HEGEL ET LA THÉOLOGIE

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HEGEL ET LA THÉOLOGIE Un dieu sans transcendance ou une « philosophie » de l'unio mystica ? Vincent Holzer Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse 2007/2 - Tome 95 pages 199 à 225 ISSN 0034-1258 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2007-2-page-199.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Holzer Vincent, « Hegel et la théologie » Un dieu sans transcendance ou une « philosophie » de l'unio mystica ?, Recherches de Science Religieuse, 2007/2 Tome 95, p. 199-225. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.17.166.100 - 30/08/2012 20h20. © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.17.166.100 - 30/08/2012 20h20. © Centre Sèvres

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HEGEL ET LA THÉOLOGIEUn dieu sans transcendance ou une « philosophie » de l'unio mystica ?Vincent Holzer Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse 2007/2 - Tome 95pages 199 à 225

ISSN 0034-1258

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Holzer Vincent, « Hegel et la théologie » Un dieu sans transcendance ou une « philosophie » de l'unio mystica ?,

Recherches de Science Religieuse, 2007/2 Tome 95, p. 199-225.

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Hegel et la théologie. Un dieu sans transcendance ou une « philosophie » de l’unio mystica ?par Vincent HOLZER

| Centre Sèvres | Recherches de science religieuse2007/2 - Tome 95ISSN 0034-1258 | ISBN 2-913133-35-8 | pages 199 à 225

Pour citer cet article : — Holzer V., Hegel et la théologie. Un dieu sans transcendance ou une « philosophie » de l’unio mystica ?, Recherches de science religieuse 2007/2, Tome 95, p. 199-225.

Distribution électronique Cairn pour Centre Sèvres.© Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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HEgEL ET LA THÉOLOgIEUn Dieu sans transcendance

ou une « philosophie » de l’unio mystica ?

Vincent holzerinstitut Catholique de Paris

Ouverture : la philosophie et la Révélation

On a beaucoup écrit sur le rapport complexe de Hegel à la théologie1. il est possible que les interprétations en cause se soient parfois cen-

trées sur une évaluation trop abstraite de ce lien. Hegel a intégré à l’entre-prise de refondation de la pensée les contenus de la dogmatique trinitaire et christologique. Dans les premières décennies du xixe siècle, le philoso-phe récuse toute interprétation extrinséciste de la Révélation et forge une théologie du Dieu révélé qui prend pour axe l’acte créateur et l’union de l’homme à Dieu dans une perspective radicalement trinitaire. Ce seul fait peut légitimement étonner. Comprendre que Dieu « est la vérité de la phi-losophie » suppose que la conception hégélienne de la religion manifeste (offenbare Religion) soit évaluée à partir de ses déterminations concrètes. Comment l’Être de Dieu et l’être du monde coïncident-ils ? Cette question directrice ne fait pas injure à la pensée de Hegel. il convient cependant, dès l’abord, d’écarter la présupposition panthéiste et d’interroger à nou-veau les textes. Dieu est-il dépourvu de transcendance, son « éternité » est-elle marquée au sceau d’une carence ou d’une défectuosité exigeant que le divin accomplisse dialectiquement, dans le temps, sa propre essence ? Rien n’est moins sûr. Nous contesterons d’ailleurs cette interprétation pour lui préférer un point de vue déplaçant assez radicalement les pers-pectives. Nombre de théologiens ont écrit que le Dieu de Hegel, avant son « inversion » dans la finitude, est une « carence primordiale ». Nous avons

1. Les interprétations sont, en effet, diverses, parfois contradictoires, dès qu’il s’agit d’évaluer l’infrastructure théologique de la pensée de Hegel. Si l’on s’en tenait à la réception franco-phone de la pensée hégélienne, on pourrait fournir une bibliographie significative des études qui ont pris comme thème la dimension théologique de l’œuvre. Signalons entre autres les études de Guy Planty-Bonjour, de Bernard Bourgeois, de Denise Souche-Dagues, de Philippe Soual.

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rencontré le vocabulaire de la défectuosité (Mangelhaftigkeit) sous la plume du philosophe, réminiscence kantienne du « mal radical », mais que Hegel transpose immédiatement en un registre ontologique. Jamais il n’est attri-bué à Dieu, mais à l’homme immédiatement naturel (unmittelbar natürlicher Mensch), c’est-à-dire à l’esprit fini qui tend vers Dieu. Ce point délicat d’in-terprétation constituera l’objet de nos analyses.

La théologie contemporaine peut-elle encore recevoir quelque chose de ces « antiques » tentatives que représentent la Philosophie de la Religion de Hegel, ou la Philosophie de la Révélation de Schelling ? Cette question mérite d’être posée à l’heure où, en France, des études novatrices et vigoureuses s’intéressent à une autre manière de traiter la question de Dieu en philoso-phie. Dans l’ouvrage de présentation qu’il consacra à L’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, pages écrites à l’origine pour une revue française2, Heinrich Heine semblait pourtant douter de l’efficacité de ses démonstrations pour un peuple qui n’a pas intégré à la pensée le fond reli-gieux de l’âme et l’idée du christianisme qui en est le sommet.

« Les Français ont cru ces derniers temps parvenir à une certaine com-préhension de l’Allemagne en se familiarisant avec les productions de notre littérature. Ce faisant, pourtant, ils n’ont guère fait que s’élever de l’igno-rance totale à la connaissance superficielle. Les produits de notre littérature sont restés pour eux de simples fleurs muettes, et toute la pensée allemande demeurera pour eux une énigme inhospitalière aussi longtemps qu’ils n’auront pas compris l’importance, en Allemagne, de la religion et de la philosophie3. »

L’une des caractéristiques de l’idéalisme allemand fut qu’il prît comme « objet » d’étude ce que la philosophie rationnelle pensait a priori ne pas pouvoir traiter comme un objet de pensée. Comme le montre avec beau-coup de virtuosité Jean-François Marquet dans l’introduction qu’il consa-cre à l’édition française de la Philosophie de la Révélation de F.-W.-J. Schelling, le grand rationalisme inauguré par Descartes avait reconnu à la raison un contenu propre, présent a priori, et fondement de tout son savoir : l’idée de Dieu incluse au sommet de la règle d’évidence dans la troisième méditation métaphysique. il faut cependant ajouter qu’en se fondant sur une première intuition, celle du cogito, la règle cartésienne de l’évidence rompt toute possibilité de fonder une quelconque connaissance de l’existence de Dieu dans le domaine des sens. L’idée de Dieu, de l’Être infini ou de l’« Être en

2. il s’agit de la Revue des Deux mondes.3. H. Heine, Histoire de la philosophie et de la religion en Allemagne, Traduction de Jean-Pierre

Lefebvre, Éditions de l’imprimerie Nationale, 1993, Préface.

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général », débouchera, à travers Malebranche, Spinoza ou Leibniz, sur la doctrine kantienne de l’idéal de la raison pure, « contenu non seulement immanent, mais nécessaire et inévitable de la pensée4 ». La raison, comme l’idée de Dieu qui en est l’amplification formelle se trouve du même coup affranchie de l’expérience. Le projet de « philosophie historique », auquel est associé le nom de Schelling, s’opposera à la philosophie rationnelle. il constituera l’acte de rupture avec la seule pensée de l’absolu, pour lui adjoin-dre, sinon lui substituer, un mode de savoir supérieur dont le christianisme représente la voie et le contenu déployés. Ainsi, le retournement de la philo-sophie rationnelle, d’inspiration cartésienne et kantienne, en philosophie « positive » s’identifie à la Philosophie de la Révélation, au sens le plus obvie du terme. La philosophie de la Révélation présuppose non pas tant l’idée de Dieu que l’effectivité de son auto-manifestation. Elle présuppose un acte, et de surcroît, l’acte le plus libre qui soit : « La Révélation est expressément pensée comme quelque chose qui présuppose un acte (Actus) extérieur à la conscience, et une relation que la cause la plus libre, Dieu, instaure ou a instaurée entre lui et la conscience humaine, et cela non pas nécessaire-ment mais de manière absolument volontaire5. » Fichte, Schelling et Hegel ont en commun de ne pas en rester à la « finitude de l’esprit humain » mais de « penser l’homme dans la totalité de l’Absolu (im Gesamt des Absoluten)6 ». Ce phénomène d’appropriation philosophique (philosophische Aneignung) de la révélation chrétienne n’est possible que parce que le Dieu chrétien s’est effectivement révélé comme l’Esprit libre et infini : « Dieu ne se laisse pas objectiver et pourtant il est justement en tant que tel (contre Kant) celui qui s’explicite dans le monde (der sich Auslegende)7. »

A l’instar de Fichte ou de Hegel, Schelling considérera sa dernière philo-sophie comme l’accomplissement spéculatif du christianisme. il s’explique avec grande précision sur le contenu de la philosophie positive, appelée aussi « philosophie historique ». Dans une longue note de la leçon Vii des fondations (Begründung) de la philosophie de la Révélation, Schelling précise le sens de sa pensée et tente de lever les équivoques et les malentendus qu’a provoqués l’expression chez nombre de ses détracteurs. En aucune

4. J.-F. Marquet, « Présentation », in F.W.J. Schelling, Philosophie de la Révélation i, Introduction à la Philosophie de la Révélation. Traduction de la RCP Schellingiana, sous la direction de J.-F. Marquet et J.-F. Courtine, Paris, 1989, p. 8. Marquet présente les circonstances qui ont vu naî-tre le projet de philosophie positive de Schelling, coïncidant avec le projet d’une philosophie « historique » qui se veut un savoir positif et non pas seulement une « pensée de l’absolu ».

5. F.-W-.J. sChelliNG, Philosophie de la Révélation. Livre iii. Leçon XXiV, Paris, 1994, p. 23, trad. de la RCP Schellingiana, op. cit.

6. Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la croix. iV/3. Le domaine de la métaphysique. Les héritages, Aubier, Paris, 1983, p. 298 ; p. 879 pour l’édition allemande.

7. Ibid., p. 300 ; p. 881.

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manière, la philosophie de la Révélation ne peut être réduite, ou confon-due avec une philosophie révélée (Offenbarungsphilosophie). Elle ne se sou-met à aucune autorité extérieure, de nature dogmatique ou ecclésiale. Elle doit demeurer, y compris lorsqu’elle prend pour objet le christianisme en son contenu christologique, « une science engendrée de manière entière-ment libre ». La Révélation est prise comme « objet » et non pas comme « source » ou « autorité ».

En son centre, la philosophie de la Révélation est bien une christologie, comme le confirment les études de Jean-François Courtine, Xavier Tilliette, ou Jean-François Marquet. Le passage de la philosophie rationnelle à la philosophie historique ou positive repose sur l’acte par lequel l’Absolu se manifeste. Cet acte est porté à sa signification la plus haute dans le chris-tianisme, puisque Dieu y est confessé comme le Logos incarné : « […] la doctrine chrétienne selon laquelle le monde est l’effet d’une libre résolu-tion, d’un acte, doit être nommée une explication historique. Le terme historique, appliqué à la philosophie, ne se rapportait donc pas au mode du savoir en elle, mais uniquement à son contenu8. »

Pourtant, Schelling se garde bien de conférer à la Révélation une auto-rité qui découlerait d’une source surnaturelle de connaissance. Le positum de la Révélation est un fait ou une médiation historiques dont la tradi-tion chrétienne est le sommet, sans que pour autant elle ne soit coupée de ses racines juives et, de manière plus générale, séparée de l’essence de la religion et de ses représentations : « […] Les concepts du christianisme à titre de Révélation ne sont possibles que dans une liaison non seulement avec la Révélation antérieure (vétéro-testamentaire), mais encore avec le développement religieux en général […]9. » L’estime de Schelling pour le christianisme est un héritage du kantisme et de son identification avec la sphère la plus haute de l’idéal moral. Cependant, la dimension dogmatique du christianisme l’emporte sur sa dimension morale, donnant à la philoso-phie positive un contenu théologique qui l’apparente à une doctrine sur le Dieu révélé. Schelling et Hegel sont ainsi les artisans d’une doctrine de la nature divine s’automanifestant : « Car avec un Dieu qui est simplement une idée de la raison, on ne peut penser ni religion effective, ni et bien moins encore, une Révélation effective10. » Cette inflexion notoire est consécutive au débat que nourrirent Schelling et Hegel à propos de la conception kan-tienne de la raison théorique, impuissante à poser l’effectivité de l’idée.

8. Schelling, Leçon Vii, op. cit., p. 164.9. Schelling, Leçon Vii, op. cit., p. 169.10. Schelling, Leçon Vii, p. 166.

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Interpréter Hegel : la thèse « théologique »contre la thèse « sécularisante »

Dans le bel ouvrage qu’elle a consacré à « L’avenir de Hegel11 », Catherine Malabou pose avec acuité l’un des problèmes majeurs que pose l’exégèse des textes hégéliens, et sur lequel ont buté nombre d’interprètes. Ce problème d’interprétation a largement émigré dans le champ de la critique théologi-que adressée à Hegel. Le Dieu de Hegel est-il un Dieu sans transcendance, et la doctrine trinitaire de l’Église n’est-elle que l’instrument conceptuel qui permit à Hegel d’accomplir avec plus de rigueur que ses prédécesseurs le projet d’une immanence radicale de Dieu, non pas tant à la nature qu’à l’histoire, cette dernière accédant du même coup au statut d’histoire de l’Esprit ? Cet ultime processus constituerait l’avènement jusqu’alors jamais atteint de la subjectivité comme norme du savoir. Un théologien comme Hans Urs von Balthasar semble partager cette lecture « immanentiste » ou méta-religieuse, bien que l’interprétation balthasarienne ne soit pas réduc-tible à la thèse selon laquelle Hegel séculariserait les concepts théologi-ques. Le caractère englobant de la theologia crucis, étendue à l’être de Dieu, risque pourtant d’aboutir à l’identité pure et simple entre Trinité écono-mique et Trinité immanente, à la négation de la distinction par le truche-ment du thème de la mort du Christ. La critique balthasarienne adressée à la conception hégélienne de l’Entäusserung, transcription luthérienne de la kénose, est somme toute classique, et de ce point de vue elle ne pré-sente pas un intérêt historiographique majeur12. Balthasar entend d’abord se démarquer de certaines thèses ayant substitué à la distinction classique des identifications13 comparables à celles que s’est donnée la philosophie

11. Catherine Malabou, L’avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Vrin, Paris, 1996, pp. 129-144.

12. « La question centrale qui s’adresse à Hegel est de savoir s’il reconnaît une Trinité imma-nente, ou si le concept abstrait de Dieu comme l’infini et l’Absolu ne se remplit de réalité que par son inversion dans la finitude (nature et histoire), pour devenir dans la prise de conscience de cette différence – à son plus haut degré dans l’homme-Dieu Jésus et dans sa mort sur la croix –, l’Esprit qui, répandu depuis la croix sur l’Église et le monde, achève seul la plénitude de Dieu », Théologique. III. L’Esprit de vérité, Namur-Bruxelles, 1997, p. 33 [trad. de J. Greisch et J. Doré].

13. C’est à dessein que nous employons ce substantif. il correspond à l’expression bal-thasarienne « identitas entis », laquelle sert à qualifier le projet de la philosophie allemande de l’idéalisme. Ce projet repose sur l’identité de l’être et de l’esprit. En ce qui concerne les remarques liminaires qui, chez Balthasar, entendent prévenir une conception de l’auto-révé-lation trinitaire comme accomplissement de soi du divin, on peut se référer à la critique que Balthasar adresse à la théologie de J. Moltmann : « Eine andere Form der identifizierung, in gösserer Nähe zu Hegel, liegt bei Moltmann vor, für den das Kreuz nicht nur zum bevorzugten

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allemande de la Révélation, et au premier chef la Philosophie de la Religion de G.-W.-F. Hegel14.

En effet, dans la philosophie du dernier Schelling, la philosophie dite positive se donne pour tâche de penser l’Absolu comme histoire, c’est-à-dire d’en scruter l’historicité. Cette tâche apparaît dès 1880 dans le Système de l’Idéalisme transcendantal, texte dans lequel Schelling souligne que l’his-toricité de la Révélation doit aboutir au « Règne de Dieu », phase qui coïn-cide avec l’avènement à soi de Dieu15.

« L’histoire dans son ensemble est une révélation continue, se dévoilant progressivement, de l’Absolu. On ne saurait jamais […] indiquer dans l’his-toire le lieu déterminé où la trace de la providence ou Dieu lui-même est pour ainsi dire visible. Car Dieu n’est jamais, si l’être est ce qui se présente dans le monde objectif ; s’il était, nous ne serions pas : mais il se révèle conti-nuellement. Par son histoire, l’homme fournit une preuve permanente de l’existence de Dieu, une preuve qui cependant ne peut être achevée que par l’histoire tout entière. […] L’histoire elle-même est une révélation jamais totalement achevée de l’Absolu16. »

La relation de l’Absolu à l’histoire est à la fois immanente et transcen-dante à celle-ci, par le medium de la révélation, c’est-à-dire de la velatio qui implique le double pôle de la manifestation et du voilement : « Si l’Absolu

(schliesslich einzig gültigen) Ort der Selbstoffenbarung der Trinität wird, sondern geradezu zum Ort ihres wahren Vollzugs », Theodramatik III. Die Handlung, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1980, p. 299.

14. Balthasar estime que Hegel ne pose la distinction Trinité immanente – Trinité écono-mique que pour mieux la « surmonter » ou l’élever à l’identité : « La question centrale qui s’adresse à Hegel est de savoir s’il reconnaît une Trinité immanente ou si le concept abstrait de Dieu comme l’infini ou l’Absolu ne se remplit de réalité que par son inversion dans la finitude (nature et histoire), pour devenir dans la prise de conscience de cette différence – à son plus haut degré dans l’homme-Dieu Jésus et dans sa mort sur la croix –, l’Esprit qui, répandu depuis la croix sur l’Église et le monde, achève seul la plénitude de Dieu », Théologique III, L’Esprit de vérité, op. cit., p. 33 (trad. J. Doré et J. Greisch). Comme nombre de théologiens, Balthasar ne s’appesantit guère sur le thème hégélien de La Trinité immanente, qui correspond dans le vocabulaire de Hegel à l’idée éternelle : « Ainsi Dieu est saisi tel qu’il se fait objet de lui-même, et alors l’objet dans cette différenciation de soi demeure identique avec Dieu, en elle Dieu s’aime lui-même. Sans cette détermination de La Trinité Dieu ne serait pas esprit et esprit serait un mot vide », Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Teil i, Einleitung. Der Begriff der Religion, W. Jaeschke, Meiner Verlag, Hamburg, 1983, p. 41, trad. de Guy Planty-Bonjour, in, Le projet hégélien, Paris, 1993, p. 165. Hegel est très clair. La Trinité de Dieu est éternelle, son nom conceptuel correspond à l’idée éternelle et absolue : « Die absolute, ewige idee ist an und für sich Gott in seiner Ewigkeit, vor Erschaffung der Welt, ausserhalb der Welt », ibid.

15. CourtiNe J.-F., « Histoire supérieure et système des temps » in « Temps et hiérohistoire », Cahiers de l’Université Saint Jean de Jerusalem, Paris, 1988, n° 14 ; texte republié dans : Extase de la Raison, Paris, 1990, p. 237.

16. SChelliNG F.-W.-J., Système de l’Idéalisme transcendantal, SW iii, éd. Cotta, trad. fr. Ch. Dubois, cité par J.-F. Courtine, op. cit., p. 238.

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demeure bien transcendant, il n’est tel que dans sa relation à ce qu’il trans-cende, et par là relativement transcendant, c’est-à-dire non pas moindrement transcendant, mais transcendant au sein d’une relation17. »

Que la conception de la révélation forgée par l’idéalisme allemand ait migré dans le champ de la théologie, la démonstration n’est plus à faire. Les travaux de Georg Kraus, de Peter Eicher et de Hans Urs von Balthasar sont déterminants à ce sujet18. il est cependant difficile de soutenir l’ori-gine foncièrement chrétienne du concept philosophique d’auto-révélation (Selbstoffenbarung). Elle n’est pas équivalente à la distinction pascalienne entre le Dieu caché et le Dieu révélé. Hans Urs von Balthasar a souligné cette différence. Hegel rejette comme spéculativement inadéquate toute conception du Dieu caché, conception qui se rattache à celle du Dieu jaloux de ses prérogatives. Pour Hegel, l’idée du Dieu caché n’est pas vraiment différente de celle du Dieu jaloux qui s’oppose au Dieu révélé. Jean-Louis Vieillard-Baron a attiré naguère l’attention sur la liaison entre le thème du Dieu révélé et celui de la Bonté (die Güte) qui en est la cause. Opposer le Dieu caché, c’est-à-dire le Dieu « jaloux », au Dieu révélé est essentiel à l’entreprise de refondation de la pensée à partir de l’Absolu : « La phi-losophie a pour fin de connaître la vérité, de connaître Dieu ; car il est la vérité absolue19. » La suppression de la distinction entre Deus absconditus et Deus revelatus constitue cependant pour la plupart des théologiens une pierre d’achoppement. Hegel semble en effet méconnaître l’argumenta-tion pascalienne du Deus absconditus à laquelle se rattache plutôt Balthasar : « Dieu s’est voulu cacher [parce que l’] on se fait une idole de la vérité même20 […]. » il n’en demeure pas moins que l’interprétation critique que Balthasar adresse à Hegel se veut conforme à l’infrastructure foncièrement théologique de l’œuvre du philosophe allemand.

17. Pascal David, Schelling. De l’Absolu à l’histoire, PUF, Paris, 1998, p. 105.18. Georg Kraus, Gottes-erkenntnis ohne Offenbarung und Glaube ? Natürliche Theologie als öku-

menisches Problem, Paderborn, 1987. Peter EiCher, Offenbarung. Prinzip neuzeitlicher Theologie, Kösel Verlag, München, 1977 ; Hans Urs von Balthasar, Karl Barth. Darstellung und Deutung seiner Theologie, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1951, pp. 229-259.

19. Vorlesungen über die Philosophie der Religion, éd. Lasson, Hamburg, 1966, ii/2, cité par J.-L. Vieillard-Baron, Platon et l’Idéalisme allemand (1770-1830), 1979, Beauchesne, Paris, p. 332. « Seul ce qui est libre peut s’opposer ses déterminations comme un élément libre, peut leur donner congé comme à un élément libre. Ce congé donné à l’acte de sortir l’un de l’autre, acte dont le monde est la totalité – cet être est la bonté (die Güte) », Vorlesungen über der Philosophie der Religion, ii/1, p. 66-67, op. cit., trad. par J.-L. Vieillard-Baron. Signalons l’étude intéressante de Guy Planty-Bonjour : « La transposition spéculative du thème classique de la Bonté de dieu dans la Philosophie de la Religion de Hegel », in Hegel et la religion, PUF, Paris, 1982.

20. Pascal, Œuvres complètes, Pléiade, p. 1277, cité par J.-L. Vieillard-Baron, op. cit., p. 332 [note 40].

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206 V. HOLzER

« Hegel représente incontestablement le projet le plus englobant d’une christologie de l’Esprit, à savoir une philosophie théologique dans laquelle l’Es-prit est celui qui englobe tout, l’Alpha et l’Oméga, mais de manière à avoir son centre dans une christologie qui seule permet d’abord de l’appréhender comme Esprit. On peut supposer connu que Hegel comprenait sa philoso-phie comme étant coextensive à l’essence de la théologie chrétienne et, de même qu’il méprisait profondément toute théologie incapable de se hausser jusqu’à l’effort conceptuel philosophique comme “sel ayant perdu sa saveur”, comme exégèse dépourvue d’esprit qui a son origine dans l’Aufklärung de l’entendement, comme “vacuité orgueilleuse se complaisant en elle-même” […]. Ce n’est pas seulement la « droite hegélienne » de l’époque, mais bien les protagonistes de la théologie évangélique ou catholique contemporaine – Barth, Jüngel, Pannenberg, Moltmann, K. Rahner (peut-être plus proche de Kant-Fichte), Küng, Bruaire, Chapelle, Brito, A. Léonard, G. Fessard – qui sont inconcevables sans Hegel 21. »

On le voit bien, les interprétations de la pensée de Hegel, pour irréduc-tibles qu’elles paraissent, ne sont pas nécessairement contradictoires. Elles sont cependant en tension, y compris et peut-être plus encore sur le plan théologique. L’œuvre brillante et inégalée de Claude Bruaire, Logique et religion chrétienne dans la philosophie de Hegel, représente probablement la lec-ture la plus théologique qui soit de la philosophie de la religion, en parti-culier de sa troisième phase. Elle est beaucoup plus cohérente et rigoureuse que celle de Hans Küng22, touffue et peu lisible, bien que parfaitement documentée : « À la question : Hegel considère-t-il La Trinité comme une idée abstraite, irréelle, forme vide de connaissance subjective, il faut répon-dre : non, cette idée n’est abstraite que privée de l’acte de création, mais source de toute réalité, unité du sujet absolu et de l’Être objectif, elle est bien Dieu lui-même, “avant la création du monde”. À la question : la théo-logie trinitaire n’est-elle qu’une étape de notre connaissance religieuse, nous pourrions répondre : non, car c’est une théologie révélée, où Dieu est dit comme il se dit, où ce concept de Dieu reprend la manifestation de Dieu comme concept vivant, idée qui est plénitude de vie éternelle23. »

21. La Théologique III. L’Esprit de vérité. Namur, 1995, pp. 32-33, (c’est nous qui soulignons).22. Hans Küng, Incarnation de Dieu. Introduction à la pensée théologique de Hegel comme prolégomènes

à une christologie future, Paris, Desclée, 1973 ; Menschwerdung Gottes, Herder, Freiburg, 1972. La documentation que livre Hans Küng est impressionnante. Elle est présentée à l’état de docu-mentation brute, une sorte de lecture continue, de dépouillement systématique des corpus. Les interprétations théologiques prospectives qui en résultent sont cependant difficilement harmo-nisables avec l’ensemble de la documentation présentée. Küng procède à une interprétation trop immédiate des textes de Hegel. il en tire les modèles christologiques les plus disparates et les plus novateurs. Mais le lecteur finit par oublier Hegel, tant les modèles sont éclatés.

23. Claude Bruaire, Logique et religion chrétienne dans la philosophie de Hegel, Seuil, Paris, 1964, pp. 78-79.

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207HEGEL ET LA THÉOLOGiE

Cette interprétation est non seulement théologique, mais aussi christolo-gique, dans la mesure où le concept de théologie révélée est inintelligible en dehors de la médiation christologique en son sommet pascal. La « néga-tivité » en laquelle La Trinité se rend manifeste coïncide avec la mort du Christ, « car le Christ concilie l’Absolu avec l’homme comme, en Dieu, le Père et l’Esprit24 ». La lecture opérée par Claude Bruaire pourrait trouver son correspondant dans Dieu Mystère du monde du théologien de Tübingen Eberhard Jüngel, bien que le point de vue étroitement staurologique qui est choisi par Jüngel ne permette pas de pousser la comparaison très loin.

« La mort en croix est finalement comprise comme l’événement dans lequel la plus importante catégorie de Hegel a, pour ainsi dire, son “Sitz im Leben” : dans la mort de Jésus-Christ a lieu “la mort de cette mort elle-même, la négation de la négation” […] Cette pointe de toute l’entreprise de traduire la théologie en philosophie est aussi, d’autre part, le point à propos duquel théologie et philosophie tombent dans une tranchante oppo-sition. Sans doute, le fait que Hegel ait compris le dogme trinitaire comme explication de la signification de la mort de Jésus peut-il être jugé comme la preuve d’une remarquable conscience du problème aussi bien du point de vue historique que dogmatique. La Philosophie de la religion enseignée par Hegel représente en tout cas un sommet théologico-historique de première grandeur dans la mesure où, ici, theologia crucis et doctrine de La Trinité s’ap-pellent et se fondent réciproquement l’une l’autre25. »

Le constat et la question posés par E. Jüngel ne trouveront pas un assen-timent unanime chez les théologiens contemporains, bon nombre d’entre eux estimant que le Dieu de Hegel dissimule mal un panthéisme larvé, une Trinité « dépassée » dans ses différenciations constitutives, Hegel ayant manifesté peu d’estime pour le vocabulaire naïf qui traduit l’être tri-nitaire de Dieu sous la forme d’une relation entre Père et Fils. il s’agit pour Hegel d’une « forme puérile » (kindliches Verhältnis, kindliche Form), propre à la représentation immédiate, à l’instar de la certitude sensible dans le domaine de la connaissance. Nous reviendrons sur ce point délicat d’exé-gèse. Pour le moment, essayons de caractériser l’enjeu et la forme princi-pale de l’antagonisme des positions interprétatives.

24. C. Bruaire, Logique et religion chrétienne, op. cit., p. 54.25. E. Jüngel, Dieu Mystère du monde, Cerf, Paris, 1983, pp. 143-144.

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208 V. HOLzER

L’Absolu et l’Histoire

On peut schématiquement illustrer cet état de tension à partir de deux interprétations fondamentales. Une lecture « théologique » ou « reli-gieuse » de l’œuvre de la maturité hégélienne conduit à récuser toute interprétation « sécularisante » des concepts qui s’y déploient. A contra-rio, l’interprétation « sécularisante » tend à tirer l’œuvre du côté de sa dimension anthropologique ou « théologico-politique ». Le thème de la Verweltlichung devient dans ce cas déterminant, l’histoire étant le « lieu » de la manifestation de l’Esprit absolu. Une telle interprétation se tient certes dans un horizon de pensée ouvert par le christianisme, mais aussi-tôt déplacé vers l’Histoire comme lieu de la manifestation (Offenbarung) de l’Esprit, comme medium de son incarnation. Selon cette lecture, Hegel promeut non pas tant une doctrine de Dieu comme fondement de la philosophie, mais une philosophie de l’Histoire. il est certes difficile de trancher, bien que la « réduction » de la pensée de Hegel à une philoso-phie de l’Histoire puisse d’emblée éveiller la réticence. Cette dernière se justifie si l’on tient compte du débat qui a opposé Hegel à la philosophie kantienne de la connaissance dans Foi et Savoir, opposition à laquelle Schelling lui aussi a pris part dans la première série de leçons consacrée à la fondation (Begründung) de la philosophie positive.

Dans l’étude que J.-F. Courtine a consacrée à l’exégèse schellingienne d’Exode 3, 14, il note que « la construction schellingienne de l’idée com-plète de Dieu se définit en effet d’emblée et expressément par opposi-tion à la théologie philosophique, rationnelle, que Schelling rattache à l’“erreur fondamentale” de Descartes. C’est contre cette “religion ration-nelle qui s’imagine qu’elle situe Dieu d’autant plus haut qu’elle le dépouille davantage de toute force motrice vitale (lebendige Bewegungskraft)” (Viii, 270) que Schelling entend renouer, par-delà la rupture moderne, avec une tradition beaucoup plus ancienne26. » C’est en effet ce que confir-ment les thèses systématiques déployées dans les huit premières Leçons sur la philosophie de la Révélation. Schelling y traite de la conception kan-tienne de Dieu comme idée pure de la raison. Après avoir méthodique-ment exposé les catégories fondamentales de l’épistémologie kantienne, Schelling se concentre sur sa critique des « preuves » de l’existence de Dieu. C’est précisément à cet endroit que s’opère la rupture avec la théo-logie rationnelle, à laquelle Kant entendait donner une forme concep-tuelle dégagée de toute expérience phénoménale. La position kantienne

26. CourtiNe J.-F., « Du Dieu en devenir à l’être à venir », op. cit., p. 215.

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repose pour Schelling sur une proposition contradictoire et non dialecti-que : Dieu est affirmé comme le contenu « nécessaire » de l’idée suprême et ultime d’une raison qui, dans le même temps, « ne peut pas connaître l’être effectif de Dieu27 ». L’impuissance de l’idée à se constituer comme commencement de la science n’est en fait que la négation de toute reli-gion effective. En effet, l’idée suprême ne peut jamais devenir le principe de la science, elle ne peut s’égaler à l’Absolu originaire auquel elle tend sous le mode de la seule finalité.

« Sur le plan théorique, ce résultat négatif revenait au fond à nier toute religion effective ; car toute religion effective ne peut avoir affaire qu’au Dieu effectif, et en vérité en tant seulement que Seigneur de l’effectivité (Herr der Wirklichkeit) ; car un être (Wesen) qui n’est pas tel ne peut jamais devenir objet d’une religion, ni même d’une superstition. Mais selon le résultat néga-tif de la critique kantienne, une telle éventualité ne pouvait jamais se présen-ter : car si Dieu était connaissable en tant que Seigneur de l’effectivité, il y aurait alors une science pour laquelle il jouerait le rôle de principe et dans laquelle on pourrait déduire de lui l’effectivité ; or, c’est là précisément ce que niait Kant28. »

L’idée de Dieu est, en effet, considérée par Kant comme l’objet suprême de la raison, désignée comme l’« idéal de la raison pure ». il ne s’agit nullement d’un sujet particulier, comme le moi, ou l’esprit fini, ni même d’un objet universel, d’une totalité comme le monde. il s’agit d’un objet absolument infini qui s’étend, non seulement à l’infinité du possible (Inbegriff aller Möglichkeit), mais qui comprend de manière idéale toutes les déterminations constitutives du réel, en d’autres termes dans lequel toutes les choses qui existent sont comprises par leurs raisons29. Si Dieu est conçu comme l’être en qui est réunie la réalité en sa plénitude, Kant n’en conclut nullement que cet être (ens realissimum) existe effectivement. Là réside précisément pour Schelling la contradiction qui affecte l’affir-mation selon laquelle dans le concept de l’être le plus réel (ens realissi-mum), n’est pas incluse la réalité de son objet. Ce que Schelling nomme le « résultat négatif » de la critique kantienne de la théologie rationnelle porte sur l’impossibilité qui contraint la raison à renoncer à connaître l’être effectif de Dieu. Or, pour Schelling, comme pour Hegel, l’Absolu n’est pas qu’une idée en nous, ou une pure fiction de l’esprit. Ainsi, une refondation radicale des principes du savoir qui convertit le divin en

27. Leçon iii, 64.28. Leçon iii, 64.29. KaNt Emmanuel, Critique de la Raison pure. 2e division de la logique transcendantale : la dialec-

tique transcendantale. Livre ii, chapitre iii, 2e section, Aubier, Paris, 1997, trad. d’Alain Renaut, pp. 521-522 ; B 601-608.

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210 V. HOLzER

principe épistémologique a de quoi ébranler la thèse de la sécularisation des données du dogme chrétien.

Une lecture des textes hégéliens engage pourtant l’interprète à ne pas d’emblée sous-estimer l’hypothèse selon laquelle l’usage de la doctrine tri-nitaire serait détourné de ses fins théologiques ou dogmatiques. La foi tri-nitaire et ses créations conceptuelles expliqueraient la « mutation » ayant abouti à la naissance de la subjectivité moderne. Nombre de théologiens ont souligné cet aspect au demeurant peu contestable, s’il est exactement circonscrit. Or, sur ce point, les choses s’avèrent pour le moins complexes. Seule une exégèse rigoureuse des termes « Esprit », « idée » et « subjecti-vité », avec leurs corrélats, peut aboutir à une interprétation satisfaisante. Ce point central et délicat de l’exégèse hégélienne ne constitue pourtant pas le crux interpretum de la « Religion révélée » (Offenbare Religion) et de la « Religion accomplie » (vollendete Religion). C’est un autre aspect, certes solidaire du précédent, qui a retenu l’attention des théologiens. En effet, le Dieu de Hegel abdique-t-il de sa transcendance, ou, pour parler le langage des théologiens, la « Trinité immanente » est-elle absorbée, voire réduite à la « Trinité économique » ? La pensée chrétienne qui distingue les deux moments du processus d’auto-révélation divine n’est-elle pas dans ce cas le commencement d’un processus que le philosophe se doit d’achever ? Nous essaierons essentiellement d’éclairer ce point central de l’exégèse hégé-lienne, en analysant les textes de la vollendete Religion.

Peut-on raisonnablement soutenir la thèse selon laquelle Hegel appor-terait les fondements conceptuels et spéculatifs du processus moderne de sécularisation, ce dernier ayant abouti à la thèse de la « mort de Dieu », essentielle à l’affirmation du sujet autonome désaliéné ? C’est en somme la thèse classique énoncée par Feuerbach, puis prolongée aujourd’hui par une interprétation non pas anthropologique mais théologico-politique de Hegel : « […] La pensée “théologico-politique” de Hegel peut être com-prise comme une tentative de reconstruction de l’unité de l’Histoire et de réconciliation du christianisme avec la société des temps modernes après la rupture entre christianisme et philosophie. La problématique première de la sécularisation par Hegel […] se transforme en se “christianisant” pour forger l’énigmatique schème d’une Verweltlichung historique de l’Esprit divin30. »

30. La thèse de la sécularisation est défendue par Jean-Claude Monod dans son ouvrage, La querelle de la sécularisation. De Hegel à Bumenberg, Vrin, Paris, 2002, p. 62.

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211HEGEL ET LA THÉOLOGiE

Le Dieu de la religion révélée (offenbare Religion)et le Dieu de la religion accomplie (vollendete Religion) :

le statut de la foi et de la doctrine trinitaires

Pour tenter de répondre aux questions évoquées en exergue à notre étude, nous relirons un écrit de l’ultime période de production du philosophe. C’est la traduction récente, par Pierre Garniron31, de la troisième partie des Vorlesungen über die Philosophie der Religion, éditées par Walter Jaeschke32 en 1984, qui a inspiré la présente étude. Certes, tout semble avoir été dit sur Hegel et son rapport à la théologie, depuis les œuvres les plus magis-trales consacrées à ce thème, jusqu’aux articles les plus érudits dont il est impossible d’établir ici une liste significative. L’ouvrage récent de Catherine Malabou prouve que l’œuvre ne cesse de révéler de nouvelles facettes. Son caractère inspirant n’est manifestement pas épuisé, et le théologien ne peut l’ignorer. L’explication avec Hegel se poursuit et la traduction magistrale de Pierre Garniron livre au lecteur français des textes d’une rare densité, d’une abyssale complexité. ils éclairent les questions récurrentes adressées à l’œuvre du philosophe allemand par les théologiens.

Nous disposons de trois versions de la religion accomplie, le texte du manuscrit, la version d’après le cours de 1824, puis la version issue du cours de 1827. Ces textes, issus de la troisième partie de la philosophie de la reli-gion, datent de la période berlinoise. il s’agit en fait de différents types de textes, un manuscrit autographe de 1821 dans lequel Hegel exposera pour la première fois un cours consacré à la philosophie de la religion, puis les deux autres textes qui sont des cours professés et reconstitués à partir de différents manuscrits d’auditeurs. Ces notes de cours ne sont pas nécessai-rement composées, bien que certains manuscrits offrent une reconstitu-tion plus méthodique et élaborée. À ces trois versions s’ajoute également l’exposé de la preuve ontologique d’après le cours de 1831. Nos considéra-tions n’ont aucune prétention exégétique au sens strict. La lecture que nous proposons est une lecture continue et synthétique.

il est peut-être erroné de vouloir défaire ou contester la thèse de la sécula-risation de thèmes théologiques à partir d’une analyse de la religion accom-plie. Le texte semble en effet ultra-théologique et ne comporter aucune équivoque quant à ses intentions théologico-philosophiques. Pourtant, les

31. Leçons sur la philosophie de la religion. 3e Partie. La religion accomplie, op. cit.32. G.-W.-F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie de Religion. Teil 3. Die vollendete Religion,

herausgegeben von Walter Jaeschke, Felix Meiner, Hamburg, 1984. Une nouvelle édition a paru en 1995.

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développements ultimes du texte sur la communauté pourraient accréditer le bien-fondé d’une lecture sécularisante. Dans l’ouvrage dense et magistral que Jean-Louis Vieillard-Baron vient de consacrer récemment à l’infrastruc-ture théologique de la pensée de Hegel33, cette thèse semble avoir vécue. La mise au point est ferme : « La philosophie hégélienne de la religion n’est pas sécularisante parce qu’elle part d’une déduction du concept de religion à partir de l’Esprit absolu34. » Vieillard-Baron précise que l’interprétation sécularisante conduit à une série de contre-sens touchant notamment la doctrine centrale de la transcendance de l’Esprit et de ses manifestations. En somme, la doctrine de l’Absolu, ou de l’Esprit absolu s’automanifestant devient inintelligible dans le cadre d’une interprétation non théologique. La manifestation de soi de Dieu, comme mode propre de phénoménalisation de l’Esprit absolu, interdit d’elle-même l’idée de sécularisation. Certes, comme le concède Vieillard-Baron en s’inspirant des analyses de Walter Jaeschke, il est permis de parler de conceptualisation, ou de rationalisation35, mais en aucune manière de sécularisation. C’est probablement le rapport entre l’idée éternelle et sa manifestation historique qui peut lever l’équivoque et parvenir à une exégèse plus précise et plus respectueuse du texte hégélien.

Parler du texte hégélien au singulier est une opération suspecte. L’abondance et la complexité des écrits de Hegel, la lente maturation théo-logique qui s’y dessine n’autorisent aucune exégèse simpliste et générale. La publication récente, en français, d’un ouvrage d’histoire de la philosophie par Dilthey36, sur la formation théologique de Hegel et ses évolutions, offre à ce sujet des analyses éclairantes. Dilthey y discute notamment la question controversée du panthéisme de Hegel, moment irrécusable dans le parcours du philosophe, mais moment dépassé dès avant la période berlinoise. En cette étape ultime, la philosophie de la religion est à la fois une doctrine de Dieu et de l’humanité en Dieu (die Menschlichkeit in Gott), de l’unio mystica. Cette dernière expression dit plus que le thème classique de l’union de l’homme à Dieu. La religion accomplie, distincte de la religion révélée, ne traite pas tant des moda-lités par lesquelles l’homme tend à Dieu, que celles par lesquelles Dieu vient à l’homme. Dès lors, l’une des questions que pose l’œuvre hégélienne peut être formulée de la manière suivante : comment l’être-autre, la finitude, le néga-tif, peuvent-ils être sus en tant que moment de la nature divine sans que sa transcendance ne s’efface ? Cette question, d’apparence oiseuse, a alimenté

33. J.-L. Vieillard-Baron, Hegel. Système et structures théologiques, collection « Philosophie et Théologie », Cerf, Paris, 2006.

34. Ibid., p. 31.35. W. Jaeschke, Die Vernunft in der Religion, cité par Vieillard-Baron, op. cit., p. 31.36. W. Dilthey, Leibniz et Hegel, Cerf, Paris, 2002.

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213HEGEL ET LA THÉOLOGiE

la critique théologique. Elle apparaît décisive quant à la dimension foncière-ment « religieuse », voire « spirituelle » de l’œuvre de Hegel. La réponse de Hegel apparaît au terme de la vollendete Religion, dans les développements qu’il consacre à l’avènement de la communauté, une communauté qui « s’ac-complit dans la jouissance (in dem Genuss) de l’appropriation (der Aneignung) de la présence objective de Dieu (der Gegenwärtigkeit Gottes)37 ». La pensée pure se sait désormais dans le savoir de l’homme, et c’est pourquoi, chez Hegel, le savoir absolu est identique à la théologie spéculative.

Le vocabulaire de l’objectivité doit évidemment être correctement com-pris, car paradoxalement il n’est pas le contraire de la subjectivité, mais son corollaire. L’union à Dieu est celle d’une « présence consciente » (bewusste Gegenwart) de Dieu, du « sentiment-de-soi de Dieu » (Selbstgefühl Gottes), ou du « sentiment de sa présence immédiate dans le sujet » (das Gefühl seiner unmittelbaren Gegenwart im Subjekt). Ce sentiment de la présence inamissible de Dieu peut être atteint selon trois degrés, auxquels Hegel fait correspon-dre la représentation de l’Eucharistie, d’une part, puis le processus par lequel l’extérieur est supprimé, d’autre part. Ce processus est double. il s’amorce dans la vie de la foi et s’accomplit dans la pure foi du sujet, autre-ment dit dans une conscience qui ne se rapporte plus à une représentation extérieure, une doctrine à croire, mais à la jouissance intérieure de la pré-sence de Dieu médiatisée par la seule conscience.

L’acte du savoir est alors comparable à une activité divine. On peut d’ailleurs se demander si, sur ce point, la pensée de Hegel n’est pas à rap-procher de celle d’Aristote au livre L de la Métaphysique, sur la pensée de la pensée, dimension propre à la divinité et à laquelle participe, selon un mode éphémère, l’activité humaine d’intellection.

« Or la pensée (noésis) en tant que telle concerne ce qui est le meilleur par soi, et la pensée souveraine ce qui est souverain. L’intelligence (noûs) se pense elle-même en saisissant l’intelligible, car elle devient elle-même intel-ligible par son contact avec lui en le pensant, de sorte qu’il y a identité entre l’intelligence et l’intelligible. Ce qui est capable de recevoir l’intelligible, c’est-à-dire la substance, c’est l’intelligence (noûs). Elle est en acte quand elle est en possession de lui. Aussi l’actualité plutôt que la puissance est-elle l’élé-ment divin que l’intelligence semble renfermer, et la contemplation est ce qu’il y a de plus agréable et de meilleur. Si donc cet état de joie que nous ne possédons qu’à certains moments, Dieu l’a toujours, voilà qui est admirable ; et s’il l’a davantage cela est plus admirable encore. Or c’est ainsi qu’il l’a38. »

37. G.-W.-F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion. 3e partie. La religion accomplie. Traduction, présentation et analyse par Pierre Garniron, 2004, PUF, Paris, p. 251 ; p. 260 dans l’édition allemande de Walter Jaeschke, Felix Meiner, Hamburg, 1995.

38. Métaphysique L1072 b 18-26 (Trad. Tricot).

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En dépit des difficultés que représente le texte d’Aristote, son influence sur la pensée de Hegel a été soulignée par Jean-Louis Vieillard-Baron39. Ses analyses concordent avec le rapprochement que nous venons d’établir : « […] Toute la pensée hégélienne est sous le signe de la pensée de la pen-sée (nóesis noéseôs), identité de la pensée et du pensé […] qui caractérise le dieu d’Aristote, et qui est spécifiée par Hegel […] comme subjectivité absolue40. » De telles considérations consacrent-elles l’avènement de la sub-jectivité comme norme et principe du savoir, Dieu, l’idée ou l’Absolu sont-ils des « contenus » de conscience, une forme jamais atteinte de triomphe et de foi en la puissance de la subjectivité humaine ? De telles questions ont été adressées à Hegel, mais elles semblent se fourvoyer sur le sens de la subjectivité. Le rapport de la pensée et du pensé ne peut être correctement compris qu’à la lumière de la conception hégélienne de l’éternité de l’idée. Dans le chapitre qu’il consacre à l’idée de la philosophie comme savoir absolu, Vieillard-Baron esquisse une démonstration claire et convaincante. La pensée pure, identifiée à la logique, est littéralement une théologie spé-culative. Le réel est Logos, et ce Logos de la pensée pure s’auto-déploie sans avoir besoin de l’homme pour être pensé.

Claude Bruaire avait déjà mis en lumière cette conception de la « pensée pure » chez Hegel. il lui a donné une interprétation théologique en y déce-lant l’influence possible du prologue johannique, sous la forme d’un auto-déploiement du Logos : « En ce sens, la Logique hégélienne n’a rien à voir avec une quelconque méthode de penser ; elle est philosophie et même théologie spéculative41. » Peut-on alors faire équivaloir l’idée absolue et Dieu ? Nous l’avons déjà souligné, pour Hegel l’Absolu n’est pas qu’une idée en nous, une pure fiction de l’esprit, mais l’idée est le vrai ou l’auto-déploiement de la pen-sée pure. Deux sources possibles viennent spontanément à l’esprit, Aristote et Augustin, l’un à partir du thème de la « pensée de la pensée », l’autre à partir des puissants développements qu’il consacra à la présence inamissible de Dieu à l’âme. Les cours que Hegel a consacrés à l’histoire de la philoso-phie permettent de supposer que ces figures ne sont pas sans rapport avec le thème de la « pensée pure » ou de l’idée éternelle s’auto-déployant. La Religion accomplie semble d’abord confirmer l’hypothèse de l’identité entre Dieu qui est Esprit, et la « pensée pure », c’est-à-dire Dieu en soi, selon son concept, « puissance infinie, se séparant et retournant en elle-même (sich dirimierende und in sich zurückkehrende Macht)42 ».

39. Jean-Louis Vieillard-Baron, Hegel. Système et structures théologiques, op. cit., pp. 173-184.40. Ibid., p. 174.41. J.-L. Vieillard-Baron, Hegel. Système et structures théologiques, op. cit., p. 91.42. G.-W.-F. Hegel, La Religion accomplie, 3e partie, op. cit., p. 23, p. 21 de l’édition allemande citée.

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215HEGEL ET LA THÉOLOGiE

Le Dieu en soi (Gott an sich) correspond à l’un des pôles de la distinction forgée dans la tradition cappadocienne entre Théologie et économie. Hegel est cependant plus proche encore de la distinction contemporaine entre tri-nité immanente et trinité économique dont il est assurément l’inspirateur immédiat. En effet, la distinction hégélienne exploite les ressources d’une théologie de la croix et de la mort du Fils, et non pas d’abord le thème de la Transcendance du Dieu caché ou dissimulé dans sa révélation économi-que. Hegel ne suit pas la tradition du Deus absconditus et du Deus revelatus. En revanche, il assimile le Dieu trinitaire, Dieu qui est esprit, au Mystère de Dieu, « puissance infinie se séparant et se retournant en elle-même » :

« Dieu est esprit, c’est-à-dire ce que nous appelons le Dieu trinité (dreieini-gen Gott). Pur contenu spéculatif, c’est-à-dire mystère de Dieu ; Dieu est esprit, l’activité absolue, actus purus, c’est-à-dire subjectivité, personnalité infinie, infinie distinction de soi d’avec soi-même, génération absolue en tant que pour soi identique à soi dans sa différence […] mais ce qui est distingué […] est maintenu dans le concept éternel de l’universalité en tant que subjecti-vité absolue ; il est ainsi posé dans sa distinction infinie, n’est pas arrivé aux ténèbres, c’est-à-dire à l’être-pour-soi (fürsischsein), à l’opacité, à l’impéné-trabilité, à la finité, il est au contraire en même temps en tant que demeu-rant en sa différence dans cette unité immédiate, étant ainsi en sa différence en lui-même le concept divin total – Fils et Dieu ; cette unité – est l’amour éternel43. »

Ce texte, issu des premiers paragraphes du manuscrit autographe de 1821, est capital. il est l’expression conceptuelle la plus forte de l’existence d’une Trinité transcendante constituant le pur rapport à soi que Dieu, en son idée éternelle, accomplit dans un acte contenant déjà le jeu de la diffé-rence comme expression de l’amour éternel. La subjectivité absolue est l’ex-pression d’un rapport inter-personnel manifestant la nouveauté du Dieu révélé. Dieu n’est pas monade, mais vie inter-personnelle. Ce haut niveau de différenciation est l’expression immédiate de l’amour et deviendra la présupposition théologique d’une manifestation de soi de Dieu à la créa-ture, c’est-à-dire à son autre fini et contingent. Le texte porte la trace de cette séparation initiale et primordiale d’avec la réalité finie. Dieu demeure en sa différence. Rien ne laisse supposer que cette différence soit la marque d’une carence, ou d’une déficience. La différence (unendliche Unterscheidung) est bien plutôt le « concept divin total » (der ganze göttliche Begriff), unité de l’amour éternel dans un acte de différenciation personnelle. Cette inter-prétation est par ailleurs confirmée dans les versions de 1824 et de 1827 :

43. G.-W.-F. Hegel, La Religion accomplie, 3e partie, op. cit., p. 18 ; p. 16 de l’édition allemande (traduction modifiée).

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216 V. HOLzER

« La différence par laquelle passe la vie divine n’est pas une différence exté-rieure, elle doit être déterminée seulement comme intérieure, de sorte que ce qui est premier, le Père, doit être compris comme ce qui est dernier. Le processus n’est ainsi qu’un jeu de conservation de soi (Selbsterhaltung), de la certification de soi (Vergewisserung seiner selbst)44. »

La différence intra-trinitaire et le monde :contre une interprétation communément admise

L’opposition entre « différence extérieure » et « différence intérieure » ne doit pas être assimilée à une forme de panthéisme. L’opposition sert d’abord à récuser une conception extrinséciste de l’acte créateur, comme si le créé ou le fini étaient face à Dieu dans une position de vis-à-vis : « Le côté infini, Dieu en tant qu’esprit, s’il demeure au-delà, s’il n’existe pas comme esprit vivant de sa communauté, est lui-même seu-lement dans la détermination unilatérale en tant qu’objet45. » Le lien de Dieu à son autre fini est posé comme un « moment » de la différenciation intra-trinitaire. Un tel lien fonde une autre connaissance de Dieu. Dieu n’est pas un « objet » de pensée, il existe comme « esprit vivant » (lebendiger Geist) de sa communauté.

On pourrait objecter à notre interprétation que la relation entre « dif-férence intérieure » et « différence extérieure » prouve que le divin doit accomplir dialectiquement sa propre essence en s’extériorisant en un autre fini et contingent. il a en quelque sorte besoin du monde. Cette lecture nous paraît contestable. Elle s’appesantit par trop sur le rapport de Dieu à l’extériorité en l’assimilant à une conception du divin en devenir. Or, rien dans les textes que nous avons lus ne permet de conclure à une telle suppo-sition. Rappelons que Hegel conteste toute confusion entre l’un des pôles de la différence intra-divine, à savoir Fils, et le monde, « sinon on pourrait voir apparaître le faux sens […] selon lequel le Fils éternel du Père, de la divinité qui est à elle-même objectivement, qui est à soi-même ob-jecti-vement, serait la même chose que le monde, physique et spirituel, et que par ce Fils il ne faudrait entendre que celui-ci46 ». Y a-t-il chez Hegel une théorie du divin en devenir, cela semble aussi exclu. Le processus (Prozess)

44. La Religion accomplie III., op. cit., p. 126 ; p. 129 éd. all. 45. La Religion accomplie III, 103 ; p. 105, éd. all. : « Nous sommes habitués à dire de Dieu :

Dieu est le créateur du monde, il est souverainement juste, omniscient, souverainement sage. Mais ce n’est pas là la véritable connaissance de ce qu’est la vérité, de ce que Dieu est ; c’est le mode de la représentation, de l’entendement », op. cit., p. 190-191.

46. La Religion accomplie III, p. 26 ; p. 25, éd. all.

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par lequel transite la vie divine est toujours conçu comme un jeu de conser-vation de soi et de certification de soi. Dans un premier temps, le fini est séparé de Dieu, sa différence n’est pas « sue » comme un « moment » de la différence divine. Hegel s’en explique avec clarté dans le cours de 1824. Le rapport entre la différence intra-trinitaire et le monde est posé comme « objet », c’est-à-dire comme fondement objectif, sans que ce rapport ne soit su ou réfléchi par la conscience finie.

« Nous pouvons dire que l’idée absolue, telle qu’elle est déterminée en tant qu’objet, existant en et pour soi (an und für sich seiend), est achevée (fertig ist) ; il n’en est pas ainsi du côté subjectif : celui-ci n’est achevé ni en lui-même – il n’est pas concret – ni en tant que conscience, selon ce qu’il a pour objet. il n’est pas réfléchi en soi, n’est pas posé en tant que distinct. Le sujet ne s’intuitionne pas soi-même dans l’idée divine […] il est la défectuosité (Mangelhaftigkeit) du premier rapport […] Le côté subjectif contient dans son développement la motivation de la religion, le besoin de la vérité. La religion chrétienne com-mence par la vérité elle-même ; celle-ci est Dieu, il est la vérité, et à partir de là seulement elle passe au sujet. il faut maintenant donner de ce second côté une détermination plus précise47. »

il nous paraît difficile d’admettre la thèse selon laquelle Dieu n’est pas en lui-même et pour lui-même générosité ou bonté primordiale, mais « carence » ou « défectuosité » initiale. Hegel use bel et bien de la termi-nologie de la « défectuosité », du « manque radical » (Mangelhaftigkeit), mais elle ne s’applique pas à la vie divine, c’est-à-dire à l’idée absolue. Cette « défectuosité » est identique au mal qui affecte l’homme, qui le rend « méchant par nature » (der Mensch ist böse von Natur). Le côté sub-jectif concerne donc l’homme encore séparé de Dieu, n’ayant pas atteint la connaissance de son propre fondement. Dès que l’homme échappe à sa naturalité, dès qu’il dépasse l’immédiateté (Unmittelbarkeit) en s’élevant du sensible à l’infini, il commence à se poser comme sujet et c’est alors que naît le besoin pour la subjectivité de se connaître dans l’idée divine. Ce proces-sus par lequel le sujet conscient de soi tend à Dieu est transposé du plan de la philosophie de la connaissance à celui de la « sotériologie ». Sortir de l’immédiateté, c’est-à-dire échapper à la seule naturalité pour s’élever à Dieu, traduit non seulement un « besoin de vérité » (Bedürfnis der Wahrheit), mais plus fondamentalement un « besoin de réconciliation » (Bedürfnis der Versöhnung). Ce côté subjectif est alors « satisfait », ou plutôt apaisé (befrie-digt) en « ce que Dieu apparaît (erscheint) dans la figure de la subjectivité (in der Gestalt der Subjectivität)48 ».

47. La Religion accomplie III, pp. 128-129 ; pp. 131-132, éd. all.48. La Religion accomplie III, p. 131 ; pp. 134-135, éd. all.

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218 V. HOLzER

Que Hegel ait « naturalisé » la doctrine chrétienne de la réconciliation est une interprétation qui peut se justifier. Qu’il ait voulu élever une doctrine théologique au rang de vérité philosophique relève sans doute d’une inter-prétation peu contestable. il est même possible que Hegel ait eu connaissance de l’axiome scolastique selon lequel la distinction des personnes, fondées sur des processions d’origine, constitue la cause et la raison de la production des créatures. Le pas que Hegel franchit, et qui n’est pas formellement théma-tisé à l’âge d’or de la période scolastique, consiste à produire une ontologie de la différence qui traverse tous les niveaux d’être et qui culmine dans le moment suprême de la pure négativité qu’est la mort. Qu’une ontologie de la négativité réclame et se fonde sur une doctrine trinitaire reliée à la croix est une entreprise inédite sur le plan philosophique. Que dans le Christ Dieu traverse la mort en y étant confronté comme à un moment déterminé de son essence, constitue là encore une entreprise inédite sur le plan philosophique. Hegel ne pouvait mener à bien cette systématisation philosophique qu’en s’appuyant sur une doctrine christologique et trinitaire dûment élaborée.

Mort du Christ et doctrine trinitaire

Pour mémoire, rappelons que chez Hegel, « la mort du Christ est d’une part la mort d’un homme, d’un ami qui a été tué par violence ; mais appré-hendé spirituellement, c’est cette mort même qui devient le Salut, le centre de la réconciliation49 ». L’interprétation spirituelle requiert impérative-ment une interprétation trinitaire. Cette connexion a été méthodiquement développée par Hegel, au point qu’elle constitue le contenu de la religion accomplie (vollendete Religion).

« La réconciliation dans le Christ en laquelle on croit n’a aucun sens si Dieu n’est pas su comme le Dieu trinitaire, à savoir qu’il est, mais aussi qu’il est comme l’autre, comme ce qui se différencie, de sorte que cet autre est Dieu lui-même, a en soi la nature divine en lui, et que la suppression de cette différence, de cet être-autre, que ce retour de l’amour est l’Esprit50. »

C’est dans l’événement de la mort du Christ que l’Absolu se donne un être-autre. Non seulement il se donne un être-là, c’est-à-dire un être fini – car c’est le sort de la finitude humaine de mourir – mais dans cette mort, il se conserve en quelque sorte :

49. G.-W.-F. Hegel, Leçons sur la Philosophie de la religion, 3e partie. La religion accomplie, édition de W. Jaeschke, trad. de P. Garniron, PUF, Paris, 2004, p. 241 ; (c’est nous qui soulignons).

50. Ibid., pp. 242-243.

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« L’être-autre, le négatif est su en tant que moment de la nature divine elle-même […] L’extérieur, le négatif se convertit de cette manière en l’intérieur. La mort a d’une part ce sens, cette signification que grâce à elle, l’humain est dépouillé et que la gloire divine apparaît de nouveau – elle est un dépouille-ment de l’humain, du négatif […] On dit : “le Christ est mort pour tous.” Ce n’est pas là quelque chose de singulier, mais l’éternelle histoire divine ; c’est là un moment dans la nature de Dieu même, cela s’est passé en Dieu même51. »

La mort du Christ, telle qu’elle est exploitée dans la Religion accomplie, est l’acte par lequel Dieu assume et dépasse la scission ou la séparation entre lui et l’homme. Dans cette partie de l’œuvre, Hegel ne mentionne la résur-rection que dans une seule phrase. La mort étant la mort de Dieu même, dans le Christ elle accède ipso facto à une signification spirituelle :

« La mort du Christ est d’une part la mort d’un homme, d’un ami qui a été tué par violence ; mais appréhendée spirituellement, c’est cette mort même qui devient le salut, le centre de la réconciliation […] La mort du Christ se définit ainsi, sous cet aspect, comme la mort qui constitue la transition à la gloire, à la glorification, laquelle n’est que le rétablissement de la gloire originelle52. »

Comme le confirment plusieurs passages de la Religion accomplie, dans la mort du Christ, c’est Dieu qui fait mourir la mort en tant qu’il en sort. Autrement dit, Dieu s’est posé identique avec ce qui lui est étranger pour le faire mourir. Cette ultime considération appelle les longs développe-ments que Hegel consacre à l’avènement de la communauté, c’est-à-dire à la suppression des individualités juxtaposées : « La communauté, ce sont les sujets singuliers empiriques qui sont dans l’esprit de Dieu53. » Cette unifi-cation semble se faire au profit d’un Dieu qui accomplit dialectiquement sa propre essence et devient le tout.

Ce sacrifice (Entaüsserung), que Hegel définit comme la suppression du naturel ou de l’être-autre, est d’abord l’expression de l’éternelle his-toire divine. Ce qui importe chez Hegel, c’est la relation de Dieu à Dieu, autrement dit le processus par lequel l’Absolu se sait dans le savoir de l’homme.

Pour accéder à cette vérité, Hegel reçoit la doctrine chrétienne comme un objet de pensée constitué, comme l’expression de la vérité révélée. Certes, la prise en charge philosophique d’une doctrine au contenu

51. G.-W.-F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, pp. 242-243.52. Ibid., p. 241.53. Ibid., p. 243.

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théologique constitue une énigme pour l’interprète. Pourquoi Hegel hausse-t-il une vérité théologique au rang de vérité de la philosophie ? il est possible que la théologie, comme forme du savoir, ne soit pas adéquate à la vérité de l’idée. Trop dépendante de représentations « puériles », elle exige un dépassement philosophique. De ce point de vue, Hegel resterait proche de Spinoza et de tout un courant de pensée critique à l’égard de la théo-logie, inauguré notamment par Descartes. Ce point est important. Hegel reproche à la dogmatique classique une tendance à l’extrinsécisme, même s’il n’emploie pas cette terminologie. Elle nous paraît cependant légitime, dans la mesure où les griefs hégéliens touchent à l’intelligence théologi-que de l’acte créateur et au lien de La Trinité au monde. Toute relation extérieure, tout lien de dépendance de type causal sont dépassés. Hegel a certes voulu épurer les représentations les plus grossières, notamment celles de Jacob Boehme, qu’il n’a pourtant pas manquées de louer tout en voulant les élever à une représentation conceptuelle plus digne de la vérité qu’elles contiennent : « […] En tant qu’esprit, Dieu consiste essentiellement à être pour un autre, c’est-à-dire à se révéler ; il ne crée pas le monde une fois, il est créateur éternel, cette activité éternelle de se révéler (dies ewige sich Offenbaren) ; il est cela, cet actus. C’est là son concept, sa détermina-tion (seine Bestimmung)54. » Cette précision, à laquelle Hegel consacre des développements constants, nous éloigne de toute forme de panthéisme. Certes, nous n’ignorons pas que la relation de l’infini au fini se pose sous la forme d’une communion spirituelle, contenue de la religion manifeste qui est « esprit pour l’esprit (sie ist Geist für den Geist) ». Ce processus (Prozess) est identique à l’être de Dieu, il consiste à « s’apparaître à soi-même (sich selbst zu erscheinen, sich zu manifestieren)55 ».

Une telle relation instaurée entre théologie et philosophie bouleverse radi-calement les distinctions kantiennes élaborées dans la septième section de la dialectique transcendantale. Hegel transgresse les limites que Kant assigne à la relation du concept à son effectivité. Cette opération repose sur une rela-tion singulière et inédite du rapport philosophie-théologie. En son centre, la philosophie de la religion est une christologie, dans la mesure où le concept de l’Idée ou de la pensée pure qui s’auto-déploie se fonde sur une Jésuologie qui s’est transformée en christologie. En somme, le concept c’est l’être effectif, Dieu se rendant mani-feste ou se révélant lui-même en sa déterminité christologique.

En commentant les formules d’inhabitation johanniques, selon lesquelles le Père est dans le Fils et réciproquement, Hegel s’écarte de toute concep-tion adoptianiste. Elle est rejetée avec une véhémence inattendue. Dès qu’il

54. La Religion accomplie III, p. 103 ; p. 105, éd. all.55. La Religion accomplie III, pp. 103-104 ; pp. 105-106, éd. all.

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s’agit d’interpréter le mode de relation du Christ avec Dieu, Hegel s’écarte d’une réduction de la christologie à la jésuologie d’inspiration romantique et kantienne.

« Ce qui importe dans ce propos et dans les autres n’est pas de savoir si l’exégèse peut réduire ces expressions prises pour elles-mêmes à la platitude (verflachen) – de cette manière le Christ serait seulement agréable à Dieu, tous seraient enfants de Dieu, comme toutes les pierres, les animaux, toutes les créatures le seraient, de façon pieuse – c’est la vérité de l’idée, ce que le Christ a été pour sa communauté, et l’idée supérieure qui a été en lui dans sa communauté56. »

L’identité divino-humaine du Christ est essentielle à la compréhension de la vérité de l’idée et de sa manifestation. Christologie et auto-révélation divine sont dès lors inséparables. Si cette interprétation est exacte, cela confirme la thèse selon laquelle Hegel ne part pas d’une conception a priori de l’auto-révélation divine, mais qu’il la fonde sur une présupposition chris-tologique et trinitaire reçue de la tradition dogmatique chrétienne. Certes, le lien entre christologie et doctrine de la nature divine s’auto-manifes-tant est une création inédite, une nouveauté, dans la mesure où ce lien est d’abord pensé à partir d’une théologie de la croix, comme le confirment de nombreux textes.

« Le suprême dessaisissement de l’idée divine en tant que dessaisissement (Entaüsserung) de lui-même, c’est-à-dire qui est encore ce dessaisissement, s’exprime ainsi : Dieu mourut, Dieu lui-même est mort – c’est une représen-tation prodigieuse (ungeheure), terrible (fürchterliche), qui met la représenta-tion en présence de l’abîme de scission (tiefsten Abgrund der Entzweiung) le plus profond […] Le spéculatif consiste en ce que le Fils en tant qu’il est le divin – un renversement (ein Umschlagen) du divin en lui – va dans la mort – lui, qui pour soi est l’amour absolu57. »

La religion révélée passe à la religion accomplie sous une présupposition christologique. Sous le langage ultra-conceptuel, se dissimule une mysti-que de l’union à Dieu, là où « l’esprit est pour l’esprit », là où « l’esprit a soi-même pour objet ». Cette ultime coïncidence exige que Dieu lui-même élève à lui le fini. L’identité divino-humaine du Christ en est la condition. La relation du Christ à l’idée divine est clairement posée dans le manus-crit de 1821 : « Par quoi cet individu accrédite-t-il aux yeux des autres qu’il est l’idée divine ? » Un aspect fondamental de l’enseignement du Christ,

56. La Religion accomplie III, op. cit., p. 58 ; p. 57 éd. all.57. La Religion accomplie, op. cit., p. 61 ; p. 61 de l’édition allemande.

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tiré essentiellement des maximes évangéliques matthéennes, vient étayer la thèse hégélienne de l’identité du Christ et de l’idée divine. il réalise l’idée divine par une parole qui accomplit ce qu’elle annonce et dont le contenu est le « royaume de Dieu – non pas une essence universelle mais une vie spirituelle vivante, une communauté divine58 », à laquelle la mort du Christ apporte son sceau. Le dessaisissement (Entaüsserung) est l’œuvre de l’amour, que Hegel appelle le sérieux du négatif.

Le thème de l’union possible des individus avec Dieu dans une commu-nauté spirituelle vivante est traité à partir d’une christologie du dessaisisse-ment de soi (Entäusserung), c’est-à-dire du sacrifice de soi culminant dans le consentement à la mort. L’amour n’est vrai que s’il est pensé comme l’identité du divin et de l’humain, puisqu’en cette identité l’éternel se nie en son autre fini et l’élève à lui. Hegel insiste sur le fait que la vérité de cet amour doit se dégager de toute fin particulière ou de tout intérêt. il est pure gratuité : « […] On n’est pas dans le cas où chacun aurait une occu-pation particulière, un intérêt ou un mode de vie particulier, et, à côté de cela, serait aimant […] L’amour des ennemis se trouve ainsi impliqué là ; ils doivent aimer, et rien d’autre, se dégager de tout, ils ne doivent prendre pour fin que cette unité, cette communauté en et pour elle-même, et non pas la libération de l’homme – fin politique – et s’aimer les uns les autres dans l’intérêt de cette fin59. »

Éléments de conclusion :le rapport entre Trinité économique et Trinité immanente

Qu’il s’agisse de l’Encyclopédie, ou des Leçons sur la philosophie de la Religion, l’Entaüsserung (dessaisissement) assume plusieurs fonctions « conceptuel-les ». Transcription du thème de la kénose, l’Entaüsserung s’applique d’abord à l’être de Dieu puisqu’elle désigne littéralement le « sacrifice » divin par lequel s’accomplit un « devenir autre » de Dieu. Cet acte d’autodétermina-tion divine s’accomplit par l’incarnation et la mort du Fils en lien avec le monde. Le monde créé est précisément « séparé par son Entaüsserung d’avec l’essence éternelle60 ». La conscience religieuse éprouve d’abord sa relation à Dieu sous le mode de la séparation ou de la scission. La philosophie de l’Absolu a précisément pour tâche de combler cette scission, c’est pourquoi

58. La Religion accomplie, op. cit., p. 59.59. La Religion accomplie, p. 55.60. G.-W.-F. Hegel, Philosophie de l’esprit [Iéna 1803-1804], PUF, Paris, 1969, trad. de Guy

Planty-Bonjour, § 566, p. 356 ; Leçons sur la philosophie de la Religion, iii/1, La Religion absolue, Vrin, Paris, 1975, pp. 150-160.

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la religion est la vérité de la philosophie. L’assomption philosophique d’une vérité religieuse ne doit cependant pas occulter son substrat théologique, que Hegel décrit en des termes valorisant la singularité du Christ : « Le royaume de Dieu a donc son représentant, c’est-à-dire le mode de son exis-tence, tout d’abord dans cet homme existant61. » Nous l’avons vu, Hegel répugne à réduire la christologie à une Jésuologie d’inspiration kantienne. Cette dernière reste prisonnière d’une conception adoptianiste fidèle aux présupposés d’une philosophie de la connaissance incapable de s’élever à la connaissance de l’idée divine. Rappelons que l’idée n’est finalement que le nom conceptuel de La Trinité. Elle implique l’ouverture, le dévoilement, la manifestation de soi. On peut alors penser qu’elle n’est pas indépendante de son effectivité christologique, et que La Trinité économique est au prin-cipe de toute connaissance de La Trinité transcendante.

C’est peut-être sur ce point précis que les difficultés d’interprétation peuvent surgir. il paraît assuré, désormais, que Hegel soit en possession d’une conception « transcendante » de La Trinité divine. Mais conserve-t-elle vraiment les marques de son origine économique ? Rien n’est moins sûr. L’idée divine absolue s’exprime au moyen de la « représentation » tri-nitaire ecclésiale, par les noms concrets de Père, de Fils et d’Esprit. Mais nous avons vu que ces noms concrets demeurent encore prisonniers de la « représentation », reflux ou projection de l’immédiateté (Unmittelbarkeit) sur la vie divine infinie, « rapport puéril (kindliches Verhältnis) » appelé à être dépassé. Les noms concrets de Père, de Fils et d’Esprit sont cepen-dant l’expression commençante ou approchante de la vérité de l’idée, dans la mesure où ils sont aptes à désigner le « Dieu vivant ». Hegel substitue cependant systématiquement le vocabulaire de l’esprit, de l’idée, de la vie ou de l’activité à celui, trop immédiat, de la paternité et de la filiation. Le rapport entre Trinité économique et Trinité transcendante ne correspond pas exactement à ce que les théologiens entendent en l’utilisant.

Au concept de Trinité transcendante correspond chez Hegel celui de « vitalité de Dieu » (Lebendigkeit Gottes). Le Dieu vivant (der lebendige Gott) signifie en outre que les particularités (Besonderheit) qu’il comporte, et leur résolution, ne sont pas simplement une modalité extérieure qui pourrait être comprise uniquement de notre point de vue. Non seulement Hegel rejette la christologie adoptianiste, mais aussi et conséquemment une représentation modaliste de la vie trinitaire. La question est évidemment de savoir si les « particularités » que comporte la vie divine sont des élé-ments du monde ou des déterminations de l’être de Dieu. il est possible qu’elles soient les deux en même temps. Lorsque Hegel décrit Dieu comme

61. La Religion accomplie, op. cit., p. 60.

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celui qui résout lui-même les contradictions (Widersprüche), il propose bien une définition d’essence qui conjoint Dieu et le monde, Dieu et son rapport au monde. Ce rapport de continuité immédiate entre Dieu et le monde correspond au côté « objectif » de l’auto-détermination divine. il n’est pas encore « su » du côté « subjectif ». Cependant, en soi il est totalement achevé. En revanche, il ne l’est pas encore du côté de l’esprit qui tend vers Dieu. La Trinité « immanente » se fait Trinité économique dans ce pro-cessus d’appropriation consciente. Cette appropriation est Dieu qui se sait dans le savoir de l’homme, ce que Hegel appelle, dans une expression inat-tendue, l’unio mystica.

L’homme ne peut se dérober à cette emprise divine. La personnalité qui ne s’abandonne pas dans l’idée divine est le mal. Ainsi, le vocabulaire de la défectuosité (Mangelhaftigkeit) affecte l’homme comme esprit fini tendant à Dieu. L’exigence d’appropriation qui en découle est formulée au moyen de la dialectique spirituelle de l’en soi et du pour soi, dialectique modelée sur le rythme de la vie trinitaire, c’est-à-dire de la personnalité distincte et de l’unité de nature en Dieu. Hegel a ainsi trouvé dans la foi trinitaire le modèle de la personne qui renonce à soi et se conserve en l’autre.

« […] La religion chrétienne ne dit pas seulement « Dieu est un en trois », mais aussi « il y a trois personnes » ; là, l’être-pour-soi est porté à son point culminant, qui n’est pas seulement le un mais la personne, la personnalité. La “personne” est la plus haute intensité de l’être-pour-soi. La contradiction semble avoir été portée à un tel point qu’aucune résolution de la personne, aucun mélange (Vermischung) de la personne avec une autre n’est possible ; mais un tel mélange n’en est pas moins exprimé dans l’affirmation qu’il n’existe qu’un seul Dieu ; les trois personnalités sont ainsi seulement posées en tant que moment disparaissant. La personnalité exprime l’exigence que l’opposition soit prise absolument, le fait qu’elle n’est pas si douce, et que c’est précisément seulement à ce sommet qu’elle se supprime elle-même. De cela aussi nous avons la représentation. Dans l’amour, dans l’amitié, c’est la personne qui se conserve et qui par son amour obtient sa subjectivité, qui est sa personnalité62. »

Ce texte exprime en un langage inhabituel l’essence même du dogme trinitaire. il en traduit la rigoureuse orthodoxie. Mais il apporte aussi un éclairage précieux sur le sens que Hegel assigne à l’expression de la vérité, non pas tant comme substance que comme sujet. Sur le plan de la doctrine trinitaire, les affirmations du philosophe ne sont pas sans conséquences. On ne doit pas seulement concevoir la vie trinitaire sur le plan de l’être ou de la substance, mais aussi sur le plan de l’esprit, de la vie consciente de

62. La Religion accomplie III, p. 124 ; p. 127 éd. all.

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soi. À ce second niveau, ce qui prévaut c’est l’analogie de l’inter-personna-lité. Les « personnes » ne peuvent être réduites à de simples modes d’ex-pression ou de communication d’une essence féconde. La Trinité n’est pas une amplification ou une redondance du Moi. Elle serait alors un suprême « égoïsme ». La Trinité n’est pas le triomphe ou le déploiement de l’Ego. La Trinité de Dieu inclut au contraire une dimension de « dépossession », de « renoncement » par laquelle chaque Personne se dédie en faveur de l’autre et se définit en se donnant à l’autre. C’est bien la « personne qui se conserve et qui par son amour obtient sa subjectivité ». Ainsi, « fixer la per-sonnalité comme non résolue », c’est l’isoler dans une position enstatique, la priver de sa subjectivité, c’est-à-dire de sa capacité à transcender l’opacité ou la clôture de sa naturalité, de son en soi.

Que de cette prémisse théologique, au demeurant si simple et dépouillée, naisse une apologie de la contradiction résolue, ou une ontologie de la dif-férence et de la négativité, constitue probablement le véritable enjeu de la pensée hégélienne. il ne nous appartient pas d’en discuter ici. Personne, aujourd’hui, ne peut décemment nier que le « hégélianisme » a irrigué, à l’instar du « nietzschéisme », une idéologie politique, une représentation du monde auxquelles est indéfectiblement liée la pensée allemande du xixe siècle. Heinrich Heine, dans l’ouvrage déjà évoqué sur le rapport de la philosophie et de la religion en Allemagne, fait preuve d’une étonnante lucidité au sujet des ressources ambivalentes que recèlent ces formes de pensée. n

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