Nuits sans sommeil

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NUITS SANS SOMMEIL

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NUITS SANS SOMMEIL

ELIZ ABETH HARDWICK

NUITS SANS SOMMEIL

Traduit de l ’angla is (États- Unis) par Nicole Tisserand

Titre original  : Sleepless Nights©  Elizabeth Hardwick & Random House, Inc.

Préface de Joan Didion texte initialement publié le 29  avril 1979dans The New York Times

© 1998, The New York Times Company

Et pour la traduction française  :©  Libella, Paris, 2014.

ISBN  : 978-2- 283-02756-1

Pour Harriet, ma fille,et Mary McCarthy, mon amie

Méditation sur une viejoan didion

« Je n’ai jamais cessé, tout au long de ma vie, de recher-cher l’aide d’un homme », lit- on dans les premières p ages du dernier roman, si subtil, d’Elizabeth Hardwick. « Je l’ai trouvée souvent, plus souvent qu’elle ne m’a fait défaut. Cela remonte loin. » Nuits sans sommeil est un roman, certes, mais un roman sur le souvenir où le je qui se souvient est, intégra-lement et délibérément, celui de l’auteure  : on reconnaît les adresses où a vécu Elizabeth Hardwick et les événements de sa vie pour les avoir vus figurer dans ses précédents ouvrages et dans les poèmes de son mari, Robert Lowell. On regarde sous un autre angle les après- midi pluvieuses, les escarpins de satin qui perdent leur teinture, les ivresses d’écolières adolescentes dans le Kentucky, les manteaux trop légers et les moments de cafard des années estudiantines à Columbia, les divers loge-ments dans le Maine et en Europe, sur Marlborough Street à Boston, sur la 67ème rue à New York. C’est l’itinéraire dans son intégralité qui nous est présenté, billets poinçonnés et correspondances inclus. Le résultat est moins l’histoire d’une vie qu’une méditation fragmentée sur celle- ci, un livre aussi évocateur et inclassable que Tristes tropiques de Claude Levi- Strauss, auquel on ne peut bizarrement s’empêcher de penser.

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L’auteure elle- même dit de son étrange récit  : « Aucun effet théâtral là- dedans, certes, rien de comparable à une phrase comme  : “Je m’entendis sur le quai avec le vieux capitaine à barbe blanche pour retenir mon passage sur la frégate.” Mais après tout, “je” est une femme. »

Voilà qui donne à entendre ce ton si particulier, mélange de modestie orientale et de mépris raffiné, d’ironie et de premier degré, qui traduit exactement la sensibilité à l’œuvre dans Nuits sans sommeil. « Mais après tout, je est une femme. » Tristes tropiques, oui. En guise de note d’intention, Levi- Strauss cite Chateaubriand : « Chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse. » D’une certaine façon, la « différence » mystérieuse et somnambulique qu’il y a à être une femme constitue, depuis trente- cinq ans, le grand sujet d’Elizabeth Hardwick, la question à laquelle elle ne cesse de revenir et qui travaille aussi bien ses premiers romans, The Ghostly Lover en 1945 et The Simple Truth en 1955, que les nombreux essais rassemblés en 1962 sous le titre A View of My Own et en 1974 sous celui de Seduction and Betrayal  : Women and Literature.

Elle a inlassablement décrit les complexités de la vie de famille, la profonde douleur qu’il y a à être une fille plutôt qu’un fils –  observatrice du foyer, lectrice permanente du corpus domestique  – et l’anarchie du sexe. Elle a illuminé des vies d’habitude présentées, à tort, comme des tragédies censément exemplaires du destin de toutes les femmes. Dans Seduction and Betrayal, par exemple, elle lie moins l’enferme-ment monacal et la féminité exacerbée de Virginia Woolf au fait qu’elle est une femme qu’à l’esthétisme et à l’androgynie du cercle de Bloomsbury ; elle explique le penchant destruc-

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teur de Sylvia Plath, non par son époque et son sexe, mais par son « manque de racines nationales et locales », ses « ancêtres étrangers des deux côtés », son déracinement si particulier et si évident une fois souligné par Elizabeth Hardwick.

Tout cela est très original et très intéressant, tout comme l’est la méfiance que lui inspire l’individualisme romantique : elle porte un regard passionné sur les ravages singuliers qu’un individualisme corrompu peut causer dans la vie des femmes. Les femmes à la dérive, dans l’œuvre d’Elizabeth Hardwick, se laissent aller à une préférence fatale pour les hommes peu recommandables. Elles prennent des cours de danse et se retrouvent sur des listes de personnes disparues.

Nul, peut- être, n’a décrit plus finement, ni de manière plus émouvante, comment les femmes compensent leur relative infériorité physiologique, et ce qu’implique, en poé-sie comme en pratique, le fait de traverser l’existence avec moins d’hémoglobine, moins de capacité respiratoire, moins de force musculaire, moins de stabilité dans le système vas-culaire et le système nerveux autonome. « Toute femme qui s’est vu tordre le poignet par un homme reconnaît là un fait de nature qui en impose autant qu’un cyclone à une petite branche », écrit- elle dans un essai sur Simone de Beauvoir, une affirmation de la « différence » des femmes si explicite et si obscurément honteuse à la fois qu’elle colle comme une bardane à la pensée qu’autre chose est possible. « C’est à un homme que je dois ma première paire de lunettes, dont je n’avais pas besoin », dit la narratrice de Nuits sans sommeil pour introduire l’homme du Sud (« un intellectuel façon Université de Virginie ») avec qui elle eut sa première aventure. Nous nous mentons en pensant que nous n’accep-tons pas toutes ce genre de paires de lunettes.

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Il n’y a pas que le ton de Nuits sans sommeil qui rap-pelle Tristes tropiques. La méthodologie du « je » de Nuits sans sommeil est bien celle de l’anthropologue, du voyageur qui guette le détail révélateur  : nous est offerte l’observation précise d’inconnus rencontrés en chemin, l’étude minutieuse de leurs rituels. Il s’agit de vignettes, d’évocations, d’his-toires apparemment décousues. Certaines concernent des hommes : un intellectuel new- yorkais qui se sentait trahi par les femmes, un médecin hollandais qui en était venu à penser que « les histoires d’amour –  tant d’énergie et d’espoir – ne surviennent pas sans cesse, éternellement. De sorte qu’on ne joue plus au tennis, on ne vagabonde plus d’un endroit à un autre en été, on ne comprend plus à quoi pourrait servir d’aller contempler la Cordillère des Andes ou les obélisques de Louxor. »

D’autres, plus nombreuses, concernent des femmes. On voit Louisa, l’invitée malvenue, l’amie d’ami, la jeune femme qui passe ses journées « dans un ennui bleu, limpide » et ses nuits à peaufiner le récit qu’elle fera au matin de son insomnie, « théâtrale diva de l’ennui » qui finit par s’aven-turer dehors en pantalon et manteau de cuir noirs, sous un foulard noué de sorte à exhiber le nom d’un couturier fran-çais, pour tricher à un test de dactylo, trouver du travail, et s’inventer une vie où elle « louera un appartement, aura un amant, prendra de la drogue de temps en temps, écou-tera des disques, achètera des vêtements et quelque chose se produira. »

On voit Mary, cette fille d’industriel qui a choisi de vivre dans le dénuement, qui parle « d’une voix traînante de “construire le socialisme” » et conserve au sein de son appartement dépouillé la photographie de mariage de ses

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parents dans un cadre en argent orné d’améthystes. On voit Juanita, une jeune voisine de l’époque du Kentucky, se pros-tituer, « sans nécessité économique évidente » puisqu’elle vit chez ses parents qui la chérissent sans relâche, et verser les « larmes des lendemains de cuite, de la détresse, du désarroi, le terrible désarroi devant ce monde déformé, assombri, qui l’entourait. Et pour finir, larmes de la maladie vénérienne. »

On voit des professeures de musique réduites à la pauvreté dans leur vieillesse, des femmes de ménage aux maladies têtues, seins amputés, maladies de peau, insuffisances rénales, des maris avec des caillots de sang et des condamnations pénales. On voit des femmes qui survivent et d’autres qui ne survivent pas. On voit Billie Holiday en 1943. On voit des femmes à la « force folle, endurance effroyable, hostilité, cauchemars », des femmes qui errent « dans leur épouvan-table liberté, telles de vieux bœufs abandonnés dont personne ne s’occupe. » Des femmes qui ne rendent pas de comptes aux hommes, des hommes qui en rendent aux femmes, des enfants qui refusent les appels téléphoniques de leurs parents, des désarrois et des dérangements de tous ordres. « Si l’on savait seulement de quoi se souvenir ou faire semblant de se souvenir, s’agace la conservatrice de ces souvenirs au tout début de Nuits sans sommeil. Prendre une décision et les moments perdus que l’on veut retrouver se présenteront d’eux- mêmes, accessibles comme des boîtes de conserve sur une étagère. Peut- être. »

On pense à Pandore. Ouvre telle boîte et Louisa, Mary et Juanita s’en échappent. Ouvre telle autre et c’est Judith, la jolie femme rencontrée en passant, avec son doctorat, son bronzage de terrasse, son ex- mari en Floride (sans doute) et son fils (ça, elle en est presque sûre) qui vient de sortir de

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clinique et « ne fait rien de précis, [..] partage la vie d’un couple, deux psychiatres, et il paraît que cela tient lieu de thérapie. Ils [la] haïssent, naturellement. »

Ainsi se poursuit la recherche de terrain. De ces histoires méticuleusement transcrites commence à transpirer une ter-rible vérité, qui pourtant n’étonnerait guère nos mères et nos grands- mères. Dans la culture à l’étude, la vie finit mal. La maladie est bien réelle. Si désirée que soit la liberté, le prix à payer pour vivre une vie indépendante est élevé, pour les hommes, pour les enfants, et plus encore pour les femmes. « Comment se fait- il que nous soyons incapables de tenir à distance la note d’ironie, le cliquetis de l’insouciance ? demande l’auteure de ce livre remarquable et obsédant vers la fin de ses réflexions. Les phrases dans lesquelles j’ai tenté de parvenir à une certaine légèreté de ton – nombre d’entre elles sont liées à des événements, des bouleversements, des des-tructions qui me firent pleurer comme une enfant. » CQFD.

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PREMIÈRE PARTIE

Juin est là. Voici à quoi je vais consacrer le temps qui vient. J’accomplirai ce travail de transformation et de défor-mation du souvenir, et ma vie restera semblable à celle que je mène aujourd’hui. Chaque matin la pendulette bleue, les carrés et les losanges roses, bleus et gris du dessus-de-lit crocheté. Gracieuse production d’une vieille femme brisée dans une maison de retraite sordide. Combat apathique de la grâce, du misérable et du chagrin : voilà ce que je vois. Davantage de beauté dans la table du téléphone, les livres et les revues, le Times à la porte, le trille rauque des camions qui grincent dans la rue.

Si l’on savait seulement de quoi se souvenir ou faire semblant de se souvenir. Prendre une décision, et les moments perdus que l’on veut retrouver se présenteront d’eux- mêmes, accessibles comme des boîtes de conserve sur une étagère. Peut- être. Sur l’une d’elles serait inscrit Rand Avenue, Kentucky et certains se rappelleraient que l’adresse, au moins, est véridique. Dans la boîte, porches assombris de l’hiver, grilles de radiateurs à gaz, fourmille-ment.

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La lumière du soleil m’aveugle. Lorsque je lève les yeux, je vois une déroutante brillance électrique derrière les fenêtres. Peut- être les ombres suffiront- elles, la clarté et l’obscurité. Imaginer que l’on est dans le poème d’Apollinaire  :

Te voici à Marseille au milieu des pastèquesTe voici à Coblence à l’hôtel du GéantTe voici à Rome assis sous un néflier du JaponTe voici à Amsterdam…

1954Dearest M.,Me voici à Boston, Marlborough Street, au numéro 239. Je

contemple une tempête de neige. Elle s’est déclarée comme un grand armistice, mettant un terme à tous les conflits mineurs. Dans cette neige extraordinaire, les gens vont et viennent dans de merveilleux costumes  : vieux manteaux à cols de fourrure, bonnets de laine, écharpes, bottes, chaus-sures de randonnée en cuir qui brillent comme du cuivre. Sous la lueur jaune des réverbères, on se prend à imaginer comment cela se passait il y a quarante ou cinquante ans. L’immobilité, l’immensité laiteuse  : nostalgie et romanesque dans l’air blanc, pur et tranquille…

À peu près installée dans cette belle maison. Rideaux à fleurs faits sur mesure, tapis pour l’escalier, bibliothèques, bûches dans la cheminée. À monter et descendre les trois étages, on acquiert un sentiment de propriété. Peut- être. On est peut- être chez soi, mais la maison, les meubles, tendent vers l’universel et tout sera bientôt interprété comme une indication scénique. Décor  : Boston. Les règles seront res-

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pectées. Coffres, plats, tables, habitudes domestiques sont mis au pas.

Noirs passés et verts très pâles des motifs néogrecs des magnifiques cheminées de marbre décorées qui « justifient à elles seules le prix de la maison », selon l’opinion fleurie du vendeur, pour une fois fondée. Mais c’est la maison entière qui m’occupe l’esprit. Au premier étage, deux petits salons. Grandiose, certes, encore que le 239 ne soit pas dépourvu de poches de dégradation, de recoins minables. Mais enfin, c’est un cadre.

Me voici avec mon hibiscus en fleur dans le bow- window. L’autre salon donne sur la ruelle qui sépare Marlborough Street de Beacon Street. Un parfait crétin y garde un chien attaché à une chaîne, jour et nuit. Ordures ménagères de célibataire, délabrement et confusion s’entassent autour de ce type. J’ai dans l’idée qu’il eut jadis une famille, mais qu’elle est partie. J’imagine que, si ses enfants venaient lui rendre visite, il dirait  : « Venez voir le chien enchaîné. C’est un cadeau. » Dans l’intérêt du chien, j’appelle la police. L’homme jette des coups d’œil perplexes vers ma fenêtre, se demandant ce qu’il a fait de mal. Darwin a écrit quelque part que la souffrance des animaux inférieurs, au fil de l’histoire, lui était une pensée insupportable.

Dearest love,Elizabeth

Il faisait chaud au début de juin. Je partis en voyage et, immédiatement, tout me parut nouveau, bien entendu. Lorsque l’on voyage, on découvre en premier lieu que l’on n’existe pas. Les phlox aux tons mauves étaient en fleur ; sur le versant de la colline, des pins phalliques. Des étrangers

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sous les arcades, dans les boutiques de vannerie. Une brume vaporeuse voilait le contour des coteaux. Ciel sale, épuisant. L’été semblait déjà sur le point de s’achever. Bientôt on ren-trerait les bateaux, les bacs seraient amarrés aux quais.

À la recherche d’un fossile, de quelque chose  : personnes et lieux incrustés dans l’épaisseur de leurs formes définitives. À la place, de nombreux, nombreux vairons frémissants, qui nagent en tous sens, prenant garde à échapper au filet.

Le Kentucky  : il en fait partie, sans nul doute. Jeune fille, ma mère habita tant de villes de la Caroline du Nord qu’elles se mêlent dans ma mémoire. Raleigh et Charlotte. Elle connut à peine ses parents ; ils moururent rapidement comme les gens d’alors, emportés par ce qui passait par là, pneumonie, diphtérie, ou tuberculose. Je n’ai jamais rencon-tré personne aussi indifférent qu’elle au passé. On eût dit qu’elle ignorait qui elle était. Elle fut élevée par ses frères et sœurs, dont elle nous donna les prénoms.

Son visage, le visage de ma mère, n’est pas net dans mon souvenir. Une joliesse douce, sans caractère, de petits yeux marron et presque pas de sourcils, noircis à la mine de plomb.

1962Dearest M.,Me voici de retour à New York, 67th Street, dans un

appartement haut perché, aux fenêtres longues et sales. En fin d’après- midi, sous le ciel lugubre de l’hiver, je me crois parfois dans l’Édimbourg de la fin du xixe. Je n’y suis jamais allée, mais j’aime les villes de taille raisonnable, les capitales de province. Pourtant c’est bien New York qui est là, sous

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mes pieds et au- dessus de ma tête. Le voyage, depuis Boston, n’a pas été facile. Assez semblable à une traversée de l’océan, ou du pays dans son entier : toutes tes affaires à traîner par- dessus les montagnes. Je peux dire que la table ancienne et le semainier n’étaient guère préparés à cet exil soudain, ce changement de gouvernement que, dans un sens, cela repré-senta pour moi. Enfin, le meuble en chêne patiné se dresse dans un coin, supportant bouteilles et seau à glace. Cinq des assiettes de l’académie navale sont brisées. Les pendules ont reçu le coup de grâce et ne connaîtront plus le battement de la vie. Les vieux bureaux sont figés, humiliés, fendus.

Loin des Carpates ou loin des bayous, objets et vieilles personnes déplacés, rigides, les veines fatiguées et les artères obstruées, des oignons qui déforment les pieds douloureux, le cheveu rare et les idées vagues  : voilà à quoi ressemble la ville sainte. Le portrait de tante Lotte restera emballé à jamais. Il trouvera le repos éternel dans le tombeau de sa caisse de transport, à la cave, avec pour requiem le bour-donnement du métro de 7th Avenue.

Bien sûr, ces affaires ne sont pas les miennes. Je crois qu’on dit d’habitude les nôtres, ces mots qui, comme du thé en sachet, infusent dans le conditionnel.

Love, love,Elizabeth

« Les commencements sont toujours enchanteurs ; c’est sur le seuil qu’il convient de faire une pause », disait Goethe. New York de nouveau, qui demeurera à jamais, reposant sur sa façon généreuse d’accueillir les femmes. Robes longues, arrogance, chances accrues de tromper les trompeurs, les confidents, les conspirateurs, de brouiller les cartes.

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J’étais alors un nous. Il est taquin, souriant, il boit un gin après une longue journée de travail et lance des phrases de ce genre  :

La tyrannie des faibles est d’un ennui pesant, et pourtant mieux vaut être exploité par un faible que par quelqu’un de fort… se soumettre devant la force est une forme de pléo-nasme, finalement aussi fatigante qu’ennuyeuse. Rien de sub-til ni d’intéressant là- dedans… en premier lieu parce que l’exercice est trop fréquent. Une séance d’entraînement le matin, une autre le soir… mari et femme : aucune innovation stratégique à l’intérieur de cette solide tradition classique. Les disputes sont semblables au crissement d’une lame rouillée, aux pénibles hoquets d’un vieux moteur. Le chien grogne. Lui aussi connaît sa réplique.

Est- il possible que je sois le sujet ?C’est vrai, il se passe toujours quelque chose avec les

faibles  : improvisation, surprise, incertitude, injustice, mani-pulation, hypocondrie, bouteilles vidées en cachette, jalousie, mensonges, larmes, fuites dans le jardin, départs en voiture au milieu de la nuit. Leur sens de l’histoire est le plus pur qui soit. Tout peut arriver. Chacun d’entre eux est un chiro-mancien qui lit dans sa propre main  : j’ai devant moi une longue vie, une courte vie ; il (elle) sera blond, sera brun.

Tickets, migrations, soucis, propriétés, dettes, changements de nom et nouveaux revirements : voilà ce qu’il s’ensuivit de la lecture de nombreux livres. Et par la suite, Kentucky, New York, Boston, le Maine, l’Europe, emportée par un fleuve de paragraphes et de chapitres, de vers blancs, de petits livres traduits du polonais, de gros livres traduits du russe, que

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je dévorais tous installée dans mes nuits blanches. Est- ce suffisant ? –  peu importe que ce soit la vérité. Aucun effet théâtral là- dedans, certes, rien de comparable à une phrase comme  : « Je m’entendis sur le quai avec le vieux capitaine à barbe blanche pour retenir mon passage sur la frégate. » Mais après tout, je est une femme.

Je me trouve dans le train qui va de Montréal à Kingston. Je dois passer quelques jours à l’université –  il n’y a pas si longtemps. C’est un dimanche soir du cœur de l’hiver et nous progressons dans ce vide noir et glacé. La lueur cuivrée des phares d’une voiture apparaît parfois au loin, vacillant comme une flamme de bougie dans les virages. Le train semble traverser en ligne droite cette région heureuse, immense et vide.

Il fait très froid dehors mais, dans la voiture- salon, nous baignons dans une chaleur sensuelle, tropicale. Une chaleur masculine. Je suis la seule femme du wagon n°  50.

Ils sont particulièrement bruyants. Bruits superficiels et rires trop nombreux d’un groupe trop longtemps confiné dans le même espace. Ces hommes se trouvent dans une situation artificielle, vacances forcées qui touchent à leur fin, déclin de journées qui s’achèvent. Presque tous sont ivres et semblent plus ou moins malades. Canadiens, ne me vomis-sez pas dessus ! Ils viennent sans doute de participer à un congrès. Il existe entre eux un lien professionnel ; la vente, peut- être. Ils ne sont pas très riches, non, c’est évident. J’en ai la certitude grâce à d’inconvenantes déductions qui se fondent sur l’arithmétique de l’ostentation et de la honte.

« La honte rend ingénieux », a dit Nietzsche. Et ce n’est qu’une demi- vérité. La honte m’a appris à prêter attention

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aux vêtements, aux souliers, aux bagues, aux montres, aux accents, aux façons de se tenir, aux tournures du discours. Ces hommes portent des costumes qui, n’étant d’aucune sai-son, sont par là même toujours déplacés et incongrus. Rêches et peu solides, dans les coloris criards des fibres ultralégères, ils ont été confectionnés avec l’incohérence qui caractérise l’idée du complet pour toutes occasions. Tons clairs d’un bleu de mer, d’un vert gazon ; écossais et motifs cachemire de la doublure des vestes ; coutures soulignées de gros points de couleur différente ; revers et poches de taille démesurée ; prédominance du bleu acier et des doubles tons ; pli per-manent au fini lisse comme verre du nylon et du dacron. Les porteurs de Trinidad, eux, sont restés classiques, vêtus comme des princes. Pantalons noirs, vestes de coton rouge, chemises blanches, nœuds papillon noirs et visages des tro-piques noirs et lumineux, aristocratiques.

Les hommes du wagon ont le teint très blanc, très clair et leurs mèches châtain retombent sur un sourcil d’un blond-roux. La blancheur de leur peau me confirme que ce sont vraiment mes frères qui rentrent à la maison retrouver mes sœurs et mes belles- sœurs. La présence de ces hommes me met mal à l’aise ; l’un d’eux trouble ma mémoire  : il a une dent ébréchée et je me souviens d’une nuit déplorable sur le divan du local des étudiants de l’université. Un autre a retiré son soulier trop étroit et contemple longtemps, volup-tueusement, son pied libéré. Pas un seul n’est un étranger, tant sont proches les yeux pâles, la raie dans les cheveux, l’hilarité léthargique et touchante.

Borges pose la question : Les fervents de Shakespeare, ceux qui consacrent leur vie à un seul de ses vers, ne sont- ils pas, littéralement, Shakespeare ?

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Ici, tandis que nous fendons la nuit noire, ces hommes vêtus de clair, sous la lune décroissante de leur ivresse, se mêlent à ma propre chair comme si j’avais passé un moment sur la banquette arrière d’une voiture avec chacun d’eux, comme si je m’étais « plongée » dans la lecture de leurs textes indécis. Hommes aux yeux bordés de rouge, aux lourdes chevalières de leurs anciens collèges, aux sous- vêtements de coton blanc et aux journées de boulot à la station- service pour se préparer à devenir le soutien de ces familles qui, dès leur prime jeunesse, sont inscrites au fond de leur regard.

La voiture- salon, maintenant encombrée de détritus cli-quetants, roule à grande vitesse vers le passé. Un portail qui grince sur son pivot rouillé, une vieille voiture et un camion garés sur le gravier, une porte qui se referme sur mes frères et sœurs qui rentrent tard et se laissent tomber sans bruit sur l’un des nombreux lits agréablement creusés en leur milieu. Soupirs et larmes, cris devant l’injustice, toutes ces destinées liées par une même forme de front, de nez, par d’irrésistibles sympathies et de telles distances que chacun de nous se gor-geait avec une mesquine vanité du fantasme d’être orphelin.

Une phrase de Pasternak : Vivre une vie n’est pas traverser un champ. Ce n’est pas non plus escalader une montagne. Leconte de Lisle, parlant avec envie de Victor Hugo, le trou-vait « bête comme l’Himalaya ». La jeune et fatale Allemande, avec son alpenstock, ses chaussures de randonnée, lance au vieux constructeur  : Plus haut, plus haut ! Celui- ci fait une chute mortelle, et Ibsen exprime ainsi son dégoût pour le vertige de là- haut, ou la supposition d’un là- haut. Pour sa part, il rajustait ses lunettes cerclées de fer et les coins de

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ses lèvres s’affaissaient lorsque de ferventes jeunes filles le prenaient pour plus sot qu’il n’était. Ibsen n’était pas un homme heureux. Travail toute la journée, soirées arrosées de nombreux petits verres de schnaps puis retour à l’hôtel, l’établissement de villégiature ou la pension pour retrouver sa forte épouse qui, après avoir donné naissance au petit Sigurd Ibsen, déclara  : « Voilà, maintenant ça suffit. »

Ne pas couper à peu près droit à travers le champ, des-tination le bosquet ou le muret qui borne votre propriété ; ne pas non plus remonter lentement, souvent hors d’haleine. Dans cette voie, pourtant, les modifications et les retraits majeurs divisent la pensée. Où est le Vermont, où est le Minnesota lorsque, après avoir fait vos bagages, vous partez vous installer en Floride avec votre femme vieillissante, pour vivre, vivre enfin, loin des chaudières et du chasse- neige ? Pendant que vous vivez, une partie de vous s’est faufilée jusqu’au cimetière.

Lexington, dans le Kentucky. L’université, le lycée Henry Clay, Main Street. Cimetière de la ville natale, de l’édu-cation, de la nervosité, de l’héritage et des tics. Tristesse de ce qui s’estompe ; douleur perçante de ce qui demeure. Arbres, fleurs, vieux et nobles logis, fermes triomphales dans les faubourgs de la ville  : de quoi distraire un peu le cœur avant l’intérêt pour les antiquités qui naît avec l’âge mûr. Les héroïnes de mes souvenirs sont des vendeuses et des serveuses, ces femmes qu’on abandonne en leur laissant les enfants. Grâce à elles, tout reste ouvert, elles illuminent la nuit de Main Street, ce centre paradisiaque des villes d’alors. Woolworth’s, le marchand de cigares, trois ciné-

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mas interdits aux Noirs, deux hôtels pour la volupté où les corbeilles à papier recueillaient les traces des rendez- vous galants et la prose hyperbolique, falsifiée, des lettres d’amour illicites.

Il n’est pas vrai que l’endroit où l’on vit soit dénué d’importance, que l’on reste soi- même à Dallas comme à Hartford. Il n’est pas non plus vrai que tout le monde éprouve un attachement naturel pour sa région d’origine. Nombreux sont ceux qui, jetés bas n’importe comment à la naissance, font l’expérience de l’amoindrissement, et parfois de l’agréable pittoresque, due à l’erreur d’une venue au monde en un lieu de hasard. Américains qui sont Allemands, Allemands qui sont Français, comme Heine peut- être.

La tache du lieu d’origine est tenace, durable non comme un droit de naissance, mais comme une sorte d’artifice, une touche de maquillage. Moi, je me situe parmi les importa-tions, ces pièces aux teintes qui détonnent, qui rendent un son discordant, rangées dans le placard à côté des services en porcelaine assortis. Tous les membres de ma famille sont nés dans le Sud et, aujourd’hui encore, rares sont ceux qui vivent dans une autre région. J’ai pourtant peur de la nuit de la campagne et de ses honnêtes sommeils paisibles, mal à l’aise même en plein jour parmi les « colons d’origine » et les familles de vieille souche américaine. La route nationale, les chemins goudronnés, les voleurs, les cieux souillés et étouf-fants comme une cape de fourrure mitée, les millions d’êtres dans les bourgs  : voilà ce qu’est vraiment ma ville natale.

Je n’ai jamais cessé, tout au long de ma vie, de recher-cher l’aide d’un homme. Je l’ai trouvée souvent, plus

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souvent qu’elle ne m’a fait défaut. Cela remonte loin. Nous avions rencontré, un groupe de filles du quartier et moi, un très charmant vieil homme qui ne s’habillait pas comme les gens de chez nous, un monsieur en cos-tume noir et chemise blanche, arborant un sourire gen-til et courtois. Gentil et courtois, en effet, il l’était. Il nous attendait le samedi après- midi, payait nos places de cinéma, nous offrait le chocolat dur et blanchi de l’été. Dans l’obscurité, assis entre deux petites filles droites comme des cariatides, il glissait sa main le long de nos cuisses, sous nos robes. Le premier cadeau de ce pré-dateur, se mêlant à l’éblouissante histoire sur l’écran et au chocolat, consista à nous révéler très tôt la nature complexe de la subornation. Du moins la leçon fut- elle durable. Séduction trompeuse encore et encore, inéluc-table comme la percée des molaires. Un autre vieil homme vraiment brisé, pauvre, illettré, qui tenait une vieille épi-cerie pourrissante où germaient des racines comme dans une cave, nous faisait don de cornichons moisis et de pâteux gâteaux secs au gingembre.

Lexington, le Bluegrass. Man o’war exposé au musée du cheval. Sous son grand crâne mélancolique, sa célébrité d’étalon n’était plus qu’un vague souvenir. Sous forme de statue, ce remarquable cheval possédait quelque chose de la supériorité absolue et rigoureuse des pyramides. Les che-vaux. Leur image sur les calendriers, les cendriers, partout. L’histoire des paddocks sur les murs des saloons. Jockeys finis, tassés, aux visages ridés comme des coques de noix. Turfistes malchanceux, flamboyants après- midi de printemps et rencontres d’automne.

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1940Chère Maman,J’adore Columbia. Bien sûr que je m’y plais. Ici, tous

les gens vraiment bien sont juifs  : ce que tu appelles des « israélites ». Il y a un jeune homme pas très intéressant, frais émoulu de Harvard, qui porte beaucoup de gris, ainsi qu’un pur produit du Middle West, aussi raseur que pédant, et une décevante vedette de Vassar. La faculté les admire beaucoup parce qu’ils ne sont pas trop doués…

Ma mère et mon père meurent bientôt. Tout se résume à cela, mais perçoivent- ils leur propre mort comme la perte d’une mère et d’un père ? Je me souviens de notre jardin rebelle où poussaient des glaïeuls récalcitrants et stupidement exigeants qui, après de terribles détériorations, produisaient leurs coupelles rose- orange ; et ce dahlia retardé qui remet-tait toujours tout au lendemain et finissait par offrir une floraison aux tons de viscères violacés.

Saisons de la nature et saisons de l’expérience qui sur-gissent par surprise, mais ne sont en fait que la venue des prédictions du calendrier. Ainsi en est- il de l’excitation des jours de pleine lune où l’on se rend à l’église et du givre de l’apostasie de l’époque des quatorze ans. On grimpe jusqu’à la girouette pour contempler les cieux et puis, après une courte pause, on tombe.

L’église presbytérienne était agréable en hiver, avec ses vestiaires humides et ses surveillants aux cheveux de neige, les cantiques chuchotés et les sobres baptêmes. Plus mémo-rables, troublantes, étaient les visites clandestines dans les

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chapiteaux des évangélisateurs itinérants. Là, on pouvait être sauvé une nouvelle fois, sauvé encore et encore. Que Jésus- Christ soit mon sauveur, oui, je l’accepte en juin à l’ouest de la ville, qu’il me sauve de nouveau en juillet dans un champ desséché, tout au nord, et puis encore une fois dans les terrains de camping, là- bas, au mois d’août. Beaucoup, parmi les sauvés qui se pressent au premier rang, sous les bras ouverts du prédicateur qui porte des boutons de man-chettes en or, beaucoup viennent juste de sortir de prison.

Sous les ampoules qui pendent au bout d’un fil électrique dans les tentes pleines de moiteur, des êtres désespérés à la volonté vacillante luttent toute une nuit contre le pessimisme acharné de l’expérience et l’empirisme foncier de tous les perdants inquiets. L’heure de tranquillité semble si proche du baume pour les vices que cherchent les nécessiteux sous la toile de tente de la conversion. Esprits rongés par les soucis et visages ingrats, difficiles à aimer  : cheveux châtains qui grisonnent, secs et bouclés, retenus par des résilles, lorgnons utilitaires plaqués depuis longtemps sur de jeunes visages ; maintien voûté, la chair et les os comme déformés par le manque de confiance en soi, l’échec et l’aveuglante nudité de bungalows carrés dépourvus de volets.

Peut- être date- t-elle de là cette sympathie fureteuse pour les victimes de la paresse et des erreurs éternellement répé-tées, sympathie pour la tendance de ces vies à obéir aux lois de la gravité et à couler tout au fond, en tombant aussi lentement et doucement qu’un cerf- volant, ou bien à se briser dans la violence, en se fracassant.

Apothéose du certificat d’enseignement local, la récom-pense des filles, céleste et longtemps attendue. Devenir

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l’offrande du sacerdoce, à l’image de ces pâles instituteurs d’Amérique latine qui viennent de villages pauvres et suent dans leurs costumes noirs et leurs chemises blanches, s’im-posant et administrant l’étrange liste de punitions de leurs vocations de visionnaires.

C’est à un homme que je dois ma première paire de lunettes, dont je n’avais pas besoin. C’était un personnage romantique, en particulier parce qu’il avait étudié le français et adorait les r difficiles de cette langue. Grand, séduisant et assez peu sincère, il était perverti par une nature hésitante et nul ne comprenait ses accès d’épanchement suivis de replis dans une mélancolique torpeur. Et pourtant une vanité et une insouciance assez plaisantes semblaient subsister dans tous ses états d’âme.

Cet homme parlait de l’attirance qu’exerçait sur lui l’« expé-rience » et j’en déduisis que cela renvoyait à une attirance envers une chose opposée à soi- même, ordinairement un être ou une habitude de bas niveau, présentant davantage de dangers, de risques. Son expérience comprenait un mariage oublié et des aventures avec des serveuses, des coiffeuses, des vendeuses de cigarettes dans les hôtels, jolies femmes à la dérive, toutes de l’espèce des vaincues. L’une de ses passions consistait à donner de l’éducation aux dames et il les entre-tenait de ses centres d’intérêt du moment  : James Branch Cabell et les poèmes de Verlaine. Il portait un nom illustre dont la dignité régnait sur tout notre comté. Les membres de sa famille s’inquiétaient de ses positions ostentatoires. Déambulant nonchalamment dans Main Street, blond et grand, aussi rude qu’un Goth, il se donnait pour un esthète sensuel, un homme du Sud, un intellectuel façon Université de Virginie. Sa fringale d’expériences s’exprimait davantage

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en quantité qu’en profondeur. Tel un acteur, il créait des espaces autour de lui et, si d’autres parlaient, un silence théâ-tral, convenu, crispait son visage.

Lorsque je pense à lui, il est vêtu de marron. Il s’avance vers moi. Nous sommes au coin de la bibliothèque, à l’ombre de vieux arbres, près d’une paisible demeure entourée d’un jardin fermé. Style néogothique, colonnades blanches dans le lointain. Tout est lavé par une lumière dure, brutale. Il a trente ans et moi dix- huit. Nul cerveau supérieur ne saurait décrypter les raisons qui rendaient notre différence d’âge si déterminante à mes yeux, voilant toute clarté d’une ombre obscure et sinistre, énigmatique. En pleine lumière, là, son exorbitant désir de plaire. De larges dents carrées et quelque chose en lui de l’énergie inutile d’un grand chien affectueux, qui salue votre arrivée par des bonds et des mouvements brusques.

Sa curiosité s’enflamma sur un mot, un adjectif accolé au fait séduisant que je prenais un ouvrage de Thomas Mann sur les rayons de la bibliothèque. Éros a mille et un amis.

Il possédait une splendide voiture noire, pourvue d’une capote de toile. Depuis notre première rencontre, il me reconduisait chez moi, me laissant au coin de la rue, à quelque distance de la maison. Cette attitude témoignait de son amour de l’illicite, de son besoin d’empoisonner la scène par les exhalaisons de la mésalliance. Façon aussi de repous-ser une avilissante ambiguïté.

Peu de temps après, un samedi après- midi, il me conduisit dans un endroit inquiétant, boueux, sinistre petite zone de baraquements sous les rails du chemin de fer, au pied d’un viaduc. Un quartier de la ville sans un seul arbre, presque hors la loi, dont je connaissais à peine le nom. Vieux matous

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paressant au soleil, chiens bâtards qui erraient ; une église blanche au centre, neuve et carrée comme un garage. À l’entrée, des femmes au regard méfiant disposaient des tables de pique- nique pour la réunion du lendemain. Il leur adressa un sourire d’intérêt vorace. Il souriait, saluait de la tête dans la voiture qui étincelait sous le soleil, son visage resplendissant d’allégresse comme s’il avait découvert une substance précieuse, la matière même de la vie. Sourire téméraire, rapace.

Les femmes de l’église, courbées sous le poids de leur sectarisme égaré, dévorant, le regardèrent à leur tour, yeux morts, flammes de la Pentecôte étouffées sous la cendre. Bouches de la religion aux commissures tombantes, à la lippe pédante. Et pourtant le costume marron, le large visage de brave chien firent impression un moment. La suspicion réap-parut lorsque nous sommes entrés dans une petite maison, de l’autre côté de la rue.

Elle se composait de deux pièces. Je les ai traversées en ayant le sentiment de sombrer dans un abîme d’avilisse-ment. Ce mot délicat, ce signal d’alarme, avilissement, je l’ai gardé en moi des années et des années ; il exerce encore sur moi son pouvoir raisonneur, grondeur. Son murmure fige et lacère le cœur révolutionnaire. Quelqu’un habitait cette masure. Une femme. Parfums et boîtes de poudre avec, dans un coin, une paire de mules matelassées.

Je n’ai pas lutté. Je n’ai pas posé de questions. Le malaise moral était cuisant, mais la douleur, immémoriale elle, devait être subie sans faire trop d’histoires. Il s’est allongé sur moi, souriant, courtois, décidé. Lorsqu’il me déposa au coin de la rue, j’ai couru retrouver ma maison pleine de monde, proche du désespoir.

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Quant à lui, quelques années plus tard, il se rendit au bord d’un lac de l’ouest du Kentucky, en compagnie d’une jeune fille. Et là, soudain, il se jeta du haut d’un pont. Je me suis renseignée. Non, il n’était pas déprimé. Plutôt le contraire, en fait. Il plongea vers sa mort en planant dans l’euphorie, empli d’une splendide allégresse, d’une insouciance aussi rare qu’authentique.

La pluie parfois était si belle. Filets d’eau argentés, bleu lavande, qui scintillent dans la boue, en quête d’une célébra-tion, de quelques paroles de gratitude. Après- midi mouillés et bienveillants, réconfort d’ouvrir la porte et de retrouver tout le monde.

Et ensuite ? Quelle direction suivre ? Au cœur même de tout cela, dans la chaleur du dévouement, la menace bien intentionnée de ce qui nous est proche, le cimetière attend qu’on le profane.

Adieu au Kentucky et à l’agrément de nos imperfections. Nous nous couchons de bonne heure mais, à cause du bour-bon, rarement avec les idées claires. Nous adorons les hari-cots verts et le jambon cru en tranches minces. Lorsque j’ai quitté la maison, mon frère m’a dit  : « Si tu réussissais dans la vie, ce serait formidable, tu pourrais assister aux courses. »

Adieu aux précieuses pierres calcaires, aux dynasties de chevaux rapides et vigoureux. Mais la séparation tira en lon-gueur. J’étais ensorcelée par ma mère et quand je m’éveillais à New York, 116th Street, j’avais la nostalgie de ses formes rondes et douces, des boucles molles de ses cheveux sur les tempes, de sa lourde silhouette dressée sur l’échelle quand elle faisait les carreaux. Nostalgie de ses rôtis aux pommes de terre, de ses beignets et de son souffle patient dans la

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chambre du fond où elle dormait sur un vieux lit de plume défoncé.

Étudiante à Columbia, j’ai connu une jeune fille qui avait grandi dans une luxueuse propriété de Long Island appar-tenant à des gens oisifs, très mondains. Le père de cette amie y était jardinier, sa mère cuisinière. Il me semblait que cette situation offrait un grand intérêt, ma condis-ciple vivant dans un phare d’où l’on pouvait voir une part importante de ce qu’on entendait cacher, ce que l’on dissimulait en tout cas aux jeunes filles éveillées, dotées d’esprit critique et passionnées de lecture. Cette étudiante n’était nullement encline à l’émulation stérile ni portée aisément à l’admiration. Ses yeux, soupçonneux comme le regard froid d’un détective, débusquaient promptement l’hypocrisie, les penchants bizarres. En réalité, sa vie tout entière gardait la marque de ce destin dans un quartier résidentiel  : sa grande intelligence devenait rigidité et elle était amère, ivre de rage et dévorée, hélas, d’une envie lancinante.

Dans son petit cœur perverti coulait le sang de la haine lorsque les voitures s’engageaient sur l’allée. Passionnée par Proust et James, elle n’en haïssait pas moins l’odeur même de la richesse qui flottait dans l’air du soir, exécrait la voix languissante et troublante des débutantes. Mais sa rancœur la plus intense était dirigée contre sa famille  : pensée humi-liante des cisailles de son père posées contre la haie. Tragédie pour elle que le chuintement régulier, crissant, des semelles de crêpe de sa mère qui se penche en avant, un plat de légumes expertement posé sur sa main ouverte. Le régime féodal de Long Island avait véritablement détruit un esprit

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remarquable  : petite paysanne nouée de fureur, élevée dans un manoir de Southampton.

J’ai tenté d’en faire une révolutionnaire, mais elle était impitoyable. Au lieu de cela, bûchant rageusement son doc-torat, elle devint lesbienne ou décida de l’être. Poussée par la peur et la colère, elle se plongea dans une liaison désespérée avec une belle anglaise plus âgée qu’elle. Y trouva- t-elle le bonheur, la consolation ? Non. Avec son inéluctable mal-chance, elle découvrit un cauchemar de trahisons, de men-songes, de duplicités. Affronts, infidélités, congédiements. Les flèches rouillées, l’une après l’autre, atteignirent toutes leur but. Et elle exhala de nouveau sa plainte triste et déchi-rante  : Ah, perfido !

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