Sortir de l'économie n°3 - juin 2009)

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Articles Sur l’invention grecque du mot économie (page 7) ——————————————— Etre autonome matériellement pour être libre politiquement (page 11) ——————————————— Sur quelques communautés à perspective émancipatoire et la question de l’argent (page 13) ——————————————— Les communautés entre elles (page 18) ——————————————— Notes de lecture Michel Messu L’esprit Castor (page 23) Maurice Aymard Autoconsommation et marchés (page 29) Florence Weber Le travail à-côté (page 35) SORTIR DE L’ ÉCONOMIE V IVRE ENSEMBLE À CÔTÉ DE L ÉCONOMIE ? n°3 . Juin 2009 bulletin critique de la machine-travail planétaire Dans la prison en plein air que devient le monde on a touché le fond, il ne nous reste plus qu’à creuser. Car finalement, aujourd’hui, peu importe de savoir qui est dans la dépendance de qui, qui exploite qui, tellement tout est devenu Un. Tant au bureau qu’à l’usine, dans une salle, un commerce, dans la rue, un gratte-ciel, ou au sein d’un réseau virtuel, où l’on est continuellement en train de se vendre, la seule dignité qui nous reste est celle de ne pas être la moins chère de toutes les “ ressources humaines “. Dans les abattoirs de la valeur, notre chair vivante se vend à la criée tous les matins du monde, toujours plus surmenée du vide laissé par ses propres opérations économiques. Cette inacceptable assignation à demeure des corps se réalise au sein du capitalisme sous deux formes : par l’économie, une socialisation du corps qui ne fait plus qu’un avec sa conversion en moyen de produc- tion de valeur ; par l’industrie, une gigantesque annexion du corps vivant par le corps social au moyen du corps productif (1). Et dans cette “ prise sur les corps “ (2), dans cette production capitaliste du corps, se trouve le secret méta-économique de la valeur, le surplus de corps. Au sein de catégories immanentes à un même système, aux uns, la production capitaliste permet d’obtenir un surcroît de corps, une plus-value corporelle, une jouissance corporelle, aux autres, le travail impose le crétinisme du métier, la mutilation, le rabougrissement, la déchéance du corps (3). Mais tandis que tous les responsables officiels se penchent au chevet de l’économie agonisante, la véritable crise n’est donc pas économique mais dans l’hésitation désormais générale à passer à autre chose, quand il faut racler en nous le peu de ce qui reste de vivant, pour l’échanger encore et recommencer la même chose. Entre ceux qui font le dos rond ou s’accrochent parfois bruyamment à des boulots depuis longtemps dépourvus de sens, et ceux qui silencieusement espèrent un dénouement brutal, que faire sinon attendre encore ? La situation est paradoxale car ou bien l’économie s’effondre, rendant par là obsolètes les quelques timides « alternatives » existantes, ou bien elle agonise sans fin auquel cas nous aurions tort de ne pas les prendre au sérieux dès maintenant. Que de détours pour dire une chose au fond si simple : il faut que le travail paye. Mais c’est une vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait la théorie. Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant. Retroussons nos manches. Christine Lagarde, Ministre de la Dépossession, 10 Juillet 2007

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Articles

Sur l’invention grecquedu mot économie

(page 7)

———————————————

Etre autonomematériellementpour être libre politiquement

(page 11)

———————————————

Sur quelques communautésà perspective émancipatoireet la question de l’argent

(page 13)———————————————

Les communautésentre elles

(page 18)

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Notes de lecture

Michel Messu

L’esprit Castor(page 23)

Maurice AymardAutoconsommationet marchés

(page 29)

Florence WeberLe travail à-côté

(page 35)

SORTIR DE L’ÉCONOMIE

VIVRE ENSEMBLE À CÔTÉ DE L’ÉCONOMIE ?

n°3 . Juin 2009

bulletin critique de la machine-travail planétaire

Dans la prison en plein air que devient le monde on a touché le fond, il nenous reste plus qu’à creuser. Car finalement, aujourd’hui, peu importe desavoir qui est dans la dépendance de qui, qui exploite qui, tellement toutest devenu Un.

Tant au bureau qu’à l’usine, dans une salle, un commerce, dans la rue, ungratte-ciel, ou au sein d’un réseau virtuel, où l’on est continuellement entrain de se vendre, la seule dignité qui nous reste est celle de ne pas être lamoins chère de toutes les “ ressources humaines “. Dans les abattoirs dela valeur, notre chair vivante se vend à la criée tous les matins du monde,toujours plus surmenée du vide laissé par ses propres opérationséconomiques. Cette inacceptable assignation à demeure des corps se réaliseau sein du capitalisme sous deux formes : par l’économie, une socialisationdu corps qui ne fait plus qu’un avec sa conversion en moyen de produc-tion de valeur ; par l’industrie, une gigantesque annexion du corps vivantpar le corps social au moyen du corps productif (1). Et dans cette “ prisesur les corps “ (2), dans cette production capitaliste du corps, se trouve lesecret méta-économique de la valeur, le surplus de corps. Au sein decatégories immanentes à un même système, aux uns, la productioncapitaliste permet d’obtenir un surcroît de corps, une plus-value corporelle,une jouissance corporelle, aux autres, le travail impose le crétinisme dumétier, la mutilation, le rabougrissement, la déchéance du corps (3).

Mais tandis que tous les responsables officiels se penchent au chevet del’économie agonisante, la véritable crise n’est donc pas économique maisdans l’hésitation désormais générale à passer à autre chose, quand il fautracler en nous le peu de ce qui reste de vivant, pour l’échanger encore etrecommencer la même chose. Entre ceux qui font le dos rond ous’accrochent parfois bruyamment à des boulots depuis longtempsdépourvus de sens, et ceux qui silencieusement espèrent un dénouementbrutal, que faire sinon attendre encore ? La situation est paradoxale carou bien l’économie s’effondre, rendant par là obsolètes les quelques timides« alternatives » existantes, ou bien elle agonise sans fin auquel cas nousaurions tort de ne pas les prendre au sérieux dès maintenant.

Que de détours pour dire une chose au fond si simple : il faut que letravail paye. Mais c’est une vieille habitude nationale : la France est unpays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait lathéorie. Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour lessiècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant.Retroussons nos manches.

Christine Lagarde, Ministre de la Dépossession, 10 Juillet 2007

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(1) (Notes de la page 1) La technologie scientifique du corps, qui systématise alors les formes fondamentales dumouvement et les rationalise à l’extrême, a toujours été un facteur décisif du mode de production capitaliste, et plusencore aujourd’hui : organisation du temps du corps vivant (cf. E. P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalismeindustriel, La Fabrique, 2004), rationalisation des dépenses d’énergie (multiples techniques de relaxation ou derécupération), rationalisation des gestes (taylorisme, learning, ergonomie, chronométrage), rationalisation des émotions(techniques psycho-corporelles de contrôle et de régulation), rationalisation des relations sociales (management desressources humaines, dynamique de groupe, stages de motivations). C’est ainsi que Marx a pu parler d’un homme commed’un pur et simple appendice de la machine. Sans parler, à l’autre bout de la chaîne de vie, de l’homologie totale entrel’archéologie des moyens de production et la paléontologie et médecine du corps humain : de l’anthropologie physique quicollecte le souvenir du corps au travail sous la trace de son impression sur le squelette fossilisé, à la médecine des troublesmusculo-squelettiques (TMS) liés à des boulots répétitifs et qui demandent une concentration et une attention nerveuseconséquentes.(2) Le corps est « directement plongé dans un champ politique écrit-il ; les rapports de pouvoir opèrent sur lui une priseimmédiate ; ils l’investissent, le marquent, le dressent, le supplicient, l’astreignent à des travaux, l’obligent à descérémonies, exigent de lui des signes. Cet investissement politique du corps est lié, selon des relations complexes etréciproques, à son utilisation économique ; c’est, pour une bonne part, comme force de production que le corps est investide rapports de pouvoir et de domination ; mais en retour sa constitution comme force de travail n’est possible que s’il estpris dans un système d’assujettissement […] ; le corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corpsassujetti », Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1993, p. 34.(3) Cf. Jean-Marie Brohm, Figures de la mort. Perspectives critiques, Beauchesne, 2008. Nous faisons aussi référence à l’ouvragefondamental de Michel Henry qui montre l’importance décisive de la problématique de la vie phénoménologique et de lasubjectivité corporelle de l’individu vivant : Marx. Tome I : Une philosophie de la réalité ; Tome II : Une philosophie del’économie, Paris, Gallimard, 1976.

Officiellement, l’Etat Père resterait le seul recours possibleface à l’indigne Mère l’économie. Et ce sont tous lesfonctionnaires de l’économie, élus, syndicats et affairistes quipréparent dans l’urgence quelque nouveau poison qui feraperdre un peu plus le goût pour l’autonomie. Où, dans leseul but de redémarrer la machine à fric, il faudrait continuerséparément et tous ensemble à foutre notre vie en l’air.Gigantesque courroie de transmission de la machine-travail,l’Etat (les gentilles collectivités locales comprises) n’en reproduitpourtant pas moins les soubresauts de l’économie, faisant sedilater ou se rétracter l’éventail possible des « politiquespubliques », ce gigantesque service d’achat national. La« solidarité » est alors la production de liens réifiés parl’engrainement des rouages que sont nos vies en miettes où,grâce à la somme toujours plus vaste de ce que nousproduisons à l’aveuglette dans la machine, la vie collective estprétendument mieux faite que si nous nous en occupionsnous-mêmes.

Mais suffit-il pourtant de détruire l’Etat, d’invoquer lescatégories heideggeriennes et nihilistes de la théorie du« Bloom », ou d’attendre la marée basse d’une « crise de lavaleur » pour poursuivre le projet de l’auto-institution d’uneindividualité et socialité libres ? « Un édifice social, fondé surdes siècles d’histoire, ne se détruit pas avec quelques kilos dedynamite » (Kropotkine, journal La révolte, 1891), quelquesoit l’impatience que nous avons à voir s’écrouler un mondetous les jours plus absurde. On ne peut lui échapper nous-semble-t-il en rejouant la musique d’un romantismerévolutionnaire de la barricade quoique nous puissions nousy retrouver à l’occasion, mais en construisant de nouveauxrapports auto-organisés à l’endroit même où nous dispensantd’un effort commun sur nous-mêmes et sur les autres, l’Etat,

la technique et le capitalisme y prospèrent inlassablement.

Sous l’emprise ordinaire de ces souffrances qui ne peuvents’écrire qu’en langage économique, les loyers impayés équivalentà des immeubles soufflés par les bombes, et le chômage à laperte irrémédiable du goût de vivre. C’est que beaucoupregrettent encore le bon temps où l’impuissance politiques’échangeait mieux, contre de l’argent, un diplôme ou un titrede propriété. Mas aujourd’hui, c’est marée noire sur les plagesjadis insouciantes de la modernisation rieuse des trente dites« glorieuses ». Quand le repli ordinaire sur son activitérémunérée valait comme participation à une augmentationabstraite des « richesses » de la population, il n’y avait en effetpas nécessité de vivre réellement ensemble au delà de l’îlotfamilial, amoureux ou solitaire, compensant pour le reste unocéan de relations fonctionnelles et de délégations.Nous pensons au contraire que ce que l’on peut réaliser pargoût et par affinité croise ce qui peut être utile matériellementet à tous pour survivre. Et qu’il devient donc nécessaire debriser l’éclatement de nos vies pour reconstruire une unité delieu collective sur le temps long de leur reproduction. Il n’y aguère d’autre stratégie possible que de se regrouper pourcommencer, pourvu que les limites du groupe soientsuffisamment lâches pour garantir la liberté de chacun d’yentrer ou d’en sortir, et suffisamment consistantes pour quede tels collectifs puissent étendre le domaine de leur subsistanceau delà des limites familiales actuelles.

L’habitat est certainement avec l’alimentation ce qui suscite leplus d’inquiétude face à l’avenir, quoique nous vivons de lafaçon la plus banale à proximité de tant de maisons, im-meubles ou terrains dont l’usage est interdit par l’argentnécessaire, et l’isolement de chacun face à cet argent qu’il faut

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La Solution

« la Solution n’a jamais libéré l’homme que de sal iber té ; e t c ’es t pour mieux le tyranniser ,notamment par l’Etat. Celui qui place son salutdans une so lut ion e t non en lu i -même es tconstamment tenté de la réaliser par tous lesmoyens. S ’ i l y a une Solut ion i l n’y a qu’àsupprimer l’Etat, et si là est le Bien et non dansl’homme, alors tout ce qui peut aboutir à ce biensuprême est justifié ; même une dictature totale,mais provisoire. La condition nécessaire d’unevictoire de l’homme sur la fatalité politique – etcette condition serait suffisante si el le étaitpleinement remplie -, c’est d’être. L’Etat ne sedéveloppe que là où nous ne sommes pas pournous dispenser, légitimement ou illégitimement,de l’effort. Les peuples et les individus libres sontles peuples et les individus riches d’une viesurabondante auxquels il est aussi naturel dedonner qu’il leur est normal de recevoir. Etre : lacondition à la fois la plus proche et la pluslointaine, la plus évidente et la moins facilementconcevable. Car le langage ne devrait pas avoir àtraduire ce qui devrait aller de soi ; et l’action sevoit obligée de recréer l’homme et le monde.C’est bien là la difficulté fondamentale de toutcombat pour la liberté. Il est facile d’imaginerl’anarchie, de définir un système fédéraliste. Maisil est plus dur de créer la base qui donnerait uncontenu »,B. Charbonneau, L’Etat, Economica, 1987, p. 432-433.

gagner. La notion urbanistique de « parcours résidentiel »justifie qu’une même personne déménage à chaque étape desa vie. D’où le très faible enracinement des individus là où ilsvivent, et une inquiétude existentielle qui se traduit par exemplepar le fait qu’une personne sur deux, avant la crise officielleactuelle, pensait déjà qu’elle pouvait devenir un jour sans-abri(4). L’article sur les Castors des années 1950 (page 23)reviendra sur ce qui a été une tentative conséquente deréappropriation et auto-construction de l’habitat à un mo-ment de grande pénurie de logements, afin d’essayer decomprendre pourquoi cette initiative a finalement fait longfeu, ce qui peut aider à prendre du recul en relation à nospratiques actuelles dans ce domaine.

Dans tous ces projets de vivre le plus possible à côté del’économie, il n’y a là pourtant aucune nostalgie pour un irréelprincipe vital transcendant ou pour une communauté du passé(paroisse, métier, village). La souffrance et la misère del’individu disent simplement à la domination sa vérité, il n’y adonc là que la volonté de se libérer du fétichisme politique,technique et marchand, qui n’est pas réductible à une mystifi-cation de la conscience. La critique d’un individu échappant àce processus d’aliénation ne renvoie donc pas à un passémythique d’un sujet unique, naturel, primitif, authentique etirremplaçable, se suffisant à lui-même. En particulier, l’idéalautarcique de la vie paysanne pendant l’Ancien Régime n’étaitatteint que par une minorité privilégiée, et il semble que lesdeux pôles de l’autoconsommation et des marchés soientpeu pertinents pour décrire la vie paysanne d’alors (voir lanote de lecture du texte “autoconsommation et marchés”page 29). Plus près de nous, la bricole ouvrière, en articulantautoproduction et spirale de dons, donne une idée de la façondont une activité spontanée et une sociabilité locale peuventse féconder mutuellement (voir la note de lecture du livre“Le travail à-côté”, page 35).

Dans le processus de dépossesion par l’économie, la vie del’individu continue toujours de se révèler à lui-même, alorsqu’il prend part aux forces dirigées contre lui. On ne peutdonc se présenter comme un individu authentique, maiscomme froidement mutilé (cf. Adorno, Minima Moralia).Pourquoi, en effet, faut-il qu’il y ait eu un “ âge d’or “ non-fétichiste quand l’histoire semble nous montrer qu’elle a étésurtout l’histoire de rapports fétichistes sans cessemétamorphosés sous de nouveaux traits. Il serait doncprésomptueux d’espérer la libération totale du fétichisme, etillusoire d’imaginer se battre pour une liberté absolue. Nouspensons surtout qu’il faut contenir le fétichisme dans des limitesdécentes et acceptables, c’est-à-dire - et au minimum -dissoudre la société de la valeur, l’Etat et le phénomènetechnicien.

(4) Institut BVA, “Les Français, les sans-abri et la lutte contre l’exclusion. Regards croisés”, publié dansl’Humanité, le jeudi 7 décembre 2006. La même enquête montre que seules 11% des personnes pensent que c’estpar les relations de voisinage dans leur quartier que les sans-abri peuvent être aidés, signe évident que la question demal-logement s’inscrit dans un contexte plus global d’isolement des individus qui touche aussi les personnes

normalement logées.

Car sous ces fétichismes, ce résidu d’individu, cette “ ressource“ méta-économique pour la valeur, est pourtant ce qui de-meure, irréconcilié, nié, inexprimé, derrière les couchessédimentées de la domination sociale, et qui ne pourraitrenaître ni par la force abstraite et idéelle de l’affirmation desoi, ni par des mesures politiques ou économiques mêmes “radicales “, mais par la médiation d’une solidarité incompat-ible avec la loi de l’échange marchand.

Pourtant, la réalité qu’est censée traduire les mots “ solidarité“, “ convivialité “, “ communauté ” (nationale, européenne,mondiale), n’est plus qu’une fable contemporaine, y comprisdans les discours et projets alternatifs pour lesquels la trans-

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“N’expérimente-pas. Fais-le !”

« Les gens qui agissent dans ces cas n’agissent paspour ‘‘ expérimenter ’’ ; ils agissent pour faire quelquechose, pour créer quelque chose. L’appelle-t-on ‘‘expérimentation ’’ parce que cela ne rentre pas dansle cadre programmat ique e t idéo log ique desorganisations politiques officielles ? C’était aussi lecas des mouvements des femmes ou des jeunes, quiont été sourdement combattus, méprisés, ignorés,par ces organisations - avant qu’elles ne tentent deles récupérer. Pourquoi les gens entreprennent-ils cesactivités ? Parce qu’ils ont compris que ni les insti-tutions étatiques ni les partis ne répondent à leursaspirations et à leurs besoins, qu’ils sont incapablesd’y répondre (autrement, les gens essaieraient de lesutiliser pour ces activités). Par exemple, si desmouvements écologiques ont été constitués, ce n’estpas seulement parce que les partis existants ne sepréoccupaient pas du problème ; mais aussi parceque les gens réalisent que les partis, si tant est qu’ilsparlent d’écologie, ne le font que pour des raisonsdémagogiques, et que, avec ces partis, il n’en seraj ama is au t rement . En même temps , l e s genscommencent à comprendre , p lus ou moinsclairement, qu’il est absurde de subordonner touteactivité à la ‘‘ Révolution ’’ ou à la ‘‘ prise du pouvoir’’, après lesquelles toutes les questions seraientprétendument résolues : mystification énorme, quigarantit précisément que rien ne serait résolu aprèsl a ‘ ‘ Révo lu t ion ’ ’ . Les mouvements d ’ au to-organisation, d’autogestion partielle, d’une part sontdes expressions du conflit qui déchire la sociétéprésente, de la lutte des gens contre l’ordre établi,et aussi, d’autre part, ils préparent autre chose :même sous forme embryonnaire, ils traduisent etincarnent la volonté des gens de prendre leur sortentre leurs mains et sous leur propre contrôle. »,

Cornélius Castoriadis, « Ce que les partis politiquesne peuvent pas faire », dans Une société à la dérive,Entretiens et débats 1974-1997, Seuil, 2005

formation de l’imaginaire et de la conscience de soi et dumonde constituent l’unique finalité. C’est que partout lesimulacre de la communauté remplit l’espace, par son langagede synthèse, par la recréation de la socialité du fait dedifférents dispositifs institutionnels et technologiques (cf.Jacques Donzelot, L’invention du social (5)), ou comme élémentde la communication interne des entreprises ou des réseauxsociaux virtuels. La convivialité technologique définit alorsune nouvelle métaphysique de la communication, à savoirune relation sans corps (la CMO, communication médiatiséepar ordinateur), sans division, sans parole, sans implicationet engagement, sans mise en jeu de l’être qui reste dans lacorporéité d’un “ Je peux “.

Reste que considérer que le « collectif » est l’unique voie poursortir de l’économie est sans doute simpliste. Les « autres »en général ne sont pas la solution, du fait même del’abstraction d’une telle formulation. Les « collectivités » diteslocales et territoriales ne sont finalement que des rouagesbureaucratiques s’engrainant à d’autres rouages identiques,locaux, nationaux ou internationaux, publics ou privés, dontl’activité concrète reste celle de traiter de marchandises. Maisnous aurions tout perdu s’il fallait en arriver à une conclu-sion négative concernant les rapports humains en général,comme si ne plus pouvoir s’appuyer sur la réciprocité del’échange marchand généralisé revenait à ce que chacun portesur ses propres épaules, l’énorme ensemble des relationshumaines que cet échange réifie. Si les interactions avec autruise déroulent en partie sous le registre de la nécessitématérielle, il y a une infinité de formes possibles entre lehuis-clos et la complète solitude. Un des aspects qui lesdistingue est la manière dont elles autorisent des séquencesoù la personne est seule, retirée du collectif, tout en lui restantfidèle. Si on considère que l’économie continuera longtempsà exister malgré ses crises, cette question du retrait est sen-sible car, faute d’autre chose, l’argent restera le moyen parlequel l’individu peut quitter un collectif. L’interrogation surl’alternative à l’argent pour relier les communautés entre ellesest au centre de Bolo’bolo (voir l’article dans ce numéropage 18), mais aussi des propositions de François Partantquant au principe de Centrales économiques, destinées àorganiser le lien entre des collectifs voisins, en dehors deséchanges monétaires du marché global.

Cependant, si l’activité libre à laquelle nous aspirons peut se

(5) L’invention des concepts de « social », de « société », de « solidarité » au cours de la deuxième moitié du XIXèsiècle correspond dans le camp des républicains à un abandon du concept de souveraineté pour justifier lareprésentation politique et l’intervention de l’Etat. La solidarité devient un objet de gestion à grande échelle grâce auxtechniques assurantielles, où l’Etat-providence récupère les initiatives des coopératives ou des mutuelles en devenantune technique de gouvernement. On doit à Durkheim d’avoir pleinement naturalisé la dépossession de tous parl’économie en faisant de la spécialisation des rouages de la machine-travail, par nature irresponsables, le terrain d’actiondes politiques « publiques » par lesquelles l’Etat devient le garant lointain de la destinée collective en route pour leProgrès. Aujourd’hui, c’est tout le « social » qui conserve l’argent dans son angle mort, en fétichisant un « lien social »qui soi-disant existerait entre des millions de personnes sans aucun rapport entre elles, sauf de payer un impôt.

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définir comme celle qui prolonge lebesoin sans médiation (notammentmonétaire), elle s’appuie aussi sur lesactivités passées, ainsi que les activitéset la présence des autres à nos côtésdepuis l’enfance. Une liberté qui n’entiendrait pas compte resterait assezthéorique, à moins d’abstraire toutesles activités qui sont nécessaires ànotre subsistance et que l’économiepermet d’exploiter à distance et ennotre nom. Afin d’entretenir cettesubsistance, nous sommes donc con-duits à envisager nos activitéscomme une « précaution en vue durenouvellement de la vie » (GustavLandauer), c’est-à-dire comme uneanticipation qui concerne enparticulier autrui. La précautionconcernant la subsistance matérielleinclut donc le soin de relations àautrui, en évitant de séparer ces deuxtypes d’activités que sont lasubsistance et le soin.

Or, bien qu’elle soit au fondementactuel de l’économie, la séparationdu registre matériel de celui des re-lations humaines se retrouve trèsfacilement dans les projets alternatifsà l’économie, par le primat donné àla production sur les autres activités(reproductives). En concentrantl’attention sur le registre de la « pro-duction » (de nourriture, delogements, de soins médicaux, etc.),on risque en effet de reproduire parexemple le clivage homme-femmequi ouvre la voie à une formed’intendance invisible et de prise encharge des individus par descatégories dominées (les femmes notamment). La séparationentre production et reproduction peut facilement conduire àune hiérarchisation sexuelle (6). Cette séparation entre pro-

duction et reproduction peut facilement se traduire en unehiérarchisation sexuelle des activités, où les activités de soinsont à la fois dévaluées et indispensables. Car il n’y a de fait,

(6) Le courant féministe de l’ « éthique du care » critique la hiérarchisation sexuée des activités, sans pour autant tomberdans l’ambiguïté qu’il y a à dénoncer des inégalités tout en utilisant les normes dominantes comme critère quantitatifpour exprimer ces inégalités, et en faire finalement le critère universel de réussite sociale (mener une carrière économique oupolitique comme celle d’un homme). Promouvoir l’ « égalité » dans le contexte actuel sans autre précision ne peut quesignifier que l’on accepte les critères de réussite qui y règnent : compétition scolaire et professionnelle, expertise technique etspécialisation étroite, opportunisme, discipline managériale, etc. Au contraire, le courant philosophique de l’éthique du carefait valoir que les activités de soin (care) portent une autre vision du lien politique et des relations humaines, éloignée desprincipes moraux impersonnels et généraux qui caractérisent l’espace politique actuel. Voir en français les livres CarolGilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, Flammarion, 2008 [trad. 1982] ; Patricia Paperman et Sandra Laugier(dir.), Le souci des autres, 2005, Editions de l’EHESS. ; Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, LaDécouverte, 2009 [trad. 1993].

Les “groupes de vie” du personnalisme gascon

En 1935, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau dans Directivespour un manifeste personnaliste en appelaient à une « révolution decivilisation » qui passe par la création d’une « société personnaliste » àl’intérieur de la société globale. En attendant l’auto-destruction de lasociété économique. Cette contre-société qu’ils appelaient de leurs vœux,devait faire en sorte que ses membres puissent limiter au maximumleur participation à la société technicienne. Ces membres auraient étéguidés par une mentalité neuve inspirant un autre style de vie. C’estcette conduite au quotidien qui est le seul signe d’un engagement vécu,et ce sont là les seuls traits de la nouvelle révolution, qu’Ellul systématiseradans son ouvrage Changer de révolution . Les communautés électivesdevront remplacer les grandes concentrations urbaines. Au sein de cespetits groupes volontaires, qu’ils expérimenteront dans des camps decamping dans les Pyrénées durant les années 1930, l’individu pourraréellement se réapproprier sa vie comme la politique. Ces groupes devie seraient relier grâce à l’idée du fédéralisme anarchiste, seul à mêmede lutter contre le gigantisme des sociétés économiques qui crée uneinterdépendance sociale et démographique gigantesque, et sur lequelnous n’avons plus aucune prise ni réflexion collective. Dans ce manifesteencore, ils imaginent la dissolution des Etats et des nations, et ainsi les« grands pays » seront divisés en « régions autonomes » qui disposerontde tous les attributs de la souveraineté, au détriment d’un Etat centralréduit à de simples fonctions de conseil ou d’arbitrage. Charbonneau (àl’inverse d’Ellul) pense ainsi le projet d’une contre-société alternative,sur des régions autonomes fédéralisées et couplées à un Etat minimal.Cependant avant cette vue d’ensemble finale, ils placent d’abord leursespoirs dans des petits groupes autogérés, minoritaires au sein de lasociété englobante. Au moment des répercussions de Mai 68, J. Ellulécrit que ceux intéressés par ces petits groupes formant contre-société,sont et seront le fait de « marginaux divers, écologistes non politiques,autonomistes, mouvements féminins, ressourcement des chrétiens dansleur origine, nouveaux hippies, communautés spontanées », auxquelss’ajoutent pense-t-il des intellectuels comme Castoriadis et RadovanRichta. (dans Autopsie de la révolution, Paris, Calmann-Lévy, coll. Libertéde l’Esprit, 1969, p. 245).

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aucune symétrie entre les activités de soin et les activitésproductives matérielles. Les sociétés humaines peuventsurvivre dans des conditions matérielles plus ou moinsconfortables, mais pas à l’absence de soin. Les activitésproductives sont facilement considérées sous un jour favor-able, comme un « plus » bénéficiant au collectif (ou ceux quile domine) qui obtient facilement la reconnaissance sociale,alors que le soin fait banalement partie de l’intendance (7). Lesoin est donc structurellement dévalué lorsqu’il constitue uneactivité séparée au sein d’un collectif, la séparation se mani-festant spécialement lorsqu’une catégorie bien identifiée (lesfemmes, les migrants, les esclaves) voit ses occupationsquotidiennes consacrées quasi-exclusivement à ces tâches. Ils’agit donc ici d’une autre liberté que celle dont jouit l’habileproducteur qui ne compterait que sur lui-même, comme onle verra en particulier dans le texte de Florian Olivier (page13) qui montre que la liberté ne peut s’établir que par la miseen commun de leur capacités par des individus vivants, réunisautour d’un même projet.

L’idée de « vivre à côté de l’économie », celle de mise encommun ou de communauté nous confrontent pour le moinsà quatre questions : Quelle est cette réalité qui est en commun? Qui sont ceux qui ont en commun cette réalité ? Commentles membres de la communauté prennent-ils part à ce quileur est commun ? Comment la réalité commune se donne-t-elle à eux, à chacun des membres de cette communauté(8) ? Plus encore, l’idée de communauté, est-elle le lieu pourretrouver une production immédiatement sociale, sans lamédiation de la valeur (9) ? C’est à toutes ces questionsfondamentales pour sortir de l’économie, que les diversescontributions de ce numéro voudraient servir de modesteintroduction.

Un numéro plus théorique sur le débat plus que trois foisséculaires de la valeur (sans remonter à Aristote), devraitlogiquement précéder une réflexion sur nos pratiques etprojets, pour justement évaluer la possibilité même et la portéede leur « à côté ». Trop longtemps, qu’il s’agisse des babas deL’An 01 s’armant si peu de réflexion dans leur révolte ou demarxistes aveuglés par l’amalgame entre la théorie de la valeur

de Marx et celle de Ricardo (si la valeur vient du travail, toutle produit doit appartenir aux travailleurs), cette question n’apas eu de centralité et encore moins d’éclaircissement. Se poserle problème de la valeur consiste pourtant non seulement às’interroger sur l’établissement du « prix » des produits, maisaussi sur le mécanisme qui régit la production sociale etl’échange, sur le fondement d’un ordre social daté ethistoriquement spécifique, et enfin sur l’essence même de lamodernité. La question de la valeur est donc à la fois unequestion théorique, politique et bien sûr et surtout pratique.Les textes que nous publions ne cherchent pas à énoncer àtout prix des « vérités » nouvelles et ne sont pas non plusfoncièrement homogènes, pas plus que ne l’est le groupe deses rédacteurs, mais nous avons décidé de faire une incursiondans un domaine où, peut-être plus tard, nous serons sansdoute amenés à nous corriger, dans ce bulletin ou ailleurs.

Bonne lecture.

Quelques ennemis de l’économie, en crise ou pas.

(7) C’est la notion même de valeur ajoutée (création de valeur) qui suppose une hiérarchisation des activités où, deproche en proche, les activités à la fois les plus valorisées et les plus futiles reposent sur celles qui sont le moins valorisées,les plus indispensables, les plus déléguées et les plus invisibles. La stratégie consistant à remédier à cette logique absurde enaméliorant « les termes de l’échange » (hausses de salaires, socialisation de l’économie par les services dit publics), c’est-à-dire à s’empêtrer d’avantage encore dans l’économie, n’aura abouti qu’à étendre encore le domaine de l’économie, de façonà ce que cette logique puisse perdurer et s’unifier encore. L’extension du travail féminin en est l’illustration, où la participa-tion des femmes à l’économie consiste à marchandiser les activités domestiques à destination des femmes les plussolvables, achetant des prestations à des femmes devant à leur tour tout à la fois vendre leur force de travail et assumerleurs propres charges domestiques.(8) cf. Michel Henry, “ Pour une phénoménologie de la communauté “, in Phénoménologie matérielle, PUF, 1991.(9) Voir surtout le dernier chapitre de Marx, Tome 2, de M. Henry, où celui-ci fait des critiques incisives sur la solution de lacommunauté proposée par Marx.

Ce bulletin est téléchargeablegratuitement sur le site

http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/

Courriel :redaction(chez)sortirdeleconomie.ouvaton.org

Nous présentons nos excuses à M. Bernelas qui,contrairement aux lignes parues dans le n°2 de Sortir del’économie, ne souhaitait pas s’adresser à Serge Latoucheet lui poser « des questions », mais le critiquer. Sonouvrage La Robe de Médée publie à compte d’auteur est àcommander (11,90 eur.) à la Librairie L’ANGE BLEU,7 rue Saulnerie, 41100 Vendome, 02 54 23 62 74. Fax :02 54 67 17 05.

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SORTIR DE L’ECONOMIE N°3 / 7

SUR L’INVENTION

GRECQUE

DU MOT

“ÉCONOMIE”(OIKONOMIA)

Dans le dernier tiers du Vème siècleavant J.-C. dans la Grèce antique est néun genre littéraire et philosophiquenouveau, qui conduit au IVe siècle à laprolifération d’ouvrages traitant de lamanière de gérer un grand patrimoinerural et agricole. C’est l’invention de lalittérature économique. Le mot «économie » (« oikonomia » en grec)apparaît même pour la première foisvers 380 avant J.-C. dans un texte deXénophon d’Athènes. On ne peut

comprendre l’apparition de cettelittérature sans comprendre sonsoubassement dans les pratiquesconcrètes qui l’ont précédée. En effet,c’est à la fin du Ve siècle suite auxGuerres du Péloponnèse, que lacommercialisation et la monétarisationde l’économie va décoller. Mais cettesoudaine progression de l’invention duphénomène économique est liée à destransformations importantes dans lephénomène guerrier. A la fin des très

sanglantes Guerres du Péloponnèse dela fin du Vème siècle avant J.-C., lemodèle du citoyen-soldat de part lestransformations du phénomèneguerrier (grande bataille, machines deguerre, etc) laisse place au modèle dumercenariat qui va être utilisé par lescités et les royaumes. Des personnesvont vendre leur corps et leur activitécontre un solde. Ces gens vont alorspar le détour de cet argent désormaisfinalité de leur activité, consommer, en

Socrate — Dis-moi, Critobule, donne-t-on à l'économie le nom d'art, comme à la médecine, àla métallurgie et à l'architecture?Critobule — Je le crois, Socrate.Socrate — On peut déterminer l'objet de ces arts. Peut-on également déterminer celui de l'économie?Critobule — L'objet d'un bon économe, si je ne me trompe, est de bien gouverner sa maison.Socrate — Et la maison d'un autre, si on l'en chargeait, est-ce qu'il ne serait pas en état de lagouverner comme la sienne? Un architecte peut aussi bien travailler pour un autre que pour lui : ildoit en être de même de l'économe.Critobule — C'est mon avis, Socrate.Socrate — Un homme qui, versé dans la science économique, se trouverait sans biens, pourrait doncadministrer la maison d'un autre, et recevoir un salaire comme en reçoit l'architecte qu'on emploie?Critobule — Assurément; et même un salaire considérable, si, après s'être chargée de l'administrationd'une maison, il l'améliorait par son talent à remplir ses devoirs.Socrate — Critobule, qu'est-ce que nous entendons par une maison? Est-ce la même chose qu'unehabitation? ou ce mot doit-il s'entendre même des biens que l'on possède hors de son habitation?Critobule — Il me semble, Socrate, que tous nos biens font partie de la maison, quand même nousn'en aurions aucun dans la ville où nous résidons.Socrate — Mais n'y a-t-il pas des gens qui ont des ennemis?Critobule — Sans doute; il en est même qui en ont beaucoup.Socrate — Dirons-nous que ces ennemis fassent partie de nos possessions?Critobule — Il serait plaisant, en vérité, qu'un économe qui augmenterait le nombre des ennemis desa maison vît encore sa conduite récompensée.

Xénophon, Economique, Chapitre I

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SORTIR DE L’ECONOMIE N°3 / 8

Ischomaque — (...) L'amour seul de l'agriculture et du travail lui avait faitchercher, comme il le disait lui-même, un champ où il trouvât, ens'occupant, plaisir et profit; car l'homme d'Athènes le plus passionnépour l'agriculture, c'était sans contredit mon père.Socrate — Gardait-il son champ quand il l'avait défriché? ou le vendait-il, s'il en trouvait un bon prix?Ischomaque — Vraiment, il le vendait; et aussitôt, par amour du travail, ilen achetait un autre inculte qui exerçât son goût pour les travaux agraires.Socrate — A t'entendre, Ischomaque, ton père avait pour l'agriculture lemême goût qu'un marchand de blé a pour son commerce; et commecelui-ci l'aime avec passion, entend-il parler d'un pays qui regorge deblé, aussitôt ses vaisseaux voguent sur la mer Égée, sur le Pont Euxin,sur la mer de Sicile : il arrive, fait le plus de provisions possible, puiss'en retourne par mer, après avoir chargé de ses marchandises le vaisseaumême qui porte sa personne. S'il a besoin d'argent, ce n'est pas au hasard,ni au premier endroit qu'il les décharge : il n'apporte son blé, il ne lelivre que dans les pays où il entend dire que cette denrée est montée auplus haut prix. C'est à peu près ainsi que ton père chérit l'agriculture.Ischomaque — Socrate, tu plaisantes. Pour moi, je pense qu'un hommequi vend ses maisons à mesure qu'il les bâtit, et qui ensuite en construitd'autres, n'en est pas moins un vrai amateur de bâtisse.Socrate — En vérité, Ischomaque, je pense, ainsi que toi, qu'on aimenaturellement ce dont on se flatte de tirer avantage

Xénophon, Economique, Chapitre XX

achetant des produits (hormis le pil-lage lors des campagnes militaires).Ils vont contribuer à la progressionde la commercialisation et de lamonétarisation de la productionjusqu’alors cantonnée dans uneautoconsommation-base-de-la-vieoù l’échange marchand n’est quecomplémentaire. Plus encore, quandAlexandre le Grand à la fin du IVesiècle défait les Perses, il fond le trésordu vaincu ce qui va solvabiliserd’énormes masses de mercenairesqui vont dès lors consommer demanière séparée de toute activitéautoproductrice.

Xénophon d’Athènes est un grandaristocrate terrien déchu lors de laguerre du Péloponnèse, qui devientalors un simple mercenaire-soldat (un« soldat » par définition touche une «solde » en échange de son activité,c’est une des premières formes dutravail-marchandise) et qui fit fortunede cette manière ce qui lui permit àla fin de sa vie de redevenir un grandpropriétaire foncier en achetant ungrand domaine à Scillonte (prèsd’Olympie sur le territoire de Sparte).Dans ce premier traité intituléL’Economique où apparaît donc pourla première fois le terme “oikonomia “, Xénophon nous parlede son expérience sur son domainede Scillonte qu’il veut faire partagerà tous les grands propriétaires, et oùil a réalisé son idéal de grandpropriétaire exploitant : son but, luil’aristocrate ruiné, est de recouvrersa fortune monétaire et il va utiliserson nouveau domaine pour réussircette unique fin. Ce traité se présentealors comme un traité d’agriculture,d’où il ressort que l’agriculturedevient rentable (retrouver sa fortuneet son statut d’antan) si le propriétaires’implique dans la gestion et saitgouverner sa femme, son régisseuret ses esclaves. Tout un programme.L’auteur rapporte une discussion fic-tive avec le propriétaire d’un domainerural, Ischomaque, lequel raconte com-ment il règle sa production et apportele plus possible de surplus au marché.A Scillonte en effet, Xénophon apratiqué une agriculture orientée le plus

possible vers la commercialisation etnon pas seulement pourl’autoconsommation familiale commeà l’ordinaire dans les installationsagricoles (de manière générale dans lesinstallations agricoles grecques,seulement 15% de la production étaitéchangée, le reste étant de

l’autoconsommation (1). Pour accroîtreles capacités de commercialisation de

(1) Cf. Alain Bresson, L’économiede la Grèce des cités. I. Les structures dela production, A. colin, 2007)

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SORTIR DE L’ECONOMIE N°3 / 9

Ischomaque — Ma coutume, Socrate, est de sortir dulit à l'heure où je puis encore trouver au logis lespersonnes que je dois voir. Quand j'ai quelque affairedans la ville, je m'en occupe; cela me sert de prom-enade. Si rien d'indispensable ne me retient à. la ville,mon serviteur mène devant moi mon cheval à lacampagne, et la promenade que je fais de la ville auxchamps me plaît cent fois plus que celle du Xyste. Dèsque je suis arrivé, je vais voir ce que font mes ouvriers,s'ils plantent, s'ils labourent, s'ils sèment, s'ils fontrentrer les récoltes. J 'examine leur méthode; j 'ysubst i tue la mienne, lorsque cel le-ci me semblepréférable. Mon inspection finie, je monte à cheval, jefais manœuvrer l'animal comme à la guerre. Cheminsde traverse, collines, fossés, ruisseaux, je franchis tout;et autant qu'il est possible, au milieu de ces exercices,je prends garde d'estropier mon cheval. Quand j'aifait ma course, mon esclave laisse l'animal se rouler,puis le ramène en portant à la ville les provisions duménage. Pour moi, je rentre à a maison, moitié encourant, moitié en me promenant; puis je me frotteavec une étrille; je dîne ensuite, de manière que, le restedu jour, mon estomac ne soit ni surchargé ni souffrantde la faim.

Xénophon, Economique, Chapitre XX

son domaine il propose alors dans sontraité ce qu’il a pratiqué chez lui et qui abien marché : l’association de l’élevagedes bovins et des chevaux à lapolyculture. Il s’est inspiré là des «paradis » perses qu’il aconnu en Asie Mineure(actuelle Turquie), desmodèles d’ exploitationsagricoles tournéscomplètement vers lacommercialisation, et quiétaient tout à la fois manoirrésidentiel pourl’aristocratie perse, trèsgrande exploitation etréserve de chasse. Noussommes là dans le trèsgrande domaine. Ainsiquand le mot « oikonomia» apparaît pour la premièrefois, le sens assigné à ce motpour sa première occur-rence est donc celui de lagestion de l’ « oikos », c’est-à-dire ne nous y tromponspas, du grand domaineagricole que le maître demaison doit acquérir etadministrer. Nousconnaissons également undeuxième traité conservéégalement sous le titreL’Economique, issu del’Ecole d’Aristote, il se situedans la même lignée que letraité de Xénophon (touten réfléchissant égalementsur la distinction entre lepolitique et l’économique),c’est-à-dire un manuel debonne gestion pour unpropriétaire d’un granddomaine.

Dans la suite de ce IVèmesiècle, le mot « oikonomia» va rapidement quitter lesens que lui attribue lesmanuels pour lesadministrateurs agricoles des propriétésde l’aristocratie grecque, pour connaîtreune extension de sa signification audomaine public pour parler de lagestion financière des territoires royauxet des territoires des cités. C’est enquelque sorte, avant l’heure (quelque

part entre le XVII et le XVIIIe siècle),l’invention de l’économie politique. Lemoment où la politique se faitéconomique et où l’économique se faitpolitique. C’est d’ailleurs ce même

Xénophon qui une fois de retour àAthènes, voyant le trésor de sa chèrecité en 355 obéré par la « Guerre desAlliés » dont elle vient de sortir (échecde la seconde Ligue de Délos et finde l’hégémonie athénienne dans lemonde de la mer Egée), qu’il se décide

à écrire un deuxième traité d’économie,les Poroi (traduit pas Moyens de se procurerdes revenus) pour influencer un hommepolitique en vue, Euboulos, qui va seretrouver au pouvoir. Vis-à-vis du

pouvoir, notre Xénophonde l’époque est donc enquelque sorte notreJacques Attali ou notreSerge Latouche national :l’éternel vendeur de saladessur les étals de “programmes politiques “rafraîchis par des jetsautomatisés de vapeurd’eau. Dans ce nouveautraité, les solutionsproposées pour redresserles finances d’Athènespeuvent se résumer decette façon : à l’empirethalassocratique d’Athènesdésormais éclaté à causede la guerre, il faut ysubstituer un systèmecohérent et rationalisé derelations économiques.Nous avons là la premièreéconomie politique del’histoire qui apparaît demanière très claire etdirectement en lien avec satransposition dans lepouvoir. Pour équilibrer lesimportations nécessairesau ravitaillement de la ville(300 000 personnes), il fautd’après notre proto-technarque d’une façondéjà toute proto-colbertiste, développer lesexportations (marbre etminerai d’argent) grâce àun des principaux atout dela cité qui lui paraît la po-sition centrale de son port,le Pirée. Il préconise alorsaux hommes politiques envue trois innovations pourprocurer à la cité des

revenus nécessaires à ses dépenses : c’estau Pirée qu’il faut attirer par des mesuresattractives les créateurs de richessesmonétaires, c’est-à-dire les métèques, carplus il y en aura, plus l’impôt sur lesétrangers résidents donnera des revenusà la cité ; Il faut aussi rationaliser et in-

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tensifier l’exploitation des mines duLaurion en vue d’une croissance desexportations mais il propose aussi undébut de « nationalisation » : la cité doitdevenir propriétaire de la main d’œuvreservile nécessaire, dont la location luiprocurerait un important revenurégulier. Let’s Dance!

Cette extension du sens du mot «oikonomia » du grand domainecommercialisé de l’aristocrate aux fi-nances publiques de la cité ou desroyaumes, s’observe également dans unautre traité, le texte du Pseudo-Aristote,Les Economiques vers 340 avant J.-C.Nous avons là le premier manuel nonplus pour une cité mais pour unroyaume, et plus particulièrement pourun administrateur d’une subdivision (lasatrapie dirigée par le satrape et sonadministration, bref une sorte degouverneur régional) du territoire ad-ministratif du royaume séleucide, oùon lui apprend comment lever desimpôts monétaires, comment dégagerles plus grands revenus des domainesagricoles et établissement miniers etartisanaux du roi, comment asseoirrichesses monétaires, va êtreexactement repris en 1616 dans le Traitéd’oeconomie politique d’A. deMontchrétien, où cet auteur définit lemot économie comme les moyensd’accroître la richesse du souverain etla quantité de métal précieux qu’ildétient. Au XVIIIe siècle, le grand sièclede la mise par écrit de la « scienceéconomique », on va définir l’économiede la même manière, comme la « sci-ence des richesses ». Nous sommes làdans une conception chrématistique del’économie. L’économie est un art,c’est-à-dire au sens étymologique une« techné », un savoir-faire pour acquérirdes « richesses » réduites à des richessesmonétaires, à leur production et à leuraccumulation dans des coffres, breftout ce qui concerne les affairesd’argent, le négoce et l’entreprise.L’économie n’est pas commeaujourd’hui « l’ensemble des moyenset des conditions de productions, deconsommation et d’échange » commeon voudrait nous le faire croire,réduisant par là la définition del’économie à un système où se

(2) C’est-à-dire une vieindividuelle saucissonnée en desmoments de travail-marchandise oùl’on se vend, un échange marchanddes produits de ce travail là séparéede l’activité qui l’a crée, et laconsommation solvabilisée desproduits répondants aux besoinsréels comme fictifs : elle est pas bellela définition naturalisée ettranshistorique de l’ “ économie “ !

répondent mécaniquement etnaturellement “ production “, “consommation “ et “ échange “comme les trois bouts d’une mêmeficelle à relier sur elle-même, mais lascience qui cherche à résoudre cettequestion : comment créer plus d’argent ? Cardans la définition actuelle, comme “ en-semble des faits relatifs à la produc-tion, à la distribution et à laconsommation des richesses dans unecollectivité “ (dictionnaire Le Petit Rob-ert), on recouvre le sens originel du mot“ économie “ comme savoir-faire pourproduire plus d’argent, pour mieuxnaturaliser, substantiver sa définitionmoderne. Comme si forcément depuistout temps, en tout lieu et par tous lesvents, la “ production “, la “ distribu-tion “ (comprenons l’échangemarchand pour l’essentiel) et la “consommation “, n’étaient que leséléments séparés d’un même ensembleformant le système naturel ettranshistorique de “ l’économie “.

Pour voir l’opération monstrueuse dece recouvrement généralisé, il suffit en-core de voir, que comme au temps desJacques Attali de l’antiquité, les premierséconomistes du XVIIe et XVIIIe sièclessont d’abord des hauts-fonctionnairesd’Etat qui cherchent à accroître lesrevenus du royaume et à optimiser sesdépenses. Le concept d’ « oikonomia »qui réapparaît à l’époque modernedécoule directement de sa significationdans l’antiquité grecque. L’hommed’Etat Adam Smith, influencé par lesidées d’un « ordre naturel » quiimprégnaient son époque, propose luisa solution personnelle (dans son livred’ailleurs intitulé sans aucuneambiguïtés, La Richesse des Nations) :découvrir des « lois économiques » d’unordre naturel, pour les intégrer à la so-lution qui reste de dégager le plus pos-sible de revenus à l’Etat. Sa solutionest que si l’Etat favorise un « Marchéautorégulé » où chaque individu suivantla pente de son intérêt égoïste créera leplus de richesses monétaires possible,dès lors le volume du prélèvement fis-cal s’en trouvera accru. Finalement le «libéralisme économique » dans saforme smithienne, est tout dévoué à lacroissance infinie des moyens

instrumentaux de l’Etat. Le libéralismeéconomique comme notre actuelantilibéralisme franchouillard, sontdeux formes possibles d’un mêmeculte à l’Etat et à la vie organisée parun Marché (autorégulé ou régulé).

Une fois que cette économie en tantque véritable nouveau mode de vie (2),est bien installée dans nos vies (au termede trois siècles de “ modernisation “dans l’hémisphère Nord, et encore unbon siècle de plus pour “ développer“ l’hémisphère Sud), point besoin degarder la vieille définition grecque duterme “ économie “, toutes nos viessont désormais des “ vies économiques“. Sur les murs solides de l’anciennedéfinition qui a réagencé entièrementle monde au fil des siècles, l’opérationde naturalisation de l’économie peutdès lors être lancée par sa définitionactuelle : “ ensemble des faits relatifs àla production, à la distribution et à laconsommation des richesses dans unecollectivité “. L’activité vivante desindividus nous dit la propagandeidéologique, comme la propagande parle fait qu’exprime aujourd’hui chaquemoment de notre propre viequotidienne, est dès lors saucissonnéeen “ production “, “ distribution “ et “consommation “. Et les catégoriesréelles comme idéelles de ce modèlede vie là, sont désormais transposées àl’ensemble de la planète comme à toutel’histoire passée. Ad nauseam.

Clément

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Pourquoi cette volontéd’autonomie matérielle ?

L’autonomie politique, entenduecomme capacité à décider enconnaissance de cause des règles et desinstitutions nécessaires à la vie àplusieurs – que ce soit au sein d’uncollectif, d’une communauté, d’un en-semble de communautés, d’unerégion… n’est pas grand chose sansautonomie matérielle. Quelle maîtrisede nos vies si, pour la nourriture, lasanté, le logement… nous avons re-cours au marché ou à l’Etat ?Autrement posée, l’autonomie politiquea-t-elle un sens sans autonomiematérielle ?

Qu’entendez-vous par« autonomie matérielle » ?

L’autonomie matérielle, c’est l’état danslequel une personne, une famille, uncollectif, une communauté… peuventsatisfaire ses besoins matériels avec leminimum de contraintes imposées parl’extérieur, ou encore, leur capacité àpouvoir choisir les contraintes associéesà la satisfaction de leurs besoins

“Etre autonome matériellementpour être autonome politiquement”

Un groupe d’une petite dizaine de personnes s’est installé depuis deux ans sur le plateau de Millevaches,à la ferme de Bellevue sur la commune de Faux la Montagne. Pratiquant une activité agricole pour leurpropre consommation, fabriquant du pain qu’ils échangent, ce groupe recherche un maximumd’autonomie. Non pour s’enfermer sur lui-même, mais pour établir avec les autres des relations qui nepassent pas par ces éléments sur lesquels nous n’avons guère de prise : l’Etat ou le marché.L’expérimentation avance à petits pas.

A l’été 2006, le groupe de la ferme de Bellevue accueillait une partie de la conférence européenne del’ « Action Mondiale des Peuples », un réseau de résistance radicale au capitalisme. Le thème de larencontre tournait justement autour de cette question de l’autonomie. Avec un préalable clairementexposé : « L’autonomie matérielle est une condition de l’autonomie politique ».

Explications par deux membres du groupe, Camille Madelain et Loïc Bielmann. Interview par INPS(Informer pour nos semblables, journal d’information et de débat sur le plateau)

matériels. L’identification et le choix deces contraintes sont inséparables d’unevision du monde. Pour nous, il s’agitautant de limiter nos dépendances àl’égard de telle ou telle source de biensmatériels (Etat, marché…) que deconstruire un monde différent avec sesrelations, ses outils, sesfonctionnements collectifs, etc. L’idéesous-jacente est bien que les formes deproduction, de propriété, d’échangeset de consommation ne sont pasneutres, mais produisent en partie lasociété. Autrement dit, au matériel estlié l’immatériel, le social.

Pour vous la question del’autonomie matérielle

(produire sa nourriture,répondre à ses besoins en

matériaux, transports, etc.dans un cercle réduit et

maîtrisable) dépasse donc laréponse à vos seuls besoins ?

En effet. Au-delà de la satisfaction denos besoins matériels, il s’agit aussi dela satisfaction des besoins matériels desautres. Ou comment une personne, unefamille, un collectif, une

communauté… décident de participerà la satisfaction des besoins matérielsd’autres personnes. La question étantalors de savoir quelles sont ces autrespersonnes : voisins et voisines, amis etamies, parents, clients et clientes…D’une manière générale, avec qui etcomment voulons-nous nous liermatériellement ? De qui voulons-nousdépendre, par défaut (le moins pire),ou par enthousiasme (être en situationd’interdépendance avec des personnesque l’on aime, que l’on estime) ? En règlegénérale ce ne sont pas des questionsque dans notre société on a l’occasionde se poser.

Concrètement sur votre lieu devie (la ferme de Bellevue)

qu’avez-vous entrepris danscette optique ?

Nous avons pratiqué différents modesd’échanges notamment au travers dela fournée de pain que nous faisonstous les dimanches ou des coups demains pour des gardes d’enfants, faireles foins, poser du carrelage, etc. Il y ades personnes à qui nous avons pu tourà tour vendre, puis troquer et parfois

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donner le pain. Des familles desquellesnous avons accepté le paiement de lagarde d’enfants, puis l’échange dumême service, enfin des gardes quenous faisons sans réciprocité apparente.Il y a des entreprises auxquelles nousdemandons des produits en échangede coups de mains, d’autres où nousachetons mais aimerions plutôtéchanger, etc.

Pourquoi êtes-vous si attachésà avoir une production

matérielle localement utile ?

Il s’agit de prendre notre part dans laproduction matérielle, de ne pas laisserles travaux pénibles à celles et ceux quin’ont pas eu le choix (ouvriers agricolesd’ici et surtout d’ailleurs), ni de vivresur l’activité d’autres personnes commec’est le cas de nombreux salariésassociatifs qui ne seraient rien sans les« artistes » qu’ils font « tourner » les« porteurs de projets » qu’ils« accompagnent », les « jeunes » qu’ils« mettent en réseau », les « gens » qu’ilsmédiatisent. C’est être à la source. Sesentir lié à la matière, participer à toutela chaîne de production (de la graine àla conserve, du tronc à la maison, de lamise bas au fromage) pour donner senset accomplir les tâches variées etnourrissantes.

C’est aussi participer, prendre part àl’organisation de la production auniveau local et agir sur les échanges etla consommation locale. C’est encoreobtenir une reconnaissance sociale. Il ya enfin du sens à produire chez nous,pour que tout ne vienne pas d’ailleurs,pour que nous rétablissons le lien entrece que nous mangeons, la maison danslaquelle nous vivons et celles et ceuxqui ont cultivé les légumes, ont fabriquéles matériaux de construction…Celapour que le plateau ne devienne pasune réser ve de nature dont leschambres d’hôtes et autres gîtes rurauxpermettent aux travailleurs de la villede venir y reconstituer leur force detravail. Ceux-ci ne verront pas lesmaisons de retraite, les instituts médico-éducatifs et autres foyersoccupationnels médicalisés qui cachentles « improductifs », les « invalides »

rejetés de leurs familles, de leursquartiers, de leurs hameaux. Une infimepartie de ce qui est consommé ici y estproduit. L’agriculture produit bien desbovins de qualité mais pour êtreenvoyés à l’engraissement en Italie. Lesexploitations s’agrandissent, les solss’appauvrissent.

Ici sur le plateau, vous sentezvous seuls dans cette recher-

che ?

Non. Nous avons constaté qu’il existaitdéjà des choses, des expériences quid’une manière ou d’une autre pouvaientrejoindre nos préoccupations.Coopérative d’achat, circuits courts,auto-construction, médias alternatifs,agriculture bio-dynamique, scieriecoopérative, trocs en tout genre… ex-istent autour de chez nous… Nousavons aussi pris connaissance dufonctionnement de la coopérativeagricole, la Cuma Vivre dans laMontagne Limousine, de l’existencemultiséculaire en Limousin dessectionnaux et des communaux, c’est-à-dire des terres gérées collectivementpar les habitants d’un hameau ou d’unvillage ou bien encore nous avonsassisté à la création à Eymoutiers de laSociété Civile Immobilière CheminFaisant, sorte d’outil collectif d’accèsau foncier et au bâti. Cetenvironnement a stimulé nos réflexions.

Vous parlez de communs ou decommunaux à préserver ou à

recréer pour désigner des bienscollectifs qui appartiennent à

tout le monde. Pouvez-vousnous donner quelques

exemples ?

Les communs, ou communaux, sontdes biens organisés et protégés encommun. Ils servent à combler desbesoins sociaux par des moyens non-marchands. Ils permettent un accès di-rect à la richesse sociale sans letruchement des relations marchandescompétitives. Les communs sontnécessairement créés et portés par descommunautés, c’est-à-dire des réseauxsociaux d’aide mutuelle, de solidaritéet d’échange qui ne se réduisent pas aux

formes marchandes. Les formes decommuns sont diverses et émergentsouvent dans des luttes contre leurnégation (privatisation, exploitation del’environnement…). Par exemple,autour de chez nous, nous pouvonstransformer des biens privés encommuns : bout de terrain pour jardincollectif, four à pain ouvert à tous,voitures partagées. La fontaine du vil-lage où coule une eau de source est uncommun à préserver. Les sectionnauxsont des terres communes à tout unhameau. Un commun n’a passeulement une valeur parce qu’il renddes services à des individus, il a aussiune valeur parce qu’il concrétise etdonne un fondement stable à unecommunauté au sein de laquelle lesgénérations peuvent se succéder.

Mais un tel projet est-ilréalisable à très petite échelle ?Ne faut-il pas qu’il réunisse despersonnes au-delà d’un groupe

de « convaincus » comme levôtre ?

Pour organiser l’utilisation et la protec-tion d’un commun, nous devonsrassembler les personnes susceptiblesde participer à une communauté etdéfinir des modes de participation etde prise de décision. Commun nesignifie pas « ouvert à tous », mais bienouvert aux personnes qui sereconnaissent dans un projet, des valeursou un territoire commun, despersonnes reliées. D’où nos réflexionsici : quels outils mettre en communpour renforcer l’autonomie matérielle(jardins, pâturages, four, moulin…) ?Et avec qui ? Tous les habitants du vil-lage ? Le réseau de celles et ceux quipartagent nos valeurs ? Il est difficilede créer une communauté seulementsur une base territoriale mais cette basedemeure essentielle.

Automne 2006.

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SORTIR DE L’ECONOMIE N°3 / 13

SUR QUELQUES COMMUNAUTÉSÀ PERSPECTIVE EMANCIPATOIRE...

...et la question de l’argent

Je partage avec des amis le désir devivre en adéquation avec des idées surles questions de la liberté, de l’autonomieet de la responsabilité (1).Par rapport à ces idées, nous avonscherché et cherchons encore des atti-tudes compatibles. Il n’est pas questiond’obtenir une « pureté » ou une « per-fection », ni d’entrer dans une sorte deconcurrence à qui sera le plus cohérent,mais d’agencer de nouvelles habitudesvisant à permettre une vie qui noussemble plus juste. Cette recherche etces choix, nous ne voulons pas les im-poser. Nous les proposons tous lesjours à travers nos relations, quand lesconditions le permettent.Nous avons décidé de rejoindre descommunautés qui essayaientconcrètement au jour le jour de mettreen place quelque chose d’autre.Ma recherche se fait selon une lignedouble :- Trouver ce qui permet uneautonomie pérenne et émancipatrice.L’autonomie étant alors définie commeun processus de découverte, de choixet d’entretien de dépendancesparticulières (2). - Tenter de mettre en place les moyensd’une liberté partagée avec une diversitédes vivants, des cultures et des tech-niques. Cette liberté se concevant nonpas comme une recherche de la pos-sible extension de mes désirs person-nels, mais comme une liberté qui nepeut s’établir que par la mise encommun de la puissance de vivants

ayant pour objectif le même projet oudes étapes nécessaires à ce projet.La liberté que nous vivons tous lesjours, dans notre société, n’est pas celleque je recherche. Elle est une libertéatomique, rendue possible grâce à unaccès à une mégamachine planétairedestructrice des libertés du plus grandnombre et des diversités nécessaires àchacun. Cette liberté-là est une libertéqui vient s’opposer à une autre libertéque nous essayons de mettre en place.Nous avons décidé de rejoindre cescommunautés, et nous en rejoindronsencore d’autres, non pas pour lesconsidérer comme des sujets d’étudesmais pour nous associer à eux.

Ce que je rapporte ici est unedéduction d’expériences . Monpropos ne sera pas attaché à unecommunauté définie, mais tentera dedemeurer général afin que tout lemonde puisse s’en servir.

Généralités sur ce que j’appelle «communauté ». Par communauté onpeut entendre plusieurs choses. Toutd’abord, la communauté est pour moiun groupe particulier. Un groupehumain peut être provisoire,entièrement éphémère, un groupe depersonnes par exemple faisant la queuedevant une échoppe. La communautépar contre est un groupe qui à pourobjectif premier de se rassembler. Defaire union. Contrairement à l’idéepremière à laquelle parfois on les rallie,

les communautés, n’ont pas forcémentdes objectifs autarciques.Ensuite au sein des communautés, jedistingue les communautés réactives etles communautés affirmatives. Lescommunautés réactives sont le fruitd’une résistance à une oppressionparticulière. Par exemple :communauté noire, homosexuelle,féministe etc... Ces communautés nesont pas réactives au sens de quelquechose de négatif ou de nuisible, maissont constituées par opposition àquelque chose et peuvent largement êtredivisées sur d’autres questions. Les

(1) Ce texte est la reprise modifiéeet augmentée d’une interventionorale que j’ai faite dans le cadre del’université populaire de MontpellierMéditérannée, en 2006 et qui avaitpour nom : Les CommunautésPolitiques « Alternatives » et la questionde l’Argent.(2) Pour être entièrement clair sur cepoint important : être autonomec’est être conscient que l’on vie grâce àdes dépendances mais qui dans lalimite du possible sont choisies.Pour ceux que la questionintéressent, ils peuventéventuellement se pencher sur unouvrage récent Comment penserl’autonomie ? Entre compétences etdépendances JOUAN Marlène ;LAUGIER Sandra (dir.), P.U.F. ,2009.

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communautés affirmatives sont le fruitde vivants qui ont décidé de s’assemblerafin de réaliser un objectif qui ne soitpas uniquement la critique ou la de-struction d’autres choses. Si une deschoses qui pose problème à cettecommunauté est détruite, lacommunauté ne cesse pas d’être pourautant. Au contraire une communautéréactive qui réaliserait la suppression dece à quoi elle s’oppose ne continueraità exister que par la mémoire de cesluttes ou/et avec une forcesupplémentaire, mais sans plusvraiment ne faire communauté, saufautour de ce passé. Pour ainsi direquand une communauté négativeréussie elle ne peut devenir, en tant quecommunauté, qu’une communauténostalgique. Enfin une communautéaffirmative n’est pas automatiquementune communauté sans nuisances : il peutexister une communauté affirmativedont l’objectif ne peut être atteint quepar la destruction de certains vivants.Il ne faut pas voir d’opposition entreune communauté réactive et unecommunauté affirmative. On peut êtreà la fois dans des communautésaffirmatives et dans des communautésréactives. Par ailleurs on peut mêmeimaginer participer à des communautésde manière intentionnelle ou nonintentionnelle, voire inconsciente (nousdirons alors innocente). Quand jeparticipe au capitalisme pour ma part,je participe à la communauté positivedes capitalistes de manière nonintentionnelle. C’est à dire que bien quej’achète, vende ou consomme un objet,comme tous les participants de cettecommunauté, je n’en partage pas pourautant les objectifs, le projet. N’ignorantpas ce projet cependant je ne peux pasme retrancher derrière une quelconqueinnocence.

Des communautés alternatives. Depar le monde et depuis longtemps, ilexiste beaucoup de communautés quitentent de se mettre en place, certainesm’intéressent particulièrement dans lamesure où elles tentent par la réalisationde leurs objectifs propres de sedébarrasser de certaines dominations(et pas que le capitalisme, mais parfoisaussi l’homogénéïsation (3), le patriarcat,l’anthropocentrisme, etc...). Ce sont des

communautés à perspectiveémancipatrices.Parmi l’ensemble des communautésque j’ai vues, peu sont affirmatives, oualors, le sont en adoptant le nom d’unlieu, mais pas des objectifs politiquesclairs (ce qui ne signifie pas qu’elle n’enont pas, ou même que cela pose unproblème).Les plus communes de cescommunautés, par un processusd’autonomation (4), se retranchentder rière le terme malheureuxd’« alternative » (malheureux au sensoù il demeure trop ambigu). Le termealternative est une précision afin de direque ces communautés ne se sont pasmises en place pour reproduire ce quechaque participant avait vécu dans laculture capitaliste (5) ou productivistemais quelque chose d’autre, dedifférent, qu’ils souhaitent plus agréable.Il ne faudrait pas réduire cescommunautés à n’être que contrequelque chose. En se réalisant, elles ontmises au point chacune un projetparticulier et des manières de vivre quime semblent intéressantes. Ellesparticipent de mon point de vue, nonintentionnellement peut-être, à descommunauté de mammifères humainssoucieux de la pérennité de leur co-existence avec et grâce à la diversité etau métissage des vivants, des cultureset des techniques dans le cadre d’ unevie juste : situé et débarrassée desdominations et souffrancesindésirables. Autrement dit pour sim-plifier un communisme libertairebiodiversitaire ou pour garder le langagecommun : des communauté écolo-libertaire. Communisme, ne désignantpas un système, mais simplement, unemise en commun, une communisationde certaines choses.

L’ouverture. S’il est souvent questiond’autarcie quand on parle decommunauté, il faut indiquer assez viteque toutes ne choisissent pas cette po-sition. L’autarcie peut se justifier : avoirun lieu difficilement accessible c’estpouvoir y vivre loin de répressionséventuelles, c’est avoir la main sur lepaysage dans lequel on vit. D’un autrecôté, un projet politique qui proposeune transformation qui se voudraitdémocratique, partageable par le plus

(3) Par homogénéïsation, nousentendons le processus général visantà détruire la diversité au profit d’uneproduction standard. Ce processus estvisible à fois dans les objetsindustriels et dans les vivants que cesoit les humains ou les non-humains.Chez les vivants non-humainsexploités aux fins du capitalismeindustriel cela se traduit notammentpar une sélection génétique. Chez leshumains on a une destruction de lapluralité des cultures, des paysages etdes modes de vies. Pour certains (lespartisans de la nouvelle droite) leproblème est le métissage et ilsveulent maintenir une diversité enmaintenant chaque groupe à distanceles uns des autres. Nous avons à fairedonc a une diversité figée. Nouspensons au contraire qu’il faut unediversité dynamique, active, et qu’ellen’est possible que grâce au métissage.Le problème pour nous se situeplutôt dans la domination d’ungroupe sur un autre.(4) Autonomation : activité quiconsiste à se donner à soi-même unnom. Cette action peut s’appliqueraussi bien à la communauté qu’à unmembre de la communauté quidécide par exemple d’abandonner sonnom héréditaire pour adopter unnom qu’il se donne lui même, parfoisen discutant avec les autres membresde la communauté. Cette activité estpratiqué aussi avec internet, ou l’on sedonne couramment un pseudonyme.(5) Par capitalisme nous entendonsune « machine » d’exploitation,dépossédante, invasive et destructriceà fin d’accumulation pour uneoligarchie. Aux libéraux qui ne sesentent pas concernés car ilsconsidèrent le libéralisme comme unealternative au capitalisme, nous dironscomme Michéa qu’il y a des chancesque le capitalisme ne soit que lelibéralisme réellement existant.

grand nombre, aurait toutes les raisonsde ne pas vivre en autarcie, mais aucontraire de se mêler de la politiquelocale, de monter une association àlaquelle participent des gens de lacommunauté tout autant que despersonnes du villages ou de la ville danslaquelle se trouve la communauté.Surtout on a l’occasion de construire

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La sortie de l'économie, doit se lier à une sortie dela science industrielle et concurentielle...

un mode de vie plusdésirable que le capitalismequi peut éventuellement parce biais se répandre... sibien-sûr on partage l’idéequ’un lieu d’émancipationn’est pas « une salle d’attentede la résistance » (6).

L’opposition. Très vite onpeut être tenté de tracer uneligne de partage entre lesprojets politiquescommunautaires, quicherchent avant toutl’expérience et la mise enplace rapide d’une viedifférente (une micro-révolution) et les projetspolitiques plus classiques departis politiques, voire de collectifsd’activistes (comme celui des faucheursvolontaires auquel je participe). Si l’onpeut faire une distinction dans laméthode, et parfois dans les objectifsà court terme, rien n’engage forcémentune opposition immédiate entre cesdeux pratiques de la politique. En effet: la vie communautaire peut êtrefacilitée par certains dispositifs légauxque des partis ou collectifs peuventsoutenir. permettront d’éviter la repro-duction des schémas habituels (commeles manifestations). Ils peuvent aussi seretrouver ensemble sur des sujetscommuns qui sont en général les limitesde ce que permet la simplicitévolontaire (par exemple : combatcontre les doubles végétaux hybridesgénétiquement modifiés(7)). Enfin pourles acteurs des partis et des collectifs, lacommunauté représente un espoir, unepratique exemplaire, et surtout un vivierd'expériences originales etenrichissantes qui permettront d'éviterla reproduction des schémas habituels(comme les manifestations).

La critique pratique de lamarchandise. La critique de lamarchandisation est courante danscertaines de ces communautés (maispas forcément celle de l’économie),cependant elle ne se règle pasfacilement. A des slogans simplescomme « le monde n’est pas une marchandise» on peut répliquer « certes, mais combiententent l’auto-production, la récupération, ou

la capture dans leur vie quotidienne ? ». Ad’autres comme « le capitalisme n’a pas devisage humain » on pourrait tout aussi dire« certes, mais n’avez-vous jamais utilisé del’argent, c’est-à-dire participé au capitalismealors que vous êtes un humain ? » Desréponses difficiles à entendre quand ontente de faire autre chose. Certainescommunautés ont tenté et parfoisréussi la sortie du salariat, mais sort-onpour autant des rapports avec l’argent? Non. L’argent a la vie dure. La ques-tion de l’argent est une question ma-jeure car pour habiter un lieu demanière durable (8), il y a quelque chosequi s’impose au minimum : L’impôtfoncier et le problème de la produc-tion de la nourriture (qui ne pousse pasen un jour dès l’installation et demandedonc une base minimale de nourrituredéjà accessible pour tenir). En plus decela, pour beaucoup de lieux, il y a laMSA (Mutuelle Sociale Agricole),régime de sécurité sociale spécifiqueaux acteurs du monde agricole quipermet principalement dans les cas citésla prise en charge des frais d’unepersonne en cas de maladie.Certains parviennent à s’échapper decette grille en constituant non pas deslieux durables mais des ZonesAutonomes Temporaires (9), mais celan’entre pas dans la recherche dequelque chose de durable etl’autoproduction y est moindre. Parexemple, la question de la nourriturerenvoie à la nécessité d’utiliser un ter-rain auquel on a accès sur le long terme.

(6) André Dréan, La « sociétéindustrielle » : mythe ou réalité ? Page 12.2002.(7) Le terme O.G.M est un termepolitique aux allures scientifiques,visant à neutraliser et banaliser le liendes scientifiques avec des politiquesnon assumés. Sans vouloir exposer icitoute la réflexion nécessaire pouraboutir à ce terme plus juste, nousnous contentons de préciser que nousavons pris en compte un ensembled’opérateurs qui nous sembleimportants : les instruments desélection (pas disponibles pour lesmasses, mais pour une élite quidispose de l’ingénierie), les sources dela sélection (hybridation), le type deproduction (défavorable à la diversité,nous avons affaire à des doubles,double d’une semence élaborée dansun seul et même objectif), lalégislation (brevetage et non librediffusion).(8) Nous indiquons « durable » pourdistinguer de squat ou d’occupationsans être déclaré comme propriétaire.Cette absence de titre amalheureusement jusqu’à présentrendu moins durable les lieux de vie.(9) ZAT ou plutôt TAZ pour« Temporary Autonomous Zone » est letitre d’un livre de Hackim Bey (librede droit). L’auteur y exposenégativement (« En fait je me suisdélibérément interdit de définir la TAZ »Ch. Utopie pirate) l’idée qu’il estpossible de profiter de la confusionen cours entre la représentation (lacarte) et le réel (le territoire) pour nonpas entre de front, mais attaquer lesystème par escarmouche enapparaissant et disparaissant à un luipui un autre. Pour ceux que tout celaintéresse et bien plus, je leur conseillede lier leur lecture de TAZ à l’autrelivre qui réuni quelque uns de sestextes « L’art du chaos, stratégie duplaisir subversif », éd. Nautilus 2000.

Sinon, on peut tout de même s’ensortir, mais en s’appuyant sur lesdéchets des sociétés alentours ou despersonnes qui nous soutiennent.Bref, la question de l’économie, enFrance, se révèle vite inévitable etl’absence totale d’argent devient undoux rêve. C’est pourquoi la questionpratique de l’argent dans ces

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communautés devrait être une questioncruciale et non disparaître au cours desréunions comme c’est souvent le cas.

Une discussion assez concrète dans unecommunauté a permis de releverrapidement 5 moyens de subvenir augangstérisme territorial (10) qui nous adepuis longtemps retiré le droit dechacun à occuper un lopin de terre :

- « Le micro hold up » (braquerdeux boites de pâté végétal (11)) et lehold up (braquer directement de l’argentlà où il se trouve). Cette pratique est laplus dangereuse, car une foule dedispositifs répressifs sont prévus. Parailleurs elle n’est pas exempt de critiques: on devient propriétaire d’unemarchandise, produite par le capital(12).

- La Subvention agricole estcouramment acceptée. En général, elleest prise (il faut pour cela accepter deconsidérer certains mammifères nonhumains comme des objets -aux yeuxde la législation- en élevant des mou-tons-chèvres-vaches ou encore utilisercertaines catégories de semences) et elleest la plupart du temps redonnée àl’Etat via l’impôt foncier.

- Les « revenus de solidarité »,comme le RMI, sujets à de nombreuxdébats, sont parfois acceptés à condi-tion de tout faire pour que rien de cequi est dépensé avec cet argent nerevienne à l’État. Il est parfois utilisépour des dépenses d’intérêtcommunautaire.

- La commercialisation du mode devie, du lieu, de formation à des tech-niques diverses. Cette pratique estcourante. Elle n’est pourtant pas dénuéede problèmes éthiques surtout si l’onaffiche en même temps un discourscontre la marchandisation. Vendre desboissons à l’intérieur de la communauté,ou quand on est à l’extérieur de celle-ci: afficher son idéal en valeur ajoutée auproduit.

- La vente de sa force de travail (touten reconnaissant qu’il s’agit de bien plusque cela) à l’extérieur, sans vente del’idéal. Il semble que ce soit la solutionla moins désagréable pour la cohérenceet probablement qu’à tour de rôle, ouau volontariat, on peut s’en sortir.

Quelques uns sortent temporairementet volontairement (évidemment) dulieu et vont travailler à l’extérieur pourramener de l’argent qui est ensuite utilisépar la communauté entière.Evidemment le risque est que de tellespratiques coutumières tendent à faireécran, boîte noire, sur l’origine del’argent : les moyens. C’est à lacommunauté de ne pas acceptern’importe quelle activité et de préférerdans la mesure du possible des activitésformatrices à son bénéfice (des oeuvresdonc) plutôt que des travauxdésoeuvrants (13).Ou encore c’est uniquement par la pro-duction de la communauté que l’argentest accepté et en aucun cas en coopérantà un travail proposé par le régimecapitaliste. Sur cette dernièreéventualité, il faudrait prendre en

(10) Il me semble que c’est Hackim Bey qui emploie le plus cet critique, quiapparaît dans le chapitre 3 de TAZ. Le gangstérisme territorial est l’activité injustevisant à déclarer que tel ou tel parcelle de la Terre appartient à une personne, ungroupe, ou un État.(11) Certains nomment cette pratique autoréduction, ou autoredistribution ouencore communisation immédiate.(12) Je n’ai pas trouvé de meilleure formulation des problèmes que pose le vol, qu’àtravers la critique de Malatesta : « Est-ce que les anarchistes admettent le vol ? Il faut biendistinguer deux choses. S’il s’agit d’un homme qui veut travailler et ne trouve pas de travail etqui en serait réduit à mourir de faim au milieu des richesses, c’est un droit pour lui que deprendre ce qui lui est nécessaire à celui qui en a trop, indiscutablement; et si de cet hommedépend la vie d’autres personnes, enfants, malades, vieillards sans défense, ce peut même être undevoir.Mais s’il s’agit d’un vol dans le but d’échapper à la nécessité de travailler, dans le but de seconstituer un capital et d’en vivre, c’est clair : les anarchistes n’admettent pas la propriété qui estle vol commis avec succès, consolidé, légalisé et utilisé comme moyen d’exploitation du travaild’autrui; ils ne peuvent donc pas admettre le vol qui est la propriété en voie de formation.Celui qui ne travaille pas vit en exploitant le travail d’autrui, peu importe s’il l’exploitedirectement en qualité d’industriel ou s’il l’exploite indirectement en qualité de voleur... ou derentier. Nous ne jetons pas l’anathème sur la personne même des voleurs, pas plus que sur lapersonne même des capitalistes.Nous comprenons toute la fatalité des conditions sociales actuelles, de la situation dans lasociété, de l’éducation et c’est pourquoi nous voulons détruire le système qui rend possibles le volet le capitalisme qui sont, au fond, une seule et même chose. » - Umanità Nova, 11 juillet1922(13) Sur la question du travail, nous renvoyons à l’article de MATTHIEU AMIECH ET

JULIEN MATTERN. Remarques laborieuses sur la société du travail mort-vivant. Dans Notes& Morceaux choisis n°8 – Automne 2008. Dans cet article, notre société est décritecomme étant sortie du simple productivisme (celui-ci étant dorénavant, largementpromis par les machines, du moins tant qu’il y a des ressources) pour atteindre unesorte d’occupationnisme. Il faut occuper les personnes et les contrôler afin qu’ellesrestent dociles. Le travail ne sert plus qu’a cela. Il perd ainsi une de ses qualitésprobables dans certaine conditions qui est la possible constitution de soi-même(processus d’autopoïèse), de sa personnalité à travers l’établissement d’une oeuvre.Au lieu de cela, le Travail d’aujourd’hui nous laisse plutôt dans le désoeuvrement.

compte les techniques employées pouraccomplir cette production : ne risque-t-elles pas de perpétuer la cultureproductiviste ? Les outils employéssont-ils remplaçables et réparables parla communauté ou vont-ils nous lierplus fortement à certaines dominations?

Addendum (14) :“Fallait pas” et théorie dela sortie de l’économie

Pourquoi sortir de l’économie ?L’enjeu n’est pas seulement de sortirdu capitalisme, du productivisme, oudu libéralisme, mais de sortir d’unelogique présente dans chacune de sespolitique : l’économie des experts et laprimauté du monayage.

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Qu’est ce que l’économie ?L’économie est un savoir particulier quis’occupe de la gestion, de l’organisationde ce qui à de la valeur, de ce que l’onconsidère comme un bien. L’économieest le savoir qui permet l’attribution devaleur à certaines activités, productionou capture et qui gère les droitsd’accéder à certaines choses, droits,symboles.

Économie et politique. Ce savoir nepose pas de problème tant qu’il est unsavoir qui peut être manié parl’ensemble de la population et dont lesattributions sont définiesdémocratiquement.Malheureusement, comme biend’autres savoirs, l’économie est devenueune science de la dépossession gérée par desexperts. Il réduit la description dumonde et surtout du quotidien qui n’estplus décrit qu’en ses mots, mais aussidépossède de l’accès au vital et au biencommun, qui n’est plus défini et gérépar l’ensemble des vivants mais par uneoligarchie.Il est envisageable d’esquisser des sor-ties de l’économie temporaires, dansdes groupes locaux avec par exemplela pratique du fallait pas. Le « fallait pas »consiste en de la nourriture ou desboissons que des personnes apportentet qui seront partagés avec tous lesprésents (qu’ils aient apporter quelquechose ou pas). Quand tout les fallait passont là, on peut enfin passer à table etse dire les uns les autres “Fallait pas”!en découvrant ce qui est mis encommun. La pratique du repas encommun est ancienne, on la retrouvaità l’époque de la Grèce antique sous lenom de syssities / ôp óõóóßôéá pourdes raisons différentes (guerrièresnotamment, comme le repas à lacaserne chez les militaires). Ici elle n’apas cet objectif, mais permet durantun temps de partager quelque chose (cen’est donc pas un échange).Evidemment chacun organise ce« fallait pas » selon ses moyens et sesbesoins, et en participant en amont plusou moins à des systèmes échangistes(comme le capitalisme), mais l’espaced’un court laps de temps, on peutréellement penser qu’il s’agit d’une sor-tie le l’économie.

Il faut bien comprendre, que la sortiede l’économie n’est pas la sortie detoutes les dominations. Elle n’est quela sortie de la domination d’unevolonté supérieure désignant ce qui estéchangeable et ce qui a de la valeur. Dece point de vue, la sortie de l’économien’a pas une visée affirmative maisréactive. Pour moi elle rejoint pourtantma proposition affirmative (indiquéeplus haut), qui en ce qui concernel’économie pourrait être indiqué ainsi :C’est à la communauté (et non à ungroupe de spécialistes en scienceéconomique de définirdémocratiquement ce qui a de la valeuren se mettant d’accord sur ce qu’elleva produire. Cet accord sur la produc-tion doit prendre en compte la limitedes ressources ainsi que la nécessité etle droit égal à chaque vivant de pouvoirvivre (et donc d’accéder aux ressources)et ne pas souffrir inutilement.Ces principes permettent d’établir d’uncôté « le vital (15) » qui doit être avanttout produit pour être partagé et nonéchangé. L’échange quant à lui neconcernant alors que le surplus au vi-tal. Ce surplus du vital ne doit pas nonplus être un trop, c’est à dire un vol auvital possible pour le plus grandnombre des vivants.Le vivant ne peut pas être échangé, carc’est des vivants même que surgit lapossibilité de dire que quelque chose ade la valeur. Ce principe a aussi pourconséquence, qu’il est toujoursprioritaire de considérer que ce quipose problème ce sont les productionset la liberté de certains vivants et non lenombre d’êtres vivants (qui peut aussiêtre questionné mais à mon avis dansun second temps).

Enfin et pour finir, sans que la ques-tion de la sortie de l’économie y soitnécessairement liée, nous ne pouvonspas ne pas ajouter à cesquestionnements celle de la souffranceinutile (c’est à dire des nuisances) : elleest inévitable. Produire peut engendrerune souffrance. Toute la question estdans la part de souffrances que l’onreconnaît comme d’un côtéinacceptable (l’exploitation), de l’autrenécessaire à la survie d’unecommunauté juste (le labeur), c’est àdire qui se pense comme membre

d’une communauté plus large :l’ensemble des vivants.Il est impossible pour certains vivantsde vivre sans en manger d’autres ousans produire une souffrance, ou uneffort nécessaire. Vital et décent. Ilfaudra prendre garde à ce que lalibération de certaines souffranceslocalement ne se traduisent pas parl’engendrement de souffrances globalescomme c’est le cas actuellement avecl’ensemble des techniques industrielles.Cette souffrance indésirable doit êtreminimale dans l’idéal (on sait bien quela voie pratique sera une révolutionlente, ou une multiplicité de micro-révolutions communautaires) et c’estaux mammifères humains d’êtrereconnaissants et garants de la diminu-tion des souffrances indésirables dansson espèce (16) et qu’il inflige en de-hors de son espèce.

Florian Olivierbugin (chez) no-log.org

Merci a Deun pour ses remarques quim’ont permis de préciser mon propos sur

certains points.

(14) Du latin. Ce qu’il fautajouter(15) Comme me le fait remarquerDeun, cette perspective sur le vitalest aussi connue sous le nom desubsistance. Cf dans Bolo’bolo, le« socle de subsistance » qui signifieune autarcie partielle concernant lasubsistance. Je conseille aussi lalecture des derniers chapitres dulivre Vandana Shiva, Maria Mies,Ecoféminisme, 1999, L'harmattan quitraite de cette question.(16) Cela ne veut pas dire abolirtoute souffrance -ceux qui veulentsouffrir le pourront toujours- nousparlons des souffrancesindésirables. Pour les vivants quenous ne comprenons pas, qui n’ontpas notre langage, on ne peut quepartir du principe qu’ils ne désirentaucune souffrance. Tout enreconnaissant que pour lapréservation de la diversité il estacceptable que certaines espècesmangent quelques membresd’autres espèces.

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Les communautés entre elles... ou quelques préalables à l’usage d’un concept ambigu : la communauté

1. La vision de communautéscomme étant “étrangères” les unesaux autres, puis reliées parl’échange

Dans cette partie, je traite de la visionspontanée de ce qu’est une« communauté » avant de critiquer cettevision dans les parties suivantes. Pourrésumer cette vision spontanée quoiquesavante, je m’appuie en particulier surla synthèse de Claude Meillasoux dansson article « Echange » del’Encyclopédie Universalis (1998).

Dans l’opposition (trop) classiquehéritée du XIXe entre communautés etsociétés (1), les communautés sont vuescomme étant fondées sur la parenté, levoisinage ou l’amitié, tandis que lessociétés sont fondées sur l’actesociétaire-type, l’échange, par lequel lesindividus entrent en relation en seposant comme étrangers les uns auxautres. C’est donc le type de lien entrepersonnes qui distingue lescommunautés des sociétés (on peutdonc se sentir « appartenir » à la fois àune communauté et à une société, dansle sens où on peut entretenir des lienscommunautaires ici, et sociétaires là).Concernant l’économie, voilà en quoiconsiste cette vision : alors que lesmodes de circulation antérieurs deschoses étaient subordonnés à la con-frontation préalable des individus et deleur statut social, dans l’échange, lesindividus se retirent derrière leursproduits et n’apparaissent que commevendeurs ou acheteurs. Ainsi pourMarx, l’échange « commence là où lescommunautés finissent, à leur point decontact avec les communautésétrangères ». Mais « dès que les chosessont une fois devenues desmarchandises dans la vie communeavec l’étranger, elles le deviennent et parcontrecoup dans la vie intérieure » (2).Dans le stade premier du commerce,la non-appartenance aux communautésest donc une condition nécessaire àl’établissement de rapports marchands.

Les commerçants relèvent en générald’ethnies étrangères à celles qu’ilsprospectent (Juifs d’Europe centrale auMoyen Age, Indiens en Afriqueorientale, Libanais et Syriens en Afriqueoccidentale, Chinois en Asie du Sud-est, etc.). L’échange favorise la divisiondu travail, une formed’interdépendance fonctionnant surune base individuelle et non pluscommunautaire. Le producteur-échangiste ne cherche plus à satisfairela totalité de ses besoins, mais un besoincommun à plusieurs autres producteursqui lui fourniront les produits de leurspécialisation.

L’introduction de l’échange dans lescommunautés provoquent en elles descrises profondes, mais ne les détruitpas pour autant. En dehors del’échange, la circulation des biens parprestation-redistribution continued’assurer la répartition des biens desubsistance entre membre productifset improductifs de la communauté.L’échange, lui, n’assure la répartitionqu’entre les producteurs ou lespropriétaires de moyens de production.La survie des « improductifs » n’estdonc pas assurée par l’échange mais parexemple dans le cadre résiduel des rap-ports de parenté, puis par des institu-tions de protection à plus grande échelle(Etat-providence) qui se constituentavec l’économie de marché. Ce pas-sage est généralement retardé en régimecapitaliste, car la recherche de profitengage les employeurs à laisser le pluspossible l’entretien des improductifs àla charge des communautés familiales.L’activité domestique, réalisée en de-hors des échanges, devient ce « travailfantôme » (Illich) qui, pour autant qu’ilsoit invisible à l’économie, lui estnécessaire, et réciproquement.

Si l’échange vient là encore relier lescommunautés ainsi “étrangères” lesunes aux autres que sont les familles,celles-ci sont cette fois totalementprivées de base de subsistance. En

opérant sur la base de transfertsobligatoires (impôts), l’Etat ou lescollectivités administratives apparaissentalors comme le seul contrepoint à lalogique de l’échange économique.Cependant, même ces institutionsn’existent que sous la dépendance deséchanges, en prélevant sur chacun d’euxdes quantités monétaires plus ou moinsimportantes. La qualité perçue de larépartition que l’Etat met en oeuvredépend de l’échelle sur laquelle il opère: si l’échelle est grande, la répartitionpeut être égalitaire mais sonorganisation trop complexe pour êtrecontrôlée par la population ; si l’échelleest petite, la répartition est peu efficace.A l’extrême, dans le cas du capitalismed’Etat, l’Etat peut décider de contrôlerplus directement l’activité économiqueen devenant lui-même échangiste (Etat-patron). Mais cela ne fait qu’aggraverla perte de contrôle de la populationvis-à-vis de ses institutions.

2. Critique de la vision précédente

Tout le propos précédent semblerelever de la vision de communautésétrangères les unes et autres, ne prenantcontact que dans un second temps avec lemonde extérieur. Leur situation estfinalement de ne pouvoir être reliéesvolontairement que par l’échange(l’économie), ou de force par destransferts obligatoires (impôts, etc.).Selon cette vision, l’échange ne laissepas indemnes les communautés, maisil semble naturel dans ses conditionsde possibilité : il ne paraît pas nécessiterd’institution pour pouvoir segénéraliser..

Dans De la justification, Boltanski etThévenot (p.60) rappellent que ce quecette évidence de l’échange doit à unelongue tradition de dissertations sur le

(1) F. Tönnies, Gemeinschaft undGesellschaft [trad. Communauté etsociété], 1922.(2) Le Capital, Livre I.

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juste prix et la valeur des choses.Hirschman dans Passion et intérêts (3)montre, avant l’avènement ducapitalisme, l’ampleur des construc-tions intellectuelles des « gardiens de laCité » aboutissant à présenter lesactivités lucratives comme la passionsusceptible de réfréner toutes les autres(en particulier celle du pouvoir et de laguerre). La généralisation du principede l’échange comme garant de la jus-tice, sinon d’un équilibre général, sup-pose une nouvelle attitude envers deschoses également nouvelles. Il supposeque les personnes soient toutes dans lemême état d’individus affranchis detoute dépendance personnelle. Dansson Traité de la nature humaine (1739),Hume explicite le monde communnécessaire à l’échange à travers une dis-position commune envers un certaintype de biens, ceux qui font l’objetd’une égale convoitise, tout en étantrares et aliénables. Mais cetteexplicitation repose sur desconsidérations encore antérieures,notamment celles de jurisconsultesgermaniques.

Christian Thomasius écrit qu’endistinguant les biens personnels de ceuxdes autres, les individus se donnent lapossibilité de dégager un ensemble de« choses susceptibles deremplacement », distinctes des « chosesen espèces » (inaliénables).Commentant ce propos de Thomasius(Jurisprudencia Divina), Pufendorfprécise qu’il n’y a que les chosesinaliénables « que l’on puisse mettre à unprix aussi élevé qu’on veut. Pour les autres, sidans un Prêt ou dans un échange, par exemple,l’on prétendait estimer davantage son Grainou son Vin, quoiqu’il fût au fond de mêmequalité et de même bonté que celui de l’autreContractant ; on pêcherait, dit Mr Thomasius,contre l’Egalité Naturelle des Hommes, quine permet pas de peser le bien d’autrui et lenôtre dans une balance inégale (...) » (4). Lespersonnes ne s’effacent devant leschoses au moment de l’échange, quepar la construction préalable d’une situ-ation de rareté de biens détachés etappropriables, ajustée à une moralepartagée faisant de la concurrence unprincipe de justice. Ce rapport auxchoses, propice à l’échange, est facilitépar un type de propriété (la propriété

dite privée), où le droit d’usage d’unechose s’efface devant le titre depropriété lui-même (voir plus loin).

Dans l’échange, les individus ne seposent donc pas comme strictementétrangers les uns aux autres. Les dispo-sitions morales autant que les institu-tions qu’ils font fonctionner par ailleursparticipent d’un monde commun,préalablement formé, qui rend possibleleur rencontre comme échangistes. S’ilest vrai que les échangistes n’ont pasbesoin de se « connaître », ils ont besoind’une socialisation préalable auxquellesles communautés de base (en particulierles familles) prennent inévitablementune grande part, ne serait-ce quecomme relais de transmission del’ordre social environnant. C’est en effetdans les communautés que l’enfantapprend la façon qui convient d’entreren relation avec autrui, en dehors descommunautés. Notamment, le respectde la propriété privée s’apprend dèsqu’on décourage l’enfant de se saisird’un jouet pourtant laissé vacant, mais« appartenant » à un autre enfant. Le

conflit suscité par la convoitise d’unmême objet par plusieurs enfants, situ-ation inévitable et pouvant être vuecomme naturelle, se télescope avec lenotion de propriété privée, à telle pointque celle-ci finira par avoir le mêmestatut d’évidence. Or, la propriétéprivée ne se fonde pas uniquement surle droit, reconnu et respecté par autrui,à jouir d’un objet, mais aussi sur le droit

(3) Albert O. Hirschman, Thepassions and the interests. PoliticalArguments for the Capitalism before itsTriumphs, 1977 [trad 1980, PUF]. Celivre critique la vision libéralecomme quoi le commerce est unremède aux guerres.(4) S. Pufendorf, Le Droit de laNature et des Gens, ou Système généraldes principes les plus importants de laMorale, de la Jurisprudence et de laPolitique, 1672 en latin, trad. deBarbeyrac, 1771, cité dans LucBoltanski, Laurent Thévenot, De lajustification, p.72.

Le BasculementEpisode 1 : un secret bien gardé (2008)

C’était la fin des paysans. Ils étaient partis à Lorient, Rennes, Paris.Et nous, nous arrivions chez eux.

Ce documentaire de 38 minutes nous montre, à partir de vidéosd’archives tournées à l’époque par le réalisateur, une communauté quis’est implantée dans un village abandonné en Bretagne, composée dejeunes gens tentant de se ré-approprier les techniques traditionnelles.Le réalisateur, qui a participé à l’aventure, commente tout le long etsans complaisance ses images, apportant une analyse philosophiquequi rend le tableau plus saississant.

Mélangeant les images de scènes de cette petite communauté, de tra-vail manuel local en train de disparaître, de propagande du progèsagricole de l’époque, des vues aériennes du remembrement, de révoltespaysannes et d’actes du FLB, ce montage poétique et émouvant, nousretrace l’évolution de 1970 à 2007 de la vie du village : exode rural,arrivée de la communauté, fin de la communauté et remplacement,pour le 3ème millénaire, par un gîte de touriste. Les “hippies” sontvenus à la campagne le temps de découvrir ce mode de vie, de fairedes enfants, puis sont retournés travailler en ville. Sont esquissées lesdifficultés auxquelles a fait face la communauté (mais pas toutes, d’oùle titre : “Un secret bien gardé”), difficultés qui sont probablementbien moindres que cel les qu’affrontrai t un groupe d’ individusaujourd’hui. Jef jeuf(chez)no-log.org

Retrouver cette perle cinématographique ne serait pas évident. Eventuellementcontactez l’auteur de ce résumé pour avoir une piste...

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tout aussi reconnu et respecté d’enpriver autrui.

On pourrait mentionner d’autresexemples concernant l’argent ou lesjeux compétitifs ; ils montreraientégalement que les façons convenablesde se mettre en relation avec autruien dehors des communautés prendsa source au sein même de cescommunautés. Si le partage (ou selonun terme juridique : l’indivisibilité) estau principe de la vie quotidienne àl’intérieur des communautés,l’impossibilité de l’autosuffisancecommunautaire engage lescommunautés à entrer en relation avecles autres. La vie dans lescommunautés engage donc une visiondes relations humaines qui valent endehors d’elles. L’opposition faitehabituellement entre l’authenticité desrelations communautaires etl’artificialité des relations sociales,utilitaires et contractuelles, conduit ànégliger cet aspect de la viecommunautaire.

3. L’hospitalité comme alternativeà l’argent dans Bolo’bolo

Par une curieuse inversion, l’enviepersonnelle de faire sécession d’avecles institutions encore dominantes(l’école, l’entreprise, la médecinemoderne, etc.) est souvent interprétéecomme gros d’un « enfermement » del’individu dans un groupe, unecommunauté, voire une secte, alorsque c’est justement le sentiment d’êtreécrasé par ces institutions qui motivele désir de vivre sans elles. Le propred’une secte est de donner des réponseset une sécurité existentielles à despersonnes réputées matures (adultes),mais qui n’ont pas confiance en leurpropres capacités de le faire par elles-mêmes et avec autrui. Face à cespersonnes, la volonté de s’associerlibrement avec autrui apparaît sansdoute comme une remise en cause deces réponses. C’est pourquoi le débat,pour être pertinent, ne devrait pasporter sur les institutions dominantesen leur en opposant d’autres quiseraient plus « petites » (lacommunauté, voire le groupe limité

Retour sur le mouvement communautairefrançais et américain des années 1970

D’après la lecture de La vie buissonnière de Gérard Maugeret Claude Fossé (Maspéro, 1977) et d’autres textes.

Les expériences communautaires des années 1970 s’inscrivent dans uncontexte plus large, assez différent de l’époque actuelle. Elles surviennentà un moment où l’ambition révolutionnaire de mai 1968 commence às’essouffler, mais où dans le même temps d’autres luttes (féminisme,antinucléaire, etc.) occupent le devant de la scène politique. Par ailleurs,de nombreuses grèves ont lieu et la machine-travail semble un momentincapable de se rendre attirante, en particulier envers les jeunes. Certainespersonnes peuvent continuer à croire et espérer qu’un nouveau mai 68va bientôt revenir. Dans ce climat d’attente, de nombreux jeunes adultessont tentés de prolonger cette sorte de parenthèse biographique, oùl’on est pas vraiment étudiant mais pas vraiment travailleur non plus.Les communautés représentent alors un espace à part, où des militantspeuvent continuer à rêver une révolution ouvrière, alors qu’à l’extérieur,les luttes politiques semblent progressivement échapper à ce registre. Al’inverse, d’autres personnes semblent prendre au sérieux les expériencescommunautaires, et ont renoncé à une transformation sociale globalede type révolutionnaire. Elles investissent beaucoup d’énergie à l’intérieurdes communautés, et évitent d’être « polluées » par l’extérieur, c’est-à-dire le travail salarié, la consommation, la pollution, etc. Malgré unetelle opposition de principe entre « gauchistes » et « hippies », toutesces personnes sont amenées à se croiser fréquemment dans ce qu’onappelait alors les « communautés ».

Le partage des revenus semble être une des caractéristiques assezfréquente de ces lieux, et permettait à chacun de vivre avec moinsd’argent, notamment les hippies qui prônaient souvent un idéal ascétique(végétarisme, jeun, etc.). A noter que ce partage des revenus ne supposepas forcément une égalité des contributions de chacun (certainespersonnes apportant des revenus, d’autres pas). En France, un mensuelintitulé « C » servait d’organe de liaison entre communautés. Ainsi, malgréle caractère souvent éphémère des groupes, il semble qu’il soit facile àl’époque de trouver un accueil, de passer d’un lieu à un autre. Denombreuses personnes sont ainsi « de passage », ce qui déstabilise lesgroupes et les projets (ce problème « du passage » est évoqué dans lacommunauté du Jardin Marie dans La vie buissonnière). On assiste alors àce qui semble être un comportement « consumériste », où règne l’absencede véritables projets collectifs, lesquels impliqueraient un véritableenracinement et du temps consacré avec habitants voisinant lescommunautés. Ce la peut e xp l iquer l e carac tère éphémère descommunautés. Celles qui durent plus longtemps prennent au sérieux lanécessité de développer des relations de voisinage. Cette question n’apas du être simple, car elle doit logiquement surmonter la tendance desgauchistes et des hippies à s’opposer sur ce qu’il faut faire (les premiersne prenant pas toujours très au sérieux les communautés comme projetde vie, les seconds se renfermant à l’intérieur des limites du groupecommunautaire dans le but de le consolider).

Le livre La vie buissonnière est lui même prisonnier de ce clivage destructeurentre gauchistes et hippies car il penche clairement du côté des gauchistes.L’introduction donne une présentation claire de la vision qu’avaient lesgauchistes français pendant la période 1968-1972. (suite page suivante)

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(...suite de la page précédente) La doctrine révolutionnaire initialecommandait de se fondre dans le prolétariat (les ouvriers) car seul cetacteur historique pouvait amener les transformations espérées. Maisquand les révoltes de mai 1968 se produisent, c’est à la grande sur-prise de ces militants. Après les révoltes, ceux-ci vivent de plus enplus isolés du reste de la société, d’autant que la répression à leurencontre est très active. Les rapprochements faits entre étudiantsgauchistes et loubards des quartiers populaires ne durent qu’un temps.Dès lors, le militantisme est remis en question, on assiste à une sortede repli sur le « privé » et l’analyse politique fait de moins en moinsréférence à la lutte des classes. Progressivement, une autre visions’impose en provenance des Etats-Unis (importée notamment par lemagazine Actuel (1) qui participe activement à l’appropriation desréférences « hippies » et contre-culturelles par le public français), oùl’on vise d’avantage une série de transformations culturelles plutôt quedes changements politiques globaux. Les auteurs de La vie buissonnière,j eunes soc io logues impl iqués dans l e s g roupes maos , sontmanifestement ceux qui regrettent déjà cette évolution peu après qu’elleait lieu. Ils ne s’intéressent que de loin aux communautés (qu’ils ontd’ailleurs beaucoup de mal à approcher), le questionnement politiquepertinent étant pour eux la convergence entre la révolte des jeunespetit-bourgeois (gauchistes et hippies) et celle des jeunes prolétairesdes banlieues. Leur projet est de décrire l’avenir possible de la « contre-société » hippie à l’aune de la lutte des classes, mais il ne convaincguère. Au terme de chapitres descriptifs n’ayant pas de liens entre, lesauteurs schématisent grossièrement les parcours biographiquespossibles suivant l’origine sociale des personnes, sans qu’on n’y voitvraiment de rapport avec ce qui précède. Sur le plan de ce qu’il veutainsi montrer, le livre est plutôt mauvais. Mais il est un documentpassionnant permettant d’anticiper les difficultés qui se présenteront ànouveau, si un tel mouvement de désertion venait à renaître aujourd’hui,que ce soit par goût ou par nécessité matérielle.

Le malaise des auteurs tient visiblement au trouble provoqué par ladifficulté de classer sociologiquement des personnes qui ne travaillentpas ou peu, n’étant donc formellement ni ouvrier ni bourgeois, etn’aspirant à n’être ni l’un ni l’autre. En effet, le discours des hippiesévacue toute référence aux classes sociales pour se définir (en préférantpar exemple la référence à la Nature). C’est pourquoi le livre seconcentre d’avantage sur les biographies de personnes sans liens entreelles, formant une image de la société plus conforme à leur vision :des individus en mouvement malgré eux, naviguant tels des aimantsattirés par d’invincibles structures invisibles, que le sociologue se pro-pose de dévoi ler . Au f ina l , ces s t r uctures se ramènent assezbasiquement à la position occupée dans la machine-travail, selon sesdifférents compartiments et étages que Bourdieu appellera des« champs ». On comprend que la rêverie autarcique des hippies enaient agacé beaucoup comme eux qui, occupés à ce que les rouages dela machine-travail se donnent la main, n’ont pas réalisé que si cetteunité était peut-être possible, elle ne serait sans doute pas partieprenante de la machine-travail, mais d’autre chose, à construire.Rétrospectivement i l paraît donc assez tr iste d’avoir la issé lescommunautés crouler sous leurs contradictions.

Par contraste, la littérature académique américaine de la même époquesemble s’intéresser directement à la problématique communautaire etseulement à elle, abstraction faite d’un contexte politique plus global.C’est du moins ce que l’on peut lire par exemple dans un article de larevue Journal of Marriage and the Family de (suite page suivante...)

(5) P.M., Bolo’ bolo, EditionsL’éclat, 1998. Le texte peut êtreconsulté sur http://www.lyber-eclat.net/lyber/bolo/bolo.html

à des rapports strictement affinitaires).Il paraît plus judicieux de déplacer lacontroverse à un niveau en apparencesupérieur, pour échapper à la critiquede l’enfermement communautaire,mais qui conduit tout aussi bien àposer la question du sens de l’activité,et de la maîtrise de l’emploi de nosvies. C’est ainsi que l’on peut lire lelivre Bolo’bolo (5).

Si Bolo’bolo insiste sur l’indépendancematérielle des communautés de base(bolo) comme stratégie indispensablepour maintenir toute institution souscontrôle des populations, il s’opposetout aussi clairement à toute assigna-tion des individus à leurscommunautés de base et à toute tra-dition immuable. L’originalité etl’intérêt de Bolo’bolo réside en ce qu’iln’a nullement renoncé à la souverainetédes personnes tout en se prononçantclairement en faveur d’unerelocalisation spatiale de la viequotidienne, et d’une critique des in-stitutions proche de celle de Illich(comme par exemple l’école). Il y aau centre de l’utopie de Bolo’bolo la re-cherche d’une articulation entre desthématiques habituellement reniées parles militants de gauche (les formescommunautaires) et l’ambition deproduire un accord minimal de largeportée (mondiale en l’occurrence),garantissant la souveraineté despersonnes et leur émancipation detoute mégamachine sociale ou tech-nique.

La proposition de Bolo’bolo n’est doncpas axée uniquement sur une défensede la ruralité et de l’auto-subsistance,pas plus que des techniquesécologiques en matière d’habitat, detransports ou d’alimentation, oumême encore d’un refus radical del’industrie ou de la vie urbaine.L’indépendance matérielle de chaqueBolo n’est pas confondue avec une

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autarcie qui assignerait les personnes àrésidence, soumises à la nécessité desurvie du groupe. Bolo’bolo proposetoute une série de lignes de fuite restantà disposition des personnes, et auxbolos, permettant que l’indépendancematérielle ne vienne pas s’opposer à lasouveraineté politique, et ne serve deprétexte pour enfermer les personnesdans les rôles sociaux d’une totalitésociale abstraite. Un aspect qui courtdans tout le livre est donc le refluxgénéral de l’argent comme médiationentre les personnes dans l’accès à leursubsistance, et comme mode de coor-dination entre les activités.

L’argent n’existant plus, les personnespeuvent être accueilliestemporairement dans n’importe quelcollectif (bolo), y être nourries, soignéeset hébergées. Ce principe d’hospitalitéest appelé SILA. Son respect n’est pasimposé par une organisation mais parun équilibre global, où le bon accueildes voyageurs est nécessaire aux bolosà la circulation des nouvelles, des savoir-faire, des idées, et participe de leurréputation et la confiance que l’on peutleur accorder, et donc de leur capacitéà nouer des relations durables avecd’autres communautés. Ce n’est ainsiplus la confiance partagée en l’argentqui permet la mise en relation entreinconnus, mais le fonctionnement descommunautés de base auxquellesappartiennent des individus, et dontl’intérêt est également de pouvoir ensortir sans tout perdre. Bolo’bolo netombe donc pas dans le piègeconsistant à critiquer l’économie enopposant l’intérêt personnel à la gratuitéet à la générosité. Tous les hôtes sontdes voyageurs potentiels, et les bolossont donc reliés par des enjeux deréputations et de confiance reposant debout en bout sur des impressionspersonnelles, et non sur des mécanismesde délégations et de médiationsmonétaires. « Puisqu’il n’y a pas demédiation anonyme à travers la circu-lation d’argent, les impressionspersonnelles et la réputation sontessentielles. ». Même s’il ne faut pasprendre tout au sérieux dans bolo’bolo(comme le suggère la forme utopiquemême du livre, volontairement

désuète), SILA est sans doute la réponsela plus intéressante de Bolo’bolo auproblème que pose l’abandon del’argent, et permet d’imaginer à quoipeut ressembler une sorte de contrat

(...suite de la page précédente) Noreen Cornfield (2) qui chercheà dégager les facteurs de succès des groupes à partir d’une petite étudestatistique faite sur des communautés de la région de Chicago, entre1971 et 1978. Le succès en question y est défini comme tenant à lafois de la satisfaction de ses membres et de la pérennité de lacommunauté. L’auteur avance que les facteurs de satisfaction sont laprudence économique (maintien des dépenses à l’intérieur des limitesimposées par le revenu des membres), une durée volontairementlimitée de participation (les membres planifient à l’avance leur départ),des travaux ménagers régulièrement effectués et le sentiment de dis-poser de suffisamment de temps pour soi. Quant aux facteurs dedurée de la communauté, on retrouve le temps pour soi, mais aussi lefait que les membres se connaissaient avant de se retrouver dans lacommunauté, l’existence de responsabilités parentales de par la présenced’enfants et une norme d’implication élevée dans les activités de lacommunauté.

Le contexte américain est aussi différent parce que ce mouvementreprend la tradition plus ancienne de « communes » rurales, quiconcernent notamment les communautés à orientation religieuse. Maisla comparaison s’arrête là car les communautés rurales américainesdes années 1970 sont moins structurées et plus éphémères, dépassantrarement deux ou trois ans (3). Elles sont également moins enclines àgagner leur autonomie matérielle puisqu’elles sont souvent installéesdans des endroits arides peu propices à l ’agriculture, là où lescommunautés traditionnelles recherchaient les régions de plaines tellesque le Midwest . De fa i t , ce mouvement communauta i re peutdifficilement être considéré comme une alternative concrète, tellementles collectifs impliqués n’ont pas la capacité de se reproduire (leursmembres sont pratiquement tous de jeunes adultes). Si on suitl’anthropologue Victor W. Turner (4) on peut même analyser cette« contre-société » comme relevant d’un vaste rituel de passage, pen-dant lequel se forment des « communitas » dont les caractéristiques trèsparticulières (égalité, homogénéité, absence de propriété et de statutsocial, indifférence à l’apparence personnelle, etc.) résultent de leurpositionnement situé au seuil de la société environnante, structurée ethiérarchisée. Les communitas s’opposent à la société qui l’environne ensuspendant temporairement les statuts sociaux. Turner écrit que dansles sociétés pré-industrielles, l’état particulier des personnes dans lescommunitas est un moyen en vue de devenir plus complètement impliquédans la riche diversité du « jeu de rôle structural », c’est-à-dire dans lasociété environnante (p.135). L’erreur des hippies serait d’avoir faitde cet état une fin en soi, ou d’y avoir cru. La communitas n’est qu’unephase de la société et Turner semble plaider pour la recherche d’unerelation appropriée entre structure et communitas , deux modalitésauxquelles nous avons besoin de prendre part. A creuser...

(1) D’abord consacré au jazz, le journal est repris par Jean-François Bizot en1970 et devient une référence en matière de culture hippie.(2) Noreen Cornfield, “The Success of Urban Communes”, Vol. 45, No. 1(Feb., 1983), pp. 115-126. L’article cite un nombre important de travauxsemblant relever de la même démarche.(3) Christiane Saint-Jean-Paulin, La contre-culture. Etats-Unis, années 60 : lanaissance de nouvelles utopies, 1997, Edition Autrement, p.86.(4) Victor W. Turner, Le phénomène rituel. Structure et contre-structure [trad. Theritual process], 1990 [trad. 1969], PUF, p.111.

moral global qui ne renoncerait pas àl’ouverture des communautés les unessur les autres, sous prétexte que l’onsortirait de l’économie et des relationsd’argent. Deun

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Notes de lecture

Michel Messu, L’EspritCastor. Sociologie d’ungroupe d’auto-constructeurs, PUR,2007.

Le renouveau actuel en matièred ’ a u t o c o n s t r u c t i o nd’habitations est parfoisl’occasion de revenir surl’expérience des Castors desannées 1950. Cinquante ans

plus tard, il est en effet tentant de rapprocher les pratiquesd’autoconstruction actuelles de celles des Castors de l’époque.Celles-ci sont souvent présentées comme empreintes de fortesvaleurs de « solidarité », à partir de l’image des Castorsconstruisant tous ensemble leurs propres maisons, au lieu dele faire chacun de leur côté. C’est par exemple le cas de larevue l’Age de faire qui dans un article consacré aux Castorsactuels affirmait que « De ses origines solidaires, il ne reste plusgrand chose aujourd’hui. Les autoconstructeurs construisent pour eux-mêmes. » et sous-titrait avec nostalgie « du solidaire au solitaire »(1).

On peut néanmoins se demander en quoi les pratiquesd’autoconstruction d’aujourd’hui sont moins « solidaires » quecelles des Castors. De plus, le contexte historique trèsparticulier des années 1950 a de quoi interroger. En effet, lemouvement des Castors précède la construction des grandsensembles dans les ZUP (Zones d’urbanisation prioritaire),orchestrée par l’Etat. L’industrialisation de la constructionde logements dans les années 1960 apparaît-ellespontanément, sans lien avec la phase précédente qui laprépare ? Cela paraît douteux. D’autant que la lecture dulivre de Michel Messu, L’esprit Castor (2) illustre tout à fait enquoi les Castors pouvaient adopter un mode d’organisationet de construction proprement industriels. Précisons d’ailleursd’emblée que cet aspect échappe complètement à MichelMessu, mais que les éléments exposés dans son livre, et quiconcernent une cité composée de 14 maisons à Paimpol enBretagne, témoignent malgré l’auteur d’un positionnementexplicite des Castors en faveur de l’industrialisation. Malgré

le « pragmatisme » affiché par les Castors, et que l’auteurreprend quelque peu maladroitement à son compte,l’organisation du chantier témoigne d’une idéologie en acte,à la fois industrielle et pleinement économique. Ainsi quandMichel Messu reformule la définition des Castors (p.47), iloublie de préciser que celle-ci inclut la construction en sérieet la réduction « au maximum » des coûts de construction(p.48) !

Comme on peut s’y attendre de la part d’un ouvragesociologique, la description des aspects techniques et matérielsde la construction de la cité de Paimpol est plutôt mince(voir pages 112-115), l’auteur n’hésitant pas à qualifier lesprocédés choisis de « révolutionnaires » sans vraiments’interroger sur ce qu’ils impliquent. Quand on considère latechnique de construction des Castors de Paimpol, on mesuretoute la différence avec les techniques des autoconstructeursactuels. En effet, concernant le gros œuvre, la coopérative aacheté la licence d’utilisation d’un procédé industriel (appeléprocédé « Iotti ») mis au point par un ingénieur des Ponts etChaussées, et qui dirige une société qui louera le matérieladéquat aux Castors et leur fournira une assistance techniqueégalement payante (3). En échange, la société s’engagejuridiquement sur les performances des maisons construites(étanchéité, résistance, etc.).

Le procédé consiste en poteaux de béton armé entre lesquelssont placés des panneaux de 40 centimètres de largeur,fabriqués à partir d’un mélange de pouzzolane (rochevolcanique), ciment, chlorure de calcium et mâchefers. Lespanneaux sont moulés sur place avec le matériel loué, et sont

AUTO-CONSTRUCTION OU INDUSTRIALISATION ?L’« esprit Castor » en débat

(1) Sylvie Luneau, « Les Castors, infatigablesautoconstructeurs », L’Age de faire, 2007, n°8, p.12.(2) Michel Messu, L’Esprit Castor. Sociologie d’un groupe d’auto-constructeurs. L’exemple de la cité de Paimpol, PressesUniversitaires de Rennes, 2007. Les sources du livre sontnotamment les archives des Castors de Paimpol.(3) 1,6 millions de francs de l'époque, soit plus de 4 ans dusalaire moyen en France.

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de quatre types différents (murs extérieurs, murs de refend–murs porteurs-, hourdis de plancher et cloisons). Encomparaison à une autoconstruction actuelle en ossature boiset murs en paille, le procédé est donc a priori plus complexe,du fait de l’étape du moulage et du poids qu’on imagineélevé des panneaux à soulever et déplacer. Même s’il ne s’agitlà que du cas des Castors de Paimpol, il est remarquable quele procédé en appelle à une plus grande mécanisation pourêtre amélioré (en terme de difficulté physique et de temps),là où par exemple cela n’apporterait rien à la constructionactuelle en bois et paille (4), technique actuelle qui semblebien mieux adaptée à une autoconstruction. Le procédés’apparente en effet à un mode de construction parpréfabrication, si ce n’est que l’étape de préfabrication estréalisée sur place par les Castors.

Cette technique sera utilisée pour la construction de grandsensembles, car elle permet évidemment de gagner du tempsdans la réalisation du chantier, par l’utilisation d’élémentsconstruits préalablement en série à l’aide de machines et dansdes usines fixes, employant une main d’œuvre peu qualifiée(notamment en provenance du Portugal (5)) qui n’a pas besoinde connaître les techniques du BTP. Selon Danièle Voldman,« le développement de la mécanisation et de la préfabrication s’estaccompagné d’une diminution d’autonomie pour les ouvriers du bâtiment.Elle a entraîné à la fois une perte de qualification et la nécessité d’uneformation différente. Moins responsables de leur tâche, ils devenaient,comme les ouvriers des usines sur la chaîne, de simples éléments d’unprocessus de production dont ils n’avaient pas la maîtrise, tandis ques’effaçait, peu à peu, dans les travaux de gros oeuvre le couple traditionnelaide/compagnon. » (6)

En recherchant une auto-construction à moindre coûtréalisable par une « main-d’œuvre non-spécialisée », il n’estpas étonnant que les Castors aient expérimenté les techniquesqui allaient être déployées plus tard dans la construction desgrands ensembles HLM. D’ailleurs, un chantier comprenant7 bâtiments d’habitation collective débutera en 1955 à Fresnes(région parisienne), intégrant la participation de Castors. Ceux-ci travailleront essentiellement à l’atelier de préfabricationprésent sur le site de cette nouvelle cité, La Peupleraie. Selonun Castor interviewé :

Le gros oeuvre était réalisé par l’entrepreneur mais les Castors commemoi, qui n’étions pas du métier, nous devions faire un travail de secondoeuvre : les plaques pour les cloisons. Les plaques de plâtre.Tout se passait sur une aire de préfabrication. On faisait de la gypsolithe: c’est un mélange de plâtre et de murithe, qui est un durcisseur duplâtre.Il y avait des grandes tables sur lesquelles on mettait des moules. Il yavait ceux qui montaient et qui démontaient le moule. Après les gâcheursarrivaient, on pouvait mettre jusqu’à trois sacs de plâtre, on versait leplâtre et on mettait les mesures de murithe et puis on versait l’eau et onavait des spatules de chaque côté. (...) (7)

La préfabrication est la technique essentielle par laquelle seramenée l’industrialisation de la construction d’habitations. Dans

un article sur la préfabrication, Yvan Delemontey écrit : « Cenouveau mode de production, théorisé dès 1946 par l’architecte PolAbraham dans son livre Architecture préfabriquée, va être à l’origined’une multitude de nouvelles techniques de construction. » (8). Il ajoute :« En organisant un transfert de production du chantier vers l’atelier oul’usine, elle garantit ainsi l’efficience qualitative (qualités physiques etd’aspect) et économique (économie de temps, de main d’œuvre, de matériauxet d’énergie) de l’objet préfabriqué qui, bien que réalisé avec des moyensmodestes, est généralement plus élaboré et performant que la plupart desmatériaux traditionnels comme la pierre ou la brique. On assiste alorsen l’espace de quelques années à l’invention par des constructeurs et quelquesarchitectes d’une multitude de procédés de préfabrication qui tendent àrationaliser le gros œuvre, en particulier les murs et les planchers. » (9) Ilsemble bien que ce soit dans ce contexte d’industrialisationque l’on doive appréhender l’expérience des Castors des années1950, ainsi que l’achèvement très rapide de cette expérience.

*

Mais reprenons la définition des Castors par eux-mêmes :« Les Castors sont des chefs de famille, décidés et courageux, qui segroupent : - pour participer, pendant leurs loisirs, à la construction de leur maison,en assurant personnellement le maximum de main-d’œuvre non-spécialiséeet en complétant ainsi l’insuffisance des prêts consentis par l’Etat ; - pour planifier les travaux à effectuer, rassembler les achats de matériauxet, en construisant en série, réduire au maximum le coût de construc-tion » (10)

Les 14 maisons de Paimpol seront en effet construites ensérie, elles sont donc toutes identiques, conformément aumodèle industriel. Les 14 chefs de famille Castors masculins(c’est là que la métaphore s’arrête car la femelle castor, semble-t-il, participe aussi bien à la construction de son habitat que

(4) En particulier la technique du GREB (Groupe derecherches écologiques de la Baie). Voir en France l’associationApproche Paille.(5) « Le nombre de Portugais arrivés en France en 1965 estestimé à 120 000. Ils seront 800 000 en 1975. Il s’agit de laplus grande émigration d’Europe depuis celle des Italiens enAmérique au début du XXe siècle. », Pierre Gaudin, La maisonque Pierre a bâtie. Cinq autoconstructeurs, Editions Créaphis,2004, p.12(6) Danièle Voldman, La reconstruction des villes françaises de1940 à 1954, 1997, L’Harmattan, p.378.(7) La maison que Pierre a bâtie, p.52.(8) Delemontey Y., « Le béton assemblé. Formes et figures dela préfabrication en France, 1947-1952 », Histoire urbaine,2007/3, n° 20, p. 15. Cet article présente l’essor de lapréfabrication comme voie de l’industrialisation de laconstruction, déjà engagée par l’Etat français pendant laguerre. Le MRU (Ministère de la reconstruction et del’urbanisme) lance alors des programmes annuels de« chantiers d’expérience » sous forme de concours.(9) Ibid, p.17

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Atelier de préfabrication du chantier de La Peupleraie à Fresnes(1955-1962)

les mâles) travaillent ensemble sur le chantier de fin 1953 auprintemps 1958, construisant à la chaîne l’ensemble desmaisons, en répétant 14 fois chacune des étapes nécessaires àla construction d’une maison. Par ailleurs, ils ne savent paspendant toute la durée duchantier pour qui sera tellemaison, car chaque maisonest affectée par tirage ausort une fois terminée.L’organisation du chantier,pilotée par le président etle secrétaire del’association, impose unediscipline qui complète cetableau industriel : desnotes de services sontenvoyées aux Castors,précisant le volumed’heures minimum àeffectuer dans le mois, ainsique les horaires d’ouverturedu chantier. Par exemple, lanote de service n°2d’octobre 1953 stipule queles absences en cas de maladie devront être justifiées par uncertificat médical remis au secrétaire de l’association. Desrelevés sont effectués par le secrétaire (à la demi-heure près)et consolidés mois par mois, de sorte que les contributionsen volume d’heures qui se trouvent inférieures aux quotasmensuels d’ « apport-travail » de manière répétée entraînentl’exclusion du Castor fautif. Il y aura ainsi pendant les deuxpremières années, sur les quatorze Castors du début, cinqpersonnes exclues et remplacées par cinq autres (11).

A l’aune de ce mode d’organisation industriel, il paraît fortétonnant de s’interroger sur la nature de la « solidarité »exprimée, comme le fait Michel Messu, là où à l’évidencecelle-ci est imposée par un dispositif disciplinaire extérieur,qui est tout simplement le calque de celui de l’usine. Se plaçantsur ce terrain-là, il n’est pas étonnant que l’autoconstructionpar les Castors ait fait long feu, dépassée ensuite par desorganisations de même type mises en œuvre dans les ZUP,mais agissant cette fois à une échelle autrement plus importante.Cela conduit à penser qu’une autoconstruction (ou plusgénéralement une prosommation) qui est mise en œuvre ausein d’un mode d’organisation industriel (fût-il choisi, commec’est ici le cas des Castors) ne permet une sortie de l’économieque très relative, et en tout cas pour le moins fragile ettemporaire. D’un point de vue économique, on peut direqu’il y a prosommation chaque fois que l’acheteur d’unproduit participe à la production de celui-ci, ce qui permetde faire baisser le coût de fabrication de ce produit. Dansune perspective de sortie de l’économie, on peut dire que laprosommation est un domaine d’activité offrant despossibilités de réappropriation, et de moindre dépendance àl’économie, et qu’il est plus ou moins facile de saisir selon lescas. Dans cette perspective, ce n’est donc pas la diminution

des coûts de revient qui est recherchée, mais celle-ci peut êtreune conséquence possible. La prosommation a donc deuxfacettes possibles et souvent simultanées, ce qui la rendambigüe sur un plan général, et demande qu’on la juge à

partir de cas particuliers. Or,il est manifeste que c’est trèslargement le point de vueéconomique qui dirige laprosommation des Castors,leur participation permettantmécaniquement de fairebaisser le prix à payer pourconstruire les maisons.Cependant, cela se fait au prixd’une activité déployée en plusde leurs activités salariées (ensemaine entre 18h et 20h30,le dimanche et pendant lescongés), et non en moins. Ladurée totale du chantier,

supérieure à 3 ans et demi, esttrès importante comparée audélai de construction d’unemaison actuelle, autoconstruite

ou non (12). En terme purement quantitatif, les 14 Castorsconstruisant 14 maisons, sans aide gratuite extérieures semble-t-il selon le livre (sauf pour ce qui concerne les matériaux etle matériel), cela revient à une seule personne par maison, cequi est finalement bien peu et explique que la chantier aitduré aussi longtemps.

Compte tenu de la persévérance dont les Castors ont dûfaire preuve, on mesure l’état de pénurie et de dégradationgénérale des logements de l’époque, et qui a sans doute incitéun certain nombre de personnes à prendre les choses en main.Et il n’est pas question ici de se placer en donneur de leçonsur ce qu’il aurait fallu faire… l’auteur de ces lignes étantsûrement de la trempe de ces ex-Castors qui n’ont pas pusuivre la cadence. Cependant, la réponse industrielle qui seradonnée à la situation du logement en France et ailleurs, commeà de nombreuses autres situations (songeons à l’agriculture età la médecine), nous interroge aujourd’hui car ce déploiementindustriel nous a conduits, 50 ans plus tard, à une situation

(10) Cf. l’article « Qu’est-ce qu’un Castor ? », dans le n°1du bulletin mensuel de l’Association des Castors de Seine-et-Oise Le Castor, en mai 1953, cité par Michel Messu, L’espritCastor, p.47.(11) Sur le chantier de la Peupleraie évoqué précédemment,un quart des effectifs des Castors abandonnent à mi-parcours. Cf. La maison que Pierre a bâtie, p.19.(12) Le site maison-construction.com avance ces chiffres pourune autoconstruction d’une maison de 120m2 : 2000 heuresde travaux et 18 mois de délai. Sur un chantier paille (GREB)connu de l’auteur, pour une maison de même surface, oncompte pour cette même durée, environ 400 jours-homme.

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Atelier de préfabrication du chantier de LaPeupleraie à Fresnes (1955-1962)

où la machine-travail, en sesdifférents secteurs séparés pournous mais intégrés pour elle,monopolise l’initiative humaine et,simultanément, la détruitimpitoyablement. Le nomd’« alternatives » qu’on donnepromptement à des pratiquesautodéclarées comme « solidaires »mérite à tout le moins d’être discuté.Car de quelle solidarité s’agit-il ici,sinon de celle de rouages coopérantà l’aveuglette pour produire unfonctionnement général qui leuréchappe ? De quelle autonomies’agit-il si ce n’est une adaptationindividuelle à des rapports sociauxconçus et exécutés commeimpersonnels, c’est-à-dire d’unehétéronomie pure et simple ? Il nesuffit certes pas d’exhiber destermes dont l’usage est aujourd’hui sitordu qu’ils ne veulent rien dire deprécis, de sorte qu’ils parlentfinalement à notre place.

*

L’habitat est certainement un domaine qui est resté longtempsà la traîne loin derrière la charrue de la forme-valeur, et ce,depuis le XIXe siècle, la machine-travail restant impuissanteen la matière, de par ses propres limites qu’elle imposait àtous. En effet, il existait en France et ailleurs en Europe, deslois limitant le montant des loyers, cela dans le but de con-server le minimum de paix sociale requis pour lefonctionnement de la machine-travail, l’inconvénient étant quecela ne permettait pas que la construction de nouveauxlogements soit rentable. La situation restera à un niveau la-mentable jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, oùun cinquième du patrimoine se trouve détruit. La prétendue« reconstruction » de l’immédiat après-guerre ne concernafinalement pas le logement (13), mais par exemplel’automobile civile ou agricole. Si on met ces éléments decompréhension bout à bout, on se rend compte alors del’état de dépossession général : occupée notamment àindustrialiser les transports et l’agriculture, une bonne partiede la population n’avait plus le temps de rénover son habitatet encore moins d’en construire de nouveaux. Des initiativesaussi diverses que celles des Castors, des squatteurs, ou dansun autre registre l’appel de l’Abbé Pierre en faveur d’uneprise en main par l’Etat du problème (14), n’y changerontrien. On n’aura pu tenter de maîtriser l’emploi des vieshumaines qu’en laissant tourner la machine-travail par ailleurs,au régime que son moteur économique imposait. Le besoinde se loger décemment, malgré toute sa dimension aussi bien

intime que publique, n’aura pu se faireactivité pour se satisfaire, à l’exceptiondes Castors. Eux-mêmes concevaientparfois leur initiative comme une « is-sue provisoire », à moins que d’autresl’aient ainsi formulé en leur nom (15).

Par ailleurs, comment procédait-on ausein des Castors pour faire entrer etsortir quelqu’un durant le chantier ? Parla vente et l’achat de l’apport-travail.Celui-ci doit dès lors être monétarisé,et avant cela, être considéré commedu travail indifférencié prenant uneforme-valeur. D’après Michel Messuet concernant le chantier de Paimpol,quand un Castor en remplaçait un au-tre, il devait lui acheter ses « parts » etcelles-ci étaient calculées d’après lerelevé en « apport-travail » dudémissionnaire. Ainsi l’heure d’apport-

travail d’un Castor est évaluée à240,627FF sur un chantier près deNantes (16). Sur le chantier de laPeupleraie, le fonctionnement sembledifférent. D’après La maison que Pierre abâtie : « Chaque Castor note ses heures sur un

registre et un affichage mensuel permet de contrôler son nombre d’heures.Avec 1700 heures le Castor pouvait choisir son pavillon. (...) Les

(13) Par exemple à Paris en 1962, 75% des logementsont été construits avant 1914. Source INSEE, recensementgénérale de la population de 1962, cité dans L’esprit Castor, p.24.(14) Tout en étant prétendument anti-parlementariste, sondiscours sous-entendait finalement que la seule solutionrésidait dans l’intervention de l’Etat, ce qui préparait déjà lesesprits à l’industrialisation de la construction et augigantisme des chantiers. Dans le livre La maison que Pierre abâtie, on apprend de plus que « l’Abbé Pierre sensibilisepopulations et pouvoirs publics aux recherchesd’industrialisation du bâtiment, de préfabrication et derationalisation » (p. 12). Décidément, l’Abbé était sur tous lesfronts de la dépossession !(15) Le titre « une issue provisoire » est celui d’un texte parudans la revue Esprit en 1953, cité par Michel Messu, L’espritCastor. Ce texte fait état de positions proches du PartiCommuniste de l’époque (en faveur d’une industrialisationpilotée par l’Etat) et utilise l’expérience des Castors commefaire-valoir de l’industrialisation. Dans cette optique, l’auto-construction est systématiquement présentée sous uneforme misérabiliste, et sa visibilité dans l’espace public estcensée démontrer l’urgence d’une dépossession de grandeéchelle des habitants à l’égard de leur espace vital. C’est lemême procédé argumentatif que nous ressert aujourd’huiMike Davis (jusqu’à la nausée) dans Le pire des mondes possibles.De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2006.

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mensualités ne sont remboursées qu’au moment de la livraison du logement.Le nombre d’heures effectivement réalisées est estimé à 2000 ou 3000heures » (p.19). Dans ce dernier cas, il semble que les Castorspaient des mensualités dès le début du chantier (destinées àrembourser les prêts et à financer les travaux), et sontremboursés à la fin duchantier par la société maîtred’œuvre (pouvant être unecoopérative) d’un montantqui se calcule comme un« salaire » (17). Pour EugèneClaudius-Petit, alors Ministrede la Reconstruction, l’Etatfrançais reconnaît « l’Apport-Travail » comme mode definancement acceptable,donnant droit à desdémarches d’aides publiques,et la notion « d’Apport-Tra-vail » sera reconnue etacceptée comme garantie parles banques pour financer lesprojets des Castors (18). Lamise en forme-valeur del’apport-travail permettaitdonc de faire entrer lesactivités gratuites (au sens oùelles étaient non rémunérées)dans les bilans comptables descoopératives, et par suite defaire jouer les mécanismes économiques standard, commeici les financement publics, ou encore bancaires (augmentantdans ce cas les fonds propres du Castor dans l’obtentiond’un prêt).

Avec cette notion d’apport-travail, nous sommes donc icitypiquement dans le cas d’une expérience située à l’interfaceentre l’économie et un « en-dehors » de l’économie qu’ilfaudrait préciser. Malgré toutes les critiques émisesprécédemment, l’organisation des Castors offre une souplessequi peut être intéressante dans certains cas. On peut néanmoinsfaire remarquer que cette souplesse joue au détriment ducollectif des autoconstructeurs, si tant est que leur but n’étaitpas seulement la construction de leurs maisons individuelles,mais aussi une communauté de vie. Ce qui, on l’a vu, n’étaitpas l’objectif des Castors, eu égard à un « pragmatisme » quis’est avéré finalement être celui de la ligne de plus grandepente industrielle. La fin de l’ouvrage de Michel Messu estd’ailleurs titrée « ça se voisine plus », ce dont on ne s’étonneraguère, car après une génération certaines maisons sontvendues. Dès lors, on ne peut que constater que l’apport-travail n’a pas seulement été monétarisé (au moment de trans-actions entre Castors entrant et sortant des collectifs dechantier) mais il est aussi pleinement entré dans le mouvementcapitaliste de la valeur (19).

Bien évidemment ces remarques sont en tant que telles

anachroniques puisque les Castors ne visaient pas une sortiede l’économie, mais seulement une diminution du coût deconstruction des habitations. Reste qu’une autoconstructiondont le produit resterait associé à un titre de propriétémarchand, participe moins d’une sortie de l’économie qu’à

une sorte d’auto-dumpingpermettant d’abaisser lescoûts de main-d’œuvred’un produit appelé àdevenir marchandise. Celarevient finalement àdifférer dans le temps lemoment où les activitésd’autoconstruction (ouplus généralement, deprosommmation) entrentdans le procès devalorisation, à savoir aumoment de la vente duproduit fini. Et c’est làfinalement un mécanismecourant dans l’économie,où l’on n’en finirait pas derelever les cas où lesquantités de travail abstraitne sont finalement pascelles qui sont

comptabilisées et payées aumoment où le travail esteffectué (20). La valeur

(16) L’esprit Castor, p.56.(17) Mais, certainement, avec une fiscalité aménagée. On entrouve ainsi des restes dans le Code actuel des Impôts (article261), mentionnant une exonération de la TVA pour lesopérations immobilières de « vente de terrains leur appartenanteffectuées sans but lucratif par les sociétés coopératives de construc-tion (…) par les groupements dits de “Castors” dont les membreseffectuent des apports de travail (…). »(18) « L’aide du MRU (Ministère de la Reconstruction et del’Urbanisme) aux Castors ne s’est jamais démentie. D’une façongénérale, alors que la doctrine officielle du ministère était laconstruction d’immeubles collectifs, la volonté des Castors deconstruire des maisons individuelles, critiquée et par les urbanismes etpar Eugène Claudius-Petit, n’a pas fait obstacles aux aidesministérielles. », Danièle Voldman, La reconstruction des villesfrançaises de 1940 à 1954, 1997, L’Harmattan, p.370. L’auteurconsidère plus loin que « les chantiers des Castors,industrieux mais pauvres, sont restés ce qu’ils prétendaientêtre : des palliatifs à l’industrialisation du bâtiment » (p.372).(19) L’article de Bernard Légé, « Les castors de la Monnaie »est à cet égard révélateur, car il montre que les descendantsdes familles de Castors de cette cité ont bénéficié d’une« ascension sociale » supérieure à la moyenne. Bernard Légé, «Les castors de la Monnaie », Terrain, Numéro 9 - Habiter laMaison (octobre 1987) , [En ligne], mis en ligne le 19 juillet2007. URL : http://terrain.revues.org/document3185.html.

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apparaît comme la quantité « officielle » réglant au cas parcas les échanges de ces quantités contre de l’argent. Lasouplesse de cette abstraction réside dans le fait que l’accordd’échange peut se satisfaire aussi bien d’approximationsassumées et acceptées, que d’erreurs, de confusions et

d’injustices. L’état de dépossession des échangistes est telqu’ils doivent malgré tout agir réellement en fonction decette abstraction. Dès lors, on peut penser qu’une sortie del’économie peut s’amorcer quand les échangistes peuventdisposer d’une « base arrière », socle de subsistance collectifpermettant matériellement de vivre. Dans cette optique,l’autoconstruction apparaît particulièrement pertinente dansla mesure où d’une part son produit sera protégé del’échange et de la vente, et où dans le même temps lespersonnes se découvrent comme étant capables de déployeret d’entretenir hors de l’échange leur socle de subsistance.

Deun

(20) En ce qui concerne les salariés, pensons auxconducteurs de poids lourds qui, s’ils étaient payés auprorata des heures de conduites, provoqueraient selonBruno Lefevbre une augmentation de 20% des prixpour le consommateur. Bruno Lefebvre, « Espacesprofessionnels et flux tendus », Actes de la recherche ensciences sociales, n°114, 1996, p. 82-83. Ou encore lesassistantes maternelles à domicile, où l’on distinguedes « heures de présence responsables » « des heures detravail effectif », toujours dans le même but d’abaisserle coût final. Mais c’est aussi du côté de chefs de petitesentreprises et de leurs familles ou salariés, en particulierdans l’agriculture, que le phénomène est massif, tantles quantités de travail abstrait éventuellementcomptabilisées n’ont que peu à voir avec les quantitésd’heures réellement effectuées.

Tribune du journal Le Monde (2 mai 1951)

“(...) Pour guérir l’anémie pernicieuse des logements,le cancer du taudis , le délabrement de notresquelette immobilier, il ne manque pas de prescrip-tions législatives. Mais la construction bute toujourscontre le mur du financement. Leitmotiv irritant,qui revient dans la bouche du fonctionnaire, del’industriel, du candidat propriétaire ou sous laplume du spécialiste des HLM, ces initiales d’espoir,qui commence, hélas ! à se dessécher. (…) La crisede la construction ne pourra être vaincue que parles avances de l’institut d’émission. Autant noussommes hostiles à l’inflation, qui trouble la vieéconomique et diminue en définitive le niveau devie de la population, autant nous considéronscomme profitables au pays des avances de laBanque de France faites en vue d’une création derichesses nouvelles. L’ inf lat ion est un poisonlorsqu’elle sert à couvrir les dépenses budgétairesordinaires. Il n’en est pas de même d’une émissionanticipée de monnaie récupérable et destinée àcréer des biens économiques. (…) Autrement dit,25 % de billets en plus ne se traduisent pas par unemajoration de 25 % des indices des prix de grosou de détail.Il y a, en effet, un moyen de faire reculer encore –s ’ i l s ex i s t en t– les dangers d ’une in f l a t ion“dirigée”dans le secteur de la construction. C’estde compenser en partie cette sortie d’argent neufpar un “apport-travail”. Il existe aujourd’hui enFrance des milliers d’ouvriers qui, n’ayant pas lesfonds de départ pour bénéficier d’un emprunt, ontrésolu d’apporter leur travail gratuitement pourédifier leur maison et obtenir ainsi les créditsnécessaires. Ce sont les “castors”. Le mouvement“castor”, après quelque temps de tâtonnements, estaujourd’hui sorti de sa période infantile. Une unionnationale coordonne les expériences, donne desconseils juridiques, techniques, financiers, et, avecl’aide du CNAH, représente les équipes auprès desadministrations intéressées. Son secrétaire général,M. Michel Anselme, le geste volontaire, l’œil et lecheveu sombres , a ce t t e qua l i t é de fo i qu idéplacerait des montagnes de béton et de briques.(…)L’Etat ne pourrait-il pas lancer une sorte de ser-vice du travail volontaire ? (...) Et l’armée ? Il paraîtma l venu en ces t emps où l ’on as t ique l e sbaïonnettes et les mitrailleuses de penser l’utiliseraujourd’hui à d’autres tâches. Nous fera-t-on croireque l’instruction militaire du jeune soldat ne peutlui laisser aujourd’hui aucun répit ? (...).”

Pierre Drouin, “La crise du logement et ses solutions”.

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AUTOCONSOMMATION ET MARCHÉS

Pourquoi la sortie de l’économie, ce n’est pas l’autarcie

Maurice Aymard, « Autoconsommation et marchés :trois modèles », Annales, Economies, Sociétés,Civilisations, n°6, nov-déc. 1983, Armand Colin.

L’article permet de comprendre comment, à l’époquemoderne (1492-1789), le monde paysan qui représentait alors80% de la population française(1), est peu à peu intégré aumouvement de marchandisation, à l’interdépendanceéchangiste totale, c’est-à-dire au Marché (quelle que soit saforme, auto-régulée, régulée, un mélange des deux, autogérée,etc.) et à sa Société (quelle que soit la forme prise, libérale,socialiste, communiste, conservatrice, altermondialiste, etc.).Sa société, car la médiation économique qui va lentementréagencer la vie quotidienne de l’immense majorité paysannede la population, est aussi un nouveau type de relation sociale,puisque « la magie de l’argent – en tant qu’équivalent général- réside dans la possibilité qu’il offre à l’individu d’être quittede toute forme de dette envers un donateur à partir dumoment où le service rendu a été payé sur le champ. Ceciexplique que l’échange marchand n’organise pas simplementla circulation économique des choses. Il définit simultanémentune nouvelle métaphysique des rapports humains » (2). Lamédiation apparue entre activité et besoin – phénomène quia totalement transformé les deux éléments qu’elle relie et quis’est étendu à toutes les dimensions de la vie –, c’estl’économie. L’économie est comme un détour entre l’activitéet le besoin qui la détermine. Mais à force de grossir et degrandir, le détour par l’économie est devenu pour nous tousà la fois notre point de départ et notre point d’arrivée... Carle détour finit par déterminer à la fois l’activité et le besoinqui n’est alors plus seulement le sien (mais le besoin qu’abesoin le détour pour s’auto-accroître, le besoin fictif), tandisque l’activité comme ses produits ne nous appartiennent plus.Et dans ce détour désormais infiniment recroquevillé sur lui-même, nous tournons perpétuellement en rond en nous yconsumant sans fin. Mais pour comprendre la partgrandissante de cette médiation économique dans laquelleon vit, et ici trop brièvement décrite, plutôt que d’étudierdes analyses théoriques qui peuvent paraître parfois tropimbuvables, on peut aussi se pencher sur la constructionhistorique précise de l’économie inventée.

Dans l’historiographie des sociétés rurales, il est coutume defaire la part belle à toutes les études sur le développementdes échanges monétaires, et du renforcement des rapportsde la paysannerie avec le marché (3). Tous les historiensreprenant à leur compte l’opposition entre une agriculturede subsistance et une agriculture commercialisée. Mais l’auteur

conteste le « modèle statique » de cette opposition auquel ilveut apporter des nuances dynamiques, et surtout réviser sachronologie. « Entre ces deux extrêmes idéaux del’autoconsommation et de la commercialisation totales, onévitera d’admettre dès le départ comme une évidence l’idéetrop simple d’une trajectoire historique linéaire et unique quiconduirait de la première à la seconde » (p. 1392). L’auteur,reste d’accord si l’on regarde la temporalité du mouvementgénéral du schéma, cependant il tient à mettre en évidenceentre ces deux extrêmes, des « seuils significatifs », des paliers,des retours en arrière, des itinéraires différents selon les régionset les produits, ou encore la coexistence de différents typesd’exploitations selon le degré d’autoconsommation et despécialisation commerciale, leur poids relatif, leurs capacitésde résistance ou encore leurs rapports de force.

En réalité montre-t-il, « avant le XIXe siècle sinon le XXe

siècle, il n’est pas d’exploitation qui échappe totalement auxcontraintes, mais aussi aux avantages de l’autoconsommation.Aucune non plus qui ne puisse ou ne doive accéder, mêmeindirectement, à des marchés ou ne soit obligée de lesapprovisionner ou de s’y fournir » (p. 1392). « Une gammetrès variée d’exploitations paysannes joue sur des équilibresfragiles entre leurs propres consommations, les prélèvementsqu’elles subissent, et les ventes volontaires ou nécessaires. »D’autant que l’auteur quand il parle de « marché », en distinguequatre qui ne sont pas forcément combinés entre eux, lespaysans pouvant très bien être intégrés à l’un d’eux mais pasdu tout aux autres : le marché de la terre à louer, à acheter et

(1) Ce chiffre est un ordre d’idée que nous donnentgénéralement les historiens. Notons aussi qu’au sein de lacommunauté villageoise paysanne, on retrouvegénéralement entre 10 et 15% d’individus relativementspécialisés dans l’artisanat commercial.(2) Jean-Claude Michéa, « De l’ambiguïté de l’échangemarchand », L’enseignement de l’ignorance et ses conditionsmodernes, Climats, 1999, p. 108-109.(3) Il faut dire que l’archéologie des échanges monétaires atoujours été plus riche parce qu’il y a du support métalliquequi résiste à l’épreuve du temps, mais c’est connu, lessources peuvent déformer notre vision de la réalité. Lessources et la réalité ne se confondent pas ; c’est là tout ledébat historiographique depuis 200 ans entre les« modernistes » qui pensent que l’économie antique a déjàtous les traits de notre économie moderne, et les« primitivistes » qui pensent que cela n’a rien à voir.

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à vendre ; le marché des produits agricoles (lacommercialisation de la production) ; le marché de la maind’œuvre agricole ; et enfin le marché du crédit. Le rapportde l’autoconsommation paysanne à leur intégration auMarché auto-régulé, ne peut donc se comprendre qu’autravers d’un regard complexe sur la situation de la paysannerieen relation à ces quatre marchés, en tenant compte égalementdes différences régionales, locales et d’époque.

Comme nous l’avons dit, l’auteur propose une visioncomplexe du passaged’une supposéeautosuffisance à unecommercialisation totale.Et ce qui l’intéresse plusparticulièrement, c’estl’époque moderne (1492-1789). A cette époque, lapremière, reste d’ailleursun idéal (4), un « idéalfragile, inaccessible saufquelques rares années auplus grand nombre », etle schémah i s t o r i o g r a p h i q u eclassique du « seuild’indépendance » d’uneinstallation tient peu face àla réalité. La thèse en effetétait que « au-dessus de ceseuil, [se trouvaient] lesprivilégiés qui accèdent au marché pour y vendre leursexcédents. Au-dessous, ceux qui doivent pour acheter leurcomplément de subsistance vendre leur travail, sur place ouen émigrant, et trouver des ressources d’appoint, dansl’artisanat à domicile notamment [la proto-industrie rurale] »(p. 1394). Seulement, « même fixé avec optimisme à desniveaux très bas, cet idéal [d’autoconsommation intégrale oud’indépendance] n’est pourtant presque jamais confirmé dansles faits. Pas d’enquête [l’auteur parle toujours du seul cas dela France] un peu serrée qui ne fasse apparaître une majoritéde paysans disposant de trop peu de terres ». On pourraitfaire remarquer, cependant, que l’auteur semble évaluerl’importance du phénomène de l’autoconsommation en re-lation seulement à la superficie de la propriété familiale, évitantd’aborder la part liée à l’usage des communaux et des droitscollectifs. Même si nous n’avons que très peu de données àce sujet, la suppression de cet usage aurait, à en croirel’historiographie, grandement contribué à l’exode rural, cequi semble indiquer qu’elle était importante sinon vitale.L’auteur conclut donc un peu vite que « l’autosuffisance[autoconsommation intégrale] est le privilège d’une minorité,souvent même d’une poignée de ruraux à l’aise, et qu’ellereste, même en année normale, un rêve inaccessible pour lamajorité des paysans. Ceux-ci ne peuvent tirer de la terrequ’ils possèdent de façon stable qu’une part, d’ailleurs vari-able, de leur subsistance, et se trouvent rejetés vers les marchés.

Des marchés qui, à leur niveau, se définissent comme descompléments par rapport à cet idéal impossibled’autoconsommation. Des marchés marginaux où la loi del’offre et de la demande joue sur une partie limitée – et non sur latotalité – de la production, de la force de travail et de la terre » (p.1395). Pour compléter l’autoconsommation qui n’est que trèsrarement l’autosuffisance pour la majorité, il y a doncconstamment recours à « la force de travail qu’il faut vendreà tout prix – et à la limite à n’importe quel prix – pourcompléter – mais seulement pour cela – les revenus

familiaux », mais « qu’ilspuissent s’en passer et ilsn’hésitent pas à les bouder[les marchés de travail] ».Partout, le paysandémontre « la mêmevolonté de ne travailler quele strict nécessaire et de re-fuser les contraintes et ladiscipline d’un labeurcontinu que l’on voudraitimposer (E. P. Thompson,1967 (5)). Chacun travailleet produit selon sesbesoins : soit uncomportement de targetproducers (ceux qui ‘‘

produisent pour un but ’’),classiquement opposé à celuides véritables market produc-ers (qui n’existent peut-être

qu’à la limite). Une part croissante de la population rurales’est ainsi trouvée, à l’époque moderne, engagée dans uneéconomie monétaire : mais elle continue à lui tourner le dos ».Pour parler de cet argent obtenu en vendant sa main d’œuvrepour compléter l’autoconsommation, l’historien « préfèreavec raison, avant 1800, ce terme de rémunération à celui desalaire, dont la connotation capitaliste impliquerait qu’il assurepour l’essentiel au moins la reproduction physique de la maind’œuvre. Ce qui n’est pas le cas » (p. 1398). « Sur la ligne même de partage [le seuil d’indépendance], eten fait tantôt au-dessus, tantôt au-dessous, les couchesmoyennes de la paysannerie, campées à même ce fameux

(4) On peut dire aussi que d’après le récent livre de AlainBresson, L’économie de la Grèce des cités. I. Les structures de laproduction, A. Colin, 2007, p. 205, qui fait la synthèse del’historiographie contemporaine sur l’antiquité grecque dumonde des cités, il est difficile de croire à uneautoconsommation intégrale – l’autarcie -, puisqu’il montreque la production pour l’échange représente 15% du total dece qui est produit, le reste c’est de l’autoconsommation.(5) L’auteur fait référence à l’ouvrage de Edward P. Thomp-son, Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, Lafabrique, 2004, qui est paru une première fois sous formed’article dans une revue en 1967.

Quelques anciens catastrophistes éclairés, ici casqués.

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seuil de l’autosuffisance. Vendant un peu, mais à bas prix,quand la récolte est bonne. Achetant au contraire, mais à desprix beaucoup plus élevés quand celle-ci est médiocre oufranchement mauvaise. Et louant toujours de la terre pourcompléter leur bien, et des services au moment des laboursquand ils ne disposent que d’un ‘‘ demi-attelage ’’. Leur rela-tion négative au marché, quand elles n’ont pas pu développerdes cultures plus spécialisées et mieux assurées de leursdébouchés et de leurs cours fait pour elle de l’autosuffisancel’idéal, une fois payées toutes les redevances dues auxpropriétaires, à l’Eglise, aux seigneurs et à l’Etat » (p. 1397).

On le voit, la finalité de l’activité paysanne garde pour basel’autoconsommation, la majeure partie de sa production apour terme la satisfaction directe et immédiate du besoin dela famille concernée. L’activité pour l’échange, ne se déploiequ’en complément à cette autoconsommation.

D’où vient cette production pour l’échange ? Il faut ici considérerle poids des prélèvements féodaux, celui des prélèvementsétatiques et enfin le poids du marché. « Parmi les premiers,une part est normalement calculée perçue en nature, certainsétant proportionnels aux récoltes (dîmes ecclésiastiques), auxsuperficies cultivées (champarts et terrages) ou auxconsommations (droits sur les moulins et les fours), d’autresétant au contraire stabilisés à un niveau constant de longuedate. Une autre part est fixée et normalement perçue en ar-gent (cens et droits seigneuriaux divers) et laisse aux paysansle choix des moyens pour en assurer le paiement : vente deproduits de leurs champs, travaux et services rémunérés,artisanat à domicile, etc. » (p. 1399). Cependant il sembleinexact d’affirmer que la monétarisation de la production sefait au travers des prélèvements. Au contraire, « ces droits enargent tendent à se dévaluer, ce qui en réduit encore la charge ».A l’inverse, ce sont les droits en nature qui forment l’essentieldu prélèvement, ils n’augmentent pas tout au long de lapériode, ils « s’indexent durablement sur la production, lapopulation, les prix ». L’auteur estime que ce prélèvement ennature se situe aux alentours de12 à 15 % de la totalité del’autoproduction agricole. Cependant, malgré finalement cequi pourrait paraître un faible taux de prélèvement, « il suffità les faire peser d’un poids très lourd », et la disparition à laRévolution français des droits féodaux (mais non pas desprélèvements étatiques), permet à la paysannerie de se « libérerde cette contrainte qui amputait lourdement sa capacitéd’autoconsommation » (cependant la disparition des droitsféodaux n’auraient rien amené sur la longue durée, puisqu’ily a un phénomène de rattrapage, les prix de la location desterres augmentant).Pour ce qui est de l’impôt d’Etat, on remarque que c’est luiqui est « toujours libellé et normalement perçu en argent, ilconstitue un important facteur de commercialisation de lavie rurale. Car il faut vendre pour réunir les sommesnécessaires : soit une part de ses récoltes, soit du travail. Ouemprunter. » (p. 1400). Les individus ne se définissent ainsiplus seulement comme les enfants de Dieu et des sujets duRoi, mais se situent désormais, par leur rapport en quantité

de travail-abstrait mesuré en argent et le genre de travail auquelils se livrent, à un niveau de l’appareil social. Le travail-marchandise des sujets par la vente des produits ou celle dela force de travail, parce qu’il constitue en dernier ressortl’assiette de la fiscalité étatique, devient le pourvoyeur du roien ressources monétaires indispensables pour construire etaffermir l’Etat moderne (6). L’auteur remarque pourtant la« modicité de son taux », plus faible que le prélèvementseigneurial. Cependant avant la Révolution, l’impôt d’Etattouche plus lourdement la terre paysanne que les domainesprivilégiés, c’est donc un impôt très impopulaire surtout enpériode difficile. Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle,l’inégalité va être corrigée et on va établir une assiette fiscaleégalitaire sur la base de la valeur cadastrale des terres. L’auteurrévèle alors quelque chose d’intéressant au sujet de la modicité

Le piège multiséculaire del’autoconsommation paysanne

Les trois modèles évoqués par cet article deMaur ice Aymard sont ceux de Chay anov,Labrousse et Le Roy Ladurie , historiens del’économie. Ils portent sur le rapport au marché(au sens général) des paysans dans la Francemédiévale et moderne. Dans le premier cas, lespaysans vendent sur le marché uniquement enfonction de leur besoin d’argent ; par conséquentplus les prix du marché sont élevés et moins ilsvendent sur le marché. Dans le deuxième cas, onsuppose au contraire une tendance de fond oùles prix augmentent avec la production et le profit.Le t ro is ième modèle postu le une tendancegénérale à l’absence de gain de productivité dueà l’inertie technique. Aucun des trois modèles n’estpleinement satisfaisant.

Reste que l’autoconsommation semble être unidéal largement partagé de la vie paysanne, despauvres comme des riches, ce qui se traduit parun rapport à l ’ économie spéc i f ique e t uneinstabilité des prix des produits de base. En effet,les paysans se retrouvent brutalement et tous en-semble en concurrence quand les récoltes sontmauvaises, et leur rémunération diminue donc,alors que les prix des denrées augmentent du faitde leur rareté et de la difficulté de les faire circulerphys iquement ( insuf f i sance des routes ) . Al’inverse, ils n’ont pas besoin de vendre leur forcede travail, au moment même où les prix sont basparce que les récoltes sont bonnes. Les variationsde la rémunération du travail n’ont donc pas derapport avec sa productivité.

(suite page suivante)

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relative du taux de l’impôt d’Etat et la disparition desprélèvements féodaux, « soit au total un recul probable de lacharge pesant sur la petite et la moyenne paysannerie ». Celaentraîne chez eux, « un nouveau renforcement de leurscapacités d’autoconsommation ou, si l’on préfère, une dimi-nution de leurs obligations de vendre ». Mais si on considèreles conséquences de l’égalisation de l’assiette fiscale au débutdu XIXe siècle, on s’aperçoit qu’elles ont été inverses chez lesgrands propriétaires et dans la petite et moyenne paysannerie.Comme l’impôt d’Etat leur demandait pour la première foisde solvabiliser une partie de leur production, sur un tauxd’imposition fixé par la valeur cadastrale de l’exploitation,cela a poussé les grands domaines à renforcer leurs obliga-tions de vendre. La production pour l’échange prend donc sonenvol dans les grandes exploitations, et ce tout au long duXIXe siècle.

Mais la production pour l’échange, ne vient pas seulement desprélèvements forcés, le marché des productions est aussiprésent. Cependant, un lien existe entre la commercialisationobligée pour payer les impôts en argent et finalementl’intégration de plus en plus complète au marché des pro-ductions, car « à long terme le développement des possibilitésde commercialisation stimule l’investissement, la spécialisation(mais aussi la diversification), la rationalisation – tous lesfacteurs de progrès de la productivité ». Quand on met undoigt dans le marché, on y passe donc rapidement tout lebras puis tout entier, on passe de target producer à market pro-ducer. L’auteur perçoit cependant deux seuils importants dansla marchandisation de la production agricole à l’époquemoderne, le XVIIIe siècle et les conséquences juridiques de laRévolution. Au XVIIIe siècle, « se serait mis en place etprogressivement étoffé un véritable marché intérieur,décloisonné ou en tout cas moins cloisonné, et fonctionnantnon plus au bénéfice exclusif des villes [les plus importantes],mais aussi des campagnes, des villages et des bourgs ». Ledécloisonnement, c’est les premières tentatives parfoisavortées de l’Etat (1754, 1763, 1775 et la « Guerre desfarines ») de libéraliser le marché intérieur notamment desgrains à l’échelle de son territoire, en construisant de nouvellesroutes entre les provinces et en supprimant les multiplesfiscalités locales et régionales sur son transport. De manièregénérale, on voit également le marché des productionsagricoles, « peser d’un poids toujours plus lourd surl’organisation, la hiérarchie, et les choix productifs des ex-ploitations agricoles. Par leur demande (économique), maisaussi leurs interventions directes, les villes ont été les principauxagents de cette lente transformation ».Cependant l’auteur montre que si au XVIIIe siècle,« l’opposition entre les deux agricultures, travaillant l’une surtoutpour la vente, l’autre surtout pour la nourriture des famillespaysannes, n’était sensible que dans quelques régions plusfortement urbanisées (Bassin parisien, Artois, Cambrésis,Flandre) : [c’est à partir des changements de la Révolutionfrançaise qu’] elle prend alors sa valeur pour l’ensemble duterritoire ». Partout ce sont les marchés urbains quitransforment profondément les structures productives du

(suite de l’encadré de la page précédente)

Par a i l l eurs , toute une par t ie des b iens desubsistance circule hors économie (Aymard citeune proportion égale à la moitié des grains, saufprès des grandes villes), à partir de prélèvementsforcés, sans contrepartie pour les paysans, oupresque. L’économie ne jouait donc pas le mêmerôle qu’aujourd’hui ; on ne s’encombrait pas d’unsouci d ’équi té , auquel l ’ échange répond demanière illusoire. Cependant la ville tient déjà lacampagne par l’argent. Les intérêts non payés dela dette paysanne s’ajoutent au capital détenuailleurs, préparant le transfert final auprès desremembreurs et assurant l’obéissance d’une main-d’œuvre de complément et bon marché.

Ces prélèvements finissent par relever entièrementde sommes d’argent, via les impôts d’Etat, plutôtqu’en nature ; ils s’ajoutent aux rentes foncières.La Révolution de 1789 marque alors une ruptureincontestable en supprimant les droits féodaux.Elle généralise l’opposition entre une agriculturepour la vente (qui cette fois n’est plus concurrencéepar les prélèvements en nature), et une agricul-ture pour l ’ au toconsommat ion , oppos i t ionjusqu’ici seulement visible dans les régions plusfortement urbanisées (bassin parisien, Artois,Cambrésis, Flandre). D

monde rural et d’abord la nature de la production, qui devientune production pour l’échange. Pour les paysans, « leur in-sertion dans le marché peut signifier rejet ou choix, et signifiesouvent les deux à la fois. D’un côté, l’échec del’autosuffisance, un accroissement des charges, une baisse duniveau de vie qui ne peut être compensée que par une auto-exploitation accrue. De l’autre, une augmentation et une di-versification des possibilités de choix en matière de cultures,et de ressources complémentaires ». La paysannerie va doncs’insérer au XIXe siècle au marché des productions, en enrevendiquant les avantages, mais en refusant ses contraintes.Ce qui est intéressant dans cette étude est de voir aussi que sidans un sens, les campagnes vont au XIXe sièclecommercialiser leur production agricole ou leur force de tra-vail dans de l’artisanat à domicile, ils ne participent pas en-core à la société de consommation que leur propose la ville.Bien sûr il y a des exceptions, où l’on voit qu’ « elle est prêteà acheter, à adopter de nouvelles habitudes de consommation,

(6) Voir l’article « Travail » de A. Poitrineau, dans L. Bély(sous la dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, PUF, 2006(1996), p. 1224-1226

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Des survivalistes protégeant leurs stocks

à remplacer ses écuelles de bois par de l’étain ou de la faïence,à entasser dans ses coffres, puis ses armoires, des toiles etdes draps moins grossiers », « mais ces exceptions, troplimitées en volume, n’ont qu’un faible effet d’entraînement ».En règle générale le circuit de commercialisation est à sensunique, de la campagne vers la ville.

L’auteur vient aussi s’opposer à une vision malthusienne dela faiblesse des rendements agricoles à l’époque moderne(1492 -1789), qui pensait lesexpliquer en les rapportantà la faiblesse de la techniqueet à une supposée dureté duclimat (la période étantappelée jusqu’en 1850, le« petit âge glaciaire »). Danscette vision très téléologique,seul évidemment le« Progrès » est amené àarracher l’histoire à sarépétition séculaire et cycliquepour la faire enfin décollervers les astres de l’évolution.Or, selon son étude et ensuivant sa réflexion, la faiblessedes rendements serait bienplutôt à expliquer justementpar le poids del’autoconsommation et la non-efficacité encore des marchésurbains à entretenir une véritable demande commerciale. Eneffet, d’une part, le fait que « le poids majoritaire d’une agri-culture qui travaille d’abord pour satisfaire les besoins de lapaysannerie et ne cherche pas à accroître ses excédents au-delà d’un certain seuil », montre bien que l’activité appartientencore du mouvement du besoin sur lui-même cherchant àse satisfaire directement, prenant en lui son origine, sondéploiement et son terme. En tant que prolongementimmédiat du besoin, l’activité s’arrête quand ce besoin estsatisfait. Le temps de cette activité est donc « orienté par latâche » satisfaisant immédiatement le besoin (7). Ici, la pro-duction n’est donc en rien déterminée par l’échange, la re-cherche du surtravail, du surplus ou du rendement, est ab-sente, ou simplement involontaire (une bonne récolte parexemple). De plus, l’auteur démontre « l’incapacité desmarchés urbains, dont les mécanismes d’approvisionnementrestent fondés sur la contrainte et les prélèvements forcésautant et plus que sur l’incitation économique, à entretenir,par le réinvestissement des profits dans la production, unecroissance durable ».

L’auteur repère également des « réactions apparemmentcontradictoires » des paysans à cette époque. Ainsi d’un côté,les paysans font « tous les efforts de la société rurale pourmasquer et codifier les échanges nécessaires de prestations,de services et de produits en termes non monétaires légitiméspar la tradition ». Par exemple, le paysan cherche toujours à« garder à tout prix sa terre, qui ne sera vendue qu’après

avoir été hypothéquée, pour solder des dettes ». Il y a là unevéritable résistance au marché de la terre et un refus de lamise à la vente, qui reste toujours un ultime ressort. Cependant,s’ils le peuvent, les paysans n’hésitent pourtant pas à utiliser lemarché de la terre, justement pour louer des « surfacesnécessaires pour constituer une exploitation adaptée auxbesoins et aux possibilités de la famille ». Là, c’est l’idéal del’autoconsommation intégrale, donc d’un rejet d’uneintégration au marché des produits agricoles, qui dicte

l’intégration des paysans aumarché de la terre. On le voit,la situation concrète d’inventionprogressive de l’économie estcomplexe et peut très bienavancer contradictoirement.

De plus, pour obtenir cescompléments monétairesnécessaires à une vie enautoconsommation, ilsdéveloppent sur les terres en lo-cation ou sur des parcellessouvent minuscules etdispersées, la culture des

céréales ou des culturesspécialisées qui leur permettentd’obtenir sur le marché desproduits, un revenu de suite très

supérieur à celui qu’ils auraient pu obtenir par la vente descultures d’autoconsommation plus classiques. C’est ainsi qu’E.Le Roy Ladurie explique la spécialisation progressive despaysans du Languedoc dans la viticulture. Mais sur cetexemple, il est intéressant de voir justement que ce sont au fildu temps, ces petites spécialisations complémentaires à fortevaleur ajoutée, qui vont peu à peu prendre de la place, pourau final ne plus être un complément monétaire à une based’autoconsommation, mais devenir à l’inverse la base de viedans laquelle l’autoconsommation sera elle en situation decomplément. Quand la production devient majoritairementdéterminée par l’échange, on passe alors du paysan auviticulteur qui devient un rouage du Marché échangiste commele remarque l’historien : « c’est au cours de cette phase [1750-1950] en effet que les agriculteurs languedociens, pour bonnombre d’entre eux, avaient cessé d’être des paysans, ceux-citraditionnellement caractérisés par la polyculture et l’auto-consommation familiale : ils étaient devenus des viticulteurs

(7) Quand Edward P. Thompson dit que les résistancesdes ouvriers à la nouvelle organisation industrielle du travailprennent naissance dans l’attachement à la notion de mesuredu temps « orientée par la tâche », opposée à celle de travailévalué en unités de temps mathématiques comme dans letravail industriel et moderne, on peut dire que cette notionse rapporte encore quelque part à l’activité qui n’est que lecorrélat immédiat du besoin. Cf. E. P. Thompson, op. cit.

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modernes, achetant leur nourriture, et travaillant exclusivementpour le marché » (8).Autre contradiction, les paysans cherchent toujours à« développer au maximum les ressources d’appoint sur lelopin familial (jardinage, arbres fruitiers, basse-cour, porcs,lin et chanvre) et sur les communaux (élevage, bois, etc.).Mais aussi vendre si nécessaire et si possible du travail quandl’occasion s’en présente. Sur place, comme journalier, ou enpratiquant toute une gamme d’activités qui va du simpleartisanat jusqu’à l’industrie rurale. Ou au loin, comme mi-grant saisonnier. En dehors de la période des travaux agricoles,la main-d’œuvre familiale est, à la limite, faute d’un débouchéde substitution, ‘‘ sans valeur ’’, ce qui ouvre la voie à toutesles formes d’auto-exploitation [l’activité proto-industrielle àdomicile], ou au contraire de refus de travail dénoncés parles employeurs éventuels comme autant de signes de paresse ».C’est donc « un mélange de traditions et de décisionsindividuelles, de contraintes et de choix volontaires, de

Les communautés taisibles

La définition générale de la communauté taisible se ramène à ceci : réunion sous un même toit d’ungroupe de personnes unies par les liens du sang ou par alliance, vivant en commun au même pot et aumême feu, et exploitant en commun un patrimoine indivis transmis intégralement de génération engénération. Ses éléments constitutifs sont la mise en commun de la propriété, du travail et de la vie.

Cette communauté s’articulait autour d’une grande exploitation, avec beaucoup de pâtures, d’utilisation etde qualité différentes, donc beaucoup de bétail, “rouge” ou “blanc” comme on disait. Au centre un grandbâtiment, avec une vaste salle commune et un certain nombre de petites chambres, rudimentaires. Dans cecadre, douze, quinze, vingt, trente personnes, parfois plus, vivaient ensemble, toutes apparentées, et courbéessous l’autorité d’un “maître et chef ”, généralement le plus âgé des mâles, qu’ils ont convenu de reconnaîtrepar un choix formel. Chacun des membres participait aux tâches domestiques sous l’autorité de ce chef.

Terres, maison, bétail, récoltes, meubles meublant, matériel de culture et de cuisine, argent, tout est commun,et le maître décide tout, conseillé peut-être par deux des laboureurs “parsonniers” (qui ont part à lacommunauté). Mais le maître seul signe les baux à cheptel, les baux à ferme, et même les contrats demariage de chaque membre de la communauté. (…)

La coutume voulait qu’une personne serve (ou servile c’est à dire au service d’un Seigneur) décédant sanshoirs, sa fortune ou ses quelques biens selon les cas, aille directement dans l’escarcelle du dit Seigneur sansque quiconque ait à y redire.

Ainsi, quelques paysans rusés, dès le 11ème siècle, trouvèrent-ils un moyen de détourner cette loi. Aussiimaginèrent-ils, suivant certaines conditions entendues entre eux, de former des COMMUNAUTÉS quimettraient tous leurs avoirs en commun : dans le cas de décès de l’un d’eux sans descendance, il y auraittoujours un parent qui pourrait prétendre à l’héritage, la totalité des biens étant commune à tous...

Les seigneurs incompétents à défier cette nouvelle pratique y émirent toutefois une exigence de taillepuisque ces parsonniers comme on les appelait (détenteurs de parts) devaient absolument vivre : « Aumême pot, au même sel, et au même feu.»

Les communautaires s’établirent donc dans un même lieu, dans d’immenses maisons où une seule cheminéetraînait sur le toit et mirent en commun tous leurs avoirs.

extrait de l’article “les communautés taisibles” publié sur le site de l’association Action des Précaireset Chômeurs de Dordogne (APCD24)

rémunérations codifiées et réglées en nature et de salaires enargent, [qui] sert de cadre à l’ajustement, difficile et toujoursprovisoire, entre besoins et ressources » (p. 1395).

Ces réflexions, on le voit, empêchent d’imaginer une « sortiede l’économie » sur le mode de l’autarcie. Une oppositiontrop nette à l’échange marchand ne nous amènera pas loin.

Clément

(8) E. Le Roy Ladurie, Les paysans du Languedoc,Champs, Flammarion, 1969, p. 8-9.

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TRAVAILLER À-CÔTÉ : DES « BRICOLES » QUI N'EN SONT PAS ?

Précisions sur l'autoproductionet les dons au sein de groupes ouvriers

Florence Weber, Le tra-vail à-côté. Etuded’ethnographie ouvrière,2001 [1ère éd. 1989], Edi-tions de l’EHESS.

Dans le numéro précédent,nous avions évoquél’existence, il y a encore unevingtaine d’année, d’activitésd’autoproduction chez lesouvriers à Nouzonville dansles Ardennes. Ces activitésn’étaient pas marginalespuisqu’une autre sociologue,

Florence Weber, a démarré sa carrière par une thèse sur lemême thème. Il s’agit du « travail à-côté », dans une ville deBourgogne cette fois, Montbard. La lecture du livre tirée decette thèse (1) va nous permettre d’approfondir notreréflexion sur ces pratiques. Quel sens avaient-elles pour cesouvriers ? Pourquoi n’en avons nous jamais entendu parléavant (les décroissants d’aujourd’hui y trouveraient sourced’inspiration, au lieu de penser que le « monde ouvrier » seréduit à la vision industrialiste de la CGT) ? Qu’est-ce qui lesrend possible, aujourd’hui encore ? Quelles sont leurs limitesen terme de sortie de l’économie ?

Précisons tout de suite que Florence Weber n’idéaliseaucunement ces pratiques d’autoproduction (ce qui expliquepeut-être qu’elle s’attarde peu sur les aspects matériels et tech-niques de ces pratiques dans son livre). Dans un livre d’entretienparu il y a deux ans, elle dit avoir assisté à l’époque de cetravail sur Montbard à une « humeur anti-marché et anti-Etat » qui a conduit à valoriser « ces formes de débrouilles »que sont les pratiques du travail-à-côté (2). Ce qui est comique,c’est que récemment, toujours selon Florence Weber, les « re-lations de proximité » ont pu apparaître comme « une solu-tion à l’anonymat des foules solitaires, aux monstres froidsdu marché et de l’Etat ». Ou bien l’on se dit que FlorenceWeber est entourée d’anarchistes ou de libéraux anti-Etat,ou bien elle a une peur bleue de voir son travail récupérécomme nous allons le faire ici : défendre et justifier, en effet,les opportunités qui se présentent de se dégager de la ma-chine-travail, sans toutefois viser un monde parfait, qu’il s’agissed’un Etat-Providence dont Weber voudrait rehuiler lesmécaniques (3), ou d’une communauté rurale ou ouvrièredont nous avons perdu jusqu’au souvenir. Nous sommes làvis-à-vis de Florence Weber ce que l’ouvrier qui cultive un

gros potager était vis-à-vis de son voisin agriculteur : le présenttexte a été produit à-côté d’un boulot dont on ne voudraitplus entendre parler, contre ce boulot éventuellement, maisaussi et surtout avec et « grâce » à lui. L’agriculteur cependant,à l’instar de Florence Weber, en tant qu’il est entièrementsoumis à la machine-travail et sans recul par rapport à elle,est-il dans une position plus enviable ?

*

L’expression « travailler à-côté » désigne dans le langage desouvriers de Montbard le fait de s’activer en dehors de l’usine,de produire quelque chose (un bien ou un service) qui a uneutilité directe pour la personne, ou bien est destiné à êtredonné. Cela concerne les hommes, et non les femmes. Quantau terme « bricole », il désigne à la fois ces activités (« avoirune bricole ») et le résultat de ces activités. Florence Weberne reprend pas telle quelle cette signification, et réserve leterme bricole pour désigner le travail à-côté qui n’est pasmarchand, qui reste non monétarisé, non professionnalisé.Les ouvriers n’ont donc pas de terme spécifique pourdésigner un « en-dehors » de l’économie ; le travail à-côtés’oppose d’abord au travail à l’usine, et secondairement àl’espace domestique occupé par les femmes. Weber dégagenéanmoins une « sphère de la bricole » (voir extrait n°1) qui

(1) Florence Weber, Le travail à-côté. Etude d’ethnographieouvrière, 2001 [1ère éd. 1989], Editions de l’EHESS.(2) Florence Weber, Julien Ténédos, L’économie domestique.Entretien avec Florence Weber, 2006, Aux lieux d’être, p. 93.(3) Et cela par le truchement d’une économie redéployéedans l’espace domestique. « J’ai été frappée de voir émerger, certesavec difficultés, une politique sociale envers les personnes âgéesdépendantes, avec l’allocation pour l’autonomie, qui autorise leprincipe d’une rémunération de l’aide familiale sous conditions derevenus de la personne âgée, et rien de tel du côté des enfants en basâge. Pourquoi pas une allocation pour la prime enfance, sousconditions de ressources, versée indifféremment à une aideprofessionnelle (crèche, personnel à domicile) ou à une aide familiale(mère, père, grand-mère)? », ibid., p. 108. Ainsi qu’en enremettant une couche dans la logique de démesure d’un telEtat, du gigantisme et des complications de la gestion« sociale », fût-elle juste et de bonne foi, dont personneaujourd’hui ne peut plus se sentir responsable. « Peut-onencore penser les politiques sociales à l’échelle nationale ? [Réponse deWeber] Je crois que nous devons penser à une autre échelle [...]Comment penser aujourd’hui de nouvelles politiques sociales, plusredistributives, tout en changeant d’échelle ? ».

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semble assez bien séparée du reste du travail à-côté, celui-cipouvant être un deuxième travail salarié en plus de l’usine,ou une activité indépendante, ou même encore du travail aunoir. La bricole ne se limite pas à l’autoconsommation dansles familles, car elle entre comme don dans un réseau derelations personnelles, selon la « règle des cadeaux » (voirextrait n°2).Dans cette sphère de la bricole, l’argent est tacitement proscrit(voir extrait n°3). Cela pour plusieurs raisons. D’abord lesfaibles salaires des ouvriers sont absorbés par laconsommation de ce qu’ils ne peuvent produire eux-mêmes.L’autoproduction est donc systématiquement préférée à laconsommation quand elle est possible, afin de ne pas puiserdans des ressources monétaires limitées. Et cela, non seulementpour cette raison économique, mais aussi par goût intrinsèquedes activités en question (voir extrait n°4), et par le fait quel’autoproduction permet à son auteur d’entrer dans desspirales d’ « échanges » (4) qui l’incluent dans un collectif depersonnes. On autoproduit donc non pas seulement poursoi mais, dès le départ, avec l’intention de faire un don, et desusciter un contre-don, et ainsi de suite. Comme l’expliquaitsuccinctement l’article de Pinçon commenté dans notrenuméro précédent, l’autoproduction est d’abord liée à unesociabilité de proximité, et n’est donc pas réductible à del’autoconsommation dans la famille. Citons Florence We-ber : « A tous les niveaux de réalisation de la bricole interviennent deséchanges qui peuvent fonctionner comme trocs ou, le plus souvent, commeun système de dons et de contre-dons : le principe de réciprocité différée –où l’obligation de donner en retour est masquée par une affirmation degratuité – pousse à rivaliser de générosité » (p. 74).

Prenons quelques exemples de chaînes de dons. Pour lesdécrire, nous sommes obligés d’isoler une séquence à l’intérieurd’une chaîne plus longue, parmi « une masse de services rendus,quotidiens et multiples, qui tissent de bonnes relations mais finissent parformer une spirale vertigineuse et peuvent parfois peser » (p. 76). Ainsi,une première séquence peut être : ... / H, agriculteur, prête sontracteur et sa remorque à J, ouvrier / J les utilise pour aller chercher destubes à l’usine / J donne à H une partie des tubes récupérés / ... Unedeuxième séquence : .../ A,B,C aident D à organiser une fête / Eprête du matériel à A, B, C et D / D donne un mouton cuit à A, B,C / ...Weber utilise l’expression de « spirale d’échanges » pourdésigner ces séquences continues de dons. Mais le termed’échange est ici abusif (si l’on suit l’analyse d’Alain Testartdans Critique du don (5)) puisque la contre-partie du don n’estpas exigible comme obligation juridique mais plutôt comme« fait moral », contrairement à ce qui se passe dans un échange.J’irai même plus loin en disant que c’est la notion même decontre-transfert qui est abusive, et rend finalement peu clairela distinction entre échange et don faite par Testart. Nousavons là des séquences de dons, et non des séquencesd’échanges. C’est donc moins le caractère différé du contre-transfert qui importe, que ce que vivent les personnesimpliquées dans l’autoproduction : il y a une vie moraleordinaire dont fait partie la pratique de dons. Or, la notionde devoir (ou d’obligation) n’épuise pas la notion de morale,

sans quoi il faudrait considérer que nous accomplissons undevoir uniquement parce qu’il nous est commandé del’extérieur, sans rien considérer de son contenu et de lamanière dont il nous affecte (6). C’est pourquoi le code descadeaux dégagé par Florence Weber (voir extrait n°2) est siinsatisfaisant dans la forme même de son énoncé normatif,

Extrait 1 : Définition de la « bricole » (p.73-74)

Trois conditions délimitent la sphère de la bricole : 1) C’est une activité productive (on pourrait dire aussi: productrice de valeur d’usage) dont le résultat est réel,concret, directement consommable; une activitéd’apprentissage n’est pas une bricole, une coupe decheveux peut l’être (ce n’est donc pas la différence en-tre biens et service). A ce premier niveau, la bricoles’oppose au loisir passif comme à l’activité purementintellectuelle. 2) C’est une activité privée, non officielle, non déclarée,qui échappe au regard des agents de l’Etat : toujours àla limite de l’illégalité, elle est plus souvent à côté de laloi que contre la loi. 3) C’est une activité non marchande, étrangère à lafois à la logique du bénéfice (qui se profile à l’horizonde l’idéal de la profession indépendante) et à la logiquedu salaire (à l’oeuvre dans le travail d’usine comme dansle second emploi salarié). Elle ne peut donc donnerlieu à vente et achat. Pourtant, parce qu’on vit dans unesociété marchande, on calcule ce que le produit de labricole aurait coûté s’il avait fallu l’acheter, quand il aun équivalent marchand auquel on peut le comparer.

(4) Les bricoles ne sont pas à proprement parleréchangées, mais données. On revient dans la suite du textesur le problème que pose cette confusion entre « échange » etcirculation.(5) Pour Alain Testart, il faut distinguer trois types detransfert entre deux personnes ou entités. 1) l’échange,comme succession d’un transfert et d’un contre-transfertobligatoire 2) le don, où le contre-transfert est facultatif etn’a pas à être exigé 3) les « transferts de troisième type » où letransfert est obligatoire (l’impôt par exemple). Voir larecension de son livre dans Sortir de l’économie, mai 2008, n°2.(6) Emile Durkheim, Sociologie et philosophie, PUF, 2002 [1èreédition 1924], p. 50. Voir aussi l’article de Sandra Laugier,« Pourquoi des théories morales ? L’ordinaire contre lanorme », Cités, 2001/1, n°5, p. 101 et suivantes. Concevoir lamorale sur le modèle de la législation conduit à négliger lesaspects les plus importants et difficile de la vie morale, celle-cirésistant à l’analyse sous forme de règles. Une personneengagée à faire ce qu’elle croit devoir faire pourrait avoirquelque chose de fort peu généreux, et ce caractère « peuaimable » au lieu d’être rangé parmi les conceptspsychologiques un peu vagues, devrait faire partie de laréflexion morale.

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là où l’anecdote du prêt du parapluie (que l’on trouvera citéedans le même extrait) est bien plus « parlante », puisque cettedescription montre ce que perçoivent les personnes en situ-ation.Tandis que dans l’échange le contre-transfert est obligatoireet constitutif de l’échange même, le contre-don reste un don,donc facultatif. Ce qui ne veut pas dire que le fait de ne pasdonner est sans conséquence : ne pas donner peut être unefaçon de rompre progressivement certains liens, ou tout dumoins d’éprouver leur consistance ou de les maintenir à dis-tance. Il est donc un peu abusif de présenter les spirales dedons comme des contraintes pesantes comme le fait Weber,comme si les contraintes provenaient du don lui-même (etparticulièrement, dans ce qui est présenté comme l’obligationde rendre le don que l’on reçoit), et non des personnes, deleur conception de leur vie commune, de leur culturematérielle, de leurs institutions, etc. ! Je m’explique : QuandWeber affirme que ceux qui possèdent des terres ou desoutils ont un avantage structurel dans les cercles de dons, cetavantage est bien réel. Pour autant il n’est pas dû au mode decirculation des services par dons, mais par exemple à l’absencede mise en commun de ces terres et de ses outils, créant ainsides situations de rareté qui appellent une contrepartie auxdons, et donc finalement à des échanges. Alain Testart fait lamême erreur en présentant le don comme le privilège deceux qui ont quelque chose à donner, alors que ce genre dedon n’est qu’une conséquence d’une situation politique donnée,en l’occurrence de l’appropriation par certains de ressourcesrares où la propriété privée induit structurellement une rente(qu’il s’agisse de contre-don en nature ou bien de contre-transfert monétaire).

La différence entre la contre-partie monétaire (dans l’échangeéconomique) et le contre-don (pour clore une dette) résideplutôt dans le fait que le contre-don n’est pas soumis à uneévaluation précise et quantitative comme l’est en économiela valeur, son contenu étant à l’initiative de la personne quidonne, et non le fait d’une « abstraction réelle » qui portel’effort privé à s’équivaloir à une quantité abstraite d’effort.Au contraire, la définition de la contre-partie monétaires’épuise complètement dans la quantité d’argent en question,et celle-ci est entièrement indépendante de l’expérience de lapersonne qui paie la somme. Même quand le don est suscitépar une situation de rente, son contenu reste libre. Le fait dedonner peut ne pas être libre, mais le contenu du don (c’est-à-dire l’activité du donneur conduisant au transfert d’un ser-vice ou d’une chose à la personne destinataire du don) estlibre, ou en tout cas à l’initiative du contre-donneur.Ce n’est pas l’obligation de les accomplir qui caractérise lesdons, mais plutôt des relations particulières entre personnesqui savent ce qu’elles peuvent se demander les unes les autressans s’imposer là des contraintes. « On ne peut refuser, sous peinede mauvaise réputation, de rendre un service ou d’offrir un cadeau à quivous l’a demandé. En conséquence, on évite de demander un service ou uncadeau : on sait que la personne ainsi sollicitée se sentirait contrainte »(p. 79).Idéalement et bien que les ouvriers ne cherchent pas à justi-

Extrait 2 : « Le code des cadeaux » (p.79)

Le bon fonctionnement du système repose sur un codemoral et ceux qui ne s’y soumettent pas en sont viteexclus. Ce code moral se fonde sur trois principesimplicites que j’ai tenté de clarifier ici tout endéveloppant leurs corrollaires et leurs conséquences.- Premier principe. On ne peut pas refuser, sous peine demauvaise réputation, de rendre un service ou d’offrirun cadeau à qui vous l’a demandé.- Deuxième principe. En conséquence, on évite de de-mander un service ou cadeau : on sait que la personneainsi sollicitée se sentirait contrainte. Le prêt d’unparapluie (de moi à Mme Février), service banal, illustrecertains principes d’échanges : je dois rendre service(ouvrir un cycle) ; elle ne doit avoir l’air de demander ;elle manifeste son intérêt pour la relation et son désintérêtpour le service rendu :9 février 1983Il neige très fort ce matin. Mme Févrierpasse me voir avec sa fille Gilberte. Ellesrefusent d’entrer parce qu’elles « font del’eau ». Elles restent dans le couloir. Enpartant, elles s’amusent : « On a fondu ! ».Elles s’excusent : « On va vous salir. ». Jeme sens gênée de ne pas les avoir fait entrer.(raison : il est 18h30 et je commençais àmanger, « comme les poules » - mauvaisrythmes). Je leur prête un parapluie pourrentrer : « On ne veut pas vous priver. » -« Mais non, j’en ai deux » - « Oh, ça me feraune occasion de passer demain » dit MmeFévrier.Logique de ce petit service : Elles ont besoindu parapluie que j’ai (mais elles ne lemontreront jamais ni le demanderont); ellesrefusent de le prendre en supposant que jepourrais en avoir besoin; je démontre lecontraire (dévalorisation obligée de l’acte);j’insiste. Mais la raison donnée (pensée)par Mme Février pour l’accepter sera : « Came fera une occasion de passer » -valorisationdes actes de sociabilité (prendre quelquechose, le rendre, cela entraîne des visites)et minimisation de l’intérêt matériel (onsera moins mouillées). On dévalorise l’utilitédu parapluie : « c’est si près », « pour si

peu de chemin ».

- Corollaire 1 : Si la personne sollicitée refuse, elle envoudra au « demandeur » de l’avoir mise en situationde refuser et d’avoir ainsi contribué à sa mauvaiseréputation.- Corollaire 2 : On apprécie d’autant plus les servicesspontanément offerts ; le contre-don peut être alorssans commune mesure avec le service rendu.

fier ces pratiques, on envisage les activités non économiquesque sont les « bricoles » comme le plaisir de faire quelquechose qu’on aime faire, et comme une ressource permettantd’entrer dans un cercle d’échange et d’y être estimé. Se faire

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plaisir et faire plaisir. Pour les ouvriers, « avoir quelque choseà côté » est très valorisé, et ceux qui ne font rien en dehors del’usine sont mal vus. Ne pas « avoir quelque chose à côté »est interprété comme une soumission complète à l’usine, alorsque, notamment en été, tous ceux qui travaillent à côtérefusent en bloc les heures supplémentaires parce qu’il y atrop à faire en dehors de l’usine pendant cette période del’année. Cette fierté contraste avec le caractère presque secretdu travail à-côté et des bricoles. Le terme même de « bricole »est forcément un euphémisme voulu comme tel par lesouvriers, ce qui a de quoi interroger. Ce terme suggère aussiune façon de présenterces activités commequelque chosed’anodin, qui se passede justifications et dediscours (au contrairedes discoursgestionnaires d’autresouvriers, qui ontl’espoir de monter uneaffaire à partir du tra-vail à côté, pourpouvoir quitter tout àfait l’usine).

Florence Weberinterprète ceteuphémisme commeune prudence vis-à-visde ce qui pourrait êtreconsidéré comme dutravail au noir. Celasignifierait que labricole dans soncaractère non-marchand n’est pas toujours isolable deséchanges économiques où l’argent est présent. Certes, le tra-vail au noir lui-même suppose une confiance réciproque, lamême pour ainsi dire que l’on retrouve dans les spirales dedons ou d’échanges de bricoles. Mais si tel était le cas, celaviendrait contredire la « convention tacite » qui conduit à évitertoute circulation monétaire dans le système de production etd’échanges des bricoles (p. 82). Une des raisons en est que la« fiction de gratuité » doit être maintenue pour que laréciprocité (contre-don suivant un don) puisse être différéedans le temps. Il faut donc en conclure que les raisons del’euphémisation par les ouvriers de leurs activitésd’autoproduction sont à chercher ailleurs que dans la craintede la délation du travail au noir (7).On est donc tenté de conclure que, si les bricoles sont peuvisibles de l’extérieur, c’est qu’elles sont peu légitimes, n’ontjamais été politisées comme des alternatives à la machine-travail, et spécialement par les responsables syndicaux et porte-paroles de la dite classe ouvrière. L’économie reste en effetle mode dominant de publicisation des activités. C’estpourquoi les ouvriers doivent se faire discrets, même si dansleur ville, à l’usine, vis-à-vis de leurs patrons, leurs activités

Extrait 3 : Le refus de l’argent (p.82)

Une convention tacite conduit à éviter toute circulationmonétaire dans le système de production et d’échangesdes bricoles. Une des raisons de cette convention résidedans la fiction de gratuité nécessaire à la réciprocitédifférée. On peut en trouver une autre dans le fait queles protagonistes sont en situation d’argent rare [et qu’ilsn’ont pas l’idée de créer entre eux un SEL ou unemonnaie locale!]. Les salaires, faibles, sont économisés

pour payer ce qui ne peut entrer dans le systèmede dons : les loyers, les impôts, lescommerçants, l’électricité, le téléphone, etc. Celaexplique aussi qu’entre un produit marchandet un produit de bricole, on préférera toujoursle second. Il vaut mieux mettre le voisin en po-sition de vous offrir les légumes de son jardin(ce qu’il fait d’ailleurs volontiers, les cultivanten partie pour cette destination), quitte à luirendre – avant et après- un service « auto-produit », que de les acheter au marché.Cependant, il est d’usage de toujours demanderce qu’on doit, à la réception d’un cadeau, pourpermettre au donneur de refuser tout argent.Ne pas le mentionner serait impoli. On pourraitalors être soupçonné de n’attacher aucune valeurà ce que l’on a reçu. Mais on empêcherait aussile donneur de manifester -par son refus indigné-sa générosité et d’affirmer sa relation privilégiéeavec vous.(...)Il arrive pourtant que l’on remette une petitesomme d’argent à la personne qui a fait pourvous une bricole, ce qui s’appelle « donner la

pièce ». Cela n’a pas le statut d’un salaire ni d’un prix.On ne calcule pas cette somme d’après des normesabstraites (à l’heure de travail ou en correspondanceavec un prix du marché) mais selon la position de celuiqui vous a rendu service et selon les relations qu’il aavec vous. Ainsi, on donnera une somme plus impor-tant que les normes marchandes (un chômeur de longuedurée, par exemple), prenant le service rendu commeprétexte pour faire accepter un don en argent qui seraitautrement refusé avec indignation. (...) Il m’a sembléqu’on donnait plus facilement la pièce à l’intérieur de laparenté ; la connaissance des situation de chacun y estplus fine et on est moins retenu par la crainte dechoquer. Mais les tractations pour faire accepter del’argent sont toujours compliquées : il y a le même pointd’honneur pour l’un à le refuser que pour l’autre à lefaire prendre malgré tout. On finit par le « cacher » oule laisser à l’insu de l’autre – qui se met en colère s’il s’enaperçoit. De toute façon, cette somme d’argent, quelque soit son montant, ne libère pas de la dette.

Florence Weber, photographiée ici en héroïneattentive à ce que les relations de proximité nepuissent pas paraître « une solution àl’anonymat des foules solitaires, aux monstresfroid du marché et de l’Etat ».

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Extrait n°4 : « Faire plaisir, se faire plaisir » (p. 90)

Etre totalement maître de son travail, voilà le premiersens du plaisir pris à bricoler : un pur plaisir du faire.On peut y prendre encore un autre plaisir, un plaisiresthétique : on l’a vu, M. Boyer apprécie que les fleursqu’il cultive embellissent sa maison ; ou même avancerque tout travail bien fait procure un plaisir esthétique.En effet, et il faudra y revenir, un bel objet est d’abord,

du point de vue indigène, un objet quiincorpore beaucoup de travail, et dubeau travail. Enfin, dans les bricolesalimentaires, on trouve une troisièmesorte de plaisir, et non des moindres :le plaisir alimentaire. Voici, parexemple, le raisonnement de M. Boyer: les surplus de son activité agricoleservent tout juste à rembourser lesdépenses effectuées pour la produc-tion (c’est donc une activitééconomiquement nulle), mais « aumoins on sait ce qu’on mange ». Malgrésa pudeur, cette formule me paraîtessentielle. On peut la rapprocher dudégoût manifesté par un ouvrier invitédans un restaurant (relativement bonau goût de l’intellectuelle que je suis), àl’idée des conditions de production du

repas : il était obnubilé par ce qui pouvait se passerdans les cuisines. On retrouve ici un trait qui se manifestedans toutes les expériences ouvrières : l’intérêt pour letravail de production et l’incapacité à consommer quoique ce soit (repas, produit artistique, objet quelconque)sans s’interroger sur les conditions de production. C’estpeut-être cela qui différencie le plus, dans leurs goûtsquotidiens, les ouvriers des bourgeois qui opèrent aucontraire sans cesse une dénégation, un oubli (sans douteinvolontaire et inconscient) du travail qui a produit cequ’ils consomment.

d’autoproduction demeurent un secret de polichinelle. Enreprenant à son compte le terme de bricole utilisé par lesouvriers (au lieu d’ « activité autonome », par exemple), We-ber n’est donc pas neutre et contribue à désamorcer la portéepolitique du travail à-côté, à savoir une auto-subsistancecollectivement et localement entretenue hors de l’économie(8).De plus, parmi les ouvriers qui ne travaillent pas à côté, ontrouve tout spécialement les militants syndicaux. Car un destraits remarquables des ouvriers qui bricolent, c’est la coupure

radicale qu’ils font entre l’usine et le reste. Leur itinéraireprofessionnel est souvent bloqué aux échelons les plus baspossibles de l’usine. C’est là sans doute une différence avecNouzonville où l’on a trouvé une sorte d’élite ouvrière etune culture du « travail bien fait » au sein du travail d’usine.Ce retrait de la vie de l’usine et l’entrain de leurs collèguesdans le travail à-côté déplait aux militants syndicaux.

Il manque donc à ces activités vernaculaires de ne passimplement être des « bricoles » tolérées par l’économie (etl’Etat qui en dépend), pourvu qu’elles ne s’affichent pas tropsur la place publique, et restent confinées dans certaines limites.La question se pose donc de savoir s’il est réellement perti-nent de maintenir les activités autonomes dans l’invisibilité,hors de toute justification publique, les condamnant ainsi àse pas se soutenir mutuellement et à maintenir des abus depouvoirs permis par les situations de rentes. L’importanceexorbitante de l’économie fait qu’elle seule a le pouvoir dejuger de la valeur des activités et de reléguer dans la honte,l’infériorité voire l’illégalité toutes celles qui ne suscitent aucunflux d’argent. La construction de l’Etat est bien entendu partieprenante de ce monopole, qui a nécessité la mise en placeprogressive d’une fiscalité de plus en plus exhaustive, partici-pant ainsi à la construction de la catégorie du « travail ». Pourautant, n’est-il pas possible de renverser la vapeur, en rel-evant le prestige des activités domestiques et de subsistance,et en ringardisant les activités économiques qui mutilenttoujours plus leur monde ? Deun

(7) Dans un petit livre récent, Florence Weber précise queles bricoles deviennent du travail au noir, dans l’optique degénérer un revenu complet, au moment où l’ouvrier tombeau chômage et voit ses revenus diminuer fortement. FlorenceWeber, Le travail au noir : une fraude parfois vitale ?, 2008.(8) Au terme de son étude, Weber finit même par enlevertoute la dimension de subsistance au travail à-côté :« L’observation des pratiques du travail à-côté les avait isoléesde leurs objectifs : construire une réputation, construire depetites différences, tenir son rang dans un grouped’appartenance » (p. 192). Le problème est que Weber cherchaità montrer que le travail à-côté ne relevait pas de la nécessitéseulement (p. 199), mais aussi d’un « goût populaire » et devaleur propre au monde ouvrier, souci louable mais qui aconduit à considérer comme secondaire la dimensionmatérielle, autonomisante, de ses pratiques.

L’équipe managériale de l’usine de Montbard, ici déguisée en ouvriers.

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Quelques exemples d’alternatives pour réfléchir aux possibilités actuelles de sortir de l’économie