. 111,n. 1], p. 471-475, trad. franc., p. 85-99. Cf. aussi la reprise d'un argument similaire dans les Princi

    pes de la philosophie du droit, 99, Remarque, t rad. J.-F . Kervgan, p. 179 s.

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    Hegel rejetait, ce n'tait donc pas l'application une science de l'hommeco mm e le droit de d ma rch es utilises en sciences de la natur e : poserdes principes thoriques, dterminer des lois, expliquer des phnomnes.C'tait plutt la conception simpliste que certains se font de la dmarchescientifique, lorsqu'ils dfenden t les prrogatives de la repr sen tati on (Vorstellung), et affirment que c'est sur elle, telle qu'elle se pr sen te im mdiatement la conscience, que devrait se fonder toute notre activit deconnaissance.

    On sait que Hegel rapportait cette thse Kant, sans doute parcequ'il avait beaucoup lu ce philosophe travers l'interprtation alors trspopulaire qu'en donnait Karl Leonhard Reinhold 1 . Sans traiter de laquestion qui ne nous concerne pas ici de savoir si une telle interprtation est ou non fidle Kant, nous noterons pourtant que la dmarchede Durkheim semble bien tre trs proche de ces thses, du moins parcertains traits caractristiques, comme le rle qu'elle fait jouer lanoti on de repr sent ations collectives et, plus larg emen t, de conscience collective : La vie collective, co mm e la vie ment al e de

    l'individu, est faite de rep rsen tations... , n'hsitait p as proc lamerDurkheim 2 . Plaant ces reprsentations au fondement mme de sa nouvelle science de la socit, il allait mme jusqu' dduire de celle-ci lesimpratifs moraux que devraient, son sens, adopter les hommes politiques et les ducateurs. Une telle dduction n'est certes pas kantienne 3 , nid'ailleurs reinholdienne.

    Mais elle n'est pas non plus hglienne 4 - parce que pour Hegel,l' esprit objectif n'est pas sim plemen t fait de rep rs ent ations ,qu'elles soient individuelles ou collectives. Hegel ne nie pas, bien sr,

    l'existence de celles-ci. H affirme p lu tt qu 'elles son t l'une des faons, o uplut t la faon d'a ppa ra tre pa r excellence, de 1' esprit objectif -co mm e, d'ailleurs, de 1' esprit subject if, et de 1' esprit ab s o l u : lesphnomnes propres ces deux domaines nous apparaissent aussi, eneffet, sous une forme reprsentative. Ainsi, pour ce qui concerne1' esprit subjectif , la reprsent ati on (die Vorstellung), et la saisie de

    1. E.g., Encyclopdie des sciences philosophiques, III : Philosophie de l'esprit, trad , franc. B. Bourgeois,Paris, Vrin, 1988, 415 , p. 222 s. Cf. aussi le texte partic uli reme nt loquen t de Rein hold , trad uitet introduit p ar J.- F. Go ube t sous le titre Le principe de conscience. Nouvelle, prsentation des moments prin-cipaux de la philosophie lmentaire, Paris, L'H arm att an, 1999.

    2. Cf. pa r ex. l'article intitul Repr sen tati ons individuelles et reprsenta tions collectives [1898], in E. Durkheim, Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1974, p. 13-50, ds les premires pages(ici, p. 14).

    3. Durkheim lui-mme traita de son rapport Kant sur cette question, par exemple dansl'article intitul Jugements de valeur et jugements de ralit [1911], Sociologie et philosophie [voirci-dessus, n. 2], p. 102-121, ici p. 110 s.

    4. Contrairement ce que crurent Karl Popper et bien d'autres auteurs encore, lorsqu'ilsaccus rent Hege l de dfendre une position, dn omm e positivisme thique et jur idi que , quiaurai t consist dduire le droit du fait. Cf. sur cette question n otre article Qu'es t-ce qu' tre

    idaliste en politi que ? , in Revue de synthse, 4e

    srie, n 1, 1995, p. 5-25.

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    l'esprit comme une facult de reprsentation (Vorstellungsvermdgen), estl'une des tapes sur le chemin de l'intelligence qui cherche seconnatre elle-mme. C'est un degr de dveloppement plus lev quecelui de l'intuition parce que, dans l'extriorisation de ce qui n'estd'abord qu'intrieur - et dans l'usage d'oppositions comme celle de

    in t rieu r l' extr ieur , du subject if l' objecti f - il

    devient possible de se dgager de tout ce qui, dans l'intuition immdiate,relve encore de la contingence1. Et les domaines propres ce queHegel dn om me esprit absolu l'art, la religion, et la philosophie -apparaissent eux aussi sous une forme reprsentative : ainsi, pour ce quiconcerne l'art lui-mme, toutes les formes qui font appel la figurationsensible, comme par exemple la posie, sont reprsentatives. Hegel souligne aussi que de telles formes furent souvent utilises en religion. Dansson Cours d'esthtique, il rappelle que, chez les Grecs, c'tait sous uneforme artistique que le peuple se reprsentait les dieux ; soulignant que

    la religion elle-mme ala reprsentation pour forme de sa conscience ds lors que l'absolu est transfr del'objectalit de l'art dans l'intriorit du sujet et se trouve dsormais donn pour laconscience sur le mode subjectif, de sorte que le cur et l'tre intime, et demanire gnrale la subjectivit intrieure, deviennent un moment capital.

    Ici, la ferveur intrieure se rapporte un objet absolu et estbien en ce sens l'une des expressions de la reprsentat ion 2. Le rapport l'absolu qu'est la religion prend lui-mme la forme de la reprsentation3.

    Mais ce n'est l que l'une de ses formes ; et dans ce cas comme danscelui de l' esprit objectif et de l' esprit subjectif, il s'agit justementpour Hegel de ne pas en rester cette forme, propre la reprsentation.On connat la virulence avec laquelle, dans la Phnomnologie de l'esprit,Hegel s 'employait ridiculiser les nouvelles sciences de l'esprit laphysiognomonie ou la phrnologie , pa r exemple qui, son poque ,croyaient jus tement pouvoir s'en tenir, dans leur dmarche , cette forme4.La virulence avec laquelle il critique celles de ces sciences qui, dans ledomaine de F esprit objecti f, croient pouvoir s'en tenir la mme

    1. Cf. en particulier la section de l'Encyclopdie con sa cr e, dan s le ch api tre sur 1' esprit s ub j e c t i f , la r e p r s e n t a t i o n , 4 5 1 - 4 6 4 ( t rad. f ranc . , p . 246-264) .

    2. TWA 13, p. 1 40-1 43, t ra d. franc, par J . - P. Lefebv re et V. von Sch enc k, Cours d'esthtique, I ,Paris , Aub ier , 19 95, p. 14 0-14 3.

    3. Cf. aussi Phnomnologie de l'esprit, TWA 3 , p . 575 ; t ra d. J . -P . Lefebvr e, Paris , Aub ier , 1 991 ,p . 51 1 ; t rad . P.-J . La bar r i re, Paris , Gall ima rd, 1993 , p. 673 .

    4. TWA 3, p. 26 2 ; tr ad . J. -P . Lefebv re, p . 24 7 - ici da ns la tra d. La ba rr i re , p . 338 : Lepro fon d que l 'espri t t i re de l ' intr ieur, mai s seu lem ent ju sq ue dan s sa consc ience rep rse ntat i ve, e tqu'il laisse l dans celle-ci - et l ' ignorance de cette conscience concernant ce qu'elle est, ce qu'elledi t , est la m me l iaison du hau t et bas qu 'e xp ri me na v em en t la na tu re co nc er na nt le vivan t , d ansla conjonct ion de l 'organe de son achvement suprme, l 'organe de la gnrat ion, et de l 'organe

    de l 'act e de pisser. Le ju ge me nt infini c om me infini serait l ' ac h ve me nt d e la vie se saisissant soi-mme, tandis que la conscience de cet te mme vie qui demeure dans la reprsentat ion se comporte comme pisser.

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    dmarche est tout aussi marque, peut-tre moins connue - et pourtant laussi, comme d'ailleurs dans les pages clbres de la prface1, il rappelle de multiples reprises que la tche de la philosophie est justement de ne pass'en tenir aux reprsentations , comme le font par exemple ceux qui sed no mm en t de purs historiens : ceux-ci veulent se dbarrasser de laphilosophie pour faire uvre de science positive. Ce sont eux pourtant quiintroduisent, dans la considration de leur objet d'tude, les a priori les plusfantaisistes2. Les juristes ne font pas mieux : l'arbitraire se retrouve ds les

    dfinitions qu'ils se croient en mesure de poser au fondement de leurscience, elle aussi dite positive 3. Quant aux politiques, que dire parexemple de la reprsentation qu'ils se font du peuple lui-mme, et de sesvolonts ? Les exemples pourraient tre multiplis, de thories juridiquesou politiques - qui, sous prtexte d'empirisme ou de positivit, ne reposentsur rien d'autre que sur les reprsentations les plus communes de notrepoque. Mais n'est-ce pas prcisment le rle de l'homme de science dusociologue, ou du philosophe que de ne pas s'en tenir l, et de chercher comprendre de quoi sont vritablement faites les institutions dans lesquel

    les nous vivons ?Elles ne peuvent tre rduites des reprsentations collectives,

    comme le voulait Durkheim. Les comparer, comme on le fait souventaujourd'hui, un langage4, et les assimiler la pratique, ou aux pratiques, que prsupposerait toujours dj un langage, semble aussi inadquat, parce que le langage ne possde pas , justemen t, le caractre contraignant ~ ou encore, pour reprendre la formulation utilise par le jeuneHegel, positif - de ces phnomnes mmes, dont l'observation conduisit le

    philosophe la dcouverte de ce qu'il dnomma, remarquablement tarddans sa carr ire, esprit object if. Comme nous tenterons de le mon trerdans les pages qui suivent, cette notion trouve en effet son origine dansles recherches de Hegel sur le devenir-positif d'une religion, ou des loisqui structurent notre vie : en comprendre le sens, c'est comprendre aussice qu'est, ou plutt ce que devrait tre, pour Hegel, une dmarched'historien.

    1. Phnomnologie de l'esprit, t rad . J . - P. Lefebvre , p . 46-4 9 , 67-69 ; t rad . Ja r cz yk/ La ba r r i r e ,p . 9 2 - 9 5 , 116-121.

    2. E.g, Encyclopdie, III : La philosophie de l'esprit, 549 , re ma rq ue , t rad. f ranc. , p . 327 s.3. Principes de la philosophie du droit, 2, Rem., p. 90 s.4. L ' inf lexion ont olog ique de l 'h er m ne uti que sous la con dui te du lan gag e , dve lop pe

    par H. -G. Gadamer dans la t ro i s ime par t ie de Vrit et mthode (Paris, Seuil, 1976), servitd ' inci tat ion de nombreuses comparaisons al lant en ce sens. On pensera cependant aussi , dans lal i t t ra ture de langue angla i se , aux t ravaux d 'A. Macln tyre , par ex . dans Aprs la vertu [1981] ; trad.franc. , Pari s, PUF, 1997 ou de C. Ta yl or : cf. pa r ex. les articles de Tay lo r ru nis da ns Philosophyand the human sciences. Philosophical papers, 2 , Ca mbr id ge , Ca mb r i dg e Univers i ty Press , 1985 , dontcertains ont t t raduits en franais dans La libert des modernes, Pari s, PUF, 199 7. Su r la fa on do ntCha rle s Ta yl or co mp re nd la phi l osop hie pra t iq ue de Heg el , cf. aussi not re ar t icle , La phi losophie hg l ie nne d e l 'esprit : un e phi los ophi e pra t iq ue ? , in Dans quelle mesure la philosophie est pratique

    [voir ci-dessus, p. 104, n. 1], p. 22 3- 24 3.

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    Ce qui suscite aujourd'hui la comparaison des institutions un langage, ou aux pratiques qui seraient incorpores dans un langage, c'estsans doute d'abord la critique de l'atomisme, cette approche privilgie partous ceux qui pensrent pouvoir expliquer le langage et peut-tre mme,avec lui, toute notre vie mentale de faon atomiste, par le rapport entre,d'une part, des signes indpendants l'un de l'autre (et, au-del, des reprsentations), et d'autre part des choses, des parties du monde. Hegel, ilfaut le reconnat re, s'insre parfaitement dans un tel cou ran t critique :dans sa dnonciat ion de la reprsenta tion et de la pense reprsentative , il vise en effet expl icitement l'a tomisme. Le propre de la reprsentation, crit-il ainsi dans l' Encyclopdie, est d'isoler, de mettre l'une ct de l'autre des dterminations simples comme celles du droit, oud'autres ralits du mme genre ; et de ne les relier que de l'extrieur, encherchant ce qu'elles pourraient bien avoir de commun1 . Critiquant nonpas tant l'attention porte l'empirique, l'observation de donnes dessens qui se prsentent nous comme extrieures les unes aux autres que,plutt, la prtention de ceux qui croient pouvoir s'en tenir l, il souligneaussi que dans l'observation elle-mme, ils dpendent du langage, et deses dterminations. Du sensible que nous visons, nous ne pouvons direque quelque chose de gnral, d'universel2 : une proposition, dont il estd'ailleurs tout fait justifi de se demander si son sens ne dpend pasaussi du contexte gnral, dans lequel elle est prononce. Hegel est doncbien proche de ceux qui disent aujourd'hui que le langage forme un tout,un systme dans lequel les parties ne prennent sens que l'une par rapport l'autre.

    Mais c'est bien plus que des signes lis l'un l'autre, et bien autrechose encore, qu'il voit dans le langage. On sait que, ds les premires la-borations de sa philosophie de l'esprit, il le rapporte un peuple (Volk)et 1' esprit (Geist) de ce peuple des thses qui ont donn lieu biendes gloses3. Il convient cependant de ne pas se mprendre sur la signification, pour lui, de ce rapport : dire par exemple, comme on le fit souvent etco mme on le fait encore aujourd'hui , que le langage exprime en faittou te une vision du mon de , celle d' un peuple , conduit bien vite fairede ce peuple un sujet collectif transcendantal, la faon de Dilthey, et ramen er 1' esprit object if hglien un esprit objectiv ; ce qui nefut certes pas la position de Hegel. Dans son systme, Hegel situe d'ailleursle langage au niveau de la reprsentation 4 : il le rapporte une formede pense essentiellement reprsentative, qui s'en tient aux reprsentationscommunes et ne les dpasse pas. Pour cette raison, dj, il serait erron de

    1. Encyclopdie des sciences philosophiques, t . I , Co nc e pt pr li min air e , 20, tra d. B. Bou rge ois,p . 284 s.

    2. Encyclopdie des sciences philosophiques, t . I , tr ad . B. Bou rge ois , e.g., p . 287.3. Cf. ici G. W. F. Hegel, Le premier systme. La philosophie de l'esprit, 1803-1804, tra d. fran c.M . Bienenst ock, Paris , PUF, 1999, part ie , p . 99-101 ; e t notr e com me nt ai re , p . 160- 165.

    4. Encyclopdie, III : Philosophie de l'esprit (182 7 et 1830), 45 9, trad . fran c, p. 25 4 s.

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    le prendre comme fil directeur, dans la comprhension de ce que sont nosinstitutions. Hegel est parfaitement conscient du fait que le langagetrompe : parfois il dit des choses correctes, exprimant mme un esprit tout fait spculat if , parfois au contraire - en fait, la plupar t du temps - cen'est pas le cas. Or le considrer comme expressif consisterait toutaccepter, de ce qui est dit par lui ; se priver des moyens de dterminer ce

    qui est juste ou non ; et oublier aussi qu'il est non pas seulement expression, mais aussi moyen : moyen de communique r avec les autres, et moyen de penser ; ce qui veut dire (pour Hegel, en tout cas) qu'il comprend aussi une rationalit, une logique1.

    Certes, il est co mm un - propre un peuple . Mais au sens oAristote disait que la politique, la vie en commun, est aussi inhrente l'homme que le langage, pris alors comme logos : que l 'homme soit un animal politique un plus haut degr , voil qui se voit prc ismentau langage, ce discours qui sert exprimer l'utile et le nuisible, et par

    suite aussi le juste et l'injuste [...] et c'est la comm una ut de ces sentiments qui engendre famille et cit 2. Conu ainsi, le langage n'est passeulement thorique. Il est aussi pratique : il prsuppose des normes, dontAristote dit qu'elles s'incarnent dans des rgles qui nous prescrivent comment nous devons agir ou parler, sans pourtant que nous les ayons consciemment poses nous-mmes. Elles sont, en un sens, toujours dj suivies^en tout cas par la grande majorit de ceux qui parlent la mme langue,ou qui vivent dans les mmes inst itutions ; et c'est bien l ce qui leurdonne leur caractre de rgles, de rgularits - ou encore de pratiques.

    Pour mettre en valeur ce caractre d'immdiatet, Hegel - qui, sur cepoint, s'inspira d'Aristote - disait qu'elles constituent pour nous commeune seconde nature 3. Mais ici encore, il serait bien trop rapide, eterron , de ram ener s implement cette seconde natu re - et donc, lesrgles, les institutions qui structurent en quelque sorte immdiatementnotre vie pratique - l'expression, ou l'objectivation, d' un esprit : il s'agitbien po ur Hegel, comme c'tait le cas po ur Aristote, d'identifier, pa rl'tude de nos pratiques, la vie bonne ; et donc de faire une distinction entre celles de nos normes, et de nos institutions, qui sont justifiables

    par la raison, et celles qui ne le sont pas ; ce qu'une assimilation pure etsimple de 1' esprit objectif un esprit objectiv ne semble pas pouvoir permettre.

    Ceci ne veut pas dire, bien sr, que Hegel reprit simplement ou, plutt, voulut reprendre (car mme lorsqu'il lit Aristote, il est bien loin de luitre fidle) la philosophie pratique aristotlicienne ; et que, lorsqu'il s'agitpour lui de faire une distinction entre les normes justifiables par la raison

    1. Cf., par ex., sur le langage, la prface la seconde dition de la Science de la logique [1831] ,qu i es t par t icu l i rement loquente : TWA 5, p . 19- 34.

    2. E.g., Politique, I, 2, 1253 a, 10 s.3. Cf., par ex., Principes de la phibsophie du droit, 151 , t ra d. Ke rv g an , p. 23 7.

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    et celles qui ne le sont pas, il a simplement recours une forme d'argumentation pratique inspire de celle que l'on peut retrouver, ou reconstruire , par tir des textes d'Aristote. S'il n'avai t rien fait d'autre qu 'appeler la reconnaissance, toute aristotlicienne, de la nature politique des hommes ; s'il n'avait fait que reprendre la philosophie pratique d'Aristote, quise fonde tout entire sur la notion de pratique de rgles ou normes, dirigeant immdiatement notre com por tement - il n'aura it jamais labor unephilosophie de 1' esprit objecti f ou mme d'ai lleurs, sans doute, deF esprit . La r emar qu e est triviale, mais elle vise souligner que , si lanotion hglienne d' esprit objectif s'enracine effectivement, comme lemontra une fois Manfred Riedel dans un article qui fit date1, dans la philosophie pratique d'Aristote, elle signifie bien plus et sans doute bien autrechose que ce qu'Aristo te entendait pa r pratique . Dire que la no tiond' esprit objectif prend origine dans la philosophie pratique ne signifiepas qu'on peut l'y ramener. Ce fut justement parce que la conception aristotlicienne d'ailleurs transforme, ou mende , dans l'cole wolf-fienne2 - paraissait Hegel incapable de rendre compte de certains phnomnes qu'il labora, non sans difficults, la notion d' esprit objectif .Certes, dans la philosophie hglienne de la maturi t, 1' esprit objecti fcomprend bien aussi ce que Hegel dnomme une vie thique immdiate :cette seconde nature , faite d'habitudes ou de coutumes, de normes tou

    jours dj suivies, qu'il dcrivit en s'inspirant d'Aristote . Mais si l'on veutcompr end re ce qu'il entendit par la notion d' es pri t objectif, ce n'estpas d'abord, nous semble-t-il, cette dimension qu'il faut penser3. D'ailleurs, peut-on mme parler, en ce qui concerne de telles normes, d' ob

    jectivit , ou de dis tinction entre l ' objectif et le subjectif? Ici nouveau, il convient de mditer sur ce que Hartmann dnommait la dcouverte de Hegel : il y a des ins titutions qui dans certains cass'imposent nous, comme de l'extrieur ; et qui justement, pour cette raison, semblent bien ne pouvoir tre comprises que d'une manire que nousdnommerions aujourd'hui holiste . Voici bien la raison essentielle pourlaquelle il serait erron de prendre le langage comme fil directeur dansune tude de nos institutions : le langage ne possde pas, justement, lecaractre contraignant, ou positif, de ces ph nom nes mmes , dont l'observation conduis it le philosophe sa concept ion de l' esprit objectif.

    1. L'artic le, dj me nt io nn ci-dessus [p. 105, n. 2], fut lu lors du II Ie Cong rs in te r na t iona lpour l 'tude de la philosophie de Hegel (Lille, 8-10 avril 1968) et publi (en allemand) dans Hegel. L'esprit objectif, l'unit de l'histoire, Li l le , Publicat ions de la Facult des let t res et sciences humaines,1970, p. 271-295.

    . 2 . Cf. M. Ri ede l , Chri s t ia n WolfFs "E me nd at io n" der prak t isc hen Ph iloso phie , in DosProblem der Sprache, d . pa r H. -G . Ga da me r, Mn ch en , F ink , 1967 , p . 207-219 .

    3. Con t ra i r eme nt ce qu 'cr i t , par exemple , Vin cen t Des com bes dans Pou rqu oi les sc iences mora le s ne sont- elles pas des scien ces natu rel les ? (in Charles Taylor et l'interprtation de l'identitmoderne, d. par G. Laforest et P. de Lara, Paris, Cerf , 199 8, ici p. 66), 1' esprit o bje cti f hg li enne dsigne pas d 'abord notre relat ion ce qui , dans notre socit , est le plus immdiat , ou lemieux tabl i .

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    Penser ici l'conomie et, plus particulirement, au phnomne de ladivision du travail, dont Hegel aura it dcouvert le caractre contraignant, ou alinant serait, me semble-t-il, plus erron encore que de penserau langage, et d'ailleurs tout fait anachronique. Certes, l'observation parHegel d'un phnomne comme celui de la division du travail dans unesocit moderne ou, plus exactement, son tude d'uvres comme celled'Adam Smith, dans laquelle l'tude de la division du travail est centrale

    joua un rle essentiel dans l'laboration de sa philosophie pratique. Encorefaut-il ne pas faire de contresens sur ce que lui apporta cette tude : aprstout, pour comprendre ce qui frappa un auteur comme une dcouverte, ilfaut d'abord tenir compte de ce qui, pour lui (et peut-tre non plus pournous aujourd'hui), allait de soi. Il faut reconstituer le contexte dans lequelil vcut : une tche dans laquelle nous ne pouvons certes pas nous engagerdans le cadre de cet article, mais dont nous pouvons sans aucun douteanticiper l'une des conclusions, parce qu'elle relve du bon sens. Ce qui

    dut frapper Hegel dans ses observations, ou plutt dans ses lectures, ce duttre ce qui, l'poque, tait nouveau, pour lui com me pour ses con temporains : l'importance du rle jou, dans la vie sociale et politique, non pluspar le groupe, la polis, mais par l'individu, avec ses buts et ses dsirs propres, tout fait subjectifs ; et la valeur extrme accorde la libert individuelle : une libert qui permettait justement chacun de poursuivre sespropres intrts, comme indpendamment des autres. La dcouverte que fit l Hegel - car l'conomie politique constitua bien pour lui, sansaucun doute, une dcouverte1 - ne fut pas d'abord celle de l'objectivit de

    certains phnomnes sociaux ou politiques. Ce fut plutt celle de phnomnes intrinsquement lis l'panouissement de la modernit, et ceque Hegel en vint considrer comme fondamental celle-ci, savoir leprincipe de particularit la reconnaissance des droits de la subjectivit . Pour identifier ce qui le conduisit la notion d' esprit objectif ilfaut donc regarder dans une autre direction, peut-tre mme la directionoppose, que celle indique par les lectures conomiques de Hegel. Il fautprter attention non pas ceux d'entre les phnomnes qu'il observait quilui semblaient subjectifs , anims par ce qu' il considra comme le

    moteur mme de la modernit, mais plutt ceux qui paraissaient entraver l'avance de la modern it , s'opposer celle-ci ; et qu'il dno mma,pou r cette raison, positifs .

    Et il serait, me semble-t-il, erron de chercher mettre un nom, ici,sur la dcouverte de Hegel ; comme s'il y avait l un phnomne, ou uneralit - celle de la religion, par exemple, ou du droit - dont l'observation aurait conduit Hegel sa philosophie. Car chacune des dimen-

    1. Sur l ' importance de l ' tude, par Hegel , de l 'conomie pol i t ique moderne, cf . en plus dulivre de N. Wa sz ek dj cit [ci-dessus, p. 1 13, n. 2], l 'article r ce nt du m m e au te ur , Sta tut del 'c ono mie pol i t i que dans la phi lo sophi e prat i que de Heg el , in Dans quelle mesure la philosophie est

    pratique [voir ci-dessus, p. 10 4, n. 1], p. 169 -1 87.

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    sions de notre vie peut devenir, un point ou un autre, positive ou objective , tant il est vrai qu'el le est essentiellement his torique.C'est l'intrt de Hegel pour l'histoire, ce sont ses lectures des uvresd'historiens, qu'il faut privilgier, afin de comprendre comment naquit ets'labora, dans son systme, la not ion d ' esprit objectif. Mais nousn'examinerons pas ici en dtail - parce que ceci fut dj fort bien fait1 -la faon dont Hegel, reprenant l'opposition courante l'poque desLumires du naturel , ou rat ionnel , 1' historique , dit positif, souligne l' immanence du dernier au premier, d' abord et avant toutdans la religion, puis dans bien d'autres phnomnes de la vie des hommes ; et s'engage ainsi dans une tude de cette vie , conue co mmeune totalit. Ce qui nous retiendra plus particulirement, ce sera seulement la question de savoir pourquoi il juge ncessaire de recour ir l lanot ion d ' esprit une notion que l'on qualifie aujourd'hui de holiste,pour la distinguer, souvent de faon critique, de toutes les dmarchesdites individualistes, en un sens mthodologique mais aussi, frquemment,politique de ce terme.

    On sait que, pour ce qui concerne le recours la notion d' esprit en histoire, et plus particulirement en histoire du droit, Hegel se rclameexplicitement, et constamment (de ses tout premiers articles publis ses travaux de Berlin, comme la Philosophie du droit) de Montesquieu.L'hommage pourrait passer pour banal : nombreux taient ceux qui, lamme poque, se rclamaient eux aussi de Montesquieu, surtout parmi les

    juristes2 ; et c'est bien aussi dans le cadre de discussions sur le droit queHegel rappelle l'importance de cet auteur3. Mais si la rfrence Montesquieu tait alors gnrale, tous ne voyaient pas en lui la m me chose :pour beaucoup de juristes et d'historiens de l'poque et, plus prcisment,pou r ceux d'entre les juristes qui se faisaient alors les avocats de ce queHegel dnom me , dans son article, les sciences positives du droit onpensera plus particu lirement Gustav Hugo (1764-1844) - Montesqu ieutait d'abord et avant tout celui qui avait su rompre avec la dmarcheabstraite, rationnel le , caractris tique des adeptes du droi t naturel ,pour rclamer que l'on s'en tienne au positif, mais cette fois en undouble sens de ce terme : non pas seulement au positif en tant que donn,et empiriquement observable (le sens que nous avons rappel ci-dessus),

    1. Cf. tout part icul irement , bien sr, les excel lents t ravaux de Bernard Bourgeois , par ex. Hegel Francfort, ou Judasme - Christianisme - Hglianisme, Pari s, Vr in , 197 0, 2 2 0 00 . Cf. aussi l'articleintitul Na tu re l et positif dan s les crits bern ois de H eg el (in L . Has le r et al. (d.), Religion et politique dans les annes de formation de Hegel, Lau san ne , L 'ge d 'h om me , 1982 , p . 62-73) , qu i me t b ienen vide nce la prc oci t de He gel c om me histor ien.

    2. Cf. par ex. sur ce poin t R. Vier hau s, Mo nt es qu ie u in De uts ch lan d. Zu r Gesc hich te sei-ner Wi rk un g als pol i t ischer Schrif ts tel ler im 18. Ja hr hu nd er t , in Deutschland im 18. Jahrhundert, d.pa r R. Vier hau s , Gt t inge n , 1987 , p . 9 -32 .

    3. Cf . a insi , par exemple, Des manires de traiter scientifiquement du droit naturel, t rad. f ranc.B. Bourgeois , loc. cit., p. 97 s. ; et Principes de la philosophie du droit, 3 , re ma rq ue ( t rad . Ke rv gan ,p . 92 s.).

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    mais aussi au positif en tant que pos, command par une autorit. cedernier sens, courant depuis longtemps (tout particulirement en droit),vint en effet souvent s'ajouter, l'poque, le premier sens : l'ajout taitnouveau1, et il ma rq ue dj l'appar ition de ces formes de positivisme qui se dvelopperont tout au long du XIXe sicle ; et dont Durkheim est,parmi bien d'autres, un reprsentant. Or lorsqu'on lit les passages consacrs par Hegel l'loge de Montesquieu, on constate que c'est prcismentcontre cette position, c'est--dire contre l'association d'une apologie dudroit positif une forme d'empirisme, ou de phnomnali sme , qu'i lentend prendre parti. Et il le fait en en appelant prcisment l'ide detotalit, c'est--dire d' esprit : certes, crit-il ainsi, par exemple dans sonarticle de 1802 sur le Droit naturel, Montesquieu n'a pas dduit lesstructures et les lois singulires de la seule raison . Mais il ne les a pas nonplus abstraites de l'expr ience pour , ensuite, les riger en que lquechose d'universel . Sa gloire, et l'immortalit de son uvre, viennent dece qu ' il ne les a conues absolument qu' part ir du caractre du tout etde son individualit... 2.

    Comme le montre fort bien Norbert Waszek dans un article rcent3,toute une cole de nouveaux historiens, Gttingen, s'employait justement, l'poque, mettre l'accent - en conformit avec l'hritage deMontesquieu sur 1' esprit des vnements : sur la connexion entreeux, ce qui fait d'eux un systme : ils incluaient dans leur programmenon pas seulement l'tude de ce que, la fin du XIXe sicle (l'poque deDilthey), on appellera culture , savoir l'art, la littrature, la religion etla philosophie , mais ju squ' la culture matrielle : des faits commeF invention du feu, du pain, de l'alcool ... Hegel s'inspire sans aucundoute de ces auteurs lorsqu'il crit, dans l'article sur le droit naturel, que le point de vue authen tiquement philosophique consiste

    examiner la lgislation en gnral et ses dterminations particulires non pas defaon isole et abstraite, mais comme moment dpendant d'Une totalit, enconnexion avec toutes les autres dterminations qui constituent le caractre d'unenation et d'une poque ; c'est dans cette connexion qu'elles reoivent leur signification vritable, ainsi que leur justification4.

    Ce qu'il voit en Montesquieu, c'est un auteur qui sut dpasser le cadre

    troit de l'histoire du droit - de tous ceux qui en restent, dans cette disci-

    1. Cf. pa r ex. sur ce poi nt T. Vi eh we g dan s l 'ar t ic le int i tul Posi t ivismus un d Jur isp ru -denz , in Positivismus im 19. Jahrhundert, Bei tr age zu seiner geschi cht l ich en un d system atisch enBed eu tun g, d. pa r J . Bl h do rn et J . Rit ter, Fra nkfu rt a . M., Klo st er ma nn , 197 1, ic i p . 108 ; a insique no t re ouvrage , Politique du jeune Hegel [voir ci-de ssus , p . 11 2, n. 2] , p . 84 s.

    2. Des manires de traiter scientifiquement du droit naturel, t rad. f ranc. B. Bourgeois , Paris , Vrin,1972, p. 97 s.

    3. Histo ire pra gm at iq ue - his toire cul turel le : de l 'his to riogr aphie de l ' Aufklrung Hegel etson co le , in Histoire culturelle, Revue germanique internationale, 10 (1998), p . 11-4 0, ici par tie ,p . 21 s.

    4. Principes de la philosophie du droit, 3 , re ma rq ue , t rad . Ker vg an , p . 93 .

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    pline, au droit lui-mme, parce qu'ils croient que l'volution du droit peuttre explique uniquement par le droit - pour faire intervenir dans l'explication d'autres facteurs, tout aussi importants : des considrations conomiqu es et matrielles, pa r exemple, et ju sq u' au climat lui-mme. Telle estla premire raison, sans doute, pour laquelle il fait appel la catgorie de

    totalit.Mais il le fait aussi parce qu'il pense que c'est l le seul moyen dejustifier telle ou telle dtermination du droit, et d'en comprendre lesens ; de distinguer ce qui est vivant et a encore un sens de ce qui ne l'estplus : po ur re pr endr e l'exemple dj don n ci-dessus, de distinguer entre lacathdrale frquente par des fidles, et celle que visitent les touristes ; ouenc ore - et c'est bie n videmmen t ce qu i l'intresse l - de dist inguer celles d'entre les lois qui sont vieillies et doivent tre abolies, de celles quipeuvent tre conserves, ou transformes. A l'poque, le point mrited'tre rappel, il y eut aussi bien des contemporains de Hegel qui se rclamrent de Montesquieu non pas parce qu'ils le considraient comme undfenseur du droit positif, mais bien plutt parce qu'ils virent en lui un

    juriste, qu i pouvait les aider dterminer comment ral iser la tche quileur tenait cur, savoir la constitution d'un Code de lois, ou encore,co mm e on le disait, la codification du droi t cou tumier 1 . Hegel est sansaucun doute beaucoup plus proche de ces auteurs que des dfenseurs dudroit positif. Mais ce qui fait tout l'intrt, et l'importance de sa philosophie de l' esprit obj ect if , c'est la faon dont il me t profit les nouve lles tendances de la rech erc he histor ique, dans sa pr op re dfense d' une codification du droi t.

    On sait en effet qu'il fut un adepte enthousiaste de celle-ci. Ds 1802,dans l'article sur le Dro it na tur el, il dn onc e le ba rba ris me de ceux quirp ugn en t met tr e les cou tumes thiques vritables dans la forme delois , et qu i pe rd en t pa r l l'essentiel, savoir la dfense et la prote cti onde la libert. Cette position ne se dmentira jamais 2 , et elle met en vidence la diffrence fondamentale entre sa pense, et la philosophie pratique aristotlicienne : si Aristote n'avait pas ma rq u be auco up d' en tho usiasme pour les lois, ou la codification du droi t coutumie r , Heg el voitau contraire en elles, et dans la capacit de s'lever l'universel, toutl'acquis de l'histoire universelle : en un certain sens, crit-il ainsi dans uneAddition l'un des paragraphes de la Philosophie du droit le para grap he

    1. La rfrence Mon tes qui eu semble m me avo ir jo u un rle significatif dan s l'la borat iondu code prussien, YAllgemeines Landrecht fr die preussischen Staaten [1794]. Cf. par ex. sur ce pointFranz Wieacker, Prwatrechtsgeschichte der Neuzeit, T d., Gttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1967,p. 328, 330, 333.

    2. Du droit naturel, trad , franc., p . 83 . Cf. aussi sur ce poi nt n otr e article, Aux o rigines duprogrs : la "libert des barbares" ?, Hegel face Montesquieu , in La philosophie de l'histoire : hri-tage des Lumires dans l'idalisme allemand?, d. par M. Bienenstock, Littrature et nation, n 21, 1999,p. 97-118.

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    mme, d'ailleurs, dans lequel il exalte cette grande acquisition moderneque sont les droits de l' homme 1

    c'est en raison du systme de la particularit que le droit devient extrieurementncessaire, en tant que protection de la particularit. Mme si le droit a sa sourcedans le concept, il ne vient toutefois l'existence que parce qu'il est utile pour lesbesoins. Pour avoir la pense du droit, il faut avoir t entran l'exercice de lapense et ne pas demeurer dans le domaine sensible. Il faut savoir donner auxobjets la forme de l'universalit et orienter sa pense vers l'universel. Ce n'estqu'aprs s'tre cr de nombreux besoins et une fois que l'acquisition de cesbesoins se trouve troitement lie leur satisfaction, que les hommes ont t capables d'tablir des lois.

    Si Hegel souligne ici que la pense de 1' universel - la morale ,comme pense des droits de l'homme, mais aussi la pense thorique, lessciences ne sont susceptibles de se dvelopper que dans certaines condi

    tions historiques, il ne dit pas que, ces conditions tant donnes, les progrs moraux, et les progrs scientifiques, se raliseront d'eux-mmes : ilest certes bien loin de la position que Karl Popper dnommait, dans unlivre dsormais bien vieilli2, historicisme ; et sans dou te beaucoup plusproche de Popper que celui-ci ne le croyait. Ce sont des individus - lelgislateur, ou un prince ; ou encore parfois un grand homm e commeNapolon - qui peuvent et doivent, dans certaines situations, dicter deslois : donner leur peuple un Code de lois. Et selon Hegel ils nedevraient le faire qu'avec une grande prudence, l'exprience montrantqu 'o n ne peut pas imposer un peuple des lois, ou une constitution- mme les meilleures qui soient. Il faut tenir compte des institutionsexistantes.

    Et celles-ci ne sont pas toujours propices une telle action. Parfois ellesle sont ; ou, plutt, certaines d'entre elles le sont : elles expriment dj,pourrait-on dire, l'Ide - l'Ide de la libert. Mais parfois au contraire ellesne le sont pas. Elles s'imposent nous, comme de l'extrieur ; et elles semblent prives de sens. Et il ne s'agit alors certes pas, pour Hegel, de leur entrouver : il est bien loin de dire qu e nos institutions constituent toujoursdj une totalit signifiante ou, comme certains l'ont dit, une totalit expressive , mue par une Ide3. Ce qui le frappa - que l'on nous permette de rpter nouveau ce point, en conclusion de cet article - ce nefut pas le caractre signifiant, expressif, de nos institutions, mais tout aucontraire la positivit , l' objectivit de certaines d'entre elles. Et toutson projet fut de ne pas vouloir en rester l ; de croire qu'il tait possiblede surmonter cette positivit ; et que pour cela il fallait la comprendre ;

    1. 209 , t rad . De ra th / Fr ic k, p. 230.2. K . Po p p e r, Misre de l'historicisme, loc. cit.3. C 'tai t , on le sai t , la thse dveloppe par Louis Althusser, par exemple dans Pour Marx,

    Par i s , Mas pe ro , 1965 , p . 206-210 . Cf. cep end ant l a cor rec t ion t rs jus te de Ja cq ue s D ' Ho nd t dans Ge n se et s t ructur e de l 'uni t de l 'espri t object i f, in Hegel. L'esprit objectif, l'unit de l'histoire [voirci-des sus, p. 1 20, n. 1], p. 9 9- 11 2.

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    dcouvrant qu'il lui fallait alors ne pas se contenter du niveau des reprsentations, individuelles ou collectives, mais plutt comprendre, la faondon t l'avait mont r Mon tes qui eu, ce qui fait la conn exion des unes etdes autres ; seul moyen de trouv er, ul time men t, ce qui avait ou non unsens. Qu'il soit possible de comprendre cette connexion ; qu'une telle comprhension soit dj, par elle-mme, un pas vers la libert - un pas essentiellement thorique, qui n'est certes pas suffisant, mais tout de mme trsimportant, et le seul que peut faire le philosophe en tant que philosophe :

    voil qui constitue sans doute to ut 1' idalisme de Hegel.

    Universit Franois Rabelais, Tours.CNRS, UPRES. A 6045, Nice