Hegel et Kierkegaard_l’ironie comme thème philosophique

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    Camillia Larouche-Tanguay et Lionel PontonLaval thologique et philosophique, vol. 39, n 3, 1983, p. 269-282.

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    Hegel et Kierkegaard : lironie comme thme philosophique

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    Laval thologique etphilosophique, 39 , 3 (octobre 1983)

    HEGEL ET KIERKEGAARD :L'IRONIE COMM E THMEPHILOSOPHIQUECamillia L A R O U C H E - T A N G U A Yet Lionel P ONTON

    Aucune objec t ivi t n ' ta i t comme ce t tea u t o - d t e r m i n a t i o n . I r o n i e !Frdric S C H L E G E L

    RSUM. C'est propos de l'ironie socratique que se manifestent des divergencesentre Kierkegaard et Hegel. Pour Hegel, l'ironie de Socrate est un momentcontenu , pour Kierkegaard, elle est l'ironie en son effort total . Les deuxphilosophes s'entendent toutefois lorsqu'il s'agit de dfinir et de rejeter l'ironieromantique. Ils considrent aussi tous deux, mais diversement, que l'ironiesocratique fraie la voie l'thique.

    DA N S les Lignes fondamentales de la philosophie du droit de Hegel, l ' ironieconstitue la dernire tape de la dgradation de la moralit subjective, c'est--dire le mo men t o la subjectivit s'apprhende et s'exprime dans sa ngativitabsolue. L'ironie est prcde par la conviction, entendue comme pure certitudesubjective, qui en est la prparation et le point d 'ancrage. l 'analyse, la convictionse manifeste en effet comme expose l 'erreur et par suite comme arbitraire . Il estfacile de conclure de ce que la conviction ne mrite pas d'tre prise au srieux et dece que lebien n'est qu'un produit du m oi et n'a de consistance que grce lu i que jesuis le matre du bien et que je puis le faire apparatre ou disparatre comme il meplat . C ette dduc tion est accomplie par l 'ironie qui, dans la mesure o ellecorrespond une mancipation acheve l 'gard du bien objectif et l 'exaltationsuprme de la subjectivit, doit tre considre, selon Hegel, comme l'hypocrisie d an s son essence universelle . Dans la description qu'il en fait, Hegel insiste surl 'loignement du bien objectif, l 'auto-dtermination du sujet et la connaissancequ'acquiert celui-ci de sa propre vanit :

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    C A M I L L I A L A R O U C H E - T A N G U A Y e tL I O N E L P O N T O NL a pointe extrme de la subjectivit se donnan t comm e terme sup rme, que nousavons encore envisager, ne peut tre que ceci: se connatre comme ce quiconclut et dcide sur la vrit, le droit et le devoir... Elle consiste donc en ceci :connatre sans doute l'objectivit morale, mais au lieu de s'enfoncer dans cequ'elle a de srieux et d'agir en la prenant pour principe, en s'oubliant et enrenonant soi, la tenir au contraire distance de soi dans son rapport avec elleet se connatre comme ce qui veut et dcide ceci ou cela, mais peut aussi dcidertout autrement. Vous admettez une loi en fait et honntement, comme existanten soi et pou r s oi, je suis moi au ssi au niveau et dans le cadre de cette loi, mais jesuis encore plus loin, je la dborde et je peux la faire telle ou telle. Ce n'est pas lachose qui est au premier rang mais moi : je suis le matre souverain et de la loi etde la chose, dont je joue mon gr et dans cet tat de conscience ironique danslequel je laisse s'abmer le plus lev, je ne jouis que de moi '.

    Ainsi que le fait observer Kierkegaard2 , l'ironie est toute diffrente de l'hypocrisievulgaire. Bien qu'il soit mchant, l 'hypocrite veut paratre bon et pour y arriver ilemprunte les dehors ou les apparences du bien. L'ironiste, lui, ne dissimule que pourse sentir libre. De plus, l 'ironie doit tre distingue du jsuitisme qui accorde unegrande libert au sujet moral dans le choix des moyens pourvu que son intention soitbonne. Dans l'ironie, le sujet est affranchi de toute intention. Il veut sortircompltement de l'objectivit et rester l'gard de tout dans une indpendancengative. Plus les ralits lui apparaissent vaines, plus sa subjectivit s'allge, secreuse, s'estompe. L'ironie est en elle-mme sa propre fin. Kierkegaard ne donnepas l'ironie un caractre moral mais mtaphysique et contemplatif. Il en a saisicependant les traits essentiels. Il reprend son compte la dfinition hglienne del'ironie rom an tiqu e la ngativit infinie, absolue et il en propose l'explicationsuivante : Elle est ngativit, car elle nie seulement ; elle est infinie, car elle ne niepas tel ou tel phnomne ; elle est absolue, car ce en vertu de quoi elle nie est unquelque chose plus haut qui, pourta nt, n 'est pas. 3 Kierkegaard se livre ensuite uneenqute qui emprunte plusieurs de ses considrations aux exposs de Hegel.

    Le terme ironie renvoie tymologiquement questionnement et le questionnement renvoie lui-mme un objet et un questionn , un interlocuteur, l 'gard duquel le questionnant se comporte d 'une certaine manire, c 'est--dire faitmontre de savoir ou affecte de ne pas savoir. La question peut n'avoir qu'unerelation accidentelle l'objet sur lequel elle porte comme elle peut tre intgre ausavoir de cet objet. La question rpte peut faire voir que l'objet n'est pas encorepleinement compris, mais elle peut aussi en montrer l'evanescence et la vanit. Iln'est pas indiffrent que ce soit avec Socrate, le questionnant, que le concept d'ironieait fait son entre dans le mo nde. Le nom , dit H egel, est em prunt P laton quil'employait pour caractriser la mthode socratique 4. Il nous para t donc utile, lasuite de Hegel et de Kierkegaard, de remonter le cours du temps jusqu ' S ocrate pou r

    1. Philosophie du droit, par. 140, Rem., Kaan, pp. 186-187.2. Le concept d'ironie constamment rapport Socrate, uvres compltes, tome II, pp. 231-232.Traduction de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau. Hd. de TOrante, 1975.3. Le concept d'ironie, p. 236.4. Ph.D., par. 140, Rem., Kaan, p. 183.270

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    dgager les implications premires de ce concept et en retracer ensuite grands traitsl 'volution jusqu' sa conscration par les romantiques.1. L'ironie socratique com me figure subjective de la dialectique

    C'est dans la Rpublique que Platon fait allusion pour la premire fois l ' ironiesocratique. Thrasimaque la dcrit comme une simulation de l ' ignorance associe un refus de rpondre aux questions poses : O Hracls, voil bien l ' ironiehabituelle de Socrate. Je le savais, je l 'avais prdit ces jeunes gens que tu simuleraisl ' ignorance et que tu ferais tout plutt que de rpondre aux questions qu'on teposerait 5. En gnral, Hegel rattache la mthode de Socrate ou sa faon deprocder sa personnalit et son projet philosophique. C'est en fonction duprincipe du philosopher de Socrate qu'il faut, selon lui, dfinir sa mthode. Or,Socrate se propose la connaissance du bien comme absolu, surtout relativement auxactions et son projet est si exclusif que Socrate carte de sa recherche tout ce quiconcerne les sciences de la nature et de l'esprit. Le bien dont il s'agit doit avoir lavaleur d'un but vritable et tre reconnu comme tel par moi. Il y a donc dans laperspective socratique un moment qu'on pourrait caractriser par l 'veil de lasubjectivit et de la conscience de soi. tre prsent dans tout ce que je pense est levritable penser. Le second moment concerne le contenu du penser qui ne doit pastre subjectif mais objectif. Le penser doit s'ouvrir l'universit spirituelle etprendre appui sur les vritables principes. En langage moderne, on parlerait d 'uneunit du subjectif et de l'objectif. Il faut penser par soi-mme mais ne jamais s'carterde la vrit. La moralit laquelle on parvient est une moralit abstraite maisobjective. Dans la mesure o elle remet en question les murs, les coutumes, ou lesvaleurs tablies, cette moralit pourra passer comme l 'expression d'un refus. C'estcet aspect qui retient surtout l 'attention de Kierkegaard comme nous le verrons plusloin.

    Le principe du philosopher de Socrate tant connu, sa mthode semble aller desoi. Dans le deuxime moment de celle-ci, qu'on nomme maeutique ou artd'accoucher les esprits, il s'agit de partir de cas concrets de quelque chose qui a leconsentem ent de l' interlocuteur et d 'am ener progressivement celui-ci extraire deces cas concrets l'universel et ainsi de faire natre en lui, par un acte de pensepersonnel, la conscience de l 'universel: Il en sparait le concret (contingent),montrait la pense universelle qui y tait contenue, et faisait ensuite prendreconscience d'une propos ition universelle, d 'une d term ination universelle 6. Da ns laMtaphysique, A ristote attribue Socrate le mrite de deux dcouvertes impo rtantes :le discours inductif et la dfinition gnrale7 . Le processus du dveloppement del'universel partir des cas concrets suppose cependant le premier moment de lamthode, c'est--dire la dissolution des opinions solidifies et immdiatement

    5. La Rpublique, I, 337a.6. Leons sur l'histoire de la philosophie, II, p. 292.7. ARISTOTE, Mtaphysique, M, 4, 1078b, 27-30.271

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    CAMILLIA LAROUCHE-TANGUAY etLIONEL PONTONadmises par la conscience. Dans ce premier moment, l'affectation de l'ignorance estle moy en privilgi d'engager de faon fructueuse le processus de la mise l'preuve :

    Le fait d'accepter les reprsentations courantes, de les provoquer, se manifestaitdans son attitude d'ignorance feinte qui incitait les autres parler, il ne savaitpas ce dont il s'agissait, disait-il; il demandait alors avec une apparence denavet ses interlocuteurs de le lui dire, pour qu'ils l'instruisissent8 .Ce premier moment de la mthode celui qui servait Socrate de commencement est prcisment l 'tape ironique. En apparence simple manire de se comporteravec autrui, l'ironie n'en est pas moins associe troitement la pratique de ladialectique puisqu'elle amne l ' interlocuteur produire ses principes ce quipermet le dclenchement de la discussion dialectique de sorte que si l'on exclut lapointe personnelle ou la nuance de la conversation vis--vis des personnes dansl'entretien, le mouvement de la pense est la dialectique. C'est pourquoi Hegelconsidre l'ironie comme la figure subjective de la dialectique 9 . Le sens du termedialectique doit cependant tre prcis. Aristote nous prvient que la dialectiquen'tait pas au temps de Socrate une puissance assez forte pour faire porter sonexamen sur les contraires indpendamment de l 'essence 10 et propos de Platon ilaffirme : ses prdcesseurs ne possdaient aucune connaissance de la dialectique n .Hegel distingue une dialectique ngative plus proprement socratique et une dialectique portant sur les contraires proprement platonicienne :

    Cette dialectique (dont le rsultat est uniquement ngatif) se trouve frquemment chez Platon, partie dans les dialogues plus proprement socratiques, caractre moral, partie dans les nombreux dialogues qui ont trait la reprsentation que les sophistes se font de la science...12La dialectique de cette dtermination transcendante (celle o par exemple, lescontraires disparaissent dans l'universel, cette disparition de la contradictiontant l'affirmatif) est proprement platonicienne 13.

    Cette distinction apparat dj dans les exposs d'Aristote. En un premier sens, ladialectique est l'art de rpondre une question pose, par oui ou par non, et deraisonner sur les prmisses vraisemblables : ceci se vrifie qua nd, dans la discussion,nous rpondons nous-mmes 14. On parat alors connatre la chose en discussion. Enun autre sens, la dialectique doit procurer la capacit d'prouver la valeur del'adversaire d'une manire dialectique . Il est prfrable alors d'interroger sansrpondre et d'avouer ne pas savoir :C'est encore un principe lmentaire pour obtenir de l'adversaire qu'il noncesoit quelque erreur, soit quelque paradoxe, de ne jamais poser immdiatement

    8. Leons sur l'histoire de la philosophie, II, p. 287.9. Leons sur l'histoire de la philosophie, II, p. 287.10. ARISTOTE, Mtaphysique, M, 4, 1078b, 27-27.11. Ibid, A, 6, 987b 32.12. Passage cit par KIERKEGAARD, Le concept d'ironie, pp. 202-203.13. Passage cit par KIERKEGAARD, Le concept d'ironie, pp. 202-203.14. ARISTOTE, Les rfutations sophistiques, 34, 183b 6.

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    une question controverse, mais de prtendre qu'on n'interroge que par simpledsir de s'instruire : car cette faon d'enquter donne du champ pour l 'attaque 15.Aristote donne prcisment l 'exemple de Socrate : et c'est aussi pourquoi Socrateinterrogeait et ne rpondait pas, car il avouait ne pas savoir1 6 . L' ironie oul'ignorance feinte est ainsi la figure subjective d'une dialectique de la mise l'preuvede l'adversaire. D'une faon fort plaisante, Kierkegaard oppose ces deux faonsd'interroger : dans la premire, la question rpte ne fait que dvelopper la rponse,dans la deuxime, la question rpte dvore la rponse1 7 . Il ajoute que l'ironieramne et rduit la dialectique la personnalit de celui qui interroge 18. Dans sesLeons sur l'histoire de la philosophie, Hegel signale que cette ignorance feinte et cettedialectique ngative paraissent, dans une certaine mesure, inexactes : il s'applique parla suite en montrer la justesse et l 'minente positivit.

    Il semble, en effet, que l'ironie socratique soit dpourvue de vrit. Sur unequestion qu'il prtend ignorer Socrate interroge et il refuse au cours de la discussionde rpondre aux questions qui lui sont poses. Hegel voit dans cette faon deprocder un avantage certain. Quand on veut en arriver une discussion d'intrtuniversel qui puisse tenir compte du pour et du contre, il faut d'abord scruter ce quel'interlocuteur pense vraiment. Il faut donc ne pas se satisfaire de la rponse donnemais s'efforcer de dgager les prsu ppos s de cette rponse et vrifier sa cohrence : Cette explicitation de telles reprsentations est ce que ralise Socrate ; l est la vritde l ' ironie socratique1 9 . titre de pralable toute discussion srieuse, l 'interrogation ironique reste au service de l'ide. L'ironie socratique n'est, en consquence,ni ricanement, ni hypocrisie, pour qui l'ide n'est que plaisanterie . ceux quiinsistent sur l'opposition de la rflexion subjective la moralit existante, Hegelrtorque que la conscience de soi qu'veille Socrate est tourne vers le bien, l 'ideuniverselle : elle n'est pas une conscience de soi qui se tiendrait au-dessus de toutemoralit. Ce point sera repris dans notre analyse de la conception kierkegaardiennede l ' ironie socratique, dont nous pouvons dire un mot tout de suite. Transformonsl' ignorance au sujet d 'un problme dtermin en une ignorance absolue et faisons dela dialectique-mise-- l 'preuve-de- l 'adversaire une dialectique qui prend ausrieux le rien dans la mesure o elle ne prend au srieux nulle chose, le point de vuede Socrate devient l'ironie, c'est--dire la ngativit infinie et absolue :Cependant, entre ses mains, l 'ironie n'est pas un instrument au service de l'ide ;l'ironie est son point de vue : il ne possd ait rien de plus. S 'il avait p ossd l'ide,jamais son activit dvastatrice n'et opr un changement si radical.Kierkegaard est formel :Ses caractristiques, nous l'avons dj signal, sont l'ironie en son effort total, ladialectique en son activit ngativement libratrice20 .15. Ibid., 12, 172b, 23-25.16. Ibid., 34, 183b, 6-7.17. KIERKEGAARD, Le concept d'ironie, p. 35 ; p. 114.18. Ibid., p. 112 : Or, tandis que la dialectique indfiniment se propage et rayonne jusqu'aux extrmits,l 'ironie la ramne, la rduit la personnalit. Kierkegaard refuse la thse de Schleiermacher selonlaquelle Socrate aurait t un pur dialecticien.19. Leons sur l'histoire de la philosophie, t. II, p. 289.20. KIERKEGAARD, Le concept d'ironie, p. 112.

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    C A M I L L I A L A R O U C H E - T A N G U A Y e tL I O N E L P O N T O NHegel dfend un point de vue diamtralement oppos celui de Kierkegaard.L'ironie socratique a pour lui une signification limite. Utilise au profit de l'ide de

    justice et de vrit, elle n'est qu'un moyen de lutter contre les chimres de laconscience inculte ou sophiste: Ce n'est que cette conscience que Socrate traitaitironiquement, mais pas l ' ide elle-mme21 . L'ironie ne concerne dans le cas deSocrate que la tournure que prend un entretien vis--vis de certaines personnes.Platon ne confondait pas l'ironie socratique qu'il reproduisait dans ses crits avec laralit ultime ou l'Ide : l 'ironie et la dialectique qui lui est associe n'avaient d'autrefin que d'tre enfouies dans la substantialit de l'Ide , et de s'y achever. PourPlaton la mthode dialectique tait une mthode de dblaiement et de recherche de lavrit, mais la vrit tait vue par sa propre lumire et elle subsistait hors de ladialectique de sorte que Hegel peut crire que la dialectique tait finalementsubmerge par l'Ide. cet gard, l 'ironie n'tait qu'une tactique employe l'gardde l'interlocuteur au cours de la discussion. Kierkegaard concde que chez Platon lemouvement dialectique, justement parce qu'il ne traduit pas le dialectique mme del'ide, reste tranger l'ide elle-mme. Toutefois il faut distinguer, selon lui, l 'ironieet la dialectique platoniciennes de l'ironie et de la dialectique socratiques2 2 : Hegels'en tient uniquement aux deux premires et mconnat les deux dernires. La pensede Kierkegaard doit tre claire par une rflexion au moins sommaire sur laconception romantique de l ' ironie. Lui-mme insiste pour poser le problme danscette perspective : Le courant idaliste qui se donne comme une rflexion sur larflexion fut le mme que suivit Socrate en interrogeant. L'interrogation, c'est--direle rapport abstrait entre le subjectif et l'objectif, tait pour lui, en dernire analyse, lepoint capital 23.2. L'ironie romantique ou la conscience ironique commeconscience souveraine

    a) L'ironie romantiqueD a n s Fichte et son temps, F.X. Lon prsente l ' ironie romantique comme une

    mthode pour permettre au moi empirique d'atteindre l 'Infini et l 'Absolu qui est saforme mme. Il prcise que cette lvation l'Absolu., cette ralisation de l'Infini21 . Principes, par. 140, Rem., Kaan, p. 183.22 . L 'ironie et la dialectique sont les caractristiques d om inantes de cette u vre, chacun en con viendrasans doute; mais qu' i l y ai t deux formes d'ironie et deux formes de dialectique, le fait est galementindiscutable. Il y a une ironie, simple stimulus de la pense qui l 'encourage quand elle s'appesantit, lacorrige quand elle s'gare; il y en a une qui agit par elle-mme, tout en demeurant le terminus verslequel tendent tous les efforts. Il y a une dialectique perptuellement mouvante qui veille toujours cequ'une conjecture hasardeuse n'aille pas circonvenir le problme qu'elle remet infatigablement flotds qu'il s'est chou ; bref, elle sait le maintenir en suspens et en cherche prcisment la solution danset par ce mo yen. Il y a une dialectique qui, pa rtan t des ides les plus abstraites, les laisse s'panou ir endterminations d'ordre plus concret, dialectique recourant l 'ide pour construire la ralit... lapremire forme d'ironie correspond la premire forme de dialectique ; la deuxime forme d'ironie, ladeuxime sorte de dialectique... Le concept d'ironie, p. 111. Pour Kierkegaard, le premier point devue est celui de Socrate: Ses caractristiques, nous l 'avons dj signal, sont l 'ironie en son efforttotal, la dialectique en son activit ngativement libratrice .23 . Le con cept d'ironie, p. 36.

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    exige que cette forme demeure vide : elle implique la ngation de tout contenu relet empirique de la conscience 24.Ces deux citations peuvent servir d'introduction l 'analyse hglienne del ' ironie romantique. La subjectivit infinie dont on vient de parler n 'est pour Hegelque la conscience-de-soi purement formelle se connaissant comme absolue. Laconscience n'est prise alors qu'en un sens formel, indpendamment de tout contenuet sans son dploiement objectif. L' ironie qui s'entend dpouiller la conscience detoute teneur objective et la rendre vaine n'est par suite que l'absence de teneur etla vanit. La conscience peut alors se donner sa guise un contenu contingent ; elleen reste matresse et n'est pas lie par lui. Dans cette ipso-manifestation de sa formepure et infinie, de sa subjectivit exclusive, la conscience a l 'impression d'tre librepuisqu'elle possde sa dtermination infinie comme contenu absolu et co mmeobjet2 5 .L'analyse hglienne rejoint les principales formulations de l 'ironie mises del 'avant par les romantiques. Pour Novalis , l ' i ronie est la conscience souveraine seplaant au-dessus de tout contenu. Elle est la rflexion absolument claire, l 'attention soi, la vritable prsence d'esprit 26. Trs sensible au balancement dialectique desexpressions dpouillement de tout contenu et apparition du soi-libre, FrdricSchlegel dfinit l'ironie : la forme du paradoxe , une synthse absolue d'antithses absolues , le changement continu et qui se produit soi-mme de deuxpenses en lutte , une succession continue d'autocrations et d'autodestructions ,

    ou encore la licence la plus libre, car grce elle on peut se dpasser soi-mme etaussi la plus lgitime, car elle est absolume nt ncessaire. C om men t com prendrecette succession continue d'autocrations et d'autodestructions? C ette synthseabsolue d'antithses absolues ?Pour que la libert absolue du Moi, l'infinit de l'espritse manifeste, lemoi em pirique doit se dfaire de ses dterm ination s en les niant. C'estp ar la continuelle ngation de soi, comme limit, comme fini, par une sorted'anantissement que l 'esprit dveloppe sa puissance de cration, qu'il tablit sasouverainet l 'gard de la nature 27. C'est pourquoi l ' ironie est souvent identifie un survol, une attitude cognitive suprieure, un dpassement du limit et ducondit ionn, une concentration du moi dans lemo i, po ur lequel tous les liens sontr o mp u s et qui ne peut vivre que dans la flicit qui procure la jouissance de soi-mme 28. Le rejet des dterm inations, le sacrifice du fini,permet d'accder ce divinque l 'homme porte en lui ce qui est suprieur l 'esprit humain et que S chlegeln o m m e le gnie , souffle gnial manant du gnie crateur.

    Schlegel enseigne que la philosophie est la patrie divine de l 'ironie, mais c'estsurtout dans la posie qu'il la voit l 'uvre :24. F.X. L O N , Fichte et son temps, t. II, p. 449. On fera bien aussi de se reporter au substantiel article deLvy-Bruhl sur le romantisme al lemand paru dans La Revue des Deux Mondes, tome CI, 1890.Lvy-Bruhl voit dans l'ironie la lutte du moi et du non- moi ainsi que l 'affirmation de lasouverainet absolue du moi . Voir surtout les pages 128-129.25. Encyclopdie des sciences philosophiques, par. 5 7 1 , r e m a r q ue , N R F , p. 488.26. A. BGUIN, L'me romantique et le rve, p. 210.27. F.X. L O N , Fichte et son temps, t. II, p. 449.28 . H E G E L , Esthtique, t. I, p. 92.

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    C A M I L L I A L A R O U C H E - T A N G U A Y e tL I O N E L P O N T O NIl y a des posies anciennes et modernes qui respirent dans leur totalit le souffledivin de l'ironie. Une bouffonnerie transcendantale vit en elles. l'intrieur lesentiment qui survole tout et dpasse infiniment tout ce qui est limit, aussi Fart,la vertu ou la gnialit propre2 9 . la faveur des lments qui s'opposent et se heurtent dans ces posies, le lecteuraccde au sentiment de sa libert. Le mlange des genres, la juxtaposition des aspectstragiques et comiques, la compntration du grotesque et du sublime font quel'illusion n'est plus possible et que le lecteur se trouve d'emble plac un point devue suprieur. Le dtachement du fini est vcu par le pote comme l'expriencedcisive qui lui rvle sa vie vritable. Le pote devient conscience gniale et moiautonome. Le monde rel s 'estompe et se supprime. Tout ce qui est coutumierreoit un aspect mystrieux ; ce qui est connu la dignit de l'inconnu . Ainsi

    s'exprime Novalis3 0. C'est ce moment que le pote peut romantiser le monde . L e m on de, a joute-t- il, d oit tre tel que je le veux une chose est ou devient telleque je la pose ou la suppose31 . Tieck proclame sans cesse que le monde rel estmort, immobile, sans vie et qu'il faut lui prfrer le monde intrieur mouvant etcolor : Tout est soumis mon bon plaisir ; je puis donner les noms que je veux tous les phnomnes, tous les actes. Ma vie entire est un rve dont les figuresnaissent selon que je le veux. M oi-m m e, je suis l'unique loi de la nature , et tout obit cette loi 32. L' ironie a donc une double fonction : elle permet de refuser le monde tel qu'il e st et de lui substituer un mo nde c hang eant dont le pote croit avoir lamatrise et l 'gard duquel il conserve une attitude de dtachement. Le pote seplace au-dessus de ce monde nouveau pour mieux l 'apercevoir comme le rsultatd'un livre jeu dans lequel il serait la fois acteur et spectateur. Victor Delbos a biendcrit le rle de l'ironie :Par l'ironie, le moi se dprend de son objet, forcment limit ; il tmoigne que safacult d'agir reste toujours infiniment suprieure ses actes particuliers ; ilmarque le contraste, perptuellement renouvel, du fini auquel il s'applique etde l'Infini qui est en lui. L 'iron ie est le jeu de l'm e qui veut s'exp rim er sans selivrer entirement, qui ne donne que pour se ressaisir, qui rserve toujours l'encontre de la nature son essentielle originalit... File fait clater les disson-nance s qui servent com pose r l'ha rm oni e des choses ; mais su rtou t elle secomplat glorifier, par l 'humour qu'elle enveloppe, par le paradoxe qui latraduit, l 'indpendance de l'esprit, cette autonomie intrieure qui est, selonFichte, comme d'ailleurs selon Spinoza, la suprme caractristique de l'homme3 3.Ce qui ressort de cette analyse, c'est l'incapacit du fini raliser l'infini,l'indpendance absolue du moi, la contradiction entre l'universel et l 'individuel, larupture entre l'idal et le rel. Nous avons l'impression que le moi qui construit lemonde se livre un jeu et qu'il n'y a de valeur, de libert et de joie pour lui que dans

    29. F . VON SCHLEGEL, Fragment 42, Lyceumsfragment.30. A . BGUIN, L'me romantique et le rve, p. 201.31. Ibidem.32. Ibid., p. 227.33. Victor DELBOS, Le problme moral dans la philosophie de Spinoza, p. 328.

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    la puissance de crer. C'est ainsi que Novalis assimile la cration potique lacration de l 'univers :L'homme, tandis qu'il pense, remplit de nouveau la fonction originelle de sonexistence ; il revient la contemp lation cratrice, l 'endroit mme o naissanceet connaissance se trouvent mutuellement lies de la plus surprenante faon, et cet instant prcieux de la jouissance vritable, o l 'tre se fconde lui-mme 3 4 .En d'autres termes et pour abrger, l 'ironiste regarde de haut tout ce qui estpos , tout ce qui est don n , c'est--d ire les lois, la justic e, l 'ord re, l ' tat ainsi que laralit naturelle. Il ne veut aucune entrave sa libert. De l d'ailleurs l 'importanceaccorde la cration artistique et au monde intrieur qui se laisse observer commes'il tait une expression libre du moi.Il n'est donc plus possible de confondre l ' ironie socratique et l ' ironie romantique. Vladimir Janklvitch en fait la remarque :L'ironie est le pouvoir de jouer, de voler dans les airs, de jongler avec lescontenus soit pour les nier, soit pour les recrer. Socrate, d'autre part, pose unproblme pratique et civique que Schlegel, du moins jusqu'en 1802, affecte dempriser ; il y a d'une ironie l 'autre aussi loin que du moralisme audilettantisme esthte et au nihilisme libertaire. Schlegel se donne la libert, maisune libert sans responsabilit, une libert qui n'aurait d'autre matire que leplaisir de s'exercer, la libert, en un mot, sans l 'ordre juridique... 3 5

    Pour sa part, Hegel a vu dans l ' ironie romantique l 'affirmation absolue dusubjectivisme et il a dnonc cette ironie comme incompatible avec l 'objectivitmorale. Il fut cependant soucieux d'identifier tout d'abord l'origine de cette doctrine.Selon lui, la philosophie de Fichte aurait t au moins l 'occasion de son apparition.b) L'influence de la philosophie de FichteHegel rattache, en effet, la conception romantique de l 'ironie la philosophie deFichte. Pour Fichte, le moi abstrait et formel est le principe absolu sur lequel lesavoir doit se fonder. De ce principe absolu doivent se dduire d'une manire

    ncessaire, dans le domaine de la science, toutes les dterminations. Le moi est entant qu'il se pose. Ainsi entendu, le moi, de soi, contient, d'une part, la ngation detoute particularit, de toute dtermination, de tout contenu ; d'autre part , le contenun'a de valeur que par le moi, c'est--dire que dans la mesure o il est pos et ratifipar lui. Mais autant le moi donne l'existence aux choses, autant il peut les dtruire.Nous avons l la source de l ' ironie romantique. En toute rigueur, le moi devient lematre suprme de toutes choses puisque tout peut tre pos aussi bien que supprimpar lui. T out n'est qu'appa rence sous le joug a utoritaire et mag istral du m oi. Ce quirevient dire qu'on ne peut rien prendre au srieux, sauf le formalisme du moi. Pouroprer ce passage de la philosophie de Fichte l 'ironie romantique, il suffit detransposer dans le moi empirique ce qui, pour Fichte, n'est vrai que du moi absolu34. A . BGUIN, L'me romantique et le rve, p. 194.35. Vladimir JANKLVITCH, L'ironie, pp. 17-18.

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    C A M I L L I A L A R O U C H E - T A N G U A Y e tL I O N E L P O N T O Ndans le domaine spculatif et d'oublier l 'identit fichtenne du moi absolu et dudevoir dans le domaine pratique. Les romantiques confondent le moi abstrait deFichte et le moi empirique et rduisent le devoir aux gots individuels. Pour Fichte,le moi absolu est la certitude absolue, l 'ipsit universelle, le moi libre mais non lelibre arbitre du sujet particulier, l'ipsit particulire de Frdric Schlegel 6 .

    c) La critique hglienne de l'ironie romantiqueNous ne retiendrons de la critique hglienne que ses aspects proprementthiques. Elle porte essentiellement ce point de vue sur le mpris de l 'objectivitmorale, la frivolit de la vie mene de manire artistique et la vanit de la subjectivitelle-mme.Le premier point est expos dans les Principes :Vous admettez une loi en fait et honntement, comme existant en soi et pour soi,je suis moi aussi au niveau de cette loi, et dans le cadre de cette loi, mais je suisencore plus loin, je la dborde et je peux la faire telle ou telle. Ce n'est pas lachose qui est au premier rang mais moi. Je suis le matre souverain et de la loi etde la chose, dont je joue mon gr et dans cet tat de conscience ironique danslequel je laisse s'abmer le plus lev, je ne jouis que de moi..,37L a conscience ironiqu e par le jeu de la libert qu'elle com po rte pe rme t au sujetmoral de se tenir en retrait des principes de la vie morale et mme de s'y soustraire en

    accordant la primaut la subjectivit cratrice.Si je me trouve en prsence de quelque chose d'objectif, il a du mme coupdisparu pour moi, et ainsi je plane au-dessus d'un espace immense, en faisantapparatre des formes et en les dtruisant 3 8 .Hegel trouvait une confirmation de cette faon de voir non seulement dans laLucinde de Schlegel, mais aussi dans l 'enseignement d'un disciple de Schlegel, Ast,qu'il cite longuement dans ses Leons sur l'histoire de la philosophie :Par ma pense cultive je puis annihiler toutes les dterminations, celles de droit,de la morale, du bien, etc ; je sais que quand quelque chose m'apparat commebon, comme ayant de la valeur, je puis renverser le rapport. Je me connaiscomme matre absolu de toutes ces dterminations, je les laisse subsister ou je lesdtruis ; j 'accepte comme vrai tout ce qui me plat ce moment 3 9 .H egel critique au ssi le genre de vie artistique li la divine gnialit . C e genrede vie ne pro du it que des actions vides de conten u, pu isque le sujet libre se dtache detout et qu'il peut aussi bien les poser que les retrancher. On ne retrouve dans cesactions rien de substantiel et de plein em ent significatif.

    36 . Ph.D., par. 140, addit. , trad. Derath, p. 189. Dans la philosophie pratique de Fichte, le moi n'est pasprincipe.37 . Ibid., par. 140, trad. Kaan, pp. 185-186.38 . Ph.D., par. 140, addit. , Derath, p. 189.39. H E G E L , Leons sur l'histoire de la philosophie, t. II, p. 290.278

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    E nfin, l 'affirmation de la vanit du concret, du m oral, le mpris de l'objectivitrendent tout fait illusoire la subjectivit elle-mme. C'est un moi qui ne se sent pasheureux de ce vide, de cette futilit et souffre de l'essentiel qui lui m an qu e. L 'hom m edsire toujours la vrit et l 'objectivit, mais impuissant se sortir de cette solitude,insatiable, il ne peut qu'tre victime de sa situation malheureuse dans sa contradiction. Cette tristesse profonde, Fichte la prsage dans son systme. Le sujet estdans l'impossibilit d'agir, il ressent le spleen du rel et de l'absolu et vit une utopieindescriptible qui est le prix de sa puret. Hegel dnomme la conscience ironique labelle me mourant d'ennui .

    Po u r Jacq u es Ro u g e4 0 , cette conscience peut entraner deux consquencesopposes ; ou bien l'individu engou d'tre une tincelle de l'esprit crateur dumonde peut se considrer comme un Dieu, matre de rgner au gr de son capricesur un m onde d'app arenc es ; alors l'ironie serait le superstim ulant d'un espritorgueilleux et dominateur qui prfigurerait la volont de puissance du surhomme deNietzsche ; ou bien au contraire, l 'individu peut reconnatre que dans ses uvres, sontre, il ne peut raliser qu'une infime particule de l'infini. L'ironie n'a plus qu' fairela constatation de l'impuissance du fini raliser l'infini. L'homme prouve alors unsentiment tellement imparfait de sa nature qu'il dsire s 'chapper d 'un mondetrompeur et dcevant.H egel ne retient que la deuxime hypo thse. N on seulement l 'ironie rom antiquecondamne le sujet moral la vanit puisqu'elle le prive de tout contenu moral, mais

    elle l'amne aussi se rjouir de cet tat de vanit et prendre conscience de soi, danscet tat, comme l'Absolu. La conscience laquelle on en arrive est purementformelle. Puisqu'elle a teint en elle toute objectivit, il ne reste plus cetteconscience que la nostalgie de l'essentiel. Elle n'est plus qu'une belle me sans force.Dans une addition, Hegel ajoute que ce point de vue suprieur de la subjectivit nepeut paratre qu' une poque de haute culture, un moment o le srieux de la foi adisparu et o la conscience n'a plus son essence que dans la vanit de touteschoses 41 . 3. La conception kierkegaardienne de l'ironie socratique oul'ironie comme point de vue et moment de l'histoire

    Hegel refuse de confondre l ' ironie socratique et l ' ironie romantique. Pourreprendre les expressions de Kierkegaard, Hegel conoit l 'ironie socratique co mmemoment domin , comme tactique employe dans les relations humaines . AussiH egel s 'attaque-t-il sans mnagement ceux qui, comme S chlegel et A st, ont tent defaire de l'ironie socratique quelque chose de tout diffrent, un principe universel,l'attitude suprme de l'esprit :De cette ironie de notre temps, l 'ironie socratique est bien loigne ; son ironiecomme celle de Platon a une signification limite. L'ironie spcifique de Socrate

    40 . Jacques R O U G E , Le culte du moi et la culture du moi chez Frdric Schlegel, Revue deMtaphysique et de Morale, 1934, p. 209.41 . Ph.D., par. 140, Derath, p. 189.279

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    C A M I L L I A L A R O U C H E - T A N G U A Y e tL I O N E L P O N T O Nest davantage une manire de converser, une attitude de srnit affable : on nesaurait y voir cette pure ngativit, ce comportement ngatif...42

    L'ironie de Socrate n'est pas une conscience de soi o il se tiendrait au-dessus dela moralit de son poque, mais au contraire dans sa navet, le dessein de conduireau vritable bien 43 . En un mot, Hegel n 'admet pas que le point de vue de Socratesoit l 'ironie.Kierkegaard adresse Hegel une objection. Il suppose que, selon Hegel, Socrateutilise la mme ironie quand il s'agit d'instruire et quand il s'agit de dmasquer lesprocds des sophistes. Hegel ne distinguerait pas entre questionner pour obtenirune rponse et questionner pour confondre . Ainsi pour Kierkegaard l 'examenhglien de l'ironie socratique aboutit son identification avec celle de Platon.Kierkegaard n'a pas vu que Hegel tablit une diffrence entre le questionnementdans le but de faire dcouvrir l 'universel cette manire est la maeutique4 4 et lequestionnement dans le but de faire connatre aux jeunes gens et aux sophistes leurignorance. Socrate devait d'abord veiller la mfiance de ses interlocuteurs l'endroit de leurs prsupposs, branler leurs fausses certitudes et les pousser chercher en eux-mmes ce qui est :De ce que les hommes tenaient pour vrai, il leur faisait tirer eux-mmes desconsquences, et ils reconnaissaient alors comment ils taient sur ce point encontradiction avec autre chose, qui tait pour eux un principe tout aussi solide. ceux qu'il frquentait, Socrate apprenait donc a savoir qu'ils ne savaient rien45 .

    L'ignorance feinte implique dans cet art de la mise l'preuve est pour Hegelproprement l ' ironie. Hegel a donc fort bien distingu la question qui attend unerponse de la question qui dvore la rponse . Dans la perspective hglienne,l'ironie socratique est d'ailleurs au service de l'ide universelle puisqu'elle n'a d'autrebut que d'y conduire.Pour Kierkegaard, l 'ironie socratique est une ironie paracheve , en ce sensqu'elle prend au srieux le rien dans la mesure o elle ne prend au srieux nullechose : Tel est le cas de l'ignorance de Socrate : elle est ce rien qui lui permetd'an antir toute connaissance 46 Le philosophe danois ne craint pas d 'employer

    42. HEGEL, Leons sur l'histoire de la philosophie, II, p. 291.43. Ibid. O n po urra l ire ce propo s la dclarat ion de Merleau-P onty sur l 'i ronie socrat ique dans Eloge dephilosophie, G all imard, 1953, p. 63 : L 'ironie de S ocrate est une relation d istan te, mais vraie, avecautrui, elle exprime le fait fondamental que chacun n'est que soi, inluctablement, et cependant sereconnat dans l 'autre pour la libert. Comme dans la tragdie, les adversaires sont tous deux justifiset l'ironie vraie use d'un double sens qui est fond dans les choses. Il n'y a donc aucune suffisance, elleest ironie sur soi non moins que sur les autres. Elle est nave, dit bien Hegel . Dans les Lignesfondamentales de la philosophie du droit, Hegel nous dit que Socrate incarne la tendance,l 'orientatio n vers l 'intrieur qui pousse chercher en soi et conna tre et dterminer d 'aprs soi ce quiest juste et bon une poque o ce qui est tenu comme tel dans les murs ne peut satisfaire unevolont plus scrupuleuse. Il ajoute : Qu an d la conscienc e de soi saisit et ob tient ainsi son d roit

    formel, ce qui importe, c'est de savoir comment est constitu le contenu qu'elle se donne . Par. 138,R e m a r q u e .44. HEGEL, Leons sur l'histoire de la philosophie, II, p. 291.45. Ibid., p. 288.46. KIERKEGAARD, Le concept d'ironie, p. 244.

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    pour dcrire l'ironie socratique certaines expressions habituellement rserves l ' ironie romantique. Socrate n 'a pas de positivit , son point de vue est ngatif etson indiffrence n'est pas un repos au sein d'une plnitude :Nous ne trouvons rien de tout cela, mais bien une ironie totalement paracheveen son inbranlable ngativit contre laquelle vient se briser la puissanceobjective de l' tat. C ette puissance m m e, les exigences que pose l' tat l 'gardde l'activit de chacun, les lois, les tribunaux, tout perd sa valeur absolue devantSocrate, il s'en dpouille comme de formes incompltes, s'allgeant sans cesse, ils 'lve toujours davantage et voit tout disparatre au-dessous de lui dans uneironique perspective vol d 'oiseau, tandis qu'en une satisfaction ironique ilplane l-haut, port par la consquence intrinsque et absolue de l ' infiniengativit 4 7.Ce qu'il faut voir en Socrate, c'est, ni plus ni moins, la subjectivit dans l'infinieexaltation de sa libert.

    Sans doute, Socrate dtenait l ' ide de bien, mais, contrairement ce quesoutient Hegel, d 'une manire purement ngative. Socrate savait uniquement ce quele bien n'tait pas. Le bien tait pour lui non un point de dpart mais un pointd'arrive. L'absolu de Socrate tait nant, c 'est--dire un concept vide. Aussi Socratea-t-il t constamment ngatif. Hegel parle tort dans le cas de Socrate d 'unevritable objectivit.Incontestablement, Kierkegaard partage le mpris de Hegel l 'endroit de

    l ' ironie romantique. L'ironie romantique ne s' incarne pas dans la ralit quipourtant est don et tche accomplir. Pour cette ironie, il n 'y a pas de pass. Ley'eternel supplante le je temporel. C'est pourquoi la partie mythique de l 'histoire,lgendes et contes, trouve de prfrence grce ses yeux. De plus l'ironie est libred'une libert qui ignore liens et entraves de sorte que n'apparat plus pour elle lesrieux de la responsabilit. La vie de l'ironiste, qui se cre lui-mme, avec la plusgrande licence potique, perd toute continuit elle n 'est qu'une suite d 'tatsaffectifs et sombre dans l'ennui qui n'est que profondeur tout en surface.Comment devons-nous alors distinguer l ' ironie socratique de l ' ironie romantique? La rponse de Kierkegaard n'est pas dpourvue d'une certaine ambigut.L'ironie socratique est un moment de l'histoire universelle. Elle en est l 'un destournants. L'ironie romantique, elle, n 'est pas fonde historiquement. Aussi est-ce bon droit que Hegel en a dnonc le caractre spcieux. Mais un tel critre ne peuts 'appliquer qu 'a posteriori et de faon rtrospective. Socrate a chang le cours del'histoire. Trs bien. Si l 'on pousse plus loin une telle rflexion, peut-tre est-ilpossible de saisir pourquoi l'ironie socratique a eu une telle efficacit tandis quel ' ironie romantique est demeure inoprante. Grce Socrate, la subjectivit a faitvaloir ses droits pour la premire fois dans l'histoire du monde. Justice tait enfinrendue la subjectivit. Si la subjectivit est rapparue avec l'ironie romantique, c'esten revtant une forme plus haute il s'agit d'une subjectivit leve la secondepuissance et comme telle, parce que non justifie et non fonde, telle uneexcroissance inutile, elle devait tre brise et rduite nant :

    47. Ibid., p. 179.281

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    C A M I L L I A L A R O U C H E - T A N G U A Y e tL I O N E L P O N T O NIl ne s'agissait pas d'un moment qui, dans la ralit donne, devait tre ni etsupplant par un moment nouveau ; en fait, cette ironie niait toute ralithistorique pour faire place une ralit, fille de ses propres uvres. Il nes'agissait pas ici de faire ressortir la subjectivit qui tait dj donne dans lemonde, mais une subjectivit exalte, une subjectivit la deuxime puissance. Ils'ensuit de plus que cette ironie tait tout fait injustifiable et que l'attitude deHegel son gard est pleinement fonde4 8.

    L'affirmation de la subjectivit tait ncessaire l'poque de Socrate et l 'histoireuniverselle sanctionne ainsi l ' ironie socratique tandis que l ' ironie moderne comporteun aspect morbide et goste dans son exigence d'un sublim excessif de l'idalitd so r mais so n co mb le 4 9 dont Kierkegaard croit qu'il est lgitime de ne rienattendre.

    48. KIERKEGAARD, Le concept d'ironie, p. 249.49. Ibid., p. 194, note. Par ailleurs, Kierkegaard juge svrement la morale socratique : son dfaut tientprobablement au point de vue abstrai t de la connaissance que Socrate avait adopt. Le conceptd'ironie, p. 169. Plus tard, il reviendra sur ce jugement : il avouera qu'en le portant il a trop concd la philosophie hglienne. Pap. X 3 477.282