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Journées d’étude du projet ANR 3LB : 17, 18 Novembre 2006 « Libéralisme de la Liberté » versus « Libéralisme du Bonheur » Genèse , Fondements , Applications WALRAEVENS Benoit1 PHARE Université Paris 1 Panthéon Sorbonne HEGEL ET LE LIBERALISME DE LA LIBERTE : LE BOURGEOIS ET LE CITOYEN 1 [email protected]
INTRODUCTION :
On sait les très nombreuses interprétations qui ont été proposées de la
philosophie politique hégélienne et les multiples courants de pensée auxquels elle fut
rattachée2. Le présent travail a pour but d'interroger le concept de "libéralisme de la
liberté". Intéressons nous de prime abord à la définition de celui-ci, élaborée par
Rawls dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie morale : "les principes premiers de
ce libéralisme sont les principes des libertés civiques et politiques, et ils ont la priorité
sur les autres principes qui pourraient également être invoqués." Selon Rawls, Kant,
Mill, Hegel et lui-même appartiennent à ce courant dit « libéralisme de la liberté »,
par opposition au libéralisme des utilitaristes classiques, qualifié de « libéralisme du
bonheur ». Il s'agit alors de comprendre en quoi Hegel peut être, ou non, rangé du
côté du libéralisme de la liberté, de tester cette classification d’Hegel en tant que
« libéral de la liberté ». Pour cela nous aimerions porter notre interrogation sur la
distinction et les liens établis entre le bourgeois et le citoyen, entre l'agent privé et
l'agent public, entre l'homme économique et l'homme politique dans la pensée de
Hegel. La différence essentielle, d'après Hegel, entre la liberté des Anciens et la
liberté des Modernes réside dans la possibilité pour l'individu de déployer sa liberté
subjective, d'exprimer sa subjectivité, sa particularité, ce qui fait de lui un être
différent des autres. Ce principe de la particularité est apparu intérieurement et
subjectivement dans la religion chrétienne, il est l’esprit même du christianisme et
s’est manifesté pour la première fois historiquement et socialement dans le monde
romain. La modernité est caractérisée par l'apparition de cette sphère entièrement
dépolitisée, économique et sociale, la société civile, lieu d'épanouissement de cette
liberté subjective. La conceptualisation par Hegel de la société civile est d’ailleurs
souvent présentée comme son apport le plus significatif à la philosophie
2 Sans prétendre à l’exhaustivité, Hegel fut considéré tour à tour comme un libéral sur le plan économique et sur le plan politique, comme un précurseur du nationalisme, du communautarisme ou de la social-démocratie.
politique3. La société civile est indépendante mais néanmoins, et c’est là sa
particularité en regard des conceptions contemporaines du libéralisme économique,
en dernier lieu subordonnée à l'Etat. Bien que lui étant chronologiquement
antérieur, l'Etat est logiquement postérieur à la société civile. C’est le procès logique
et non historique qui nous intéresse ici en premier lieu. La dialectique est
mouvement et surtout elle est progrès et enrichissement. Il en est de même pour la
distinction entre le bourgeois et le citoyen, le premier renvoyant à l’homme en tant
que membre de la société civile et le second à l’homme en tant que membre de l'Etat.
L'un des objectifs des Principes de la Philosophie du Droit est justement de mettre en
lumière comment les institutions humaines (juridiques, morales, économiques,
sociales, politiques) rendent "effective" et "concrète" la liberté humaine. L’un des
enseignements fondamentaux de la philosophie hégélienne est de montrer que la
liberté n’est ni dans l’individu ni dans le droit abstrait, c’est à dire la personne
juridique du droit romain. Le bourgeois est celui qui ne se préoccupe que de
son intérêt personnel, privé, sans se soucier de l'intérêt général. Le citoyen quant à lui
participe à la vie de la communauté en cherchant par ses actions à favoriser l'intérêt
de la nation dans son ensemble. Il recherche, contrairement au bourgeois, à concourir
à l'intérêt général de manière consciente, voulue. On retrouve la distinction, devenue
courante par la suite, entre l’économique qui consiste à contribuer inconsciemment à
l’intérêt général, et le politique qui consiste à contribuer consciemment au bien
public. Il s'agira de s'interroger sur la nature de l'activité du bourgeois et du citoyen,
de savoir si tous deux utilisent le même type de savoir. En outre, il faut se demander
si tout bourgeois est un citoyen, ou si tous les bourgeois sont citoyens de la même
manière. L'agent économique, le bourgeois, doit nécessairement être citoyen au sens
strict du terme, c'est à dire appartenir à un Etat, mais nous pensons que dans l'oeuvre
hégélienne l'individu n'accède à la liberté véritable, concrète et effective qu'en tant
que citoyen.
3 Selon Waszek, c’est sous l’influence d’Hegel que s’est imposée en France la distinction, courante aujourd’hui, entre société civile et Etat. Voir (Waszek, introduction au n° 15 de la Revue Germanique Internationale)
De manière générale, nous voudrions mettre en lumière le projet de
« réconciliation » proposé par Hegel entre le bourgeois et le citoyen, entre l’homme
dans sa dimension économique et l’homme dans sa dimension politique, entre celui
qui ne voit dans l’autre qu’un moyen pour réaliser ses propres fins et celui qui le
prend pour fin. Le premier temps de notre étude sera consacré à la société civile et à
ses membres, les bourgeois, individus économiques, saisis dans leur double
dimension : à la fois comme offreurs et comme demandeurs, comme êtres de besoins
et comme travailleurs. Pris individuellement, les bourgeois, mus uniquement par
leur intérêt personnel, peuvent exprimer leur subjectivité en tant que producteur ou
en tant que consommateur. Dans la société civile, les relations humaines sont
instrumentales et la compétition économique règne. Leur bien être et leur bonheur
n’est pas fonction de leur richesse matérielle mais de la reconnaissance sociale de leur
particularité, reconnaissance qui leur est refusée du fait de cette compétition
incessante. La société civile marque le règne de l’individualisme mais l’universalité,
bien que dissimulée, y est déjà présente.
Le second temps de notre analyse sera consacré à l’Etat et à ses membres,
les citoyens, c'est-à-dire les hommes pris dans leur dimension politique. L’originalité
de la pensée hégélienne sur la citoyenneté réside selon nous dans la compatibilité et
bien plus encore dans la complémentarité entre le bourgeois et le citoyen. Tout
comme il y a une liberté des Anciens et une liberté des Modernes, nous pensons qu’il
y a également une citoyenneté des Anciens et une citoyenneté des Modernes. En
d’autres termes, être citoyen n’a plus la même signification ni le même contenu qu’à
l’Antiquité grecque, référence absolue de Hegel. L’identité citoyenne n’est plus en
contradiction avec la condition d’agent privé mais en accord avec elle. Elle en
constitue même le prolongement. A contrario des sociétés antiques, dans les sociétés
modernes l’adhésion à la vie de la communauté n’est plus directe, sans « réflexion »,
mais médiatisée. Le citoyen englobe, intègre et dépasse, tout en l’enrichissant, le
bourgeois. Cette dialectique du bourgeois et du citoyen nécessite cependant une
condition d’effectivité : la présence des corporations, instances de médiation
indispensables entre l’Etat et la société civile qui éduquent les bourgeois à l’universel,
à la vie du Tout afin d’éviter, problème majeur des sociétés modernes, que le
bourgeois n’évince le citoyen.
SECTION I : LA SOCIETE CIVILE ET SES
MEMBRES, LES BOURGEOIS
I.I) Société civile et économie politique
Le concept « moderne » de société civile se développe à partir du XVIIIe
siècle. C’est en effet à cette période qu’il subit un glissement sémantique important,
sous l’influence en particulier des économistes et des Lumières Ecossaises4.
Auparavant les notions de société civile et de société politique n’étaient pas
distinguables, comme en atteste l’intitulé du chapitre 7 du Second Traite du
Gouvernement Civil de Locke5. A ce titre, ce qui différencie la société dite « moderne »
des sociétés précédentes est la montée en puissance des activités économiques et leur
relative autonomisation qui entraine la scission entre l’économique et le politique. La
société civile devient alors une sphère entièrement dépolitisée au sein de laquelle
vont pouvoir se développer librement les activités économiques, le lieu d’expression
et de déploiement de la liberté subjective des individus. Elle renferme de ce fait
l’essentiel des considérations économiques de l’auteur. Il n’y a pas, bien entendu,
d’ « économie politique hégélienne » stricto sensu, mais une tentative pionnière
d’incorporation des enseignements de la toute nouvelle science économique dans la
tradition de la philosophie politique6. Dans les Principes de la philosophie du droit, la
société civile apparaît comme le second moment de la vie éthique (Sittlichkeit),
4 On pense à Smith bien entendu mais également à Ferguson dont l’Essai sur l’histoire de la société civile a profondément influencé Hegel dans sa théorisation de la société civile. Voir (Waszek 1988) 5 « De la société politique ou de la société civile » 6 Voir (HUNT 2002)
succédant à la famille et précédant l’Etat7. La vie éthique correspond à la réalisation
de la liberté humaine dans des institutions politiques, économiques et sociales
effectives. Une institution est « éthique » pour Hegel si elle réalise la liberté humaine
et si l’individu reconnaît cette institution comme une forme d’objectivation,
d’extériorisation de sa liberté. Le but ultime de la vie éthique sera l’unité complète de
la particularité (l’intérêt de l’individu) avec l’universalité (la communauté des
individus), la réconciliation de l’individu et de la société, et ne sera atteinte que dans
l’Etat.
La société « moderne » est caractérisée par l’émergence de cette sphère
d’interaction sociale distincte de l’Etat qu’est la société civile. Elle est constituée de
trois parties interdépendantes, formant un tout. La première partie est le système des
besoins8, lieu de déploiement des activités économiques, le système de marchés
concurrentiels étudié par les économistes classiques. La seconde partie concerne
l’administration de la justice9 et peut être interprétée, dans la lignée des économistes
institutionnalistes, comme le cadre juridique nécessaire au bon fonctionnement de
l’économie de marché (respect des droits de propriété et des contrats). Enfin, la
troisième partie est constituée de la police et de la corporation10 qui vont lutter contre
les apories du système de marchés et tenter de réunifier le bonheur de chacun avec le
droit. Ainsi Hegel était conscient que l’économie de marché moderne présuppose,
pour fonctionner de manière satisfaisante, un ensemble complexe d’institutions
juridiques, politiques et sociales. De manière générale, la société civile est caractérisée
par Hegel comme étant un « système atomistique »11. Le terme « système » renvoie à
l’idée que les parties constitutives de l’ensemble, les individus particuliers
poursuivant leur intérêt personnel, ne sont pas totalement indépendants :
« La personne concrète qui est à soi-même une fin particulière comme ensemble de
besoins et comme mélange de nécessité naturelle et de volonté arbitraire est le premier
principe de la société civile. Mais la personne particulière est par essence en relation avec
7 Hegel précise bien que l’Etat est logiquement et spéculativement postérieur à la société civile (ce qui nous intéresse tout particulièrement ici) mais lui est chronologiquement antérieur. 8 Ceci est développé dans les paragraphes 189 à 208 de PD 9 § 209 à 228 de PD 10 § 229 à 257 de PD. Nous étudierons la corporation dans la seconde partie. 11 § 523 de l’ENCYCLOPEDIE
la particularité analogue d’autrui, de sorte que chacun s’affirme et se satisfait par le
moyen de l’autre… » (HEGEL, Leçons sur le Droit Naturel et la Science de l’Etat)
La notion de système atomistique renvoie précisément chez Hegel aux
notions complémentaires d’attraction et de répulsion.12 Par système atomistique,
Hegel entend un rapport d’attraction et de répulsion qui sépare et en même temps lie
les différentes composantes.13 L’individu pris en tant que membre de la société civile
est le « bourgeois », l’homme économique poursuivant son intérêt personnel et
cherchant à exprimer sa liberté subjective. Comme le souligne Foucault, il est « le
point abstrait, idéal et purement économique qui peuple la réalité dense, pleine et
complexe de la société civile14 ». Dans le cadre de la société civile la « répulsion » a
pour origine le fait que les individus sont mus par leurs intérêts égoïstes et sont donc,
en tant que travailleurs-producteurs en particulier, des concurrents. Les relations
entre bourgeois sont conflictuelles car ceux-ci ont des intérêts et des fins différentes.
La compétition économique fait rage, dans la société civile règne la « guerre de tous
contre tous ». L’ « attraction » peut être comprise comme l’idée que les individus, en
tant qu’êtres de désirs et de besoins, consommateurs, n’obtiennent la reconnaissance
et la satisfaction de leurs besoins qu’à travers les autres.15 Ce qu’Hegel met en
exergue est l’idée que la société civile forme bien un système, elle est un Tout mais
un Tout constitué d’éléments isolés, d’individus qui ne vivent que pour eux-mêmes,
sans se soucier des autres ou uniquement pour satisfaire leur intérêt personnel, et
n’incarne pas par conséquent la vie éthique pleinement réalisée. Elle représente une
communauté « dispersée ».
Intéressons nous désormais à la façon dont Hegel considère l’économie
politique. Selon lui il s’agit de la science qui a pour but de comprendre le système des
besoins qui est apparu dans le monde moderne. Il est certain qu’Hegel s’est intéressé
très tôt à l’économie politique avec, dans un premier temps, des études statistiques et
la lecture de journaux puis des écrits théoriques. Il est l’un des premiers, si ce n’est le
premier philosophe à tenter d’incorporer la science nouvelle de l’économie politique
12 Voir paragraphes 97 et 98 de l’ENCYCLOPEDIE 13 Voir E.FLEISCHMANN : Dialectique et conflit dans (HEGEL ET LA PHILOSOPHIE DU DROIT, 1979) 14 Voir Naissance de la Biopolitique. 15 Nous reviendrons sur ce point en détail.
à son système philosophique. Rosenkranz, considéré comme l’un des meilleurs
biographes du philosophe, fait mention d’un commentaire rédigé par Hegel en 1799
des Principes de l’économie politique de Steuart, mais malheureusement perdu. Smith
est cité par Hegel pour la première fois en 1803 dans ses notes qui furent publiée au
début du XX e siècle sous le titre de Philosophie de l’Esprit de 1803 ou Realphilosophie I,
ouvrage dans lequel on trouve ses critiques les plus virulentes de la société
marchande. On retrouve le nom de Smith dans la Realphilosophie II puis dans les
Principes de la philosophie du droit et dans toutes ses leçons sur la philosophie du droit
qui s’étalent de 1817 à 1823, et qui furent aussi publiées après sa mort. L’économie
politique est définie dans les Principes de la philosophie du droit comme la science qui
étudie les besoins, ses moyens de satisfaction et le travail, médiation entre le besoin
et sa satisfaction. Ainsi :
« C’est une de ces sciences qui sont nées des temps modernes comme d’un terrain qui leur
serait propre. Leur développement démontre (et c’est son intérêt) comment la pensée (cf
Smith, Say, Ricardo) découvre dans la foule infinie de détails qui lui sont d’abord
proposés les principes simples de la matière, l’entendement qui agit en eux et les régit »16
La première remarque que l’on peut faire concerne les noms cités par
Hegel. Le nom de Smith est justifié car comme nous le verrons il est en accord avec
lui sur un certain nombre de points et reprend son exemple de la manufacture
d’épingles pour illustrer les bénéfices économiques de la division du travail17. En
revanche pour ce qui est de Say18 et Ricardo il n’y aucune évidence qu’il ait eu un
contact direct avec ces auteurs. Ce qui est encore plus troublant est le fait qu’il ne
mentionne pas Steuart dont les considérations économiques auraient exercé une forte
16 PD paragraphe 189 17 WASZEK a répertorié sept occurrences de la production d’épingles dans l’œuvre de Hegel : Realphilosophie 1 et 2, leçons sur la philosophie du droit de 1817-18,1818-19,1819-20,1822-23,1825-26. A cinq reprises Hegel reproduit le calcul numérique de l’augmentation de la production d’épingles. Il en infère que les différentes façons dont Hegel utilise l’exemple traduisent sa proximité avec l’œuvre de Smith. Sa conclusion est alors qu’ Hegel était certainement en contact direct avec l’œuvre de Smith en 1803 et 1817. 18 La mention de Say peut paraître surprenante quand on sait qu’Hegel s’oppose à la loi de Say en disant que les sociétés marchandes ont une tendance « naturelle » à la surproduction. C’est la dialectique de la richesse et de la pauvreté que nous évoquerons.
influence sur Hegel.19 D’autre part dans le passage que nous venons de citer Hegel
exprime ce qui le fascine dans l’économie politique : c’est sa capacité à trouver par
une démarche inductive la théorie, c’est à dire les principes déterminants ainsi que
les lois qui rendent compte d’une réalité sociale donnée. Ainsi « l’économie politique
réussit à découvrir la rationalité immanente au mouvement social » (WASZEK, 2000)
cet « entendement qui agit en eux et les régit ». L’économie peut alors être comparée
avec l’astronomie :
« C’est un spectacle intéressant de voir comment toutes les liaisons se nouent, comment
les sphères particulières se groupent, ont une influence les unes sur les autres, trouvent les
unes dans les autres un facteur favorable ou un obstacle à leur développement. Cet
entrelacement ,qui, au premier abord, paraît difficile à admettre, parce que tout semble
dépendre de l’arbitraire individuel, est extrêmement remarquable et présente une
analogie avec le système des planètes qui n’offre à l’œil que des mouvements irréguliers,
mais dont la loi a pu néanmoins être connue » 20
Ceci peut laisser à penser qu’Hegel a peut être reconnu l’influence de la
science physique, et de NEWTON précisément, sur les économistes classiques, Smith
en étant certainement l’un des plus dignes représentants.21 Les planètes lorsque nous
les observons semblent se déplacer de manière totalement indépendante, libre, et
aléatoire mais sont en fait, par la gravitation, amenées à tourner autour du soleil22. De
même pour l’individu de la société civile qui semble libre mais est en réalité un
individu parmi la société et ne peut se satisfaire et être reconnu qu’à travers les
autres. L’individu aspire à la fois à se singulariser et à se socialiser, gravitant autour
de ces deux extrêmes. Cette analogie de l’économie politique, science du système des
besoins, avec l’astronomie, vient renforcer l’idée de la société civile comme d’un
système atomistique.
19 C’est précisément la thèse défendue par P.CHAMLEY dans ECONOMIE POLITIQUE ET PHILOSOPHIE CHEZ STEUART ET HEGEL 20 Traduction de WAZSEK de l’édition de GANS de la PD 21 On sait l’admiration que Smith vouait pour NEWTON. Son influence est ostensible dans la RN avec le principe de gravitation du prix de marché autour du prix naturel mais également dans la TSM où le principe de sympathie peut être interprété comme un principe de gravitation sociale (Voir DELLEMOTTE 2002) 22 Le système newtonien est décrit par Smith dans son HISTOIRE DE L’ASTRONOMIE de manière quelque peu semblable comme permettant de connecter ensemble tous les mouvements a priori irréguliers des planètes.
Enfin il faut évoquer un dernier point. Hegel semble rejeter l’idée que
l’économie politique est une partie de la philosophie. Il considère ces sciences
appelées « philosophie » comme des sciences empiriques :
« C’est ainsi qu’on a appelé philosophie de la nature la physique de Newton…De même
particulièrement cette science toute récente de l’économie politique…les Anglais la
nomment philosophie » (HEGEL Encyclopédie)
Le statut de l’économie politique à l’époque, eu égard aux autres sciences,
n’était pas encore bien défini. Smith faisait un cours de philosophie morale et se
considérait comme un philosophe. Les sciences empiriques définies par Hegel sont
des sciences de l’entendement : « l’essentiel de ce qu’elles visent et produisent, ce
sont des lois, des principes universels, une théorie, les pensées de ce qui se
présente. » Seule la philosophie, science de la raison, peut atteindre la vérité.
L’entendement est ce qui différencie par analyse, qui sépare ce qui est en fait uni :
l’entendement procède par abstraction. Si l’économie est une science empirique cela
signifie qu’elle appréhende les phénomènes économiques indépendamment de leur
inscription dans l’ensemble de la réalité. Par conséquent l’« économie politique ne
produit jamais qu’une vérité partielle, elle ne livre qu’une représentation de la société
civile et non son concept » (BROCHARD, 2002)
I.II) Le système de l’interdépendance universelle
Tout comme pour la société civile qualifiée de système atomistique, il est
significatif qu’Hegel emploie le terme de système pour caractériser l’ensemble des
besoins et de ses moyens de satisfaction. Par « système des besoins » il entend donc
que tous les individus, bien que paraissant parfaitement indépendants car
poursuivant leur intérêt personnel, n’en sont pas moins liés les uns aux autres et
dépendants les uns des autres. Le système des besoins forme alors un tout organique
ou le tout n’est rien sans les parties et les parties rien sans le tout.23Nous allons
étudier quelles formes prend cette interdépendance.
Le bourgeois apparaît dans la société civile sous une double dimension. Il
est à la fois offreur et demandeur, producteur-travailleur et consommateur, et
exprime sa subjectivité et sa particularité par ces deux identités afin d’atteindre son
bien être et son bonheur individuel. Le point de départ d’Hegel est l’homme en tant
qu’être de besoins. L’homme en tant que bourgeois, représentation concrète de
l’homme (et non son concept), l’agent économique, est en premier lieu demandeur. A
la différence de l’animal qui a « un cercle limité de moyens et de modalités de
satisfaire des besoins également limités » (HEGEL §190), les besoins humains et les
moyens de les satisfaire sont différenciés. L’universalité de l’homme se manifeste en
premier lieu dans cette multiplication des besoins. Le fait que l’homme ait un
nombre plus important de désirs constitue l’indépendance de l’homme dans le sens
où il n’est pas dépendant de la satisfaction d’un besoin particulier. D’autre part,
l’universalité de l’homme se manifeste également dans sa capacité d’abstraction. Par
abstraction, Hegel entend une capacité cognitive de l’homme qui sépare en éléments
différenciés ce qui forme en réalité un tout.24 Cette capacité d’abstraction s’exerce sur
les besoins. En effet l’homme divise ses besoins concrets en besoins « particularisés
donc plus abstraits ». La notion d’abstraction est sans doute l’apport essentiel de
Hegel à l’analyse de la division du travail dans les sociétés modernes. Marx utilisera
également la notion d’abstraction dans son analyse de la division du travail.25Or cette
multiplication des besoins humains est sans limite. Elle entraîne par là même la
multiplication infinie des moyens de satisfaction des besoins par un processus de
« raffinement ». La multiplication et le raffinement des besoins sont considérés par
Hegel comme étant liés, comme deux aspects d’un même processus.
Le moment suivant est celui de l’effet combiné du double penchant de
l’homme à vouloir à la fois imiter les autres et se singulariser. Ceci va entraîner une
23 « Il y a dans le système des besoins humains et de leurs mouvements une rationalité immanente qui en fait un tout articulé organique d’éléments différenciés » (HEGEL PPD § 200) 24 L’abstraction est une expression de la faculté d’entendement comme nous l’avons vu avec la description par Hegel de l’économie comme une science de l’entendement. 25 Voir LE CAPITAL
multiplication infinie des besoins26. Le désir d’égalité n’est jamais pleinement atteint
car de nouvelles distinctions se font jour. Les caractéristiques de l’homme servant à
Hegel à expliquer cette multiplication sans limite des besoins sont semblables à celles
invoquées par Smith. Celui ci explique dans la Théorie des Sentiments Moraux que
« c’est sur notre disposition…à imiter les riches et les grands que repose la capacité
de ceux ci à diriger ou à faire ce qu’on nomme la mode27 » et parle dans un autre
passage de l’ « amour de la distinction si naturel à l’homme ». Par cette double
disposition à imiter et à se singulariser est créée une dynamique au potentiel quasi
illimité, une demande de consommation insatiable. La dynamique de la société civile
prend racine dans ce double penchant. Ce renouvellement de la demande stimule la
production. Dans ce processus, Hegel note que les objets prennent une valeur
symbolique. La société civile est basée sur la représentation, sur l’image que les
individus renvoient aux autres28. Dans l’acquisition de ses moyens de satisfaction
l’individu devient dépendant des « représentations » de la société. Une forme de
dépendance « psychologique » s’instaure. Les préférences des individus ne sont pas
données comme dans la tradition néoclassique, mais sont directement influencées
par le marché, la coutume et la mode. Les besoins sont avant tout des besoins
sociaux. Hegel et Smith s’accordent sur le fait que certains objets ne sont d’aucune
utilité mais que leur but est pour le possesseur d’être vu, reconnu et admiré par les
autres. Le fait qu’il y ait des objets utiles et d’autres purement ornementaux se reflète
dans la différenciation faite par Hegel entre besoins « naturels » et besoins « de la
représentation » (HEGEL PPD §194) et correspond dans les grandes lignes, chez
Smith, à la distinction entre biens de nécessité et biens de luxe. En outre, la
délimitation entre ces différents types de biens est dépendante des conditions
historiques, économiques et sociales du pays. Pour Hegel, la différence entre besoin
naturel et besoin artificiel augmente sans cesse, tout comme les besoins se multiplient
et se différencient à l’infini. « C’est cela qui entraîne le luxe » (HEGEL PPD §195)
26 « Le besoin de cette égalité, d’ une part en tant qu’assimilation : l’imitation, et d’autre part le besoin qu’a la particularité également présente de se faire valoir par un signe distinctif, deviennent à leur tout une source réelle de multiplication et d’extension des besoins » (HEGEL PPD §193) 27 La même idée se trouve chez MANDEVILLE qui explique dans la « Fable des abeilles » que « nous regardons toujours au dessus de nous et de toutes nos forces nous nous efforçons d’imiter ceux qui d’une façon ou d’une autre nous sont supérieurs » 28 L’idée semble particulièrement proche du concept d’amour propre de Rousseau.
Suite à l’étude des besoins, Hegel s’intéresse au travail, défini comme le
moyen terme entre le besoin et sa satisfaction.29 L’homme économique, le bourgeois,
est en première instance un être de désirs et de besoins mais pour satisfaire ceux-ci il
doit se « transformer » en producteur, en offreur, en travailleur. Le travail est le
fondement de la société civile dans le sens où l’individu n’est reconnu par les autres
qu’en tant qu’il exerce une activité et participe à la richesse sociale. En outre, le
principe de la société civile est l’honneur par le travail, et plus précisément l’honneur
d’assurer sa subsistance par son propre travail. Le bourgeois est indépendant. Hegel
explique de prime abord que « par les procédés les plus variés, il [le travail] spécifie
la matière livrée immédiatement par la nature pour différents buts » (HEGEL 1821)
En d’autres termes, le travail est dans un premier temps une transformation des
objets de la nature en vue de la consommation et de l’usage humain. L’homme exerce
son empreinte sur la nature, l’humanise car « l’homme dans sa consommation
rencontre surtout des productions humaines ». Fondamentalement, le travail est la
médiation entre la nature et l’homme. Il est le lieu de la synthèse entre le sujet et
l’objet. La conscience, en désirant un objet, oblige l’homme à agir, à créer cet objet
pour transformer le besoin d’un désir subjectif à une force objective. L’homme crée
son propre monde par le travail. Il constitue l’externalisation et l’objectivation des
capacités et des potentialités humaines. Par le travail, l’homme s’abstrait de la nature
et tente de la dominer, de la faire sienne, de créer un monde à son image, issu de ses
propres forces. Le travail est la « conscience créatrice30 » de l’homme. Comme le
travail humain est une réponse à ses besoins, il subit les mêmes mouvements :
extension, raffinement, abstraction. Le travail est alors fractionné, particularisé. C’est
alors qu’émerge la « culture »31 par le travail. L’éducation de l’homme par le travail
revêt deux formes. Avec la multiplication des besoins les activités de travail sont
également multipliées afin d’y répondre. Cette multiplicité forme l’étape dans
laquelle « se développe la culture théorique » (HEGEL PPD §197). Afin d’opérer les
29 « La médiation qui prépare et obtient pour le besoin particularisé un moyen également particularisé, c’est le travail. »(HEGEL, PPD §196) 30 L’expression se trouve chez Avineri. 31 Traduction de « Bildung »
nombreuses tâches que nécessitent la satisfaction de besoins toujours plus divers et
raffinés, les connaissances humaines ont été stimulées : il y a donc extension
quantitative des connaissances. Mais l’extension est également qualitative car « la
diversité des conditions et des objets » oblige aussi à « une mobilité et une rapidité
des représentations et de leur enchaînement, la compréhension de relations
compliquées et universelles » (HEGEL PPD §197).
La seconde forme de culture par le travail est la « culture pratique ». Le
côté pratique de la culture par le travail consiste d’abord dans « l’habitude de
l’occupation en général » et surtout « dans la limitation de l’activité ». Par la
restriction de son champ d’activité l’homme prend conscience de son travail et
apprend à s’y adapter selon les matières sur lesquelles il travaille et selon les besoins
des autres. Cette attention particulière apportée aux « matières » lui permet
d’augmenter sa dextérité, celle ci devenant objective et universelle.32 C’est ainsi
qu’un procédé découvert par un travailleur pour simplifier son travail peut être
étendu à tous les travailleurs ayant la même occupation.33 La particularisation et
l’abstraction des besoins vont entraîner la particularisation et l’abstraction du travail,
amenant la nécessité de la division du travail. Phénomène typiquement moderne, la
division du travail crée une nouvelle forme de dépendance entre les individus. Le
travail dans la société marchande est du travail social et fonde une nouvelle forme de
lien entre les individus. Avec la division du travail, le travailleur ne produit plus
pour satisfaire directement ses besoins. Il travaille pour satisfaire les besoins d’autres
personnes qui font de même. Les besoins abstraits ont conduit au travail abstrait et
les besoins sociaux sont satisfaits par du travail social. Chaque individu devient
dépendant des autres pour la satisfaction de ses besoins. Comme Smith, Hegel
remarque que la division du travail accroît sa productivité : l’approfondissement de
la division du travail a pour conséquence une augmentation de la production34 mais
32 « Elle (la culture pratique) consiste aussi dans la limitation de l’activité par la nature de la matière, par la volonté des autres, ce dressage faisant gagner l’habitude d’une activité objective et de qualités universelles » (HEGEL PPD §197) 33 « Ce qui, dans son habileté particulière, est véritablement universel, c’est l’invention de quelque chose d’universel, que les autres apprennent, dont ils suppriment la particularité, et qui devient immédiatement un bien universel » (HEGEL Realphilosophie I) 34 « la singularisation du travail accroît la masse de ce qui est élaboré. 18 êtres humains travaillent à la fabrication d’une épingle dans une manufacture anglaise. Chacun a à faire un côté particulier du travail, et seulement celui-ci. Un individu singulier ne pourrait peut être pas en faire 20, il ne pourrait peut être pas en faire
dans le même temps il renforce la dépendance entre les individus. Le système des
besoins est un système d’interdépendance universelle :
« Mais ce qu’il y a d’universel et d’objectif dans le travail tient à l’abstraction produite par
la spécificité des moyens et des besoins d’où résultent aussi la spécification de la
production et la division des travaux. Le travail de l’individu devient plus simple par la
division et son aptitude dans son travail abstrait, ainsi que la masse de ses produits
augmente ; En même temps, cette abstraction des aptitudes et des moyens achève la
dépendance mutuelle des hommes pour la satisfaction des autres besoins et en fait une
nécessité complète. » (HEGEL PPD §198)
« Son travail est fait pour le besoin -pour l’abstraction d’un besoin- pris comme un
universel, non pas pour son besoin ; et la satisfaction de la totalité de ses besoins est
obtenue par un travail de tous. Entre l’ensemble des besoins de l’individu singulier et son
activité pour les satisfaire, s’introduit le travail de tout le peuple ; et le travail de chacun
est, eu égard à son contenu, un travail universel, pour la satisfaction des besoins de tous
et, de même, approprié à la satisfaction de tous ses besoins…La satisfaction des besoins
consiste en une dépendance universelle de tous les individus les uns par rapport aux
autres… (HEGEL Realphilosophie I) »
En raison de la spécialisation du travail l’homme ne produit plus d’objets
dans leur totalité. Son travail n’est plus la médiation entre son propre désir
particulier et sa satisfaction. C’est dans ce sens que le travail devient du travail social.
Après la dépendance « psychologique » liée aux besoins sociaux puisque la société
civile marche à la représentation, le système des besoins consacre une seconde forme
de dépendance, une dépendance « physique »35. « Le travail, qui portait sur le besoin
d’un individu devient dans le peuple… un travail universel » (HEGEL 1803)
L’individu ne produisant plus directement les moyens de satisfaction de ses besoins
1. Ces 18 travaux, répartis entre 10 êtres humains, font 4000épingles par jour. Mais du travail de ces 10 êtres humains, s’ils travaillaient en une équipe de 18, il sortirait 48000 épingles en un jour. » (HEGEL Realphilosophie I) 35 « Comme le travail aussi devient un travail universel, ainsi, puisqu’il ne vise pas la totalité du besoin selon sa matière mais selon le concept, une dépendance universelle est posée en raison de la satisfaction du besoin physique » (HEGEL Système de la Vie éthique)
en raison de la division du travail, il se trouve dans l’obligation de recourir à
l’échange. Par voie de conséquence chaque individu devient un marchand :
« La division du travail une fois généralement établie, chaque homme ne produit plus par
son travail que de quoi satisfaire une très petite partie de ses besoins. La plus grande
partie ne peut être satisfaite que par l’échange du surplus36 de ce produit qui excède sa
consommation, contre un pareil surplus du travail des autres. Ainsi, chaque homme
subsiste d’échanges et devient une espèce de marchand. » (SMITH RN)
L’activité économique génère donc par elle même, de façon spontanée, une
forme de socialisation, de lien entre les individus. Par ses besoins et son travail,
l’individu économique est inséré dans un système complexe d’interdépendance
mutuelle. C’est pourquoi, quand bien même les hommes ne suivent que leurs intérêts
égoïstes, la société ne tourne pas au chaos. Le système marchand impose une forme
de coexistence sociale. Cependant cette forme de lien entre les individus, typique de
la société moderne, est avant tout une forme de dépendance. En d’autres termes,
cette dépendance étant subie plutôt que voulue, l’homme n’est pas encore
pleinement libre. La dépendance s’impose à lui, elle n’est pas issue de son
approbation. En outre, plus la division du travail s’approfondit, plus la dépendance
s’accroît. Ainsi la société marchande ne fait qu’exhiber une nouvelle forme de
dépendance par rapport aux époques antérieures. En effet, durant l’Antiquité et le
Féodalisme il existait une dépendance que l’on pourrait qualifier de « dépendance
hiérarchique verticale » : l’esclave et le maître étaient dépendants l’un de l’autre mais
le maître possédait une supériorité sous forme d’autorité, une supériorité entérinée
par la loi. Tandis que dans la société moderne on peut parler de « dépendance
hiérarchique horizontale » dans le sens où sont dépendants des individus égaux en
droit, à statut juridique équivalent : le « bourgeois » est considéré en tant que
personne juridique. Il semble alors justifié de se demander si cette forme de
dépendance est préférable ou non aux anciennes formes. Pour Hegel la société
36 Hegel explique de la même manière que l’échange est un échange de surplus : « La contingence qui fait que l’un a un moyen de satisfaction en excès entraîne pour soi l’échange contre des moyens qu’autrui a en excès » (HEGEL Leçons sur le Droit Naturel et la Science de l’Etat).
marchande constitue tout de même une forme de libération par rapport à la société
féodale ou antique. En termes hégéliens, le principal apport des temps modernes est
de permettre à l’individu de développer sa liberté subjective, de pouvoir poursuivre
son intérêt personnel comme bon lui semble, de pouvoir s’épanouir en tant que
bourgeois en faisant reconnaître sa particularité. Chaque homme a désormais la
possibilité de satisfaire des besoins qu’il s’est lui même assigné et de choisir le métier
qu’il a envie d’exercer. De plus il va pouvoir utiliser ses talents, ses aptitudes
personnelles dans son propre intérêt et souvent également dans celui de la nation
toute entière, quand bien même il n’en a pas conscience. Il est également un autre
aspect qui rend pour Hegel cette dépendance acceptable. Il s’agit du fait que par le
déploiement des activités économiques l’homme s’est libéré de la nécessité naturelle
et s’est crée son propre monde, une seconde nature, sociale cette fois car issue de ses
propres forces.37
I.III) Main Invisible et Ruse de la Raison
Le point de départ de notre analyse est le fait qu’Hegel affirme, à l’instar
de Smith, que le bourgeois, l’homme économique, en poursuivant son intérêt
personnel tend à « maximiser » la richesse sociale38. La métaphore smithienne de la
Main Invisible est ici présente et réinterprétée par Hegel en tant que Ruse de la
Raison. L’idée est la même pour les deux auteurs qui pensent que l’individu par son
comportement intéressé, égoïste, atteint une fin, l’augmentation de la richesse de la
société, qui n’entre nullement dans ses intentions39. En termes hégéliens, l’individu
atteint l’universalité, l’intérêt de la communauté dans son ensemble, de façon
37 Seconde nature qui va agir sur les individus comme une « nécessité aveugle ». Bien qu‘étant le produit de l’action des hommes, cette seconde nature va les dominer. 38 « Chacun en gagnant, produisant et jouissant pour soi, gagne et produit en même temps pour la jouissance des autres » (Hegel PPD) 39 « En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sureté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions » (SMITH Richesse des Nations)
inconsciente et involontaire. Ainsi, l’universalité est bien présente dans la société
civile mais de manière dissimulée, sans que les hommes, en l’occurrence les
bourgeois, n’en aient conscience :
« Dans l’histoire universelle, il résulte des actions des hommes quelque chose d’autre que
ce qu’ils ont projeté et atteint, que ce qu’ils savent et veulent immédiatement. Ils réalisent
leurs intérêts, mais il se produit en même temps quelque autre chose qui y est cachée,
dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui n’entrait pas dans leurs vues. »
(HEGEL, La Raison dans l’Histoire)
L’élévation de la particularité à l’universalité ne s’effectue pas sur le mode
de la liberté mais sur celui de la nécessité. Le particulier est contraint d’opérer le
passage à l’universel. C’est malgré eux ou à leur insu que les particuliers donnent à
leur activité le mode de l’universalité. L’universalité est subie plus que voulue. Par
conséquent, l’universalité et la liberté atteintes au sein de la société civile ne sont que
« formelles », et non réelles et effectives. C’est pourquoi Hegel qualifie la société
civile d’ « Etat de l’entendement », « Etat extérieur » ou encore « Etat de la
nécessité », toutes ces expressions traduisant l’incapacité de la société civile à
incarner la réalité de la vie éthique. N’est véritablement libre pour Hegel que celui
qui atteint des fins qu’il s’est lui-même assigné. Le bourgeois n’est donc pas
véritablement libre. Seul le citoyen le sera. Cette « autre chose » qui se produit dans
les relations économiques c’est une augmentation de la richesse sociale. Or, la
satisfaction de l’individu privé qui profite à l’ensemble de la société n’est qu’une
possibilité, et est loin d’être assurée pour tous dans la société marchande. Hegel
explique que la participation à cette richesse commune requière certaines conditions :
il faut un certain « capital » au départ et des aptitudes, des talents particuliers, des
« dons spirituels et corporels » qui soient exploitables par le marché. De plus, c’est la
richesse globale de la société qui augmente mais rien ne dit que la richesse de chaque
individu va augmenter elle aussi, bien au contraire. On voit poindre ici l’objection
majeure d’Hegel à l’encontre de la métaphore de la Main Invisible de Smith. En effet,
cette métaphore exprime deux idées bien distinctes. La première est que l’agent
économique en poursuivant son intérêt personnel favorise la création maximale de
richesses. La seconde idée est que cette augmentation de la richesse profite à tous.
C’est justement cette seconde proposition qui fait défaut dans l’analyse hégélienne.
Hegel explique que la pauvreté est immanente à la société marchande, elle en est une
caractéristique structurelle. En même temps qu’elle crée toujours plus de richesses, la
société crée également toujours plus de pauvreté. Richesse et pauvreté sont selon lui
interdépendantes et constituent les deux aspects des forces immanentes du marché,
les deux membres d’une équation dont la somme est nulle. Hegel pense que toute
une « classe » est privée des bénéfices de la croissance. Seule une partie de la
population profite de la richesse sociale et en jouit tandis qu’une autre partie en
devient de plus en plus esclave :
« Par l’universalisation de la solidarité des hommes, par leurs besoins et par les techniques qui permettent de les satisfaire, l’accumulation des richesses augmente d’une part, car cette double universalité produit les plus grands gains, mais d’autre part, le morcellement et la limitation du travail particulier et, par suite, la dépendance et la détresse de la classe attachée à ce travail augmentent aussi, en même temps l’incapacité de sentir et de jouir des autres facultés, particulièrement, des avantages spirituels de la société civile. »(HEGEL PPD)
La société civile est empreinte de contradictions, elle « présente dans ses
oppositions et ses complications aussi bien les spectacles de la débauche que de la
misère et de la corruption du physique et du moral… » (HEGEL PPD) Hegel pense
que la création de richesse dans la société marchande forme un mouvement
dialectique. En d’autres termes, elle engendre nécessairement son contraire, la
pauvreté. Sans véritablement se justifier, il tente de faire passer pour une nécessité
logique ce qui au premier abord semble difficilement acceptable. Nous pensons qu’il
avait en tête l’idée que d’un côté la richesse de la nation augmente, mais que de
l’autre les travailleurs continuent à recevoir un salaire de subsistance et donc
s’appauvrissent comparativement à la richesse globale de la société. Une autre
différence non négligeable entre Smith et Hegel est que ce dernier « ne pense pas que
l’individu sert d’autant mieux l’intérêt général qu’il n’en a pas conscience ».
(BROCHARD 2002) Pour Hegel la société civile n’est pas l’aboutissement, la forme
ultime de vie éthique car l’universel et le particulier n’y sont pas pleinement unis.
Aux yeux du bourgeois l’universel, la communauté, n’est qu’un moyen pour la
réalisation de ses fins particulières et non un but en soi et pour soi. Les relations entre
les hommes sont purement instrumentales dans la société civile. Ce n’est pas la
solidarité qui lie les individus mais la dépendance et la nécessité. L’universel n’est
pas atteint consciemment tandis qu’il le sera via l’Etat, « substance » de la vie
éthique. Pour Hegel, en effet, l’individu promeut de façon plus efficiente l’intérêt
général s’il en est pleinement conscient.40
SECTION 2 : L’ETAT ET SES MEMBRES, LES
CITOYENS
II.I) De la société civile à l’Etat
Comme nous l’avons rappelé précédemment, la spécificité des sociétés
modernes est de distinguer, de séparer sphère économique et sphère politique,
société civile et Etat. Ce sont les liens qui unissent ces deux sphères et la relation de
subordination de l’économique au politique instaurée par Hegel qui constituent la
spécificité de la conception hégélienne de l’Etat eu égard à la tradition « libérale » et
aux théories du contrat social. En effet, Hegel s’oppose à l’idée que l’Etat est au
service de la société civile, que le politique est subordonné à l’économique, qu’il n’est
qu’une simple superstructure des relations économiques. Ainsi les théories du
contrat social n’attribuent à l’Etat qu’un rôle secondaire de sécurisation des individus
et de respect des propriétés privées et des droits civils en général. L’Etat est au
service de la société civile. Hegel redoutait fortement ceci, comme en attestent ses
premiers écrits où la nostalgie de la « Schöne Totalität » grecque transparait
clairement. En particulier, nous pensons au Droit Naturel dans lequel, Hegel
craignant justement une prégnance exacerbée des activités économiques sur
l’ensemble de la société, il se montre favorable à une nullité politique du second état, 40 Nous verrons ceci à travers l’analyse du citoyen et du membre de la corporation dans la partie 2.
l’état industriel. L’exemple historique d’une telle société est incarné d’après lui par le
monde romain dans lequel « tous les individus sont réduits au rang de personnes
privées » (Hegel PPD § 357) et perdent ainsi tout souci de la cause publique, de
l’intérêt général, ne réalisant par là même qu’une « universalité abstraite ». Il ne nous
semble pas anodin qu’Hegel qualifie dans l’Encyclopédie les théories du contrat social
de perspective « atomistique » dans le domaine politique41, terme qu’il avait employé
pour définir la société civile. Celles-ci confondent l’Etat et la société civile. Or :
« Si on confond l’Etat et la société civile et si on le destine à la sécurité et à la protection de
la propriété et de la liberté personnelles, l’intérêt des individus en tant que tels est le but suprême en
vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte qu’il est facultatif d’être membre d’un Etat. Mais sa
relation est tout autre ; s’il est l’esprit objectif, alors l’individu lui-même n’a d’objectivité, de vérité et
d’éthicité que s’il en est membre. » (Hegel PPD)
Les affirmations d’Hegel ici ont une résonnance contemporaine toute
particulière. On peut expliquer la désaffection des individus dans les sociétés
modernes pour les affaires publiques et la citoyenneté en général par le fait que dans
ces sociétés l’économique tend à surpasser et à dominer le politique, mettant celui-ci
à son service. Dès lors, comme le souligne Hegel, la notion de citoyenneté perd toute
sa substance, devient vide de sens et se réduit simplement à l’appartenance,
obligatoire, à un Etat42. Ce sont l’esprit civique et l’esprit martial qui disparaissent43.
Bien au contraire, pour Hegel, quand bien même société civile et Etat sont deux
sphères indépendantes, l’économique est subordonné au politique. C’est la
dialectique de l’Etat et de la société civile qu’il nous faut appréhender. Ainsi le
fondement de l’Etat n’est pas le contrat mais « la force de la raison qui devient
effective en tant que volonté44 ». La société civile était l’ « Etat de l’entendement et de
la nécessité », l’Etat est l’Etat de la raison et de la liberté. Dans la société civile le
bourgeois, en poursuivant son intérêt personnel, avait la possibilité de concourir à la
41 « Selon cette perspective la volonté des êtres singuliers en tant que tels est le principe de l’Etat, l’attractif est la particularité des besoins, des inclinations, et l’universel, l’Etat lui-même, est le rapport extérieur que constitue le contrat. » 42 Nous reviendrons plus en détail dans la seconde partie sur la différence entre la conception « libérale » de la citoyenneté et celle qui renvoie à la tradition de l’« humanisme civique ». 43 Ceci correspond à des thématiques de premier plan dans la tradition de l’humanisme civique. 44 PPD § 258
richesse sociale mais n’en était pas conscient. L’homme privé réalise l’universel sans
le savoir. Seul l’Etat a des fins à la fois universelles et conscientes. Il n’a même qu’un
seul but, le but suprême : la liberté. La finalité ultime de l’Etat, « sa destination », son
« essence substantielle », n’est pas d’assurer inconditionnellement la protection de la
propriété et de la vie des individus. Au contraire, « l’Etat est cette réalité plus haute
qui elle-même prend un droit sur cette vie et cette propriété des individus et peut en
exiger le sacrifice45 ». Bien que la propriété soit impossible sans l’Etat, elle n’en est
pas la cause finale. L’Etat est une « nécessité extérieure », une « puissance
supérieure » eu égard aux sphères du « droit privé » et du « bien être privé »46. En un
mot, l’Etat transcende la société civile, il en est le « but immanent ». Il intègre la
société civile tout en la dépassant. L’Etat est la forme la plus haute de vie la sociale, il
est la réalité de la vie éthique, son effectivité. En lui, contrairement à la société civile,
sont véritablement réconciliés l’individu et la société, le particulier et l’universel. Les
structures et les fonctions de L’Etat décrites par Hegel mettent en lumière les
conditions et les exigences qui déterminent la réalisation effective de la liberté, la
liberté à la fois universelle et concrète. Dans la société civile chacun avait la liberté de
s’enrichir mais cela engendrait toute une classe de défavorisés,47la richesse globale
augmentant au détriment de toute une frange de la population. Dans l’Etat la liberté
de chacun est aussi celle de tous, elle est une norme universellement valable et sans
distinction : c’est pourquoi l’appartenance à un Etat est pour Hegel un « devoir
suprême ». Ce n’est plus tel ou tel intérêt qui est le but mais l’association qui devient
elle-même le but. La société civile unissait les individus par la nécessité, et en cela le
lien social issu du système de marchés et de la division du travail n’incarne qu’une
solidarité formelle entre ses membres puisque elle est plus subie que voulue. Dans
l’Etat l’homme adhère à une communauté à laquelle il consent et qui le reconnaît.
45 PPD § 1OO 46 PPD § 261 47 « Si la société civile se trouve dans un état d’activité sans entrave, on peut la concevoir comme un progrès continu et intérieur de la population et de l’industrie. Par l’universalisation de la solidarité des hommes, par leurs besoins et par les techniques qui permettent de les satisfaire, l’accumulation des richesses augmente d’une part…mais d’autre part, le morcellement et la limitation du travail particulier et, par suite, la dépendance et la détresse de la classe attachée à ce travail augmente aussi, en même temps l’incapacité de sentir et de jouir des autres facultés, particulièrement des avantages spirituels de la société civile » (HEGEL PPD)
C’est en lui que l’individu isolé trouve un sens et une signification à la vie en
commun.48 L’Etat est une véritable communauté éthique.
La raison d’être de l’Etat est de faire coïncider l’intérêt particulier et
l’intérêt général, d’orienter les intérêts égoïstes vers la réalisation du bien commun49.
Ceci ne signifie nullement la négation de la liberté subjective, principe de la société
moderne qui ne peut être remis en cause, mais plutôt son intégration, sa
réconciliation avec le bien commun. L’exemple de la Révolution française et plus
spécifiquement la Terreur montrent bien que l’on ne peut nier les intérêts privés.
L’Etat exigeait de ses citoyens qu’ils donnent leur vie pour l’Etat, à l’image du monde
grec. Mais cet épisode historique s’est transformé en dictature sanglante, l’intérêt des
individus entrant constamment en opposition avec celui de l’Etat. C’est en réalisant
consciemment l’universel que l’homme est véritablement libre car il réalise par là
même un but qu’il s’est lui même fixé :
« L’Etat est la réalité en acte de la liberté concrète ; or, la liberté concrète consiste en ceci
que l’individualité personnelle et ses intérêts particuliers reçoivent leur plein
développement et la reconnaissance de leurs droits pour soi, en même temps que d’eux
mêmes ils s’intègrent à l’intérêt général, ou bien le reconnaissent consciemment et
volontairement comme la substance de leur propre esprit, et agissent pour lui, comme
leur but final. Il en résulte que, ni l’universel ne vaut et n’est accompli sans l’intérêt
particulier, la conscience et la volonté, ni les individus ne vivent comme des personnes
privées, orientées uniquement vers leur intérêt sans vouloir l’universel ; elles ont une
activité consciente dans ce but. » (HEGEL 1821)
Pour que cette « liberté concrète » devienne réalité, il est nécessaire que
l’individu reconnaisse l’Etat : d’une part en ne ressentant pas les intérêts de l’Etat
comme opposés aux siens, d’autre part qu’il reconnaisse que l’Etat est véritablement
le domaine dans lequel il trouve sa satisfaction personnelle. Outre que l’individu
48 « s’ il[l’ Etat] est l’ esprit objectif, alors l’ individu lui même n’ a d’ objectivité, de vérité et de moralité que s’ il en est membre. L’association en tant que telle est elle même le vrai contenu et le vrai but, et la destination des individus est de mener une vie collective ; et leur autre satisfaction, leur activité et les modalités de leur conduite ont cet acte substantiel et universel comme point de départ et comme résultat. » (HEGEL PPD) 49 « Les fins se constituent en se reproduisant en vue du bien être des individus singuliers, mais se dissolvent dans le bien être de l’universel. L’universel dans l’Etat ne laisse pas les fins particulières s’ossifier en tant que telles, mais fait en sorte qu’elles ne cessent de se dissoudre dans l’ universel. » (HEGEL 1817)
doive reconnaître l’Etat, il est nécessaire que l’Etat lui même reconnaisse également la
liberté et le droit de l’individu de mener une vie privée et d’exercer le métier de son
choix. Il pourra alors convertir ces activités particulières dans le sens du bien
commun. C’est là toute la force de l’Etat moderne :
« Le principe des Etats modernes a cette puissance et cette profondeur extrêmes de laisser
le principe de la subjectivité s’accomplir jusqu’ à l’extrémité de la particularité personnelle
autonome et en même temps de le ramener à l’unité substantielle et ainsi de maintenir
cette unité dans ce principe lui même » (HEGEL Leçons sur le Droit Naturel et la Science de
l’Etat)
L’Etat assure donc un mouvement perpétuel de médiation entre les
intérêts privés et l’intérêt général en les révélant et en essayant autant que faire se
peut de les mettre en accord. Il intègre les intérêts privés à l’intérêt général. L’objectif
de l’Etat n’est pas le plus grand bonheur du plus grand nombre mais de garantir la
liberté des citoyens.
II.II) Du bourgeois au citoyen…
La dialectique du bourgeois et du citoyen est fort semblable, comme nous
allons le montrer, à celle de la société civile et de l’Etat dont ils sont les membres
respectifs. L’originalité d’Hegel concernant la question de la citoyenneté se situe
précisément dans le procès de réconciliation qu’il opère entre ces deux visions de
l’homme : l’homme économique et l’homme politique. Concrètement, il apporte une
réponse à la question de savoir comment faire pour que dans les sociétés modernes le
bourgeois n’évince le citoyen. Ainsi, la situation s’est inversée en rapport avec la
société antique dans laquelle la subjectivité et par extension l’agent privé n’avaient
pas droit de cité50. L’homme y était avant tout et uniquement citoyen. L’adhésion à la
vie de la communauté, de la Cité y était directe, c'est-à-dire sans réflexion. 50 Voir (EGE 2005)
Dorénavant l’adhésion à la vie de l’Etat est médiatisée, c'est-à-dire voulue
consciemment, en raison du libre déploiement de la subjectivité, caractéristique de la
Liberté des Modernes, et constitue donc un enrichissement. La dialectique est
mouvement, progrès et réconciliation des contraires apparents. Appliquée à l’homme
de la société civile et l’homme de l’Etat cela signifie qu’ils ne constituent pas deux
représentations antagoniques de l’Homme. Autrement dit, le distinguo n’est pas
entre un être purement égoïste, ne se souciant que de son intérêt personnel, qui serait
le bourgeois, et un être purement altruiste, n’ayant en vue que l’intérêt général, qui
serait le citoyen. Nous pensons qu’Hegel résout l’incompatibilité apparente entre le
bourgeois et le citoyen en réinterprétant la notion de citoyenneté, en offrant une
nouvelle définition de celle-ci qui soit compatible avec les exigences de la société
moderne, et en particulier avec la Liberté des Modernes. A ce propos, on peut
distinguer de manière schématique deux grandes conceptions de la citoyenneté en
philosophie politique : la conception « libérale » et celle de l’ « humanisme civique ».
La conception libérale tend à minimiser le rôle et la portée de la citoyenneté tout
comme elle tend à minimiser le rôle de l’Etat dans l’économie et à subordonner le
politique à l’économique. Il s’agit d’une conception restreinte de la citoyenneté dans
laquelle est citoyen celui qui appartient à un Etat et jouit de la sécurité et de ses
propriétés privées. La conception de l’humanisme civique quant à elle renvoie à
Aristote et la vision du citoyen comme de celui qui vit entièrement pour la
communauté et ne se soucie que du bien public, sacrifiant au passage son intérêt
personnel. Ces deux visions de la citoyenneté semblent antagoniques, et pourtant
Hegel va les réconcilier en opérant une synthèse entre ces deux traditions, créant par
la même occasion une nouvelle vision de la citoyenneté.
Tout comme il décrit la Liberté des Anciens et la Liberté des Modernes,
nous pensons qu’Hegel distingue ce que nous nommerons la « Citoyenneté des
Modernes » par opposition à la « Citoyenneté des Anciens ». Ce que nous entendons
par « Citoyenneté des Anciens » correspond à la conception de la citoyenneté telle
qu’elle est présente chez Aristote et que l’on retrouve dans la tradition de
l’humanisme civique dont elle est le prolongement et que nous venons d’évoquer,
conception dans laquelle la liberté subjective était niée et l’adhésion à l’universel
totale et directe. Par « Citoyenneté des Modernes » nous entendons la nouvelle
conception de la citoyenneté mise en avant par Hegel. Etre citoyen prend un
nouveau sens dans le monde moderne. D’une part, avec l’abolition de l’esclavage ce
ne sont plus quelques hommes, une minorité de propriétaires fonciers qui ont accès à
la citoyenneté mais l’ensemble des individus. D’autre part, la nouvelle forme
d’adhésion à l’universel est médiatisée. Elle s’appuie sur la liberté subjective,
principe fondamental de la Liberté des Modernes, et par extension sur le bourgeois.
Les identités de citoyen et de bourgeois ne sont pas totalement indépendantes,
l’homme moderne n’est pas comme on pourrait le croire au premier abord un être
« schizophrénique » tiraillé entre deux identités irréconciliables. Bien loin de
s’opposer, l’homme privé et l’homme public, l’homme économique et l’homme
politique se complètent. Etre citoyen c’est viser l’universel tout en satisfaisant le
particulier, c’est satisfaire son intérêt privé tout en promouvant l’intérêt général. Le
particulier et l’universel n’étaient qu’une seule et même chose dans la société
antique. Désormais différents, il s’agit de les mettre en accord. Les figures du
bourgeois et du citoyen sont interdépendantes. On ne peut être bourgeois sans être
citoyen au sens strict du terme, c'est-à-dire membre d’un Etat et on ne peut être
citoyen, et c’est là l’originalité d’Hegel et ce qui fait la spécificité de ce que nous
avons appelé la « Citoyenneté des Modernes », on ne peut être véritablement citoyen
qu’en étant bourgeois également. Par un mouvement dialectique le citoyen englobe,
intègre le bourgeois et le dépasse, par un processus identique à celui concernant la
société civile et l’Etat. L’ « homme total » hégélien est le citoyen, qui comprend le
bourgeois. Le bourgeois était la représentation concrète de l’homme, le citoyen en est
le concept, sa « destination rationnelle51 ». Tout comme la société civile était
inférieure à l’Etat, le bourgeois en tant que représentation de l’homme est inférieur
au citoyen. L’Homme est un « animal politique ». Les points communs entre le
bourgeois et le citoyen ne doivent cependant pas masquer leurs différences qui
permettent de comprendre en quoi la citoyenneté est une forme de vie humaine
supérieure comparativement à la vie du bourgeois. Comme nous l’avons évoqué, le
citoyen intègre son intérêt personnel à l’intérêt général, il fait en sorte qu’ils
51 PPD § 75
coïncident. L’intérêt universel devient la finalité ultime de son intérêt privé. Partant,
le citoyen moderne ne nie pas, il ne sacrifie pas son intérêt personnel sur l’autel du
bien commun, contrairement à ce qu’aurait fait le citoyen antique. Il est capable à
l’inverse de ce dernier de réconcilier les deux éléments a priori antagoniques. D’autre
part, les citoyens ne sont pas en compétition, en situation de concurrence entre eux
mais forment une communauté solidaire car tous les citoyens, à la différence des
bourgeois dont les intérêts privés divergent, n’ont qu’une seule et même fin,
commune à tous, l’universel. Enfin, il nous semble qu’il existe une différence
profonde entre le type de connaissance et de savoir utilisés par le bourgeois et le
citoyen. Pour être plus précis nous pensons que le bourgeois est « l’homme de
l’entendement », et le citoyen « l’homme de la raison »52, à l’instar de la société civile
qui est l’ « Etat de l’entendement » et l’Etat, l’ « Etat de la raison ». Ce constat
s’appuie sur le fait qu’Hegel caractérise l’état industriel comme l’état qui « réfléchit ».
Or, la réflexion est une caractéristique typique de l’entendement. L’entendement est
typiquement ce qui procède par abstraction, qui sépare ce qui en est fait lié, tandis
que la raison seule est capable de réconcilier les contradictions apparentes en prenant
en compte la totalité de la réalité. Le bourgeois à ce titre est incapable de prendre en
compte l’impact de ses actions privées sur l’ensemble de la société. Sa vision de la
société est limitée à ce qui le concerne directement. Le bourgeois vit en lui-même et
pour lui-même uniquement. Il n’a pas conscience qu’en satisfaisant son intérêt privé
il peut satisfaire l’intérêt général et n’est pas capable de comprendre leurs
connexions. D’où le titre d’ « homme de l’entendement ». En revanche, le citoyen
comprend justement les liens qui unissent le particulier et l’universel et va pouvoir
de ce fait essayer consciemment de les mettre en accord. Il appréhende l’ensemble de
la réalité économique et sociale, traite plus d’informations et d’une nature plus
complexe. C’est pourquoi nous pensons qu’il est « l’homme de la raison ».
Pour Hegel les citoyens « ont des devoirs envers lui dans la mesure où ils
ont en même temps des droits » (HEGEL PPD). Ces devoirs ne constituent en aucun
cas une restriction de la liberté personnelle des individus car ils se soumettent à une
52 Haakonssen distingue fort justement chez Smith dans le même esprit le « contextual knowledge » de l’agent économique et le « system knowledge » de l’homme politique, du législateur. Voir (The Science of a Legislator 1981)
obligation qu’ils reconnaissent librement et de manière réfléchie comme leur
appartenant, et qu’en contrepartie ils reçoivent des droits. Il y a un principe
fondamental pour Hegel d’identité des droits et des devoirs dans l’Etat qui, s’il
n’était appliqué, supprimerait la volonté de l’individu d’en faire partie 53 :
« L’individu dans l’accomplissement de son devoir doit trouver en même temps son
compte, son intérêt personnel ou sa satisfaction et, de sa situation dans l’Etat, résulte un
droit par lequel la chose publique devient en même temps sa chose
particulière54…L’individu qui est sujet par des devoirs trouve dans leur accomplissement
en tant que citoyen la protection de sa personne et de sa propriété, la considération de son
bien particulier et la satisfaction de son essence substantielle, la conscience et la fierté
d’être membre de ce tout ; dans l’accomplissement du devoir sous forme de prestation et
d’entreprise pour l’Etat, il assure sa conservation et sa subsistance » (HEGEL 1821)
D’un côté l’individu a des devoirs envers l’Etat : il paie des impôts et doit
être prêt à sacrifier ses biens et même sa vie si la situation l’exige pour une cause plus
noble, la préservation de la liberté, exhibant de cette façon la supériorité de l’Etat sur
la société civile. En contrepartie, il reçoit ce qui est séminal : la dignité humaine, la
reconnaissance par les membres de la société. En complément de sa satisfaction
privée, elle procure à l’individu le sens de l’utilité publique : il n’est plus un être
égoïste, isolé, enfermé dans sa particularité, mais un membre reconnu de la
communauté, un citoyen. La vie collective devient pour lui une réalité et le but de
son existence. Dans l’Etat l’homme transcende son individualité. Il se comprend et se
réalise en tant qu’Homme, c'est-à-dire en tant qu’ « animal politique ». La validité et
la légitimité des institutions étatiques vont être proportionnées au consentement et à
l’adhésion des citoyens, à la « confiance » qu’ils leur accordent pour réaliser leurs fins
privées tout en favorisant dans le même temps l’intérêt général. En d’autres termes,
leur adhésion donne existence, vie et force à l’Etat. Deux pouvoirs au sein de l’Etat
vont assurer la conjonction des intérêts particuliers avec l’intérêt général : le pouvoir
53 « Ce concept de la réunion du droit et du devoir est une des conditions les plus importantes et contient la force interne de l’Etat » (HEGEL PPD) 54 La question se pose véritablement de savoir comment le citoyen peut faire de la Chose publique « sa » Chose. Hegel reste quasi muet sur le sujet. On sait en revanche son aversion légendaire vis à vis vote comme expression de la citoyenneté car il est frappé d’extériorité, une voix pouvant faire basculer à elle seule une élection dans un vote à la majorité.
législatif et le pouvoir gouvernemental55. L’individu peut exercer sa citoyenneté,
participer aux affaires de l’Etat, par l’intermédiaire du pouvoir législatif qui définit et
établit l’universel. Il « concerne les lois en tant que telles dans la mesure où elles ont
besoin de déterminations complémentaires et les affaires intérieures tout à fait
générales par leur contenu » (HEGEL PPD). Ce pouvoir est organisé sous la forme
d’un Parlement à deux Chambres, chacune accueillant les membres d’un état de la
société. Ainsi tout individu56 de la société a la possibilité de prendre part à
l’élaboration des lois, de participer à la vie politique :
« Dans l’élément représentatif du pouvoir législatif, le rang des personnes privées atteint
une signification et une efficacité politiques. Il ne peut donc pas alors apparaître comme
une simple masse indifférenciée ni comme une foule dispersée en atomes mais seulement
comme ce qu’il est, c’est à dire comme divisé en deux états : celui qui se fonde sur une
situation substantielle et celle qui se fonde sur les besoins particuliers et le travail qui les
satisfait. Ainsi seulement se rattachent vraiment le particulier réel et l’universel dans
l’Etat » (HEGEL 1821)
Une Chambre sera dévolue à l’élément fixe et plutôt conservateur de la
société, aux propriétaires fonciers, et une autre la partie dynamique de la société
civile. La similitude avec le Parlement anglais est frappante. Les premiers ne sont pas
mêmes élus57 a contrario des seconds. Il s’agit de députés qui représentent les
associations, les communautés auxquelles ils appartiennent, qui « reçoivent de cette
manière une unité politique ». Chaque député fait valoir l’intérêt général et non
55 Le pouvoir gouvernemental rassemble les fonctionnaires, des hommes de savoir dévoués envers l’Etat. Ce sont eux qui, en s’appuyant sur leur connaissance de la société et surtout sur les institutions de la société civile (police, justice, corporations), déterminent comment dans chaque cas particulier les intérêts privés peuvent être amenés à réaliser l’intérêt général. Leur activité est de « subsumer le particulier sous l’universel » et d’ « appliquer l’universel au singulier », de faire appliquer les lois décidées par le Parlement. Ils forment un état social : l’état universel. Ce sont eux qui déterminent quel est l’intérêt de la société et non le peuple, « qui ne sait pas ce qu’il veut » (HEGEL PPD), quels sont les problèmes et les solutions à apporter. En outre il a le droit de nommer les dirigeants des instances communautaires de la société civile (corporations, communes…). « Le fonctionnaire est le véritable serviteur de l’Etat et son véritable maître » (WEIL 1955) 56 Mis à part ceux qui n’appartiennent à aucune corporation. C’est en cela que l’individu de la plèbe est exclu de la vie politique, bourgeois (et rien n’est moins sûr) sans être citoyen. 57 « Le droit de cette partie de l’état substantiel est ainsi, d’ une part, fondé sur le principe naturel de la famille. Mais d’ autre part ce principe est modifié par un dur sacrifice à des fins politiques. Ainsi cet ordre est essentiellement destiné à l’activité conforme à ces buts et par conséquent, il y est appelé et justifié par la naissance sans les hasards de l’élection » (HEGEL PPD)
l’intérêt de sa corporation. Partant tout homme privé peut de même être un homme
politique. Cependant il n’est pas indispensable de faire partie du Parlement pour
s’épanouir en tant que citoyen. En effet, les Assemblées sont en premier lieu un
« moyen d’éducation », elles ont pour « mission de faire parvenir à l’existence
l’intérêt général non seulement en soi mais pour soi » (HEGEL PPD). Elles ont pour
finalité principale d’exprimer au peuple, « qui représente la partie qui ne sait pas ce
qu’il veut », quel est l’intérêt général. Le Parlement doit permettre de faire passer
l’individu d’une vision égocentrique et limitée à une vision d’ensemble de la société.
Ceci est rendu effectif par la publication des délibérations des Assemblées. C’est un
élément de transparence des activités étatiques58 et cela permet à tout citoyen de se
forger son opinion personnelle, garantie par la liberté d’expression.
II.III)…via la corporation
La corporation est un dispositif institutionnel ayant pour fondement la
possibilité pour l’individu économique d’atteindre une universalité restreinte, de
s’intégrer à une communauté et d’y obtenir sa reconnaissance, établissant par
conséquent le chaînon manquant, la médiation indispensable entre la société civile et
l’Etat. Pour passer du bourgeois au citoyen l’individu doit être membre d’une
corporation. Les corporations se forment et sont utiles principalement dans l’« état
industriel ». Hegel distingue trois états regroupant les individus suivant leur
profession, le matériau sur lequel ils s’exercent ou le type de besoins qu’ils satisfont.
Chacun renvoie à un moment de la vie éthique et à une forme de conscience ou de
connaissance. Tout d’abord il y a l’état « substantiel », « agricole » ou « naturel » qui
correspond grosso modo à l’agriculture puisque il trouve sa « richesse dans les
produits naturels d’un sol qu’il travaille ». (HEGEL PPD) Elle s’identifie à la vie
familiale car elle repose sur la croyance, la confiance et la foi, formes primaires de
58 « En donnant cette occasion d’information, on obtient le résultat plus général qu’ainsi seulement l’ opinion publique atteint la pensée véritable et la vue de la situation et du concept de l’ Etat, et de ses affaires » (HEGEL PPD)
connaissance, tout comme la famille repose sur l’amour des conjoints.59L’individu de
l’état agricole ne peut maîtriser tous les paramètres de son activité, celle ci étant
fortement dépendante des saisons, du climat, en un mot de la nature. C’est pourquoi
la « volonté propre » et la « réflexion » y sont secondaires. Le second état est l’« état »
industriel qui transforme les produits directement issus de la nature et qui pour cette
raison est susceptible de reposer sur la réflexion et l’« intelligence » car « ce qu’elle
produit et ce qu’elle consomme elle le doit essentiellement à elle même » (HEGEL
PPD). C’est l’« état qui réfléchit »60 et qui correspond à l’utilisation par l’individu de
l’entendement, cette forme de connaissance plus avancée que la simple croyance
mais qui sépare les contraires et ne parvient pas à atteindre la vérité, le concept mais
en reste à l’essence des phénomènes. L’état industriel s’identifie à la société civile.
Enfin, il existe un troisième état, l’« état universel » qui a pour activité l’intérêt
général, le bien de la société dans son ensemble. C’est l’« état qui pense » car les
individus utilisent cette fois la raison, seule source de vérité totale, et sont des
fonctionnaires. L’état universel s’identifie à l’Etat, moment ultime de la vie éthique.
Chaque individu doit pouvoir choisir à quel état il souhaite appartenir.
C’est l’un des grands avantages de la société moderne de procurer la
possibilité à chacun de choisir quel métier il souhaite exercer, a contrario de la société
platonicienne ou du système de castes en Inde.61 Car « la répartition des individus
dans les états, quoiqu’elle subisse l’influence de la nature, de la naissance et des
circonstances, dépend essentiellement et souverainement de l’opinion subjective et
de la volonté particulière ». Si l’état industriel a besoin des corporations c’est parce
contrairement à l’état universel qui a pour fin unique de réaliser consciemment
l’universel, le bien de la communauté, l’état industriel n’a pour fin consciente que le
particulier, les intérêts propres à chaque membre. Dans la corporation, l’individu va
exercer une activité qui satisfait son propre intérêt tout en ayant pour fin consciente
un universel limité, l’intérêt de sa communauté de métier : « l’homme privé [y]
trouve l’assurance de son capital et tout aussi bien sort de son intérêt privé singulier
et exerce une activité conscient en vue d’un but relativement universel… » (HEGEL
59 Hegel décrit la famille comme « la substantialité immédiate de l’esprit » (HEGEL PPD) 60 Voir (HEGEL Droit Naturel et Science de l’Etat) 61 Exemples donnés par Hegel
1817). La corporation est l’instance permettant à l’individu de ne pas s’enfermer dans
sa particularité62, de s’intégrer à une communauté à laquelle il puisse s’identifier et
qui lui offrira la reconnaissance. Elle permet dans une certaine mesure de tempérer
l’égoïsme excessif régnant dans la société civile mais également, phénomène très
important, de lutter contre la surproduction chronique de la société civile en
nantissant les agents économiques d’une vision plus étendue de la vie sociale, de la
connexion de leur activité avec l’ensemble de la société, du lien entre l’offre et la
demande, les bourgeois ayant tendance à perdre de vue la totalité de la vie sociale
car ils ne pensent qu’à améliorer leurs conditions d’existence et sont alors
surproducteurs. De plus, elle aide à joindre le particulier et l’universel dans le sens
où elle nantit les individus isolés a priori de la conscience d’un groupe, d’une
communauté. Les travailleurs apprennent à se considérer comme une partie d’un
idéal collectif. La corporation joue en première instance un rôle de médiation entre la
famille et l’Etat. Hegel la désigne comme une « seconde famille » pour ses membres,
bien que dépourvue de lien affectif. En cela elle complète l’action de la police dont la
raison première est d’assurer le bien être de tout particulier. Elle constitue une
instance de sécurisation pour l’individu qui se voit assuré d’obtenir un salaire décent
et régulier, quand bien même la conjoncture serait défavorable.63 Assuré de sa
sécurité, l’individu peut dépasser son égoïsme et parvenir à une représentation de la
société qui elle même le reconnaît, lui confère son rang social :
« Dans la corporation, non seulement la famille a un terrain ferme parce que la capacité
qui lui assure sa subsistance est une richesse stable, mais encore, cette subsistance et cette
richesse sont reconnues, c’est à dire que le membre d’une corporation n’a pas besoin de
prouver ses ressources et son succès par d’autres démonstrations extérieures qui
établissent sa valeur. On reconnaît en même temps qu’il appartient à un tout, qu’il est lui
même un membre de la société en général, et qu’il s’intéresse et s’efforce pour les buts non
égoïstes de cette totalité. Il a donc son honneur dans son rang social » (HEGEL PPD)
62Dans la corporation « le but intéressé, et orienté vers le particulier, se conçoit en même temps comme universel » (HEGEL PPD) 63 Elle doit « se charger du soin de ses membres contre les accidents particuliers » (HEGEL PPD)
Dans la corporation, le désir de sécurité de l’individu est reconnu par la
collectivité, il devient un droit.64 En outre, l’individu, en travaillant honorablement,
voit sa subsistance assurée et sa fortune accrue par ses efforts. Ses mérites lui sont
reconnus. C’est dans la corporation que se développent les vertus séminales de la
société moderne : la probité65 et l’honneur professionnel : « si l’on n’est pas membre
d’une corporation légitime, l’individu n’a pas d’honneur professionnel » (HEGEL
1821) Ce sont ces deux vertus qui font de l’individu un membre reconnu de la société
civile.66La véritable raison d’être de la corporation est d’assurer la cohésion de la
société. Elle fournit un moyen d’homologation sociale. L’individu y étant reconnu, il
n’a pas besoin de se faire valoir par une autre méthode, pernicieuse eu égard à la
cohésion de la société : la recherche à tout prix du succès économique qui mène à
l’appétit infini de richesses, au mauvais infini du désir. Dès lors, il nous semble
possible de caractériser un modèle d’agent économique hégélien. Le bourgeois est
celui qui poursuit son intérêt personnel et recherche uniquement son bonheur, son
bien être individuel. Le principe de la société civile n’est pas l’enrichissement illimité
mais l’honneur par le travail. Le bien être de l’agent économique n’est pas
uniquement fonction de sa richesse, de son revenu. Ce qu’il recherche avant tout c’est
la reconnaissance sociale de sa subjectivité, de sa particularité, de ses talents
personnels exprimés dans son activité professionnelle, à travers son travail. Or, cette
reconnaissance de sa subjectivité de lui jamais accordée de manière pérenne dans la
société en raison de la concurrence, de la compétition ininterrompue qui s’y déroule,
remettant en cause à tout moment sa position économique et son statut social. Ce
n’est que dans la corporation que cette reconnaissance est assurée et partant le
bonheur de l’agent économique réalisé. Ainsi nous pouvons définir un agent
économique hégélien qui poursuit uniquement qui n’a en vue que son intérêt
personnel et dont le bien être, l’utilité serait fonction : pour une faible part de son
revenu (un minimum étant nécessaire pour exprimer sa subjectivité en tant que
64 Dans la corporation, « le bien être particulier est réalisé en même temps que reconnu comme droit » (HEGEL PPD) 65 « C’est dans la corporation que la probité est véritablement reconnue et honorée » (HEGEL PPD) 66 « Dans ce système, la disposition morale objective consiste dans la probité et dans l’honneur professionnel grâce auxquels on fait de soi un membre de la société civile par une détermination individuelle, par son activité, son application et ses aptitudes. » (HEGEL PPD)
demandeur, comme être de besoins mu par un désir d’imitation et de
singularisation) et de la stabilité de celui-ci (assurée par la corporation), et pour une
grande part de la reconnaissance sociale de sa subjectivité, de ses talents, de ses
mérites dans son travail.
En outre, dans la corporation « l’aide reçue par la pauvreté perd son
caractère humiliant » (HEGEL PPD). En cela la corporation constitue le rempart idéal
contre la formation de la plèbe, cette masse d’individus désocialisés67 enclins à se
révolter. Elle donne à chaque individu la conscience de son être social et partant elle
anéantit l’esprit de révolte qui aurait pu naître en s’attaquant à ses causes profondes.
La pauvreté pour Hegel est plus qu’un problème monétaire, c’est un problème d’état
d’esprit, de conscience, de sentiment d’injustice et de spoliation. La corporation
représente l’Etat dans la société civile. Elle convertit un but « limité et fini » à
l’universel. « L’Etat s’enracine dans la corporation dont il prolonge les aspirations,
auxquelles il donne le moyen d’une réalisation complète » (MACHEREY 1999). La
corporation permet à la dignité professionnelle de se réaliser, l’Etat est fondé quant à
lui, comme nous l’avons expliqué, sur la reconnaissance de la libre personnalité de
l’homme, sur la dignité humaine.
Conclusion :
Arrivés au terme de notre étude, il nous semble possible de répondre par
l’affirmative à la question de savoir si Rawls était en droit de faire d’Hegel un
partisan du libéralisme de la liberté. La définition de celui-ci que nous avons utilisée
mettait en exergue la prédominance des droits civiques et politiques sur les « autres
principes qui pourraient être invoqués ». Cela se traduit selon nous dans l’œuvre
d’Hegel et en particulier dans les Principes de la Philosophie du Droit par la supériorité
du politique sur l’économique et du citoyen sur le bourgeois. En effet, l’homme
n’atteint la liberté effective et concrète que dans l’Etat en ayant pour fin consciente
l’universel, tout en préservant sa particularité, par un mouvement dialectique.
L’homme n’est véritablement Homme qu’en tant que citoyen. Comme nous l’avons
vu Hegel établit une nouvelle conception de la citoyenneté qui s’appuie sur la liberté
subjective, caractéristique de la Liberté des Modernes. Le politique intègre
l’économique et le dépasse, formant alors une véritable communauté éthique. Les
droits politiques ont de ce fait la prédominance sur les droits civils. Le citoyen est
prêt à sacrifier ses propriétés privées et sa vie pour la liberté, désormais accessible à
tous. De plus, un autre passage des Leçons sur l’histoire de la philosophie morale de
Rawls dans lequel il distingue le libéralisme de la liberté du libéralisme du bonheur
permet d’entériner l’acception d’Hegel comme libéral de la liberté :
« La tradition du libéralisme de la liberté date au moins de la Réforme et assigne une
priorité spécifique à certains droits fondamentaux : la liberté de conscience et de pensée,
la liberté personnelle et le libre choix d’une vocation-le fait d’être libre de l’esclavage et de
la servitude- pour en mentionner quelques uns des principaux. Le libéralisme politique
est aussi un libéralisme de la liberté. En outre, il garantit à tous les citoyens des ressources
génériques qui leur permettent de faire un usage intelligent de l’exercice de leurs libertés.
Cela ne garantit pas pour autant leur bonheur, qui relève de la responsabilité de chacun
d’entre eux. Le libéralisme des utilitaristes (classiques)- Bentham, James Mill et Sidgwick-
est différent du libéralisme de la liberté. Son premier principe est celui du plus grand
bonheur du plus grand nombre. Quand il sanctionne les libertés libérales, il s’agit d’un
libéralisme du bonheur ; mais s’il les exclut, il sort entièrement du cadre du libéralisme.
Etant donné que son idéal fondamental est la maximisation du bonheur, le fait que cette
maximisation garantisse ou non les libertés fondamentales a un caractère tout à fait
contingent ».
La confirmation de l’hypothèse d’Hegel comme libéral de la liberté trouve
ici une justification négative et une justification positive. Primo, il est clair qu’Hegel
ne peut être rangé du côté du libéralisme du bonheur puisque le plus grand bonheur
du plus grand nombre n’est pas son principe premier, ni même l’objectif prioritaire
de l’Etat. Secundo, Hegel est bel et bien un libéral de la liberté car la finalité ultime de
l’Etat, son fondement, est d’assurer et garantir la liberté des individus, le bonheur
relevant de la responsabilité individuelle.
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