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  • Som

    mai

    reIntroduction _________________________________________________________________________________ 3

    Dfinitions __________________________________________________________________________________ 4

    Partie 1, Oser la spiritualit dans les organisations _____________________________________ 5

    Oser la spiritualit dans les organisations _________________________________________________________ 6Laurent Ledoux, propos recueillis par Elisabeth Martini

    La spiritualit, source dinspiration pour un dirigeant _______________________________________________ 12Herv Guichard, propos recueillis le 8 janvier 2014 par Marion Balseinte et Pascale Charlier

    Salah et Gilles ______________________________________________________________________________ 16Gilles Auberger, Salah Benzakour, propos recueillis par Vronique Campillo

    De ltre professionnel ltre spirituel ___________________________________________________________ 19Marion Balseinte

    Partie 2, Diriger, cest servir ______________________________________________________ 22

    Lessence du leadership _______________________________________________________________________ 23Elisabeth Martini

    Le servant leader ____________________________________________________________________________ 28Daniel Belet

    Lexercice du pouvoir: un clairage franciscain _____________________________________________________ 32Franois Delmas-Goyon

    Partie 3, Les chemins ____________________________________________________________ 35

    Lobservateur intrieur en images _______________________________________________________________ 36Pascale Charlier

    Le corps, un espace pour la vie spirituelle _________________________________________________________ 39Vronique Campillo

    De lalignement du leader la dynamique collective, un chemin de discernement _________________________ 43Marie-Hlne Cahuzac-Feron

    Les auteurs _________________________________________________________________________________ 49Les tmoins _________________________________________________________________________________ 51

    Bibliographie _______________________________________________________________________________ 52

  • 3 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    IntroductionLide de ce livre blanc a germ au prin-temps 2013 dans le cercle Spiritualit et Leadership de lassociation Gnra-tion Prsence qui uvre au renouvel-lement des formes contemporaines de leadership. ce titre, la diffusion de la pense dOtto Scharmer et de son livre fondateur Thorie U, Diriger partir du futur mergent1 fait partie, entre autres, de son objet associatif. Otto Scharmer est matre de confrences au MIT (Mas-sachussetts Institute of Technology). Son livre a t publi en franais en janvier 2011. Il dcrit une dynamique pour accompagner des transformations pro-fondes et durables dans un monde en mutation, que lon retrouve galement sous la plume de Joseph Jaworski dans Source2.

    Le cercle et les auteurs

    Le cercle est compos de professionnels des mtiers de laccompagnement des organisations, du dveloppement des dirigeants, des managers et de leurs quipes. Une des ambitions portes par les membres du cercle est dapprofondir

    1 Otto Scharmer, Thorie U, Diriger partir du futur mergent, Gnration Prsence & Pearson Education, 20112 Jaworski, Joseph. Source, Un chemin vers lorigine de la connaissance, Colligence 2013

    la question de la place et du rle de la spiritualit dans lart et la manire de manager les hommes et les organisa-tions.

    En effet, dans nos parcours profession-nels et nos parcours de vie, nous avons t amens constater que la croissance spirituelle des personnes en situation de responsabilit contribue leur bien-tre et celui de leur environnement. Cest le plus souvent loccasion dune volu-tion professionnelle ou lorsquelles sont confrontes des situations complexes quelles sont amenes entrer en dia-logue intrieur pour mieux discerner et clarifier leur vision. Plus largement, cest dans laction, dans la passion dentre-prendre et dans la capacit ouvrir de nouveaux horizons, innover, rver et faire rver quaffleure la dimension spirituelle.

    La thmatique

    Sujet tabou en entreprise (du moins en France o le primat est donn la rationalit), il nest pas rare que dans nos missions daccompagnement la spiritualit transparaisse, ne serait-ce quen filigrane. Rien dextraordinaire cela. La dimension spirituelle fait partie

    intgrante de notre humanit. Chaque fois que nous nous posons la question: Quest-ce que la vie nous appelle faire ici et maintenant ? , dans tous ces moments o nous sommes en qute dharmonie, de runification avec nous-mmes, les autres, la nature, lunivers (harmonie qui passe par la qute du sens, du beau, du bon et du bien au tra-vers de notre tre sensible), nous cher-chons nous relier plus grand que nous, mettre en uvre notre meilleur potentiel au service du bien commun.

    Beaucoup douvrages et dtudes abordent ce thme riche des liens entre spiritualit et leadership, notamment sous langle de limpact de la vision et des choix stratgiques des dirigeants sur le fonctionnement et les rsultats de leur entreprise. Le lecteur trouvera notre choix dans la bibliographie en fin dou-vrage.

    Notre contribution au travers de ce livre blanc, fruit dune exprience dcriture collective et collaborative tale sur neuf mois, est modeste. Elle est ne du dsir de tmoigner de la manire dont ce thme nous interpelle dans nos che-mins respectifs de dveloppement spiri-tuel et dans nos formes daccompagne-ment.

    mesure que le projet de livre blanc se concrtisait, nous avons eu le bonheur de nous ouvrir diffrents points den-tre dans la thmatique. Nous voulons offrir au lecteur la richesse de ces pers-pectives. Dautres seraient encore ex-plorer.

    Le lecteur trouvera ici des tmoignages, des rcits et des pistes dactions. Sil y puise de linspiration et de llan pour laborer, poursuivre ou renforcer son propre cheminement, nous aurons at-teint notre objectif.

    RemerciementsNous remercions Gilles Auberger, Da-niel Belet, Salah Benzakour, Franois Delmas-Goyon, Herv Guichard, Laurent Ledoux, et Jean-Bernard Rivaton davoir manifest lintrt et limportance de la spiritualit dans le management tra-vers leurs tmoignages et contributions. Le lecteur trouvera les dtails de leurs parcours respectifs en fin douvrage.

    Ce projet a t rendu possible grce au soutien financier de lassociation Gn-ration Prsence (www.generation-pre-sence.com) et de lquipe de rdaction.

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    DfinitionsAvez-vous dj tent dcrire une dfini-tion cinq? dix? Cest un dfi que nous avons relev et qui nous a conduits rester humbles. Ces dfinitions sont les fruits de nos travaux collaboratifs et rien dautre. Elles ne veulent ni enfermer ni stabiliser. Nous souhaitons quelles apportent au lecteur une dlimitation du champ de nos rflexions et une meil-leure comprhension des diffrentes contributions.

    La spiritualit

    La spiritualit est dabord un chemin intrieur qui nous permet de nous d-tacher de notre ego, de nous relier aux autres, la nature et, de retrouver une unit et une paix intrieure, en nous connectant notre Source profonde. Cest en cela quelle fait partie int-grante de ltre humain.

    Chacun de nous est la recherche dun sens sa vie et de rponses ses ques-tions, cest ce qui nous meut mme si ne nous mettons pas le mot spiritualit dans ce mouvement. Si nous acceptons de vivre ouverts et disponibles cette incertitude, nous pouvons contacter merveillement et humilit.

    La spiritualit recouvre aussi un rapport la transcendance, que la majeure par-tie de lhumanit exprimente dans le cadre des grandes religions tradition-nelles. Cependant, elle ne se limite pas aux religions institues, quelle englobe et dpasse. La spiritualit commence l o lhomme se heurte aux limites de la rationalit pour nourrir cette partie de lui-mme qui transcende la matire. La Vie est mystre. Cest ce mystre que lhomme cherche percer, mais il est avant tout invit laccueillir.

    Depuis la nuit des temps, la spirituali-t sexprime au travers de formes dex-pression multiples (sagesses crites et orales, religions institues, pratiques mditatives, rituels), autant de tenta-tives de lhomme pour affronter son an-goisse existentielle, et entrer en contact avec ce quil ne peut ni voir, ni toucher, ni apprhender de faon concrte et ra-tionnelle.

    Comme lcrit si bien Jean-Yves Leloup3 :

    Tout tre humain a un cur et ce cur peut slargir en aimant ; tout tre humain a une intelligence et

    3 Jean-Yves Leloup, La montagne dans locan, Albin Michel Spiritualits 2007

    cette intelligence peut voir clair; tout tre humain peut ouvrir son humani-t ce qui transcende son humanit Alors, il devient vraiment humain On devient Homme dans la mesure o lon souvre plus que lhomme, autrement on nest pas vraiment hu-main. Lhomme devient humain dans cette capacit douverture la trans-cendance. Cest ce qui fait lhomme ouvert, non enferm dans sa na-ture mortelle

    Le leadership

    En vieil anglais, le mot leath, racine du mot leadership, prend un double sens: disperser et dvelopper, tendre. Il voque le franchissement dun seuil, la mort des reprsentations dpasses. Le leader est acteur de transformation.

    Ce nest pas la position hirarchique ou le pouvoir qui fait le leadership. Le leadership est une faon dtre et dagir, une posture naturelle pour celui qui agit dans son domaine dinfluence et dans son environnement. Cest une qualit de prsence soi et aux autres qui change tout car elle suscite lan et engagement autour de soi.

    Un leader est humble, au service de comme lillustre Joseph Jaworski dans

    Source4 : Son sens du soi sest ouvert autrui sans considration de race, sexe, classe sociale ou religion. Le plus sou-vent, il fait usage de son pouvoir et de son influence pour se mettre au service des autres et les aider progresser. Se-lon Robert Greenleaf5, les personnes qui cohabitent avec ces leaders au service des autres deviennent plus rflchies, autonomes, indpendantes et sont en meilleure sant. Elles sont galement plus mme de devenir elles-mmes des leaders au service.

    Un leader connect sa Source int-rieure associe sa comprhension cogni-tive du monde avec son meilleur poten-tiel, un sens aigu du meilleur possible en mergence au service des autres et du bien commun : cest selon nous le fondement de laction juste, qui diffuse des sentiments de joie et damour, et qui donne sens la vie. Cest un chemin de sagesse dont notre monde a besoin.

    4 Voir note 25 Greenleaf R., Servant Leadership: A Journey into the Nature of Legitimate Power and Greatness, Paulist Press, 1977

  • 5 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    Partie 1

    Oser la spiritualit dans les organisations

  • 6 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    Oser la spiritualit dans les organisationsLaurent Ledoux6, propos recueillis par Elisabeth Martini

    6 Merci entre autres Serge Pegoff et Michel Colas pour laide apporte finaliser ce texte

    Elisabeth Martini : 47 ans, tu as dj une carrire bien remplie, alternant entre le sec-teur public et priv. Tu y as transform et redynamis de nom-

    breuses organisations. Tu poursuis galement depuis ta jeunesse un che-minement philosophique et spirituel. Peux-tu nous en retracer les grandes lignes?

    Laurent Ledoux : Tout a commenc lorsque javais sept ans. Mon professeur de judo, Franois Vassart, qui fut galement mon premier guide spirituel,

    me montra la photo de Matre Awa, lun des plus grands matres japonais de tir larc, bandant son arc. Bien quayant plus de 80 printemps et presquaveugle, Matre Awa ne manquait jamais la cible. Son secret: Ne tirez pas. Laissez cela

    tirer. Mon cheminement philosophique et spirituel de ces 40 dernires annes pourrait ds lors se rsumer ainsi : ap-prendre laisser cela tirer travers moi. Cest--dire meffacer autant que possible pour devenir un canal, un instru-ment au travers duquel cela sexprime.

    Dans un premier temps, mon chemine-ment philosophique ma permis de cer-ner un peu mieux, intellectuellement, ce que cela pourrait tre. Le philosophe Marcel Conche, en particulier, my a beaucoup aid. Avec lui, jai appris penser la Nature, cest--dire le tout de la ralit, comme infinie dans le temps et dans lespace et donc comme une. Ds lors, tout tre humain ou animal, toute chose, nest que la forme que prend de manire temporaire, fugace, la Nature en un point donn. Les tres humains se pensent comme des individus avec une ralit indpendante de la Nature, mais cela nest quillusion. Nous sommes la fois finis et infinis. Finis par la forme corporelle que nous prenons, par notre

    ego Infinis parce que nous sommes plus que relis au tout ( cela): nous en sommes un lment indissociable, nous sommes le tout.

    Avec le temps, jai ainsi appris penser le cela de Matre Awa comme la Na-ture de Conche, et non pas simplement comme une partie distincte de celle-ci ou de nous. Laisser cela tirer nces-site donc de comprendre, linstar de Matre Awa, que tout est un: pour lui, lhomme quil est, larc, la flche et la cible ne font quun. Et cest prcis-ment parce quil pratique le tir larc conscient de cette unit et quil sefface pour la laisser sexprimer que la flche atteint la cible, ntant dvie en rien par un quelconque dsir de russir ou une crainte dchouer de la part de lar-cher. Dailleurs, pour Awa, la vritable cible est bien au-del de la cible de paille dans laquelle la flche viendra se loger. Elle est dans la ralisation de cette unit quil exprime de ces mots : Une flche, une vie.

    EM : Le mot spiritualit est construit partir du mot esprit. La spiritualit peut tre dfinie comme une faon de vivre en communion profonde avec lEsprit. Dans ton cas, lEsprit est donc ce que tu nommes la Nature, le tout de la ralit, qui est un, malgr la di-versit des formes quil prend?

    LL : Oui. Jai eu le bonheur de rencon-trer des matres spirituels de convictions diffrentes: juifs, chrtiens, musulmans, bouddhistes, zen, hindous, athes Grce eux, jai compris quil y a dans pratiquement toutes les grandes re-ligions et mme chez les athes, une veine spirituelle dont lessence est simi-laire celle exprime par Matre Awa. Ils sont heureux de se mettre en retrait, de seffacer pour laisser cela sexpri-mer dans chacune de leurs penses et actions et ils sont la fois engags dans laction. la fois dtachs et engags. Dtachs parce quils ne sidentifient pas leurs penses, leurs actions ; ils savent ntre que les instruments de quelque chose qui les dpasse7. Enga-gs, parce quils font jusquau bout ce quils estiment tre juste, ce quils esti-ment devoir faire.

    Ainsi, malgr des divergences parfois fortes sur le plan intellectuel quant leurs croyances ou convictions, ces matres spirituels se rejoignent et se retrouvent dans leur cheminement spi-rituel, au point dadopter des pratiques communes (un chrtien pratiquant la mditation zen ; un hindou recevant la communion chrtienne). Parmi ces

    7 Luther King, Gandhi ou Mandela sont les modles contemporains et connus de ces leaders ports par cette mme veine spirituelle, bien quadeptes de croyances diffrentes.

  • 7 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    matres,il y a des artistes8, des peintres, des musiciens, des enseignants, des scientifiques, des crivains pour qui lart auquel ils sadonnent, le mtier quils exercent, est en fait une pratique spirituelle.

    Grce eux et Matre Awa, jai ainsi compris quil me fallait dpasser la re-cherche purement intellectuelle de mon cheminement philosophique. En effet, comme lillustre lexemple du tir larc, pour russir oprer pratiquement cette alchimie de lunit, il ne suffit pas de la penser, il faut la vivre et apprendre lexprimenter chaque jour au travers de lune ou lautre pratique. Cest pourquoi mon chemin sest progressivement lar-gi et transform pour devenir chemine-

    8 Quelques phrases de Georges Braque, recueillies ce week-end dans une exposition et qui font cho celles de Matre Awa: Le tableau cest avant tout une aventure. Je pars laventure vers le mystre des choses, leur secret. Jattends que a se dvoile. [] Seuls les rapports je dtache bien ce mot me touchent. La peinture vivante ne stablit quen fonction deux. [] Ce sont les rapports des objets entre eux qui nous donnent parfois le sentiment de linfini en peinture. Ce matin mme (06/01/14), jai entendu lcrivain et pote Christian Bobin sur France Culture (Les racines du ciel) dire : Les choses que jcris me viennent alors que je ne les attends pas. Mais elles arrivent relies de moi. Mon travail consiste enlever ce moi. Cest ncessaire pour arriver cette densit dans lcriture. Paradoxalement, pour enflammer la page, il faut tre froid, il faut que les mots soient librs du moi. [] Jaimerais que mes livres donnent ce qui ma t donn. [] Malgr les apparences, je suis en bataille permanente mais mes allis sont innombrables: fleurs, feuilles, toiles, et tout cela. [] Les fleurs entretiennent dailleurs avec les toiles une conver-sation permanente, vibrante, secrte. Le monde nest jamais quun grand entretien de tout avec tout. Cest une musique dont la note de base est vibrante et heureuse.

    ment spirituel o japprends chaque jour vivre autant que possible cette unit, dans chacun de mes gestes et de mes penses. Je my exerce au travers de pra-tiques diverses: la mditation et la respi-ration consciente, la marche en fort, le vlo que jutilise pour lessentiel de mes dplacements quotidiens, la prparation et lanimation mensuelle des sminaires de PhiloMa9, la rdaction de comptes-ren-dus de ces sminaires, lenseignement et le partage via des confrences, le soutien actif diverses associations, la lecture, le suivi dune dite alimentaire, une cer-taine ascse dans ce que je consomme... et la pratique quotidienne de la gestion, du management.

    Cette diversit de pratiques peut appa-ratre paradoxale pour quelquun qui prtend rechercher lunit. Ce paradoxe nest quapparent: la recherche de luni-t passe invitablement par une diver-sit de pratiques. En fait, chacune de nos activits, mme les plus humbles (laver la vaisselle, sortir les poubelles) peuvent tre vcues comme loccasion dune pratique spirituelle. Ce qui ca-ractrise les grands matres spirituels, cest prcisment de vivre lunit dans chacun de leurs gestes, pas seulement lorsquils mditent ou sadonnent une pratique particulire (tir larc, yoga).

    9 Voir http://www.philosophie-management.com

    EM: Dois-je comprendre que tu consi-dres le management comme une de tes pratiques spirituelles ?

    LL : Oui. Dans lesprit dunit que je viens dvoquer, il serait absurde de dis-tinguer des activits ou des pratiques qui seraient spirituelles et dautres qui ne le seraient pas. Le moindre de nos gestes est potentiellement spirituel : il suffit pour cela que nous le vivions comme tel, que nous soyons prsents ce geste, que nous soyons conscients en laccomplissant quil nous relie tout,

    quil affecte tout, mme de manire in-fime ou trs indirectement. La gestion dorganisations et dquipes tant mon activit principale, il est donc tout na-turel quelle soit aussi, aujourdhui, ma pratique spirituelle principale.

    EM : Concrtement, comment cela se passe-t-il ?

    LL : Bien videmment, cette conscience de laction dans linstant prsent ne prend pas la forme de rituels ou de pratiques observables lil nu. Cela se manifeste plutt par une volont constante et consciente dadopter une thique managriale (une faon de me comporter en tant que manager) qui soit le plus possible en harmonie avec la vision du monde, de la Nature, cest--dire du tout de la ralit, que je viens desquisser. En ce sens, tenter daccorder mes actes managriaux quotidiens avec la spiritualit qui mhabite est aussi une voie de sagesse10. Sagesse que lon peut parfois entrevoir mais que lon nacquiert jamais dfinitivement11. Cette voie du management nest dailleurs pas fonda-mentalement diffrente de la voie du tir larc pratique par Matre Awa. son

    10 Le philosophe Marcel Conche dfinit une sagesse particulire comme le rsultat dune thique pratique au quotidien en cohrence avec une mtaphysique.11 Comme me la appris Jacques Castermane, disciple de Karlfried Graf Durckheim et matre zen, mme les plus grands matres nacquirent jamais cette sagesse: elle peut se vivre ou se perdre chaque instant.

  • 8 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    instar, jaccorde une importance crois-sante respirer consciemment avant, pendant et aprs une runion impor-tante, ne pas perdre de vue, mme en situation de conflit ou de tension, que la personne en face de moi fait partie du tout comme moi, quelle est moi et que je suis lui. Cest toujours un mer-veillement de vrifier, chaque fois, que le simple fait de respirer consciemment peut nous aider nous reconnecter avec le tout de la ralit, cette paix intrieure que nous avons tous naturel-lement, mais que nous oublions si sou-vent, dconnects de nous-mmes et de ce tout par notre intellect surcharg de proccupations, par notre ego. Comme nimporte quel tre humain qui pratique une activit rgulirement, nous autres managers exprimentons des moments de flow durant lesquels tout semble se mettre naturellement en place, o nos dcisions semblent justes, dans lordre des choses, portes par un mouvement qui nous dpasse. Considrer les actes de management quotidiens comme une pratique spirituelle revient finalement revivre ces moments de manire de plus en plus frquente, voire continue.

    EM: Tu voquais linstant lthique. Lthique des affaires, les codes de conduites sont un must aujourdhui dans les entreprises. En quoi ton ap-proche spirituelle de la pratique ma-

    nagriale se distingue-t-elle, dans la pratique, du respect dun code de conduite thique?

    LL : La diffrence fondamentale rside dans le pourquoi ces codes de conduite ont t rdigs et doivent tre respects. Pour lillustrer, prenons lexemple du feu rouge12: vous pouvez le respecter parce que vous avez peur du gendarme ou de la contravention. Vous pouvez aussi le respecter parce que vous respectez la vie des autres et la vtre partir de votre vision du monde. Dans la pratique, vous pouvez avoir limpression que leffet est a priori le mme. Il nen est rien. Dans le second cas, le respect est indiffrent la prsence des gendarmes ou la probabilit dtre pris. Le respect nest dailleurs plus tant celui des rgles sp-cifiques que celui de lesprit des rgles et de ce quil soutient: le respect de soi, des autres et de la Nature, le tout de la ralit. Ce respect est beaucoup plus robuste, quelles que soient les circons-tances car il est une expression damour et non de peur. Il en va de mme pour les codes dthique en entreprise. La plupart sont des documents de dfense, de protection, qui ne font cho au-cune vision du monde particulire de la part des dirigeants, explicite au et partage par le personnel. Ces codes ex-

    12 Exemple utilis par le philosophe et manager Emma-nuel Toniutti

    priment en quelque sorte des thiques dracines. Sans fondements spirituels (qui relient lentreprise et ses collabora-teurs un tout qui les englobe et les dpasse), elles inspirent donc difficile-ment des comportements qui soient au-trement motivs que par la peur. Il nest donc pas tonnant quelles soient en fait instrumentalises par ceux qui en profitent. Ainsi aujourdhui, sans vision du monde et thiques dominantes et partages, susceptibles de lencadrer, le capitalisme semballe13 avec les cons-quences humaines, sociales, et environ-nementales que lon connat.

    13 La philosophe Anne Salmon et le sociologue Benjamin Barber mont permis cet gard de comprendre lvolution des rapports entre mtaphysiques, thiques et formes de capitalisme durant les deux derniers sicles. Ainsi, comme la montr Max Weber, la mtaphysique et lthique protes-tante qui en dcoule ont facilit lessor du capitalisme. De mme, la croyance dans le progrs, la science et lthique progressiste ont facilit lessor du capitalisme industriel.

    EM: Dois-je ds lors comprendre quil faudrait idalement, selon toi, que les collaborateurs dune entreprise par-tagent les mme croyances religieuses pour que lthique y soit un guide fort? Comment oser la spiritualit dans les organisations selon ta vision?

    LL : Non, bien videmment. Ce serait confondre religions et spiritualits. Comme je lai voqu prcdemment, il y a une veine spirituelle dans la plupart des grandes visions du monde, quelles soient religieuses ou pas. Le processus sculier de sortie des religions dans pra-tiquement toutes les socits du monde (mme celles o svit lintgrisme qui correspond souvent aux derniers sou-bresauts dun corps mourant) est en fait une formidable opportunit de remettre lhonneur la veine spirituelle com-mune qui a sous-tendu la plupart de ces visions du monde. Oser la spiritualit dans une organisation14 nimplique donc nullement dy imposer une croyance ou une vision du monde particulire mais plutt de veiller ce que chacun, quelle que soit sa vision du monde, puisse trou-ver dans son travail une opportunit de grandir, de se dvelopper en cohrence avec sa vision du monde. Vous me direz que cela est utopiste et quil est impos-sible de changer notre systme cono-

    14 La philosophe Simone Weil, entre autres, a nonc la forme que pourrait prendre une spiritualit du travail.

  • 9 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    mique actuel pour aller en ce sens. Je nen crois rien. Le systme conomique dans lequel nous oprons aujourdhui na rien dinluctable. Il ne se maintient que grce au sentiment dimpuissance que nous ressentons face lui et que cultive une caste assez restreinte qui en profite aux dpens des autres. Une autre faon darticuler lconomie et de grer les organisations est possible. Mais il faut le vouloir et se donner les moyens de lexprimenter. linstar de tant dautres, cest prcisment ce que je tente de faire mon niveau.

    EM : Venons-en au type de manage-ment que tu pratiques : comment le cheminement spirituel que tu viens dvoquer a-t-il chang en profondeur la faon dont tu gres les organisa-tions dont tu es responsable?

    LL : Comment la vision du monde que je viens desquisser se traduit concrte-ment dans mon style de management, dans les projets que je lance, dans les dcisions que je prends? Je propose de rpondre concrtement cette question partir de quatre thmes classiques du management:

    Lobjectif poursuivi par lorgani-sation : pour la plupart des entre-prises prives, la maximisation de la valeur actionnariale est lobjectif ultime. Oser la spiritualit dans lor-

    ganisation, cest prendre conscience que tout est li et vouloir agir en consquence, et cela implique de ne pas se satisfaire dun tel objec-tif. Il ne sagit nullement de nier la ncessit du profit et de la juste r-munration des actionnaires. Mais le profit et la valeur actionnariale sont des contraintes, pas des objectifs. En revanche, cest un objectif de contri-buer au mieux, au bien-tre socital, comme lexpriment et le pratiquent des dirigeants engags spirituelle-ment, quelles que soient leurs convic-tions, religieuses ou quils nen aient pas. Concrtement, cela implique de ne pas soumettre chaque action, projet ou dcision au critre de maxi-misation du profit mais dautres critres, tout en veillant ce quun profit minimum soit assur. Lorsque je travaillais dans le secteur financier, mon quipe et moi-mme avons ain-si dcid dallouer des centaines de millions au financement de projets hospitaliers alors que ce secteur nof-frait pas pour la banque les meilleurs rendements. Nous avons pu mener cette politique en veillant ce que le rendement combin de ces pro-jets avec ceux existant dans dautres secteurs nous permette de raliser le taux de rendement minimum exig par notre hirarchie. Aussi anodin et simple que paraisse cette politique, elle ncessite davoir pris conscience

    de lidologie de la valeur actionna-riale et de labus de langage qui fait des actionnaires les propritaires de lentreprise. Nous devons penser de faon globale, intgrale, la contribu-tion que doivent ambitionner les or-ganisations15 que nous dirigeons. Il sagit l dune transposition pratique de cette conscience de la Nature, du tout de la ralit, de lunit.

    Le leadership et la gestion des quipes: dans la plupart des forma-tions qui sont donnes en entreprise pour dvelopper le leadership et la ca-pacit de grer des quipes, laccent est mis sur les faons de convaincre et de motiver les gens raliser les objectifs de lorganisation. Le dve-loppement des personnes y est vu comme un levier pour raliser ces objectifs. Mon cheminement philoso-phique et spirituel ma amen envi-sager les choses autrement. Ainsi, jai compris quon ne pouvait pas moti-ver quelquun faire quelque chose; on peut seulement crer les condi-tions dans lesquelles cette personne peut se motiver16 le faire. Jai aussi compris que le rle du leader ntait

    15 Des philosophes comme Christian Arnsperger, Benoit Frydman, Philippe de Woot ou Ccile Renouard et des penseurs-acteurs engags comme Daniel Hurstel, avocat daffaires, mont aid dvelopper cette vision de la contri-bution des organisations.16 Getz, Isaac & Carney, Brian M., Libert & Cie, Quand la libert des salaris fait le bonheur des entreprises, tude, 2013

    pas ncessairement darticuler une vision pour lorganisation mais avant tout de mobiliser le groupe de col-laborateurs pour co-crer et mettre en uvre une vision partage. Mais le rle du Leader est de moduler de manire responsable le stress du groupe17 durant tout ce travail.

    Lattention au pouvoir des mots: cela consiste raviver les conversa-tions manquantes au sein des organisations, aider ses collabora-teurs briller et les traiter avec grce quel que soit leur rang18. Je tente de traduire ces ides en trois principes simples19, qui pourraient paratre vi-dents sils ntaient pas si souvent bafous dans de nombreuses organi-sations:

    1. traitement intrinsquement gal de chaque collaborateur, cest--dire avec le mme respect, la mme digni-t (par exemple, une invitation pour chaque collaborateur participer llaboration de la stratgie; la mise en place dune valuation 360 des dirigeants; instauration dune li-mite au rapport entre les salaires des dirigeants et ceux des collaborateurs les moins pays) ;

    17 Ronald Heifetz, Leadership without easy answers, Harvard University Press, 199418 Mark Strom, Lead with wisdom, Wiley, 201419 Emprunts Isaac Getz (voir note 14)

  • 10 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    2. priorit donne au dveloppement personnel de chaque collaborateur (en permettant par exemple, dans une organisation ayant atteint un certain niveau de maturit, des col-laborateurs de suivre des formations qui ne sont pas strictement nces-saires en tant que telles pour lorgani-sation mais qui peuvent ltre pour le dveloppement de la personne);

    3. cration dun environnement qui per-met aux collaborateurs de devenir plus autonomes (en supprimant, par exemple, les contrles infantilisants tels le pointage, en facilitant le tl-travail, en assouplissant les structures hirarchiques, en favorisant la trans-versalit).

    Ces ides, principes, actions concrtes, ont ceci de commun : ils impliquent une vision du rle de leader, dun manager qui est rel-lement au service de ses collabora-teurs et non qui prtend ltre pour mieux servir les objectifs de lorga-nisation ou ses propres objectifs. Ils impliquent galement que le leader soit capable de se mettre en retrait quand cela est ncessaire (au dbut de ma carrire, javais une vision hroque, omniprsente, du bon lea-der). Ainsi, linstar de Lao-Tseu qui qualifiait, il y a dj plus de 2600 ans, le meilleur leader comme celui

    dont le groupe connat peine lexis-tence, jai aujourdhui pour but, en tant que manager, de librer les ner-gies qui sommeillent dans lorganisa-tion et de me rendre progressivement inutile, dispensable. Un tel retourne-ment dans mon style de leadership na t possible que grce au chemi-nement spirituel voqu prcdem-ment. Comme my invite Matre Awa, je choisis dune part, de me prparer avec discipline (mettre en place les lments qui permettent un envi-ronnement favorable au respect, au dveloppement et lautonomie) et dautre part, de me mettre en retrait et laisser cela (ici, lensemble des collaborateurs) tirer la flche.

    La stratgie et lefficacit: dans une conception occidentale, hrite des Grecs, lefficacit dune stratgie consiste atteindre lobjectif que lon sest fix en cartant les obsta-cles entre nous et lui avec le moins de ressources possibles. Cependant, la philosophie chinoise envisage lef-ficacit de faon trs diffrente20: il sagit plutt de laisser autant que possible leffet (ce qui se produit na-turellement) simposer et mener un rsultat qui peut nous convenir, en intervenant le moins possible21.

    20 Le philosophe et sinologue Franois Jullien ma invit revoir radicalement ce que veut dire tre efficace.21 Cette ide fait dailleurs cho la virt selon Ma-chiavel (la capacit de souplesse du Prince sadapter aux circonstances et saisir la fortuna).

    Concrtement, cela mamne lais-ser une certaine souplesse, voire un certain flottement dans les organisa-tions que je dirige, laisser le plus dautonomie possible aux collabo-rateurs, permettre que des projets soient revus ou changs rapidement suite au questionnement de colla-borateurs ou des changements externes nouveau, on retrouve ici le thme spirituel qui parcourt tout ce que jai dit jusquici et qui souligne limportance de se relier au tout, dapprendre lcher prise, dagir sans chercher imprimer ma volont propre, sans vouloir laisser ma marque. Plutt de laisser cela tirer.

    EM: Quels sont jusquici les rsultats de la mise en uvre de ces ides, in-fluence par ta vision du monde, par ton cheminement spirituel, dans les organisations dont tu as eu la res-ponsabilit ou que tu diriges actuel-lement ? Comment cela modifie-t-il lenvironnement de travail des organi-sations dont tu es responsable?

    LL : Avant toute chose, je pense que cela a donn et donne lopportunit chacun de retrouver du sens dans le tra-vail quil ralise. Du sens, du plaisir, de la motivation. Mais attention, comme je lai dit, ce nest pas moi qui donne ce sens, qui rend les gens heureux ou qui

    les motive. Ils se motivent eux-mmes. Ma tche consiste essentiellement crer un environnement dans lequel les gens peuvent retrouver le respect pour eux-mmes, peuvent se dvelopper et devenir plus autonomes. Cela les en-trane non seulement vouloir prendre des initiatives, mais aussi tre capables et avoir la libert de les prendre. Cela libre et dmultiplie les nergies. Cest alors que lon se rend compte du para-doxe suivant : mesure que lon pour-suit vritablement un objectif plus noble que celui de maximiser le profit, ce der-nier crot gnralement plus que prvu. Et cest prcisment ce que nous avons rgulirement observ, mes quipes et moi : outre une bonne ambiance de travail, des rsultats commerciaux et fi-nanciers qui dpassaient rgulirement, et de loin, les objectifs qui nous taient imposs par notre hirarchie ou nos ac-tionnaires. Ce qui pourrait apparatre comme un paradoxe nen est pas un. Au contraire, cela fait parfaitement cho lenseignement de Matre Awa22 : Cest au plus haut degr de concentration que la flche jaillit spontanment comme un enfant laisse chapper quelque chose de ses doigts, avec innocence et oubli: cest le parfait non-vouloir qui a ralis le tir, le but lui-mme est atteint de surcrot. Tirer la cible cest avant tout atteindre lharmonie du tir, plutt que la prcision

    22 Tel que le rapporte Michel Random dans Les arts martiaux ou lesprit des bud, Nathan, 1977

  • 11 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    du tir qui est atteinte de surcrot. Cela permet aussi dentrevoir quinverse-ment, poursuivre en apparence un but noble pour esprer maximiser indirecte-ment le profit ne fonctionne pas. Tout dabord parce que tt ou tard, les col-laborateurs sen rendent compte et que cela sape toute lnergie positive et in-croyable que peut gnrer la poursuite dun but noble. Ensuite et surtout parce que cette hypocrisie a invitablement leffet dun poison qui contamine toute lorganisation et les relations entre les collaborateurs. Elle empche quy soit ralise cette alchimie de lunit qui permet des groupes de raliser des choses extraordinaires que seul lenga-gement dsintress permet de raliser. De mme, un niveau plus personnel, le cheminement spirituel doit tre pour-suivi pour lui-mme et non pour trouver la paix ou le bonheur. La paix et le bon-heur surviennent de surcrot.

    EM : Tes collaborateurs sont-ils conscients de la faon dont ton che-minement spirituel influence ta faon de grer? En quoi est-ce diffrent pour eux dtre manags par toi ?

    LL : De manire gnrale, ce que res-sentent la plupart de mes collabora-teurs, cest que jouvre les fentres pour laisser souffler un vent frais! La culture de respect, de dveloppement person-nel, dautonomie, de confiance et de responsabilit qui se met graduellement

    en place plat bon nombre dentre eux. Mais il y en a toujours aussi pour trouver quavec les fentres grandes ouvertes, il fait subitement trop froid et que lodeur de renferm qui rgnait avant avait les charmes de lhabitude. Il ny a donc jamais approbation unanime ! Par ail-leurs, tous mes collaborateurs sont loin dtre conscients du cheminement spiri-tuel que je poursuis. Tout dabord, je ne laffiche pas ostensiblement au travail, sans bien sr le cacher pour autant si on me pose des questions ce sujet. Que ce soit dans ou en dehors de ladminis-tration que je gre maintenant, tout le monde ne fait ainsi pas directement le lien entre le manager et la personne en-gage dans des organisations philoso-phiques et spirituelles comme PhiloMa et face2faith23. Ensuite, contrairement ce que certains pourraient penser la lecture de ce qui prcde, crer un envi-ronnement de travail librateur au sens dIsaac Getz ou de Ricardo Semler24, ne se fait pas sans tension. Bien souvent, avant de pouvoir travailler se rendre inutile, il faut accepter de traverser une priode durant laquelle on est trs pr-sent et intervient dans presque toutes les dcisions. Priode ncessaire pour permettre lorganisation de changer, de mrir afin de pouvoir devenir, in fine, plus autonome. Lapprentissage de la libert et de lautonomie des enfants

    23 http://face2faith.eu/24 Ricardo Semler, Maverick, et Getz, The Seven-day Weekend, Warner Books, 1993. Pour Getz, voir note 12

    passe galement par une priode o ils doivent mrir, en apprenant respecter une discipline ou des rgles imposes par leurs parents (qui, par la suite, de-vront veiller se rendre inutiles25). Dans le cas des organisations, lapprentis-sage et la mise en place se font plus difficilement encore car il faut dabord aider les collaborateurs se dprendre de pratiques inappropries ou inad-quates: pas ou peu de questionnement tolr sur la stratgie, sur la faon de travailler ; respect diffrenci des per-sonnes selon la hirarchie ; dveloppe-ment des collaborateurs recherch non comme une fin mais comme un moyen de maximiser la poursuite des objectifs de lorganisation; rgles et contrles in-fantilisants ; objectifs de lorganisation autocentrs Crer un environnement diffrent ne se fait donc pas sans heurts et requiert souvent des mesures fortes au dbut, qui peuvent apparatre en to-tale contradiction avec les principes de lenvironnement de travail librateur en-visag terme. titre dexemple, Ricar-do Semler, figure emblmatique de ce management, a licenci toute lquipe managriale de Semco lorsquil a hrit de la socit de son pre. Mais encore

    25 Lextrait suivant du Prophte de Khalil Gibran, exprime potiquement cette ide: Et il dit : Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de lappel de la Vie elle-mme, Ils viennent travers vous mais non de vous. Et bien quils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas. [] Vous tes les arcs par qui vos enfants, comme des flches vivantes, sont projets. LArcher voit le but sur le chemin de linfini, et Il vous tend de Sa puissance pour que Ses flches puissent voler vite et loin.

    une fois, le cheminement spirituel du manager facilite, selon moi, la traverse de cette priode plus rude, tant pour les collaborateurs que pour le manager lui-mme. Dune part, il lui permet sou-vent de mieux matriser ses motions et de prendre des dcisions mmes trs dures avec justesse, sans mivrerie mais galement sans excs. Dautre part, ce cheminement spirituel librant aussi progressivement du dsir de plaire ou dtre aim, le manager peut accepter plus facilement dtre incompris et dap-paratre comme incohrent ou incons-quent. Cest pourquoi, bien quathe, je fais mienne cette phrase de Ccile Re-nouard, philosophe et religieuse de lAs-somption, dans son trs bel article inti-tul Vie en entreprise et vie spirituelle26. Elle y caractrise le dfi du manager engag spirituellement comme celui de la confiance, au prix, parfois, dune grande solitude, mais aussi dune exp-rience possible de la proximit aimante et inoue de Dieu: lcher prise pour oser quitter ses idoles et ses peurs, inventer du neuf, oser tre soi jour aprs jour, oser pouser de grandes causes dans la ba-nalit du quotidien, mettre ses comp-tences et son savoir-faire au service de la justice et de la fraternit, avancer en eau profonde, srs que la source de vie ne nous sera jamais te.

    26 Article disponible sur http://www.cairn.info/revue-etudes-2011-6-page-751.htm

  • 12 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    La spiritualit, source dinspiration pour un dirigeantHerv Guichard, propos recueillis le 8 janvier 2014 par Marion Balseinte et Pascale Charlier

    Avant-propos

    Jai eu loccasion il y a quelques an-nes de travailler avec Herv Guichard. Nous avions eu lpoque des changes riches et intenses sur la place de la spiritualit dans lentreprise. locca-sion de ce livre blanc, Pascale et moi avons eu envie de le recontacter pour savoir comment il avait chemin sur ce sujet. Voici le fruit de notre entretien. Marion Balseinte

    Marion & Pascale : Comment dfi-nis-tu la spiritualit?

    Herv Guichard: La spiritualit, pour la dfinir simplement, cest un moyen de trouver sa place dans le monde en faisant des efforts pour se purifier de

    ses dfauts. Petit petit gommer les d-fauts de notre ego et rduire la fracture entre cet esprit et ce je qui sincarne. Cest tout un chemin. La spiritualit, je lassocie beaucoup dvelopper la conscience de qui on est vritablement, indpendamment de tous les condition-nements qui participent la construc-tion de lego. Jassocie beaucoup la spi-ritualit lhrosme, comme un moyen de cheminer vers son me.

    M&P: Lhrosme?

    HG: Lhrosme, cest se dpasser pour plus grand que soi, pour des idaux, des vertus. Cest ce que jessaye de faire en tant que chef dentreprise: tre au ser-

    vice de buts spirituels et non matriels. Le matriel est utile et indispensable ici-bas mais l, il sagit de remettre les choses dans un autre ordre. Laventure hroque a t pour moi la porte den-tre vers la spiritualit. Aujourdhui, la mditation et le rapport la Nature sont galement prsents sur mon che-min spirituel.

    M&P: En quoi ta sensibilit spirituelle sert-elle ton entreprise ? Cela la rend t-elle diffrente, voire plus performante?

    HG: Pour moi, la performance doit sins-crire dans une qute de lexcellence, qui doit saffranchir des enjeux matriels dans un premier temps. Les rsultats ob-tenus sont un des moyens de mesurer la qualit de lengagement de lentreprise et des individus qui le constituent. Ce que je veux, cest changer les choses, cest servir et arrter que cela me serve. On est dans un monde o on veut que tout nous serve mais que faisons-nous pour servir le monde?

    M&P : Quelle forme cela prend-il concrtement?

    HG : La mission que lon sest donne, cest de remettre les choses dans lordre. Ce qui est de lordre du naturel, cest de servir et nous avons dfini des idaux qui nous sont chers: lamour, la qualit,

    lamour de la qualit pour servir plus grand que soi . Il y a trois semaines, jai rencontr des dirigeants dune entre-prise qui prnent de nouveaux systmes de management, mais je pense quils le font pour gagner de largent et tre meilleur que les autres!

    M&P: Oui, et alors?

    HG: Eh bien pour moi, cela na pas de sens et cela peut mme amener la des-truction.

    Je suis trs inspir par lexprience de lentreprise Patagonia. Lengagement responsable de son fondateur Yvon Chouinard. Ce dernier a un amour et respect profonds pour la nature et il a dvelopp son entreprise en respectant ses valeurs Le jour o il a propos dof-frir un service de rparation des vte-ments Patagonia (plutt que de vendre des nouveaux vtements), les gens se sont retrouvs dans ces engagements et le chiffre daffaires sest accru. Ce ntait pas le but premier mais lalignement avec les valeurs a engendr labondance.

    Quand on veut servir les valeurs de lentreprise et en faire une priorit, cest l que les divergences et tensions peuvent merger. Il faut que tout soit align: comment on recrute, on achte, on sadresse aux fournisseurs... Parfois,

  • 13 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    il faut savoir prendre des risques. Par exemple, aujourdhui pour moi, il est difficilement concevable de continuer acheter en Chine. Cest avant tout du bon sens: comment voulez-vous ac-crotre votre chiffre daffaires si tous vos clients sont en train de fermer parce que

    tout le monde achte en Chine?

    M&P : Quavez-vous mis en place au sein du groupe?

    HG : Le premier lment fondateur a t la cration de luniversit dentre-

    prise. Lenjeu des parcours de formation proposs est de permettre des prises de conscience et de redonner le got du questionnement. Questionner en toute humilit, oser dire Je ne sais pas, re-trouver cet esprit denfance et cette cu-riosit que lon a tous eus. Pour moi, si

    les gens tendent saccomplir et se recentrer sur leur destine, alors, cela permet duvrer ensemble une volu-tion positive du monde.

    Je suis aussi plein de gratitude par rap-port au chemin que jai personnelle-ment parcouru et javais envie de faire partager mes dcouvertes et lintrt de ce travail sur soi.

    M&P : Vous proposez des formations en management?

    HG: Non (rires)! Sur le principe, je vou-drais que tout le monde devienne mana-ger, leader de sa vie. partir du moment o il y a soumission une autorit, il est difficile de devenir chef de sa vie. Si vous faites une formation manager, cela sous-entend que dautres ne le sont pas et cela me heurte. La connaissance de soi par le questionnement dveloppe le leadership.

    Nous sommes partis du projet et des va-leurs de lentreprise et avons rflchi ce quil tait important de dvelopper pour quils prennent forme. Par exemple, nous avons identifi que la confiance tait un enjeu essentiel pour la rus-site du groupe. Nous avons donc ima-gin des itinraires pdagogiques qui viennent servir le dveloppement de la confiance dans les relations humaines.

  • 14 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    Nous avons slectionn des univers de formation relis aux enjeux identifis. Chaque univers reprsente une porte dentre la connaissance de soi. Ils sont au nombre de six: Nature et San-t, Art et Culture, Sciences Humaines, Sport, Art de cuisiner et Business. Dans chaque univers, diffrents programmes sont disponibles tous. Par exemple, dans Art et Culture, nous avons un mo-dule intitul Reborn: Rvler le potentiel cratif et lesprit dveil de chacun grce la peinture. Dans la section Sport, un autre module qui sappelle Athlte intrieur : Exprimenter les valeurs et mthodes du sport de haut niveau au service dun but lev. Le programme Deviens ce que tu es, dans la section Sciences Humaines, permet dexplorer et mettre en action sa singularit dans le cadre du projet dentreprise.

    Les gens sinscrivent sur la base du vo-lontariat. En 2013, entre 300 et 400 personnes se sont inscrites soit envi-ron un peu moins de 20% des collabo-rateurs.

    M&P : Comment luniversit est-elle perue par les collaborateurs?

    HG: Cest variable. Certains sont gour-mands et veulent tout faire en une an-ne, dautres prfrent ne rien faire. Cer-tains peuvent trouver le concept un peu

    bizarre ou alors imaginer que sils ne sinscrivent pas, ils pourraient tre vi-rs . Il y a toutes sortes de rumeurs. Cest un risque courir quand on pro-pose des formations atypiques.

    M&P : Comment ragissent ceux qui ont particip aux formations de luni-versit?

    HG: Globalement, cest positif, daprs les feedback en fin de stage. Pour cer-tains, cela peut tre une vraie dcou-verte. Quelquun ma dit lautre jour que cela avait chang sa vie!. Nous apprenons galement chemin faisant. Chaque stage est cr sur mesure et au dbut, nous avons pu faire des erreurs: manque de prparation et danticipa-tion, ambition trop leve.

    M&P: Y a-t-il un suivi aprs les forma-tions?

    HG : En fait, cest le management qui prend le relais aprs les formations. Nous nous retirons volontairement car nous voulons viter le risque de prise en charge. Luniversit de doit pas tre la baguette magique qui pour-ra rsoudre tous les problmes. Nous prenons donc soin de bien clturer les formations et de fournir des outils que les participants peuvent utiliser par eux-mmes.

    M&P : Quelles autres mesures avez-vous mises en place en lien avec vos valeurs?

    HG: Nous avons inaugur un restaurant dentreprise qui est en grande partie bio et qui vise ne servir que du frais et des produits de saison. Par ailleurs, nous es-sayons de nous approvisionner chez des fournisseurs locaux. Au dbut, certaines personnes taient rticentes car elles craignaient que les plats ne soient pas assez nourrissants et petit petit il y a eu une acculturation. Nous avons par-fois eu des partis-pris un peu radicaux. Nous avons par exemple supprim le steak -frites du menu et avons perdu cer-tains collaborateurs qui ont fait le choix daller djeuner lextrieur. Enfin, nous servons des lgumes issus de notre jar-din potager. Car nous avons aussi in-tgr un projet Nature avec 5000 m2 sur site, ddis la culture marachre. Nous arrivons couvrir 20%de nos be-soins, mais lide est darriver terme tre quasiment autonomes.

    Nous avons dailleurs intgr une quipe de jardiniers luniversit et pro-posons une formation au jardinage qui inclut une sensibilisation aux enjeux de la nature. Nous mettons disposition des lopins de terre et les gens y cultivent lgumes et fleurs par quipes de deux ou trois, constitues par tirage au sort.

    Cela permet dexprimenter collabora-tion et confiance dans un cadre porteur de valeurs.

    M&P : Avez-vous mis des choses en place qui impactent les modes mana-griaux?

    HG: L, cest beaucoup plus difficile de faire bouger les choses. Nous avons r-duit le nombre de niveaux hirarchiques afin de favoriser la responsabilisation de chacun. Cela ne se passe pas trop mal avec cependant quelques drives tech-nocratiques. On se rend compte quun systme de contrle tend rapidement tre remplac par un autre.

    Inspirs par les travaux de Jacques Chaize et Jean-Franois Zobrist27, deux prcurseurs dans la mise en place du lean avec une vision humaniste forte, nous avons entam une dmarche de lean management. Si les gens gagnent en autonomie, ils gagnent en effet en performance. Il ne sagit pas pour nous de viser la performance mais dutiliser le lean au service de nos idaux. Ce ren-versement de posture est difficile com-prendre pour certains chefs dentreprise.

    27 Jean-Franois Zobrist, La belle histoire de FAVI, Huma-nisme & Organisations, 2007

  • 15 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    M&P: Lengagement que vous prnez me semble pouvoir tre soutenu par une posture thique. En quoi la dimen-sion spirituelle est-elle ncessaire?

    HG: Oui, vous avez raison. On peut aus-si sappuyer sur lthique. Cependant, la dimension spirituelle ma permis de rendre plus vivante en moi les notions de libert, damour, dharmonie ou en-core de beaut. Prise de conscience qui mamne me mettre au service de ces idaux du mieux que je peux. Lthique est une dimension mais si elle nest pas vivante et vibrante lintrieur, elle ne sera pas mise au premier plan.

    M&P : Votre entreprise est prsente dans plusieurs pays. Certains sont-ils plus ouverts la diffusion de votre culture?

    HG : Oui. En fait le plus dur, cest en France et de trs, trs loin ! Par mo-ments, je ne sais plus comment faire. Parfois, cela me met en colre. Quand je vois comment la spirituophobie est ancre en France ; cest caricatural. En Angleterre, cest trs ouvert, en Scandi-navie, en Allemagne nous pouvons dis-cuter de ces sujets. Aprs, les personnes peuvent dire Je ne suis pas daccord ou Cela ne mintresse pas mais cest tout, cela nengendre pas des ractions de rejet ou de destruction.

    M&P : Partagez-vous avec dautres chefs dentreprise qui sont aussi en chemin comme vous?

    HG: Je commence le faire. Avant, je nosais pas car javais peur que lon me prenne pour un charlatan et quon puisse minterpeller en me disant mais Tas fait quoi toi ? . Maintenant, je peux parler de choses concrtes, tmoigner de mon exprience et de mes doutes. Je rencontre des gens incroyables.

    M&P : Et comment ragit le comit excutif du groupe?

    HG : La premire fois o jai parl damour au sein de lentreprise, je ne me suis jamais senti aussi seul de ma vie28. Jtais sans doute maladroit dans ma faon den parler lpoque mais en mme temps, il y avait un sentiment et une inspiration trs sincres de ma part. Puis, au gr de ma propre volu-tion, mon rayonnement volue. Je peux dranger davantage, influencer davan-tage et du coup, les dfis sont aussi plus grands pour moi : par rapport mon orgueil, au respect des autres, la liber-t. Jai t un peu maladroit et parfois

    28 Aujourdhui, la signature de la marque Manutan est All you need with love, choix engag et original pour un fournisseur dquipements et consommables pour lentre-prise... Le Manubook, tlchargeable ladresse http://www.manutan.com/medias/files/brandbook-fr.pdf, tmoigne des valeurs et de lengagement de lentreprise en faveur du bien commun.

    radical dans ma faon de poser et faire les choses. Jai pu manquer de respect en voulant insuffler tout prix un vent de spiritualit.

    Pour certains, en interne, il y a un risque potentiel dimpacter ngativement la marque. Ils restent donc vigilants et me posent des limites. Par ailleurs, ils recon-naissent la valeur ajoute et la force de la vision dentreprise que ma posture entrane. Parfois, je me dis que cela va tre difficile de continuer mon chemin en restant dans lentreprise car je ne veux pas forcment transiger. Il marrive davoir envie de tout quitter et en mme temps, il y a quelque chose de fort qui me retient de partir.

    M&P: As-tu une ide de ce qui te re-tient?

    HG : Peut-tre lide que lentreprise doit tre un lieu de ralisation et que mon action peut contribuer la rendre attractive et source daccomplissement. Si on vient reculons au boulot et quon en part en courant, il y a quelque chose pour moi qui ne va pas. Jaimerais que les gens choisissent dtre l, mais cela prendra des annes.

    Lexprience spirituelle amne sindivi-dualiser, contacter son tre en devenir. Cela minspire beaucoup... le fameux

    Qui suis-je ? Je pense que cest au moment o nous nous saisissons pleine-ment de nous-mmes que nous pouvons vraiment aller la rencontre de lautre, dpasser nos peurs et rentrer dans la fraternit.

  • 16 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    Salah et GillesGilles Auberger, Salah Benzakour, propos recueillis par Vronique Campillo

    Ils sont deux, insparables, amis pour la vie. Lun musulman, lautre chrtien. Un jour, je djeune avec lun deux et il me demande au dtour de la conversa-tion : Et comment va ton me?. Je nai pas oubli la conversation qui a suivi. Alors lenvie ma pris de mieux les connatre. Gilles Auberger et Salah Ben-zakour, deux entrepreneurs de la comm digitale.

    Vronique : Pour toi, avec tes propres mots et partir de ton exp-rience, comment tu d-finirais la spiritualit?

    Salah : Pour moi, la vie spirituelle cela com-mence par respecter un idal. Je suis musulman de culture soufie et dans notre religion, on nous demande dobser-

    ver des valeurs universelles, cest--dire de ne jamais perdre de vue les valeurs, les rgles de vie, quoi que lon fasse. Ob-server, cela veut dire voir. Voir, quels que soient nos actes, quil y a des valeurs

    universelles et quon est dedans ou pas. Et puis aussi, la vie spirituelle, cest aus-si croire quil existe un meilleur que soi. Et partir de tout cela, quoi quil arrive, cela doit nous aider avoir un meilleur impact sur notre cosystme.

    Il est important dentrevoir le sens, de lire le pourquoi, et pour cela nous avons tous besoin dune cl de lecture, dun outil, quil sagisse du bouddhisme ou de lislam On ne nat pas l o on nat par hasard.

    Chez nous, il y a la notion de InchAllah qui veut dire : Je laisse le contrle Mon Seigneur. Je fais ce que jai faire en visant lexcellence et le rsultat ne dpend plus de moi, mais dAllah. Nous sommes responsables de nos actions, mais le rsultat revient Dieu.

    Gilles : Jassocie spi-ritualit et humanit. Lhomme reli est un homme spirituel. Il sait quil nest pas l par ha-sard, quil nest pas isol. La spiritualit, cest une

    comprhension de la reliance, qui nous apprend matriser notre environne-ment, en avoir moins peur. Cest aussi une dmarche: visiter, comprendre, par-tager. Et cest toujours respecter le lien.

    Et puis cest aussi le sacr. Nous sommes inscrits dans un parcours qui ne sarrte pas la vie terrestre. Il y a un avant et un aprs. Et cela nous aide grer la vie dans le temps.

    Enfin pour moi, dans la spiritualit il y a la notion de progrs permanent.

    V : Pour toi, quest-ce que diriger ? Comment tu dfinirais le leadership?

    S: Diriger consiste inspirer nos col-laborateurs une meilleure image deux-mmes et de leur contexte. En les ame-nant voir cette image, le leader peut crer lenvironnement qui va leur per-mettre dtre motivs. Lorsque les colla-borateurs se voient en train de faire, ils peuvent alors associer leur image avec le potentiel quils dtiennent.

    Le leader doit comprendre que ce qui a de la valeur chez lautre, cest ce quil ne peut pas prendre. Quelle que soit la re-lation hirarchique, nul ne peut obtenir le meilleur de lautre sil ne veut pas le donner. Il peut obtenir quelque chose, mais pas le meilleur. Donc la relation avec les collaborateurs doit stablir en

    dehors de la question de la rmunra-tion et le collaborateur doit donner le meilleur de lui-mme pour se sentir bien. Le leadership met en place le contexte qui permet cela.

    Il y a autre chose : le Coran propose lhomme une mise en tension que lon pourrait formuler ainsi : travaille parce que le Seigneur te regarde. Travailler sous le regard du Seigneur, cela veut dire veiller la perfection de nos inten-tions. Il ne nous demande pas lexper-tise, mais la perfection des intentions et la recherche de lexcellence quel que soit notre niveau dexpertise. La purifi-cation de lintention est ds lors la prio-rit. Savoir pourquoi jagis comme jagis et ajuster laction chaque prise de conscience.

    G: Le leadership, cest permettre lautre de grandir et mnager les conditions pour quil soit au mieux de lui-mme. Grandir, cest saffranchir, devenir acteur et cest un pas norme, sinon, on restera toute sa vie le garon de caf de Sartre29. Cest amener lautre jusque l o il est capable et au-del. Le leader a trois mouvements mettre en uvre: se librer lui-mme, dabord, puis reconnatre la part de ltre dans lautre. La rtribution matrialise le parcours effectu.

    29 Le lecteur retrouvera la citation de Sartre et une intressante analyse sur: http://www.philomag.com/les-idees/exemples/jean-paul-sartre-et-le-garcon-de-cafe-5708

  • 17 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    V : Quelques mots sur ton chemine-ment personnel?

    S : Mon chemin a commenc par une sensation dinconfort, une insatisfaction inexplique. Du ct de la spiritualit, il ny avait selon moi que le religieux et son folklore. Mais la sensation de mal-tre est devenue insupportable. Quand jai commenc me poser des questions, je nai plus arrt: du bilan de comp-tences, je suis pass au dveloppement personnel, au coaching et aux lectures pour entrer lintrieur de moi-mme. Quil sagisse de lun ou de lautre, je lai toujours fait avec laccompagnement dun expert. Cela ma apport une autre ouverture.

    Ma question lancinante, ctait: Pour-quoi je suis l? Un jour, jai commen-c entendre une petite voix intrieure qui me disait: Toutes les mes ont t cres au mme moment. Et je me suis souvenu, comme si ctait hier, dun mo-ment. Un moment cl o je suis appel et o je dis oui. Un jour, je ne sais o, je me suis engag. Celui envers qui je mengageais ma alors demand dtre bon. Je me suis souvenu que je map-pelle Salah Eddine, ce qui veut dire : quelque chose de bon dans la religion!

    Aprs quelques mois de rflexion, jai cr le site BonneIntention.com. Je vou-lais donner la parole des personnes

    qui, quoi quelles fassent, ont une bonne intention derrire leur action. Comme mon mtier cest le marketing digital, je me suis mis appliquer toutes mes dcouvertes et jai cr pour mes clients un questionnement autour de la notion de lamour du client. Jaide mes clients fluidifier la relation avec leurs clients. Dans ma passion, qui est le marketing et les nouvelles technologies.

    Je crois que lessentiel est le lcher-prise et la confiance, il faut moins dego et faire face ses peurs. Je suis sur le che-min.

    G : Mon chemin raconte un peu une histoire que lon pourrait intituler Mon leader et moi. Ctait moi qui devais per-mettre moi de russir. Je nai pas eu de patron pendant la plus grande partie de ma vie professionnelle, et je nai pas eu mon pre terrestre assez longtemps. Pouvais-je me faire confiance pour trou-ver les bons points de repre? Par trois fois, jai tout quitt pour tout recom-mencer zro. Aujourdhui, je manage avec lincertitude, avec peu de cadre et de points de repre, mais avec une confiance intuitive.

    Sinon sur mon chemin, il y a la religion. Au dbut, ctait: Je nai pas le temps, ce sera pour plus tard. Et puis il y a eu le besoin de comprendre et ensuite, la recherche dun dpassement du cadre

    limitatif de la religion qui ma fa-briqu (le christianisme). Et jai su que pour moi, tout allait se jouer dans lal-trit, dans linterreligieux. Janime une quipe EDC (entrepreneurs & dirigeants chrtiens) et pour moi, cest une vraie cl pour aimer la vie, un vrai chemin vers laccomplissement: comprendre et vivre ensemble.

    V: La russite, quest-ce que cest pour toi? Quest-ce qui, dans tes manires de faire, contribue le mieux la rus-site de tes projets?

    S : Avec le dernier TEDx que jai organi-s Mulhouse30, le mot russite a pris un sens nouveau pour moi: le matin du grand jour, jarrive sur place bien dispo-s faire tout un tas de choses et je vole dquipe en quipe, et partout, tout marche trs bien (sans moi). Dabord dconcert, jai senti un norme : Wouahou ! arriver de lintrieur. Cela fonctionne SANS MOI ! Cest ma nouvelle dfinition de la russite.

    La russite, cest aussi la confiance que me font les autres : jai vu les gens ve-nir au TEDx en famille et je me suis dit quils me faisaient confiance pour don-ner leurs enfants une vision du monde, le got dun autre possible.

    30 Voir http://www.tedxalsace.com/

    G: Je considre la russite comme un ab-solu et jai du mal avec cette notion qui me fait penser la perfection : je nai pas le sentiment de pouvoir la toucher, la vivre. Bref, je naime pas ce mot parce que je ne me contente jamais dun rsultat. La rus-site nest pas une finalit, mais une cons-quence. Il y a dix ans, jai co-cr le mara-thon du vignoble. Mon bonheur, sa russite, cest quil existe durablement, maintenant.

    V : Des mthodes pour te relier la spiritualit?

    S : Je prie selon la pratique soufie de ma religion et les temps de prire mamnent la mditation. Cest un vrai travail sur soi : observer, mditer, cela demande de lengagement, du temps. Cela me donne une vraie sen-sation de prsence du Seigneur, qui se manifeste comme un blanc total. Cest une lumire tellement forte qui fait que je ne vois plus rien. Il ny a plus que Lui et moi et comment le dcrire ? Je vois tout travers les yeux du cur.

    G: Je mennuie dans la prire solitaire, alors je prie quand je cours. La solution que jai trouve pour la nuit mystique, cest courir. Jai fait 100 km (sur les conseils de mon conseiller spirituel). En revanche, deux ou plusieurs, dans des circonstances exceptionnelles, par-tager la religion des autres, tout cela me parle. Et lors des rencontres EDC,

  • 18 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    qui sont des moments de rflexion entre chrtiens, prier ensemble permet de po-ser un cadre bienveillant, des repres pour ma vie.

    V: Mot de la fin?

    S : Rien nest grave, faisons de notre mieux. Si nous partons de limage que nous sommes des bbs dans le ventre de nos mamans, et que nous agissons partir du sentiment de scurit et de la certitude dtre aims La manire dont nous agissons par rapport cela construit qui nous sommes, peu importe nos conditions de vie. Devons-nous agir partir de nos peurs et craser les autres ? Nous avons tous les mmes motions de base. Mais ce qui fait la dif-frence, cest ce que nous dcidons ici et maintenant. Cest cela la vraie question.

    G : Le mot de la fin, cest celui de ma maman : Science sans conscience nest que ruine de lme. Cette sagesse dirige ma vie. Travailler sur les sujets les plus brillants est vain sils ne sont pas relis. Tout ce que je fais doit servir relier. Je suis et je reste dans le vivre et grandir ensemble.

  • 19 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    De ltre professionnel ltre spirituelMarion Balseinte

    Pourquoi cet article?

    Parce que plusieurs an-nes plus tard, je reste encore interpelle par cette phrase que mon

    client a prononce alors que nous fai-sions le bilan du chemin parcouru en-semble: Merci, me dit-il, vous mavez permis de vivre ma dimension spirituelle dans ma vie professionnelle, alors que je ne mautorisais la vivre que dans ma vie prive. Ceci alors mme que nous navions jamais voqu le sujet en tant que tel, si ce nest la mention fugace, en dbut de travail, de son appartenance un mouvement de franc-maonnerie. lpoque, je navais pas explicitement rebondi sur cette information, estimant que le coaching ntait pas le cadre ad-quat pour explorer une telle dimension.

    Que stait-il donc pass dans cet espace intime de la relation coach-coach qui lui avait permis de contacter et dvelop-per cette dimension? Inutile de prciser que les objectifs du coaching dfinis en

    dmarrage de cette mission nvoquaient en rien ce thme et pourtant... y bien rflchir...

    Passer du faire ltre pour favoriser lmergence du leadership

    Le principal enjeu des accompagne-ments qui me sont confis consiste faire merger le leadership de mes clients, afin quils puissent contribuer pleinement au dveloppement et la performance de leur entreprise. Ma posture ne consiste pas alors accom-pagner les dirigeants se conformer limage pr-formate que lentreprise a projete du leader idal, ou cocher les cases des comptences identifies et rpertories dans un rfrentiel pen-s comme lapanage du leader efficace dans le systme en question. Travailler sur la capacit simposer, le charisme, le pouvoir de dcision et de conviction, lintelligence relationnelle et motion-nelle : autant de pistes de dveloppe-ment que nous pouvons explorer lors

    dun coaching. Cependant si nous nous contentons de travailler ces dimensions sous langle purement comportemen-tal, il est craindre que certains chan-gements ne se mettent en place que sous forme de bonnes pratiques et savrent superficiels et non prennes. Oprante court terme, une telle d-marche reste au niveau du faire et ignore ltre, le cur du racteur.

    Or (re)connecter les personnes qui elles sont vraiment est pour moi es-sentiel lmergence du leadership. La croyance qui manime est que si les hommes et les femmes qui ont uvrer sont en contact avec eux-mmes, ils

    trouveront naturellement leur juste place dacteurs dans le systme. Ils se-ront amens dcider et agir dans le respect, la fois des rgles du jeu en vi-gueur, souvent implicites, des autres ac-teurs contributeurs dans leur singularit et de leurs propres valeurs personnelles et identitaires. La comprhension et lac-ceptation de soi-mme dans toute sa complexit soutiennent cet alignement qui permet lmergence dun leadership naturel et lvidence dtre sa juste place. Le flux peut alors oprer, ame-nant valeur ajoute et performance.

  • 20 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    Yvan Amar31 parle de la dcouverte de ce Je central o il y a tout. Quand lindividu a dcouvert cette racine, qui est aussi celle de tous ses frres, alors il sait ce quil a faire Pour ma part, je dirai que Je suis l peut se transfor-mer en Je suis, tout simplement.

    la rencontre de sa propre histoire

    ce stade de ma rflexion et pour rdi-ger cet article, il ma sembl ncessaire de revenir vers mon client pour mieux comprendre ce quil avait voulu expri-mer lpoque travers cette phrase. Il se souvenait parfaitement de ses mots prononcs. Nous avons organi-s une rencontre. Il ma alors expliqu comment, lors de nos sances, il avait pris conscience de son processus de construction identitaire. Lappropriation psychologique quil avait eue jusqu prsent de son histoire personnelle lavait amen se forger la croyance que, pour exister, tre reconnu et se sentir lgitime, il avait besoin de pr-senter au monde limage dun homme fort, qui avait rponse tout, ne doutait jamais et surtout, navait pas le droit lerreur. Peu peu, me confia-t-il, drap dans une posture de savoir et de faire, il

    31 Yvan Amar, Les dix commandements intrieurs, Albin Michel, 2004

    stait enferm dans un personnage pu-blic infaillible et invincible. Ce faisant, il avait totalement occult sa sensibilit (pourtant particulirement aiguise) et avait ferm la porte lexpression de ses motions dans le cadre profession-nel. Ainsi, lorsque nous nous sommes rencontrs, il tait en proie un certain

    mal-tre existentiel, reflet du dca-lage prouv entre son persona32 et son tre profond. En effet, si dans sa vie personnelle, il parvenait contacter cet tre profond, notamment travers lex-pression du doute, moteur essentiel de son cheminement spirituel, il loccultait totalement dans sa vie professionnelle, samputant ainsi dune partie essen-tielle de lui-mme.

    32 Le mot grec dsignant le masque que portaient les acteurs de thtre dans lAntiquit et qui a donn le mot personne.

    Au fil de nos changes, il avait pu revi-siter son histoire et dfaire les liens qui maintenaient encore vivace sa croyance. Croyance autrefois vitale, ajoutait-il, car mcanisme de protection face un en-vironnement vcu comme hostile, mais aujourdhui caduque et limitant son volution.

    La reconnaissance et la rappropriation de ce quil projetait lextrieur de lui, sur autrui et sur le monde, lui ont permis de mieux se connatre et de saccueillir tel quil est, affranchi de toute obliga-tion de rsultats. Reprendre contact avec son centre en lien avec sa valeur intrinsque a t une tape essentielle. Peu peu, le besoin de prouver et de mriter son existence par lobligation de ne pas faillir sest estomp. Le droit lerreur tait nouveau envisageable et surtout la possibilit de douter, ce

    doute fondamental et existentiel qui lanimait au plus profond de lui-mme mais quil stait interdit de vivre dans sa vie professionnelle.

    Dbarrass de cette contrainte, il a alors os se montrer auprs de pairs et collaborateurs avec ses questionne-ments, doutes et rflexions, ouvrant ainsi de nouveaux espaces de dialogue constructifs et innovants o lautre pou-vait galement exister et tre accueilli dans toute son humanit. Ce faisant, son leadership naturel a pu sexprimer pleinement.

    pour un leadership clair et clairant

    Ce tmoignage mamne croire que, allgs de leurs nvroses et reprsen-tations subjectives, conscients de leurs limites et de leur valeur profonde, les leaders en puissance peuvent se d-ployer et ainsi, aider leurs quipes se dployer leur tour, favorisant lmer-gence dune intelligence collective au service de lentreprise. Lexercice de lau-torit et du leadership prsuppose la disponibilit apprendre, se remettre en cause et douter. Lincertitude fait partie intgrante du processus de dis-cernement demand aux leaders.

  • 21 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    Les leaders en lien avec leur Je pro-fond viteront plus facilement le pige de la toute-puissance. Ils inspireront, guideront et claireront le chemin de leurs quipes et entreprises en toute hu-milit.

    Ainsi nous pouvons imaginer, comme le pressentait si justement Nelson Man-dela, que lorsque nous laissons notre propre lumire briller, nous donnons aux autres, sans en tre conscients, la possi-bilit de faire la mme chose.

    Cette lumire intrieure est galement mentionne par Charles Juliet33, qui crit dans son journal que cette lumire, on ne peut la recevoir dautrui. Elle doit sourdre au plus intime de ltre.

    Un chemin vers soi et au-del de soi?

    Ainsi, cheminer vers son Je profond suppose un travail de connaissance de soi. Cette dmarche quelle que soit le cadre dans lequel elle sinscrit (rela-tion de coaching, de psychanalyse ou psychothrapie, accompagnement spi-rituel) amne immanquablement se confronter au mystre de lhomme et au

    33 Charles Juliet, Lautre Faim: Journal V 1989-1992, ditions P.O.L., 2003

    sens de son existence. Chez le client cit ci-dessus, cette qute sancrait dans la puissance du doute mais elle peut rev-tir de multiples aspects.

    Jai pu observer chez nombre de mes clients que lveil de cette conscience eux-mmes, cette centration sur leur tre profond peut parfois leur ouvrir les portes dune dimension autre, au-del de ce qui les dfinit. Cette sensation peut gnrer une motion forte. Ils se sentent la fois tmoin et participant dun grand mystre qui les dpasse.

    Ce processus dmergence et dappro-priation de qui je suis a t dcrit dans de nombreux paradigmes o il prend diverses formes.

    Carl Jung parlait ainsi du pro-cessus dindividuation pour laisser advenir ltre que je suis. Processus de transformation intrieure qui par-ticipe de la synthse du conscient et de linconscient pour accder lavnement de ltre unique, entier, diffrenci et autonome que chacun dentre nous est.

    Les textes bibliques dlivrent le mme message. Le nom de Dieu, Yah-v ou YHWH, traduit littralement de lhbreu par Je suis celui qui

    suis en devenir, est une invitation exister pleinement dans le moment prsent, afin de contacter, rvler et laisser clore cette part de divin qui rsiderait en chacun de nous.

    Joseph Jaworski, dans son ou-vrage Source34, invite les leaders se connecter leur source intrieure en lien avec la source premire, tat primordial et absolu sans forme qui donne naissance toutes les formes, les contient et dans lequel toute forme se dissout.

    Moi-mme, je ne peux rester insensible et sans questionnement lorsque jas-siste lmergence dun tel processus. Comment en effet ne pas smerveiller, saluer et sincliner devant autant de sen-sibilit, fragilit, souffrance parfois, par-tages dans lintimit dune relation de coaching mlant intelligence, puissance et beaut en prsence?

    Mes clients et moi-mme cheminons cte cte et je les remercie de me permettre de maccomplir et de mappa-ratre loccasion de leur propre dvoi-lement.

    34 Voir note 2

  • 22 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    Partie 2

    Diriger, cest servir

  • 23 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    Lessence du leadershipElisabeth Martini

    Dans mes missions de coaching et daccom-pagnement du chan-gement, jobserve une conscience accrue de la part des dirigeants de la ncessit de re-

    mettre en question leurs schmas de pense ainsi que leur manire habituelle de fonctionner avec leurs quipes. En effet, piloter des processus de transfor-mation dans des environnements com-plexes implique de crer les conditions pour que les collaborateurs puissent en-semble ouvrir de nouveaux horizons. De fait, les traditionnels rapports dautorit et de contrle ne sont plus adapts. Ils bloquent les nergies et la crativit, ils freinent les souhaits et les besoins de coo-pration. Il sagit de trouver de nouveaux modes dinteraction avec les quipes. Les questions qui reviennent le plus souvent sont : Comment faire voluer mon style de management? Quelle posture mana-griale est la plus adapte?

    Pour oprer un changement en pro-fondeur, une des cls quapporte Otto Scharmer dans son livre Thorie U35

    35 Voir note 1

    est de voir partir de notre source la plus profonde, se relier notre espace intrieur partir duquel nous percevons et agissons depuis notre meilleur Moi: ouvrir son esprit, son cur et son dsir dagir afin daccueillir ce qui merge comme une ralit nouvelle. Ce quil ap-pelle le presencing, qui correspond au bas du U: Au plus profond du U, il y a la facult de voir la faille, quelque chose doit changer, un pont doit tre travers, pour quelque chose de nouveau puisse advenir. Dans cet espace intrieur, nous sommes dans une reliance profonde, connects au meilleur de nous-mmes et aux tres qui nous entourent: un tat dtre qui mane du cur, capable de faire grandir les tres et daccomplir de grandes choses.

    Voici deux tmoignages qui illustrent bien le renversement de posture mana-griale rendu possible par la connexion sa source intrieure : lun est issu dune mission de coaching, lautre est n dune rencontre avec Jean-Bernard Ri-vaton, prsident-directeur gnral dune entreprise spcialise dans limpression sur grands formats, Exhibit Group.

    Mission de coaching: quest-ce que diriger?

    Ce livre blanc est encore en projet dans le cercle, quand je commence une mis-sion pour accompagner une quipe de direction en charge du dveloppement commercial linternational. Elle est confronte un march devenu trs concurrentiel. La stratgie et lorganisa-tion doivent tre revues.

    La demande du responsable de cette direction (le client) est damener les membres de son quipe mieux se connatre et collaborer pour quen-semble, ils puissent envisager des scna-rios dvolution et des pistes daction. En dbut de mission, partir dentretiens dialogus avec quelques personnes de son quipe, il est mis en vidence que leur patron est peru comme bienveil-lant et brillant, toujours prt aider, ce-pendant laissant peu de place lcoute

    et aux changes approfondis: Il a les rponses tout. De plus, il ressort quil est peu disponible et attentif au vcu de chacun, tant toujours pris dans des contraintes de temps. Des tensions existent entre certains membres. Cepen-dant tous sentent la ncessit de se pro-jeter dans le futur; ils ont une vritable envie daller de lavant pour surmonter les dfis et innover, mais doutent du d-sir et des capacits de leur manager leur faire confiance et fonctionner en mode collaboratif. Quelques jours aprs la prsentation de la synthse des entre-tiens et des pistes daction devant notre client et son quipe, celui-ci mindique, contre toute attente, quil prouve le be-soin de se faire accompagner en paral-lle de la mission daccompagnement du changement avec son quipe, pour grandir dans sa posture de dirigeant.

    La mission de coaching commence et mon client rvle des qualits ind-niables: il a une vraie vision stratgique, est anim daspirations fortes et est trs empathique. Il a toujours d faire ses preuves, dans son histoire personnelle, pour se faire une place (le syndrome du premier de corde). Il est exigeant pour lui et les autres, il ne prend pas le temps de se poser Il ressent bien la ncessit de faire plus confiance son quipe, il aime travailler en quipe, mais est trs mal laise dans le conflit.

  • 24 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    En creusant sa demande, il ressort que sa dmarche est de nature identitaire. Qui suis-je moi en tant que dirigeant? Quest-ce qui manime trs profond-ment ? Comment je mautorise tre prsent en toute authenticit avec mon quipe et mon environnement? Quelle est ma juste place dans les interac-tions avec les membres de lquipe pour tablir le bon niveau dcoute et de dialogue ? Quel lcher-prise de ma part leur permettrait davancer et din-nover ? Cest sa premire inversion : il prend conscience que son changement de posture va induire des changements dans la vie de son quipe.

    La connexion la source

    La rponse toutes ces questions est enfouie dans son espace intrieur pro-fond. Laccompagnement des premires sances sarticule autour de plusieurs dimensions: lcher les peurs, construire un cadre de confiance (avec soi-mme, avec chacun des membres de son quipe), laborer un cadre de rgulation avec son quipe pour co-construire dans une saine confrontation, dvelopper sa qualit dcoute, dattention et de pr-sence, accepter de ne pas tout savoir, de ne pas tout porter, de se reposer davan-tage sur son quipe.

    Au fur et mesure de laccompagne-ment, un lcher-prise sopre, les mo-tions deviennent plus prsentes et la parole se libre. Il prend peu peu conscience que la dimension de ser-vice structure sa reprsentation de la fonction managriale. En sexprimant, il ressent bien que ce qui le meut in-trieurement va bien au-del du cadre de sa fonction mais il ne trouve pas les mots. Au fil du temps, un vrai change-ment intrieur sopre, en raison dun aller-retour constant entre exprimen-tation et ajustement rflexif crateur. Il prouve un vritable bien-tre intrieur, trouve son travail plus fluide et efficace, se sent ancr et authentique. Il est trs satisfait de la manire dont son quipe progresse individuellement et collecti-vement. La relation avec ses collabora-teurs et entre collaborateurs a chang, elle est devenue trs conviviale. Il a le sentiment dtre un co-quipier, une sorte de primus inter pares.

    Diriger, cest servir

    Quelques mois passent. Le projet dcri-ture du livre blanc a pris forme. Je revois mon client. Nous faisons un bilan de la mission de coaching. Je lui parle du pro-jet. Une question me taraude: Et vous? Quel lien faites-vous entre spiritualit et leadership? Il me rpond avec force: Cest contribuer au bien-tre collectif:

    une vraie mission, un vrai engagement en tant que manager mais aussi avec mon quipe. Contribuer lamlioration de la socit avec la volont de servir les autres, contribuer ensemble la r-solution des problmes pour mieux vivre ensemble, cest travailler en intelligence collective. Ce qui nous grandit tous in-dividuellement et collectivement, cest cette recherche au service des autres pour un meilleur fonctionnement. Je ne conois pas de travailler sans grande ambition, sans grand dessein, sans beaucoup donner aux autres. Cest un message damour et de paix et jy crois de toute mes forces. Je suis trs mue, un peu abasourdie. Les mots sont venus spontanment, une expression libre et forte de son Moi intrieur profond.

    Lessence du leadership

    Crer les conditions pour que tous les tres puissent exprimer, individuelle-ment et collectivement, le meilleur de leur potentiel au service des autres et du mieux vivre ensemble, nest-ce pas lessence mme du leadership?

    La rencontre avec Jean-Bernard Rivaton

    Jai rencontr Jean-Bernard lors dun v-nement sur le processus en U que nous

    avons organis dans le cadre de lasso-ciation Gnration Prsence Lyon en fvrier 2013, lcole de Management de Lyon. Peu de temps aprs, Jean-Ber-nard contacte lassociation pour orga-niser un vnement similaire auprs de chefs dentreprise en rgion PACA. En prparant cet vnement ensemble, nous faisons connaissance. Il me parle de son parcours de dirigeant, mais aussi de son cheminement personnel et me permet de dcouvrir quel point les deux sont lis.

  • 25 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    Lorsque jai commenc rflchir avec notre petit groupe sur le synopsis du livre blanc, jai repens notre conversation. Jai eu envie dinterroger Jean-Bernard sur sa manire de diriger mais aussi sur son vcu spirituel.

    Elisabeth Martini : Quelles sont les cls du succs de ton en-treprise?

    Jean-Bernard Riva-ton : Je crois que la cl du succs rside dans les femmes et les hommes de mon en-treprise et notre trans-formation progressive,

    ce que nous sommes devenus au fil des annes, individuellement et collective-ment, dans nos manires dtre et de travailler ensemble.

    EM: Comment sest faite cette trans-formation?

    JBR: Cette transformation est devenue possible parce je me suis transform de lintrieur et que jai transform en profondeur ma manire de diriger. Cest le rsultat de mon chemin de dvelop-pement personnel de ces dix dernires annes.

    Il y a 10 ans, jtais trs centr sur moi, gocentrique. Jtais dans la conviction que tout partait de moi, avec un style de management directif et une organi-sation pyramidale. La formation dans les coles de management des annes 1970 poussait aussi ce style.

    Ce qui ma aid me transformer, ce sont mes pratiques spirituelles, non pas au sens religieux, mais au sens dune autre posture intrieure.

    La dcouverte de la mditation, il y a huit ans, au cours dune retraite, ma permis de me connecter la pleine conscience. Je pouvais me relier ce qui mentourait de manire trs claire: voir et percevoir, entendre les choses sans jugement, avec lesprit apais. Lorsque je suis centr sur moi et sur mon souffle, cur ouvert, une conscience de lhu-main et de lappartenance lunivers se met en place. La pratique de la mdi-tation, associe beaucoup de lectures sur la spiritualit bouddhiste, ma pro-gressivement transform de lintrieur.

    EM: Quelles ont t les incidences dans ta manire de dvelopper ton entreprise?

    JBR: Jai ressenti un sentiment durgence crer des passerelles entre mon dvelop-pement personnel et mes pratiques mana-griales.

    Entre 2005 et 2007, jai vcu un temps de transformation. Javais la conscience aigu que la posture de leader ncessi-tait de franchir un passage pour donner du sens ma vie professionnelle. Com-ment devais-je my prendre? Cest cette priode que jai dcid de me former. La pratique mditative, associe ma for-mation de coaching, ma permis de me poser. Le fait de me sentir connect la source ma apport de lapaisement ain-si que le sentiment dexercer mon mtier reli quelque chose de suprieur. Jai appris le lcher-prise.

    En tant que leader, je me suis pos beaucoup de questions: commentint-grer tout cela dans ma vie dentrepre-neur? Comment aider les personnes progresser dans leur vie professionnelle, acqurir de nouvelles comptences dans leur savoir-tre pour contribuer dune faon crative au dveloppement des produits et services de lentreprise? Comment les femmes et les hommes qui mentourent peuvent-ils prendre davan-tage de plaisir dans leur travail, progres-ser dans leur vie et dans leur relation avec les autres, sachant quils ont leur propre histoire, leurs croyances, leurs valeurs?

    Jai chemin et un moment, est ne lenvie de partager sans imposer ma vision ou mes pratiques. Javais besoin

    dun outil de dveloppement personnel transposable lorganisation. Jai dci-d dentreprendre une formation en PNL (Programmation neurolinguistique).

    Mes collaborateurs connaissaient ma pratique mditative centre sur la pleine conscience. Je leur ai dit que je me for-mais galement la PNL. Jai propos de financer cette formation celles et ceux intresss par le fait de progresser sur le chemin de la connaissance de soi. Dsormais, javais un rve: avancer en-semble sur ce chemin.

    Plusieurs collaborateurs se sont enga-gs. Tout a commenc par un petit r-seau de personnes autour de moi, atta-ches mieux communiquer ensemble, en partant de la capacit bien scou-ter.

    Progressivement lentreprise sest dve-loppe. Cela sest traduit par un surcrot de responsabilits et de charge de tra-vail pour les quipes, avec des difficults prendre du recul. Jai ouvert une autre porte o plusieurs personnes se sont engouffres : la possibilit de se faire accompagner individuellement par des coachs certifis.

    EM : Nous nous sommes rencontrs autour de la dynamique du U. Que ta apport la lecture de Thorie U?

  • 26 Spiritualit et Leadership dans les organisations Retour au sommaire

    JBR : Jai tabli le lien entre mes pra-tiques personnelles de mditation et la