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UNITE DE DROIT INTERNATIONAL PRIVE DE L’U.L.B. http://www.dipulb.be - 1 - UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES OBSERVATIONS SUR LAVANT-PROJET DE PROPOSITION DE REGLEMENT DU CONSEIL SUR LA LOI APPLICABLE AUX OBLIGATIONS NON CONTRACTUELLES PAR L’UNITE DE DROIT INTERNATIONAL PRIVE DE L’UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES (NADINE WATTE, CANDICE BARBE, YANN DEKETELAERE, MARC EKELMANS, ARNAUD NUYTS ET CAROLINE TUBEUF * ) * Les matières ont été réparties comme suit entre les auteurs : Champ d’application (Marc Ekelmans) ; Introduction et règles générales (Arnaud Nuyts) ; Responsabilité du fait des produits et diffamation (Nadine Watté et Candice Barbé) ; Délits environnementaux (Yann Deketelaere) ; Concurrence et choix de la loi applicable (Caroline Tubeuf).

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UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES

OBSERVATIONS SUR L’AVANT-PROJET DE PROPOSITION DE REGLEMENT DU CONSEIL SUR LA LOI APPLICABLE AUX OBLIGATIONS NON CONTRACTUELLES

PAR

L’UNITE DE DROIT INTERNATIONAL PRIVE

DE L’UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES

(NADINE WATTE, CANDICE BARBE, YANN DEKETELAERE, MARC EKELMANS,

ARNAUD NUYTS ET CAROLINE TUBEUF*)

* Les matières ont été réparties comme suit entre les auteurs : Champ d’application (Marc Ekelmans) ; Introduction et règles générales (Arnaud Nuyts) ; Responsabilité du fait des produits et diffamation (Nadine Watté et Candice Barbé) ; Délits environnementaux (Yann Deketelaere) ; Concurrence et choix de la loi applicable (Caroline Tubeuf).

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1.— Objet du commentaire. Le présent document est établi dans le cadre de la consultation lancée par la Commission sur un avant-projet de proposition de règlement du Conseil sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (ci-après, « l’avant-projet de règlement »).

Les observations qui suivent visent à dégager la portée de certaines dispositions contenues dans l’avant-projet de règlement et à mettre en évidence les difficultés éventuelles que leur application pourrait susciter dans la pratique. Il ne s’agit pas de fournir un commentaire systématique de l’ensemble du texte, mais d’examiner de manière ponctuelle certaines règles spécifiques qui – parmi d’autres – méritent l’attention. Il n’est pas possible de dégager la portée de l’avant-projet de règlement sans replacer celui-ci dans le contexte des travaux de codification internationale qui ont été menés en Europe depuis plusieurs décennies dans le domaine de la loi applicable aux obligations non contractuelles. 2.— Travaux antérieurs. L’avant-projet de règlement établi par la Commission apparaît comme le fruit d’un travail de codification internationale de longue haleine entamé il y a plus de trente ans.

L’origine la plus lointaine du texte semble être le projet de loi uniforme Benelux relative au droit international privé (ci-après, « le projet Benelux »). Les deux versions principales de ce projet, qui datent respectivement de 19501 et de 19682, comportaient chacune une règle de conflit spécifique pour déterminer la loi applicable en ce qui concerne « l’acte illicite ». Peu après l’adoption du texte de 1968, le processus d’assentiment de cette loi uniforme a été abandonné par les trois pays du Bénélux, qui ont invité la Commission européenne à poursuivre les travaux dans le cadre plus large du Marché commun. Encouragés par la conclusion de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après, « la Convention de Bruxelles »), les pays membres du Marché commun ont poursuivi des négociations dans plusieurs domaines des conflits de lois. Celles-ci ont débouché sur l’adoption de l’avant-projet de Convention de 1972 sur la loi applicable aux obligations contractuelles et non contractuelles3 (ci-après, « l’avant-projet de Convention de 1972 »).

La partie de texte relative aux obligations non contractuelle a suscité de vives oppositions, notamment de la part des nouveaux pays ayant rejoint entre-temps la Communauté. Il a par conséquent été décidé de poursuive les travaux uniquement en ce qui concerne les obligations contractuelles. Ceux-ci ont débouché sur l’adoption de Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles4 (ci-après, « la Convention de Rome »).

1 Projet de loi uniforme relative au droit international privé du 15 mars 1950, élaboré par la Commission belgo-néerlando-luxembourgeoise pour l’étude de l’unification du droit et annexé au Traité du 11 mai 1951 entre la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Texte publié notam. à la Rev. crit. DIP, 1951, p. 710 ; 1952, p. 165 et 377. 2 Projet de loi uniforme relative au droit international privé du 29 novembre 1968 approuvé par le Conseil interparlementaire consultatif de Benelux et arrêté par les trois ministres de la Justice en juin 1969. Texte publié notam. au Clunet, 1969, p. 358. Voy. aussi le commentaire de F. Rigaux, « Le nouveau projet de loi uniforme Benelux relative au droit international privé », Clunet, 1969, p. 334 s. 3 Texte publié notam. au Clunet, 1976, p. 653 s. Voy. le rapport très complet de MM. M. Giuliano, P. Lagarde et Th. van Sasse van Ysselt, Riv. di dir. int. civ. e proc., 1973, p. 200 s. Voy. aussi les commentaires de J. Foyer, « L’avant-projet de Convention C.E.E. sur la loi applicable aux obligations contractuelles et non-contractuelles », Clunet, 1976, p. 555 s. ; R. Vander Elst, « L’unification des règles de conflit de lois dans la C.E.E. », J.T., 1973, p. 249 s. ; P. Lagarde, « Examen de l’avant-projet de convention C.E.E. sur la loi applicable aux obligations contractuelles et non contractuelles Trav. com. fr. DIP, 1973, p. 147 s. ; P. Bourel, « L’état actuel des travaux dans la C.E.E. sur les conflits de lois en matière d’obligations extracontractuelles », in L’influence des Communautés européennes sur le droit international privé des Etats membres, Larcier, Bruxelles, 1981, p. 97 s. 4 J.O.C.E., 1980, C 282.

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Les travaux dans le domaine de la responsabilité délictuelle ont été relancés par une initiative privée, celle du Groupe européen de droit international privé qui, après plusieurs années de discussions, a proposé, dans un texte adopté en septembre 1998, de compléter la Convention de Rome par une convention européenne sur la loi applicable aux obligations non contractuelles5 (ci-après, « la proposition du Groupe européen de DIP »). Dans le prolongement de cette initiative, la Présidence du Conseil de l’Union européenne a proposé, le 9 novembre 1998, un projet de convention sur la loi applicable aux obligations non contractuelles6 (ci-après, « le projet du Conseil de novembre 1998 »). Les discussions sur ce texte se sont poursuivies au sein du « Groupe Rome II » du Comité sur les questions de droit civil du Conseil (ci-après, « le Groupe Rome II du Conseil »). Celles-ci ont débouché sur des propositions de modification suggérées par les délégations de certains pays membres, qui ont été insérées dans de nouveaux textes présentés par le Secrétariat du Conseil le 28 juillet 19997 (ci-après, « le projet du Conseil de juillet 1999 ») et le 9 décembre 19998 (ci-après, « le projet du Conseil de décembre 1999 »). A la suite de l’entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam, il a été décidé de poursuivre le projet « Rome II » dans le cadre communautaire du premier pilier. L’avant-projet de règlement proposé par la Commission en 2002 s’inscrit dans le prolongement des importants travaux réalisés par cette institution depuis trois ans dans le domaine du droit international privé. Ces travaux ont déjà débouché sur l’adoption de plusieurs instruments, dont le règlement 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après, « le règlement 44/2001 »), qui remplace la Convention de Bruxelles. 3.— Structure du commentaire. Les dispositions de l’avant-projet de règlement qui seront étudiées ci-après sont relatives à trois thèmes particuliers. Le premier concerne le champ d’application de l’instrument et les relations avec les autres conventions (I). Le second vise les règles de conflit de lois générales et spécifiques concernant les obligations non contractuelles dérivant d’un délit (II). Le troisième est relatif à la liberté de choix de la loi applicable par les parties (III).

I. CHAMP D’APPLICATION ET RELATIONS AVEC LES CONVENTIONS INTERNATIONALES (ART. 1, 2 ET 24)

A. Les textes pertinents

4.— Organisation des textes. L’avant-projet fixe, en son article 1er, le champ d’application du futur règlement et il réserve, en son article 24, l’application des Conventions internationales en vigueur au moment de l’adoption du règlement dans les matières couvertes par celui-ci. Ces deux dispositions sont liées dès lors que la raison de l’exclusion de plusieurs matières est à rechercher dans l’existence de Conventions internationales qui règlent les conflits de lois dans ces matières. L’article 2 consacre le caractère universel de l’avant-projet de règlement.

Les trois dispositions sont structurées de la manière suivante : • l’article 1-1° détermine les matières couvertes par le futur règlement • l’article 1-2° énumère les matières exclues Les deux premiers paragraphes de l’article 1er fixent ainsi la compétence ratione materiae du futur règlement, de manière positive s’agissant du premier paragraphe et de manière négative en ce qui concerne le deuxième. • l’article 1-3° détermine le champ d’application dans l’espace

5 Texte publié notam. à la European Review of Private Law, 1999, p. 45 s., sous la direction de M. Fallon, avec un commentaire article par article. 6 Document interne du Conseil référencé sous le n° 12356/98. 7 Document interne du Conseil référencé sous le n° 10231/99. 8 Document interne du Conseil référencé sous le n° 11982/99.

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• l’article 2 précise que la loi désignée en application du règlement peut être celle d’un Etat tiers • l’article 24 précise que le futur règlement n’affecte pas les Conventions internationales en vigueur au moment

de son adoption.

B. Les matières couvertes (art. 1-1°)

5.— Les obligations non contractuelles. Selon l’article 1-1°, l’avant-projet de règlement s’applique « dans les situations comportant un conflit de lois, aux obligations non contractuelles ». Cette définition répond à celle de la Convention de Rome qui vise, dans les mêmes termes, en son article 1er, les « obligations contractuelles ».

La définition de l’avant-projet de règlement n’appelle pas sur ce point d’observations particulières. En effet, l’exigence d’un conflit de lois est évidente pour un règlement qui a pour objet de déterminer la loi applicable. Le règlement ne précise pas davantage que la Convention de Rome ce qu’est une situation comportant un conflit de lois mais plusieurs dispositions se réfèrent à l’élément d’extranéité le plus évident en matière de responsabilité, à savoir la survenance du fait générateur du dommage dans un pays différent de celui où le dommage est subi (articles 3, 6 et 8). Il est justifié de ne pas préciser davantage la notion de conflits de lois, cette condition devant en définitive être appréciée par le juge saisi9.

La notion d’obligation non contractuelle est quant à elle complémentaire de celle d’obligation contractuelle : il s’agit des dettes et créances qui ont une source autre que contractuelle ou conventionnelle. Selon les catégories du droit belge, les obligations visées sont donc la responsabilité civile, les quasi-délits et les obligations résultant d’un engagement unilatéral, bien que ces dernières soient largement écartées à l’article 1-2° qui exclut du champ d’application du futur règlement les testaments et les titres négociables.

L’avant-projet de règlement a donc vocation à s’appliquer dans le domaine de la responsabilité civile pour faute (responsabilité délictuelle et quasi-délictuelle) ou sans faute10. Dans le domaine des quasi-contrats, le futur règlement s’appliquera à l’enrichissement sans cause, à la gestion d’affaires et à la répétition de l’indu11. Ce dernier domaine est parfois délicat à qualifier lorsque la répétition de l’indu fait suite à l’annulation d'un contrat mais cette hypothèse est couverte de manière appropriée par l’article 10-1° qui renvoie dans ce cas à la loi qui régit la relation préexistante entre les parties12.

C. Les matières exclues (art. 1-2°)

6.—Sept domaines exclus. L’avant projet de règlement exclut du champ d’application du règlement les obligations non contractuelles qui relèvent des matières suivantes: • droit familial • droit des successions • titres négociables • responsabilité des organes des personnes morales pour les dettes de celles-ci • exercice de la puissance publique • trusts

9 Rapport Lagarde - Giuliano - van Sasse van Ysselt, op. cit., p. 208; J. Foyer, op. cit., Clunet, 1970, n°36; R. Vander Elst, op. cit., J.T., 1973, p. 250. 10 Voy. ci-après le commentaire de l’article 3 qui parait excessivement restrictif en visant les obligations « résultant d’un délit ». 11 Comp. H. Batiffol et P. Lagarde, Droit international privé, 7ème éd., t. II , n° 562, p. 250 qui préfèrent réduire les trois hypothèses de quasi-délits au seul cas de l’enrichissement sans cause. 12 La Cour de Cassation française a également dans une telle hypothèse appliqué la loi du contrat annulé : Cass. fr. 28 juin 1969, R.C.D.I.P., 1970, p. 464.

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• preuve et procédure.

Cette énumération est certainement limitative13. Elle est également d’interprétation restrictive puisqu’il s’agit d’exceptions au champ d’application déterminé par l’article 1-1°. La plupart des matières exclues le sont également du champ d’application de la Convention de Rome. Une matière, l’exercice de la puissance publique, est spécifique à l’avant-projet de règlement. 7.— Les exclusions reprises de la Convention de Rome a. droit familial (article 1-2° lettre a)14 Cette exclusion se retrouve dans des termes très similaires à l’article 1-2° lettre b, 3ème tiret de la Convention de Rome. Elle a pu se justifier par le fait que le droit de la famille ne relevait pas du champ d’application du traité de Rome qui, par le biais de l’article 220, a formé le cadre de la négociation de la Convention de Rome et des premiers travaux sur l’avant-projet de règlement15 . Cette explication n’est plus exacte aujourd’hui compte tenu de l’élargissement des compétences communautaires dans le domaine de la coopération judiciaire civile16.

L’explication est en réalité technique. Les facteurs de rattachement définis par l’avant-projet de règlement ne conviennent pas pour déterminer la loi applicable en matière familiale, matière dominée par la compétence de la loi personnelle. L’exclusion est cependant d’interprétation restrictive et le critère consiste à poser la question de savoir si l’obligation extra-contractuelle en cause aurait pu se concevoir même si le débiteur et le créancier n’avaient pas été unis par des liens familiaux17. Sur cette base, il semble que la rupture abusive de fiançailles doive être considérée comme une matière couverte par l’avant- projet de règlement puisque les fiançailles, à supposer même qu’elles soient assimilées à une relation familiale, ne sont que le contexte d’un acte dommageable. A l’inverse, et le texte les mentionne expressément, les obligations alimentaires nées des relations familiales sont exclues du champ d’application de l’avant-projet de règlement.

On observera enfin que l’exclusion du domaine familial est rédigée en des termes assez ambigus lorsque le texte la conditionne à l’existence de « règles spécifiques qui les gouvernent ». On ne sait si cette condition se rattache uniquement aux obligations alimentaires, ce qui paraît grammaticalement être le cas et serait justifié par l’existence de conventions internationales dans ce domaine18. Cette interprétation aboutirait cependant au résultat assez incohérent consistant à ne pas exclure les obligations alimentaires lorsque ces matières ne sont pas régies par une règle spécifique. Il paraît recommandé de supprimer cette condition et de préciser que les obligations alimentaires exclues du champ d’application du règlement sont celles qui sont fondées sur les relations familiales ou des relations assimilées. b. successions (article 1-2° lettre b). L’avant-projet de règlement écarte de son champ d’application les obligations non contractuelles relevant du droit des successions. La Convention de Rome fait de même pour les obligations contractuelles concernant « les testaments et les successions » (article 1-2° lettre b). Cette exclusion ne figure en revanche pas dans la proposition du groupe européen de DIP. Elle vise en pratique les testaments qui sont des engagements par volonté unilatérale19 et les obligations alimentaires à caractère successoral. Il s’agit ici aussi d’une 13 J. Foyer, op. cit., Clunet, 1970, p. 595, spéc. n° 48. 14 « Les obligations non contractuelles découlant des relations de famille ou de relations assimilées, y compris les obligations alimentaires dans la mesure où des règles spécifiques les gouvernent ». 15 J. Foyer, op.cit., Clunet 1970, p. 16 Voy. en particulier le règlement 1347/ 2000 du 29 mai 2000 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentales des enfants communs, J.O.C.E., L 160 du 30 juin 2000, p. 16. 17 En ce sens, M. Fallon, op. cit., Eur.Rev. Priv. Law, 1999, p. 61. 18 Convention de La Haye du 24 octobre 1956 sur la loi applicable aux obligations alimentaires envers les enfants. La Convention de La Haye sur la loi applicable aux obligations alimentaires du 2 octobre 1973 n’est pas en vigueur à l’égard de la Belgique.. 19 Cette matière est également réglée par des Conventions internationales, spécialement par la Convention de La Haye du 5 octobre 1961 sur les conflits de lois en matière de forme des dispositions testamentaires.

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exclusion à caractère technique justifiée par l’inadéquation de la loi désignée par l’avant-projet de règlement pour régir cette matière. c. titres négociables (article 1-2° lettre c). Cette exclusion est libellée dans les mêmes termes que l’article 1-2° lettre c de la Convention de Rome20. Dans cette dernière convention, elle est justifiée par la qualification non contractuelle des obligations souscrites dans ces instruments dans le droit de plusieurs Etats membres, dont la Belgique21. Quelle que soit la qualification de l’obligation, cette matière est couverte par des Conventions internationales en ce qui concerne le chèque, la lettre de change et le billet à ordre22. Cependant, ces dernières n’ont pas été, à ce jour, ratifiées par l’ensemble des Etats membres, de sorte que l’exclusion des titres négociables reste requise, malgré le fait que l’article 24 préserve l’application des conventions existantes.. d. responsabilité des organes des personnes morales pour les dettes de celles-ci (article 1-2° lettre d). Cette exclusion reprend en partie celle relative aux questions relevant du droit des sociétés, associations et personnes morales qui figure à l’article 1-2° lettre e de la Convention de Rome. Elle ne semble pas justifiée en ce qui concerne l’avant-projet de règlement puisqu’il s’agit sans aucun doute d’une responsabilité extra-contractuelle. L’avant-projet parait ainsi exprimer un préjugé en faveur de l’application de la lex societatis à ce type de responsabilité23. e. trusts (article 1-2° lettre f). Cette exclusion se retrouve en des termes presque similaires à l’article 1-2° lettre g de la Convention de Rome24. Elle ne concerne que les trusts de common law et non les fiducies du droit continental25. Le principe d’interprétation restrictive des exclusions commande de s’interroger si l’obligation trouve sa source dans le trust, auquel cas elle est exclue, ou si elle peut se concevoir indépendamment de celui-ci. Dans ce dernier cas, l’obligation non contractuelle est couverte par l’avant-projet de règlement. f. preuve et procédure (article 1-2° lettre f). Il s’agit de la dernière matière exclue qui est reprise de la Convention de Rome (article 1-2° lettre h). En réalité, il s’agit plutôt d’une délimitation du domaine de la loi applicable : cette loi ne s’applique pas à la procédure, traditionnellement régie par la lex fori, ni à la preuve, dont plusieurs aspects relèvent également de la loi du for alors que d’autres sont régis par la loi applicable au fond ou encore par la loi du lieu de l’acte26. En réservant l’application de l’article 17 relatif à la compétence de la loi applicable au fond et à la loi du lieu de l’acte, l’article 1-2° lettre h reconnaît cette concurrence entre les différentes lois appelées à régir la preuve, et cette solution doit être approuvée. Il reste cependant que cette matière devrait être réglée dans les dispositions relatives au domaine de la loi applicable ( article 9 s’agissant des obligations dérivant d’un délit et disposition correspondante s’agissant des autres obligations non contractuelles) plutôt que dans les matières exclues du champ d’application du règlement. 8.—L’exclusion spécifique à l’avant-projet de règlement (article 1-2° lettre e). Cette exclusion concerne la responsabilité du fait de l’exercice de la puissance publique. Elle se justifie par le fait que cette matière ne relève pas du droit privé dans plusieurs Etats membres. En outre, certaines Conventions internationales ont été conclues en matière de responsabilité des forces armées que l’article 24 laisserait en vigueur27. Cette matière avait cependant été incluse dans le champ d’application de la proposition du groupe européen de DIP. 20 « obligations nées de lettres de change, chèques, billets à ordre ainsi que d’autres instruments négociables dans la mesure où les obligations nées de ces instruments dérivent de leur caractère négociable » 21 Voy. sur ce point le rapport de MM. Giuliano et Lagarde sur la Convention de Rome, JOCE, C 282 du 31 octobre 1980, point 4. 22 Convention de Genève du 7 juin 1930 destinée à régler certains conflits de lois en matière de lettres de change et de billets à ordre ; Convention de Genève du 19 mars 1931 destinée à régler certains conflits de lois en matière de chèque. 23 M. Fallon, op.cit., Eur. Rev. Priv. Law, 1999, p. 61 ; voy. en général H. Batiffol et P. Lagarde, op. cit., p. 251, n° 563, note 6. 24 Les trusts ne sont en revanche pas exclus du champ d’application de la Convention de Bruxelles ou du règlement 44/2001. 25 Giuliano et Lagarde, op. cit., n°8. 26 Batiffol et Lagarde, op. cit., t. II, n° 705, p. 540. 27 Convention entre les Etats parties au Traité de l’Atlantique Nord sur le statut de leurs forces signé à Londres, le 19 juin 1951 ; Accord complétant la Convention entre les Etats parties au traité de l’Atlantique Nord sur les statut de leurs forces en ce qui concerne les forces étrangères stationnées en république Fédérale d’Allemagne, conclu à Bonn le 3 août 1959 modifié par l’Accord du 21 octobre 1971.

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En vertu du principe d’interprétation restrictive, il conviendrait de limiter cette exclusion aux cas dans

lesquels les pouvoirs publics concernés peuvent invoquer une immunité d’exécution.

D. L’application du règlement dans l’espace (art. 1-3°)

9.—Positions du Royaume Uni, de l’Irlande et du Danemark. Cette disposition n’appelle pas d’observation particulière puisqu’elle est dans la ligne de la base juridique du règlement, à savoir l’article 65 du traité CE, auquel s’applique l’article 69 du traité CE. Cette dernière disposition renvoie, d’une part, au protocole sur la position du Royaume Uni et de l’Irlande, annexé au traité sur l’Union européenne et au traité instituant la Communauté européenne et, d’autre part, au protocole sur la position du Danemark annexé à ces deux traités.

S’agissant du Royaume Uni et de l’Irlande, le Protocole leur permet de notifier leur souhait de participer à l’adoption et à l’application du règlement. Ces deux Etats membres ont participé activement aux travaux qui ont précédé la présentation de l’avant-projet et la rédaction de celui-ci tient compte des spécificités de leur régime juridique, spécialement à l’article 1-2° lettre f relatif aux trusts et à l’article 22 relatif aux systèmes de droit non unifiés. Il est donc permis d’être confiant quant à l’acceptation du futur règlement par ces deux Etats.

S’agissant du Danemark, le protocole qui le concerne ne lui permet pas d’accepter le règlement même si cet Etat membre a également participé aux travaux préparatoires. Une solution alternative pourrait consister dans une convention à conclure par la Communauté avec cet Etat pour lui appliquer les règles de conflits de lois contenues dans le futur règlement28 .

E. Le caractère universel du règlement (art. 2)

10.—Désignation de la loi d’un Etat membre ou d’un Etat tiers. Comme la Convention de Rome sur la loi applicable aux obligations contractuelles (article 2), l’avant-projet de règlement a un caractère universel. Il constituera dès lors, dans les matières qu’il couvre, le droit international privé des Etats membres auxquels il s’applique. La loi désignée pourra ainsi être la loi d’un Etat membre ou la loi d’un Etat tiers. Le règlement s’applique sans condition de réciprocité, quels que soient le domicile ou la résidence des parties. Il suffit que le litige soit soumis à une juridiction d’un Etat membre. Cette solution ne peut qu’être approuvée puisqu’elle élimine toute difficulté pratique liée à la détermination de la loi en application des règles de conflits du règlement. Elle est du reste la seule conforme avec les objectifs poursuivis par la base juridique du futur règlement qui vise la compatibilité des règles applicables dans les Etats membres en matière de conflits de lois (article 65, lettre b du traité CE).

F. Relations avec les Conventions internationales (art. 24)

11.—Maintien des Conventions existantes. L’article 24 est heureusement plus restrictif que la disposition parallèle de la Convention de Rome qui maintient non seulement les Conventions internationales existantes auxquelles un Etat membre est partie mais encore celles à venir. L’avant-projet de règlement se limite au maintien

28 Voy. à cet égard la solution envisagée pour le règlement 1348/ 2000, M. Ekelmans, « Le règlement 1348/2000 relatif à la signification et à la notification des actes judiciaires et extra-judiciaires », J.T., 2002, p. 481. Cette solution est, par la force des choses, celle qui a prévalu pour le règlement 44/2001 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, J.O.C.E., L. 12 du 16 janvier 2001, puisque la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 que ce règlement remplace reste en vigueur entre le Danemark et les autres Etats membres ( cf. sur ce point le considérant 22 du règlement 44/2001).

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des Conventions internationales existantes et revient dès lors à dispenser les Etats membres de dénoncer les Conventions qu’ils ont conclues et ratifiées dans le domaine d’application du futur règlement.

Cette disposition est également plus sévère que la disposition correspondante des règlements adoptés récemment dans le domaine de la coopération judiciaire civile et qui autorisent la conclusion de nouvelles Conventions compatibles avec ces instruments29. L’adoption du règlement entraîne classiquement l’impossibilité pour les Etats membres de conclure de nouvelles Conventions dans le domaine couvert par celui-ci, la compétence relevant alors de la Communauté30.

II. REGLES DE CONFLIT DE LOIS RELATIVES AUX OBLIGATIONS NON CONTRACTUELLES DERIVANT D’UN DELIT (ART. 3 A 8)

A. RÈGLES GÉNÉRALES (ART. 3) 12.— Texte. L’article 3 de l’avant-projet de règlement édicte les règles de base pour la détermination de la loi applicable aux obligations non contractuelles dérivant d’un délit.

La disposition se décompose en trois paragraphes. Le premier prévoit que la loi applicable à l’obligation

non contractuelle dérivant d’un délit est « celle du pays où le dommage survient », abstraction faite du lieu où se localisent le fait générateur et les conséquences indirectes du dommage.

Le paragraphe 2 prévoit une règle particulière dont l’application est réservée explicitement par le

paragraphe 1er : dans le cas où l’auteur du délit et la personne lésée ont leur résidence habituelle dans le même pays au moment de la survenance du délit, la loi applicable est celle de ce pays. Le paragraphe 3 fait exception à la loi désignée par les deux premiers paragraphes lorsqu’il n’existe pas de lien significatif entre le pays de cette loi et le délit et que ce dernier présente des « liens substantiellement plus étroits avec un autre pays ». Dans ce cas, il est fait application de la loi de ce dernier pays. Ces dispositions appellent des observations qui sont relatives respectivement à la règle de conflit de principe qui désigne la loi du pays où survient le dommage (1) et aux deux tempéraments qui sont apportés à cette règle (2).

1. LE RATTACHEMENT DE PRINCIPE A LA LOI DU LIEU DU DOMMAGE (ART.3-1°) 13.— Portée générale du rattachement à la loi du pays de survenance du dommage. Le paragraphe premier édicte ce qui apparaît comme la règle de conflit de base pour les obligations non contractuelles dérivant d’un délit : la loi applicable est en principe celle du lieu « où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quel que soit le ou les pays dans le(s)quel(s) des conséquences indirectes du dommage surviennent, sous réserve du paragraphe 2 ».

29 Voy. l’article 20 du règlement 1348/2000 relatif à la signification et à la notification dans les Etats membres des actes judiciaires et extra-judiciaires en matière civile et commerciale, J.O.C.E., L 160 du 30 juin 2000, p. 37. La même rédaction a été adoptée par l’article 21 du règlement 1206/2001 relatif à la coopération entre les juridictions des Etats membres dans le domaine de l’obtention des preuves en matière civile ou commerciale, J.O.C.E., L 174 du 27 juin 2001, p. 1. Comp. l’article 71 du règlement 44/2001, J.O.C.E., L. 12 du 16 janvier 2001, p. 1. 30 C.J.C.E., 31 mars 1973, Commission c/ Conseil (AETR), aff. 22/70, Rec., p. 263. Comp., à propos de l’article 71 du règlement 44/2001, A. Nuyts, J.T., 2001, p. 913 et s., spéc. n° 23.

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Si cette règle est classique quant à la méthode utilisée, elle l’est moins quant au critère de rattachement qui a été choisi. En ce qui concerne la méthode, on est en présence d’une règle de conflit bilatérale de facture tout à fait traditionnelle puisqu’elle est fondée sur la désignation objective d’un facteur territorial. Cette méthode présente l’avantage de garantir la sécurité juridique qui est attachée à la fixation une fois pour toutes d’un facteur de rattachement déterminé, qui s’applique en principe de la même manière quel que soit le type de délit concerné et les circonstances particulières du cas d’espèce. Cette règle de base est néanmoins tempérée par d’autres dispositions de l’avant-projet, sur lesquelles on reviendra plus loin.

Pour ce qui est du facteur de rattachement, l’application du critère du lieu de survenance du dommage représente une certaine innovation dans la mesure où l’avant-projet de règlement prend parti entre les différents critères qui sont susceptibles d’être utilisés dans cette matière. Pendant longtemps, les droits nationaux des pays du continent européen se sont tenus à l’application de la loi du lieu du délit. Ce rattachement, qui traduit fidèlement l’adage lex loci delicti, figure dans le projet Benelux, qui prévoit que « la loi du pays où un fait a lieu, détermine si ce fait constitue un acte illicite ainsi que les obligations qui en résultent »31. Le développement de régimes de responsabilité objective (non fondée sur la faute) dans de nombreux pays a eu pour effet de rendre le critère du lieu du délit trop restrictif. Aussi, en 1968, dans la Convention de Bruxelles, on a estimé opportun de le remplacer par le concept plus neutre de lieu du « fait dommageable », de manière à englober tous les cas de responsabilité fondée sur une obligation non contractuelle, qu’elle trouve sa source dans une faute ou non. Cette formule a été reprise dans le domaine des conflits de lois par l’avant-projet de Convention de 1972, dont l’article 10 prévoit l’application de la loi du pays où s’est « produit » le « fait dommageable ». La notion se retrouve aussi dans la Convention de La Haye de 1973 sur la loi applicable à la responsabilité du fait des produits32, et elle constitue l’un des concepts à la base de la proposition du Groupe européen de DIP de 199833.

L’expérience montre que le rattachement à la loi du lieu du fait dommageable suscite certaines difficultés auxquelles l’article 3 de l’avant-projet de règlement a tenté de trouver un remède, dont il convient d’apprécier la pertinence.

14.— Le rattachement au lieu du dommage, à l’exclusion du lieu du fait générateur. La première difficulté associée à l’utilisation de la notion classique de fait dommageable apparaît dans l’hypothèse où le lieu de l’événement qui est à l’origine du dommage est situé dans un Etat autre que celui du lieu où le dommage est survenu. Compte tenu de son caractère très général, la notion de fait dommageable est susceptible de viser indifféremment ces deux éléments, de sorte qu’une hésitation intervient sur le rattachement à prendre en compte.

Les auteurs de l’avant-projet de Convention de 1972 étaient conscients de cette difficulté, mais ils n’ont pas voulu la trancher. Ils ont estimé qu’il était préférable de « laisser la question ouverte » afin de ne pas entraver les « développements en cours » dans la jurisprudence des pays membres34. L’évolution dans les pays membres s’est effectivement poursuivie, mais en ordre dispersé, puisque coexistent de nos jours plusieurs systèmes, parmi lesquels on mentionnera celui qui consiste à retenir uniquement le rattachement au pays de localisation du fait générateur (c’est le cas notamment en Belgique35), celui qui retient en principe le rattachement au pays où se

31 Article 14 du projet de loi uniforme adopté en 1968, qui reprend tel quel l’article 18 du projet de loi uniforme de 1950 annexé au traité de 1951. 32 Voy. spécialement l’article 4 de la Convention. 33 Voy. le titre II, qui détermine la loi applicable à l’obligation dérivant d’un fait dommageable. 34 Rapport Giuliano - Lagarde - van Sasse van Ysselt, précité, p. 233, n° 3. 35 Voy. notam. Cass., 29 avril 1996, J.T., 1996, p. 842 ; R.W., 1996-1997, p. 812, note J. Meeusen ; Cass., 18 juin 1993, R.G.A.R., 1994, n° 12366, note M. Fallon. Voy. aussi M. Fallon et S. Francq, « Chronique de jurisprudence – Les conflits de lois en matière d’obligations contractuelles et non contractuelles (1986-1997) », J.T., 1998, p. 683 s., spéc. p. 692, n° 36 et 693, n° 39/

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produisent les conséquences dommageables (c’est le cas notamment en Italie36), et celui qui revient à tenir compte des deux rattachements (c’est le cas notamment en France37).

La Cour de justice a été saisie de cette difficulté à propos de l’application de l’article 5-3° de la

Convention de Bruxelles : la Cour a jugé que le lieu du fait dommageable vise à la fois le lieu de l’événement causal et le lieu de survenance du dommage. Il en résulte que, dans le domaine de la compétence judiciaire, le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, soit devant le tribunal du lieu où le dommage est survenu, soit devant celui du lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage38. Dans sa proposition de 1998, le Groupe européen de droit international privé avait choisi, dans la lignée de la solution déjà appliquée en droit commun français, de transposer cette interprétation large de la notion de fait dommageable au domaine des conflits de lois. L’article 3-3° prévoyait ainsi une présomption en faveur de l’application de la loi du « pays dans lequel le fait générateur et le dommage se sont produits ou menacent de se produire ». Selon l’explication qui est fournie de ce texte, le rattachement au pays du fait dommageable est susceptible de couvrir « à la fois » le fait générateur et le dommage39.

Cette dernière solution soulève a priori une difficulté, qui est liée à la différence de structure qui existe entre le conflit de juridictions, qui s’accommode de la désignation de plusieurs tribunaux compétents pour un même litige, et le conflit de lois, qui requiert normalement la désignation d’un seul facteur de rattachement, car on ne peut appliquer deux lois à une même question. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la règle de compétence législative cherche généralement à désigner la loi qui présente le lien le plus étroit avec le rapport concerné, tandis que la règle de compétence judiciaire se satisfait de l’existence d’un certain lien avec la situation litigieuse, qui ne doit pas nécessairement être le plus étroit. L’expérience du droit français montre que la concurrence de la loi du fait générateur et de la loi du dommage ne peut se résoudre sans que soit effectué un choix, qui s’exerce au cas par cas, entre les deux lois, en fonction des circonstances particulières de l’espèce40. Ce choix est effectué en France conformément au principe de proximité, la loi compétente étant celle des deux lois qui entretient avec la situation litigieuse les liens les plus étroits41. L’inconvénient de ce système est qu’il introduit un élément d’incertitude dans l’identification même du rattachement. Or, s’il n’est pas nécessairement inopportun d’introduire une certaine flexibilité dans la règle de conflit en matière délictuelle, il paraît préférable, ainsi qu’on le verra un peu plus loin, de s’en tenir dans un premier temps à un rattachement défini de manière précise, la correction éventuelle ne devant intervenir qu’à un second stade, par le biais d’une clause d’exception permettant de remédier au cas où la loi désignée par le rattachement retenu n’entretiendrait pas de lien significatif avec la situation.

36 Voy. l’article 62 de la loi n° 218 du 31 mai 1995 portant réforme du système italien de droit international privé. Cette disposition tempère cependant l’application de cette règle en prévoyant que « la victime peut demander l’application de la loi de l’Etat dans lequel est advenu le fait générateur ». Sur ces règles, voy. notam. F. Pocar, « Le droit des obligations dans le nouveau droit international privé italien », Rev. crit. DIP, 1996, p. 41 s., spéc. p. 59 s. 37 Voy. Cass. Civ. 1er, 11 mai 1999, Clunet, 1999, p. 1048, note Légier ; J.C.P., 1999, II, n° 10183, note Muir-Watt ; D., 1999 somm. 295, obs. Audit ; Rev. crit. DIP, 2000, p. 1999, note Bischoff ; Cass. Civ., 1ère, précité. Voy. aussi Civ. 1ère, 14 janvier 1997, D., 1997, p. 177, note Santa-Croce, Rev. crit., 1997, p. 504, note Bischoff ; J.C.P., 1997, II, n° 22903, note Muir-Watt. 38 CJCE, 30 novembre 1976, Bier, aff. 21/76, Rec., p. 1735. 39 Voy. « Proposition pour une convention européenne sur la loi applicable aux obligations non contractuelles », European Review of Private Law, 1999, p. 45 s., spéc. p. 62. 40 Voy. la jurisprudence de la Cour de cassation de France précitée. 41 Voy. la jurisprudence précitée. Voy. aussi P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 7e éd., Paris, Montchrestien, n° 685.

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On pourrait aussi envisager de permettre à l’une des parties – la victime – de choisir entre les deux lois42. Cette option serait l’expression d’une politique de faveur à la victime qui, selon un certain courant de pensée, devrait prévaloir dans cette matière. Sans entrer dans la discussion de savoir s’il existe ici des motifs suffisants pour abandonner de manière aussi générale le principe de neutralité du droit international privé43, on peut faire le même reproche à cette solution qu’à la précédente, celui de porter une atteinte excessive à la prévisibilité de la loi applicable dont l’application dépend d’une désignation unilatérale a posteriori par l’une des parties qui rend impossible la détermination du droit avant le procès. En outre, le système du choix laissé à la victime suscite des difficultés concernant les modalités de sa mise en œuvre, qui concernent notamment la question du caractère obligatoire de ce choix, du moment où celui-ci doit s’exercer, et de son objet même44.

Sauf à s’en tenir à la notion vague et incertaine de lieu du fait dommageable, avec le risque d’interprétations divergentes dans les Etats membres45, il paraît donc nécessaire, dans le domaine des conflits de lois, de faire une sélection a priori entre les différents critères de rattachement susceptibles d’être retenus.

C’est l’approche qui s’est logiquement imposée lors des négociations au sein du Groupe Rome II du

Conseil. Il a été proposé, dans le texte de novembre 1998, que la loi compétente soit celle du pays « où l’action ou l’omission qui a causé le dommage produit un effet préjudiciable ». La notion d’« effet préjudiciable » n’est pas définie par le texte. Elle se situe dans la logique des théories modernes qui postulent l’application de la loi des effets, c’est-à-dire de la loi du pays où les conséquences dommageables d’une activité se font sentir. Cette approche est fondée sur l’idée de protection du marché ou de la collectivité affectée par une activité.

Sans renier entièrement cette approche, l’avant-projet de règlement utilise un critère de rattachement

beaucoup plus classique, celui du pays « où le dommage survient ». La substitution de ce critère à celui de l’effet préjudiciable doit être approuvée s’agissant de la disposition qui établit le critère de rattachement de principe. La notion d’effet préjudiciable paraît en effet adaptée surtout au domaine des relations économiques comme le droit de la concurrence ou le droit financier46, domaine où elle connaît ses principales applications en droit positif. On retrouve d’ailleurs une notion équivalente à celle de l’effet dans l’article 6 de l’avant-projet de règlement, qui prévoit en matière de concurrence et de pratiques déloyales l’application de la loi du pays où les relations de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs sont affectés (voy. infra, n° 28 s.). La notion d’effet, qui trouve sa justification dans les théories économiques modernes, paraît moins opportune en ce qui concerne les situations qui relèvent de la responsabilité civile classique, comme par exemple la responsabilité résultant d’un accident.

L’article 3-1° de l’avant-projet de règlement précise que la loi du pays de survenance du dommage

s’applique « quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit ». C’est donc tout à fait explicitement qu’un choix est effectué entre les deux critères classiques de rattachement : seul doit être pris en compte le lieu où le dommage est subi, tandis que le lieu où se produit le fait générateur du dommage est négligé, du moins au stade de l’application de la règle de conflit principale.

42 Voy. l’exemple de la loi suisse du 18 décembre 1987 sur le droit international privé, article 139 (délit relatif à l’atteinte à la personnalité). Voy. aussi l’article 62 de la loi italienne n° 218 du 31 mai 1995, qui prévoit en principe l’application de la loi du lieu de localisation des conséquences du délit, tout en permettant à la victime de demander l’application de la loi du lieu du fait générateur. 43 Comp. les propositions plus nuancées infra, ce numéro. 44 Sur ces difficultés, voy. P. Bourel, « Du rattachement de quelques délits spéciaux en droit international privé », Rec. des Cours, 1989-II, p. 251 s., spéc. p. 332 s., n° 85 s. Voy. aussi les commentaires sur le système de choix retenu par la loi italienne par F. Pocar, op. cit., p. 61 s. 45 Du moins jusqu’à une décision interprétative éventuelle de la Cour de justice, qui risque cependant de se faire attendre en raison de la limitation qui est mise actuellement au régime de recours préjudiciel en ce qui concerne les instruments communautaires adoptés sur la base de l’article 61 du Traité CE (ceux-ci qui ne peuvent faire l’objet d’une question préjudicielle qu’à la demande des cours suprêmes des Etats membres). 46 Voy. H. Muir-Watt, « ‘Law and Economics’ : quel apport pour le droit international privé ? », in Etudes offertes à Jacques Ghestin, LGDJ, 2001, p. 685 s., spéc. p. 699 s., n° 12 s.

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L’application de la loi du lieu de survenance du dommage traduit une conception réparatrice de la responsabilité extra-contractuelle. L’idée est que le droit de la responsabilité a pour objet la réparation des préjudices, non la punition des fautes47. En permettant à la victime de se prévaloir de la loi du lieu où son préjudice a été subi, on met l’accent sur la fonction d’indemnisation et de protection de cette partie, plutôt que sur celle de la sanction de l’auteur du délit.

Cette approche qui consiste à mettre à l’avant-plan la fonction réparatrice est en accord avec l’évolution

des conceptions contemporaines, et elle représente certainement, d’un point de vue théorique, une base adéquate d’un instrument international de codification des règles de conflit de lois en matière délictuelle.

On voudrait cependant mettre en évidence ici l’existence d’une autre approche possible de la matière, qui

tiendrait compte du contexte particulier dans lequel s’inscrit l’avant-projet de règlement, à savoir celui du processus communautaire destiné à créer un espace économique intégré.

Il est acquis, de nos jours, que les règles de droit international privé, à l’instar de n’importe quelles autres

règles de droit privé ou de droit public, sont soumises aux exigences de base du droit communautaire relatives à l’instauration d’un marché unique européen et à la libre circulation48. Selon le principe fondamental qui se déduit du Traité CE, est interdite toute mesure qui aurait pour effet de gêner, rendre moins attrayant, empêcher ou dissuader les ressortissants communautaires dans l’exercice de leur droit à la libre circulation, sauf dans la mesure où elle se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général49. En vue de vérifier si les entraves sont admissibles au regard des raisons d’intérêt général, la Cour de justice utilise le test de proportionnalité : il faut que la mesure constitutive d’une atteinte à la libre circulation soit propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif50. De cette limitation, on déduit notamment l’existence d’un principe d’origine, qui veut que l’Etat membre d’accueil d’un bien ou d’un service n’impose pas ses propres mesures ayant pour effet de limiter l’accès à son marché lorsque les mesures prévues par le pays d’origine du bien ou du service suffisent déjà à remplir le but poursuivi par l’Etat d’accueil.

Dans le domaine des conflits de lois, il en résulte que les règles doivent être conçues, dans toute la mesure

du possible, de manière à ne pas imposer l’application de la loi du pays d’accueil d’un produit ou d’un service lorsque la loi du pays d’origine ou, le cas échéant, la loi choisie par les parties, permettent déjà de réaliser les objectifs du législateur. On peut discuter sur le point de savoir si ce principe a une valeur obligatoire et s’il entraîne pour conséquence l’éviction de toute règle de conflit nationale ou communautaire qui lui serait contraire, mais il faut admettre à tout le moins qu’il s’agit d’un principe d’orientation générale qui doit être pris en compte au stade de l’élaboration des règles de conflit de lois par les institutions communautaires.

Dans le domaine de la responsabilité délictuelle, l’application de la loi du lieu de survenance du dommage

coïncidera, dans la grande majorité des cas, avec celle du pays d’accueil du bien ou du service. Force est donc de constater que la règle de rattachement de principe envisagée à l’article 3-1° de l’avant-projet de règlement va à l’encontre de l’un des principes directeurs du marché intérieur, qui est celui de l’application, ou du moins de la prise en compte, des règles du pays d’origine du bien ou du service.

47 Pour une telle justification, voy. P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 7e éd., n° 685. 48 Voy. notam. R. di Brozolo, « L’influence sur les conflits de lois des principes du droit communautaire en matière de libre circulation », Rev. crit. DIP, 1993, p. 401 s. ; M. Fallon, « Les conflits de lois et de juridictions dans un espace économique intégré – L’expérience de la Communauté européenne », Rec. des Cours¸1995, t. 253, p. 9 s., spéc. p. 119 s. ; A. Nuyts, « L’application des lois de police dans l’espace », Rev. crit. DIP, 1999, p. 31 s. et 245 s., spéc. p. 245 s. ; M. Wilderspin et X. Lewis, « Les relations entre le droit communautaire et les règles de conflits de lois des Etats membres », Rev. crit. DIP, 2002, p. 1 s. et 297 s. 49 Voy. notam. CJCE, 31 mars 1993, Kraus, aff. C-19/82, Rec., p. I-1663 ; 20 mai 1995, Alpine, aff. C-384/93, Rec., p. I-1141 ; 30 novembre 1995, Gebhard, aff. C-55/91, Rec., p. I-4165. 50 Voy. les arrêts cités à la note précédente.

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Il ne faut pas nécessairement en déduire que la règle retenue par l’article 3-1° est inopportune dans tous les cas et qu’elle doit être abandonnée de manière générale. Seulement, il faut s’interroger, conformément au régime de libre circulation, si l’application de la loi du lieu de survenance du dommage trouve sa justification dans des raisons essentielles et si la solution ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs visés.

C’est ici que l’on suggérer une approche différente, qui serait fondée sur l’établissement d’une distinction

selon l’identité de la victime. Lorsque celle-ci est une personne morale ou une personne physique dont le préjudice est encouru dans le cadre de l’exercice de ses activités professionnelles, l’objectif de protection de la victime n’est peut-être pas si intense qu’il justifie de déroger au principe de l’application de la loi du pays d’origine et, partant, de priver les opérateurs économiques du bénéfice d’une loi unique qui s’applique de la même façon indépendamment du marché de commercialisation. Dans les relations entre professionnels, il ne serait pas nécessairement déraisonnable de prévoir l’application de la loi du pays du fait générateur du dommage, qui correspondra généralement à la loi du pays d’origine, de manière à permettre aux entreprises de prévoir la loi applicable aux conséquences juridiques de leurs activités.

La situation ne se présente pas de la même manière lorsque la victime est une personne physique qui subit

un préjudice dans un cadre non professionnel. Dans ce cas, l’objectif de protection de la « partie faible » pourrait justifier que l’on fasse abstraction de la localisation du fait générateur pour retenir un rattachement protecteur de la victime. La question que l’on peut se poser est alors évidemment de savoir si ce rattachement doit être celui du lieu de survenance du dommage. Si l’on fait la comparaison avec la matière des obligations contractuelles, on relève que, en vertu de la Convention de Rome, la loi applicable aux contrats conclus par les consommateurs est celle de leur résidence habituelle, pour autant que certains liens de rattachement objectifs existent avec le pays en cause (article 5). L’idée d’attribuer un régime de protection particulier aux non professionnels a été mise de côté lors des débats au sein du Groupe Rome II du Conseil, au motif que le domaine de la responsabilité délictuelle ne se prête pas à une référence directe à la notion de consommateur51. On peut se demander si cette vision classique d’une protection du consommateur réservée au domaine des contrats est encore justifiée de nos jours, et s’il ne serait pas opportun d’étendre la protection aux personnes physiques qui, agissant en dehors de toute activité professionnelle, subissent un préjudice qui trouve sa source dans l’inexécution d’une obligation non contractuelle.

On relèvera que dans certaines matières, les préoccupations précitées de protection de la partie faible sont

déjà rencontrées par les règles de conflit spécifiques prévues par l’avant-projet de règlement. C’est le cas notamment dans le domaine de la responsabilité du fait du fait des produits (art. 5) et dans celui de la diffamation et des atteintes aux droits de la personnalité (art. 7), qui prévoient normalement l’application de la loi de la résidence habituelle de la victime (voy. infra, n° 21 s. et 32 s.). En particulier, la première de ces règles permettra de protéger la victime d’un produit défectueux utilisé pour des besoins de consommation privée, en lui faisant bénéficier de la loi la plus proche de ses intérêts personnels. Il demeure qu’il existe d’autres circonstances dans lesquelles il pourrait être opportun de prévoir une règle de conflit protectrice de la victime « non professionnelle ». Ce pourrait être le cas, pour ne prendre qu’un exemple, lorsque le préjudice est lié à la diffusion d’informations financières sur internet qui auraient été utilisées par un investisseur privé, lorsque l’action est dirigée non contre le co-contractant du consommateur (dans ce cas, la Convention de Rome s’applique) mais contre un tiers dont la responsabilité serait mise en cause pour avoir fourni les informations erronées52. Dans ce cas, il ne serait pas déraisonnable de prévoir l’application de la loi de la résidence habituelle de la victime, moyennant le cas échéant le respect de certaines conditions de rattachement objectif avec l’Etat en cause. On pourrait s’inspirer sur ce point de l’article 15 du règlement 44/2001, qui subordonne l’application des règles de compétence judiciaire protectrices du consommateur à la condition que le professionnel ait « dirigé des activités » commerciales vers l’Etat du consommateur.

51 Voy. le document interne du Conseil référencé 12814/98. 52 Voy. l’analyse de H. Boularbah, « La résolution des litiges transfrontières avec l’e-investisseur : questions choisies », in La protection de l’investisseur et de l’e-investisseur, Bruylant, Bruxelles, 2002, p. 295 s., spéc. p. 324, n° 36.

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En conséquence, si l’on adopte une approche fondée sur les principes fondamentaux du marché intérieur, qui comprennent d’ailleurs aujourd’hui les exigences de protection des consommateurs53, la règle de conflit prévue à l’article 3-1° pourrait être remplacée par deux règles générales qui prévoiraient respectivement l’application de la loi du lieu du fait générateur dans les relations entre professionnels, et l’application de la loi du lieu de la résidence habituelle de la victime lorsque celle-ci a subi son préjudice dans un cadre non professionnel.

Ceci dit, il faut reconnaître que l’adoption d’une telle approche entraînerait une modification sensible de la

philosophie de l’avant-projet de loi et pourrait avoir des conséquences importantes sur d’autres dispositions du texte54. Elle ne pourrait être adoptée sans qu’une réflexion plus approfondie soit menée sur les tenants et aboutissants de la distinction proposée entre les deux catégories de victimes. En particulier, il faudrait vérifier, par une recherche empirique, si cette distinction ne serait pas susceptible de soulever des difficultés de frontière difficiles.

Abstraction faite des développements qui précèdent qui sont propres à la problématique du marché

intérieur, on relèvera que le critère du lieu de survenance du dommage, tel qu’il figure à l’article 3-1° de l’avant-projet de règlement, présente des inconvénients lorsque le préjudice est éclaté sur le territoire de plusieurs pays.

15.— Le rattachement au lieu de survenance du dommage en cas de pluralité des lieux des préjudices. L’article 3-1° de l’avant-projet de règlement se borne à désigner le lieu de survenance du dommage, sans indiquer comment ce critère doit s’interpréter dans le cas où le préjudice dépasse les frontières d’un seul Etat.

La Cour de justice a dû connaître de ce problème dans le domaine de la compétence judiciaire. Dans l’arrêt

Shevill du 7 mars 199555, elle a indiqué que le demandeur a le choix, pour l’application de l’article 5-3° de la Convention de Bruxelles, soit de saisir le for du fait générateur, auquel cas le juge est compétent pour connaître de l’intégralité du préjudice, soit de saisir le for du dommage, la compétence du juge étant alors limitée aux seuls dommages survenus dans l’Etat du for. Si l’on devait transposer cette approche au domaine des conflits de lois, il en résulterait qu’en cas de pluralité de lieux des dommages, chaque fraction de préjudice serait soumise à la loi du lieu où elle est subie. Compte tenu de la jurisprudence Shevill, deux hypothèses devraient être distinguées. La première est celle où l’action est portée dans le for du fait générateur : dans ce cas, le juge devrait appliquer distributivement plusieurs lois aux divers préjudices localisés sur les territoires concernés. La seconde hypothèse est celle où l’action est portée devant le ou les fors où une fraction du dommage est subi : dans cette situation, chacun des juges saisis appliquerait sa propre loi pour les dommages situés sur son territoire national.

L’application distributive de la loi locale à chaque fraction du dommage ne paraît pas devoir soulever trop de difficultés dans le cas où le préjudice est matériel et peut faire l’objet d’une évaluation séparée sur le plan géographique (par exemple, des dommages causés à des plantations de part et d’autre d’une frontière). La solution est moins heureuse dans les hypothèses où le préjudice ne peut être localisé matériellement en un endroit déterminé. Dans ces hypothèses, le fractionnement des dommages en fonction des frontières nationales apparaît artificiel puisqu’il ne trouve plus d’ancrage dans la réalité concrète.

Une réponse partielle à ce problème figure à l’article 7 de l’avant-projet de règlement, qui soumet les délits

liés à la diffamation et à l’atteinte aux droits de la personnalité à la loi de la résidence habituelle de la personne lésée (voy. infra, n° 32 s.), ce qui évite tout morcellement.

53 Voy. l’article 95, § 3, du Traité CE. 54 En particulier, on peut se demander s’il serait encore nécessaire de maintenir les deux dispositions spécifiques qui prévoient l’application de la loi de la résidence habituelle de la victime (article 5 et 7). 55 Aff. C-68/93, Rec., p. I-450.

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Mais la difficulté subsiste pour les autres délits qui sont susceptibles d’entraîner un préjudice non matériel qui dépasse les frontières d’un seul Etat. Ce pourrait être le cas, à nouveau, dans le domaine des délits commis par la voie de l’internet.

Il existe une incertitude sur le point de savoir si le problème ici examiné ne trouve pas sa réponse dans une

autre disposition de l’avant-projet de règlement. L’article 4 comporte une règle intitulée « zones non soumises à une souveraineté territoriale », qui se décompose en deux paragraphes. Le premier vise le cas classique où le dommage survient dans une zone non soumise à la souveraineté territoriale d’un Etat, et prévoit que dans ce cas la loi applicable est celle du pays dans lequel le moyen de transport ou l’installation ayant un lien avec le délit est immatriculé. Ce paragraphe est étranger à notre problème, puisqu’il concerne par exemple le dommage survenu en haute mer.

Le second paragraphe est plus curieux puisqu’il prévoit que « s’il n’existe pas de lien avec un pays

particulier ou s’il existe un lien avec plusieurs pays, la loi appliquée est celle du pays avec lequel le délit présente les liens les plus étroits ».

Aucune explication ne figure dans le texte sur le point de savoir si cette dernière disposition se situe

toujours dans le cadre particulier de l’hypothèse du dommage qui survient dans une zone non soumise à la souveraineté territoriale ou si, au contraire, ladite disposition représente une règle de portée plus générale qui apporte une dérogation à la compétence de la loi du lieu de survenance du dommage lorsque la situation ne présente pas de lien avec un pays en particulier ou s’il existe un lien avec plusieurs pays. S’il fallait retenir cette dernière interprétation, la règle ne ferait pas nécessairement double emploi avec la clause d’exception prévue au paragraphe 3 de l’article 3 (sur laquelle voy. infra, n° 19), car il s’agirait ici de déclarer purement et simplement inapplicable le rattachement au lieu de survenance du dommage lorsque ce dernier est éclaté sur le territoire de plusieurs pays, alors que la clause d’exception ne joue que dans un second temps, pour autant que plusieurs conditions relativement strictes soient réunies.

Le texte gagnerait à être précisé sur cette question, qui est extrêmement importante en pratique.

16.— Le rattachement au lieu des conséquences directes du dommage, à l’exclusion du lieu des conséquences indirectes. L’article 3-1° de l’avant-projet de règlement ajoute que la loi du pays de survenance du dommage s’applique « quel que soit le ou les pays dans le(s)quel(s) des conséquences indirectes du dommage surviennent, sous réserve du paragraphe 2 ». Cette précision a pour objet d’exclure, pour la détermination de la loi applicable, la prise en compte du dommage indirect qui peut apparaître lorsque le préjudice se prolonge dans le temps et dans l’espace. La solution est classique. Elle a été consacrée par la Cour de justice dans le cadre de l’application de l’article 5-3° de la Convention de Bruxelles, à propos d’un cas où le préjudice matériel immédiat à la victime avait entraîné un préjudice patrimonial indirect, qui était localisé au domicile de la victime. Selon l’arrêt Marinari, l’article 5-3° de la Convention de Bruxelles ne saurait attribuer compétence au juge de tout lieu « où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d’un fait ayant déjà causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu »56. En conséquence, pour la Cour, l’article 5-3° « ne vise pas le lieu où la victime prétend avoir subi un préjudice patrimonial consécutif à un dommage initial survenu par elle dans un autre Etat contractant »57.

Même si la Cour de justice n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur ce point, la majorité des commentateurs sont d’avis que ces principes doivent s’étendre au cas du dommage indirect à l’intégrité corporelle de la victime : « lorsque, à la blessure initiale s’ajoutent ultérieurement une aggravation de cette blessure et

56 Point 14. 57 Arrêt du 19 septembre 1995, aff. C-364/93, Rec., p. I-2733, dispositif.

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éventuellement le décès de la personne, ces circonstances postérieures à la date de la réalisation du dommage initial ne doivent pas entrer en ligne de compte pour le jeu de l’article 5-3° »58. Ces principes devraient pouvoir être transposés, mutatis mutandis, au domaine des conflits de lois, comme il ressort d’ailleurs explicitement des termes précités de l’article 3-1° de l’avant-projet de règlement. Si un certain rapprochement se manifeste ici entre la compétence judiciaire et la compétence législative, il demeure une différence essentielle entre les deux matières : dans le domaine de la compétence judiciaire, le rattachement au lieu de survenance des conséquences directes du dommage présente un caractère obligatoire, tandis qu’en matière de conflit de lois, le rattachement fait l’objet, en vertu de l’article 3 de l’avant-projet de règlement, de tempéraments qui permettent la prise en compte, dans certaines circonstances, du lieu où les conséquences indirectes du dommage se font ressentir59.

2. LES TEMPERAMENTS APPORTES AU PRINCIPE (ART. 3-2° ET 3°) 17.— Les exceptions à l’application de la loi du lieu de survenance du dommage – Combinaison de deux méthodes différentes de droit international privé. Certaines dérogations à l’application de la loi du lieu de survenance du dommage sont prévues aux deuxième et troisième paragraphes de l’article 3 de l’avant-projet de règlement.

Ces dérogations traduisent l’évolution de la méthode traditionnelle du droit international privé. On connaît les critiques apportées depuis plus d’un demi-siècle par la doctrine américaine à l’encontre de la règle de conflit traditionnelle fondée sur l’application de la lex loci delicti. Les reproches portent principalement sur le caractère excessivement abstrait et rigide du critère du lieu du délit, qui ne permet pas de garantir l’application d’une loi appropriée et proche de la situation litigieuse. La jurisprudence américaine s’est orientée vers des solutions plus flexibles qui sont axées autour du concept de la proper law of the tort ou de la loi du pays qui présente les liens les plus étroits avec la situation. Cette méthode des liens les plus étroits se décline en plusieurs variantes, parmi lesquelles on retiendra les trois principales. La première consiste à ériger les liens les plus étroits en règle de rattachement unique de la matière. C’est l’approche qui tend à être retenue de manière générale aux Etats-Unis : la règle lex loci delicti a purement et simplement été abandonnée au profit d’un système de rattachement souple fondé sur la recherche in concreto de la loi qui présente les liens les plus étroits avec la situation ou de la loi qui est la plus adéquate pour régir le délit en cause, compte tenu de l’ensemble des intérêts en cause. L’inconvénient de cette approche est bien connu : elle conduit à une insécurité juridique excessive, la désignation de la loi étant subordonnée, dans chaque cas, à une appréciation essentiellement subjective des circonstances particulières du cas d’espèce. La règle de conflit se dissout entièrement dans le principe de proximité. Certains auteurs américains n’ont pas manqué de souligner les graves dangers de ce système, qui conduit à la déstructuration de la règle juridique, voire confine au non-droit (« non law »)60.

58 H. Gaudemet- Tallon, Les Conventions de Bruxelles et de Lugano, 2e éd., LGDJ, n° 191. 59 L’article 3-1° de l’avant-projet de règlement se borne à réserver l’application du paragraphe 2. Faut-il en déduire que les conséquences indirectes du dommages ne pourront être prises en compte que lorsqu’elles coïncident avec le pays de la résidence habituelle commune des parties (par. 2), et non dans les autres cas visés par la clause d’exception générale prévue au paragraphe 3 ? Le texte mériterait d’être précisé sur ce point. 60 Voy. notam. L. Brilmayer, « The Role of Substantive and Choice of Law Policies in the Formation and Application of Choice of Laws Rules », Rec. des Cours, 1995, t. 195, p. 9 s. ; J.P. Kozyris, « Interest Analysis Facing its Critics », 46 Ohio St. L. J. 569 (1985), spéc. p. 578 s.

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La deuxième variante est celle qui revient à faire des liens les plus étroits la règle directrice, tout en l’assortissant d’un jeu de présomptions fondées sur l’utilisation de rattachements précis et objectifs. Cette méthode est celle qui a été retenue à l’article 4 de la Convention de Rome : le paragraphe premier de cette disposition prévoit que le contrat est régi par la loi du pays avec lequel il présente les liens les plus étroits, tandis que le paragraphe 2 édicte une présomption générale selon laquelle le contrat présente les liens les plus étroits avec la résidence habituelle de la partie qui fourni la prestation caractéristique. Ces règles sont encore assorties d’une clause d’exception qui prévoit que les présomptions sont écartées lorsqu’il résulte de l’ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays (art. 4-5). Le Groupe européen de DIP a suggéré, dans la proposition de convention qu’il a faite, de transposer ce système au domaine des obligations non contractuelles. Selon l’article 3 de ce texte, l’obligation non contractuelle est régie par la loi du pays avec lequel elle présente les liens les plus étroits. Une présomption de rattachement au lieu des liens les plus étroits est établie notamment en faveur du pays dans lequel le fait générateur et le dommage se sont produits. Cette présomption est écartée lorsqu’il résulte des circonstances que l’obligation présente des liens plus étroits avec un autre pays. L’objectif poursuivi par ce système de présomptions est certainement louable, puisqu’il vise à combiner les avantages de la méthode des liens les plus étroits avec la sécurité juridique qui est censée résulter de l’utilisation dans les présomptions de rattachements définis de manière précise. La technique utilisée appelle cependant des réserves, pour deux raisons au moins. Tout d’abord, on peut lui reprocher de maintenir comme critère de base le concept éminemment flexible de liens les plus étroits. Si cette notion est précisée dans la suite de la disposition, le danger est qu’elle focalise l’attention au détriment des autres rattachements. Ensuite, il existe une incertitude sur la portée exacte des présomptions, comme le montre l’expérience de l’application de la Convention de Rome : pour ne retenir que deux interprétations possibles, faut-il s’en tenir en principe à la règle des liens les plus étroits et n’appliquer les présomptions que lorsqu’il existe une hésitation sur le pays désigné des liens les plus étroits, ou doit-on commencer par appliquer les présomptions, celles-ci ne devant être écartées qu’à titre exceptionnel lorsqu’il est établi que le contrat présente manifestement des liens plus étroits avec un autre pays ? Les jurisprudences nationales relatives à la Convention de Rome ont retenu des interprétations divergentes sur ce point61. Enfin, il existe un certain paradoxe à faire du concept des liens les plus étroits à la fois la règle de rattachement de principe, dont les présomptions ne seraient que l’expression, et la règle d’exception, qui permet de déroger aux mêmes présomptions. La troisième variante est celle qui a été retenue par les auteurs de l’avant-projet de règlement. Elle revient à maintenir comme principe une règle de conflit classique fondée sur la localisation d’un élément territorial (le lieu de survenance du dommage), tout en l’assortissant de certaines tempéraments qui visent à remédier aux excès manifestes de rigidité de cette règle, en permettant de s’en écarter si les circonstances exigent de retenir un autre rattachement. Cette approche poursuit le même objectif que la précédente, celui de parvenir à un compromis entre les exigences de proximité et de sécurité juridique. Mais elle présente plusieurs avantages par rapport à la technique des présomptions. Le premier est de maintenir comme règle de principe un critère de rattachement précis, qui devrait conduire à des résultats satisfaisants dans la grande majorité des cas. Le concept des liens les plus étroits n’interviendra plus que dans les cas spécifiques où il est nécessaire de faire exception à la règle de base. Le second avantage est que l’on évite les incertitudes liées à la détermination du poids à accorder aux présomptions. La solution qui consiste à assortir une règle de conflit bilatérale classique d’une clause d’exception n’est pas nouvelle. Elle avait déjà été proposée en 1950, dans le projet Bénélux, et reprise par l’avant-projet de

61 Voy. l’analyse de la jurisprudence par R. Plender et M. Wilderspin, The European Contracts Convention – The Rome Convention on the Choice of Law for Contracts, 2e éd., Londres, Sweet & Maxwell, 2001, p. 109 s.

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Convention de 1972. Par rapport à ces textes, l’avant-projet de règlement apporte cependant un élément nouveau, sous la forme d’une règle séparée pour l’hypothèse où les parties sont originaires du même pays. 18.— La règle dérogatoire spécifique pour le cas où l’auteur du délit et la victime ont leur résidence habituelle dans le même pays. Selon l’article 3-2° de l’avant-projet de règlement, « lorsque l’auteur du délit et la personne lésée ont leur résidence habituelle dans le même pays au moment de la survenance du délit, la loi applicable est celle de ce pays ». L’application de cette règle est explicitement réservée par le paragraphe 1er de l’article 3. Il en résulte que lorsque les conditions prévues par le paragraphe 2 sont réunies, la règle de rattachement de principe qui désigne le lieu de survenance du dommage est purement et simplement inapplicable. Le paragraphe 2 édicte par conséquent une règle dérogatoire au paragraphe 1er, qui l’emporte sur ce dernier. La préoccupation qui se trouve à la base de cette règle dérogatoire est d’assouplir la règle de conflit traditionnelle de manière à permettre l’application de la loi d’un pays qui présente un lien étroit avec la situation. Compte tenu de cette finalité, la disposition s’inscrit dans le courant de pensée qui postule l’introduction d’une plus grande flexibilité dans cette matière. D’un autre côté, cependant, on relèvera que la règle de rattachement retenue est définie de manière fixe et précise, et ne laisse aucune marge d’appréciation au juge : la loi applicable est celle de l’Etat de la résidence habituelle commune de l’auteur du délit et de la victime. Sous cette perspective, on a affaire à une règle de conflit assez traditionnelle axée sur l’utilisation d’un facteur de rattachement fixe. L’opportunité de faire une exception à la loi du pays du délit lorsque les parties sont originaires toutes les deux d’un autre pays est reconnue depuis relativement longtemps. A l’origine, cependant, cette exception, lorsqu’elle était reconnue, faisait l’objet d’une règle souple qui laissait une certaine marge d’appréciation au juge. C’est en droit commun allemand, semble-t-il, que l’on trouve la première expression d’une telle règle : se fondant sur un décret de 1942, la jurisprudence allemande a fait parfois application de la loi nationale commune des parties, et non de la lex loci delicti, pour déterminer la responsabilité délictuelle62. Cette idée a été reprise dans l’avant-projet de Convention de 1972, où elle a été intégrée à la règle qui permet de faire exception à la lex loci delicti. L’article 10 de cet avant-projet prévoit que la loi locale peut être écartée en cas de connexion prépondérante avec un autre pays, et précise que « cette connexion doit se fonder normalement sur un élément de rattachement commun à la victime et à l’auteur du dommage ». La même approche flexible a été retenue dans la proposition du Groupe européen de DIP ainsi que lors des travaux du Groupe Rome II du Conseil. Dans plusieurs documents discutés au sein de ce dernier Groupe, la résidence habituelle commune des parties ne représente qu’un élément d’appréciation des liens plus étroits avec un autre pays63. L’avant-projet de règlement a retenu une solution différente, puisque la résidence habituelle commune des parties fait l’objet d’une règle de conflit séparée, qui s’applique de manière indépendante de la clause d’exception fondée sur les liens étroits. Cette dernière solution se situe dans la lignée de la Convention de La Haye de 1973 sur la loi applicable à la responsabilité du fait des produits, qui, par dérogation à l’application de la loi du lieu du fait dommageable, prévoit l’application de la loi de l’Etat de la résidence habituelle de la personne directement lésée si cet Etat est aussi l’Etat de l’établissement principal de la personne dont la responsabilité est invoquée64. L’approche retenue par les auteurs de l’avant projet de règlement a pour effet, concrètement, de renverser la règle et l’exception en la matière : en principe, la loi applicable est celle du pays de la résidence habituelle des parties lorsque cette dernière est commune aux deux parties (paragraphe 2 de l’article 3). Mais cette loi peut être 62 Voy. les références mentionnées dans le rapport Giuliano - Lagarde - van Sasse van Ysselt, précité, p. 234-235, et la note 80. 63 Voy. notam. les projets de juillet 1999 et de décembre 1999, précités. 64 Article 5 b).

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écartée au profit de la loi du lieu de survenance du dommage (ou de toute autre loi pertinente, comme celle du lieu du fait générateur) dans les conditions prévues par la clause d’exception générale prévue au paragraphe 3 de l’article 3.

Cette solution doit être approuvée. L’absence d’une règle spéciale pour l’hypothèse où les parties ont une résidence commune aurait en effet eu pour conséquence probable d’entraîner l’application quasi systématique du paragraphe 3, ce qui aurait risqué de miner le caractère d’exception de la clause prévue à ce paragraphe, dont l’application est subordonnée au respect de conditions strictes. Quels sont, justement, les conditions de l’application de cette clause d’exception ? 19.— La clause d’exception fondée sur les liens étroits. L’article 3-3° de l’avant-projet de règlement dispose : « Toutefois, s’il résulte de l’ensemble des circonstances qu’un délit présente des liens substantiellement plus étroits avec un autre pays et qu’il n’existe pas un lien significatif entre ce délit et le pays dont la loi serait applicable en vertu des paragraphes 1 et 2, la loi de cet autre pays s’applique » Il est précisé, dans un second alinéa, qu’« un lien substantiellement plus étroit avec un autre pays peut se fonder notamment sur une relation préexistante entre les parties, telle qu’un contrat ayant un lien avec le délit en question ». Cette disposition est fondée sur le modèle de la clause d’exception générale à l’application de la règle de conflit. Il s’agit d’une technique spécifique du droit international privé65 qui rencontre un succès grandissant en Europe, puisqu’elle se retrouve dans la plupart des codifications modernes récentes, qu’elles soient de source nationale ou internationale.

Cette technique avait déjà réussi à faire son chemin dans le projet Bénélux66 : l’application de la loi « du pays où (le) fait a lieu » était assortie, dans ce projet, d’une réserve pour le cas où « les conséquences de l’acte illicite appartiennent à la sphère juridique d’un pays autre que celui où le fait a eu lieu ». Dans ce cas, la loi de cet autre pays devait s’appliquer. L’objectif avoué de cette première ébauche d’une clause d’exception était d’atténuer la rigidité du rattachement à la lex loci delicti de manière à tenir compte des orientations de la jurisprudence américaine67. La notion de « sphère juridique » était cependant assez curieuse, et la règle précitée comportait une certaine ambiguïté, certains l’ayant interprétée comme signifiant que le fait illicite se localise au lieu du dommage en cas de dissociation dans l’espace de ces deux éléments68, alors que, dans l’esprit des auteurs du projet, il s’agissait d’échapper au rattachement traditionnel à la lex loci delicti lorsque les conséquences d’un fait illicite n’ont « aucun lien avec le pays où il a eu lieu »69. L’avant-projet de Convention de 1972 a tenté d’améliorer la rédaction de cette règle. Selon l’article 10 de ce texte, l’application de la loi du pays où s’est produit le fait dommageable est écartée « lorsque, d’une part, il n’existe pas de lien significatif entre la situation résultant du fait dommageable et le pays où s’est produit ce fait et que, d’autre part, cette situation présente une connexion prépondérante avec un autre pays ».

65 Voy. spéc. C. Dubler, Les clauses d’exception en droit international privé, Librairie de L’Université, Georg & Cie, 1983 ; D. Kokkini-Iatridou (dir.), Les clauses d’exception en matière de conflits de lois et de conflits de juridictions – ou le principe de proximité, Martinus Nijhoff Pub., 1994. 66 Article 14 du projet de loi uniforme adopté en 1968, qui reprend tel quel l’article 18 du projet de loi uniforme de 1950 annexé au traité de 1951. 67 Voy. F. Rigaux, « Le nouveau projet de loi uniforme Benelux … », op. cit., p. 349 s., n° 39 s. 68 Graulich, Principes de droit international privé, 1961, n° 41, note 6 ; Batiffol, Traité, 4e éd., 1967, n° 561. 69 Exposé des motifs, Rev. crit. DIP, 1952, p. 377 s., spéc. p. 378. Voy. aussi Rigaux, op. cit., p. 349 s., n° 40.

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Il est clair que cette disposition a inspiré les auteurs de l’avant-projet de règlement. A l’instar de ce que prévoit le texte de 1972, l’application de la clause d’exception est subordonnée, en vertu de l’article 3-3° de l’avant-projet de règlement, au respect de deux conditions, l’une positive portant sur l’existence de liens substantiellement plus étroits avec un autre pays, l’autre négative relative à l’absence de lien significatif avec le pays désigné par les rattachements fixes (les conditions ont été inversées par rapport à 1972). Cette approche restrictive de la clause d’exception doit être approuvée. En vue de mieux comprendre sa portée, il n’est pas inutile de se référer aux explications figurant dans le rapport officiel sur l’avant-projet de Convention de 1972. Dans ce rapport, il est souligné que la règle d’exception envisagée est « suffisamment souple pour laisser au juge une certaine marge d’appréciation des circonstances pouvant justifier, dans chaque cas concret, l’application d’une loi autre que la lex loci delicti ». Mais le rapport insiste sur le fait qu’il s’agit d’une marge d’appréciation « qui est limitée par des critères aussi clairs et précis que possible ». Les deux critères sont cumulatifs, souligne le rapport : « la seule circonstance qu’il n’existe pas de lien significatif entre la situation résultant du fait dommageable et le pays où ce fait est intervenu, pas plus que la seule circonstance que ladite situation présente une connexion prépondérante avec un pays autre que celui du fait dommageable, ne suffisent pas, indépendamment l’une de l’autre, pour faite jouer l’exception. Pour qu’il soit fait application de l’exception et que la lex loci delicti soit écartée en faveur de la loi d’un autre pays, il est nécessaire que les deux circonstances dont il est question s’accompagnent – et, pour ainsi dire, se complètent – l’une l’autre (…) Au demeurant, la connexion d’une situation avec un pays autre que celui du fait dommageable ne saurait être considérée comme ‘prépondérante’ que si le lien avec le pays où ce fait s’est produit n’est pas significatif »70. On relève malgré tout quelques différences de rédaction entre le texte de 1972 et celui de l’avant-projet de règlement. En particulier, l’article 3-3° de l’avant-projet de règlement n’a pas repris la notion de « connexion prépondérante avec un autre pays » qui avait été choisie en 1972. Le remplacement de cette notion par celle de « liens substantiellement plus étroits avec un autre pays » est heureux. La coexistence dans le texte de 1972 de deux notions différentes pour viser respectivement la condition positive (connexion prépondérante avec un autre pays) et la condition négative (absence de lien significatif avec la lex loci delicti) pouvait entraîner une ambiguïté sur le point de savoir si les éléments à prendre en compte pour sonder l’intensité du rattachement étaient différents71. L’utilisation pour les deux conditions d’un seul et même concept – celui du « lien » avec le délit – évite cette incertitude, sans compter que la notion de lien cadre mieux avec la terminologie utilisée de nos jours, du moins dans les textes de langue française (la version anglaise de l’avant-projet de règlement vise quant à elle la notion de « connection », ce qui est également classique pour les juristes anglo-américains).

On observera par ailleurs l’existence d’une différence par rapport à l’article 4-5° de la Convention de Rome, qui, en matière d’obligations contractuelles, vise l’existence de « liens plus étroits » avec un autre pays. L’article 3-3° de l’avant-projet de règlement est défini quant à lui de manière plus restrictive puisqu’il exige le caractère « substantiellement » plus étroit des liens avec l’autre pays et l’absence de lien « significatif » avec le pays désigné par les rattachements traditionnels. L’utilisation de ces termes a pour mérite de souligner le caractère exceptionnel de la clause qui ne doit jouer que lorsque les circonstances du cas d’espèce démontrent de manière manifeste le caractère inopportun du rattachement à la loi du pays du lieu de survenance du dommage ou à celui du lieu de la résidence commune des parties. En ce qui concerne les éléments de rattachement susceptibles de faire jouer l’exception, il ressort explicitement du texte de l’article 3-3° qu’il y a lieu de prendre en compte « l’ensemble des circonstances ». Lors des travaux au sein du Groupe Rome II du Conseil, il avait été proposé d’introduire dans le texte une liste exemplaire de ces circonstances, parmi lesquelles figurait la résidence commune des parties, le contrat conclu entre les parties, le contrat d’assurance conclu entre l’une des parties et un assureur, l’existence entre les parties d’un lien 70 Rapport Giuliano - Lagarde - van Sasse van Ysselt, précité, p. 236. 71 Cf. J. Foyer, « L’avant-projet de Convention C.E.E. sur la loi applicable aux obligations contractuelles et non-contractuelles », op. cit., p. 555 s., spéc. p. 560, n° 10-11.

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pré-délictuel, et la possibilité pour l’auteur du délit de prévoir raisonnablement que son comportement aurait pu causer un dommage dans l’Etat où ce comportement a produit son effet direct72. L’article 3 de l’avant-projet de règlement n’a repris que deux circonstances particulières, qui de surcroît ne sont pas soumises au même régime. La première circonstance porte sur la résidence habituelle commune des parties : cet élément a été érigé, comme on l’a relevé, en règle de conflit autonome au paragraphe 2 de l’article 3. Il ne s’agit donc plus, comme dans le texte discuté au sein du Conseil, d’une circonstance à prendre en compte pour faire jouer la clause d’exception ; au contraire, ce sont les autres éléments de la situation qui permettront, le cas échéant, de justifier une dérogation à l’application de la loi du pays de la résidence habituelle commune des parties. La seconde circonstance particulière mentionnée à l’article 3 est relative à la « relation préexistante entre les parties, telle qu’un contrat ayant un lien avec le délit en question ». A la différence de l’élément précédent, cette circonstance intervient dans le cadre de la clause d’exception générale du paragraphe 3. Il ressort du texte qu’il s’agit d’un facteur qui peut être pris en compte, « notamment », en vue de déterminer s’il existe un lien substantiellement plus étroit avec un autre pays que celui désigné par les rattachements précis. On peut s’interroger sur l’opportunité de mentionner un tel facteur dans le texte même du règlement. Certes, cela aurait pour effet de mettre en évidence que la relation préexistante entre parties est un élément pertinent d’appréciation de l’existence d’un lien substantiellement plus étroit avec un autre pays. Mais cette précision est-elle vraiment utile, dès lors que le texte permet en tout hypothèse de prendre en compte « l’ensemble des circonstances » de la situation ? Surtout, le fait d’isoler dans le texte même du règlement un facteur particulier risque d’être interprété comme l’indication que ce facteur a une portée spéciale ou différente des autres éléments de rattachement. Bref, on s’engage, au moins implicitement, dans la logique des présomptions qui est celle de la Convention de Rome : ceux qui appliqueront le futur règlement pourraient avoir tendance à considérer que lorsqu’il existe une relation préexistante entre parties, il s’agit d’un élément qui fait présumer l’existence d’un rattachement substantiel avec la loi du pays régissant cette relation, justifiant de faire exception aux rattachements traditionnels.

Si cette approche est celle qui est voulue par les auteurs de l’avant-projet, il serait probablement préférable de l’admettre ouvertement en édictant une règle séparée analogue à celle qui est prévue dans le cas où les parties ont une résidence commune : il faudrait prévoir qu’en principe, la loi applicable en cas de relation préexistante entre parties est celle qui régit cette relation (système du rattachement accessoire retenu dans certains pays), tout en permettant le jeu de la clause d’exception générale lorsqu’il y a lieu d’estimer que la situation présente un lien substantiellement plus étroit avec un autre pays et qu’il n’existe pas de lien significatif avec le pays dont la loi régit la relation préexistante. Le texte actuel de l’article 3-3° présente en tout cas l’inconvénient de soulever une hésitation sur la portée qui doit être accordée au facteur mentionné, ce qui ne favorisera pas l’application uniforme de l’instrument dans les Etats membres. De manière générale, à partir du moment où l’on renonce à inclure dans le texte une liste relativement détaillée des différentes circonstances dans lesquelles la clause d’exception est susceptible de jouer, il est plus logique de s’en tenir à une formulation générale des conditions d’application de la clause (comme à l’article 4-5° de la Convention de Rome), quitte à mentionner dans l’exposé des motifs du règlement quelques exemples d’application possibles du mécanisme envisagé. Il reste un dernier problème lié à l’application de la clause d’exception de l’article 3-3° qui mérite d’être examiné, c’est celui du champ d’application de cette clause. 72 Voy. le projet de juillet 1999, document interne du Conseil référencé 10231/99, spéc. l’article 3bis (substitution), première variante (texte soumis par la délégation danoise).

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20.— Le domaine d’application de la clause d’exception. Dans les textes antérieurs discutés au sein du Groupe Rome II du Conseil, il était explicitement prévu que la règle générale de conflit de l’article 3 s’applique « sans préjudice » des règles de conflit particulières qui sont prévues pour la responsabilité du fait des produits, pour la concurrence et les pratiques déloyales, et pour la diffamation. L’article 3 de l’avant-projet de règlement ne reprend pas cette précision. De manière plus générale, le texte est muet sur le point de savoir comment interagissent entre elles les différentes règles de conflits qui sont simplement alignées à la suite l’une de l’autre aux articles 3 à 8. Le texte mériterait d’être complété sur ce point. Dans la proposition du Groupe européen de DIP, les règles spéciales de conflit – qui, comme on l’a déjà relevé, prennent la forme de présomptions de l’existence d’un rattachement étroit avec le pays désigné – sont toutes subordonnées à l’application de la clause d’exception générale fondée sur les liens plus étroits avec un autre pays73. A s’en tenir à la version actuelle de l’avant-projet de règlement, il semble, par contraste, que l’application de la clause d’exception soit confinée aux délits qui relèvent de la règle générale de l’article 3, tandis que les rattachements prévus à propos des délits spéciaux des articles 5 à 8 font l’objet de règles fixes et invariables. Cette solution mériterait d’être réexaminée. Certes, il n’est guère contestable que les règles prévues pour les quatre catégories de délits spéciaux visent, chacune, à trouver le rattachement le mieux adapté au type de délit concerné. Mais il ne peut être exclu que se présentent des situations où ce rattachement s’avèrera inadapté aux circonstances particulières du cas d’espèce. Le besoin d’une clause de flexibilisation fondée sur le concept des liens plus étroits apparaît tout autant à propos des délits spéciaux, ou du moins de certains d’entre eux, qu’à propos des délits qui relèvent de la règle générale de l’article 3. On aura d’ailleurs l’occasion de le constater de manière plus explicite dans les commentaires de l’article 5-2° et de l’article 8.

B. Responsabilité du fait des produits (art. 5) 21.─ Texte. L’article 5 de l’avant-projet de règlement organise des règles particulières pour la détermination de la loi applicable aux obligations non contractuelles dérivant de délits causés par des produits. Cette disposition se subdivise en deux paragraphes. Le premier, qui établit la règle générale, utilise la technique du groupement des rattachements ; il désigne la loi de l’Etat de résidence de la victime pour autant que cet Etat soit également celui de l’établissement de la personne responsable, ou celui de l’achat du produit. Le second paragraphe vise les cas où l’une de ces conditions n’est pas réunie. Est alors applicable la loi de l’Etat sur le territoire duquel « le délit est survenu ». L’avant-projet de règlement, en incorporant des règles particulières à certaines obligations non contractuelles, participe du mouvement de « l’atomisation du droit international privé de la responsabilité civile », qui s’effectue parallèlement au démantèlement de la responsabilité en droit interne74. C’est surtout dans le domaine des délits spéciaux que l’on a constaté les atteintes portées au principe de la lex loci delicti commissi, et corollairement le développement de la diversification de la règle de conflit de lois, voire même le recours à la règle matérielle75. Cette approche avait déjà été adoptée par la Conférence de La Haye de droit international privé, qui

73 Voy. l’article 4 de la proposition de Convention, qui réserve explicitement l’application de la clause d’exception visée à l’article 3-4° de la proposition. 74 Y. Loussouarn, « Le droit international privé conventionnel de la responsabilité civile extracontractuelle », R.G.A.R., 1995, n°12412 ; P. Bourel, « Du rattachement de quelques délits spéciaux en droit international privé », op. cit., p. 279 , n° 19 ; F. Pocar, « Le lieu du fait illicite dans les conflits de lois et de juridictions », op. cit., p. 78. 75 Voy. notamment les différents instruments concernant la matière des dommages nucléaires (Convention de Paris du 29 juillet 1960 sur la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire et Convention de Vienne du 21 mai 1963 relative à la responsabilité civile en matière

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s’est limitée à certaines matières, choisies en fonction de la fréquence des situations concernées : d’abord la responsabilité découlant des accidents de la circulation routière, ensuite la responsabilité du fait des produits. Il avait en effet été constaté que les problèmes suscités par les divers actes illicites requièrent des solutions propres, et qu’il aurait été déraisonnable de prétendre les « recouvrir du manteau uniforme d’une convention unique »76. Cette évolution se reflète également dans les travaux successifs de codification internationale présentés ci-dessus (voy. supra, n° 2) : alors que les deux versions du projet Bénélux, tout comme l’avant-projet de Convention de 1972, ne prévoyaient qu’une règle générale sans lui adjoindre aucune exception, le Groupe européen de DIP ne put faire l’impasse sur la rédaction de plusieurs règles particulières. Sa proposition de 1998 prévoyait ainsi des présomptions spéciales pour les cas de concurrence déloyale et d’atteintes à la vie privée et à l’environnement. Quant aux projets successifs du Conseil, ils ont prévu dès le départ des rattachements distincts dans plusieurs domaines. L’on reviendra sur la question de savoir si une telle attitude se justifie réellement au sein de l’Union européenne.

1. LE RATTACHEMENT DE PRINCIPE A LA LOI DE LA RESIDENCE DE LA VICTIME (ART.5-1°) 22.─ Le choix de la loi de la résidence de la victime. Une des caractéristiques de la responsabilité du fait des produits est l’éparpillement des éléments de rattachement, accentué par le développement à la fois du commerce international, du tourisme et de la mobilité en général des personnes et des biens sur le territoire européen. Dès lors que l’on considère qu’un seul point de rattachement ne peut suffire à la désignation de la loi applicable, plusieurs solutions sont possibles.

On peut en premier lieu rechercher la loi qui présente les liens les plus étroits avec la situation. Outre les inconvénients qui ont déjà été relevés77, cette formule présente des désavantages particuliers lorsqu’il s’agit de la responsabilité du fait des produits. Ainsi qu’il a été signalé, on se trouvera en effet souvent, dans cette matière, devant des cas de dispersion des divers éléments dans des pays différents : fabrication du produit dans l’Etat A, acquisition de celui-ci dans l’Etat B, utilisation dans l’Etat C, premiers effet dommageables dans l’Etat D et poursuite du dommage dans l’Etat E. Cet éparpillement est encore accru par l’organisation complexe des circuits de fabrication, liée à une spécialisation toujours croissante de l’industrie (ainsi, la confection du produit ne se concentrera que rarement dans un seul Etat, mais se répartira entre différents lieux de fabrication des pièces et un ou plusieurs lieux d’assemblage) et des circuits de distribution, à laquelle s’ajoute la possibilité de reventes successives du produit78. Comment, alors, dégager le lieu qui présente le lien le plus substantiel avec la situation ? En outre, l’absence de prévisibilité d’une telle règle s’oppose au règlement amiable des litiges, fréquent dans ce domaine, notamment par l’intervention de transactions entre assureurs79.

de dommages nucléaires), l’environnement (Convention de Bruxelles du 29 novembre 1969 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures), la responsabilité aérienne et spatiale ( Convention de Rome du 7 octobre 1952 relative aux dommages causés aux tiers à la surface par des aéronefs étrangers, Convention de Londres, Moscou et Washington, du 29 mars 1972, sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par des objets spatiaux) ; pour plus de détails, voy. N. Watté et J. Erauw, Les sources du droit international privé belge et communautaire, Bruylant / Maklu, p. 282 s. 76 Y. Loussouarn, « La Convention de La Haye sur la loi applicable aux accidents de la circulation routière », Clunet, 1969, p. 5 77 Supra, n° 17. 78 Y. Loussouarn, « Le droit international privé conventionnel de la responsabilité civile extracontractuelle », op. cit. ; G. Légier, « Sources extra-contractuelles des obligations - Conventions internationales », Jurisclasseur Droit international, fasc. 553-3 (1993), p. 19, n°114. 79 Conclusions de la Commission spéciale sur la responsabilité des fabricants pour leurs produits, Actes et documents de la douzième session, op. cit., p. 95 ; Y. Loussouarn, « Le droit international privé conventionnel de la responsabilité civile extracontractuelle », op. cit. et « « La responsabilité des fabricants dans les relations internationales et le droit conventionnel », in Etudes offertes à Alfred Jauffret, Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-Marseille, 1974, p. 483 s., spéc. n°8.

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Une autre solution serait d’axer la règle sur la protection de l’une des parties en cause, et plus particulièrement sur celle des consommateurs. L’on sait que cette préoccupation est vive au sein de la Communauté européenne80.

Mais en l’espèce, le souci de la protection de la victime ne peut conduire à se désintéresser des impératifs de la sécurité du marché, voire de certains objectifs de politique économique. Ainsi, la désignation de la loi de l’établissement du fabricant correspond-elle mieux aux intérêts des pays exportateurs81 ; de plus, elle s’identifiera souvent à la loi d’origine82. L’importance des investissements et des coûts financiers dans certains secteurs qui sont à l’origine de responsabilités particulières devrait être à l’origine de règles procurant aux fabricants des solutions prévisibles, donc calculables et facilement assurables83. Aussi, dans cette matière plus que dans n’importe quelle autre, faut-il rechercher une règle de conflit équitable, traduisant un équilibre entre la protection de la victime (consommateur ou non) et celle des fabricants, qui ont pour première préoccupation de respecter les normes prévues par le pays d’origine84.

Cette circonstance avait conduit les auteurs de la Convention de La Haye du 2 octobre 1973, sur la loi

applicable à la responsabilité du fait des produits, à retenir une solution fondée sur le groupement de points de contact, dont le plus significatif sur le plan qualitatif est la résidence de la victime.

L’article 5 de cet instrument prévoit en effet : « Nonobstant les dispositions de l'article 4, la loi applicable est la loi interne de l'Etat de la résidence habituelle de la personne directement lésée, si cet Etat est aussi : a) l'Etat de l'établissement principal de la personne dont la responsabilité est invoquée, ou b) l'Etat sur le territoire duquel le produit a été acquis par la personne directement lésée ». C’est la même règle qui a été consacrée à l’article 5-1° de l’avant-projet de règlement. On peut dès lors s’étonner de ce que cette règle ne soit apparue qu’assez tardivement dans les travaux de codification ayant précédé l’avant-projet de règlement. La nécessité d’une règle distincte, propre à la responsabilité du fait des produits, ne s’est faite ressentir que plusieurs décennies après les négociations entamées au sein du Bénélux : ce n’est que dans le projet du Conseil de novembre 1998 qu’apparaît pour la première fois une disposition spécifique dans ce domaine. Même la proposition du Groupe européen de DIP, qui organisait pourtant différents rattachements spéciaux, n’en prévoyait pas pour les produits. De même, parmi les Etats membres de l’Union européenne, seules quatre ratifications de la Convention de La Haye, du 2 octobre 1973, sur la loi applicable à la responsabilité du fait des produits, sont intervenues85, et l’Italie est la seule à prévoir dans sa législation une règle spéciale dans ce domaine. Les dix autres Etats membres appliquent donc à la responsabilité du fabricant le rattachement général prévu en matière d’obligations non contractuelles. Dans les versions successives de projet du Conseil86, un article 5 sur le fait des produits fut prévu dès le départ ; les opinions sur la nécessité de prévoir une règle spécifique n’étaient cependant pas unanimes : « Le Comité a procédé à un premier débat sur cet article et, en particulier, sur la question de savoir s’il y aurait besoin de

80 Voy. supra, n° 14, in fine. 81 M. Fallon, « Le droit des rapports internationaux des consommateurs », Clunet, 1984, p. 765 et Les accidents de la consommation et le droit, droit des conflits de lois avec l’aide de la méthode expérimentale, Bibliothèque de la Faculté de droit de l’Université catholique de Louvain, Bruxelles, Bruylant, 1982, spéc. n°320, p. 551 s. 82 Supra, n° 14. 83 P. Bourel, op. cit., p. 295. 84 Conformément à la jurisprudence Cassis de Dijon, CJCE, 20 février 1979, Rewe-Zentral vs Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, 120/78, Rec., p. 649 ; sur le « principe d’origine » déduit de cet arrêt, voy. supra, n° 14. 85 France, Espagne, Luxembourg, et Pays-Bas. 86 9 novembre 1998, 28 juillet 1999 et 9 décembre 1999.

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prévoir une règle spécifique sur le fait d’un produit défectueux. Une délégation a estimé que la règle générale devrait être d’application alors que quatre délégations ont été de l’avis qu’une règle spécifique se justifiait. En particulier a été énoncé le fait que, pour la détermination de la loi applicable, il conviendrait de tenir compte de toutes les parties concernées, à savoir, le producteur, le vendeur et le consommateur »87. Malgré ces hésitations, la décision de créer une règle spéciale nous semble pertinente. Comme précisé ci-dessus, la règle de principe prévue à l’article 5-1° de l’avant-projet de règlement permet de rencontrer les intérêts de toutes les parties à la cause, tout en désignant la loi d’un Etat ayant effectivement un lien étroit avec la situation dommageable, mais a priori, sans laisser cette question à la libre appréciation du juge, comme dans l’article 3-3°. Ceci présente l’avantage de diminuer l’insécurité juridique, et permet indirectement d’atteindre un niveau supérieur d’uniformisation entre les différents Etats membres, puisque le pouvoir du magistrat de désigner la législation qu’il estime être la proper law of the tort disparaît, et avec lui l’influence que peuvent avoir les conceptions nationales, forcément divergentes, à ce sujet. Quant à la formulation, les différents textes du Conseil ayant abouti à l’avant-projet de règlement n’évoluèrent pour ainsi dire pas. Le paragraphe premier de l’article 5 ne connut ainsi qu’un léger remaniement terminologique : alors que les trois projets successifs du Conseil traitaient de la « responsabilité », le futur règlement se prononce en faveur de l’expression « obligation non contractuelle », confirmant ainsi que cet instrument sera le pendant, en matière extra contractuelle, de la Convention de Rome du 19 juin 1980. L’on peut encore relever une autre subtile modification : le projet de décembre 1999 remplaçait le terme « dommage » par celui de « préjudice », avant que l’avant-projet de règlement ne reprenne la formulation initiale. A première vue, aucune conséquence ne peut y être attachée. En français, les deux termes sont en effet pratiquement synonymes, bien qu’on attache généralement le terme « préjudice » aux atteintes portées aux personnes, alors que le terme « dommage » est plus générique. 23.─ La spécificité du rattachement consacré par l’article 5-1°. Si le choix réalisé par l’article 5-1° nous semble donc satisfaisant, il reste à examiner dans quelle mesure cette disposition s’écarte effectivement de la règle générale de l’article 3 qui se prononce en faveur de la loi de l’Etat où le dommage survient. Cette loi ne correspond-elle pas à la loi de la résidence de la victime visée au paragraphe premier de la disposition ici examinée ? Rien n’est moins certain.

En effet, il est généralement considéré dans le cadre de la Convention de La Haye de 1973 que le lieu du fait dommageable est celui où le préjudice a commencé à se faire sentir, autrement dit le lieu des premiers effets dommageables88, et non celui où le dommage s’est poursuivi. Prenons l’exemple des médicaments défectueux cité par W. L. M. Reese : « une personne au cours d’un voyage a avalé un cachet dans l’Etat X, a commencé à se sentir souffrante dans l’Etat Y et a fini par tomber réellement malade quand elle s’est trouvée dans l’Etat Z »89. La Conférence a estimé que ne pouvait être pris en considération l’Etat Z quand l’existence d’un dommage avait déjà été constatée dans un autre pays ( en l’espèce l’Etat Y). Or, c’est l’Etat Z qui sera le plus souvent le lieu de résidence de la victime…

Les deux dispositions ont cependant pour objectif la protection de la victime. Mais si l’article 3-1° se

limite à atteindre celle-ci, il a été relevé ci-dessus qu’en matière de responsabilité du fait des produits, il est aussi fait attention à la protection des fabricants. Cette double préoccupation donne lieu à la désignation de la loi de la résidence de la victime sous condition que celle-ci présente un lien étroit avec l’Etat de la résidence du responsable (le plus souvent, le fabricant), ou avec l’Etat d’acquisition du produit. La prévisibilité de la règle est donc en principe garantie dans le chef du fabricant, tout en sauvegardant les intérêts de la victime qui est censée mieux connaître la teneur du droit de sa résidence. 87 document interne du Conseil référencé 11981/99 JUSTCIV 149, du 27 octobre 1999. 88 Cf. aussi supra, n° 16. 89 Rapport explicatif, Actes et documents de la douzième session (1972), t. III, La Haye, 1974, p. 261.

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Ces conditions se retrouvent-elles dans les règles dérogatoires organisées par l’article 3, paragraphes 2 et

3 ? Reprenons tout d’abord l’article 3-2° de l’avant-projet de règlement ; il édicte que lorsque l’auteur et la victime résident dans le même pays au moment de la survenance du délit, la loi de ce pays s’applique. Or, en vertu de l’article 5-1°, premier cas, est applicable la loi de l’Etat où la victime a établi sa résidence si cet Etat est aussi celui de l’établissement de la personne dont la responsabilité est invoquée. Les règles de ces deux dispositions paraissent identiques. Toutefois, l’auteur du délit visé à l’article 3-2° et la personne responsable désignée à l’article 5-1° peuvent être des personnes différentes, par exemple en cas de responsabilité pour autrui. Cette nuance n’est pas dénuée d’intérêt, car ce type de responsabilité est très courant lorsqu’il s’agit de responsabilité du fait des produits90.

Soulignons cependant que le moment à prendre en compte pour déterminer l’Etat de résidence des parties

n’est pas fixé dans l’article 5, comme il l’est dans la règle générale de l’article 3. Cette précision gagnerait à être apportée ; la résidence est en effet, par définition, plus éphémère que le domicile, et la survenance de conflits mobiles pourrait compliquer l’application de la disposition analysée.

Quant à l’article 3-3° de l’avant-projet de règlement, il permet d’appliquer la loi d’un pays qui présente des

liens substantiels plus étroits avec le délit, alors que la loi déterminée par les autres rattachements ne présente pas ce lien significatif (n’est pas visée ici l’hypothèse où les parties ont toutes deux leur résidence dans le même Etat, qui est expressément prévue par l’article 3-2°). Plutôt que d’avoir recours à une règle d’exception de ce type, il nous paraît ici préférable de conserver une règle fixe comme celle de l’article 5-1° qui prévoit qu’en cas de défaut de communauté de résidence, est applicable la loi de l’Etat de résidence de la victime, pour autant que ce pays soit aussi celui où le produit a été acheté. Cette loi est en effet assurée de présenter une connexion étroite avec la situation litigieuse, de sorte que l’introduction d’une clause d’exception introduirait une incertitude inutile, qui risquerait de porter une atteinte excessive aux intérêts de la victime.

On observera que les termes « où le produit a été acheté » sont préférables à ceux utilisés à l’article 5 de la

Convention de La Haye 1973 « où le produit a été acquis ». L’on s’était, en effet, demandé s’il s’agissait du lieu de l’acquisition matérielle ou de droit. Le rapporteur avait suggéré que l’on opte pour la première interprétation91.

24.─ La notion de « dommage causé par un produit ». Avant de passer à l’étude de l’article 5-2°, nous désirerions revenir quelques instants sur les termes qui sont utilisés dans son premier paragraphe. Trois éléments mériteraient selon nous d’être précisés.

Le premier concerne le type de dommages visé par l’avant-projet de règlement. Les termes utilisés sont identiques à ceux des articles 4 et 5 de la Convention de La Haye de 1973. Il avait été longuement discuté, lors de leur élaboration, de la question de savoir si la Convention devait aussi couvrir le dommage causé au produit lui-même. Il a finalement été exclu. Ne sont dès lors pas soumis à la Convention le coût des réparations du produit lui-même, ni la perte économique en résultant. Cependant, la Convention permet de prendre en considération ces atteintes au produit lui-même lorsqu’ils se combinent avec d’autres dommages. W. L. M. Reese donne l’exemple suivant92 : en raison d’un défaut de fabrication, une automobile tombe en panne au cours d’un voyage d’affaires. Son propriétaire, faute d’arriver dans le délai prévu, ne peut conclure un important contrat. Ni le montant des frais de la réparation de la voiture, ni l’indemnisation de la perte du contrat ne peuvent être réclamés au fabricant sur base de la loi désignée par la Convention de La Haye. Ils pourraient en revanche l’être si le propriétaire avait été

90 Voy. par exemple le régime français de responsabilité du fait des choses qui a été appliqué dans le domaine des produits sur base d’une distinction entre la garde du comportement, qui appartient au détenteur, et la garde de la structure, qui peut, pour certains produits, rester dans le chef du producteur. Voy. pour plus de détails C. Weniger, La responsabilité du fait des produits pour les dommages causés à un tiers au sein de la Communauté européenne, Etude de droit comparé, Librairie Droz, Genève, 1994, p. 75 s. 91 W. L. M. Reese, op. cit., p. 262 92 Rapport explicatif, op. cit., p. 258 s.

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blessé, avait blessé des tiers, ou encore avait endommagé un mur ou un autre véhicule. Une telle solution ne nous paraît pas opportune. Ne serait-il pas préférable de faire régir par un même texte l’ensemble des dommages susceptibles de survenir ? Ce point devrait en tout cas être précisé pour l’application de l’article 5 de l’avant-projet de règlement.

D’autre part, si l’article 5-1° concerne incontestablement l’hypothèse d’un dommage causé par un produit

affecté d’un défaut de fabrication, le cas d’un préjudice causé par un produit ne présentant aucun vice reste douteux. La directive du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, telle que modifiée le 10 mai 199993, ne fait rentrer dans son champ d’application que le premier cas, comme l’indique son énoncé. Si cet instrument admet la responsabilité même en l’absence de toute faute de la part du fabricant, évitant ainsi à la victime d’apporter une preuve très difficile, il requiert cependant comme condition sine qua non la présence d’une défectuosité dans le produit94.

S’agissant d’imposer aux Etats membres la transposition dans leurs législations nationales d’un certain

nombre de dispositions, l’objet restreint de la directive se concevait. Tel ne nous semble pas devoir être le cas lorsqu’il s’agit de l’harmonisation, non pas du droit matériel, mais des règles de conflit de lois. On sait que dans la Convention de La Haye, un vice extrinsèque au produit - qui ne présente aucun défaut - peut aussi être à l’origine d’un dommage susceptible d’être réparé. L’article 1er de cet instrument précise en effet que sont aussi couverts les dommages « résultant d’une description inexacte du produit ou de l’absence d’indication adéquate concernant ses qualités, ses caractères spécifiques ou son mode d’emploi ». Il nous semble que le texte de l’article 5-1° devrait bénéficier d’une telle interprétation extensive. Il serait en tout cas indispensable de résoudre cette question dans l’exposé des motifs.

Enfin, la notion même de « produit » n’a pas été précisée dans l’avant-projet de règlement. Sans doute un

consensus sur une définition aurait-il été difficilement acquis... Il convient donc de se référer à l’article 2 de la directive précitée du 25 juillet 1985 qui, depuis sa modification récente, vise également les matières premières agricoles et les produits de la chasse n’ayant pas subi de transformation. Cette extension est particulièrement heureuse si l’on songe aux nombreuses catastrophes alimentaires qui ont jalonné les dernières décennies95. C’est d’ailleurs, semble-t-il, la crise de la « vache folle » qui a motivé l’extension du champ d’application de la directive. Cependant, d’autres difficultés subsistent, telle la question de l’inclusion des biens immatériels96, qui ne faciliteront pas une application uniforme du futur règlement.

2. L’EXCEPTION A L’APPLICATION DE LA LOI DE LA RESIDENCE DE LA VICTIME (ART.5-2°) 25.─ Texte. Une dérogation générale à la compétence de la loi de la résidence de la victime est organisée à l’article 5-2° de l’avant-projet de règlement, d’après lequel « dans tous les autres cas, la loi applicable est celle du pays où le délit est survenu ». En d’autres termes, lorsque l’établissement de la personne responsable n’est pas situé dans l’Etat de la résidence de la victime, ou si ce n’est pas dans ce pays que le produit a été acheté, s’appliquera la loi du lieu de survenance du délit.

93 Directive 85/374/CEE, J.O.C.E., L 210, 7 août 1985, p. 29 s., avis rectificatif, J.O.C.E., L 307, 12 novembre 1988 ; directive 1999/34/CE, J.O.C.E., L 141, 4 juin 1999, p. 20 s., avis rectificatif, J.O.C.E., L 283, 6 novembre 1999. 94 Voy. pour plus de détails sur cette question, inchangée par la récente modification, C. Weniger, La responsabilité du fait des produits pour les dommages causés à un tiers au sein de la Communauté européenne, Etude de droit comparé, op. cit., p. 122 s. 95 Voy. pour quelques exemples frappants M. Fallon, Les accidents de la consommation et le droit, La responsabilité du fait des produits en question : droit comparé, droit des conflits de lois avec l’aide de la méthode expérimentale, op. cit., p. 7 et s. 96 C. Weniger, La responsabilité du fait des produits pour les dommages causés à un tiers au sein de la Communauté européenne, Etude de droit comparé, op. cit., p. 112 et s.

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Etant donnée l’utilisation de la technique du groupement des rattachements dans le premier paragraphe, il était certes indispensable de prévoir une règle subsidiaire pour le cas où les conditions qui y sont énoncées ne se conjuguent pas. Plutôt que de renvoyer à la règle générale de l’article 3, l’avant-projet de règlement a choisi de prévoir une disposition propre pour déterminer la loi applicable dans ce cas de figure. Celle-ci se révèle toutefois d’interprétation difficile… 26.─ La notion de « lieu où le délit est survenu ». Comme nous l’exposions97, alors que les premiers instruments de codification internationale se contentaient d’une transposition fidèle de l’adage traditionnel lex loci delicti commissi, le terme de « délit » devint vite trop restrictif en raison de la multiplication des régimes de responsabilité objective. L’expression fut donc remplacée, dans certains instruments ultérieurs, par celle, plus neutre, de « fait dommageable »98. Il est par conséquent surprenant de constater que, après avoir longuement hésité quant aux termes à employer, comme en témoignent les trois versions successives de projet du Conseil, il ait finalement été tranché, à l’article 5-2°, en faveur de cette expression équivoque… Etant donnée la différence de formulation par rapport à la règle générale de l’article 3, qui désigne la loi du pays « où le dommage survient »99, il doit nécessairement être déduit que l’intention était de faire prévaloir un rattachement distinct. La formule « lieu où le délit est survenu » doit être considérée, selon nous, comme synonyme de « lieu du fait dommageable ». Ces deux expressions ont en effet en commun d’avoir un contenu assez large, et, comme nous venons de le préciser, la seconde a succédé historiquement à la première sans qu’un changement matériel du facteur de rattachement ne s’y attache. Il se peut que le vocable « délit » ait été choisi en raison du parallèle effectuée dans les titres de l’avant-projet de règlement entre les obligations non contractuelles dérivant d’un délit et celles dérivant d’un fait autre qu’un délit. La loi du lieu du fait générateur pourrait trouver à s’appliquer ici, puisqu’elle n’est pas exclue de façon formelle comme elle l’est dans la règle générale de l’article 3-1°100. La loi du lieu du dommage ne devrait pas non plus être écartée selon nous. Les différentes versions de projet du Conseil hésitaient d’ailleurs entre les termes « fait dommageable », « dommage » et « préjudice ». Tout porte en fait à croire que la formulation malencontreuse de l’article 5-2° n’est que la résultante d’un désaccord au sein du Groupe Rome II et du Conseil pour trancher sur un facteur de rattachement plus précis, comme cela a été fait dans l’article 3-1°. De plus, les expressions génériques de « délit » et de « fait dommageable » sont traditionnellement interprétées comme pouvant se rapporter tant au lieu de l’événement causal qu’à celui de survenance du dommage101. Cependant, l’on se retrouve ainsi face à une règle de conflit de lois vague, susceptible de rendre applicable un nombre important de lois différentes, surtout dans le domaine des produits. Pourront ainsi trouver à s’appliquer, notamment, la loi de l’Etat de principal établissement du producteur, celle du lieu de fabrication de la pièce défectueuse, du premier usage du produit, de manifestation des premiers effets dommageables, …102 La solution retenue présente donc le désavantage d’ériger en règle de rattachement, dans toutes les situations visées à l’article 5-2°, l’application d’une loi qui ne sera guère aisée à déterminer et dont le choix dépendra en dernier recours du magistrat compétent. Cela introduit ainsi une forte insécurité juridique, et rend plus

97 Voy. supra, n° 13. 98 « L’article 10 vise le « fait dommageable » et non pas comme il avait été proposé tout d’abord le « fait illicite ». Cette expression plus neutre a été utilisée à dessein pour éviter les conflits possibles de qualification, l’illicéité, notion complexe, n’étant pas nécessairement définie de la même manière dans tous les pays », J. Foyer, « L’avant-projet de Convention CEE sur la loi applicable aux obligations contractuelles et non contractuelles », op.cit., p. 555, n°201. 99 Voy. supra, n° 13 et 14. 100 Voy. supra, n° 14. 101 Supra, n° 14. 102 Voy. Rapport sur les conflits de lois en matière de responsabilité des fabricants pour leurs produits, établi par M. L. Saunders, Actes et documents de la douzième session, op. cit., p. 53 s.

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difficile une harmonisation européenne, puisque chaque for sera influencé par ses propres conceptions nationales103.

Nous avons vu que, parmi les Etats européens, les solutions divergent, et cette circonstance ne pourra qu’inciter au forum shopping entre les différents tribunaux déclarés compétents. Si cette flexibilité était voulue par les Etats contractants, il convient pour le moins, selon nous, de modifier la terminologie utilisée par cet article 5-2° et d’avoir recours à l’expression plus classique de « fait dommageable », afin d’éviter toute ambiguïté quant à l’inclusion dans le champ d’application de cette disposition des cas de responsabilité sans faute, qui sont particulièrement répandus dans le domaine de la responsabilité du fait des produits104. L’on pourrait imaginer également utiliser le terme « accident », qui avait notamment été envisagé lors de l’élaboration de la Convention de La Haye de 1973105. Cependant, comme il avait été souligné à cette occasion, cela ne résout aucun des problèmes liés à l’usage de l’expression « fait dommageable », de sorte que l’on n’aperçoit pas les raisons d’avoir recours à une terminologie distincte, avec le risque que cela comporte d’être interprété comme une volonté de modifier le facteur de rattachement. Une autre solution pourrait également être retenue. L’on pourrait consacrer à l’article 5-2° l’application de la loi présentant les liens les plus étroits avec la situation dommageable. Ce rattachement aura généralement le même résultat que celui résultant de la règle actuellement prévue par l’avant-projet puisque, comme nous le précisions, la solution du conflit de lois résultera finalement d’un choix du magistrat compétent parmi les nombreuses lois susceptibles d’être visées par l’expression « lieu du fait dommageable ». Or ce choix se basera souvent, même implicitement, sur la conception que ce juge a des liens les plus étroits. Le bon sens commande en effet dans tous les cas, lorsqu’un choix parmi plusieurs législations est possible, d’appliquer celle qui a les liens les plus substantiels. Cependant, même si, dans la pratique, la modification de l’article 5-2° n’avait que peu de conséquences, elle offrirait l’avantage d’apporter plus de cohérence au futur règlement, dont la philosophie est basée sur la consécration de la proper law of the tort, que ce soit à l’article 3-3° ou dans de nombreuses autres dispositions qui fixent en réalité a priori des facteurs de rattachement présentant des liens étroits avec la situation. Nous avons déjà précisé que c’était le cas pour le groupement de rattachement prévu à l’article 5-1°. Nous verrons que ça l’est également en matière de diffamation106. La règle de l’article 3-3° est destinée à évincer la loi qui se serait appliquée en vertu des paragraphes premier et second de la même disposition, lorsque celle-ci ne semble pas être la législation la plus appropriée, la plus proche de la situation, mais qu’au contraire une autre loi est plus indiquée. Or, c’est la même situation qui se présentera dans le cas où les points de contact fixés par l’article 5-1° ne se conjugueront pas. Cette solution présente bien sûr le désavantage, déjà explicité, de laisser la place à une forte insécurité juridique. L’on pourrait par conséquent envisager de prévoir un rattachement fixe dans l’article 5-2°, et d’insérer un troisième paragraphe comportant une clause d’exception du type de celle de l’article 3-3°, c’est-à-dire évinçant la loi désignée (par le paragraphe premier ou second, selon les cas) dans le cas où celle-ci ne présente pas de lien substantiel avec la situation, mais qu’une autre législation au contraire présente cette caractéristique. Ainsi, les inconvénients liés à l’incertitude de la loi finalement appliquée seraient évités dans la plupart des cas, puisque la mise à l’écart de la loi normalement applicable reste exceptionnelle (voy. supra, n°19).

103 Comme le souligne F. Pocar, « la solution répond souvent à des considérations de politique législative à l’égard du cas concret, avec l’utilisation, je le répète, d’éléments de droit matériel, bien que dissimulés sous des considérations théoriques d’ordre général », « Le lieu du fait illicite dans les conflits de lois et de juridictions », op. cit., p. 74 104 C. Weniger, op. cit., p. 79 s.; Réponses des Gouvernements au questionnaire sur la responsabilité des fabricants pour leurs produits, Actes et documents de la Douzième session, op. cit., p. 16 s. et M. L. Saunders, Rapport sur les conflits de lois en matière de responsabilité des fabricants pour leurs produits, ibidem, p. 39 s., spéc. p. 40 – 42. 105 Conclusions de la Commission spéciale sur la responsabilité des fabricants pour leurs produits, Mémoire rédigé par le Bureau Permanent, Actes et documents de la douzième session, op. cit., p. 99 et Rapport de la Commission spéciale établi par W. L. M. Reese, ibidem, p. 112. 106 Voy. infra, n° 32 s.

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Cependant, il faut avouer que cette nouvelle formulation en trois paragraphes s’écarte fortement du texte actuel de l’avant-projet, qui a délibérément retenu une solution distincte de celle de la règle générale de l’article 3. Il est vrai qu’il est difficile de trouver un facteur de rattachement qui préserve les intérêts tant de la victime que du producteur, et c’est sans aucun doute l’opposition persistante à ce sujet qui a empêché de trancher en faveur de la loi soit du lieu du dommage (solution plus favorable à la victime), soit du lieu du « fait générateur » ou plus précisément encore du principal établissement du fabricant par exemple. Cette circonstance ne peut être que vivement regrettée… 27.─ L’articulation des articles 5 et 24. Un dernier point nous reste à préciser, avant de passer à l’examen de l’article 6. Nous avons déjà exposé que l’article 24 de l’avant-projet de règlement réserve les conventions internationales déjà en vigueur dans les Etats membres. Cette circonstance explique d’ailleurs en grande partie les exclusions faites au champ d’application du futur règlement.

Cependant, en matière de produits, quatre Etats membres ont ratifié la Convention de La Haye de 1973 ; il s’agit de la France, de l’Espagne, du Luxemburg, et des Pays-Bas. Etant donné que le champ d’application de cet instrument se confond partiellement avec celui de l’avant-projet, l’on se trouverait face à un conflit de conventions. Or, en vertu de la règle lex specialis derogat generali, le futur règlement serait évincé dans la plupart des conflits de lois en matière de responsabilité du fait des produits.

Cette circonstance nuirait de façon évidente à l’harmonisation du droit international privé des obligations

non contractuelles au sein de l’Union européenne. Il conviendrait donc d’ajouter une disposition prévoyant la dénonciation de la Convention de la Haye par les Etats qui y sont parties, avant l’entrée en vigueur du présent règlement. Ce type de solution avait déjà été utilisé par la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, faite à Vienne, le 11 avril 1980, afin d’éviter les conflits qui auraient pu surgir avec deux autres conventions de droit matériel dans le même domaine. Son article 99, 6) prévoyait en effet :

« Aux fins du présent article, les ratifications, acceptations, approbations et adhésions effectuées à l'égard de la présente Convention par des Etats parties à la Convention de La Haye de 1964 sur la formation ou à la Convention de La Haye de 1964 sur la vente ne prendront effet qu'à la date à laquelle les dénonciations éventuellement requises de la part desdits Etats à l'égard de ces deux conventions auront elles-mêmes pris effet ».

D. Diffamation (art. 7) 28.— Texte. L’article 7 de l’avant-projet de règlement organise une règle particulière de détermination de la loi applicable à la réparation du préjudice résultant d’une atteinte à la vie privée ou aux droits de la personnalité, ou d’une diffamation. Il s’agit de la loi du pays où la victime a sa résidence habituelle au moment de la survenance du délit. Cette solution semble être l’expression du principe de proximité : la loi de la résidence est supposée représenter la loi du pays avec lequel la situation a les liens les plus étroits107. 29.— Les atteintes à la personne humaine. L’article 7 vise en premier lieu la vie privée. Ainsi que plusieurs auteurs l’ont relevé, cette notion ne peut être définie avec précision et varie suivant les époques et les sociétés dans lesquelles vivent les individus. Si l’on se réfère à la jurisprudence de la Cour européenne, celle-ci se voit reconnaître une interprétation extensive. Il s’agit du droit à la vie privée personnelle (et donc du droit à l’intimité de la vie privée), auquel s’ajoutent le droit à la vie privée sociale (c’est-à-dire le développement de l’individu dans ses relations avec les autres) et le droit à un environnement sain108. La disposition étudiée se réfère aussi aux droits de la personnalité. Traditionnellement, on y range le droit à l’image, au nom, à l’honneur, à la réputation,… Certains

107 P. Bourel, op. cit., p. 339. 108 Voy. notam. F. Sudre, Droit international et européen des droits de l’homme, 4è éd., PUF, p. 247 s.

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incluent également dans cette notion les droits d’auteurs et droits voisins. Il serait donc judicieux d’exclure ces droits du champ d’application du futur règlement. Lorsqu’il s’agit de protéger de tels droits – respect de la vie privée et des droits de la personnalité - contre les atteintes dont ils sont l’objet, deux techniques sont envisageables. La première, autonome, est fondée sur la notion de droits subjectifs. En droit international privé, deux rattachements peuvent alors être proposés : celui au statut personnel, et celui au statut des lois de police. Dans la première hypothèse, est applicable la loi nationale. On met ainsi l’accent sur la nature de ces droits, qui sont indissociables de la personne et, partant, de son statut. Cette solution a été adoptée en matière de nom, et étendue aux appellations d’origine étrangère109. Une telle qualification ne rend cependant pas compte du rapprochement opéré aujourd’hui entre les droits de la personnalité et les droits de l’homme ou les libertés publiques. Aussi a-t-on proposé leur classement dans la catégorie des lois de police, car la protection de l’individu concerne aussi ses relations avec les Etats110. Mais c’est le plus souvent la seconde technique qui fut retenue par la jurisprudence. Elle consiste à se baser sur le droit de la responsabilité pour sanctionner les différentes atteintes à la vie privée ou aux droits de la personnalité et pour accorder aux victimes une réparation du préjudice subi. Le rattachement au statut délictuel et quasi-délictuel s’est par conséquent imposé111. C’est cette solution qui est retenue dans l’avant-projet de règlement. Mais une fois cette qualification opérée, il reste encore à déterminer précisément quelle loi appliquer à ces atteintes à la personne humaine. 30.— La règle classique lex loci delicti commissi. La responsabilité en cas d’atteinte à la vie privée par voie de diffamation ou tout autre procédé se caractérise le plus souvent par la dissociation des lieux de la commission de l’acte fautif et de la survenance du préjudice. C’était déjà le cas pour la presse écrite, la radio ou la télévision, mais cette délocalisation est encore accentuée lorsque l’atteinte intervient par le biais d’Internet. D’aucuns préconisent dans ce cas de s’en remettre à la loi de l’Etat où l’acte dommageable a été commis, car c’est en ce lieu que l’intérêt social a été violé. De plus, il importe que le responsable soit jugé conformément à la loi qu’il a pu connaître en agissant112. Sauf à restreindre considérablement la liberté de circulation de l’information, celui qui exerce une activité dans un pays a le droit de le faire conformément à la loi et aux usages de ce pays, et on ne peut le contraindre à observer les lois du monde entier ! Cet argument est fréquemment invoqué quand il s’agit de publication par le biais d’Internet.

Mais le choix de cette loi peut inciter le futur responsable à localiser ses activités dans un pays où la législation est plus favorable. De plus, la compétence de la loi du fait générateur du dommage paraît inopportune si les événements constitutifs de l’acte fautif surviennent dans des pays différents. Prenons l’exemple classique de la publication de photos portant atteinte à la vie privée d’une personne. La faute consiste-t-elle dans le fait de prendre les photos, dans la collecte des informations, dans leur inclusion dans un journal, ou encore dans sa publication, ou sa diffusion ? Lequel de ces événements faut-il prendre en considération en vue de localiser l’événement causal, et par voie de conséquence, de désigner la loi applicable ? Dans le cas d’une atteinte à la vie privée par la voie de la presse, à propos de l’application de l’article 5-3° de la Convention de Bruxelles, la Cour de Justice a considéré que l’acte fautif s’était réalisé dans le pays de l’édition du journal, et que le dommage était survenu dans l’Etat de diffusion113. Mais si le lieu de la diffusion d’un

109 J. Derruppé, Encyclopédie Dalloz, Répertoire droit international, v° « Appellations et indications d’origine », n°23. 110 J. Mestre, « Les conflits de lois relatifs à la protection de la vie privée », in Etudes offertes à Pierre Kayser, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1979, t. II, p. 247 s. ; B. Edelman, note sous Cass. (France), 1è ch. civ., 13 avril 1988, Clunet, 1988, p. 753 s. 111 P. Bourel, op. cit., p. 326. 112 J. Mestre, op. cit., p. 251. Voy., pour un cas d’application, Paris, 10 novembre 1999, http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/caparis19991110. htm. La Cour estime que doit s’appliquer la loi du lieu du site sur lequel les propos diffamatoires sont publiés, à l’exclusion de la loi du lieu de réception, trop aléatoire. 113 CJCE, 7 mars 1995, aff. C-68/93, Shevill, Rec., p. 1-450.

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journal (ou le lieu de réception d’une émission radiophonique ou télévisée) représente le lieu de la réalisation du dommage, il constitue aussi le lieu de la commission de l’acte fautif (le dernier élément de l’acte causal) puisque c’est en ce lieu que la vie privée - violée - de la personne a été portée à la connaissance d’un grand nombre114. A l’opposé, d’autres se réfèrent à la loi du lieu de survenance du dommage. C’est dans ce pays que se localisent les éléments du préjudice qui se manifestent extérieurement et c’est également le lieu où a été rompu l’équilibre des intérêts de chacun, auquel tend le droit de la responsabilité115. Cependant, lorsqu’il s’agit d’atteintes à la personne humaine, ces arguments sont moins convaincants. En effet, il n’y a généralement pas d’extériorisation des éléments du dommage, en tout cas quand il est seulement moral. En outre, l’action en vue de protéger le droit atteint tend plus, dans ce domaine, à sanctionner le comportement de la personne responsable - qui sera d’ailleurs souvent une infraction pénale - qu’à obtenir réparation116. Enfin, dans le cas d’Internet, cette loi est complètement imprévisible117. Si la prise en compte des lieux de commission du fait dommageable ou de manifestation du préjudice peut encore se concevoir en matière de conflits de juridictions, malgré la difficulté qui peut se présenter de déterminer précisément la localisation de ces éléments, surtout sur Internet, il semble en revanche qu’en matière de conflits de lois, le rattachement aux lois du fait générateur ou de la survenance du dommage présente donc plus d’inconvénients que d’avantages dans le domaine des droits de la personne humaine. D’autres solutions doivent donc être envisagées. 31.— La règle alternative. L’accent est ici mis sur la faveur accordée à la victime d’une atteinte à sa vie privée. Elle bénéficie d’un droit d’élection parmi deux ou plusieurs lois applicables désignées par la règle de conflit. Ce système a été consacré par la loi fédérale suisse du 18 décembre 1987. Il s’agit pour la personne préjudiciée de choisir entre la loi de sa résidence, la loi de l’établissement (ou de la résidence) du responsable, et celle du lieu du résultat de l’atteinte118. Cette faveur trouve toutefois une limite importante, qui réduit fortement l’éventail de lois applicables. En effet, la loi de la résidence de la victime et celle du lieu du résultat ne peuvent être choisies si le responsable n’a pas pu prévoir qu’un dommage se produirait dans l’Etat en question. Même si une attention particulière à l’égard de la victime se justifie dans le domaine des droits de la personnalité et de la vie privée, il convient de remarquer, ainsi que l’a relevé P. Bourel119, que dans la plupart des cas cette personne n’est pas à même d’apprécier celle des lois qui lui procure en définitive des avantages. Un choix véritable implique, en effet, une connaissance approfondie des législations en présence. A ce grief, s’ajoutent les difficultés relatives au moment où ce choix doit s’exercer, et la question de la faculté de revenir ultérieurement sur une décision préalablement prise parmi les lois en présence120. 32.— La loi de la résidence. Les problèmes suscités par la mise en œuvre des systèmes exposés ci-dessus ont incité plusieurs auteurs à retenir la loi de la résidence de la personne préjudiciée, qui est également un rattachement permettant de rendre compte des intérêts de la victime. C’est cette loi qui est retenue dans l’avant-projet de règlement. Il est considéré que la loi de la résidence de la victime exprime le mieux le siège des intérêts en cause et correspond à la localisation du dommage essentiellement moral121. Mais cette loi ne peut être analysée comme un

114 J. Mestre, op. cit., p. 253 s., n° 22 - 24. 115 ibidem, p. 251. 116 ibidem, p. 252, n°21. 117 M.-A. Maury, « La lex electronica », 15 septembre 1998, http://perso.wanadoo.fr/mam/these4.htm, p. 13 118 art. 139. Cette loi peut être consultée à l’adresse http://www.admin.ch/ch/f/rs/c291.html. 119 op. cit., p. 333 s. 120 Voy. supra, n° 13 et les références citées. 121 G. A. L. Droz, « Regards sur le droit international privé comparé », Rec. Cours La Haye, 1991, IV, t. 229, p. 284.

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« succédané » de la lex loci delicti commissi122 : la loi de la résidence de la partie lésée ne doit pas être vue comme une expression de la loi du lieu du dommage, mais comme celle du centre névralgique de sa vie sociale. En effet, ce qui est en cause n’est pas tant la personnalité de la victime, concept abstrait, que la personne elle-même dans ses relations avec autrui123. C’est également le rattachement à la résidence de la victime qui l’avait emporté dans la proposition du Groupe européen de DIP. Cependant, dans ce texte, la technique était différente, et aboutissait à la possibilité d’évincer cette loi. En effet, l’article 4 n’organisait que des « présomptions spéciales », réservant expressément le paragraphe 4 de la règle générale, qui prévoit la possibilité de déroger à la loi désignée dans le cas où la situation présente des liens plus étroits avec un autre Etat. Ce procédé nous paraît moins pertinent que celui retenu dans l’avant-projet de règlement. En effet, il introduit à nouveau un facteur d’imprévisibilité, et ne peut que compromettre une application uniforme de la règle. Pour les raisons mentionnées ci-dessus, la résidence de la victime nous semble être dans tous les cas un lieu présentant des liens substantiels avec la situation. Il est donc inutile, ici, d’aménager une clause d’exception du type de celle prévue à l’article 3-3°.

La compétence de la loi de la résidence de la victime est à rapprocher de la règle prévue à l’article 5 de la Convention de Rome. Lorsqu’il s’agit de contrats conclus par un consommateur, est applicable la loi de l’Etat de sa résidence. Sa compétence est toutefois subordonnée à l’existence de points de contact avec ce pays (conclusion du contrat par exemple), préjugeant les liens les plus étroits avec l’Etat de la résidence du consommateur. Ce n’est pas ici le cas. La loi de la résidence de la victime s’applique sans condition… Serait-ce au sacrifice de l’auteur de l’atteinte ? Une telle solution n’est-elle pas excessive ? Nous ne le pensons pas. La victime se trouve ici dans une véritable position de faiblesse face à la puissance économique et financière des auteurs du dommage. La règle édictée à l’article 7 de l’avant-projet de règlement doit donc être approuvée sans réserve.

E. Atteinte à l’environnement (art. 8) 33.— Texte. L’article 8 de l’avant-projet de règlement institue une règle de conflit de lois unique en matière d’obligations non contractuelles résultant d’une atteinte à l’environnement. Cette disposition ne comprend qu’un seul paragraphe, désignant au titre de loi applicable la loi de l’Etat sur le territoire duquel le dommage résultant d’une atteinte à l’environnement est survenu ou menace de survenir.

Il s’agit d’un nouvel exemple de l’application du principe d’atomisation des formes spécifiques de l’acte illicite. 34.— Contexte et opportunité de la règle de conflit de lois proposée. La matière de la responsabilité pour dommages environnementaux124 justifie une approche internationale dès lors que le phénomène de la pollution a « une dimension spatiale qui déborde largement le cadre étroit des frontières nationales, soit qu’il déploie ses effets sur les territoires d’Etats limitrophes, soit qu’il atteigne des continents éloignés. Les cas ordinaires de pollution transfrontalière dans la première hypothèse, l’exportation dans la seconde, en provenance des pays industrialisés, de substances dangereuses ou de déchets toxiques vers des pays en voie de développement, donnent une idée de la force considérable d’expansion que recèlent pareilles activités et des dangers à longue distance auxquels se trouvent exposés les personnes, les biens et l’environnement »125. Il est donc fréquent que le dommage

122 P. Bourel, op. cit., p. 339. 123 F. Rigaux, « L’élaboration d’un ‘right of privacy’ par la jurisprudence américaine », Rev. int. dr. comp., 1980, n°44. 124 Nous étudierons infra, n° 42, ce que cette matière est censée couvrir. 125 P. Bourel, « Un nouveau champ d’exploration pour le droit international privé conventionnel : les dommages causés à l’environnement » in Mélanges à Y. Loussouarn, L’internationalisation du droit, Paris, 1997, p. 94 s.

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survienne dans un pays différent de celui de l’activité causale. Or, la dispersion des éléments constitutifs de la responsabilité sur le territoire d’États différents rend incertaine toute localisation fondée sur le locus delicti commissi.

L’internationalisation de la responsabilité en matière environnementale a engendré un important processus d’uniformisation de règles matérielles, consacré par l’adoption de nombreuses conventions internationales126 et directives communautaires127. Les régimes qui y sont consacrés sont très diversifiés et il n’est pas dans notre intention d’en faire ici l’énumération exhaustive. Nous préciserons cependant succinctement les principes qui les sous-tendent128.

Ces instruments visent notamment à assurer une protection plus efficace de l’environnement par la mise en place d’un régime fondé sur le principe du « pollueur-payeur », qui tend à instaurer une responsabilité objective dans le chef du pollueur par l’adoption de mesures destinées tant à prévenir qu’à réparer le préjudice. Ce régime est souvent assorti de la reconnaissance au profit d’associations d’un droit d’agir en justice pour la sauvegarde de l’environnement, de la liberté d’accès aux informations offertes aux personnes physiques ou morales, ainsi que de la création de procédures particulières d’indemnisation mettant en œuvre des mécanismes appropriés de financement collectif et d’assurance.

Parmi les instruments adoptés à ce jour, la Convention de Lugano, du 21 juin 1993, sur la responsabilité civile des dommages résultant de l’exercice d’activités dangereuses pour l’environnement, adoptée au sein du Conseil de l’Europe (ci-après « la Convention de Lugano ») mérite tout particulièrement d’être mentionnée. Cette convention, « expression de l’état actuel des principaux droits positifs »129, a pour objectif d’établir un système adéquat d’indemnisation pour les dommages résultant de ce type d’activités, ainsi qu’un régime de prévention. Elle est fondée sur un système de responsabilité objective de l’exploitant qui ne peut s’exonérer qu’en raison de certaines causes, limitativement énumérées. Elle réglemente, entre autres, les actions en réparation des dommages aux personnes, aux biens et à l’environnement et consacre notamment à cet effet des règles de compétence internationale en son article 19130.

A défaut des ratifications nécessaires, la Convention de Lugano n’entrera probablement jamais en vigueur. Les Etats membres de l’Union européenne semblent en ce domaine avoir favorisé l’action communautaire, ce qui a d’ailleurs débouché sur l’adoption d’une proposition de directive du Parlement européen et du Conseil, du 23 janvier 2002, sur la responsabilité environnementale en vue de la prévention et de la réparation des dommages environnementaux.

Compte tenu de cette prolifération des règles de droit matériel, il est légitime de se demander si l’adoption d’une règle de conflit spéciale en matière de délits environnementaux était nécessaire. Ceci d’autant plus que la règle de l’article 8 de l’avant-projet de règlement – qui est fondée sur l’application de la loi du lieu du dommage (lex loci injuriae) – correspond à la première branche de la règle générale consacrée par l’article 3-1° de l’avant-projet. 126 Par exemple, Convention de Bruxelles, du 25 mai 1962, sur la responsabilité des exploitants de navires nucléaires, et du 17 décembre 1971 sur la responsabilité civile dans le domaine du transport maritime de matières nucléaires ; Convention de Genève, du 29 mars 1972 sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par des objets spatiaux ; Convention de Bruxelles du 29 novembre 1969 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures. 127 Pour un relevé des directives applicables, voy. le site de la DG Environnement http://www.europa.eu.int/comm/environment/policy_fr.htm. 128 Un droit économique international de l’environnement s’est également développé, voy. à ce sujet: Shinya Murase, « Perspectives from international economic law on transnational environmental issues », Rec. Cours La Haye, 1995, p.294 et s. qui fait le constat d'une évolution en faveur des solutions fondées sur les solutions de droit international public. 129 P. Bourel, op .cit., p. 96. 130 L’article 19, §1 dispose : « Action for compensation under this Convention may only be brought within a Party at the court of the place : a. where the damage was suffered ; b. where the dangerous activity was conducted ; or c. where the defendant has his habitual residence ».

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A titre de comparaison, le règlement 44/2001 sur la compétence et la reconnaissance des décisions en matière civile et commerciale ne consacre, en matière de conflits de juridictions, aucune règle spéciale pour les délits environnementaux, qui relèvent de la compétence prévue pour les délits de manière générale à l’article 5-3° du règlement. On aurait dès lors pu imaginer de procéder de la même façon dans le domaine des conflits de lois. A ce sujet, il est intéressant de noter que, parmi les projets successifs ayant précédé le texte de l’avant-projet faisant l’objet du présent commentaire, seule la proposition du Groupe européen de DIP131 prévoyait une règle spéciale. Même si l’opportunité d’adopter un rattachement distinct a été soulevée par le Conseil en 1997132, ni son projet de novembre 1998, ni ceux de juillet et décembre 1999, n’ont fait état d’une règle particulière dans ce domaine.

Ceci dit, des arguments sérieux existent en faveur de l’introduction d’une règle spéciale en matière

environnementale. Ainsi que l’a relevé P. Bourel, « le vaste réseau de législations étatiques et de conventions n’ôte pas son intérêt à une politique d’uniformisation des système de droit international privé. C’est qu’en effet, malgré les rapprochements constatés, subsistent de nombreuses divergences entre les systèmes, notamment sur la détermination des dommages réparables et leurs modes d’indemnisation, sur les conditions d’intervention des associations, sur la prescription des actions, sur les régimes de garantie et d’assurance. Quant aux conventions internationales, elles portent en elles-mêmes leurs propres limites, soit qu’elles déclarent ne pas s’appliquer aux dommages survenus sur le territoire d’Etats non contractants, soit qu’elles se bornent à régler la responsabilité de certaines personnes déterminées à l’exclusion d’autres, soit plus souvent qu’elles ne visent chacune qu’une catégorie d’activités dangereuses. La plupart d’entre elles ayant en outre une simple vocation régionale »133. De plus, il pouvait paraître opportun d’adopter une règle de conflit qui serait adaptée aux particularités de la matière des délits environnementaux.

La question qui est posée est alors évidemment de savoir si la règle choisie par les auteurs de l’avant-projet

de règlement apporte réellement un règlement plus adéquat du conflit de lois dans cette matière que les règles générales prévues à l’article 3. Il est permis d’en douter, comme on le verra dans les lignes qui suivent.

Avant de procéder à l’examen proprement dit de la règle retenue dans l’avant-projet, précisons qu’il n’existe actuellement, à notre connaissance, aucune convention internationale consacrant l’existence d’une règle de conflit particulière et unique en matière de responsabilité environnementale134, du moins si l’on excepte une convention ayant une portée strictement régionale, à savoir la Convention nordique sur la protection de l’environnement du 19 février 1974. Cette convention conclue entre la Finlande, la Norvège, la Suède et le Danemark comporte des règles de conflit de juridictions135 ainsi qu’une règle de conflit de lois un peu particulière, à structure alternative. L’article 3 II, s.2 dispose : « the question of compensation shall not be judged by rules which are less favourable to the injured party than the rules of compensation of the State in which the activities are being carried out ». Cette règle a pour objet de désigner, à titre de rattachement alternatif, la loi du lieu du fait générateur, lorsque la loi normalement applicable s’avère moins favorable à la victime136, 137.

Afin d’éviter tout conflit entre cette convention et le futur règlement, il y aurait lieu, comme en matière de responsabilité du fait des produits138, d’insérer une disposition prévoyant la dénonciation de la Convention nordique par les Etats de l’Union européenne qui y sont parties.

131 Voy. supra, n° 2, pour les références aux projets évoqués ici. 132 Dans un document du Conseil du 21 octobre 1997 référencé sous SN 4216/97. 133 P. Bourel, op.cit., p.96. 134 Il semble que des travaux à ce sujet aient été entrepris par la Conférence de La Haye de droit international privé sans que ces travaux aient abouti à l’adoption d’une Convention. 135 C. Kiss, « La Convention nordique sur l’environnement », Annuaire français de droit international, 1974, 808 et s. et C. Bar, « Environmental damage in private international law », Rec. Cours La Haye, 1997, p.327 et s. 136 Voyez infra nos développements sur la théorie de l’ubiquité. 137 C. Bar, op.cit., p. 360. 138 Cf. supra, n° 27.

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35.— Le rattachement exclusif à la loi du lieu du dommage : examen critique. Quels sont les différents facteurs de rattachement susceptibles, a priori, d’être retenus dans le domaine des délits environnementaux ?

Il pourrait tout d’abord être envisagé de désigner la loi du lieu du fait générateur du dommage, cette loi étant celle que l’auteur connaît le mieux et qu’il a dès lors normalement pris en compte afin de déterminer son comportement. Il est cependant délicat de justifier l’application de cette loi à la réparation du préjudice subi par la victime. En outre, si l’exploitant dirige sciemment son activité commerciale vers un ou plusieurs Etats déterminés, il apparaît logique d’exiger qu’il se soumette aux standards consacrés par ces Etats étrangers en matière de responsabilité, car leur application est dans son chef totalement prévisible. Affirmer le contraire reviendrait d’ailleurs à encourager les sociétés industrielles à s’installer dans des « paradis écologiques » peu protecteurs de l’environnement.

Cette solution qui consiste à appliquer la lex loci actus n’a pas été retenue par l’avant-projet de règlement. Au contraire, l’article 8 retient comme facteur de rattachement la loi du lieu de survenance du dommage (lex loci injuriae). Ce facteur coïncide avec celui consacré par la règle générale de l’article 3-1°. La spécificité de l’article 8 est cependant que cette règle n’est pas assortie de dispositions complémentaires qui permettent de s’écarter de la loi du lieu du dommage lorsque les circonstances le justifient. En outre, le texte de l’article 8 n’exclut pas, à la différence de celui de l’article 3-1°, les conséquences indirectes du dommage. L’adoption dans le domaine environnemental d’un rattachement rigide à la loi du lieu de survenance du dommage aura des conséquences sérieuses pour les entreprises qui devront, en théorie, adapter leur comportement de manière à ce qu’il réponde aux exigences de tous les systèmes juridiques où un dommage quelconque, même semble-t-il par ricochet, indirect ou purement économique, est susceptible de se produire.

Si l’on peut comprendre qu’une attention particulière soit apportée en matière environnementale à une politique préventive et réparatrice de la responsabilité, il est peut-être excessif de négliger ici entièrement les intérêts des entreprises quant à la prévisibilité de la loi applicable. Sans aller aussi loin dans l’application d’une clause d’exception que ce que prévoit l’article 3-3°, il pourrait être prévu que le lieu du dommage ne sera retenu que dans la mesure où il n’est pas « accidentel » ou « contingent », à défaut de quoi on prévoirait un retour à la lex loci actus. Cette précision paraît d’ailleurs conforme à l’intention initiale du Conseil qui indiquait, dans un document du 15 juillet 1998 : « Consideration could be given to a special connecting factor linking the delict to the place where the damage occurred, if it was foreseeable »139.

D’autre part, la solution proposée par l’avant-projet de règlement n’est pas entièrement satisfaisante car elle ne répond pas aux derniers développements jurisprudentiels et doctrinaux européens en matière de droit applicable aux délits environnementaux. Nous pensons, avec P. Bourel, que ni la lex loci actus, ni la lex loci injuriae « ne peuvent, prises isolément, se voir reconnaître un rôle décisif dans le choix de la loi applicable. La détermination d’une règle conventionnelle de conflit relative aux dommages causés à l’environnement passe nécessairement par un certain aménagement du principe traditionnel de la lex loci delicti commissi, qui concilie à la fois les parties en présence (exploitant, victimes, États) et les divers systèmes nationaux de solution des conflits »140. Ceci dit, abstraction faite du point de savoir s’il n’est pas opportun d’aménager le rattachement en vue d’éviter l’application d’une loi totalement imprévisible pour l’auteur du délit, on peut se demander si le rattachement rigide à la loi du lieu de survenance du dommage représente toujours une solution opportune pour la victime. De nombreux auteurs plaident plutôt dans cette matière pour l’application de la théorie de l’ubiquité. Cette théorie recommande le rattachement alternatif du délit à la loi la plus favorable pour la victime en fonction des 139 Document interne du Conseil référencé sous 9755/98. 140 P. Bourel, op.cit., p.102

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circonstances, cette loi devant être choisie entre la loi du lieu du fait générateur et la loi du lieu du dommage, certains se prononçant en faveur d’un élargissement des termes de cette option141. Elle est reconnue par la majorité des auteurs de doctrine142 et est appliquée notamment en Allemagne143 et en Suisse144.

Le professeur Jessurun d’Oliveira, qui est en partie à l’origine du développement de la théorie de l’ubiquité, expose comme suit la justification de son application en matière environnementale : « en ce qui concerne la pollution transnationale, il est clair dans quel sens le choix devra se développer si le droit international privé veut devenir un élément utile dans le droit écologique. Le point de vue matériel du secours aux victimes de la pollution internationale et de l’aide lors du refoulement de la pollution, devra faire pencher la balance, s’il veut contribuer effectivement à l’objectif poursuivi par le droit écologique. Dans le contexte de certains principes encore existants du droit international privé actuel, le demandeur a le droit de choisir, parmi les systèmes qui s’occupent de l’acte illicite, la loi la plus favorable…Il faut que le topo de la protection des moins forts aboutisse à l’acceptation de la loi la plus favorable pour la victime. La question de savoir si c’est la victime elle-même ou le juge qui devra décider quelle est cette loi la plus favorable n’est pas sans signification mais elle est d’importance secondaire » 145.

Si le principe emporte l’adhésion, reste à préciser les modalités de désignation de la loi la plus favorable.

Étant donné que la philosophie qui sous-tend cette théorie est la faveur accordée à la victime, certains préconisent la désignation par la victime elle-même de la loi applicable146. D’autres sont plutôt favorables à la désignation de la loi par le juge. Le Professeur von Bar considère, lui, que ni la première, ni le second ne sont réellement en mesure de déterminer la loi la plus favorable à la victime147 et propose dès lors la solution suivante : « a third way to handle the principle of ubiquity offers some remedy here, and it is practised today in many courts. The starting-point is the procedural principle not to grant more than the claimant demands (« ne ultra petita »). As the court is prevented from granting more than the claimand demands, it may initially reduce its role to examining whether a cause of action is provided for by the lex fori - be it through the law at the place of behaviour or at the place of effect-to its full extent. Only when this is not the case has the court to check the validity of the claim according to foreign law ». Cette solution revient à présumer que la loi du juge saisi par la victime, la lex fori, est considérée par elle comme lui étant la plus favorable.

Ces considérations nous conduisent à examiner les solutions dégagées en matière de conflit de juridictions dans le domaine des délits environnementaux et leur influence sur le règlement des conflits de lois. Comme on l’a déjà souligné, le règlement 44/2001 n’a pas consacré de règles spéciales en matière d’environnement. On sait cependant que la Cour de Luxembourg s’est prononcée sur la compétence internationale dans cette matière dans l’affaire Mines de Potasse d’Alsace. La Cour a jugé, à propos de l’article 5-3° de la Convention de Bruxelles dont les termes ont été repris presque mots pour mots par le règlement 44/2001, que « dans le cas où le lieu où se situe le fait susceptible d’entraîner une responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle, et le lieu où le fait a entraîné un

141 P. Bourel considère ainsi que l’objectif de faveur pour le lésé justifierait que soient élargis les termes de l’option aux lois de la résidence habituelle du demandeur et à celle du défendeur (op.cit., p.103). 142 C. Bar, op. cit., 371 et s. ; H.U.Jessurun d’Oliveira, op. cit., p. 165 ; Battifol et Lagarde, Droit international privé, 1983, 7ème éd., T.II, n°561 ; avec quelques nuances : M.A Moreau-Bourles, Structure du rattachement et conflits de lois en matière de responsabilité civile délictuelle, thèse Paris, 1985, pp.772, citée par H.U.Jessurun d’Oliveira, op. cit. 143 H.U. Jessurun d’Oliveira, op.cit., p.169. 144 ibidem, p.173. 145 H.U. Jessurun d’Oliveira, « Le bassin du Rhin, sa pollution et le droit international privé » in La réparation des dommages catastrophiques, Bruxelles, Bruylant, 1990, p. 165 s. 146 H.U. Jessurun d’Oliveira, op. cit., p.165 ; T. Ballarino, op. cit., p. 377. 147 Le Professeur C. Bar écrit : « It will be almost impossible for a court to determine the more favourable law by an abstract comparison of laws. It is already very doubtful whether, when all things are taken into considerations, such a statement can ultimately be made at all, because one law can, for example, be more generous in the allocation of the burden of proof, but more unfavourable in the determination of compensatable damages or its rules in a statute of limitations. A detailed exploration of two laws often cannot be made simply for reasons of limited time, and it seems to be of little use to let the victim take the decision » (op. cit., p. 374).

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dommage ne sont pas identiques, l’expression « lieu où le fait dommageable s’est produit » dans l’article 5,3° (…) doit être entendu en ce sens qu’elle vise à la fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l’événement causal. (…). Il en résulte que le défendeur peut être convoqué, au choix du demandeur, devant le tribunal soit du lieu où le dommage est survenu, soit du lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage »148.

La Cour de Justice a ainsi consacré, en substance, les idées qui se trouvent à la base de la théorie de l’ubiquité, en conférant à la victime le droit de choisir le juge compétent parmi le tribunal du lieu du dommage, celui du lieu du fait générateur et celui du domicile du défendeur. On pourrait par conséquent envisager de lier le choix du tribunal saisi, en vertu de l’option précitée consacrée par la Cour de justice, à celui de la loi applicable149. La saisine par la victime du tribunal du lieu du dommage ferait ainsi présumer sa volonté de voir appliquer la loi du lieu du dommage. Inversement, la saisine du juge du lieu du fait générateur entraînerait une présomption en faveur de l’application de la loi de ce dernier lieu.

En guise de conclusion, nous suggérons que la théorie de l’ubiquité soit incorporée dans le texte de l’article 8 et qu’il soit précisé, le cas échéant, que la saisine par la victime d’un tribunal fait présumer sa volonté de voir appliquer le droit du for. Une précision devrait également être insérée afin de limiter l’application de la loi du lieu du dommage aux hypothèses où le lieu de réalisation du dommage pouvait être anticipé par l’exploitant afin que ce dernier soit à même de prévoir le droit applicable, même en l’absence de tout contentieux. 36.— Notion d’« atteinte à l’environnement ». L’article 8 désigne la loi applicable à l’obligation non contractuelle résultant d’une « atteinte à l’environnement ». Cette expression mériterait d’être précisée car « si le terme même d’environnement correspond à une idée relativement claire dans son noyau central, il est parfaitement imprécis dans son contenu »150. A titre d’exemple, l’article 4, c) de la proposition du Groupe européen de DIP limitait la règle de conflit aux « cas de dommage causé aux biens ou aux personnes résultant d’une atteinte à l’environnement ».

Il serait opportun de préciser dans le texte le domaine d’application exact de la règle spéciale propre aux délits environnementaux. Il y aurait lieu de prendre position par rapport aux préjudices causés aux personnes, qu’ils soient corporels ou moraux, ainsi qu’aux patrimoines, et également de préciser si le futur règlement couvre le dommage écologique, défini comme « celui qui affecte le patrimoine collectif d’une société, constituée du milieu naturel et de l’ensemble des êtres vivants qui en sont l’une de ses composantes »151.

Par ailleurs, il ne serait pas inutile de souligner, au moins dans l’exposé des motifs, que ne seront pris en considération, pour reprendre les termes de P. Bourel, que « les sinistres découlant d’une activité humaine (ce qui exclurait les catastrophes naturelles) exercées professionnellement quel que soit son objet (commercial, industriel, agricole), son domaine d’intervention (nucléaire, chimique, pétrolier, etc.) ou la nature de l’opération (fabrication, exploitation, manipulation, etc.) étant précisé que l’accident lui-même doit présenter un caractère soudain et imprévu »152.

Un risque de conflit entre l’avant-projet de règlement et la Convention de La Haye du 2 octobre 1973 relative à la responsabilité du fait des produits est également susceptible de se poser dans le cadre de l’application

148 C.J.C.E, 30 novembre 1976 , aff. 21/76, Rec., 1976, p. 1735. 149 C’est d'ailleurs ce que proposait le Groupe européen de DIP en 1998 : il suggérait à titre de règle générale de conflit de lois en matière d’obligations non contractuelles, de transposer la jurisprudence Bier et Mines de Potasse de la Cour de Justice : voy. supra, n° 14. La Convention de Paris sur la responsabilité civile dans le domaine de l'énergie nucléaire semble également consacrer cette solution : voy. infra, n° 42. 150 J. de Lanversin, « Contribution du juge au développement du droit de l'environnement », Mélanges Waline, Paris, t.II, p.528. 151 P. Bourel, op.cit., p.101. 152 P. Bourel, op.cit., p.100.

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de l’article 8153. L’application de la Convention de La Haye aux délits environnementaux causés par des produits défectueux ne semble pas contestée. La seule controverse porte sur l’application de cet instrument aux dommages environnementaux « catastrophiques »154 (par exemple, Tchernobyl et Bhopal). Le Professeur Fallon s’est prononcé en faveur de cette application155 : il souligne que les éléments constitutifs de la responsabilité du fait des produits (nature du produit impliqué, nature du dommage subi et qualité des personnes en cause) permettent d’appliquer sans difficultés la Convention à ce type de dommages. Au contraire, le Professeur Ballarino estime que « le caractère absolument spécial des grandes catastrophes s’oppose à leur soumission à des règles de conflit conçues pour des situations très fréquentes »156. Ceci confirme l’opportunité de prévoir la dénonciation de la Convention de La Haye de 1973 par les États membres qui y sont parties157.

Nous conclurons nos remarques sur le champ d’application de l’article 8 en traitant de l’opportunité de l’exclusion éventuelle du futur règlement Rome II de la responsabilité civile pour les dommages nucléaires. Le cadre juridique international régissant la responsabilité civile pour les dommages nucléaires est régi par deux instruments internationaux multilatéraux : tout d’abord, par la Convention de Vienne, du 21 mai 1963, relative à la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire (ci-après « la Convention de Vienne »), convention mondiale qui n’a été ratifiée par aucun Etat membre de l’Union européenne et, d’autre part, par la Convention de Paris, du 29 juillet 1960, sur la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire (ci-après « la Convention de Paris »), convention régionale ratifiée par tous les Etats membres sauf l’Irlande, l’Autriche et le Luxembourg.

Les instruments précités prévoient qu’un certain nombre de questions, notamment la nature, la forme et l’étendue du dommage ou des blessures pour lesquelles une réparation peut être due, seront tranchées conformément au droit applicable. Selon la Convention de Paris, il s’agit du « droit ou la législation nationale du tribunal compétent en vertu de la convention pour statuer sur les actions résultant d’un accident nucléaire » (art.14, b)). Selon la Convention de Vienne, il s’agit du « droit du tribunal compétent », c’est-à-dire « du droit du tribunal qui a la compétence juridictionnelle en vertu de la Convention, y compris les règles relatives aux conflits de lois » (art.I, e)).

L’avant-projet commenté n’exclut pas de son champ d’application les dommages nucléaires. Il s’agit d’un choix délibéré du Conseil, la question ayant été examinée de manière approfondie158. Compte tenu de cette inclusion, il serait opportun, à nouveau, de prévoir que les Etats membres de l’Union européenne qui sont parties à la Convention de Paris la dénoncent.

III. LIBERTE DE CHOIX DE LA LOI APPLICABLE PAR LES PARTIES (ART. 11)

37.— Texte. L’article 11 de l’avant-projet de règlement, intitulé « liberté de choix », est libellé comme suit :

« 1. Les parties peuvent choisir la loi applicable à l’obligation non contractuelle. Ce choix, qui doit être exprès, ne peut pas porter atteinte aux droits des tiers. 2. Le choix par les parties d’une loi ne peut, lorsque tous les autres éléments de la situation étaient, au moment de la naissance de l’obligation, localisés dans un pays autre que celui dont la loi a été choisie, porter atteinte à l’application des dispositions auxquelles la loi de ce pays ne permet

153 Nous avons déjà relevé le conflit potentiel entre la Convention de La Haye de 1973 et l’article 5 de l'avant-projet de règlement. 154 Sur cette notion, voyez l'ouvrage collectif, La réparation des dommages catastrophiques, op.cit. ; T.Ballarino, « Questions de droit international privé et dommages catastrophiques », Rec.Cours La Haye, 1990, p.304 s. 155 M. Fallon, « Responsabilité du fait des produits et accidents industriels majeurs », in La réparation des dommages catastrophiques, Bruylant, 1990, p.119 s. 156 T. Ballarino, op.cit., p.377. 157 Il s'agit pour rappel de la France, de l'Espagne, du Luxembourg et des Pays-Bas. 158 Voy. document interne du Conseil du 30 juillet 1999 référencé sous le n° 10265/99.

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pas de déroger par convention, ci-après dénommées « dispositions impératives. 3. Le choix par les parties de la loi d’un pays tiers ne peut, lorsque tous les autres éléments de la situation étaient, au moment de la naissance de l’obligation, localisés dans un ou plusieurs autres Etats membres de la Communauté européenne, porter atteinte à l’application des dispositions impératives du droit communautaire ». 38.— Structure. Pour la première fois, il est envisagé d’introduire dans un texte international réglant des conflits de lois relatifs aux obligations non contractuelles une disposition permettant aux parties de faire le choix de la loi applicable.

Le commentaire de cet article se subdivise en trois parties : la première sera consacrée à une réflexion générale sur le choix de la loi applicable aux obligations non contractuelles (A), la deuxième à la situation de l’autonomie de la volonté appliquée à la matière non contractuelle en droit belge (B) et la troisième à un commentaire des dispositions de l’article 11 (C).

A. Commentaire général

39.— Statut l’autonomie de la volonté en matière non contractuelle. Dans certains Etats de l’Union, l’idée s’est développée selon laquelle la possibilité pour les parties de s’accorder sur la loi à appliquer constitue une technique d’évitement de la règle de conflit de lois normalement applicable (voyez n°55). Cette opinion n’est en réalité soutenable que lorsque les parties font le choix d’appliquer la loi du for dans lequel elles sont établies puisque ce n’est dans ces conditions que l’on peut faire abstraction de tout élément d’extranéité et que l’on peut considérer la situation comme une situation de droit interne.

Cette thèse est implicitement rejetée par le texte de l’article 11, qui ne précise pas que la loi choisie par les parties doive nécessairement être la loi du for. Dès lors, la possibilité pour les parties de choisir l’application d’une loi autre que celle normalement désigne par la règle de conflit en matière d’obligation non contractuelle doit être classée au rang des règles de conflits.

Le paragraphe 2 de l’article 11 envisage même la faculté pour les parties de choisir une loi différente de

celle du pays où tous les éléments de la situation seraient localisés, à condition de respecter les dispositions impératives de ce dernier pays. On pourrait même imaginer une situation purement intern, à laquelle les parties appliqueraient une loi étrangère. Ce faisant, latitude est laissée aux parties de « rendre » une situation interne, internationale, dans une certaine mesure.

La règle de conflit basée sur le choix des parties est, en outre, une règle de conflit dite alternative car

aucune hiérarchie n’existe par rapport aux règles de conflit applicables en l’absence de choix mentionnée aux articles 3 à 8 et 10.

40. — La nature juridique de l’accord des parties. La version actuelle de l’avant-projet de règlement ne détermine pas à partir de quand il est permis de conclure un accord sur le droit applicable. On peut déduire du silence du texte qu’un tel choix peut être effectué à tout moment.

En pratique dès lors, deux périodes peuvent êtres distinguées au cours desquelles l’accord peut intervenir :

avant la survenance d’une procédure judiciaire ou après. Tant qu’aucune procédure n’est pas intentée, l’accord est de nature purement contractuelle. A partir de

l’introduction d’une procédure, l’accord présentera un caractère mixte, à la fois contractuel et juridictionnel. Il s’agit alors d’un contrat judiciaire ou encore « accord procédural »159 qui a la particularité de lier les parties mais

159 L’expression « accord procédural » est couramment utilisée par la doctrine belge et française pour désigner un accord sur la loi applicable à un litige entre parties dans le cadre d’une procédure judiciaire (voyez point B infra).

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également le juge quant à la loi à appliquer au litige. Cet accord est recouvert de l’autorité de la chose jugée. Dès lors, il n’est pas envisageable qu’une des parties en conteste la validité après que le jugement a été rendu, à moins d’introduire un recours contre la décision.

La nature juridique de l’accord sur le droit applicable emporte des conséquences importantes sur les

conditions d’admissibilité de ce dernier ainsi que sur sa formation. 41. — Questions de droit international privé relatives à l’accord sur le droit applicable. Préalablement à l’analyse de l’admissibilité de l’accord sur le droit applicable, il convient d’en poser les prémisses.

Deux niveaux d’analyse doivent être distingués : (i) l’obligation non contractuelle en question d’une part, et (ii) d’autre part, la convention des parties d’appliquer à l’obligation concernée une loi autre que celle normalement applicable en vertu des articles 3 à 8 et 10 de l’avant-projet de règlement.

Nous ne nous intéressons bien sûr ici qu’au second niveau d’analyse à propos duquel plusieurs questions

de droit international privé se posent : (i) quelle loi régit l’admissibilité d’une telle convention, (ii) quelle loi régit les conditions de formation, d’interprétation, d’exécution … de cette convention, (iii) l’autonomie de la volonté est-elle encore possible en présence d’une convention internationale réglant un domaine de la matière non contractuelle ? 42. — Distinction des conditions d’admissibilité et conditions propres à l’accord sur le droit applicable.

Les questions d’admissibilité peuvent s’entendre comme étant celles qui déterminent, dans un ordre juridique donné si et à quelles conditions une convention sur le droit applicable en matière non contractuelle peut être admise.

Ces questions peuvent en théorie être distinguées des questions relatives à la convention (sur le droit

applicable) elle même qui sont a priori régies par la lex contractus. Cependant, il sera difficile en pratique de différencier ces deux types de questions car la loi compétente pour décider de l’admissibilité d’un accord sur la loi applicable peut poser des conditions qui appartiennent normalement au domaine de la lex contractus.160

Dès lors le domaine de la lex contractus doit plutôt être considéré comme une catégorie résiduaire, réglant

les questions qui ne le sont pas déjà par la loi compétente pour déterminer l’admissibilité de l’accord. 43. — Conditions d’admissibilité. En l’absence de texte uniforme, plusieurs lois peuvent avoir titre à s’appliquer : la lex contractus, loi applicable à la convention sur la loi applicable ou la loi du for dans l’éventualité d’un accord procédural ou encore la loi applicable à une relation préexistante entre les parties en application de l’article 10-2, ... En présence d’un texte spécifique, cette difficulté est évitée : les questions d’admissibilité sont régies par l’avant-projet de règlement. Ainsi, plusieurs règles peuvent être établies .

160 Une répartition entre les domaine d’admissibilité et domaine contractuel à proprement parlé est inspiré de la thèse de N. Coipel-Cordonnier,

Les conventions d’arbitrage et d’élection de for en droit international privé, L.G.D.J., 1999, 431p. Les théories développées concernent les

clauses d’élection de for. Toutefois nous pensons que les conventions d’élection de for et conventions sur la loi applicable présentent plusieurs

points de comparaison. Toutes deux revêtent une nature mixte : contractuelle et juridictionnelle, ce qui implique que toutes deux posent des

questions de conflit de lois et d’admissibilité lorsque soumises à un juge.

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(i) l’accord sur la loi applicable en matière non contractuelle est admis peu importe que l’obligation dérive ou non d’un délit puisque l’article 11 se situe au chapitre trois de l’avant-projet intitulé « Règles communes aux obligations non contractuelles dérivant d’un délit et à celles dérivant d’un fait autre qu’un délit ».

(ii) Ensuite, l’accord doit être exprès. Cette condition vient renforcer la règle relative au consentement des parties, qui est en principe réglée par la loi du contrat.

(iii) L’accord ne peut nuire aux intérêts des tiers. (iv) L’accord ne pourra déroger aux règles impératives édictées par la loi normalement applicable lorsque

tous les éléments de la situation sont réunis dans un seul pays (article 11-2). (v) L’accord ne pourra non plus déroger aux dispositions impératives de droit communautaire lorsque la

loi choisie est celle d’un Etat tiers et que tous les éléments de la situations sont localisés dans un ou plusieurs autres pays de la Communauté.

44. — Conditions propres à la convention sur le droit applicable. En principe, l’accord sur le droit applicable constitue une convention au même titre que n’importe quelle autre convention, sous réserve qu’elle ne porte pas sur la substance mais uniquement sur le droit applicable. A notre avis, il n’y a aucune raison qui empêche, à ce stade, d’appliquer les règles classiques de conflits de lois à cet accord. Ce sont donc les règles de la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles qu’il faudra se référer : soit les parties ont soumis leur convention à une loi et c’est cette loi qui régira son interprétation, son exécution, les conséquences de la nullités, ... Soit à défaut de choix, c’est la loi qui entretiendra les rapports les plus étroits avec ce contrat qui régira le domaine de la loi du contrat. Comme il a été dit précédemment, il est délicat de trouver un délimitation claire entre la compétence de la lex contractus et celle l’avant-projet de règlement.

Un exemple suffit à illustrer la difficulté à trouver quelle source de droit appliquer. L’avant-projet de règlement interdit de préjudicier aux droits des tiers. Mais comment définir la notion de tiers ? Cette notion n’est pas définie par l’avant-projet de règlement. Dans l’éventualité d’une procédure judiciaire, cette notion n’appartient pas non plus au domaine de la procédure. Dès lors, une définition de la notion de tiers ne peut non plus être recherchée dans la loi du for. Cette question doit, selon nous, se baser sur la notion de tiers telle qu’entendue dans la lex contractus. 45. — Choix de la loi applicable en présence d’une convention internationale de conflit de lois. La question s’est posée en Belgique de savoir si une convention internationale comme par exemple, la Convention de La Haye relative aux accidents de la circulation routière, excluait l’autonomie de la volonté161. La jurisprudence belge a également marqué certaines hésitations à cet égard.162

L’article 24 de l’avant-projet de règlement prévoit le maintien des conventions existantes en matière d’obligations non contractuelles. Dès lors, dans les matières déjà régies par ces instruments, il faut retourner aux

161 Cf. H. Boularbah, op. cit., p. 282, n°13 ; J.-Y. Carlier, « Droit judiciaire international de la famille – L’introduction de procédures et la reconnaissance ou l’exécution de décisions en matière de divorce, d’aliments et de garde d’enfants », Actualités du droit, 1994, p. 103-104. 162 Liège, 22 décembre 1986, R.G.A.R., 1988, n°11.328) qui laisse entendre que l’autonomie de la volonté pourrait primer sur les principes énoncés par la Convention de La Haye. Ce raisonnement est cependant contredit pas d’autres décisions (Mons, 27 avril 1983, R.G.A.R., 1985, n°10.882 ; Liège, 14 mars 1991, R.R.D., p. 533 ; J.L.M.B., 1992, p. 1123 avec la note de Kohl).

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dispositions qui y sont contenues, ainsi qu’aux règles de droit national – légales ou jurisprudentielles – concernant les dérogations possibles à ces conventions, pour déterminer si les parties peuvent convenir ou non du droit applicable.

Nous n’apercevons cependant pas ce qui empêcherait les parties de choisir une loi qui serait différente de celle désignée par les règles de conflit de lois contenues dans une convention internationale dès lors que les règles en question sont supplétives (qu’elles uniformisent les règles de conflit de lois ou de droit matériel). En effet, si la règle énoncée n’est pas impérative ou d’ordre public, le juge ne peut pas soulever une question (de droit international privé) qui n’est pas discutée par les parties.

B. Examen de la liberté de choix de la loi applicable aux obligations non contractuelles en droit belge 46.— Etat de la question. Le droit belge, comme d’autres droits de l’Union européenne (France, Pays-Bas, Royaume-Uni, Allemagne …), admet pour les parties, la possibilité de conclure un accord sur la loi applicable à l’obligation non contractuelle. La Cour de cassation a en effet considéré que : « ladite règle [de conflit] est applicable sans préjudice de dispositions de traités ou de clauses contraires et sous réserves des règles de l’ordre international public » 163.

Cependant, au-delà de cette déclaration de principe, la doctrine reste éparse et, par conséquent, a peu étudié cette règle de conflit particulière, par opposition à la doctrine française164 dont les quelques auteurs belges intéressés par le sujet se sont inspirés.165

La jurisprudence en la matière est également rare. Une décision récente encore inédite, rendue par la Cour

d’appel de Liège le 29 mai 2000166, montre que les règles relatives à l’accord sur la loi applicable en matière non contractuelle restent confuses et que le juge belge exprime un certain malaise face à cette figure juridique qui limite son office en fonction de la volonté des parties.

Une proposition de loi a été soumise au Sénat en juillet 2002 portant codification du droit international

belge qui contient une disposition organisant la faculté pour les parties de conclure un accord sur le droit applicable aux obligations non contractuelles (voyez infra § 56). 47.— L’accord procédural. L’accord sur le droit applicable n’a fait, jusqu’à présent, l’objet d’études que dans le cadre d’une procédure judiciaire. Dès lors, en droit belge comme en droit français, l’accord sur un droit applicable autre que celui normalement désigné est nommé « accord procédural ». Le contexte juridictionnel dans lequel s’inscrit l’accord procédural implique certaines conséquences quant à son fondement ainsi qu’à sa nature juridique. 48.— Fondements. La majorité des auteurs considèrent que l’accord procédural est fondé sur des principes de droit judiciaire. Le principe dispositif veut que le juge ne puisse élever des constatations que les parties n’ont pas

163 Cass., 30 octobre 1981, Pas., I, p. 306 et 17 novembre 1985, Pas., I, p. 306. 164 P. Mayer, note sous Cass., civ., 1er juillet 1997, Karl Ibold, Rev. Crit. D.I.P., 1998, p. 61 s. ; B. Fauvarque-Cosson, note sous Cass., civ., 6 mai 1997, Rev. Crit. D.I.P., 19997, p. 515 s. ; B. Fauvarque-Cosson, Libre disponibilité des droits et conflits de lois, L.G.D.J., 1996 ; D. Bureau, « L’accord procédural à l’épreuve », Rev. Crit. D.I.P., 1996. 165 Voy. M. Fallon, « L’incidence de l’autonomie de la volonté sur la détermination du droit applicable à la responsabilité civile non contractuelle », Mélanges offerts à R.O. Dalcq. Responsabilités et assurances, Larcier, Bruxelles, 1994, p. 161 et suivants ; J. Erauw, De onrechtmatige daad in het internationaal privaatrecht Kluwer's Internationale Uitgeversonderneming, 1982 ; H. Boularbah, « L’élément d’extranéité parmi les faits générateurs de la demande et la règle de conflit comme règle de droit », in Le rôle respectif du juge et des parties dans le procès civil, Kluwer, 1999, p.271 s. 166 L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Liège est en cours de publication à la Rev. Gén. Dr. Civ.

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soulevées devant lui sans préjudice de dispositions d’ordre public.167 L’accord procédural peut également être analysé comme une dérogation aux adages jura novit curia et da mihi facto, dabo tibi jus, qui donnent à l’office du juge une dimension à géométrie variable déterminé en fonction la volonté des parties. 49.— Technique d’évitement ou règle de conflit ?. Les auteurs belges comme les auteurs français considèrent généralement la possibilité de s’accorder sur le droit applicable à une obligation non contractuelle comme une technique d’évitement : l’accord procédural tendrait à éluder l’application de la règle de conflit168.

Cette opinion provient selon nous du constat que souvent, les plaideurs choisiront d’appliquer la loi qu’ils connaissent.

L’attribution du principe dispositif comme fondement de l’accord procédural peut également induire en

erreur : d’aucuns n’ont pas hésité à considérer que l’accord procédural ne constituait qu’une technique destinée à « passer sous silence » un ou plusieurs éléments d’extranéité, de sorte que le juge ne puisse les soulevez d’office et délibère comme si les éléments de la cause étaient purement interne.

Nous ne partageons cependant pas cet avis (voyez § 45) et pensons que le texte et l’économie générale de l’avant-projet de Règlement sur la loi applicable aux obligations non contractuelles consacre l’existence d’une règle de conflit alternative basée sur l’autonomie de la volonté. 50.— Proposition de loi portant le Code de droit international privé. Une proposition de loi portant codification du droit international privé belge est en discussion au Sénat. Entre autres dispositions novatrices, l’article 101 de cette proposition dispose que « les parties peuvent choisir, après la naissance du différend, le droit régissant l’obligation dérivant d’un fait dommageable, sans préjudice de la Convention sur la loi applicable en matière d’accidents de la circulation routière, conclue à La Haye le 4 mai 1971. Ce choix doit être exprès et ne peut pas porter atteinte aux droits des tiers. »

Le texte de l’article 101 de la proposition de loi belge et de l’article 11 de l’avant-projet de Règlement

montrent certaines similitudes mais ne sont pas identiques, notamment, l’obligation que l’accord intervienne après la naissance du litige169. Cette condition n’est actuellement pas posée par la doctrine et la jurisprudence même s’il est vrai qu’en pratique, c’est souvent, après la naissance du différend et dans le cadre d’une procédure judiciaire qu’un tel accord intervient.

Le commentaire des articles de la proposition de loi motive cette condition par la nécessité de protéger la

partie la plus faible. Il nous semble que la partie la plus faible est suffisamment protégée par l’intervention de dispositions

d’application immédiate voir de l’ordre public qui ont le pouvoir d’invalider le choix d’une loi qui serait contraire à certains intérêts protégés par la loi normalement désignée.

C. Analyse des dispositions particulières

167 H. Boularbah, « L’élément d’extranéité parmi les faits générateurs de la demande et la règle de conflit comme règle de droit », op.cit., p. 283, N. Watté, « Chronique de jurisprudence belge », J.D.I., 1996, p. 153 ; H. Motulsky, « L’office du juge et de la loi étrangère », Rev. crit. D.I.P., 1990, p. 317 s. ; K. Lenaerts, op. cit., p. 543 ; P. Lagarde, note sous Cass. Civ., 4 octobre 1989, p. 320. 168 Doctrine française : B. Fauvarque-Cosson, Libre disponibilité des droits et conflits de lois, op. cit., p. 66, n°105 . Doctrine belge : H. Boularbah, « L’élément d’extranéité parmi les faits générateurs de la demande et la règle de conflit comme règle de droit », op. cit., 1999, p.271 s. 169 D’autres divergences seront soulignées au point C relatif aux commentaires du texte de l’article 11.

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1. LE CARACTERE EXPRES DU CHOIX (ART. 11-1°)

51.— Accord exprès. L’article 11-1° de l’avant-projet de règlement stipule que l’accord des parties doit être « exprès ». A notre avis, cette condition n’est pas justifiée, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, on relèvera que la solution est en contradiction avec les principes de base applicables dans le domaine du droit des contrats, qui n’exige pas qu’un accord soit conclu par convention expresse. Ensuite, l’exigence ne correspond pas à la pratique dans les Etats membres qui reconnaissent la possibilité de s’accorder de manière tacite sur le droit applicable à la responsabilité170. Enfin, ce qui importe en la matière n’est pas tant la forme que prend l’accord, mais le fait qu’il puisse être constaté avec certitude : les parties doivent avoir conscience du ou des éléments d’extranéité qui affectent l’obligation non contractuelle et de l’intervention d’une rencontre de volontés sur la loi applicable. 52.— Atteinte aux droits des tiers. L’accord ne peut porter atteinte aux droits des tiers qui sont susceptibles d’être affectés par la relation juridique. Cette règle présente un intérêt particulier dans le domaine de l’assurance. Imaginons qu’un assureur agisse au nom de son assuré et prenne fait et cause pour lui. Dans ce cadre, il conclut un accord sur le droit applicable à l’action en responsabilité avec d’autres parties impliquées au litige. Ensuite, il décide d’intenter une action récursoire contre son assuré : est-ce que l’assuré peut se prévaloir ou au contraire contester l’accord que son assureur a conclu avec ces autres parties ?

La qualification de « tiers » n’est pas spécifiée dans l’avant-projet de règlement. Il faut selon nous se

référer à la loi contractuelle.

2. SITUATIONS PUREMENT INTERNES (ART. 11-2°) 53.— Application des dispositions impératives locales. L’article 1er, paragraphe 1er de l’avant-projet de règlement dispose que « les dispositions du présent règlement sont applicables, dans les situations comportant un conflit de lois, aux obligations non contractuelles ». Nonobstant la référence aux conflits de lois, il nous paraît que l’avant-projet permet de faire le choix de la loi applicable à la situation dommageable même dans l’hypothèse où elle ne présente pas d’élément d’extranéité (autre que le choix de la loi applicable).

La même solution est retenue dans le cadre de l’article 1er, paragraphe 1er de la Convention de Rome. La situation ne doit dès lors pas être « objectivement » internationale pour rentrer dans le champ

d’application de la Convention de Rome. Ce raisonnement peut être transposé, mutatis mutandis, à l’avant-projet de règlement.

Cette thèse est au demeurant implicitement confirmée par l’article 11, paragraphe 2 : dans l’hypothèse où, abstraction faite de la désignation d’une loi étrangère, tous les éléments de la situation sont localisés, au moment de la naissance de l’obligation, dans un seul Etat, le choix de la loi étrangère est possible mais ne peut avoir pour effet de porter atteinte aux dispositions impératives de ce pays où sont situés les éléments objectifs. Cette limitation classique est directement inspirée de l’article 3-3° de la Convention de Rome.

3. DISPOSITIONS IMPERATIVES DE DROIT COMMUNAUTAIRE (ART. 11-3°) 54.— Mécanisme. L’article 11-3° de l’avant projet réserve l’application des « dispositions impératives de droit communautaire » lorsque les parties font le choix du droit d’un pays tiers et que tous les autres éléments de la situation étaient, au moment de la naissance de l’obligation, localisés dans un ou plusieurs autres Etats membres de la Communauté européenne. Le mécanisme prévu par cette disposition est celui des lois de police. Il s’agit d’une

170 Pour la France, voy. P. Lagarde, note sous Cass., 4 octobre 1989, Rev. crit. D.I.P., 1990, p. 316 s. Pour la Belgique, voy. H. Boularbah, op. cit. Selon les observations fournies par l’Allemagne au Groupe Rome II du Conseil, il ne semble pas qu’il faille un accord exprès non plus.

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règle de conflit unilatérale qui définit elle-même son champ d’application : quelle que soit la loi choisie, les dispositions impératives de droit communautaire seront appliquées si la situation entretient des liens étroits avec le territoire d’un ou plusieurs Etats membres. Le principe de proximité est donc central dans l’application de cette règle de conflit.

Ce mécanisme n’est pas nouveau, mais est emprunté au texte de plusieurs instruments communautaires et à la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes :

(i) certaines directives stipulent expressément que les dispositions qu’elles contiennent ne

pourront être contournées par le choix du droit d’un pays tiers : on peut citer à titre d’exemple le domaine de la protection des consommateurs, où il est prévu que « les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour que le consommateur ne soit pas privé de la protection accordée par la présente directive du fait du choix du droit d’un pays tiers comme droit applicable au contrat »171 ;

(ii) la Cour de justice a parfois dégagé des solutions analogues de manière prétorienne. Ainsi,

l’arrêt Ingmar du 9 novembre 2000172 a jugé que les parties ne peuvent déroger par le choix du droit d’un Etat tiers aux articles 17 et 18 de la Directive du Conseil du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des Etats membres concernant les agents commerciaux indépendants, au détriment de ces agents.

On assiste ainsi, dans l’ordre juridique communautaire, à l’émergence d’une distinction entre trois types de

lois en droit international privé : les lois du for, les lois des Etats membres et les lois des Etats tiers173. Cette subdivision apparaît clairement dans la manière dont l’article 11 est structuré. Il est possible de faire le choix d’une loi autre que celle désignée par la règle de conflit, cependant, cela ne pourra affecter les dispositions impératives de l’Etat où l’ensemble des éléments est localisé. Si la loi désignée est la loi d’un Etat tiers à la Communauté mais que la situation entretient des liens étroits avec un ou plusieurs Etats membres, les dispositions impératives du droit communautaire ne pourront en aucun cas être écartées.

55.— Champ d’application extraterritorial du droit communautaire ? La question de savoir si l’application des dispositions impératives de droit communautaire à des situations ayant un lien avec des pays tiers constitue une mise en œuvre de la théorie des effets ou une application extra-territoriale du droit communautaire a été soulevée lors de l’affaire Ingmar174.

Ce débat n’a cependant, selon nous, pas lieu d’être dans ce contexte. Comme rappelé précédemment, les

lois de police n’ont pas vocation à s’exporter au-delà des frontières mais à définir par elles-mêmes leur champ d’application, de sorte que, quelle que soit la loi choisie par les parties, les dispositions qualifiées d’impératives ne pourront être écartées dès lors qu’elles trouvent à s’appliquer par la mise en œuvre du facteur de rattachement175.

56.— Teneur des dispositions impératives appliquées. On l’a dit, le législateur communautaire a contribué à élaborer un « réseau de dispositions impératives ». De nombreuses directives imposent aux Etats membres d’introduire un standard minimum d’harmonisation en deçà duquel ils ne peuvent aller. En conséquence, on est

171 article 12-2° de la directive 97/7/CE du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 1997 concernant la protection des consommateurs en matière de contrats à distance ; article 7-2° de la directive 1999/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 mai 1999 sur certains aspects de la vente et des garanties de biens de consommation 172 Aff. C-381/98, Rec., p. I-9305. 173 Voy. dans ce sens L. Idot, note sous C.J.C.E. du 9 novembre 2000, Ingmar, Rev.crit.D.I.P., 2002, p. 115. 174 Voy. la jurisprudence Pâte de Bois et Matières colorantes. Voy également L. Idot, « Le domaine spatial du droit communautaire des affaires », Travaux de Comité français de droit international privé, 1991-1993, p.145 s. 175 Voy. A. Nuyts, « L’application des lois de police dans l’espace », op. cit., p. 31 s. et 245 s.

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certain qu’un noyau dur de règles communautaires sera transposé de toute façon. Ces règles sont évidemment impératives, sinon il n’aurait pas de sens d’obliger les Etats à respecter un minimum minimorum. Mais il n’est par contre pas interdit aux Etats d’aller au-delà de ce minimum. Les lois de police peuvent donc revêtir des dimensions à géométrie variable, ce qui nous conduit à poser la question suivante : quelle disposition impérative (nationale ou communautaire) faut-il appliquer pour faire échec à une disposition dérogatoire issue d’un Etat tiers ?

Nous sommes d’avis qu’il conviendrait d’appliquer les dispositions telles que prévues par le droit

communautaire et ce, pour plusieurs raisons : (i) tout d’abord, il faut constater que le but protecteur de ces dispositions serait ainsi atteint. Le standard

européen ou autrement dit le noyau dur des règles impératives est considéré comme étant suffisant et dès lors il ne faudrait pas aller au-delà et appliquer la loi de l’Etat membre qui serait éventuellement plus protectrice.

(ii) ensuite, l’application des directives permettrait d’éviter la mauvaise ou l’absence de transposition par

les Etats membres. Cependant, il faudrait que les dispositions des directives aient un effet direct. (iii) en outre, si l’on choisissait l’autre alternative, on ne saurait quelle loi appliquer si la situation

envisagée s’étend au territoire de plusieurs Etats membres, ce qui ne manquera pas d’arriver (cf. délits complexes, délits de presse, Internet, …).

(iv) enfin, il nous semble que c’est la solution retenue par les rédacteurs de l’avant-projet de règlement. En

effet, dans le paragraphe 2 de l’article 11, il est fait référence aux dispositions impératives d’un autre pays, tandis que dans le paragraphe 3, on vise les dispositions impératives du droit communautaire. Pourquoi alors ne pas avoir pas parlé dans les deux cas du droit des Etats ?