Suzanne Pairault Infirmière 07 Sylvie Et l'Homme de l'Ombre 1973

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JEUNES FILLES EN BLANC N° 07

SYLVIEET L'HOMME DE L'OMBRE

par Suzanne PAIRAULT

*

«NON, Constant, cela je ne le ferai jamais!— Réfléchissez, pourtant. S'il y a enquête,

vous ne pourrez pas vous disculper. Homicide par imprudence, pour une infirmière, c'est grave... »

Sylvie, désespérée, ne sait comment sortir de cette situation inextricable. Victime d'un affreux chantage, elle se refuse à voler les bijoux de la dame chez qui elle est garde-malade et à les remettre à l'homme qui la traque dans l'ombre.

Pourtant, elle n'a rien à se reprocher. Mais si elle ne cède pas à la menace, elle craint le scandale. Et elle se senti seule...

Seule, l'est-elle réellement? Elle ne le découvrira que plus tard.

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Suzanne Pairault

Ordre de sortie

Jeunes Filles en blanc

Série Armelle, Camille, Catherine Cécile, Dominique, Dora, Emmeline, Evelyne, Florence,

Francine, Geneviève, Gisèle, Isabelle, Juliette, Luce, Marianne, Sylvie.

(entre parenthèses, le nom de l'infirmière.)

1. Catherine infirmière 1968 (Catherine)2. La revanche de Marianne 1969 (Marianne)3. Infirmière à bord 1970 (Juliette)4. Mission vers l’inconnu 1971 ( Gisèle)5. L'inconnu du Caire 1973 (Isabelle)6. Le secret de l'ambulance 1973 (Armelle)7. Sylvie et l’homme de l’ombre 1973 (Sylvie)8. Le lit no 13 1974 (Geneviève) 9. Dora garde un secret 1974 (Dora)10. Le malade autoritaire 1975 (Emmeline)11. Le poids d'un secret 1976 (Luce)12. Salle des urgences 1976 13. La fille d'un grand patron 1977 (Evelyne)14. L'infirmière mène l'enquête 1978 (Dominique)15. Intrigues dans la brousse 1979 (Camille)16. La promesse de Francine 1979 (Francine)17. Le fantôme de Ligeac 1980 (Cécile)18. Florence fait un diagnostic 1981 19. Florence et l'étrange épidémie 198120. Florence et l'infirmière sans passé 198221. Florence s'en va et revient 198322. Florence et les frères ennemis 198423. La Grande Épreuve de Florence 1985

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Suzanne Pairault

Ordre de sortie

Jeunes Filles en blanc

Série Armelle, Camille, Catherine Cécile, Dominique, Dora, Emmeline, Evelyne, Florence,

Francine, Geneviève, Gisèle, Isabelle, Juliette, Luce, Marianne, Sylvie.

(entre parenthèses, le nom de l'infirmière.)

1. Catherine infirmière 1968 (Catherine)2. La revanche de Marianne 1969 (Marianne)3. Infirmière à bord 1970 (Juliette)4. Mission vers l’inconnu 1971 ( Gisèle)5. L'inconnu du Caire 1973 (Isabelle)6. Le secret de l'ambulance 1973 (Armelle)7. Sylvie et l’homme de l’ombre 1973 (Sylvie)8. Le lit no 13 1974 (Geneviève) 9. Dora garde un secret 1974 (Dora)10. Le malade autoritaire 1975 (Emmeline)11. Le poids d'un secret 1976 (Luce)12. La fille d'un grand patron 1977 (Evelyne)13. L'infirmière mène l'enquête 1978 (Dominique)14. Intrigues dans la brousse 1979 (Camille)15. La promesse de Francine 1979 (Francine)16. Le fantôme de Ligeac 1980 (Cécile)

Série Florence

1. Salle des urgences 1976 2. Florence fait un diagnostic 1981 3. Florence et l'étrange épidémie 19814. Florence et l'infirmière sans passé 19825. Florence s'en va et revient 19836. Florence et les frères ennemis 19847. La Grande Épreuve de Florence 1985

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Suzanne Pairault

Ordre alphabétique

Jeunes Filles en blanc

Série Armelle, Camille, Catherine Cécile, Dominique, Dora, Emmeline, Evelyne, Florence,

Francine, Geneviève, Gisèle, Isabelle, Juliette, Luce, Marianne, Sylvie.

(entre parenthèses, le nom de l'infirmière.)

1. Catherine infirmière 1968 (Catherine)2. Dora garde un secret 1974 (Dora)3. Florence et les frères ennemis 1984 (Florence)4. Florence et l'étrange épidémie 1981 (Florence)5. Florence et l'infirmière sans passé 1982 (Florence)6. Florence fait un diagnostic 1981 (Florence)7. Florence s'en va et revient 1983 (Florence)8. Infirmière à bord 1970 (Juliette)9. Intrigues dans la brousse 1979 (Camille)10. La fille d'un grand patron 1977 (Evelyne)11. La Grande Épreuve de Florence 1985 (Florence)12. La promesse de Francine 1979 (Francine)13. La revanche de Marianne 1969 (Marianne)14. Le fantôme de Ligeac 1980 (Cécile)15. Le lit no 13 1974 (Geneviève) 16. Le malade autoritaire 1975 (Emmeline)17. Le poids d'un secret 1976 (Luce)18. Le secret de l'ambulance 1973 (Armelle)19. L'inconnu du Caire 1973 (Isabelle)20. L'infirmière mène l'enquête 1978 (Dominique)21. Mission vers l’inconnu 1971 ( Gisèle)22. Salle des urgences 1976 (Florence) 23. Sylvie et l’homme de l’ombre 1973 (Sylvie)

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SUZANNE PAIRAULT

SYLVIEET L'HOMME DE

L'OMBREILLUSTRATIONS DE PHILIPPE DAURE

HACHETTE

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SYLVIE montait d'un pas léger le dernier étage M de l'escalier qui conduisait aux chambres des élèves infirmières, à l'hôpital-école des Sablons. Elle était fatiguée, pourtant : huit heures dans le service, à courir d'une salle à l'autre sous les ordres des infirmières et des médecins — même pour des jambes de vingt ans, cela compte! Mais elle était heureuse : quelques jours encore, et elle obtiendrait son diplôme final, qui lui permettrait de choisir un poste. Mme Vernet, la directrice, lui avait laissé entendre qu'elle pourrait peut-être devenir monitrice aux Sablons...

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Aux Sablons! Ce serait magnifique! Peu d'hôpitaux étaient aussi bien organisés que celui-là : des bâtiments neufs, des salles confortables, le matériel le plus moderne, les médecins les plus renommés de Paris... Mme Vernet était sévère pour les élèves, mais dès qu'on était titulaire, si on lui donnait satisfaction, elle vous traitait en véritable amie... Oui, si on offrait un poste à Sylvie, elle accepterait sans hésiter!

Elle entra dans la petite chambre qu'elle occupait depuis un an. Elle l'avait arrangée à son goût : une toile rosé sur le lit, aux murs des reproductions de ses tableaux favoris, parmi lesquels un visage de femme de Renoir qui lui rappelait Florence, sa meilleure camarade, aujourd'hui infirmière à Londres. La pièce avait un aspect chaud et familier; Sylvie avait l'impression que les objets la reconnaissaient et l'accueillaient en amie.

Elle s'était un peu attardée au réfectoire; il était plus de neuf heures. Elle déboutonna sa blouse et constata avec plaisir que celle-ci était encore nette, bien qu'on dût changer le lendemain. Parmi les élèves, tout en faisant le même travail, certaines se salissaient beaucoup moins que les autres. Sylvie avait la chance d'être parmi celles-là; elle savait que Mme Vernet l'avait remarqué; cela compterait certainement pour ses notes.

Ses notes d'examen... De ce côté-là elle pouvait

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avoir bon espoir. Elle connaissait son programme sur le bout du doigt; quant au stage, elle n'avait pas encouru le moindre blâme. Et le stage d'hôpital avait une grande importance pour le résultat final.

Si elle pouvait obtenir une mention « très bien », quel honneur!

Elle jeta sa blouse dans le panier à linge et commença à se déshabiller. A ce moment on frappa à la porte. Elle vit entrer sa coéquipière du service de chirurgie, le visage bouleversé.

« Bernadette! s'écria-t-elle. Que se passe-t-il? Tu es malade? »

La jeune fille fit signe que non.« J'ai perdu mon épingle! » dit-elle.Cette épingle, toutes les élèves infirmières la

connaissaient. C'était l'unique bijou de Bernadette : une barrette d'or, de modèle ancien. Il lui avait été légué par sa grand-mère, qu'elle aimait beaucoup; c'était non seulement un objet de valeur, mais un souvenir.

« Ton épingle! répéta Sylvie. Tu veux dire qu'on te l'a volée?

- Non, j'ai dû la laisser tomber, je ne sais comment. Je la mettais toujours pour attacher ma robe.

- Même pour travailler?- Sous la blouse, cela ne se voyait pas. Et je me

sentais plus tranquille de l'avoir sur moi.

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— Tu es sûre de l'avoir mise ce matin?- Absolument sûre. Je me rappelle même que j'ai eu

du mal à la fixer : le crochet de sécurité m'a paru plus dur que de coutume. Je l'ai sans doute mal attachée; elle a dû glisser au cours de la journée. Si encore je pouvais redescendre voir... Mais ce n'est pas possible, naturellement. »

Sylvie secoua la tête. Il était strictement interdit aux stagiaires de retourner dans les salles une fois leur service terminé. Mme Vernet ne plaisantait pas sur la discipline. Si elle apprenait que Bernadette était descendue, elle lui donnerait une mauvaise note. Bernadette, médiocrement notée jusque-là malgré sa bonne volonté, risquait d'échouer à son examen.

« Non, tu ne peux pas descendre ce soir, dit Sylvie.— Je sais bien... Mais attendre jusqu'au matin, c'est

dangereux. Quelqu'un, en passant, peut apercevoir mon épingle et la ramasser... »

Sylvie réfléchit. Le risque était grand, en effet. Même si personne ne trouvait l'épingle, celle-ci pouvait se glisser parmi des débris de papier, des bouts de pansements, être balayée par l'homme de peine et jetée avec les détritus. Mais, d'autre part, si Bernadette n'obtenait pas son diplôme, à cause d'un blâme, elle devrait recommencer une année d'études. Elle qui attendait avec tant d'impatience le moment où elle pourrait gagner sa vie!

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« Conseille-moi, Sylvie, supplia la jeune fille. Que dois-je faire, à ton avis? »

Sylvie avait déjà son idée. Elle comprenait ce que représentait pour sa camarade la perte de ce bijou. Bernadette ne pouvait pas redescendre dans le service — mais elle, Sylvie? Elle était mieux notée que l'autre : un blâme — le seul! — ne lui ferait pas manquer son examen. Evidemment, elle mettait en jeu la mention « très bien » qu'elle était en droit d'espérer. Mais ce n'était pas la même chose...

Alors? Proposer à Bernadette de descendre à sa place? Elle pouvait retrouver l'épingle et remonter sans attirer l'attention. Mais Bernadette était un peu bavarde et raconterait la chose à toutes leurs camarades. Mieux valait ne rien lui dire — pour le moment du moins.

« Ne descends pas, conseilla-t-elle. Tu auras peut-être la chance de récupérer ton épingle; après tout Adrienne, qui est de garde cette nuit, peut la retrouver. Essaie de ne pas y penser jusqu'à demain.

- Oui... tu as raison... »Bernadette poussa un grand soupir et sortit. Sylvie

remit sa blouse, sa coiffe, et ouvrit doucement la porte. Dans le couloir des infirmières, il n'y avait personne. Le linoléum, bien ciré, brillait comme un miroir. Les semelles de Sylvie glissaient sans bruit sur le sol lisse.

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« J'aurai peut-être la chance de ne rencontrer personne », se dit-elle.

Elle descendit l'escalier lentement, prêtant l'oreille à chaque pas. Elle arriva au troisième, où se trouvaient les salles d'opération, puis au second, occupé par deux salles et des chambres de malades.

Le service qu'elle partageait avec Bernadette se trouvait au premier. En atteignant le palier, elle entendit un pas léger : Adrienne, la garde de nuit, regagnait la petite chambre située au bout du couloir. Lorsque aucun opéré ne demandait de soins particuliers, la garde se contentait de faire une ronde à heure fixe, généralement à l'heure et à la demie. Il était neuf heures dix; Adrienne ne

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bougerait pas pendant un long moment; elle lirait ou tricoterait pour être sûre de ne pas s'endormir.

Sylvie avança dans le corridor à pas de loup et entra dans une première pièce. Il y avait là trois malades; à la lueur de la veilleuse elle constata qu'ils dormaient profondément; l'un d'eux ronflait même si fort qu'elle se demanda comment il n'éveillait pas les autres. Elle promena sa lampe de poche sur le parquet, entre les lits, là où Bernadette pouvait avoir laissé tomber son épingle, mais elle ne vit rien. Elle sortit et referma le battant sans bruit.

La porte suivante était celle d'une chambre particulière où se trouvait un opéré de la journée. Celui-là, c'était un grand malade : une vésicule compliquée; avec péritonite. Quand on l'avait redescendu de la salle d'opération, vers trois heures, Sylvie et Bernadette s'étaient beaucoup occupées de lui : il avait fallu le réchauffer, puis le mettre sous perfusion parce qu'il avait perdu beaucoup de sang. L'interne de service, Boucard, était revenu plusieurs fois dans l'après-midi; vers le soir seulement il avait déclaré qu'il croyait le malade hors de danger.

Dans la journée celui-ci s'était beaucoup agite : on avait dû, sur l'ordre du docteur Boucard, lui faire à deux reprises des injections calmantes. Maintenant il semblait tout à fait tranquille : il était étendu sur le dos, un peu surélevé par ses

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oreillers; son souffle était régulier et calme. L'appareil à perfusion, placé près de la tète du lit, glougloutait doucement de temps à autre.

Sylvie examina le parquet avec sa lampe. Tout à coup elle vit briller quelque chose dans un coin, derrière le pied du lit. Elle s'approcha, se baissa : c'était l'épingle!

Rien d'étonnant que le bijou fût tombé là. Au cours de la journée, Bernadette était entrée bien des fois dans la chambre; Sylvie se rappelait même l'avoir vue se baisser pour fixer le pied de l'appareil à perfusion. C'était à ce moment-là, certainement, que l'épingle s'était détachée et avait glissé sous sa blouse.

Sylvie la ramassa et la mit dans sa poche. Elle était si heureuse de l'avoir retrouvée qu'elle pensait à peine au risque qu'elle avait couru — qu'elle courait encore tant qu'elle n'aurait pas regagné sa chambre. Tout s'était bien passé jusqu'ici; tout se passerait bien jusqu'au bout.

Elle sortit doucement et referma la porte. Elle avait encore la main sur le bouton quand elle aperçut une silhouette au bout du couloir; elle reconnut Constant, un homme de peine qu'on employait à diverses besognes. Sans doute remontait-il du sous-sol où chaque soir, avant de se retirer, il vérifiait le fonctionnement du chauffage central.

Sylvie n'aimait pas Constant, qui était un homme vulgaire et grossier. Elle avait rarement affaire à

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lui directement, sinon pour lui faire porter à la buanderie le tas de linge sale de la journée. Mais il trouvait toujours moyen de ricaner sur le passage des infirmières et parfois de leur lancer une plaisanterie malsonnante, qu'elles feignaient de ne pas avoir entendue.

Ce soir-là, en croisant Sylvie, il ricana à son habitude. Elle passa vite, sans lever les yeux, soulagée qu'il ne lui eût pas parlé.

Un peu plus loin, au pied de l'escalier, elle rencontra un interne qui descendait de l'étage supérieur. Elle le connaissait bien : il s'appelait le docteur Dubois; il n'appartenait pas à son service, mais il y venait parfois voir le docteur Boucard, qui était son ami.

Tout en marchant, il consultait un dossier et ne parut pas remarquer la jeune fille. Sans doute ne la distinguait-il même pas des autres infirmières : il ne lui avait jamais parlé.

Elle remonta vivement ses quatre étages, ôta ses vêtements de travail et les remplaça par un peignoir. Puis elle alla frapper à la porte de Bernadette. Celle-ci, qui ne dormait pas, vint lui ouvrir.

« Qu'est-ce que... », commença-t-elle.Puis elle aperçut l'épingle et poussa un cri de joie.« Mon épingle! Où l'as-tu trouvée? »Sylvie jugea plus prudent de ne pas avouer qu'elle

avait désobéi au règlement.

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« Dans le couloir, répondit-elle. Tu as dû la perdre en allant à la salle de bains.

- Oh! je suis si heureuse! »Sylvie se coucha satisfaite. En somme tout s'était

bien passé. Dubois ne l'avait pas reconnue; quant à Constant, personne ne faisait attention à ce qu'il disait.

Le lendemain matin, quand elle alla remplacer Adrienne, celle-ci lui annonça qu'elle aurait ce jour-là un malade de moins.

« Un malade de moins? s'étonna Sylvie. Et lequel?- Le 21 : on l'a emmené pendant la nuit. »

Sylvie leva les sourcils : la chambre 21, c'étaitcelle où elle avait retrouvé l'épingle.« Emmené? répéta-t-elle. Mais*"où donc?— En réanimation •», répondit Adrienne. Cette

fois Sylvie frémit.« Qu'est-il donc arrivé? demanda-t-elle. Hier soir,

quand je t'ai laissé le service, il avait l'air en très bon état.

- Il l'était encore quand je suis passée le voir à neuf heures : le docteur Boucard l'a vu aussi à ce moment-là. Je suis repassée à neuf heures et demie, plutôt un peu avant. L'appareil à perfusion avait dû se déplacer; il était bloqué, le malade donnait déjà des signes de déshydratation... Tu penses si j'ai eu peur!

— Qu'as-tu fait?— J'ai appelé immédiatement M. Boucard; il a

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déclaré que c'était sérieux et l'a fait emmener en réanimation sans attendre.

— Tu as dû passer un mauvais moment!— Inutile de te le dire! D'autant que je ne

comprends pas, mais pas du tout, ce qui a pu se passer. Heureusement M. Boucard était entré dans la chambre avec moi à neuf heures : il avait pu constater que l'appareil fonctionnait très bien. Comment a-t-il pu se déplacer entre neuf heures et neuf heures et demie, alors que personne n'est entré dans la chambre? Le malade lui-même était parfaitement calme... »

Adrienne s'éloigna. Sylvie alla s'occuper des températures,

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ce qui était son premier soin en arrivant.« Alors, on a passé une bonne nuit?- Mais oui, mademoiselle, très bonne.— Vous n'avez plus que 37°4 : c'est le

commencement de la guérison! »Sylvie s'efforçait de paraître gaie à son habitude,

mais elle sentait un poids sur sa poitrine. Ce malade de la chambre 21... Elle avait hâte d'être seule pour réfléchir.

« Si ça continue, je serai bientôt chez moi, hein, mademoiselle?

— Certainement : avant huit jours. Vous avez hâte de retrouver votre famille, je pense?

- Dame, ça fait quinze jours que je suis parti! Je pense que la toute petite a déjà changé. Ça pousse si vite, les premiers mois.... »

Sylvie souriait, posait des questions sur le bébé. C'était son métier, cela aussi, tout comme les pansements et les piqûres. Elle devait soutenir le moral des malades, les aider à guérir en leur rendant la joie de vivre.

« Moi je n'ai personne, disait le voisin du jeune père. Je suis célibataire, mes parents habitent Bordeaux...

- Eh bien, il faut vous chercher une fiancée, pour avoir bientôt quelqu'un qui vous attende à la maison! »

Elle plaisantait avec tous, comme de coutume.

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Mais tout au fond elle sentait une arrière-pensée qui lui pesait. Dès qu'elle eut fini la tournée des températures, elle rentra dans la chambre de garde, referma la porte et se laissa tomber sur la chaise, devant le bureau, la tête entre ses mains.

Cette chambre 21... la perfusion arrêtée, le malade déshydraté... Etait-il possible qu'en ramassant l'épingle de Bernadette elle eût déplacé l'appareil et provoqué l'accident? Cela paraissait incroyable... L'épingle gisait contre le pied du lit; elle' s'était baissée et l'avait prise entre deux doigts sans toucher à rien d'autre. Le pied de l'appareil se trouvait un peu plus loin, contre la table de nuit. Non, elle était sûre, absolument sûre, de ne pas l'avoir même effleuré!

Cependant, cette coïncidence... A neuf heures dix, elle avait constaté que l'appareil fonctionnait. Vingt minutes plus tard, Adrienne était retournée dans la chambre, et l'accident s'était produit depuis un moment déjà...

Quelqu'un d'autre avait-il pu entrer au 21 après son passage? Personne, en tout cas, n'avait aucune raison de le faire. Alors?

Sylvie se demanda si elle devait révéler qu'elle avait vu le malade à neuf heures dix - quelques minutes après le passage d'Adrienne — et qu'à ce moment l'appareil fonctionnait encore. Avouer qu'elle était redescendue, en dépit du règlement, c'était grave. La directrice lui infligerait un blâme,

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qui serait porté sur son carnet de stage... L'examen final avait lieu dans deux jours : pour cette dernière partie c'étaient les notes d'hôpital qui jouaient le plus grand rôle. Jusqu'ici, le carnet était vierge; Sylvie pouvait espérer la très bonne note qui influerait sur tout son avenir...

Pour le malade de la chambre 21, ce qu'elle pourrait dire ne changerait absolument rien. Le fait était là : l'appareil s'était arrêté, la déshydratation s'était produite. Que l'accident ait eu lieu quelques instants plus tôt ou plus tard -- l'information n'apportait rien aux médecins. On avait emmené le malade en réanimation; on avait fait, on faisait encore tout le nécessaire. Si on apprenait que l'appareil fonctionnait, non seulement à neuf heures, mais à neuf heures dix, quelle différence cela ferait-il? Aucune.

Quand Sylvie releva la tête, sa décision était prise : elle ne parlerait pas.

Elle ouvrit la porte de la chambre de garde. Quelques instants plus tard, le docteur Boucard faisait son apparition. C'était un jeune homme de petite taille, déjà corpulent pour ses vingt-six ans, au visage gai et ouvert.

« Alors, miss Sylvie, dit-il (il l'appelait ainsi en plaisantant), tout va bien chez nous ce matin?

— Tout va bien, répondit-elle. Personne n'a de température; tout le monde a domi... »

Elle ajouta, avec effort :

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« Sauf la vésicule d'hier, le 21. Je crois que c'est vous qui êtes intervenu?

— Oui, j'étais de garde; je viens d'ailleurs de passer le voir en réanimation. Il n'a pas eu de chance, le pauvre! L'intervention avait été difficile, mais on s'en était tiré, le patron était très content... Il a fallu ce malencontreux accident...

- Ça s'est produit... après neuf heures, je crois?— Oui, entre neuf et neuf et demie. A quelques

minutes près, d'ailleurs, il n'importe guère. Le plus étrange, c'est la façon dont cela s'est produit. J'avais vérifié moi-même l'appareil à neuf heures : tout était en ordre. Il faudrait que le malade se soit terriblement agité, mais en ce cas on l'aurait surveillé : or il ne bougeait pas plus qu'une souche! »

Sylvie détourna la tète et feignit de ranger des dossiers sur son bureau. « On... l'en tirera, j'espère?

— Je l'espère bien aussi. Mais ça lui a donné un fameux choc, au malheureux! Alors? Nous faisons le tour des salles avant l'arrivée du patron, miss Sylvie?

- Je viens, docteur. »En sortant de la chambre, il se retourna et la regarda

avec curiosité.« Qu'avez-vous donc? demanda-t-il. Vous êtes

bizarre, ce matin. Vous n'avez pas d'ennuis, j'espère?

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- Non, non, pas du tout.— Donnez-moi votre main... Je la trouve un peu

chaude. Vous ne nous couvez pas une petite grippe?

— Oh! non, je ne suis pas malade.— Je suis sûr que vous travaillez trop. C'est

bientôt, votre examen?— Dans deux jours.— Vous allez nous enlever ça haut la main!

Mme Vernet m'a laissé entendre qu'elle avait l'intention de vous proposer un poste? Tout le monde en serait ravi, à commencer par moi.

— Vous êtes trop gentil... balbutia Sylvie touchée.— Mais pas de bêtises, hein? fit-il en

riant. N'allez pas tomber malade à deux jours de l'examen, ce serait vraiment trop bête! Vous ne toussez pas? Vous n'avez pas mal à la tête?

— Non, non, je vous assure...— Eh bien, en roule! »II fit passer Sylvie devant lui et se dirigea vers les

chambres.

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II

LA SALLE d'examen commençait à se vider; les examinateurs refermaient leurs cahiers et échangeaient des réflexions à voix basse. Bientôt on afficherait les résultats; un groupe de jeunes filles, rassemblées devant la porte, attendaient avec impatience qu'on vînt coller la feuille d'où dépendait leur avenir.

Dans un coin, une élève pleurait. A l'examen de pharmacologie, elle avait perdu la tête et confondu « acide citrique » avec « acide picrique ». L'examinateur avait ri.

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« Si c'est le genre de limonade que vous donnez à vos malades, mademoiselle, je crois qu'il vaudra mieux attendre un peu avant de prendre la responsabilité d'un service... »

Elle comprenait qu'elle serait refusée. Son écrit était bon, pourtant pourquoi se troublait-elle ainsi chaque fois qu'on l'interrogeait? Ses camarades l'entouraient et essayaient de la consoler : même si elle devait repasser l'oral à la prochaine session, cela ne ferait que quelques mois de perdus pour le diplôme.

Sylvie, elle, était encore en tête à tête avec son examinateur — celui d'hygiène, qui l'avait gardée plus longtemps que les autres, lui semblait-il. Elle croyait avoir bien répondu; pourtant, dans la vie courante, elle était plutôt timide, elle aussi; mais elle avait tant travaillé qu'en face de la question elle trouvait tout à coup une audace inaccoutumée.

« C'est très bien, mademoiselle, déclara-t-il enfin. Je n'ai pas encore vu vos notes de stage; si elles sont aussi bonnes que vos notes d'examen, vous pouvez espérer une mention « très bien. »

II la congédia d'un signe de tète amical. Sylvie s'éloigna fort émue. Jusqu'au dernier moment elle s'était répété que ce n'était pas possible. La mention « très bien » était rare; on n'en donnait pas tous les ans et celle qui la recevait pouvait être considérée comme une infirmière d'élite.

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« Très bien », cela voulait dire une réponse juste à toutes les questions posées, un carnet de stage sans le moindre blâme...

Sylvie se dirigea vers la porte et attendit l'affichage au milieu de ses camarades. La plupart d'entre elles avaient bien passé leurs épreuves et pouvaient espérer un succès; malgré tout elles étaient assez nerveuses. Enfin l'appariteur arriva, tenant l'affiche à bout de bras. Il semblait prendre un malin plaisir à ne la dérouler qu'au dernier instant, avant de la fixer sur la porte.

Mention « très bien », Mlle Sylvie Tremont...Suivait une mention « bien », puis une liste de

noms sans indication particulière. Sylvie aperçut le nom de Bernadette, mais elle ne put pas lire plus loin, ses yeux se brouillaient de larmes. Elle pensait à la joie qu'éprouveraient ses parents en recevant la nouvelle. Il faudrait leur écrire dès ce soir...

Quelqu'un la saisit par le bras : c'était Bernadette.« Bravo, Sylvie! Je suis reçue, c'est merveilleux.

Mais toi, quel honneur! »Elles s'embrassèrent. A ce moment une personne de

haute taille fendit la foule et s'approcha; Sylvie reconnut la directrice, Mme Vernet.

« Je suis très heureuse, mon enfant. C'est un beau succès pour l'école. »

A la façon dont elle serra la main de Sylvie,

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celle-ci comprit combien la directrice était sensible à ce succès.

« Venez me voir demain dans mon bureau, nous parlerons de voire avenir. »

La petite bande regagna l'hôpital-école. Au réfectoire, le dîner fut très gai, ce soir-là. Mme Vernel avait l’œil du Champagne pour fêter l'événement. Les infirmières plus anciennes félicitaient les nouvelles reçues et rappelaient leurs propres souvenirs.

Dans l'atmosphère d'allégresse générale, Sylvie, malgré tout, ne se sentait pas tout à fait heureuse. Elle pensait au malade de la chambre 21, qui, disait-on, n'était pas encore hors de danger. Pour la millième fois, elle se répétait qu'elle n'était pas responsable de son accident - elle le savait, elle en était sûre. Et pourtant elle ne pouvait s'empêcher de penser à lui.

« J'aurais dû avouer que j'étais redescendue dans le service, se disait-elle. En somme, cette mention « très bien » que je viens d'obtenir, je ne la méritais pas. Il aurait suffi d'un blâme dans mes notes de stage pour me l'enlever. Si Mme Vernet avait su que j'avais enfreint le règlement, ne fût-ce qu'une fois, elle l'aurait inscrit dans mon carnet, j'en suis sûre... »

Maintenant, il était trop tard. Si elle avouait sa faute, on se demanderait pourquoi elle n'avait pas parlé plus tôt. On penserait que si elle ne l'avait

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pas fait, c'était parce qu'elle ne voulait pas dire qu'elle avait déplacé l'appareil et provoqué l'accident. Ce serait grave, très grave...

Après le dîner, elle déclara qu'elle était fatiguée et remonta dans sa chambre de bonne heure. Elle écrivit à ses parents pour leur annoncer l'heureuse nouvelle; la pensée du plaisir qu'elle leur ferait apaisa un peu ses scrupules. En somme, elle n'avait fait de tort à personne. La petite faute qu'elle avait commise en descendant dans le service après l'heure ne méritait pas qu'elle s'en souciât autant.

Elle se leva de bonne heure, selon son habitude. Il était convenu que les élèves reçues à l'examen resteraient à l'hôpital jusqu'au moment où elles trouveraient un nouvel emploi; les élèves de la session suivante ne prendraient leur place qu'à la rentrée, deux mois plus tard.

Dans le service, tout le monde félicita Sylvie. Ses camarades plus anciennes s'étaient cotisées pour lui offrir un petit pendentif garni de pierres mauves — on savait qu'elle aimait le mauve. M. Boucard et les externes la complimentèrent aussi; le patron lui-même déclara en riant qu'il était fier d'elle.

Vers onze heures, quand elle eut servi le déjeuner de ses malades, Mme Vernet la fit appeler. Bien qu'elle ne fût plus une élève, son cœur battait un peu en pénétrant dans le bureau de la direction

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triée, où généralement on n'entrait que- pour se faire réprimander. Mais Mine Véniel s'avança vers elle el lui serra les deux mains.

« Je tiens à vous féliciter encore, lui dit-elle. Mais surtout je voudrais parler un peu de vos projets. Vous aime/ cette maison, Sylvie?

— Oh! oui, madame! » répondit la jeune fille sans hésiter.

Mme Vernet sourit.« En ce cas, vous souhaiteriez peut-être y rester __à

titre d'infirmière diplômée, naturellement.Vous pourriez soit prendre le service de la salle

d'opération, soit devenir monitrice. Et plus tard... »Elle eut un geste large, qui promettait beaucoup

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de choses. Qui sait? En travaillant beaucoup Sylvie pourrait peut-être un jour prendre la direction d'une clinique!

« Réfléchissez, ajouta Mme Vernet. Continuez votre service comme par le passé jusqu'au moment où votre décision sera prise. Faites-moi connaître vos intentions avant la fin de la semaine, pour que je puisse organiser le travail. »

Sylvie la quitta pleine d'espoir. Elle acheva la matinée comme de coutume, puis se dirigea vers le réfectoire.

Tout à coup, dans le corridor mal éclairé, elle entendit ricaner derrière elle. Elle se retourna vivement et se trouva en face de Constant.

L'homme de peine avait son expression habituelle, ironique et sournoise. Elle s'apprêtait à passer vivement, mais il l'arrêta.

« C'est vrai que vous avez eu de bonnes notes, mademoiselle Sylvie? De très bonnes notes, on m'a dit?»

Elle inclina la tête sans répondre. Une impression de peur, encore mal définie, la saisit à la gorge. Il ricana plus fort.

« C'est défendu de descendre dans les salles le soir, n'est-ce pas? »

Cette fois, elle s'arrêta net. Il l'avait vue, lui, sortir de la chambre 21 le soir où elle était descendue. Mais il ne s'occupait pas de ce qui se passait dans les chambres des malades; peut-être

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n'était-il même pas au courant de l'accident qui s'était produit ce soir-là.

Que voulait-il insinuer? Que s'il parlai! il pouvait lui nuire? Mais quelle raison avait-il de lui en vouloir? Elle évitait de lui adresser la parole, c'est vrai, parce qu'il était grossier et mal élevé - mais toutes les infirmières en faisaient autant... Il ne semblait d'ailleurs guère s'en soucier. Pourquoi eût-il cherché à lui faire du mal?

Il rit encore, puis tourna les talons sans ajouter un mot. Sylvie eut beau se répéter que cet individu ne représentait rien, elle se sentait mal à l'aise. A dîner, elle ne put avaler une bouchée.

« Ce sont les succès qui te coupent l'appétit? » lui demanda en riant son amie Annie.

Annie avait passé l'examen, elle aussi, mais de justesse. Pendant un moment, Sylvie l'envia.

« Je n'ai pas très faim, déclara-t-elle, je ne sais pas pourquoi... »

L'après-midi, en reprenant son service, elle pensait encore à Constant. Plus elle réfléchissait, plus elle se persuadait que l'homme n'avait aucune raison de nourrir de mauvais sentiments à son égard. Elle avait toujours été polie avec lui, même lorsque lui ne l'était guère. Quand il venait chercher son ballot de linge sale, elle lui disait toujours merci...

S'il parlait, cependant? S'il disait qu'elle était descendue dans le service? Il était possible, qu'on

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ne le crût pas : il ne frayait avec personne, et personne ne prêtait grande attention à ce qu'il disait. Mais il se pourrait qu'on lui posât la question, à elle : «C'est vrai, Sylvie, que vous êtes redescendue l'autre soir, que vous êtes entrée dans la chambre 21? »

Il faudrait avouer qu'elle craignait d'avoir une mauvaise note — la seule de son stage. Mme Vernet lui en voudrait de l'avoir trompée. Certes, elle n'avait fait de tort à personne; elle était sûre de n'avoir pas touché l'appareil à perfusion. Malgré tout, il resterait un doute...

Le soir, comme elle s'apprêtait à remonter dans sa chambre, elle aperçut de nouveau Constant au bout du couloir. Elle fit un mouvement pour retourner au réfectoire, mais il pressa le pas et s'avança vers elle. Cette fois, il passa sans s'arrêter, niais au moment où il la croisait, elle l'entendit chuchoter :

« Vous êtes entrée dans la chambre 21... »Elle monta vivement, referma sa porte et se laissa

tomber sur son lit. Cet homme avait-il l'intention de répéter qu'il l'avait vue entrer dans la chambre? Voulait-il simplement s'amuser à lui faire peur, comme il s'amusait parfois à surgir de l'ombre pour le plaisir d'effrayer l'une ou l'autre des jeunes filles de l'hôpital?

Elle mit longtemps à s'endormir; son sommeil fut lourd, peuplé de cauchemars. Une fois ou deux

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elle s'éveilla en sursaut, croyant entendre un ricanement sinistre.

Le lendemain matin, comme elle préparait ses plateaux de médicaments, elle entendit un pas dans le corridor. C'était un pas d'homme — mais ni le docteur Boucard, ni aucun des externes, ni l'infirmier lie traînaient ainsi les pieds en marchant. Elle leva la tête et aperçut dans l'embrasure de la porte le visage de Constant.

Jamais, jusque-là, il n'était entré dans la chambre de garde. Il ne ricanait pas à son habitude, mais souriait d'un air servile, la tête inclinée de côté, les deux mains passées dans la ceinture du bleu de travail qu'il portait pour aller surveiller les chaudières.

« Mademoiselle Sylvie... »Elle s'efforça de ne pas paraître surprise.« Vous désirez quelque chose, monsieur Constant?»Les yeux toujours baissés, il marmonna :« Si vous pouviez me donner un peu d'alcool —

rien qu'un tout petit peu...- De l'alcool? répéta-t-elle. Mais pourquoi?— Je me suis blessé le pied, en bas, dans la

chaufferie; je voudrais mettre une compresse.— Vous avez raison de vouloir le désinfecter;

montrez-moi ce pied: je vais vous faire un pansement. »II secoua la tête.

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« Si vous pouviez me donner un peu d'alcool. »

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« Ce n'est pas la peine. Je le ferai moi-même. Un peu d'alcool seulement... un tout petit peu... »

Il était interdit de donner de l'alcool au personnel; on avait vu des hommes en dérober pour le boire. Sylvie refusa nettement.

« Je ne peux pas vous en donner. Mais je vous répète que je peux faire votre pansement. »

Constant, de son côté, s'obstinait.« Un tout petit peu d'alcool, mademoiselle Sylvie,

un tout petit peu... Dans ce flacon, par exemple... »II avait même apporté un flacon! Elle sentit un

frisson courir le long de son échine. Voyant qu'elle se troublait, il appuya :

« Vous avez eu de très bonnes notes, mademoiselle Sylvie... »

A cet instant, un pas énergique retentit dans le corridor. La voix du docteur Boucard appela :

« J'ai besoin de vous, miss Sylvie. Pouvez-vous venir un instant? c'est urgent. »

Elle se leva, soulagée, et suivit l'interne. Constant avait disparu.

Mais maintenant Sylvie avait compris. L'homme de peine se servirait de ce qu'il savait pour devenir plus familier, pour lui demander ça et là de menus services... Il était parti, mais il reviendrait. Du matin au soir elle redouterait de se trouver seule, de crainte de le voir surgir dans quelque coin.

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La vie, dans ces conditions, ne serait plus possible pour elle...

Un instant elle songea à tout avouer à Mme Vernet. Puis elle imagina le visage sévère de la directrice :

« Vous avez commis une faute, et vous me l'avez cachée, Sylvie... Moi qui avais une telle confiance en vous... »

Elle passa une journée d'angoisse. Le soir, au réfectoire, toutes les infirmières discutaient avec animation d'une proposition reçue par Mme Vernet et qui intéressait les nouvelles diplômées. Il s'agissait d'une garde particulière, pas très loin de Paris.

« C'est chez qui?Une vieille dame, qui s'est cassé le col du fémur.- Comme elles le font toutes! Si la dame est

gentille, ce n'est pas un travail difficile. C'est bien payé?- Il paraît que oui... Mme Véniel donnera

toutes les explications demain matin. »Sylvie avait brusquement levé la tête. Elle se disait

que cette proposition, c'était peut-être le salut. Si elle quittait l'hôpital, Constant, n'ayant plus rien à attendre d'elle, oublierait vite toute cette affaire. Même s'il bavardait, une fois qu'elle serait partie, personne n'y ferait plus attention. Plus tard, beaucoup plus tard, elle pourrait peut-être revenir. Les hommes de peine passent

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rarement toute leur vie dans la même place-Dés le lendemain matin, elle se présenta chez Mme Vernet.

« Vous venez me confirmer votre décision? » lui demanda gentiment la directrice.

Evidemment, elle ne doutait pas de la réponse. Sylvie balbutia :

« Je vais sans doute vous étonner, madame. Mais on m'a dit que vous cherchiez une infirmière pour une garde privée - une fracture... »

Mme Vernet haussa les sourcils.« Vous ne songez pas à prendre cette place vous-

même, Sylvie? C'est très bien payé, mais ce n'est pas intéressant comme travail. La malade est plâtrée; il suffira de l'aider à se lever, de lui faire quelques piqûres... Vous aimez trop votre métier pour vous contenter d'une sinécure de ce genre. Je vous le dis franchement : vous valez mieux que cela. »

Sylvie détourna les yeux.« J'ai réfléchi, madame. Je suis bien décidée.— Moi qui croyais que vous étiez heureuse avec

nous !- Oh! je l'étais, madame! s'écria la jeune fille

qui avait peine à retenir ses larmes.— Excusez-moi si je suis indiscrète, dit

Mme Vernet, mais vous avez peut-être une raison

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de chercher à gagner davantage. Pas d'ennuis de famille, j'espère? »

Sylvie ne répondit pas. Mme Vernet la regarda et hocha la tête.

« Ce sera comme vous voudrez; vous êtes libre. Je pensais à votre avenir, mais quelquefois les nécessités du présent doivent l'emporter. Mme Denisse — c'est le nom de la malade — offre un salaire exceptionnel. Laissez-moi vous dire seulement que nous vous regretterons, Sylvie. - Moi aussi... oh! tellement! »

Mme Vernet avait repris son air sévère.«  Vous seriez prête à partir immédiatement?

aujourd'hui même? On doit ramener Mme Denisse de la clinique à la lin de la journée.

— Je suis prête », répondit Sylvie.Elle sortit du bureau comme un automate, le cœur

si gros que les sanglots l'étouffaient Mais au bas de l'escalier elle aperçu! au loin la silhouette de Constant et tout à coup elle se sentit délivrée.

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III

TOUT le temps que dura le trajet jusqu'à Château-Thierry, Sylvie se demanda si elle avait bien fait de prendre sa décision aussi vite. A mesure qu'elle s'éloignait de l'hôpital, elle y pensait avec plus de nostalgie; elle revoyait les salles claires, les longs couloirs bien cirés, la petite chambre de garde où elle était si tranquille pour préparer ses médicaments et ranger les dossiers des malades. Elle pensait aussi à tous ceux qu'elle avait

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laissés : son amie Annie, Adrienne, Colette... Et le patron à qui elle vouait un véritable culte... Et le docteur Boucard qui taquinait si gentiment « miss Sylvie »...

Elle aurait pu rester près d'eux, si elle l'avait voulu. Mais elle n'avait pas même eu le temps de réfléchir : l'occasion se présentait, il fallait partir tout de suite. Elle revit le visage sournois de Constant, entendit ce ricanement qui la glaçait. Alors elle se félicita d'avoir pris la décision de tout briser. Le travail qu'elle aurait à faire serait moins intéressant que celui des Sablons; Mme Vernet lui avait fait observer qu'il ne lui apportait rien pour l'avenir de sa carrière. Mais il ne s'agissait que de quelques semaines; d'ici là le temps passerait; qui sait? Constant quitterait peut-être l'hôpital...

Des deux côtés du train, la campagne était ravissante : le vert tendre du premier printemps commençait à foncer : de grandes Meurs blanches poussaient le long des laïus. La villa de Mme Denisse était peut-être 1res jolie, la malade elle-même très gentille. Il y avait là, disait Mme Vernet, une vieille bonne; près de ces deux personnes âgées la vie serait sans doute un peu austère. Mais entre une infirmière et ceux qu'elle soigne il naît souvent de la sympathie...

« On viendra vous chercher à la gare », avait dit la directrice.

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En descendant du train à Château-Thierry, Sylvie parcourut le quai des yeux et ne vit personne. Elle se dirigeait vers la sortie quand deux jeunes gens surgirent du portillon et s'avancèrent vers elle.

Ils étaient aussi dissemblables que possible : l'un mince, de taille moyenne, les cheveux bruns un peu en désordre; l'autre blond, plus large et plus lourd. Tous deux étaient vêtus d'un blue-jean de toile cl d'un chandail.

Ce fut le brun qui s'approcha d'elle.« Vous êtes Mlle Tremont, infirmière?- Oui, monsieur. »Le blond se mit à rire et poussa son camarade du

coude.« Je te disais bien que c'était elle! Tu prétendais que

ce n'était pas possible, qu'elle avait l'air d'une collégienne. »

Sylvie rougit. Il était vrai qu'avec son visage rond et ses cheveux bouclés on ne lui donnait généralement pas son âge. En temps ordinaire, elle en était plutôt contente. Mais aujourd'hui que sa dignité professionnelle était en jeu, elle aurait préféré paraître quelques années de plus.

« Je suis infirmière, pourtant, répliqua-t-elle un peu sèchement. C'est vous qui devez me conduire chez Mme Denisse, je suppose?

- Excusez-moi, dit le jeune homme brun, j'oubliais de nous présenter. Je suis Claude Denisse,

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le petit-fils de voire malade. El voici Julien Crespy, un de mes amis. »

Elle salua d'un petit signe de tête. La présence des deux jeunes gens, à peine plus Agés qu'elle, la déconcertait. « Avant tout, me faire respecter! » se dit-elle.

Claude lui prit sa valise des mains et se dirigea vers la sortie.

« Vous n'avez pas d'autres bagages? Très bien, nous pouvons donc aller aux Lilas tout de suite. Nous n'avons pas de temps à perdre : on ramène ma grand-mère de la clinique cet après-midi même; je voudrais que tout soit prêt, naturellement. Et j'avoue que ni Julien ni moi ne sommes très forts pour ce genre d'organisation; nous avons grand besoin de vos conseils.

— Vous habitez avec votre grand-mère? interrogea la jeune fille.

- Oui; Julien passe les vacances avec nous.- Et vous êtes tous les deux seuls avec elle?— Il y a Emma, notre vieille bonne. Mais on ne

peut pas compter sur elle : elle s'affole dès qu'un de nous est malade.

— Tu oublies le Poison! fit Julien en riant.— Oh! le Poison! » Claude haussa les épaules.« C'est ma petite sœur que nous appelons ainsi,

expliqua-t-il. Vous verrez par vous-même qu'il y

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a des moments où ce surnom n'a rien d'excessif! En réalité elle s'appelle Marie-Louise -— Lou pour abréger. Il faudra vous méfier, si vous ne voulez pas qu'elle vous fasse tourner en bourrique.

— Une infirmière, ça doit avoir de la défense! » observa Julien.

Tout en parlant, ils avaient mis la valise dans le coffre de la voiture. Claude fit asseoir Sylvie sur le siège avant, à côté de lui, et Julien monta derrière. La voilure démarra aussitôt.

« Quand votre grand-mère a-t-elle eu cet accident? interrogea Sylvie.

- Voyons, c'était... oui, mardi : il y a donc une dizaine de jours. Elle a glissé sur les marches du perron, comme cela arrive aux personnes âgées. Elle était encore joliment dégourdie pour ses quatre-vingts ans, pourtant! Elle n'arrêtait pas de trotter du matin au soir. Mais il avait plu : les marches étaient mouillées. Heureusement j'étais à la maison; je l'ai soulevée et portée sur le divan du salon; puis j'ai appelé le médecin, qui t'a fait transporter aussitôt en clinique.

- C'est là-bas qu'on a diagnostique la fracture?— Oui, et on l'a opérée des le lendemain; tout s'est

passé à merveille.— Elle a bien supporté l'anesthésie?— Très bien, paraît-il. Mais elle se sent encore très

fatiguée; c'est pour cela que nous avons

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besoin d'une infirmière. Il faut lui donner ses repas, faire sa toilette. On lui fait aussi je ne sais quel traitement pour éviter les complications possibles. Enfui, le médecin vous expliquera tout cela mieux que moi. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'elle ne sera pas une malade difficile.

Ta grand-mère est charmante », appuya Julien.

Ils traversèrent un village : les plaques indicatrices portaient le. nom de Lonzy. Puis la voiture tourna et enfila une. petite route bordée de hêtres.

« Nous arrivons aux Lilas, annonça Claude.— Votre maison s'appelle les Lilas? interrogea

Sylvie.

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- Oui. Vous n'en verrez plus beaucoup maintenant : la saison est passée. Mais au printemps c'est un véritable bouquet de lilas. »

Sylvie constata bientôt que, si les lilas manquaient, le petit parc qui entourait la villa n'en était pas moins fleuri. De grands massifs de rhododendrons bordaient l'allée principale : au bout on apercevait un perron de quelques marches, avec une double porte à petits carreaux.

Un enfant de sept à huit ans parut sur le seuil. Il était brun, comme ('lande; ses cheveux ébouriffés moutonnaient autour de sa petite tête. Il était impossible, à première vue, de dire s'il s'agissait d'une fille ou d'un garçon. Le nouveau venu portait une chemisette rouge dont un pan retombait sur son short.

La voiture s'arrêta devant le perron; l'enfant s'approcha et regarda Sylvie avec curiosité.

« C'est l'infirmière? questionna-t-il.- En effet », répondit Sylvie en mettant pied à terre.L'enfant l'examina de la tête aux pieds.« Vous n'en avez pas l'air, déclara-t-il avec autorité.

Vous êtes habillée comme tout le monde. Vous devriez avoir une coiffe blanche et un tablier.

- Je ne les mets pas pour voyager, répondit Sylvie en souriant. Mais dès que j'aurai défait mes bagages, je ressemblerai à une vraie infirmière, n'ayez pas peur.

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— Tais-toi, Poison, dit Chaule, fais-nous grâce de tes commentaires. Nous avons autre chose à faire qu'à t'écouler. Je vous présente ma petite sœur, mademoiselle : Marie-Louise; dite Lou, dite le Poison. Maintenant voulez-vous entrer; je vais vous expliquer ce que nous pensons faire. »

Ils pénétrèrent d'abord dans un grand salon, puis dans un bureau au fond duquel se trouvait un coffre-fort massif scellé dans le mur. Plus loin encore se trouvait une chambre assez vaste meublée d'un lit, d'une petite table et d'une commode.

« La chambre de grand-mère se trouve au premier, dit Claude. Mais je me suis dit qu'il serait sans doute préférable, pour le moment, de l'installer au rez-de-chaussée. Celte pièce est une chambre d'amis; elle donne de plain-pied sur le jardin, derrière la maison. De cette façon, dès que grand-mère pourra faire quelques pas, elle ira voir ses chères plantations. Car il faut vous dire que c'est une grandi- jardinière!

- D'un autre côté, objecta Julien, Mme Denisse ne risque-t-elle pas de se sentir dépaysée si elle n'est pas dans sa propre chambre? Les personnes âgées n'aiment guère à changer d'environnement.

— Vous n'avez pas consulté Mme Denisse elle-même? interrogea Sylvie.

— Elle nous a dit de faire pour le mieux, répondit Claude; je crois qu'elle se sentait encore

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trop lasse pour prendre une décision. Qu'en pensez-vous, mademoiselle?

- A mon avis, répondit la jeune fille, votre malade sera beaucoup mieux au rez-de-chaussée. La pièce est claire, agréable pour les repas la proximité de la cuisine est un avantage. Et dès les premières sorties nous pourrons l'emmener dans son jardin. »

Julien semblait assez mécontent de voir que l'infirmière ne se rangeait pus à son avis. Sylvie, cependant, jetait un regard approbateur autour de la pièce. Le lit se trouvait au centre, donc bien placé pour les soins. La porte-fenêtre, très large, donnait sur un massif fleuri. Au fond, une autre porte ouvrait sur une salle de bains.

Claude, malgré tout, avait l'air un peu embarrassé.« II y a une autre question, dit-il. Vous devez

naturellement être installée près de votre malade... Là-haut, à côté de la chambre de grand-mère, il y a une pièce plus petite, mais confortable, qui vous aurait parfaitement convenu. Ici, en revanche... »

Ce fut elle qui proposa :« Et ce bureau, que nous venons de traverser? Est-

ce qu'un de vous l'utilise?— Non, c'est celui de grand-mère; aucun de nous

n'y travaille jamais.- J'ai vu qu'il y avait un divan; je pourrais

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très bien coucher là. Je rangerais mes quelques vêtements dans l'armoire de cette chambre et ferais ma toilette dans la salle de bains.

— Etes-vous sûre que... » commença Claude. Julien l'interrompit.

« Mais vous y serez très mal! déclara-t-il. Je t'assure, Claude, qu'il vaut mieux monter au premier. »

Claude hésitait. Sylvie sourit.« La question est réglée, déclara-t-elle. Je serai très

bien dans ce bureau. Maintenant occupons-nous de tout préparer avant l'arrivée de la malade. »

Elle s'approcha du lit, qui était assez bas.« Je vais être très exigeante, dit-elle. Ne serait-il pas

possible d'ajouter un second matelas?— Certainement si, dit Claude; nous pouvons

apporter celui du lit de grand-mère. Vous trouvez celui-ci trop dur pour une opérée?

— Pas du tout, il me semble excellent. Mais pour donner les soins il est très incommode que le malade soit couché trop bas. Vous n'avez jamais remarqué que les lits d'hôpital sont toujours très hauts?»

Claude se frappa le front.« Voilà une chose à laquelle aucun de nous n'aurait

songé. Comme je suis content que vous ayez pu arriver avant grand-mère! Viens, Julien, allons chercher ce matelas. »

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Lou se précipita aussitôt. « Je peux vous aider?— Oui, en ne te fourrant pas dans nos jambes.

Reste avec mademoiselle, cela vaudra mieux. »Lou haussa les épaules d'un air offensé et alla

s'asseoir dans un fauteuil.« Comment vous appelez-vous? demanda-t-elle.— Sylvie Tremont.- C'est un joli nom. Je peux vous appeler Sylvie?- Naturellement.Vous avez l'air gentille. J'espère que vous l'êtes

vraiment. J'aime beaucoup grand-mère, vous savez. Vous n'allez pas lui faire trop de misères?

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— Bien sûr que non, je suis ici pour la soigner. » Lou hocha la tête.

« Avec les infirmières, je me méfie toujours. L'année dernière, on m'a emmenée dans une clinique pour me cautériser les amygdales. Il y avait une espèce de sale méchante femme qui me tenait les mains. Je lui aurais craché à la ligure si j'avais pu, mais le médecin m'avait fourré quelque chose entre les dents pour m'empêcher de fermer la bouche. »

Sylvie retint un sourire. Elle garda son sérieux pour ne pas vexer la petite fille.

« Oui, dit-elle, c'est un moment très désagréable. Mais cela ne dure qu'un instant, n'est-ce pas?

— On vous l'a fait, à vous aussi?— A moi, non.— Alors vous ne pouvez pas savoir ce que c'est. »

Les deux jeunes gens revinrent, portant le matelas qu'ils posèrent sur le lit. Sylvie les envoya chercher une paire de draps et des taies d'oreiller.

« II faut aussi demander à la cuisine de faire une bouillotte, dit-elle. Il ne fait pas froid, mais un malade doit toujours entrer dans un lit bien chaud.

— Ça, j'y vais! » déclara Lou.Claude et Julien aidèrent Sylvie à faire le lit de la

malade, puis le sien.« Voilà, dit-elle alors, tout est prêt. Je n'ai plus qu'à

mettre la tenue qui convient. »

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Elle passa dans la salle de bains et ressortit au bout de quelques minutes, vêtue de sa blouse blanche et de son tablier, une coiffe légère posée sur ses boucles.

« Alors, demanda-t-elle à Lou, maintenant suis-je une vraie infirmière, oui ou non?

- Cette fois, oui! » répondit Lou sans hésiter. Les deux jeunes gens échangèrent un regard.

On avait déjà dit à Sylvie que l'uniforme lui allait bien; elle comprit qu'ils étaient de cet avis et ne put se défendre d'une petite satisfaction de coquetterie.

Ils n'eurent pas longtemps à attendre; bientôt le gravier de l'allée crissa sous les roues d'un gros véhicule. Quelques instants plus tard, l'ambulance s'arrêtait devant le perron. Deux hommes sautèrent à terre et ouvrirent la porte de derrière; Sylvie, aperçut à l'intérieur un visage un peu pâle, mais souriant, surmonté d'une couronne de cheveux blancs.

« Vous êtes tous là, mes enfants? Et mon infirmière aussi? Ah! c'est bien bon de rentrer chez soi! »

Les brancardiers transportèrent Mme Denisse jusque dans sa chambre et avec l'aide de Sylvie la firent glisser doucement dans son lit.

« Quels bons draps chauds! s'exclama-t-elle. Comme c'est gentil! Qui de vous a pensé à cela?

- C'est ton infirmière, grand-mère, répondit

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Lou. Elle est arrivée juste à temps pour tout préparer. »

Mme Denisse tendit la main à Sylvie.« Je suis sûre que nous nous entendrons bien, lui

dit-elle. J'essaierai de ne pas être une malade trop désagréable...

— Je vois déjà que vous ne le serez pas, madame », répondit la jeune fille en souriant.

Mme Denisse avoua qu'elle avait faim. Sylvie courut à la cuisine préparer son plateau. Lou, les mains derrière le dos, la regardait faire.

« Voulez-vous être très gentille? lui demanda la jeune infirmière. Allez me cueillir une fleur dans le jardin; nous la mettrons dans un verre pour décorer le plateau. »

Lou alla chercher une fleur de rhododendron et regarda avec curiosité Sylvie la disposer à côté de l'assiette.

« Vous faites toujours ça pour les malades? demanda-t-elle.

— Pas toujours : à l'hôpital je ne pouvais pas. Mais quand j'ai des fleurs j'en mets toujours dans leur chambre; cela les aide à guérir.

— C'est vrai, ça?— Absolument vrai. Tenez, ouvrez-moi la porte

pour que j'emporte le plateau. »Mme Denisse, à peine servie, aurait voulu que

Sylvie allât dîner aussi, mais la jeune fille tint à voir la vieille dame achever d'abord son repas.

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« II faut bien que je constate comment va votre appétit! Tant que vous êtes malade, c'est moi qui commande, ne l'oubliez pas! ajouta-t-elle en riant.

- J'avoue, dit Mme Denisse, que je n'ai jamais été très obéissante. Mais à la clinique j'ai déjà pris de bonnes leçons. »

Enfin Sylvie emporta le plateau vide et gagna la salle à manger. Les jeunes gens la rejoignirent autour de la table.

« Emma voulait qu'on commence, annonça Lou. Mais les garçons n'ont pas voulu; ils ont dit que ce n'était pas poli de ne pas vous attendre.

- Oh! mais il ne fallait pas... », dit Sylvie un peu gênée.

Malgré tout elle était heureuse de voir qu'on la traitait avec égards. Si l'atmosphère restait ce qu'elle était, elle pourrait être heureuse dans cette maison.

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IVD’BORD Sylvie n'est pas à vous, elle est à moi; -L'

n'est-ce pas, Sylvie?- Je suis à votre grand-mère, Lou.- Oui, mais après grand-mère vous êtes à moi, pas

aux garçons! »La jeune tille sourit sans répondre. Lou était gâtée,

très gâtée. Sa grand-mère le savait; elle en avait parlé à Sylvie.

« Elle était toute petite quand ses parents ont été tués dans un accident de voiture. J'avais tellement pitié d'elle, la pauvre, que je n'ai jamais eu le courage de la gronder...

- Elle a du cœur, madame, avait répondu la jeune

fille. Quand un enfant a du cœur, le reste s'arrange toujours. »

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Entre Mme Denisse et sou infirmière, une amitié naissait déjà. La vieille dame était une malade parfaite, toujours gaie et pleine d'entrain; elle ne se plaignait jamais de sa jambe et acceptait sans rechigner piqûres et médicaments. Son médecin venait la voir fréquemment : c'était un excellent homme, installé à Lonzy depuis longtemps et qui avait toujours soigné toute la famille. Au début il avait exigé le repos absolu, craignant que l'opérée ne fît un peu de fièvre, mais au bout de quelques jours il déclara qu'elle allait mieux et pouvait recevoir des visites. Le jour même, une voisine téléphona. Sylvie lui ayant appris la bonne nouvelle, elle annonça qu'elle viendrait dans l'après-midi!

Ce matin-là, Mme Denisse s'agita un peu. Quand Sylvie eut achevé sa toilette, elle demanda à la jeune fille d'aller chercher dans sa chambre une glace à main et se regarda en faisant la grimace.

« Je suis affreuse! déclara-t-elle. Regardez-moi ces cheveux!

Voulez-vous que j'essaie de les arranger, madame? proposa Sylvie.

- Vrai, vous voudriez? Comme c'est gentil à vous! »

Sylvie se mit à l'ouvrage. La tâche n'était pas

désagréable : Mme Denisse avait de fort beaux cheveux, un peu emmêlés depuis son opération, mais blancs comme neige et doux comme de la soie. La jeune

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fille les enroula sur son doigt et les disposa en bouclettes autour du visage souriant de la malade. Quand Mme Denisse reprit sa glace, elle poussa une exclamation ravie.

« Mais c'est merveilleux! Ma coiffeuse de Château-Thierry n'aurait pas mieux fait. Vous êtes une fée, ma petite fille! »

Un moment plus tard, elle appela Sylvie près de son lit.

« Je voudrais vous demander encore quelque chose. Vous allez me trouver très coquette, mais quand on est vieux, voyez-vous, c'est un peu une charité de s'arranger pour ne pas faire peur aux autres... »

Sylvie sourit : elle trouvait la vieille dame charmante. Mme Denisse l'envoya chercher dans sa commode une liseuse blanche ornée d'un ruban, puis ajouta :

« Maintenant je vais vous faire une confidence. Vous avez vu le coffre qui se trouve dans le bureau où vous couchez?

— Oui, madame.— C'est là que je range mes bijoux. Je sais que ce

n'est pas très prudent : ce coffre ne vaut pas grand-chose; mon petit-fils affirme qu'on pourrait l'ouvrir avec une épingle à cheveux. Remarquez

qu'il y a quand même une clef et une combinaison,

mais il paraît que les voleurs d'aujourd'hui ne s'embarrassent pas pour si peu de chose... Quand j'étais en clinique, je m'en suis inquiétée, je me suis promis de

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me procurer un nouveau coffre à mon retour. Pour le moment, ce n'est pas de cela qu'il s'agit : j'attends des visites et je voudrais me faire belle. Voici la clef, je vais vous indiquer la combinaison : voudriez-vous ouvrir le coffre et m'apporter une Imite de cuir repoussé que vous trouverez en haut, ;i droite? »

Sylvie obéit. La boîte contenait divers bijoux que Mme Denisse étala sur son lit; elle choisit un collier et deux perles montées en boucles d'oreille.

« Les perles donnent bonne mine, déclara la malade. Cela ne fait pas trop voyant — qu'en pensez-vous?

- C'est ravissant! déclara sincèrement la jeune infirmière. Si j'étais peintre, j'aurais envie de faire votre portrait. »

Mme Denisse rangea le reste des bijoux, referma la boîte et demanda à Sylvie de la replacer dans le coffre. Elle reçut la visite de son amie, puis, le soir, avant de faire sa toilette, elle ôta les bijoux et les remit à la jeune fille en lui demandant de les enfermer pour la nuit.

« Je ne pense pas qu'il y ait des malfaiteurs dans le voisinage, dit-elle en souriant, mais il vaut mieux ne tenter personne. »

Le lendemain, le médecin l'autorisa à se lever au début de l'après-midi et à passer quelques heures sur sa chaise longue. Sylvie pria Claude de l'aider à soulever sa grand-mère et à l'installer devant la porte-fenêtre, en

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face de ses chères Heurs. Les deux jeunes gens étaient toujours là au moment des repas et prêts à rendre service.

Sylvie s'étonnait parfois de leur amitié, tant ils étaient différents l'un de l'autre. Julien parlait beaucoup, racontant force histoires dont il prétendait avoir été le héros. Claude, lui, se contentait de sourire des récits de son camarade. Il préparait une thèse de biologie et, quoique en vacances, travaillait beaucoup.

« Et vous? avait demandé Sylvie à Julien, vous êtes aussi un scientifique?

— Moi? Oh! non, pas du tout! Je fais une école de commerce. J'ai l'intention de gagner beaucoup d'argent. C'est que je n'ai pas de fortune comme Claude, moi! » ajouta-t-il avec une pointe d'envie.

Sylvie, qui, jusque-là, les croyait condisciples, leur demanda où ils s'étaient connus.

« Au lycée, répondit Claude. Nous nous étions un peu perdus de vue, puis nous nous sommes retrouvés au service militaire...

— Et tu as eu la gentillesse de m'inviter à passer l'été chez toi! » acheva Julien.

Claude hocha la tête.« J'espérais pouvoir t'offrir de meilleures vacances, dit-il. Habituellement nous recevons beaucoup;

grand-mère adore avoir sa maison pleine de jeunes. Son accident, malheureusement, a tout interrompu. Mais dès qu'elle ira mieux nous pourrons au moins faire quelques promenades.

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- Vous pourrez aller en forêt, intervint Lou. Vous ne voulez jamais m'emmener parce que vous dites que c'est trop fatigant, mais je marche très bien, je vous assure.

- Je serais curieux de savoir s'il y a quelque chose que lu ne fasses pas très bien! » taquina son frère.

Lou lui tira la langue et la discussion en resta là. Après le dîner, Emma vint dire à la petite fille qu'il était l'heure d'aller se coucher. Lou protesta, comme elle le faisait chaque soir, mais finit par suivre la vieille bonne. Sylvie se leva pour se retirer également.

« Vous allez déjà vous coucher? questionna Julien.— Oui, je lis un peu, mais je m'endors de bonne

heure.- Et vous vivez toujours ainsi, ne pensant qu'à votre

travail?— A l'hôpital, étant stagiaire, je n'avais guère le

temps de sortir. Ici j'essaie de m'adapter au rythme de ma malade. Mme Denise s'éveille vers sept heures; je veux être prête à lui donner son thé à ce moment-là.

— Et ça ne vous ennuie pas, ce genre de vie?- Pas du tout, puisque c'est celui que j'ai choisi.

N'est-ce pas l'essentiel, dans la vie, d'avoir un métier que l'on aime?

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- Soigner les malades, cela ne me semble pas très gai.

- Je comprends Sylvie, moi, déclara Claude. Si je n'avais pas opté pour la biologie, j'aurais aimé être médecin.

- Et moi, dit Sylvie en souriant, si je n'étais pas infirmière, j'aimerais travailler dans un laboratoire.

Les questions biologiques vous intéressent?- Beaucoup.— Il faudra venir puiser dans ma bibliothèque;

vous y trouverez peut-être quoique chose à glaner.- Oh! je ne suis qu'une profane! » protesta

Sylvie.Mais elle était contente d'avoir cet intérêt en

commun avec le jeune homme, qu'elle trouvait intelligent et bon. Julien était amusant, mais plus égoïste : il parlait trop, et toujours de lui.

Le soir, Claude lui apporta quelques livres, qu'il avait choisis assez simples pour qu'elle n'en fût pas rebutée. Elle lui demanda des explications, qu'il lui donna avec complaisance; elle avait l'impression que lui aussi trouvait plaisir à ce rapprochement.

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Sylvie était chez Mme Denisse depuis une dizaine de jours, lorsque celle-ci lui dit :

« Vous ne prenez jamais de repos, mon enfant; vous allez vous étioler à rester toujours ainsi enfermée. Pourquoi ne sortiriez-vous pas un peu l'après-midi, pendant que je me repose sur ma chaise longue?

- Mais, madame, je ne voudrais pas...- A cette heure-là, je n'ai pas besoin de vous,

insista Mme Denisse. Je ne suis pas seule, puisque Emma est toujours dans la maison; d'ailleurs il est rare que je ne reçoive pas de visites. Il suffirait que vous rentriez pour me donner mes médicaments à cinq heures. Vous n'avez donc pas envie de connaître notre belle forêt? »

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Lou, qui était assise près du lit de sa grand-mère, sauta à bas de sa chaise.

« J'irai aussi, moi! déclara-t-elle. J'ira me promener avec. Sylvie!

— Si elle veut bien de toi! » dit Mme Denisse en souriant.

Sylvie finit par céder : il était vrai que la malade, une fois installée sur sa chaise longue, n'avait plus besoin de soins jusqu'au soir. Lou était enchantée à l'idée d'aller dans les bois.

« Je vous montrerai tous les bons endroits, promit-elle. Mais ceux que les garçons ne connaissent pas, où il y a des tas de champignons!

— Cela m'étonnerait que vous trouviez beaucoup de champignons en cette saison! fit observer la malade.

— Ça ne fait rien, je les lui montrerai pour plus tard », dit Lou qui voulait toujours avoir le dernier mot.

Elles partirent ensemble très gaiement. Lou proposa à Sylvie de l'emmener jusqu'à une ancienne scierie, maintenant abandonnée, située au bord d'un ruisseau. Le chemin était étroit et pittoresque; des fleurs sauvages poussaient à profusion dans les fourrés. Lou gambadait devant; Sylvie suivait, un peu grisée par le grand air et l'odeur des bois.

Elle se sentait bien et heureuse; ses récents soucis, lorsqu'elle y pensait, lui semblaient lointains

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et sans consistance. Parfois elle se reprochait de s'être affolée pour si peu. Mais sans ces incidents elle n'aurait connu ni Mme Denisse, ni Lou, ni Claude...

Elle pensait avec plaisir à la soirée où, sa malade endormie, elle bavardait un moment avec les deux jeunes gens avant de regagner le bureau. Julien, par moment, l'agaçait un peu, mais après tout c'était sans doute pour les amuser qu'il essayait d'être drôle.

Elles regagnèrent les Lilas vers quatre heures el demie. Sylvie aida Mme Denisse à se recoucher.

« Vous êtes toute rosé, dit la vieille dame; le grand air vous a fait du bien. Il faut sortir ainsi tous les jours; c'est indispensable à votre santé. »

Elle soupira et regarda son plâtre.« J'ai bien hâte, moi aussi, de recommencer à nie

promener. Peu de temps avant mon accident, nous sommes allées à la scierie, Lou et moi; les bois étaient pleins de pervenches.

— Vous y retournerez bientôt, madame! » promit Sylvie.

Le soir, elles racontèrent leur promenade aux deux jeunes gens.

« Le Poison ne vous a pas trop ennuyée? » demanda Claude en jetant un coup d'œil malicieux à sa petite sœur.

Sylvie allait protester, mais Lou l'arrêta.« Ne faites pas attention à ce qu'ils disent. C'est

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bête, les garçons. Ça le devient de plus en plus à mesure que ça vieillit. D'abord, ça m'est égal qu'ils m'appellent Poison : la digitale aussi est un poison, grand-mère me l'a dit. Kl c'est tout de? même la plus belle fleur de toute la forêt! N'est-ce pas, Sylvie? »

Le lendemain, elles refirent une promenade dans les bois; cette fois elles allèrent jusqu'à un moulin qui ronronnait gaiement au bord d'un cours d'eau. Lou présenta Sylvie au meunier et à la meunière.

« C'est l'infirmière de ma grand-mère. Mais c'est aussi mon amie à moi! » ajouta-t-elle fièrement.

En rentrant, elles cueillirent des brassées de fleurs qu'elles disposèrent dans de grands vases. Sylvie en plaça deux dans la chambre de la malade, qui s'extasia.

« Tu vois, grand-mère, dit Lou, ces grandes-là, elles sont du poison, comme moi! Elles sont belles,

hein?— Superbes, dit Mme Denisse. Mais lave-toi bien

les mains après les avoir touchées! »Ce soir-là, le médecin vint voir la malade et

l'autorisa à faire quelques pas. Le lendemain, après le déjeuner, elle alla un moment sur la terrasse, devant sa chambre. Elle parut enchantée de revoir ses massifs.

« N'importe, dit-elle en rentrant, je suis contente de retrouver ma chaise longue! Je ne suis pas

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encore bien vaillante, mes pauvres enfants! Donnez-moi mon livre et mon tricot, Sylvie. D'ailleurs j'attends une visite : les Burnot m'ont promis de venir à trois heures. »

Sylvie et Lou partirent pour leur promenade quotidienne. Elles entrèrent dans la forêt, comme toujours, par la grande route. Mais elles n'avaient pas fait cent pas que Sylvie s'arrêta : il lui semblait avoir entendu dans les fourrés le bruit d'un pas, accompagné d'un frôlement de branches.

« Qu’avez vous, Sylvie? demanda Lou. Vous n'avancez plus. »

Soucieuse avant tout de lie pas inquiéter la petite tille, Sylvie répondit simplement :

« Oh! rien, rien... je suis un peu paresseuse, voilà tout. »

Elle reprit sa marche, mais le bruit persista : aucun doute, elles étaient suivies. Lou, qui gambadait en chantonnant à quelques pas devant elle, n'avait rien remarqué; mais Sylvie, maintenant, en était sûre.

En arrivant au premier tournant, elle s'arrêta de nouveau. Elle n'osait pas s'engager dans le chemin plus étroit, où il ne passait jamais personne.

« Eh bien, Sylvie? dit Lou. Nous n'arriverons jamais, si vous ne vous pressez pas. Nous voulions aller jusqu'à la scierie.

Non, Lou, pas aujourd'hui. Je préfère rentrer de bonne heure. »

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L'enfant fit la moue.« De bonne heure, pourquoi? Grand-mère attend M.

el Mine Hurnol, qui sonl 1res ennuyeux.— Nous pourrons jouer ensemble dans le

bureau, si vous voulez. .J'ai l'impression qu'il va pleuvoir. »

Lou haussa les épaules.« Pleuvoir! Quelle idée! Je connais le pays mieux

que vous, je sais très bien qu'il ne pleuvra pas.— N'importe, j'aime mieux rentrer. Nous avons

déjà fait une bonne promenade.— Une promenade sur la route, ça ne compte pas!

Moi, il n'y a que les petits chemins qui m'amusent.— Eh bien, nous irons à la scierie une autre fois.- Demain?- Peut-cire demain.- Vous le promet le/?— Je ne peux pas savoir encore. Lou, si vous

continuez, je penserai que les garçons n'ont pas tort de vous appeler le Poison! »

Elles rebroussèrent chemin; Lou grognait et traînait les pieds sur les cailloux. Sylvie avait espéré que le bruit de pas cesserait sur la route du retour, mais on continuait à les suivre. Un animal, quel qu'il fût, n'aurait pas eu cette persévérance.

Sylvie pressa un peu le pas. Elle avait hâte d'être

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Aucun doute, elles étaient suivies.

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sortie du couvert. Un instant, à un croisement, elle crut apercevoir dans le fourré la silhouette d'un homme. Ce fut si rapide qu'elle se demanda si ce n'était pas un effet de son imagination; malgré tout elle se sentit frissonner.

Elle poussa un soupir de soulagement en atteignant l'orée de la forêt. Dès que la route se trouva en rase campagne, elle n'entendit plus rien.

« N'importe, il était plus prudent de rentrer, pensa-t-elle. C'était peut-être un vagabond qui me suivait pour me voler. »

Elles regagnèrent la maison. Mme Denisse causait avec ses amis. Lou boudait et refusa même la partie de dames que Sylvie lui proposait pour la consoler.

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V

SYLVIE n'était pas peureuse. Malgré tout, l'incident de l'après-midi l'inquiéta : pourquoi les aurait-on suivies, sinon dans une intention malhonnête? Elle se demanda s'il était prudent de se promener dans ces bois avec un enfant. Personne, aux Lilas, ne semblait voir un risque quelconque dans ces promenades. Et pourtant...

Elle ne voulut pas inquiéter sa malade en lui rapportant ce qui s'était passé. Mais elle décida d'en parler à Claude après le dîner, quand Lou serait couchée. Malheureusement, elle ne se trouva

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pas un instant seule avec lui : en sortant de table, elle passa dans le salon avec les deux jeunes gens, qui y restèrent toute la soirée.

Devant Julien, elle hésitait à raconter l'incident. Elle était sûre qu'il se moquerait d'elle : comment! une infirmière s'affolait ainsi comme une femmelette! En somme, tout ce qu'elle pouvait dire, c'était qu'elle croyait avoir aperçu un homme en train de marcher dans les bois. Il en avait le droit aussi bien qu'elle que pouvait-elle lui reprocher? S'il était revenu sur ses pas en même temps qu'elle, c'était peut-être un simple hasard.

Elle se demandait pourtant si le lendemain elle oserait faire la môme promenade. Par bonheur, la question ne se posa pas : le temps était gris et maussade; Mme Denisse n'attendait pas de visites et Sylvie lui proposa de faire une partie de canasta, un jeu que la vieille dame aimait beaucoup.

« Et moi, qu'est-ce que je ferai? demanda Lou. Tu peux jouer avec nous si tu veux; ce n'est pas difficile.

— J'aime mieux me promener.— Il ne fait pas assez beau pour aller loin; vous ne

pourriez faire qu'un petit tour et cela n'en vaut pas la peine.

- Hier déjà, Sylvie prétendait qu'il allait pleuvoir; tu vois bien que ce n'était pas vrai. »

Elle finit par consentir à jouer et au bout d'un moment déclara que le jeu l'amusait.

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« Je pourrai jouer avec toi, grand-mère, quand Sylvie ne sera plus là. Elle m'a dit qu'elle repartirait quand lu serais guérie.

— Elle repartira quand j'aurai repris une vie normale, et à ce moment-là je ne passerai pas mes après-midi à jouer aux cartes. Peut-être d'ailleurs seras-tu déjà retournée à l'école.

— Ne parle pas de malheur! » s'exclama Lou d'un ton si tragique que Mme Denisse et Sylvie se mirent à rire.

Aux Lilas, le facteur ne passait qu'une fois par jour, vers dix heures du matin. Emma prenait les lettres et les apportait à Mme Denisse, qui distribuait le courrier à la famille. C'était une occasion pour les jeunes de se rassembler autour d'elle et de la distraire. Le lendemain de l'incident de la forêt, elle tendit une lettre à la jeune infirmière :

« Pour vous, Sylvie. »C'était une enveloppe jaune, à bon marché, comme

celles qu'on vend dans les papeteries-merceries de village. Elle n'était même pas très propre et semblait avoir traîné longtemps avant d'être mise à la poste. L'écriture était grossière et malhabile, un peu comme celle d'un enfant.

Sans savoir pourquoi, en la prenant, Sylvie eut une impression de malaise. Elle la saisit et la fourra dans la

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poche de son tablier.Claude, en face d'elle, déchirait une enveloppe.

Julien, debout devant la fenêtre, lisait une lettrequ'il venait de recevoir. Lou, à défaut de courrier,

arrachait la bande d'un magazine et regardait les images.« Lisez votre lettre, je vous en prie, dit Mme

Denisse à la jeune fille. On a toujours hâte d'avoir des nouvelles, n'est-ce pas? »

Sylvie se demandait d'où pouvait provenir la missive. Pas de ses parents ni d'une de ses camarades, évidemment... Un ancien malade, peut-être? Quelques-uns d'entre eux gardaient de la reconnaissance à leur infirmière et lui écrivaient, une fois rentrés chez eux, pour lui dire comment ils allaient. Mais en ce cas la lettre eût été adressée à l'hôpital, puis réexpédiée aux Lilas par le bureau. Or l'enveloppe portait simplement : Mlle Tremont, chez Mme Denisse, Les Lilas, Lonzy 02.

Elle fit semblant d'aller chercher un médicament et passa dans la salle de bains. Elle n'avait pas envie d'ouvrir la lettre devant tout le monde. Elle la tira de sa poche et regarda le timbre : Lonzy! La date était celle de la veille.

La lettre venait de Lonzy même! Mais à Lonzy Sylvie ne connaissait personne! D'ailleurs, pourquoi écrire quand on est sur place? Les commissions, on les confiait au boulanger, au boucher, au laitier, qui passaient tous les jours aux Lilas. Et quelle commission pouvait-on vouloir lui faire, à elle?

Instinctivement, elle rapprocha cette lettre de la

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silhouette entrevue dans la forêt. Elle ne voyait pas quel rapport il pouvait y avoir entre les deux, sinon que l'un et l'autre lui donnaient la moine sensation d'angoisse. Kl le remit la lettre dans sa poche, se réservant de la lire quand elle se trouverait seule.

L'occasion se présenta après le déjeuner, quand elle eut installé Mme Denisse sur sa chaise longue. Après avoir remis ses bijoux à la malade, elle referma le coffre, rapporta la clef à la vieille dame et retourna dans le bureau. Là elle s'assit sur son divan et ouvrit la lettre d'une main qui tremblait.

L'enveloppe contenait une feuille de papier quadrillé, avec quelques lignes tracées de la même écriture grossière :

Demain, 21 heures, derrière la poste. C'est grave. Pensez aux Sablons.

Le mot « grave » était souligné plusieurs fois.Sylvie posa lu lettre et passa la main sur son front.

Que voulait dire ce billet? De qui venait-il? De quelqu'un qui habitait Lonzy, puisque c'était là qu'on avait mis la lettre à la poste...

Soudain elle eut un instant d'espoir. Et si c'était une simple farce? Claude lui semblait incapable d'imaginer ce genre de plaisanterie — mais Julien? Il pouvait avoir écrit ce mot pour voir comment elle réagirait et pouvoir ensuite se moquer d'elle.

En ce cas, elle n'avait qu'une chose à faire : ne pas aller à ce rendez-vous!

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Mais pourquoi cette précision : Pensez aux Sablons. Julien connaissait-il seulement le nom de l'hôpital d'où elle venait? Probablement non.

Et s'il s'agissait d'autre chose — d'une chose vraiment grave? En ce cas l'auteur de la lettre, s'il ne la voyait pas le soir, était capable de venir la voir aux Lilas. Mme Denisse, Claude seraient au courant de l'affaire...

Elle pensa de nouveau à l'homme, qu'elle avait entrevu la veille et frissonna. Il pouvait ne s'agir que d'une coïncidence, mais de toute façon elle voulait en avoir le cœur net. Elle irait à ce rendez-vous — tant pis si ce n'était qu'une farce et si on se moquait d'elle! Tant qu'elle n'aurait pas éclairci ce mystère, elle ne pourrait pas dormir tranquille.

Pendant le déjeuner, Lou insista de nouveau pour aller se promener à la scierie. Il y avait là-bas de très belles fleurs, des sortes de jacinthes, dont elle voulait rapporter un bouquet. Sylvie hésitait, quand Claude intervint.

« Et si nous allions aussi faire un tour par là-bas — qu'en dis-tu, Julien? Je crois que je ne t'ai pas encore montré la scierie, c'est un joli coin. Nous escorterions ces demoiselles — si cela ne les ennuie pas? »

Sylvie accepta avec joie. Au plaisir de la promenade avec Claude se mêlait un sentiment de sécurité. Elle se demandait si elle reverrait l'individu

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de l’avant-veille; en tout cas, avec les deux jeunes gens, elle n'aurait pas peur.

Ils pénétrèrent joyeusement dans la forêt. Lou, à son habitude, gambadait devant; Julien la taquinait en faisant semblant de la poursuivre. Sylvie et Claude, qui formaient l'arrière-garde, causaient amicalement des sujets qui les intéressaient tous deux. Sans la perspective terrifiante de ce rendez-vous du soir, la jeune infirmière se serait sentie parfaitement heureuse.

Tout en marchant, elle tendait l'oreille et jetait de temps à autre un coup d'œil vers les fourrés. Mais à eux quatre ils faisaient trop de bruit pour qu'on pût distinguer un pas sur les feuilles. A travers les branches, Sylvie ne distinguait rien, sinon par-ci par-là une échappée sur une clairière.

« Qu'avez-vous, Sylvie? demanda Claude tout à coup. On dirait que vous guet le/ quelque chose. »

Elle se troubla.« Mais non... rien du tout... je vous assure. »Julien se retourna en riant.« Tu ne vois pas qu'elle a peur des loups? Tu peux

la rassurer : le dernier a succombé à une indigestion de Petits Chaperons Rouges!

— Grand-mère, dit Claude, m'a raconté que dans son enfance il y avait encore des sangliers. Mais ils ne venaient que l'hiver : ils sortaient du bois pour aller dans les champs déterrer les pommes de terre d'automne.

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— Tu es sûr qu'il n'y en a plus? demanda Lou en se rapprochant vivement.— Bien sûr, nigaude! »Ils reprirent leur marche en continuant à plaisanter. La gaieté des autres rendait courage à Sylvie; elle essayait de se persuader qu'elle avait tort de s'inquiéter, que ce singulier rendez-vous ne dissimulait rien de fâcheux.« De toute façon, se dit-elle, dans quelques heures je saurai à quoi m'en tenir. »

Malgré tout, à mesure que la journée s'écoulait, elle se sentait de plus en plus nerveuse. Mme Denisse elle-même lui en fît la remarque :

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« Est-ce que vous êtes l'alignée? demanda-t-elle. Ils vous auront fait trop marcher, je parie?

— Oh! non, madame, pas du tout. Nous avons fait une très belle promenade. »

La vieille dame poussa un soupir.« Vous croyez qu'un jour je pourrai marcher

comme avant? Il y a des moments on j'ai l'impression qu'on ne m'enlèvera jamais ce maudit plâtre!

— Tous les malades ont cette idée-là. Mais vous marcherez très bien je vous assure. Voyez, vous pouvez déjà faire quelques pas dans le jardin.

— C'est vrai, j'ai tort de me plaindre. Il faut me gronder, nia petite Sylvie. Savez-vous, j'ai envie de ne me recoucher qu'après le thé. Vous êtes d'accord ?

— Mais oui, si vous voulez, madame. » Avant le dîner, Sylvie écrivit un mot à ses parents.

En général, on laissait les lettres sur la table du vestibule où le facteur les prenait en apportant le courrier dans la matinée. Mais à la poste il y avait une première levée à sept heures du matin; si on ne voulait pas la manquer, il fallait aller jeter les lettres à la boîte dans la soirée.

C'était ce que cherchait Sylvie : un prétexte pour se rendre au village. En sortant de table, elle alla comme de coutume installer Mme Denisse pour la nuit et lui donner son somnifère, puis

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elle annonça qu'elle allait à Lonzy porter une lettre.

« Vous ne voulez pas que j'aille la mettre pour vous? proposa Claude. Avec la voiture, j'en ai pour deux minutes.

- Non, merci, je préfère marcher. »Quand elle se mit en route, la nuit était

complètement tombée. Son cœur battait à grands coups : qu'allait-elle trouver là-bas? En franchissant la grille, elle eut une hésitation : et si c'était un guet-apens? Mais l’endroit qu'on lui avait indiqué n'avait rien en soi d'inquiétant : derrière la poste, à quelques mètres de la grande rue. Un peu plus loin, il y avait un petit café tranquille, fréquenté par les cultivateurs du pays et qui restait ouvert assez tard. Non, il devait s'agir simplement de quelqu'un qui voulait lui parler -- mais pourquoi?

En approchant de la poste, elle aperçut une silhouette qui se dissimulait dans l'angle du mur. Elle put se rendre compte qu'elle ne courait pas de danger : la porte du café était ouverte, un rayon de lumière tombait sur les boîtes aux lettres. Elle s'avança : la silhouette fit aussi un pas en avant. Pendant un instant, le visage de l'homme se trouva en pleine lumière. Sylvie retint un cri en reconnaissant le visage aigu et sournois de Constant, l'homme de peine des Sablons.

Dès cet instant elle comprit qu'elle courait un

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danger. Elle ne savait lequel : Constant n'était pas un assassin. Mais de cet être il ne pouvait venir que du mal.

« Monsieur Constant... », balbutia-t-elle.Il lui (il signe de le suivre dans le cône d'ombre où

personne ne pouvait les voir.« Mais oui, ricana-t-il, c'est moi! Vous ne vous

attendiez pas à me voir, mademoiselle Sylvie? Depuis votre départ il s'en est passé, des choses, aux Sablons...»

Elle attendait, ne comprenant pas où il voulait en venir.

« Le 21, par exemple... Vous vous souvenez du 21? Il ne va pas bien, pas bien du tout... »

Sylvie sentit ses jambes se dérober sous elle. Avant son départ on lui avait dit que le 21 allait mieux. Elle en avait été heureuse.

« C'est tellement grave, poursuivit Constant, qu'on recherche les causes de l'accident. On a alerté la police, on fait une enquête... Vous êtes entrée dans la chambre, ce soir-là, mademoiselle Sylvie.

— Mais je ne suis restée qu'un instant, je suis sûre de n'avoir touché à rien... »

Constant se mit à rire.« Vous le dites -- mais qui le croira? Surtout si je

déclare que vous avez passé un bon moment dans la chambre. Je vous ai vue, moi! Et je ne

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suis pas le seul : il y a M. Dubois, l'interne de la neurologie.

— Comment! M. Dubois dit aussi...— M. Dubois n'a encore rien dit, mais il parlera si

je lui rafraîchis la mémoire... »Sylvie restait atterrée. Une enquête... la police aux

Lilas... l'interrogatoire sous les yeux de Mme Denisse et de Claude... Arriverait-elle même à se justifier? On penserait que, si elle n'avait pas parlé plus lot, c'était parce qu'elle se savait coupable. Elle ne mentirai! pas : elle avouerai! qu'elle, était entrée dans la chambre. Et si le malade venait à mourir... Les mots « homicide par imprudence » dansaient devant ses yeux en lettres de feu. « Par imprudence », elle, une infirmière!

« Qu'est-ce que... qu'est-ce que vous voulez? » balbutia-t-elle.

Il se rapprocha.« N'ayez pas peur comme ça, voyons, je ne vous

veux pas de mal. Mettez votre lettre dans la boîte, si quelqu'un regardait, ça paraîtrait plus naturel. Là, très bien... Vous avez une bonne place, aux Lilas? »

Elle le regardait toujours sans bien comprendre. Les Lilas, pour elle, c'était mieux qu'une bonne place, c'était presque une famille, des amis... Pouvait-il comprendre à quel point elle tenait à eux?

« Je sais que vous gagnez gros, continua-t-il. On

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m'a dit le chiffre aux Sablons. C'est joli, pour une débutante. En somme la moitié vous suffirait... »

Elle commençait à deviner où il voulait en venir. Elle avait eu si peur qu'elle en fut presque soulagée.

« C'est de l'argent que vous demandez? » interrogea-t-elle brusquement.

Il inclina la tête.« Je pense que si vous m'en donniez la moitié, par

exemple... Moi, de mon côté, je ne dirais rien. Donnant, donnant... Ça me semble juste - - pas à vous? »

Que pouvait-elle faire? Si elle ne cédait pas, il parlerait...

« Vous êtes payée toutes les semaines, je pense? Alors si nous décidions de nous retrouver ici demain, puis au même endroit dans huit jours?

- Vous reviendriez ici, pour...- Ce n'est pas loin. Et puis j'aime me promener,

moi. Ça vous est facile de venir mettre une lettre à la boite, comme ce soir... »

Elle fit signe que oui; elle avait la gorge trop serrée pour parler. Il murmura : « Demain! » et disparut.

Ce ne fut qu'une fois sur la route, en enfilant l'allée qui conduisait aux Lilas, qu'elle se rendit vraiment compte de la situation. La moitié de son salaire! Elle qui se réjouissait de bien gagner sa vie, qui l'avait écrit à ses parents... Tant qu'elle

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était aux Lilas, elle n'avait pas à s'inquiéter, mais si ensuite elle ne trouvait pas de place immédiatement, que ferait-elle sans un peu d'avance?

Puis elle songea qu'au moins sur l'essentiel elle était tranquille : tant que Constant pourrait compter sur cette petite somme, elle était sûre qu'il ne parlerait pas. L'enquête prendrait fin sans que son nom eût été prononcé, sans qu'elle connût la honte de se voir interrogée par la police sous les yeux de Mme Denisse - - de Claude...

En .songeant à ce qu'elle évitait là, elle finissait par se dire qu'elle ne payait pas trop cher le silence du misérable.

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VI

SYLVIE eut du mal à s'endormir. Les événements de la soirée tournoyaient dans sa tête comme un carrousel infernal. Plus encore qu'à la scélératesse de Constant, elle pensait sans cesse à l'opéré de la chambre 21. Elle avait beau se dire qu'elle n'était pour rien dans l'accident, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver de l'angoisse au sujet du malade. Constant avait-il dit vrai? L'homme était-il même encore en vie?

Elle résolut d'en avoir le cœur net.

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Malheureusement elle ne se rappelait pas le nom de l'opéré : le soir de l'intervention, à l'hôpital, on disait « le 21 », tout simplement. Cela pouvait-il suffire?

Le lendemain matin, alors que les deux jeunes gens étaient sortis, Lou en train de jouer dans le jardin, elle demanda à Mme Denisse l'autorisation de se servir du téléphone.

« Mais naturellement, mon enfant! répondit la vieille dame. Le téléphone est dans le vestibule; vous pourrez parler tranquillement. »

Sylvie décrocha l'appareil cl forma le, numéro de l'hôpital. Elle reconnut aussitôt la voix de la standardiste.

« Ici, l'hôpital des Sablons. Vous désirez?- Pourriez-vous me mettre en communication avec

le service de M. Boucard?— Un instant, je vous prie. »Sylvie attendit, anxieuse. Quelqu'un du service

allait répondre — même en donnant un faux nom, ne risquait-elle pas d'être reconnue? En ce cas, on se demanderait quelle raison elle avait de s'intéresser à un malade qu'elle avait soigné à peine vingt-quatre heures.

A son grand soulagement, elle entendit dans l'appareil une voix inconnue, d'ailleurs brève et peu aimable.

« Excusez-moi de vous déranger, dit-elle; je voudrais prendre des nouvelles d'un malade.

— Comment s'appelle-t-il? »

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Sylvie s'attendait à la question; elle l'éluda.« II occupait — il occupe sans doute encore -la

chambre 21. Il a été opéré de la vésicule le 25 du mois dernier. Je crois qu'il y a eu des complications... »

Sylvie se troubla. Sur te perron, les pas de Lou se rapprochaient.

« On m'avait dit qu'il y avait eu une enquête..., balbutia-t-elle.

— Une enquête est une affaire intérieure; en quoi cela vous regarde-t-il? »

Elle raccrocha. Sylvie comprit à quel point son coup de téléphone était inutile. Puisqu'elle ne voulait pas interroger une de ses anciennes camarades, elle n'avait aucun moyen d'apprendre comment allait le malade. Une chose était certaine : seul un état alarmant pouvait justifier une enquête, lit il y en avait une : l'infirmière ne l'avait pas nie.

Sylvie devait penser aussi à son propre problème. En rentrant dans le bureau qui lui servait de chambre, elle alla prendre sa valise, qu'elle rangeait en haut d'une armoire, et chercha l'enveloppe où elle avait mis l'argent de ses premières semaines. Elle avait espéré faire tant de choses, avec cet argent! D'abord, à Noël, offrir à ses parents de beaux cadeaux : à son père le porte-cigarettes en peau de porc qu'elle lui avait vu admirer à la devanture d'un magasin, à sa mère un des nombreux appareils ménagers qu'elle

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regardait avec envie dans les catalogues, finissant toujours par déclarer que « ce ne serait pas raisonnable » de les acheter.

A Noël, où serait-elle? Encore aux Lilas? C'était peu probable. Mme Vernet lui avait laissé entendre qu'une fois sa malade guérie, elle pourrait peut-être retourner aux Sablons. Mais retourner là-bas, retrouver l'affreux Constant, son ricanement et ses menaces? Tant qu'il saurait où la retrouver, il pourrait poursuivre son chantage. Mieux valait essayer de partir loin, 1res loin, demander un poste en Afrique, comme une des diplômées de la dernière session, qui était partie pour un hôpital d'Abidjan... Mais cette jeune fille appartenait à une famille nombreuse, tandis que les parents de Sylvie, eux, n'avaient qu'elle...

Et tout cela juste au moment où, aux Lilas, elle se sentait si heureuse! Mme Denisse ne la traitait pas comme une étrangère, mais comme un membre de sa famille. La petite Lou commençait à ne plus pouvoir se passer d'elle. Et puis il y avait Claude, qui de jour en jour devenait un véritable ami.

C'était tout cela qu'il importait de sauvegarder d'abord. Quand elle quitterait la maison, il serait temps d'envisager les mesures à prendre. Pour le moment, une seule chose comptait : la paix. En donnant à Constant ce qu'il réclamait, elle espérait qu'il se tiendrait tranquille.

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En soupirant, elle tira de l'enveloppe où elle rangeait son argent quelques billet qu’elle mit dans une poche intérieure de son sac. A lin d'avoir encore un prétexte pour se rendre à la poste, elle écrivit à une amie. Tout était prêt : elle n'avait plus qu'à attendre.

La matinée du lendemain se passa sans incident. Mme Denisse qui attendait plusieurs visites, demanda à Sylvie de l'aider à arranger sa coiffure.

« Je peux vous faire un shampooing sec, proposa la jeune fille, j'en ai toujours plusieurs sachets.

- Mais j'abuse de vous! protesta gentiment la vieille dame. Vous êtes mon infirmière, pas mon esthéticienne!

- Quand vous êtes très belle, je suis sûre que vous vous sentez mieux », dit Sylvie en souriant.

Mme Denisse ne demandait qu'à se laisser convaincre. Le shampooing et la coiffure occupèrent une grande partie de la matinée, puis Claude aida Sylvie à lever la malade. Celle-ci déjeunait maintenant sur sa chaise longue, puis faisait quelques pas et s'allongeait de nouveau. C'était alors qu'elle demandait ses bijoux, jugeant inutile de les porter avant l'heure des visites.

Les jeunes gens allèrent déjeuner à leur tour. Lou proposa à Sylvie de faire une promenade.

« Nous pourrions retourner à la scierie, dit-elle, ou bien au moulin. C'est amusant de regarder tourner la meule.

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J'ai une autre idée, suggéra Claude. Je voulais faire visiter à Julien la petite église ogivale de Saint-Cyprien, qui est une des plus jolies de la région. Je pourrais l'y conduire en voiture, évidemment -- mais si nous y allions tous à pied, qu'en diriez-vous?

— Tu connais le chemin? demanda Lou.— Comme ma poche! On prend la route de la

forêt, puis on bifurque sur la droite au second croisement, après les grands lié Ires. Il y a cinq bons kilomètres; j'espère que cela ne vous fait pas peur?

Oh! Je suis bonne marcheuse! déclara Sylvie en riant. A l'hôpital, je profitais souvent de mon jour de congé pour marcher dans la campagne avec des camarades. »

Mme Denisse les encouragea à faire l'excursion.« J'aurai de la compagnie tout l'après-midi; je n'ai

pas besoin de Sylvie avant ma piqûre de cinq heures.Sylvie sera là, je te le garantis! » promit gaiement

Claude.Quand ils partirent, Sylvie ne voyait déjà plus les

événements de la veille de la même façon. Le soir, elle porterait l'argent à Constant et essaierait de ne plus penser à lui de toute la semaine. Elle s'engagea dans les bois sans appréhension : son tourmenteur ne pouvait pas être là, puisqu'il travaillait à l'hôpital jusqu'au soir. C'était pendant

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sa journée de congé, évidemment, qu'il était venu se rendre compte de la situation. Elle se demandait même comment il ferait pour se trouver à Lonzy à neuf heures : il avait dû s'arranger avec un autre pour régler le calorifère avant la nuit.

Malgré tout, elle ne pouvait s'empêcher de donner de temps en temps un coup d'œil à droite et à gauche. Une fois, elle crut distinguer une silhouette; elle eut beau se dire que son imagination lui jouait des tours, elle frissonna.

« Qu'avez-vous, Sylvie? lui demanda Claude qui marchait à côté d'elle. Vous avez froid?

— Froid? Oh! non, il fait très doux, répondit-elle.

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- On sent parfois la fraîcheur en passant du soleil à l'ombre. »

« II faut que je me surveille, se dit-elle. Pour rien au monde on ne doit se douter de ce que j'éprouve. »

Ils sortirent de la forêt. La route, qui longeait un petit affluent de la Marne, était charmante, bordée de buissons fleuris; on apercevait ça et là, dans les prés, le loi! ronge sombre d'une ferme.

« Que c'est joli! s'exclama Sylvie.Il vous plaît? demanda ('.lande. J'en suis heureux,

car c'est mon pays à moi. Je suis né aux Lilas, j'y ai pusse mon enfance; je suis allé trois ans à l'école du village avant qu'on m'envoie en pension à Château-Thierry.

- En somme, lança Julien, tu es une espèce de paysan!

— Plus que tu ne le crois, car je passais beaucoup de temps à la ferme. Quand j'étais petit, j'ai même gardé les moutons...

- Comme Jeanne d'Arc! dit Sylvie. Malheureusement, moi je n'entendais pas de voix ! »

Ils atteignirent enfin le village de Saint-Cyprien, où se trouvait l'église. Celle-ci était un véritable joyau, 1res petite, avec des ogives parfaites, un portail orné d'un haut-relief encore intact malgré les années.

Ils en firent le tour, examinant tous les détails.

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Lou s'amusait surtout des petites têtes grotesques sur lesquelles retombaient les ogives.

« Je pense, dit-elle, que ça représente des diables?- Pas toujours, répondit Claude. On dit que les

sculpteurs s'amusaient à y mettre le portrait de leurs ennemis.

— Tiens, c'est une bonne vengeance! déclara la petite fille. Moi aussi, en classe, je fais quelquefois la caricature de Mlle Madeleine, la surveillante. Une fois je lui ai mis des cornes, c'était très réussi.

- J'espère que vous ne l'affichez pas sur les murs! remarqua Sylvie.

- Non, je la fais circuler sous les pupitres, et tout le monde s'amuse beaucoup. »

Ils entrèrent dans l'église, où les vitraux anciens répandaient une lumière bleuâtre très douce. Lou courut à la recherche d'autres caricatures; Julien la suivit, ('lande et Sylvie restèrent près du vieux bénitier, dont ils admirèrent le, bas-relief.

« Cela représente, expliqua Claude, le baptême de saint Cyprien. La légende veut qu'il ait été converti ici même et baptisé dans le ruisseau que vous avez vu.

— Vous savez tout! fit la jeune fille avec admiration. C'est merveilleux de visiter tout ceci avec vous, qui n'ignorez rien de l'histoire du pays.

— Moi aussi, je suis heureux de le visiter... avec

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vous », répondit-il en baissant un peu la voix.Elle leva les yeux et vit son beau regard franc fixé

sur elle. A ce moment Lou poussa un cri :« Venez vite! Par ici c'est trop drôle! Il y a un

diable qui pique un gros bonhomme avec sa fourche! »Ils se rapprochèrent des deux autres. La scène, en

effet, était comique.« La prochaine fois, annonça Lou, je dessinerai un

diable en train d'enfoncer sa fourche dans les jupes de Mlle Madeleine!

Tu auras beaucoup de succès, déclara Julien. - Mais si tu continues dans cette voie-là, ajouta son frère, je crains bien que grand-mère ne te récupère avant la fin du trimestre! »

Ils sortirent de l'église et prirent le chemin du retour. Ils n'avaient pas le temps de s'attarder, puisque Sylvie devait rentrer avant cinq heures pour faire la piqûre de sa malade. Mais en marchant d'un bon pas ils ne risquaient pas d'être en retard.

Le retour parut à Sylvie encore plus court que l'aller. Elle se sentait profondément heureuse : les quelques instants passés avec Claude près du bénitier lui prouvaient qu'elle ne se trompait pas : le jeune homme avait de l'amitié pour elle. Jusque-là elle le soupçonnait; à présent elle en était sûre.

De ce fait, tous ses soucis lui semblaient s'évanouir en fumée. S'il le fallait, elle raconterait tout

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à Claude; il lui dirait si elle avait on raison d'agir comme elle l'avait fait. De toute façon, il saurait lui donner un bon conseil. Ce soir elle avait un mauvais moment à passer — mais qu’était-ce qu'un mauvais moment auprès de minutes vraiment lieu-heureuses?

Elle fit la piqûre de Mme Denisse, puis l'aida à se recoucher et à faire sa toilette de nuit. Comme tous les soirs, la vieille dame lui remit ses bijoux qu'elle plaça dans leur boîte; elle referma le coffre, brouilla la combinaison et remit la clef à la malade.

« Vous avez fait une bonne promenade? demanda celle-ci.

— Oh! merveilleuse, madame! »Mme Denisse sourit de son enthousiasme. Elle dîna

de bon appétit, prit son somnifère et se disposa à dormir.Pendant le dîner, Sylvie sentit l'inquiétude l'envahir

à nouveau. Le mauvais moment approchait : elle allait avoir besoin de tout son courage. Chez les trois autres, la bonne humeur de l'après-midi persistait; on voyait que Sylvie était distraite et on la taquinait; elle s'efforçait de répondre sur le même ton pour ne donner de soupçons à personne.

Le repas achevé et Lou expédiée dans son lit, elle annonça d'un ton détaché qu'elle devait retourner à la poste.

« Je suis une étourdie, j'ai encore oublié de laisser

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ma lettre au facteur. Je ne voudrais pas que mes parents l'attendent, je préfère la porter ce soir même. »

Elle se rendait compte qu'elle donnait trop d'explications : cela même pourrait paraître bizarre. La fois précédente elle n'en avait pas autant dit.

Elle alla dans sa chambre chercher son sac. Quand elle en sortit, elle trouva à sa grande surprise Claude qui l'attendait dans le vestibule.

« Julien regarde la télévision, dit-il. Moi j'ai envie de vous accompagner jusqu'à la poste. Vous n'y^ voyez pas d'inconvénient, j'espère? »

Elle resta atterrée. Pas un instant elle n'avait songé à cela. Claude venir au village, voir Constant!

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Evidemment, si le misérable constatai) qu'elle était accompagnée, il ne l'approcherait pas mais

alors que ferait-il?Elle s'efforça de prendre un Ion dégagé.« Non, je vous en prie, ne vous dérangez; pas... Je

ne voudrais pas vous faire manquer votre film... »Claude sourit.« II ne m'intéresse pas du tout, je vous assure.

J'aime beaucoup mieux faire un tour avec vous. »Sylvie avait l'impression que les murs oscillaient

autour d'elle.« Non..., balbutia-t-elle, non... »II fronça les sourcils.« A moins que ma compagnie vous soit

désagréable, bien entendu. En ce cas, il faut me le dire.»II s'attendait à une protestation. Mais Sylvie n'avait

pas la force de prononcer une parole.« C'est cela? Oui? Vous préférez sortir seule? »Elle aurait voulu crier, expliquer que ce n'était pas

cela, tout lui dire... Mais le temps pressait... Elle ne put qu'étouffer un gémissement.

« J'ai compris, dit-il, je n'insiste pas. »II tourna les talons et ouvrit la porte du salon. A la

télévision des coups de feu retentirent. Sylvie eut l'impression que c'était sur elle qu'on tirait.

En courant vers le village, elle eut du mal à retenir ses larmes. Demain... demain, elle lui dirait tout... Il faudrait lui expliquer depuis le début : la recherche de l'épingle, l'accident survenu au

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malade et dont tout le monde pouvait la croire responsable... Mais il la connaissait encore si peu! Que penserait-il d'elle? La croirait-il seulement? Oh! il fallait, il fallait qu'il eût confiance!

Constant l'attendait à l'endroit convenu. Elle n'avait même plus peur de lui; il n'existait pas; elle ne pouvait penser qu'à Claude.

Elle lui remit les billets; il les compta avec soin et les mit dans sa poche.

« Alors, di-il, la semaine prochaine, à la même heure? »

Elle fil signe que oui. Rien n'avait d'importance : la semaine prochaine elle aurait parlé à Claude; s'il la croyait, s'il la comprenait, tout irait bien.

Chemin faisant, elle préparait les mots qu'elle dirait au jeune homme. Il devait savoir qu'elle n'avait pas provoqué l'accident, c'était l'essentiel. Le reste, en somme, n'était qu'un concours de circonstances, dont un misérable tentait de profiter.

Elle courut jusqu'aux Lilas; elle était décidée à parler au jeune homme le soir même. Elle ne voulait pas laisser passer la nuit sur un malentendu.

Elle entra directement dans le salon, où Julien regardait la télévision en fumant une cigarette.

« Vous arrivez trop tard, lui dit-il, le film vient de se terminer. Mais il va y avoir un jeu qui est souvent amusant. Mettez-vous sur le canapé; on voit très bien. »

Elle l'interrompit presque brutalement :

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« Où donc est Claude?- Ma foi, je ne sais pas. Il est passé un instant au

salon quand vous êtes partie; il a pris un livre, je pense qu'il est moulé se coucher. Vous ne restez pas pour le jeu?

Non, je... je ne crois pas; j'ai sommeil. »Elle rentra dans le bureau et s'assit sur le divan.

Claude était monté : il ne voulait pas la revoir. Elle ne pourrait pas lui parler le soir même comme elle en avait l'intention. Toute la nuit, il garderait cette impression fâcheuse...

Elle hésita à monter le trouver, puis se ravisa : on n'allait pas, à moins de raison impérieuse, frapper la nuit à la porte d'un garçon. La raison impérieuse, elle l'avait — oh! combien! Mais elle était seule à le savoir...

Il n'y avait plus rien à faire — qu'à attendre. Pendant un long moment elle ne put trouver le sommeil. Mais la dernière nuit avait déjà été mauvaise; la fatigue de la promenade aidant, elle finit malgré tout par s'endormir.

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VII

LE LENDEMAIN matin, Sylvie s'éveilla avec l'impression d'un désastre. Elle se frotta les yeux, puis se souvint : peut-être avait-elle tort de se tourmenter, aujourd'hui tout s'arrangerait. Elle se prépara vivement et entra dans la chambre de sa malade. Mme Denisse allait bien; elle avait dormi paisiblement et n'avait pas de température. Sylvie lui servit son petit déjeuner, puis passa elle-même dans la salle à manger, le cœur étreint d'appréhension malgré ses efforts pour se rassurer

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Dès le premier coup d'œil, elle comprit que ses craintes étaient fondées, ('.lande h» salua d'un bonjour bref et distant : il était visible qu'il lui en voulait. .Julien commença aussitôt à raconter une aventure qui lui était arrivée quand il était à l'Ecole de commerce — une aventure tout à son honneur, bien entendu : comment il avait remis à sa place -et vertement! - - un automobiliste qui lui refusai! le passage. Ni Sylvie ni Claude ne l’écoutaient. Seule la petite Lou s'étonna :

« Vous avez donc une voiture, Julien? Pourquoi ne l'avez-vous pas prise? »

Julien toussota.« C'était une voiture que m'avait prêtée un

camarade. »Personne n'ajouta rien; le petit déjeuner se termina

dans le silence. Sylvie retourna auprès de sa malade. Elle faisait tous ses efforts pour que Mme Denisse ne s'aperçût pas de sa tristesse. Mais souvent les personnes alitées, réduites à un univers restreint, ont comme un sixième sens qui leur permet de deviner bien des choses. La bonne humeur que feignait Sylvie ne réussit pas à lui donner le change.

« Vous avez l'air soucieuse, mon enfant. Il y a quelque chose qui ne va pas?

— Mais non, rien du tout, madame.— Vous n'avez pas reçu de mauvaises nouvelles de

chez vous, j'espère?

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Je n'ai pas eu de nouvelles depuis plusieurs jours, mais elles étaient excellentes.

— Si vous aviez un ennui, il faudrait me le dire, Sylvie. Je vous regarde un peu comme ma petite-fille, moi; je voudrais que vous me traitiez comme une grand-mère. »

Sylvie en eut les larmes aux yeux. Si elle avait pu lui confier la raison de son chagrin! Mme Denisse aurait compris, certainement : elle était si bonne... Elle aurait pu, elle, expliquer à Claude que Sylvie n'avait jamais eu l'intention de le froisser. Elle lui avait laissé croire qu'elle préférait sortir sans lui, mais elle avait une bonne raison pour cela!

Seulement, cette raison, il aurait fallu la dire...Les heures s'étirèrent, interminables. A midi,

l'atmosphère du matin n'avait pas changé : Julien bavardait à son habitude; Claude restait silencieux, comme absent. A peine le repas terminé, il remonta dans sa chambre sous prétexte de travail urgent. Un travail dont il n'était pas question la veille...

Sylvie alla se promener avec Lou, se forçant pour rire aux saillies de la petite fille. Chemin faisant, elle ressassait indéfiniment les incidents de la veille au soir. Une amitié naissante pouvait-elle s'évanouir ainsi sur un malentendu? Cela paraissait impossible...

C'était vrai, pourtant; elle s'en rendit compte

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les jours suivants. Le lendemain, les deux jeunes gens allèrent passer l'après-midi chez un ami. Puis Claude emmena Julien à Château-Thierry, et Sylvie déjeuna en tête à tête avec Lou. Ce qui l'étonnait, c'était que Claude et Julien semblaient n'avoir pas beaucoup de points d'intérêt communs; elle avait eu l'impression, les premiers jours, que Claude préférait de beaucoup parler avec elle. Il amenait souvent la conversation sur la biologie, ce qui donnait à Sylvie l'occasion de l'interroger sur ses études favorites.

Maintenant, cela n'arrivait plus. Après le dîner, Claude remontait immédiatement dans sa chambre. Sylvie restait un moment dans le salon avec Julien, par politesse, pour ne pas avoir l'air de ne s'intéresser qu'à son camarade.

Sa grande consolation était l'amitié de Mme Denisse. Elle s'attachait de plus en plus à sa malade. Celle-ci, en reprenant ses forces, retrouvait sa gaieté. Elle racontait à Sylvie sa vie aux Lilas avec ses petits-enfants. Sylvie comprenait qu'une existence paisible à la campagne peut être remplie d'intérêts variés, pourvu qu'on la vive avec tout son cœur.

« Je ne vous ennuie pas, avec mes histoires d'autrefois? demandait-elle.

— Oh! madame, au contraire! répondait sincèrement Sylvie.

— Mais il faut aussi me parler un peu de vous.

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Je m'intéresse aux jeunes, vous le savez. C'est la meilleure façon de ne pas vieillir trop vite. »

Alors Sylvie racontant sou enfance, ses études, parlait de sa vocation d'infirmière. Elle ne s'étendait jamais longtemps sur son dernier stage, celui des Sablons; dès qu'elle prononçait le nom de l'hôpital, elle croyait entendre le ricanement de Constant; la protection qu'il lui semblait avoir trouvée aux Lilas s'écroulait autour d'elle comme un château de cartes.

A la lin de la semaine, Mme Denisse la paya comme de coutume. Elle ne rangea dans sa valise qu'une moitié de l'argent et mit le reste dans son portefeuille. Le jour approchait déjà où elle devrait le remettre à Constant.

La veille de ce jour-là, elle alla se promener dans la forêt avec Lou. La petite fille lui proposa de retourner à la scierie. Sylvie accepta sans se faire prier : elle ne risquait rien, Constant ne viendrait à Lonzy que le lendemain, aujourd'hui il était à l'hôpital. Cependant, après avoir cheminé un moment dans les bois, elle eut de nouveau l'impression d'entendre un pas sur les feuilles.

« Je deviens vraiment trop nerveuse, se dit-elle. Je ne suis plus moi-même en ce moment. »

Elles arrivèrent à la clairière où se trouvait la scierie. Au moment où elles sortaient du bois, Sylvie, aux aguets malgré elle, crut voir une silhouette masculine qui se faufilait parmi les feuilles.

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Tandis que Lou allait regarder les vieilles machines, elle s'efforça de se ressaisir. Elle savait qu'il ne pouvait pas s'agir de Constant - - mais alors? Un chemineau, comme elle l'avait pensé la première fois?

Elle écourta la visite et fit presser le pas à Lou en traversant la forêt. La petite fille s'en plaignit.

« II y a des jours, Sylvie, où on croirait que vous avez le diable à vos trousses!

- Je ne veux pas être en retard. Je suis aux Lilas pour travailler, non pour m'amuser.

— Mais puisque grand-mère n'a besoin de vous qu'à cinq heures! »

Sylvie ne répondit pas : la petite avait raison. Et pourtant...

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Un peu plus tard, alors qu'elle servait le dîner de Mme Denisse, la jeune infirmière jeta un coup d'œil par la fenêtre. Celle-ci ouvrait sur la partie arrière du jardin; on voyait des massifs de rhododendrons, puis, à petite distance, la grille qui entourait toute la propriété. Sylvie eut un haut-le-corps en apercevant un homme qui s'appuyait à deux mains contre la grille et regardait à travers les barreaux.

Elle allait s'approcher de la fenêtre pour mieux le voir quand Mme Denisse l'appela.

« Sylvie, voudriez-vous me donner le sel, je vous prie? La salière est restée sur le petit plateau, à gauche de la commode.

- Excusez-moi, madame. »Sylvie prit la salière sur le plateau et l'apporta à la

malade. Il ne faisait plus très clair dans la pièce, mais Mme Denisse la regarda avec étonnement.

« Qu'avez-vous donc? Vous me paraissez bien nerveuse !

- Je vous assure... », commença Sylvie.Il fallait, coûte que coûte, trouver un prétexte pour

retourner vers la fenêtre et mieux regarder l'inconnu.« Voulez-vous que je ferme les volets, madame?

On commence à ne plus y voir beaucoup; il faudrait peut-être allumer.

- Oh! pas tout de suite, je vous en prie! dit

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Mme Denisse. J'y vois très suffisamment pour finir de dîner. Je préfère profiter des derniers rayons du jour. Ces rhododendrons sont si beaux, ne trouvez-vous pas?

— C'est vrai : ils sont magnifiques! »Sylvie s'approcha de la fenêtre. Elle ne regardait

pas les rhododendrons, mais au-delà, vers la grille derrière laquelle elle avait aperçu la silhouette. L'homme était toujours là; un dernier rayon de soleil tombait sur son visage et ses épaules.

Constant! C'était Constant!Elle s'écarta, dissimulant son trouble, tant bien que

mal. Constant était revenu un jour plus tôt! Jusqu'à demain il serait là, tout proche, rôdant autour de la maison peut-être... Comment avait-il fait pour se libérer dès aujourd'hui? El pourquoi revenait-il? Il savait bien qu'il ne pouvait pas obtenir plus qu'elle ne lui donnait déjà!

Quand elle souleva le plateau de Mme Denisse, celle-ci s'aperçut que les mains de la jeune fille tremblaient.

« Vous n'êtes pas bien, Sylvie, je vous assure, dit-elle. La prochaine fois que le médecin viendra, je veux absolument qu'il vous examine. Le premier devoir d'une infirmière est de préserver sa propre santé. »

Pendant le dîner, Sylvie s'efforça en vain de garder une attitude naturelle. La présence de

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Constant à la porte des Lilas la terrorisait. Julien et Lou, heureusement, faisaient à eux seuls les frais de la conversation; absorbés par leur échange de taquineries, ils ne remarquaient pas l'émotion de la jeune fille. Mais elle eut l'impression que Claude, lui, s'en apercevait. Elle posa vivement ses mains sur ses genoux pour qu'il ne vît pas qu'elles tremblaient.

Claude remonta dans sa chambre; Lou, après quelques cabrioles, consenti! à aller se coucher. Julien passa dans le salon cl tourna le bouton de la télévision.

« Vous venez regarder, Sylvie?Pas ce soir, j'ai une lettre à écrire. »En réalité, elle voulait être seule dans le bureau

pour pouvoir réfléchir. Pourquoi Constant se rapprochait-il de la maison? Cherchait-il à lui parler avant leur rendez-vous du lendemain? Avait-il imaginé quelque nouveau chantage plus grave que le premier? Elle lui avait cédé pour avoir la paix — si elle ne l'avait pas, à quoi bon ce sacrifice?

Elle jeta un coup d'œil à Mme Denisse pour s'assurer que la malade dormait bien et .passa dans sa propre chambre. Elle se dirigeait vers le commutateur placé près de son divan quand elle s'immobilisa sur place, comme figée de terreur.

On n'avait pas fermé les volets. Et elle voyait distinctement, dans la demi-obscurité, une silhouette traverser la pelouse et s'avancer vers la fenêtre.

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L'ombre posa les mains sur le rebord de pierre et se hissa jusqu'à la croisée. Un visage se colla au carreau, bile n'avait pas besoin de le voir distinctement pour reconnaître Constant, ("elle fois, elle ne put retenir un cri. L'homme dut l'entendre, car il sauta dans la plate-bande et s'enfuit à travers la pelouse.

Sylvie n'avait pas allumé l'électricité dans la pièce. Elle restait debout en face de la fenêtre, tremblante, s'appuyant au dossier d'une chaise pour ne pas tomber. Soudain elle aperçut une autre silhouette qui sortait de la maison -- par la grande porte, celle-là — et s'élançait à la poursuite du fuyard.

Constant avait de l'avance, mais l'autre était jeune et courait vite. La nuit était assez claire pour que Sylvie distinguât la pelouse jusqu'à la grille. L,e nouveau venu rattraperait-il le malfaiteur avant que celui-ci put sortir de la propriété?

Les oreilles de Sylvie bourdonnaient; il lui semblait qu'elle allait se trouver niai. Cependant elle ne pouvait détacher son regard de la chasse à l'homme qui se déroulait sous ses yeux. Le poursuivant devait être Claude, qui avait pu apercevoir le rôdeur de sa fenêtre au moment où Constant tournait l'angle de la maison. S'il le rattrapait, il l'interrogerait... Constant dirait-il la vérité pour qu'on ne l'accusât pas d'être entré dans le parc pour voler? Cette vérité, quelques jours plus tôt,

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Sylvie était prête à l'avouer elle-même au jeune homme. Aujourd'hui tout était changé. A la pensée que Claude pouvait tout apprendre de la bouche de ce misérable, elle avait envie de mourir. La grille du parc était restée ouverte. Les deux silhouettes la franchirent presque ensemble et s'effacèrent dans l'obscurité. Sylvie s'écarta lentement de la fenêtre. Qu'allait-elle faire maintenant? Elle souhaitait de tout son cœur que Claude ne rattrapât pas le maître chanteur. Si celui-ci échappait, on penserait avoir eu affaire à un rôdeur quelconque comme il en passait de temps à autre sur la route. La gendarmerie ne s'en mêlerait

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même pas, puisque l'homme n'avait rien dérobé. On aurait seulement soin de mieux fermer la grille...

Mais était-il possible que Constant échappai? En traversant la pelouse, le poursuivant avait déjà gagné du terrain; à la grille ils semblaient déjà presque côte à côte. Sur la route il n'y avait ni buissons, ni sentier de traverse où le fuyard pût se faufiler...

Tandis que Sylvie se perdait en conjectures, elle entendit frapper à sa porte. Une petite voix appela :

« Sylvie! Sylvie! »Elle se leva et alla ouvrir. Lou entra, pieds nus, en

pyjama.« Que se passe-t-il? demanda-t-elle. Qu'est-ce que

vous faites dans le noir? »Sylvie, en effet, n'avait pas pensé à allumer. Elle se

rendit compte tout à coup que cela pouvait paraître insolite.

« Je... j'allais me coucher..., dit-elle.- Sans lumière? Est-ce que c'est vous qui avez crié?— Crié? répéta Sylvie. Crié - pourquoi?— Comment voulez-vous que je le sache? J'ai

entendu toutes sortes de bruits extraordinaires. J'ai pensé que c'était vous : ma chambre est juste au-dessus de la vôtre, vous savez. Et puis des gens qui couraient sur la pelouse. J'ai voulu ouvrir mes

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volets pour regarder, mais je n'ai pas pu : le crochet est trop dur. »

Sylvie reprenait peu à peu son sang-froid. Que Claude rattrapât Constant ou non, il valait mieux que l'enfant ne se doutât de rien.

« Vous n'avez pas entendu, vous? demanda la petite fille d'un air incrédule.

- La nuit on entend toujours des bruits plus ou moins explicables, répondit évasivement Sylvie. Mais vous allez prendre froid avec vos pieds nus; voulez-vous bien vile remonter dans votre chambre! Je n'ai pas envie d'avoir deux malades au lieu d'une!

- Grand-mère n'a rien entendu, elle? insista Lou.

Votre grand-mère prend un somnifère; il faudrait plus que les bruits de la maison pour l'éveiller. »

Lou réfléchissait.« Claude n'a rien entendu non plus; en tout cas il n'a

pas bougé. Il est vrai que sa fenêtre donne de l'autre côté; il a cédé la chambre du devant à Julien...

Vous voyez : vous avez rêvé, dit Sylvie. Remontez vite avant d'attraper un rhume. »

Lou s'éloigna à contrecœur. Sylvie la regarda monter l'escalier et entendit sa porte se refermer. Dans ce que lui avait dit Lou, une chose l'inquiétait : Claude n'était pas sorti de sa chambre.

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Dans le salon, la télévision fonctionnait toujours en sourdine. Sylvie n'osa pas aller interroger Julien. Un long moment s'écoula, puis elle entendit des pas sur le gazon. La porte de la maison s'ouvrit; Sylvie écarta légèrement la sienne et jeta un regard dans le vestibule.

Lou avait laissé l'électricité allumée. Sylvie reconnut celui qui rentrait : c'était Julien.

Comment n'avait-elle pas pensé plus tôt à lui? Le son de la télévision lui avait fait croire que Julien se trouvait toujours dans le salon. Mais évidemment c'était lui qui avait entendu le rôdeur, lui qui s'était élancé à sa poursuite sans prendre le temps d'arrêter le poste! Comme le disait Lou, Claude n'avait rien pu entendre, puisque sa chambre donnait de l'autre côté.

Julien avait-il entendu son cri à elle, Sylvie? Même s'il l'avait entendu, cela ne prouvait pas qu'il existât un lien quelconque entre elle et l'intrus : elle avait pu prendre peur en apercevant un visage inconnu derrière sa vitre. Etait-ce là ce qu'elle devrait dire demain, quand on parlerait de l'incident?

Tout dépendait de ce qui s'était passé sur la route. Julien avait-il rejoint Constant? Et Constant avait-il parlé? Si c'était non, Sylvie pouvait encore espérer que personne n'apprendrait la vérité. Si c'était oui... Mais en admettant que Constant eût parlé, que pouvait-il dire? Il ne se vanterait pas de lui avoir extorqué de l'argent en la menaçant. Il inventerait quelque chose... Chercherait-il à l'accuser d'on ne savait quoi pour se disculper lui-même?

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Elle entendit Julien arrêter le poste, puis éteindre l'électricité et monter doucement l'escalier. Elle se demanda un instant s'il frapperait chez Claude pour lui raconter l'incident. Mais il traversa le palier sans bruit et entra dans sa propre chambre.

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VIII

LE LENDEMAIN matin, au moment d'entrer dans la salle à manger, Sylvie éprouva une impression de panique. Julien allait certainement parler du rôdeur... s'il l'avait entendue crier, elle serait obligée de dire qu'elle avait aperçu l'homme derrière les carreaux. Cela, déjà, c'était gênant, puisqu’elle avait affirmé à Lou qu'elle n'avait rien vu. Mais restait le pire : savoir si Julien avait rattrapé Constant et ce que celui-ci lui avait dit.

A sa grande surprise, Julien ne fit pas la moindre

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allusion à l'incident. Il accueillit Sylvie par une boutade :

« Votre coiffe a un petit air coquin, ce matin! Je parie que vous avez mis longtemps à l'arranger devant la glace? »

Un instant, Sylvie espéra qu'il ne serait question de rien. Mais c'était compter sans le babillage de Lou.

« J'ai eu bien peur, hier soir, annonça la petite fille. Il m'a semblé entendre crier; j'ai cru que c'était Sylvie et je suis descendue le lui demander. N'est-ce pas, Sylvie?

- En effet, répondit la jeune infirmière.- Mais, poursuivit Lou, elle m'a dit que ce

n'était pas elle. Elle m'a dit aussi que j'avais cru rêver en entendant des pas dans le jardin. »

« Cette fois, pensa Sylvie, Julien va parler! Il dira qu'il a surpris un rôdeur et qu'il lui a donné la chasse... »

Mais Julien se contenta de sourire.« Avec ton imagination, Lou, tu es bien capable

d'inventer n'importe quoi! Ce qui m'étonne, c'est que tu n'aies pas vu le diable - - tu sais, celui de Saint-Cyprien: il doit parfois venir te souffler des sottises! »

Lou, vexée, plongea le nez dans son bol de café au lait. Sylvie ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil vers Julien; celui-ci lui lança un regard complice.

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« S'il se tait, c'est qu'il sait quelque chose! » pensa-t-elle, le cœur serré.

Mais il continuait à beurrer ses tartines d'un air indifférent. Au bout d'un moment, il déclara qu'il faisait beau et demanda à la jeune infirmière si elle avait l'intention de faire une promenade.

« Cela dépendra de Mine Bénisse, répondit-elle. Si elle n'a pas de visites, je resterai pour lui tenir compagnie. »

Ne pouvant demeurer dans l'incertitude, elle décida de parler à Julien. Avant le déjeuner, profitant d'un moment où il se trouvait seul dans le salon, elle s'approcha de lui.

« Je vous remercie, lui dit-elle, de n'avoir pas fait mention de ce rôdeur devant Lou. Elle est impressionnable et aurait pu avoir des cauchemars. Est-ce que vous avez rattrapé l'individu?

— Oui, presque aussitôt après la grille. Il n'est pas tout jeune et je courais beaucoup plus vite que lui. N'ayez pas peur : je lui ai donné une bonne leçon!

— Vous m'aviez entendue crier, n'est-ce pas?— En effet; je me suis approché de la fenêtre et je

l'ai vu qui regardait par vos carreaux. Etait-ce à vous qu'il en voulait? »

Constant n'avait donc pas parlé!« Je ne sais pas..., balbutia Sylvie. Mais j'ai eu très

peur, je l'avoue. Je me le reproche : une infirmière ne devrait pas...

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Une infirmière est une jeune fille comme une autre», répondit-il.

Il lui avait parlé plus gentiment que de coutume, sans ce ton ironique qui la blessait souvent. En levant les yeux, elle vit que son regard était amical.

Toute la journée, elle se posa des questions au sujet de l'incident de la veille. Elle se promit d'interroger Constant, qu'elle devait voir le soir même. Cette fois, quand elle parla de se rendre à la poste, Claude ne lui proposa pas de l'accompagner. Elle eut l'impression que Julien l'observait avec plus d'attention que de coutume.

Le café, ce soir-là, avait fermé de bonne heure; elle distinguait à peine la silhouette de Constant dans le coin d'ombre que formait l'angle de la poste. Elle s'avança vers lui; il tendit la main pour prendre les billets qu'il attendait. Mais elle recula d'un pas.

« Pourquoi êtes-vous venu hier soir ? » demanda-t -elle.

Il haussa les épaules.« J'ai bien le droit de me promener, non?Pas dans les propriétés privées! D'ailleurs vous

auriez dû être à l'hôpital. Que faisiez-vous à Lonzy?- Je voulais voir.Eh bien, vous avez vu! Vous avez parlé à celui qui

vous a chassé? »

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Il ne répondit pas se contentant de ricaner. Sans doute gardait-il un mauvais souvenir de la poursuite. Julien n'avait-il pas dit : « Je lui ai donné une bonne leçon! »?

Constant tendit de nouveau la main.« Alors, cet argent, vous me le donnez? »Elle lui tendit les billets : elle comprenait qu'elle ne

tirerait rien de lui. Elle resta immobile et le regarda disparaître dans la nuit. Il était déjà loin quand elle l'entendit éclater d'un rire aigu, perçant comme une menace.

Jamais elle ne s'était sentie aussi seule, aussi désemparée; elle se voyait prise dans un étau qui se resserrait autour d'elle. Elle avait beau se dire que l'incident était clos, que Constant n'approchait plus de la maison, maintenant elle avait peur. F.llc se demandait si elle aurait le courage de rester aux Lilas jusqu'au moment où elle pourrait fuir, fuir elle ne savait où, mais loin de ces mystères, de ces mensonges, de ces terreurs.

Quand elle ouvrit la porte, la télévision fonctionnait en sourdine dans le salon. Le battant s'entrouvrit; elle vit Julien sur le seuil. Il lui un signe de le suivre; elle obéit sans même savoir pourquoi et se laissa tomber sur le canapé.

Ce n'était plus le Julien de naguère : il souriait d'un air gentil, amical. Il baissa le son de la télévision: on n'entendit plus qu'un murmure. Puis il s'assit et se tourna vers elle.

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« Vous vouliez me parler, je crois? » demanda-t-il.Elle se redressa.« Pourquoi dites-vous cela? interrogea-t-elle,

aussitôt sur la défensive.- Est-ce que je me trompe? »Elle ne répondit pas. Elle eut l'impression qu'il

devinait son désarroi et cherchait à lui venir en aide.« J'ai compris que vous aviez un ennui. Cela vous

ferait peut-être du bien de me le dire.Pourquoi pensez-vous que j'ai un ennui? Est-ce

que... quelqu'un vous a parlé? »Il secoua la tête.« J'ai bien deviné, hier soir. Vous n'êtes pas

peureuse, Sylvie. Si vous vous êtes effrayée de la sorte, ce n'est pas simplement pour avoir vu un rôdeur dans le jardin. C'est parce que ce rôdeur, pour vous, signifiait quelque chose. Ce n'est pas vrai? »

Elle le regarda un moment sans parler. Elle avait tellement besoin de ne plus se sentir aussi seule, d'avoir auprès d'elle un appui, quel qu'il soit... Elle avait eu des préventions contre Julien, elle, l'avait mal jugé, mais peut-être se trompait-elle. Il lui avait déjà rendu service; il semblait prêt à l'écouter...

« Si vous saviez... », murmura-t-elle.Il se rapprocha et lui lendit la main.

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« Si je savais quoi? N'ayez pas peur pouvez tout me dire.

- Eh bien, cet homme... c'est vrai, je le connais... Il vient de l'hôpital des Sablons, où je travaillais avant d'entrer ici.

- Et alors?- C'est une longue histoire..., soupira-t-elle.— Nous avons la nuit devant nous », répondit-il.Elle n'en pouvait plus : elle raconta tout : la perte de

l'épingle, sa descente dans le service au mépris du règlement, l'accident survenu au malade au cours de la perfusion - - enfin le chantage de Constant et ses menaces.

Julien l'écoutait avec attention. Pas une seule fois il ne l'interrompit; de temps à autre il hochait la tête d'un air de sympathie.

« Vous comprenez, Julien? demanda-t-elle quand elle eut fini. Vous ne trouvez pas que je suis folle d'avoir cédé, que j'aurais dû le laisser faire? »

Le visage du jeune homme prit une expression grave.

« Je vous comprends parfaitement, déclara-t-il. L'affaire est peut-être plus sérieuse qu'elle ne le paraît au premier abord. L'état du malade a justifié une enquête... Si ce Constant parle, on vous croira responsable, et cela d'autant plus que vous n'avez pas parlé dès le premier jour.

— Vous le pensez aussi? fit-elle avec angoisse. Je me disais que cela ne changerait rien pour

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personne. Je pensais à mes notes d'examen... Oh! il aurait mieux valu cent fois que je sois refusée! ajouta-t-elle en se tordant les mains.

- Je comprends, répéta Julien. Vous ne pouviez pas prévoir les circonstances. Mais je vois comment la situation se présente. En somme, tout l'avenir de votre carrière peut être en jeu. »

Elle lui sut gré de parler aussi gravement de sa carrière. Lui qui habituellement se moquait plutôt des infirmières, avait tendance à minimiser la profession il se rendait donc compte de tout ce que cela représentait pour elle?

« Je crois... », commença-t-il.

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II s'arrêta net en entendant un pas approcher dans le vestibule. Un instant plus tard, Claude ouvrait la porte du salon. Il eut un haut-le-corps en les voyant assis côte à côte.

« Excusez-moi de vous déranger, dit-il. Je venais chercher un livre que j'ai oublié. »

II se dirigea vers la table, prit le volume et sortit sans ajouter un mot. Sylvie eut les larmes aux yeux : c'était à lui, non à Julien, qu'elle avait souhaité faire ses confidences. Mais dans le désarroi où elle se trouvait, pouvait-elle repousser la main qui venait de s'offrir si spontanément?

Julien, sans se troubler, reprit la conversation où il l'avait laissée.

« Je crois, acheva-t-il, que pour le moment vous n'avez qu'à attendre. Tout ce que vous pourriez tenter contre cet homme n'aurait d'autre résultat que de le faire parler. Il faut continuer à céder et agir comme il l'exige. Il est regrettable que vous deviez lui donner cet argent...

— Oh! pour l'argent, cela m'est égal! déclara-t-elle. Du moment que je peux le payer... Une fois Mme Denisse guérie, je partirai très loin, là où il ne pourra pas me rejoindre. Si seulement j'étais sûre que d'ici là il ne reviendra pas aux Lilas, qu'il ne tentera pas d'entrer comme il l'a déjà fait...

— Pour cela, vous pouvez être tranquille : il ne reviendra pas, je vous le promets. Quant à partir, vous avez le temps d'y penser. J'espère bien d'ici là

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avoir trouvé un moyen de vous délivrer de ce chantage. Il faut seulement me laisser réfléchir.

— Et de votre côté vous me promettez de ne rien dire à personne?

— Bien sûr que non! fit-il en lui serrant la main. Ne dites rien vous-même, surtout : on pourrait ne pas comprendre. Mme Denisse est trop âgée; Claude est un excellent garçon, mais assez strict sur certains points... Que cela reste un secret entre nous deux.

Je vous le promets », dit-elle.Sylvie regagna sa chambre. Elle était soulagée de

ne plus se sentir seule : si Constant essayait de revenir, il trouverait à qui parler. Julien l'avait approuvée : elle ne se demandait plus maintenant si elle avait bien fait d'agir comme elle l'avait fait : le risque qu'elle courait était grave; elle n'avait aucun moyen d'échapper au chantage. En somme il ne s'agissait que d'une question d'argent — et qui ne durerait pas toujours.

Cependant elle n'était pas heureuse. Elle pensait à Claude, à leur récente amitié, qui lui avait donné tant de joie. Elle ne pouvait croire qu'il lui en voulût vraiment. Cependant toute l'attitude du jeune homme semblait l'indiquer...

Elle finit par se dire que c'était elle qui l'avait blessé en refusant de se laisser accompagner par lui; c'était donc à elle de faire le premier pas vers la réconciliation. Mais comment s'y prendre?

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Le lendemain, à table, comme Lou reparlait de promenade, elle prit son courage à deux mains, et s'adressant directement à lande.

« N'auriez-vous pas quelque belle excursion à nous conseiller? demanda-t-elle. J'ai tant aimé cette petite église de Saint-Cyprien! »

Claude hocha la tête.« Je ne vois pas, répondit-il. Nous avons un guide

de la région dans la bibliothèque, vous pourriez le consulter. »

Ce n'était pas très encourageant. Lou suggéra :« II y a bien le château de Plainfonds. Ce n'est

qu'une ruine, mais Sylvie aime les ruines. Il date de je ne sais quel siècle... tu te rappelles, toi, Claude?

— De la fin du Xe. Il reste encore une belle tour et un chemin de ronde.

— Ça vous plairait, Sylvie? demanda Lou. Seulement c'est loin, il faut y aller en voiture. Tu pourrais nous y emmener? »

II répondit sèchement :« Je regrette, mais ces jours-ci je n'ai pas le temps.

Julien peut prendre ma voiture et vous conduire. »La petite fille protesta.« Ce ne sera pas la même chose. Toi, tu sais toutes

les histoires; Julien, lui, ne connaît pas le pays.- Julien est un guide beaucoup plus amusant

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que moi. La plupart des gens préfèrent sa compagnie à la mienne.

— Voyons, Claude! fit Julien.— Je sais ce que je dis. Excusez-moi, mais j'ai à

travailler. »Il se leva et sortit de la salle à manger.« On dirait qu'il boude, remarqua Lou. Je ne sais

pas ce qu'il a - lui qui était toujours de bonne humeur! »Sylvie, elle, comprenait. Elle pensait à la veille au

soir, où Claude l'avait trouvée dans le salon avec Julien. Ils ne regardaient même pas la télévision, qui marchait doucement. Ils parlaient à mi-voix, comme deux amis.

Claude avait dû penser qu'elle était retournée au salon pour bavarder un moment avec son camarade. Elle ne voulait pas de sa compagnie à lui : elle préférait celle de Julien! La réflexion qu'il avait faite prouvait assez son amertume.

Mais alors — il était jaloux?Elle en fut d'abord soulagée. La jalousie ne va pas

de pair avec l'indifférence. Elle lui avait fait de la peine, mais elle pouvait lui parler, lui expliquer...

Les jours suivants, elle chercha en vain une occasion de rapprochement. Claude se montrait de plus en plus distant. Il semblait avoir oublié les quelques moments de franche amitié qu'ils avaient connus. Julien, sans le savoir, envenimait les choses;

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une fois ou deux Claude surprit chez lui un regard appuyé fixé sur Sylvie, comme un signe de complicité; il s'empressa de sortir pour les laisser seuls. Entre Sylvie el lui un gouffre se creusait, qu'elle ne savait comment combler.

« A moins, pensait-elle, d'aller le trouver un soir, de lui parler seule à seul... »

Mais cela, elle savait bien qu'elle n'oserait jamais!

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IX

CE FUT Lou, comme toujours, qui reparla de l'excursion au château. Elle en avait assez, déclara-t-elle, de faire toujours les mêmes promenades.

« Tu n'es pas chic, Claude! dit-elle. Tu ne travailles tout de même pas toute la journée. Tu pourrais très bien, si tu voulais...

- Je t'ai déjà dit que je ne pouvais pas.- Et vous, Julien? » Le jeune homme hésita.« Cela m'ennuie de prendre ta voiture de Claude.

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Mais j'irai volontiers faire un tour avec vous dans la forêt. »

Ils allèrent au moulin, sans grand enthousiasme. Julien lui-même était moins bavard que de coutume. Profitant d'un moment où Lou gambadait sur le talus, il se rapprocha de la jeune infirmière.

« Vous avez l'air préoccupée, dit-il. Je pense à vous, au moyen de tout arranger. - Je sais, merci », répondit-elle.

Elle ne pouvait pas lui dire que ce qui la tourmentait, c'était l'attitude de Claude. Elle avait déjà remarqué que les deux jeunes gens, malgré leur camaraderie déjà ancienne, avaient au fond fort peu en commun. Se rapprocher de Julien, c'était s'éloigner de Claude. Mais Julien, lui, connaissait son secret : il pouvait l'aider...

Le dimanche, pendant le dîner, Julien annonça tout à coup qu'il allait être obligé de s'absenter quelques jours.

« Tu sais, dit-il à Claude, que j'ai des affaires importantes à Paris. Je croyais que cela s'arrangerait sans moi, mais je me rends compte maintenant que ma présence est indispensable si je veux mener les choses à bien. »

Claude leva la tête; il ne semblait pas mécontent, au contraire.

« Tu ne m'en avais pas parlé, remarqua-t-il.— Oh! je sais bien que les affaires ne t'intéressent

pas. S'il s'agissait de biologie...

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Tu as l'intention d'y aller quand?- Je voudrais partir dès demain matin; je reviendrai

vers la fin de la semaine.Très bien, je te conduirai à la gare. Tu prendras le

premier train, je suppose?- Oui, c'est le plus pratique.- Eh bien, fit Lou, ça va être gai! Avec qui est-ce

que je parlerai, moi? Claude et Sylvie n'ouvrent pas la bouche! »

Instinctivement, Claude el Sylvie échangèrent un regard. Ce ne fui qu'un éclair, car d'un commun accord tous deux détournèrent vivement les yeux.

« Tu parleras toute seule, Lou, plaisanta Julien. Je suis sûr que tu trouveras beaucoup de choses à te dire! »

Après le dîner, il lit signe à Sylvie qu'il désirait la voir. C'était facile, puisqu'il restait seul dans le salon après le départ des deux autres. Elle le trouva, non pas assis devant la télévision comme de coutume, mais allant et venant d'un air soucieux.

« Alors vous partez? demanda-t-elle.- Oh! quelques jours seulement, j'y suis obligé.

Mais ne craignez rien, Sylvie, cet individu ne reviendra pas aux Lilas. Vous irez le trouver jeudi, comme chaque semaine; pour le moment je n'ai pas encore le moyen d'agir contre lui.

- Ce moyen, vous pensez l'avoir un jour?— J'en suis sûr; à dire vrai, c'est un peu dans

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ce but que je vais à Paris. Je ne puis rien vous expliquer pour le moment : j'ai une idée, que je crois bonne. Je suis désolé de vous laisser seule, mais vous savez que vous pouvez compter sur moi. »

Elle le remercia encore. Décidément elle s'était trompée sur son compte : il valait mieux qu'il n'en avait l'air. Elle lui souhaita bon voyage et la réussite de ses projets.

« Oh! je crois que tout ira bien! dit-il en souriant.— En tout cas, revenez vite; malgré tout, en

votre absence je me sentirai un peu inquiète.— Puisque je vous dis qu'il ne se passera rien! »

Quand Sylvie alla prendre son petit déjeuner, lelendemain matin, les deux jeunes gens étaient partis

pour la gare. A midi, le repas fut silencieux. Claude interrogea Sylvie, professionnellement, sur la santé de sa grand-mère.

« J'ai eu l'impression qu'hier elle n'était pas très bien. Je me demande si ses nombreuses visites ne l'ont pas fatiguée.

- Je crois, répondit Sylvie, qu'en fait c'est l'immobilité qui commence à lui peser un peu. Nous avons beau la changer de place, lui faire faire quelques pas dans le jardin, ce n'est pas suffisant pour une personne aussi active.

— Le médecin a dit qu'on lui enlèverait bientôt son plâtre, n'est-ce pas?

— Oui, mais les derniers jours sont toujours

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les plus pénibles, surtout chez ce genre de malades. Cela ne doit pas vous étonner.

— Vous connaissez ces cas mieux que moi, répondit-il.

— Oui, mais je sais que cela vous intéresse, même en dehors du fait qu'il s'agit de votre grand-mère. Ne m'avez-vous pas dit que vous aviez songé à devenir médecin? »

Elle espérait lui rappeler leurs bonnes conversations du début, le moment où, abandonnant sa réserve, il commençait à se laisser un peu aller avec elle. Mais Claude ne voulait pas se souvenir.

« II y a longtemps que je n'y pense plus », répondit-il d'un ton qui coupait court à toute ouverture.

Sylvie s'efforça de dominer sa peine et d'amuser Lou pendant leur promenade. La petite fille adorait les histoires d'hôpital, les réflexions naïves des malades, les bévues des apprenties infirmières. Sylvie lui décrivit Mme Vernet, la directrice, toujours sévère, guettant du coin de l'œil le moindre manquement. Elle soupira : l'idée d'un manquement lui rappelait sa propre désobéissance avec ses conséquences présentes.

« Vous ne l'aimiez pas, cette méchante femme? demanda Lou.

— Elle n'était pas méchante; je ne l'ai jamais vue commettre une injustice. J'avais un peu peur d'elle, comme toutes les stagiaires.

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— Vous ne lui faisiez pas de farces, comme j'en fais, moi, à Mlle Madeleine?

— Les élèves infirmières sont déjà de grandes personnes, Lou. Elles ne font pas de niches comme les enfants.

— Vous croyez que les grandes personnes n'en font pas? Je suis bien sûre que grand-mère vous jouerait des tours, si elle ne vous aimait pas tant.

- Que me ferait-elle, par exemple?- Je ne sais pas, moi : elle vous cacherait votre

seringue, ou bien elle tirerait le cordon de votre tablier. Elle est très gaie, grand-mère, vous savez! »

A la pensée de Mme Denisse lui jouant des tours, Sylvie ne put s'empêcher de rire. La promenade se termina gaiement. Au retour, la malade raconta ses visites; elle avait une façon à elle d'imiter les gens, sans méchanceté, mais avec un sens aigu de l'observation.

Pendant le dîner, Sylvie s'efforça de bavarder avec la petite fille. Puis, sitôt celle-ci couchée, elle se retira pour éviter un tête-à-tête avec Claude, qui se croirait peut-être obligé de lui tenir compagnie, maintenant que Julien n'était plus là.

Elle entrait dans le bureau quand elle entendit contre son volet un léger grattement. Troublée, elle s'approcha de la fenêtre : aucun doute n'était possible : le bruit devenait plus fort. Saisie d'une appréhension qui lui serrait la gorge, elle ouvrit la fenêtre et écarta le volet. Un homme était là,

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Il sauta à terre et disparut.

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accroché à l'appui de la croisée. Il jeta un papier dans la chambre, sauta à terre et disparut.

Sylvie n'avait pas eu besoin de le voir longtemps pour le reconnaître. Elle prit la feuille d'une main tremblante et referma vivement le volet. Puis elle s'assit sur son divan, haletante, le papier à la main.

Que lui voulait-il? Elle n'osait pas allumer pour le savoir. Elle resta là un long moment, immobile dans la nuit, tenant ce billet qui semblait lui brûler les doigts. Enfin elle se décida, tourna le bouton électrique et déplia la lettre.

C'était une feuille de papier quadrillé, semblable à la première, écrite de la même main malhabile et enfantine. Elle portait seulement les mots : A jeudi.

Pas de signature : c'était inutile. Elle relut le billet plusieurs fois, ne comprenant pas. Pourquoi Constant éprouvait-il le besoin de lui confirmer le jour de leur rendez-vous? Avait-il appris le départ de Julien? Cherchait-il à lui prouver qu'il pouvait maintenant sans crainte rôder autour de la maison et pénétrer dans le parc à son gré? Voulait-il insinuer qu'elle était désormais à sa merci, qu'elle devrait en passer par toutes ses volontés puisqu'elle n'avait plus personne pour la défendre?

Mais que pouvait-il lui demander de plus? Il savait bien qu'en lui remettant la moitié de son

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salaire elle faisait déjà beaucoup. Avait-il l'intention d'exiger le tout? Il devait comprendre que ce n'était pas possible...

Si Julien avait été là, elle serait allée le trouver pour lui demander conseil. Ils auraient envisagé ensemble les exigences possibles du misérable. Mais Julien était à Paris; il ne rentrerait pas avant la fin de la semaine. Elle était seule — seule avec son angoisse et sa peur.

Les deux journées qui suivirent furent deux journées de cauchemar. Sylvie ne parvenait plus à dissimuler sa nervosité à Mme Denisse. La vieille dame lui demanda encore une fois, avec bonté, si elle avait des ennuis. Sur la réponse négative de la jeune infirmière, elle insista :

« Il faut être gaie, Sylvie : c'est une grande force dans la vie... »

Le jeudi soir, Sylvie prit l'argent qu'elle devait remettre à Constant et se rendit au village. Elle pensait au billet qu'il lui avait lancé par la fenêtre; cela ne signifiait peut-être rien, mais malgré tout elle avait peur.

L'homme l'attendait à la même place, derrière la poste. Mais avant même de prendre les billets, il ordonna :

« Suivez-moi, allons un peu plus loin, au tournant de la route. Ici, on peut nous voir du café. Ce soir nous avons à parler sérieusement, ma belle! »

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Le ton était changé, presque menaçant. Elle commença par refuser de l'accompagner.

« Que pouvez-vous avoir à me dire? Voici votre argent; prenez-le et allez-vous-en! »

II ricana :« Vous avez peur de venir avec moi? Ne craignez

rien, je ne vous ferai pas de mal. Nous faisons des affaires ensemble, pas vrai? »

Comme elle hésitait, il la saisit par le bras et l'entraîna. Elle n'osa pas résister, craignant d'attirer l'attention du cafetier et des quelques buveurs qui pouvaient les entendre. Ils arrivèrent au tournant de la route où un buisson les mettait à l'abri des regards.

« Là! fit-il, ici nous serons mieux pour parler. Ou plutôt pour que je parle, car de votre côté vous n'aurez pas grand-chose à dire. Vous avez bien compris que maintenant vous êtes obligée de m'obéir, n'est-ce pas? Aux Sablons tout va mal; le 21 ne se tirera pas d'affaire. Si on apprend que vous êtes la cause de son accident, vous serez dans de beaux draps, ma petite!

- Mais je n'ai pas..., balbutia-t-elle.Vous êtes allée dans la chambre en cachette, et

nous sommes deux à le savoir. »Elle pensa à ce que lui avait dit Julien : « C'est toute

votre carrière qui est en jeu. » Elle aurait pu, elle, s'exagérer la gravité de la situation. Mais lui! un homme qui connaissait la vie...

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salaire elle faisait déjà beaucoup. Avait-il l'intention d'exiger le tout? Il devait comprendre que ce n'était pas possible...

Si Julien avait été là, elle serait allée le trouver pour lui demander conseil. Ils auraient envisagé ensemble les exigences possibles du misérable. Mais Julien était à Paris; il ne rentrerait pas avant la fin de la semaine. Elle était seule — seule avec son angoisse et sa peur.

Les deux journées qui suivirent furent deux journées de cauchemar. Sylvie ne parvenait plus à dissimuler sa nervosité à Mme Denisse. La vieille dame lui demanda encore une fois, avec bonté, si elle avait des ennuis. Sur la réponse négative de la jeune infirmière, elle insista :

« II faut être gaie, Sylvie : c'est une grande force dans la vie... »

Le jeudi soir, Sylvie prit l'argent qu'elle devait remettre à Constant et se rendit au village. Elle pensait au billet qu'il lui avait lancé par la fenêtre; cela ne signifiait peut-être rien, mais malgré tout elle avait peur.

L'homme l'attendait à la même place, derrière la poste. Mais avant même de prendre les billets, il ordonna :

« Suivez-moi, allons un peu plus loin, au tournant de la route. Ici, on peut nous voir du café. Ce soir nous avons à parler sérieusement, ma belle! »

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Le ton était changé, presque menaçant. Elle commença par refuser de l'accompagner.

« Que pouvez-vous avoir à me dire? Voici votre argent; prenez-le et allez-vous-en! »

II ricana :« Vous avez peur de venir avec moi? Ne craignez

rien, je ne vous ferai pas de mal. Nous faisons des affaires ensemble, pas vrai? »

Comme elle hésitait, il la saisit par le bras et l'entraîna. Elle n'osa pas résister, craignant d'attirer l'attention du cafetier et des quelques buveurs qui pouvaient les entendre. Ils arrivèrent au tournant de la route où un buisson les mettait à l'abri des regards.

« Là! fit-il, ici nous serons mieux pour parler. Ou plutôt pour que je parle, car de votre côté vous n'aurez pas grand-chose à dire. Vous avez bien compris que maintenant vous êtes obligée de m'obéir, n'est-ce pas? Aux Sablons tout va mal; le 21 ne se tirera pas d'affaire. Si on apprend que vous êtes la cause de son accident, vous serez dans de beaux draps, ma petite!

- Mais je n'ai pas..., balbutia-t-elle.Vous êtes allée dans la chambre en cachette, et

nous sommes deux à le savoir. »Elle pensa à ce que lui avait dit Julien : « C'est toute

votre carrière qui est en jeu. » Elle aurait pu, elle, s'exagérer la gravité de la situation. Mais lui! un homme qui connaissait la vie...

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« Alors? interrogea-t-elle d'une voix étranglée.— Alors, ce que vous me donnez là, ce n'est pas

grand-chose pour acheter mon silence. 11 va falloir faire davantage.

— Vous savez bien que je ne peux pas. Même ainsi, j'arriverai difficilement à m'en tirer. Je ne suis pas riche, je gagne ma vie... »

Il se rapprocha; elle sentait contre son visage cette haleine répugnante.

« II n'y a pas que votre argent... La personne que vous soignez, Mme Denisse, possède de très beaux bijoux... »

Comment Constant pouvait-il le savoir?

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Mme Denisse ne mettait ses bijoux qu'après le déjeuner; elle les ôtait au moment de regagner son lit. Constant était donc venu épier aussi pendant la journée?

« Vous avez vu..., balbutia-t-elle.— J'ai vu beaucoup plus de choses que vous ne

croyez. Je sais que c'est vous qui sortez les bijoux du coffre, vous qui les y remettez le soir... »

Elle ne pouvait pas nier : il savait tout. Sans doute avait-il regardé par la fenêtre du bureau, au moment où elle prenait ou rangeait la boîte.

« Mme Denisse, poursuivit Constant, vous confie sa clef; elle vous a donné la combinaison du coffre. En somme vous pouvez prendre tout ce que vous voulez... »

Sylvie commençait à comprendre. Une sueur froide perlait le long de son dos.

« Je ne suis pas exigeant, dit Constant, je ne vous demande pas tout. Mais parmi ses bijoux Mme Denisse possède une rivière de diamants... »

Cette rivière, Sylvie la connaissait : Mme Denisse la lui avait montrée une fois, quelques jours après son arrivée. C'était un objet de valeur inestimable, jadis offert au père de Mme Denisse par un maharadjah dont il avait sauvé la vie au cours d'un séjour aux Indes. Ce bijou-là, Mme Denisse l'avait porté jadis, dans de grandes occasions; maintenant il dormait dans une boîte spéciale, tout au fond du coffre. C'était à cause de lui surtout que Claude

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conseillait toujours à sa grand-mère de se procurer un nouveau coffre, moins accessible aux

voleurs-Comment Constant connaissait-il l'existence de cette rivière? Jamais Sylvie n'y avait louché depuis le jour où sa malade la lui avait fait admirer, il y avait de cela plusieurs semaines.

« La rivière me suffira, dit Constant. Quand vous me l'aurez donnée, je ne vous demanderai plus rien, pas même ce que vous me remettiez jusqu'ici. Vous n'entendrez plus jamais parler de moi. C'est ce que vous souhaitez, n'est-ce pas? »

Sylvie était si bouleversée qu'elle ne trouvait pas un mot à lui répondre.

« Je comprends, continua le misérable, vous avez peur qu'on ne vous soupçonne. Mais j'ai pensé à cela aussi : vous ne risquez rien. Cette rivière de diamants, Mme Denisse ne la porte jamais. Il se passera longtemps, très longtemps, avant qu'on s'aperçoive de sa disparition. A ce moment-là vous aurez quitté la maison... A supposer que la police fasse des recherches de votre côté, elle ne pourra retrouver 'ni le bijou que vous n'aurez jamais eu, ni l'argent que vous aurait procuré sa vente... » Sylvie avait l'impression de vivre un cauchemar. Elle entendait tout ce qu'il lui disait dans une sorte de brouillard, comme si les mots ne parvenaient pas complètement jusqu'à elle.

« D'ailleurs, expliquait Constant, soyez

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tranquille, personne ne pensera à vous. Le coffre-fort de Mme Denisse ne vaut pas grand-chose : le cambrioleur le plus novice en viendrait à bout. Elle se dira qu'elle ne l'a pas changé assez tôt, voilà tout... »

Elle ne répondait toujours pas. Tout à coup Constant lui déclara brusquement :

« De toute façon, je ne vous demande pas votre avis, déclara-t-il d'une voix rude. Il me faut les diamants ou sinon... »

II fit un geste menaçant et s'éloigna. Elle s'aperçut alors qu'il n'avait même pas pris les billets qu'elle lui destinait.

Elle reprit le chemin des Lilas, marchant comme un automate, essayant en vain de rassembler ses idées. Constant avait-il dressé son plan dès le début? Avait-il toujours eu l'intention d'attirer peu à peu Sylvie dans cet engrenage diabolique? Elle ne le croyait pas : son attitude, les premiers jours, était presque humble : il cherchait seulement à lui soutirer un peu d'argent. Puis il s'était enhardi, renseigné elle ne savait comment : il avait appris l'existence des diamants et celle du coffre. A partir de ce moment, il avait commencé à parler plus haut.

Avait-il jamais cru qu'elle ferait ce qu'il lui demandait? Elle s'était laissé voler par lui — mais elle n'avait jamais volé personne! De toute sa vie elle n'avait fait tort d'un franc à qui que ce fût.

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Quant à dévaliser Mme Denisse, qu'elle aimait, qui lui faisait confiance! Elle eût préféré mourir.

A présent, Sylvie n'avait qu'une solution : ne plus revoir Constant, le laisser exécuter sa menace. Il parlerait : l'enquête suivrait son cours; on viendrait interroger Sylvie aux Lilas. Peut-être parviendrait-elle à se disculper de l'accusation la plus grave, celle d'avoir mis en danger la vie d'un malade. Encore n'était-ce pas sûr... Et que penserait Mme Denisse? Que penserait Claude?

Tout à coup elle eut une autre idée. Si elle disparaissait dès maintenant, si Constant ne savait plus où la trouver, parlerait-il? Il n'avait aucune raison de soulever un scandale qui resterait sans bénéfice pour lui. Il la rechercherait peut-être quelque temps, puis se lasserait. Il n'avait pas les moyens de poursuivre bien loin ses recherches.

Oui, c'était là ce qu'elle devait faire : partir. Demain elle téléphonerait aux Sablons; elle dirait qu'elle était souffrante et demanderait qu'on lui envoie d'urgence une remplaçante. Dès que celle-ci serait arrivée, elle ferait sa valise et prendrait le premier train pour Paris. Elle écrirait à ses parents de ne pas se tourmenter, qu'elle avait trouvé une place en Angleterre. Elle avait justement une amie là-bas, Florence, qui faisait des gardes privées dans la colonie française de Londres. Elle irait la trouver; Florence l'aiderait à se débrouiller.

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Sa résolution prise, elle se sentit plus tranquille. L'argent qu'elle n'avait pas donné à Constant ce soir-là lui servirait à payer son voyage. Elle échapperait au scandale de l'enquête, elle recommencerait sa vie à zéro.

Si elle s'était doutée, le soir où elle redescendait chercher l'épingle de Bernadette, que cette infraction somme toute vénielle entraînerait de telles conséquences...

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X

LONGTEMPS, avant de s'endormir, Sylvie examina les détails de son départ. Le plus difficile, pour elle, serait de l'expliquer à Mme Denisse. Mais celle-ci, à plusieurs reprises, s'était inquiétée de la santé de la jeune fille. Sylvie pouvait dire qu'elle était réellement malade et ne se sentait plus capable d'assumer la responsabilité de son travail. Mme Denisse était trop clairvoyante pour ne pas suspecter qu'il existait une autre raison, mais elle était aussi trop discrète pour demander laquelle. Quant à Claude... Sylvie ne voulait pas se poser

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la question. Sans doute serait-il heureux de ne plus la voir. Peut-être se lierait-il d'amitié avec la nouvelle infirmière...

Et Julien? Comment pouvait-elle le prévenir? Elle ignorait son adresse à Paris. Elle pourrait lui écrire de Londres, en lui disant ce qui s'était passé et en le priant de n'en parler à personne. S'il avait été là, il aurait peut-être, lui, trouvé une autre solution à son problème. Mais elle ne pouvait pas courir le risque d'aï tendre son retour.

Avant de se coucher, Sylvie rangea ses vêlements dans sa valise et mil celle-ci sous le divan, à sa portée. Elle voulait être prête à partir le plus tôt possible, aussitôt que sa remplaçante arriverait. Dès le matin, elle annoncerait sa résolution à Mme Denisse et téléphonerait aux Sablons.

Pendant plusieurs heures, les yeux ouverts dans l'obscurité, elle retourna ses pensées dans sa tête. Pour l'Angleterre elle n'avait pas besoin de passeport... Son amie lui avait écrit que par l'ambassade de France elle arriverait à trouver du travail. Il ne s'agissait que d'échapper à Constant, ensuite elle aviserait... Personne, sauf ses parents, ne saurait où elle se trouvait; elle était bien sûre que le maître chanteur ne parviendrait pas à la rejoindre...

Elle dut somnoler quelques heures. Puis tout à coup elle sursauta, alertée par un léger bruit. Elle pensa aussitôt à Constant et tourna les yeux

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vers la fenêtre. Un rayon de jour filtrait à travers les fentes des volets. Mais elle s'aperçut aussitôt que le .bruit ne venait pas de là : il venait de la pièce voisine. Sylvie laissait la porte entrouverte toute la nuit entre la chambre et le bureau, afin de pouvoir répondre à un appel éventuel de la malade. Jamais encore le fait ne s'était produit. Mais aujourd'hui...

La jeune fille sauta sur ses pieds et courut vers le lit de Mme Denisse. Celle-ci s'agitait sur son oreiller; elle était encore sous l'effet de son somnifère et prononçait des paroles confuses, qui ne semblaient avoir aucun sens. La jeune infirmière se pencha vers elle.

« Sylvie... c'est vous?— Oui, c'est moi, madame... Ne craignez rien, je

suis là. Vous ne vous sentez pas bien? »Le visage s'éclaira d'un sourire. On commençait à y

voir clair dans la chambre : sans avoir besoin d'allumer, Sylvie s'aperçut que les joues de la malade étaient très rouges. Elle prit sa main, qu'elle trouva brûlante.

« Elle a la fièvre! » pensa-t-elle avec effroi.C'était la complication que le médecin redoutait

depuis le début. Il avait laissé un médicament à administrer en pareil cas; Sylvie courut le chercher dans la salle de bains, en versa quelques gouttes dans un verre et souleva la tête de Mme Denisse pour la faire boire. Celle-ci reprenait conscience

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peu à peu : elle regarda la jeune fille avec amitié. « Qu'ai-je donc? lui demanda-t-elle. Ma tête me fait mal... il me semble que j'ai de la difficulté à respirer...

— Vous avez un peu de fièvre, ce ne sera rien. Je vous ai donné ce qu'il fallait. Essayez de vous rendormir. »

Mme Denisse lui prit la main et la serra.« Je suis tranquille, puisque vous êtes près de moi,

Sylvie. »Elle se laissa retomber sur son oreiller et ferma les

yeux. La jeune infirmière regarda l'heure au réveil placé sur là labié de chevet : il était un peu plus de six heures.

« II faut que j'appelle le médecin, pensa-t-elle. Mais la maison n'a pas l'automatique, et la poste n'est pas encore ouverte... Moi, je ne peux pas quitter la malade... Emma est trop âgée pour courir jusque chez le médecin... »

II ne restait que Claude. Sylvie devait éveiller le jeune homme sans tarder.

La pression de la main de Mme Denisse se relâchait; Sylvie en profita pour dégager doucement la sienne. Elle retourna dans le bureau, enfila vivement un peignoir, des pantoufles, et s'élança dans l'escalier.

Claude devait avoir le sommeil léger, car dès le premier coup frappé à sa porte, une voix interrogea :

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« Qu'est-ce que c'est? Entrez! »Sylvie poussa le battant et s'arrêta sur le seuil.« C'est votre grand-mère. Elle ne va pas bien. Il faut

aller chercher le médecin tout de suite. »Claude avait déjà sauté à bas du lit. Tout en enfilant

un pantalon par-dessus son pyjama, il questionna :« Qu'a-t-elle donc? C'est grave?— J'espère que non, mais le médecin redoutait cet

accès de fièvre subit. Je préfère qu'il la voie le plus tôt possible. »

Claude enfilait des sandales et courait vers la porte. Sylvie descendit l'escalier derrière lui et retourna auprès de Mme Denisse. Celle-ci s'était assoupie de nouveau, mais elle respirait difficilement, avec une sorte de râle. Sylvie prit sa température : près de 39°.

La jeune fille entendit la voiture sortir du garage et rouler sur le gravier. La grille du parc n'était pas fermée. Le médecin, heureusement, n'habitait pas loin; il viendrait certainement sans délai.

Au bout d'un moment, Sylvie entendit la voiture revenir et s'arrêter devant la maison. Des pas rapides gravirent le perron; un instant plus tard le médecin, suivi de Claude, entrait dans la chambre.

Il prit le pouls de la malade et l'observa en hochant la tête.

« Température, combien?— 38° 9.

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— Donnez-moi une serviette, je vais l'ausculter.»

Sylvie obéit; le médecin se pencha sur la poitrine de Mme Denisse. Les deux autres le regardaient en silence. Puis il se releva.

« Vous lui avez donné le médicament que je vous avais laissé?

- Oui, docteur, dès que j'ai constaté qu'elle avait de la lièvre.

- Vous ave/ bien fait : plus vile on peut agir, mieux cela vaut. »

II leur fit signe de le suivre dans le bureau.« Elle fait une infection? interrogea la jeune

infirmière.Malheureusement oui : une petite complication

pulmonaire. A son âge, c'est fréquent; je l'ai craint depuis le début, j'espérais l'éviter en lui permettant de se lever un peu. Maintenant il faut recourir aux moyens énergiques. Claude, allez, je vous prie, chercher tout ceci chez le pharmacien; je ferai une première piqûre et Mlle Sylvie en fera une autre toutes les quatre heures. »

Claude partit aussitôt, emportant l'ordonnance; le médecin resta seul avec Sylvie.

« Vous pensez que c'est grave, Docteur?- Grave, oui... J'espère que nous l'en tirerons, mais

je. ne peux rien dire pour le moment. Chez une personne de cet âge, il y a toujours un risque

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que le cœur flanche. Heureusement, je sais qu'avec vous elle est entre bonnes mains. Je vais vous aider à la relever sur ses oreillers; il faut qu'elle reste presque assise. Vous ouvrirez la fenêtre toute grande pour qu'elle ait beaucoup d'air. Avant tout, évitez qu'elle ne s'agite; pas de contrariétés, parlez-lui, distrayez-la de Votre mieux. En pareil cas, l'infirmière est plus utile que le médecin.

- Dois-je la laisser à la diète?- Pas complètement; nous devons éviter qu'elle ne

s'affaiblisse. Donnez-lui des aliments liquides : du lait, du bouillon... »

Claude revint avec les médicaments; il avait éveillé le pharmacien, qui était descendu avec lui dans l'officine. Sylvie avait déjà fait bouillir seringue et aiguille; le médecin fit la première piqûre, puis se retira.

« Je reviendrai dans l'après-midi, promit-il. Surveillez la température, appelez-moi si la fièvre augmentait. »

Les deux jeunes gens restèrent seuls avec la malade.

« Allez vous habiller, Claude, dit doucement Sylvie. Je vous appellerai si j'ai besoin de vous. »

II obéit. Sylvie fit elle-même sa toilette et s'habilla. Mme Denisse sommeillait toujours. Un moment plus tard on entendit Emma descendre de sa chambre, puis aller et venir dans la cuisine. Sylvie lui demanda de faire du bouillon. Le lait posait

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un problème : Mme Denisse l'avait en horreur. Sylvie fit préparer un caramel très fort et y versa le lait bouillant, qui prit aussitôt une teinte dorée. Un moment plus tard, quand la malade ouvrit les yeux, Sylvie lui proposa son caramel. Mme Denisse en but quelques gorgées, puis leva les yeux.

« Ce n'est pas mauvais, ce que vous me donnez là », déclara-t-elle.

Le problème de l'alimentation était résolu. « Un des plus importants pour un malade », disait le professeur de diététique... Sylvie le constatait une fois de plus.

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Mme Denisse demanda ce qu'elle avait eu; Sylvie lui expliqua que c'était un petit accès de fièvre.

« II me semble avoir vu le médecin... est-ce que j'ai rêvé?

- Non, il est venu, en effet; il reviendra cet après-midi. »

Un peu plus tard, Lou fit irruption en coup de vent, comme toujours.

« Que se passe-t-il? Grand-mère est malade? Pourquoi ne m'a-t-on pas prévenue?

— Parce que cela n'aurait servi à rien.— Mais Claude est allé chercher le médecin?

Emma me l'a dit. »Sylvie inclina la tête.« Alors vous l'avez éveillé, lui? Pourquoi pas moi?»Sylvie constata que Mme Denisse commençait à

s'agiter.« Chut, Lou, ne faites pas de bruit, votre grand-

mère a besoin de repos. Vous voyez bien que Claude est allé travailler, lui.

Claude travaille toujours. Moi, je peux tenir compagnie à grand-mère. N'est-ce pas, grand-mère, que je peux rester avec toi? »

Sylvie sourit.« Dans la chambre d'un malade, Lou, c'est

l'infirmière qui commande. Allez jouer sagement; vous reviendrez voir votre grand-mère cet après-midi. »

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Lou obéit en rechignant. Mme Denisse tourna la tête vers Sylvie.

« Vous en imposez même à notre « Poison » ! Vous êtes merveilleuse, ma petite Sylvie... Je ne sais pas ce que j'ai, mais avec vous je me sens tellement tranquille... »

Pour la première fois depuis le matin, Sylvie pensa tout à coup qu'elle aurait dû être en train de téléphoner aux Sablons et d'attendre sa remplaçante.

De départ, il ne pouvait plus être question. Mme Denisse avait besoin d'elle, et d'elle personnellement. Quand un malade s'est attaché à son infirmière, un changement peut être néfaste. Sylvie ne se demandait même pas ce qu'elle devait faire : elle restait, voilà tout.

Pendant toute la journée, elle se tint au chevet de la malade. Il n'y avait pas seulement les piqûres et les médicaments, l'alimentation, les soins de toilette. On devait, avait dit le médecin, éviter que la malade s'agitât. Pour cela il fallait guetter les moments où elle sortait de sa torpeur et lui parler de choses sans importance, mais capables de retenir son attention : les réflexions amusantes de Lou, la pousse des azalées dans les massifs.

Quand le médecin revint, il déclara que l'état était stationnaire. La malade n'allait pas plus mal, mais il fallait redouter une crise vers le matin,

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comme la première. Mme Denisse pouvait avoir une sensation d'étouffement; en ce cas il fallait lui administrer aussitôt le même médicament que la veille.

« Ne craignez rien, docteur, dit Sylvie, je ne la quitterai pas. »

Elle avait remarqué que, dès qu'elle s'éloignait, Mme Denisse donnait des signes d'inquiétude. Elle demanda donc à Emma de lui apporter son dîner dans la chambre de la malade. Dès que Claude et Lou eurent fini le leur, ils vinrent demander des nouvelles.

« J'ai envie d'apporter votre divan ici, dit Claude, pour que vous puissiez au moins vous allonger un peu.

— C'est inutile, je risquerais de m'endormir. Je préfère rester dans le fauteuil.

— Mais vous aurez froid : la température baisse toujours pendant la nuit. Prenez au moins une couverture.

— Ne vous inquiétez pas pour moi; j'ai l'habitude.»Il alla malgré tout chercher une couverture et

rapporta de la cuisine une lampe à alcool sur laquelle on pouvait mettre une petite casserole.

« J'ai dit à Emma de vous préparer du café, dit-il; vous le ferez chauffer si vous en sentez le besoin. »

Il hésita un instant. « Vous ne voulez pas que je veille avec vous? »

demanda-t-il enfin.

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Elle en fut touchée.« Mais non, Claude, c'est mon métier, j'ai l'habitude

de veiller des malades. Je ferai le nécessaire, n'ayez pas peur.

- Oh! je sais... Mais si vous aviez besoin de moi, appelez-moi, n'est-ce pas?

Je vous le promets. »II allait s'éloigner quand Lou le rappela. « Tu ne

dis pas à Sylvie que tu as reçu une lettre de Julien.- C'est vrai, Julien m'a écrit qu'il était retenu : il

doit rester à Paris un peu plus longtemps qu'il ne l'avait dit. Mais il vous l'a peut-être écrit aussi à vous? ajouta-t-il avec un effort.

- Julien n'a aucune raison de m'écrire; ce qu'il fait ne me regarde, pas, répondit-elle.

- A vrai dire, ajouta Claude, j'aime autant qu'il ne soit pas là : avec grand-mère malade, la maison a besoin de calme. »

Elle balbutia qu'il avait raison. Mais cette nouvelle la bouleversait. Elle aurait voulu demander à Claude si Julien fixait une autre date pour son retour; elle n'osa pas lui poser la question de peur de trahir son trouble. Puisqu'elle ne pouvait pas partir si Julien n'était pas là avant le prochain rendez-vous prévu avec Constant __ que ferait-elle?

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Elle essaya de réfléchir, blottie dans son fauteuil, les yeux fixés sur le visage congestionné de la malade. Sans Julien pour la conseiller, quelle défense avait-elle contre Constant? Aucune. Arriverait-elle à le persuader qu'il perdait son temps, que jamais, fût-ce pour sauver sa vie, elle ne trahirait la confiance qu'on avait en elle — que jamais elle ne deviendrait une voleuse?

Oh! si elle avait pu s'enfuir comme elle le préméditait! Elle se répétait maintenant qu'une fois elle disparue, Constant aurait compris, que tout serait rentré dans l'ordre...

A ce moment, Mme Denisse poussa un gémissement; son visage se contracta. Sylvie s'approcha d'elle et lui prit la main; dans son demi-sommeil la malade lui serra les doigts.

« Vous êtes là, Sylvie? Vous êtes près de moi?— Oui, madame, je suis là. Je ne vous quitte pas,

n'ayez pas peur. »Elle s'occuperait de ses problèmes plus tard. Pour le

moment, rien n'existait pour elle que sa malade.

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XI

ASSISE à côté de Mme Denisse, Sylvie la regardait manger avec appétit son petit déjeuner. La veille au soir, le médecin avait déclaré que la crise était passée, la malade hors de danger. Pour la première fois depuis trois jours, la jeune infirmière avait pu se coucher : l'extrême fatigue aidant, elle avait dormi dix heures d'affilée, d'un sommeil sans rêves.

Au réveil, les soucis l'avaient assaillie de nouveau. On était jeudi — le jour où elle devait retrouver Constant. Jusqu'à la veille au soir, elle

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avait follement espéré que Julien reviendrait, qu'elle pourrait lui demander conseil avant ce dernier rendez-vous. Peut-être même y serait-il venu avec elle : il aurait su, lui, convaincre Constant que jamais elle ne ferait ce qu'il lui demandait, qu'il devait, faute de mieux, se contenter de ce qu'elle lui avait donné jusque-là-Mais Julien n'était pas revenu; Claude ne parlait pas de son retour. Avait-il reçu d'autres nouvelles? Elle n'osait pas le lui demander. Les affaires qu'allait régler Julien prenaient évidemment plus de temps qu'il ne l'avait cru. Il ne pouvait pas soupçonner l'étau qui, depuis son départ des Lilas, se resserrait autour de Sylvie.

Mme Denisse posa sa tasse et poussa un soupir de satisfaction.

« Savez-vous que j'avais faim? C'est bon signe, n'est-ce pas, Sylvie?

— Le meilleur de tous! répondit la jeune fille en souriant. Aujourd'hui vous êtes vraiment vous-même.

— A cela près que je dois être affreuse! Je n'ose même pas me regarder dans la glace. Vous arrangerez un peu mes cheveux, n'est-ce pas?

— Je vous ferai très belle, soyez tranquille! » Le retour de la coquetterie était un bon signe, lui aussi. Sylvie regarda la malade avec attendrissement. Oui, elle était vraiment sauvée!

On frappa à la porte; Claude et Lou entrèrent

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dans la chambre. Mme Denisse leur annonça qu'elle avait passé une excellente nuit.

« Sylvie va aller prendre son petit déjeuner avec vous, ajouta-t-elle. Je veux qu'elle se détende un peu, après toutes ces heures sans repos. »

Lou intervint.« Le docteur dit que c'est grâce à elle que tu t'es

tirée d'affaire, grand-mère! »Mme Denisse prit la main de Sylvie.« Je le sais bien, dit-elle affectueusement. Et je ne

l'oublierai jamais! D'ailleurs, pour qu'elle ne l'oublie pas non plus, j'ai une petite surprise pour elle. Mais chut! personne ne saura rien avant que le moment soit venu! »

Les trois jeunes gens passèrent dans la salle à manger. C'était la première fois qu'ils se retrouvaient ensemble, délivrés de l'angoisse qui pesait sur eux depuis plusieurs jours.

« Grand-mère va vous faire une surprise. Vous n'avez pas idée de ce que c'est, Sylvie? - Pas la moindre, répondit la jeune fille.

— Moi non plus. Mais j'ai bien hâte de Je savoir — pas vous? »

Claude, lui, semblait très ému.« Je suis de l'avis du docteur, Sylvie : c'est grâce à

vous, à votre dévouement, que cette crise dangereuse, a été conjurée. Je n'ai pas encore eu l'occasion de vous le dire, mais rnoi non plus, je ne l'oublierai jamais. »

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Sylvie sentit des larmes lui monter aux yeux.« Vous exagérez, dit-elle. Si tout s'est bien passé,

c'est dû évidemment au traitement prescrit par le médecin. Mais aussi, et surtout, à la résistance de votre grand-mère. Quand un malade lutte, il est déjà en bonne voie. Je l'ai constaté plus d'une fois à l'hôpital. Ainsi, l'an dernier... »

Elle détournait la conversation pour dissimuler son émoi. Puisque Claude lui parlait ainsi, c'était qu'il ne lui en voulait pas autant qu'elle l'avait cru. Oh! si elle pouvait lui prouver à quel point son dévouement s'étendait à toute la famille!

Vers onze heures, il y eut un coup de téléphone d'une voisine, Mme Revel, qui voulait avoir des nouvelles. En apprenant que la malade allait beaucoup mieux, elle demanda si on l'autoriserait à faire une petite visite.

« A condition qu'elle soit très courte! spécifiaSylvie.- Oh! je ne resterai pas longtemps, je vous le

promets! »Mme Denisse se montra enchantée à la perspective

de cette visite. Elle avait l'impression de ressusciter.« Mais je vais être obligée de recevoir dans mon lit!

dit-elle en faisant la moue. Je ne suis pas trop affreuse, Sylvie?

- Nous allons vous arranger, vous allez voir. » La toilette achevée, Mme Denisse demanda à

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Sylvie d'aller lui chercher son coffret. Il y avait plusieurs jours qu'elle n'avait porté ses bijoux; en allant les chercher, Sylvie songea avec indignation aux exigences de Constant.

« Quand je pense qu'il m'a crue capable... Les malfaiteurs pensent sans doute que tout le monde est comme eux! »

Elle apporta la boîte à Mme Denisse, qui choisit un collier et des boucles d'oreille. Sylvie allait remporter le coffret, quand la vieille dame l'arrêta. « Non, dit-elle, je n'ai pas fini. Attendez encore un instant.

- Vous voulez encore quelque chose? » demanda la jeune infirmière surprise.

Mme Denisse avait trop de goût pour se couvrir de joyaux. Mais elle sourit mystérieusement. « Rendez-moi la boîte, je vous prie. » Sous les yeux surpris de la jeune fille, elle tira du coffret un objet de forme oblongue, enveloppé de papier de soie. Puis elle fit signe à Sylvie d'approcher.

« Je vous ai dit que j'avais une petite surprise pour vous. Ouvrez ce papier, ma petite fille. »

Sylvie obéit et vit apparaître un ravissant bracelet ancien orné d'améthystes.

« C'est pour vous, dit Mme Denisse — pour vous remercier de m'avoir sauvé la vie. Je sais, je sais, vous allez me dire que vous n'attendiez pas de récompense. Mais j'ai bien le droit, je suppose, de

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me faire un plaisir si j'en ai envie! Est-ce que ce bracelet vous plaît? »

Sylvie contemplait le bijou avec admiration.« Oh ! madame, c'est beaucoup trop beau ! Je ne

veux pas accepter, vraiment...Pourquoi, puisque je vous l'offre? Vous n'avez pas

envie de posséder un souvenir de moi?- Oh! madame! Mais vis-à-vis de votre famille, de

vos petits-enfants...— Je les connais assez pour savoir qu'ils seront

enchantés si j'ai pu vous être agréable. Mettez le bracelet à votre poignet... On croirait qu'il a été

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fait pour vous! Naturellement il n'est pas en valeur avec un uniforme d'infirmière, mais quand vous sortirez, quand vous mettrez une robe du soir, vous le porterez en pensant à moi. »

Sylvie n'imaginait même pas qu'elle pourrait posséder un aussi beau bijou. Il lui semblait qu'elle ne reconnaissait plus son bras ni sa main, tant le bracelet en faisait ressortir la finesse. Elle était encore en train de l'admirer quand Claude et Lou entrèrent dans la chambre.

« Venez voir, mes enfants, ce que je viens de donner à Sylvie. Est-ce que ce n'est pas une bonne idée? Regardez comme ce bracelet lui va bien!

— Tu as parfaitement choisi, grand-mère, déclara Claude.

— Oui, répondit Mme Denisse, les améthystes ressortent toujours mieux sur une peau très blanche. C'est pour cela que votre grand-père me les avait données quand j'étais très jeune, ajouta-t-elle avec un soupir.

— Jamais je n'avais remarque que vous aviez d'aussi jolies mains, Sylvie » ! s'exclama Lou.

Sylvie s'aperçut que Claude regardait aussi ses mains et rougit jusqu'aux oreilles.

Emma entra avec le plateau du déjeuner, qu'elle posa sur le lit.

« Maintenant, Sylvie, dit Mme Denisse, vous pouvez aller ranger mon coffret. Mettez le bracelet avec vos propres affaires, naturellement.

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— Mais elle peut le garder pour déjeuner, grand-mère? demanda la petite fille.

— Oui, seulement elle l'enlèvera après. On ne porte pas de bijoux avec une blouse d'infirmière.

- Pourquoi? Ce serait plus élégant.- Ce serait tout à fait déplacé, et Sylvie le sait bien,

répondit Mme Denisse. Vous reverrez le bracelet quand je serai guérie et que Sylvie reviendra dîner avec nous, non plus en garde-malade, mais en amie.

— Vous reviendrez, Sylvie? Vous le promettez? insista Lou.

— Naturellement, si vous voulez bien de moi. »

Quand Mme Denisse eut achevé son repas, les trois jeunes gens se dirigèrent vers la salle à manger. Sylvie ne pouvait pas quitter des yeux son bracelet. Par moments elle se disait que c'était trop, qu'elle n'aurait pas dû accepter un cadeau d'une valeur pareille. Mais Mme Denisse avait l'air si heureuse de le lui offrir, et ses petits-enfants si contents de sa générosité!

Le déjeuner fut gai, détendu; on avait l'impression que la guérison de Mme Denisse avait dissipé toutes les ombres des jours précédents. Sylvie en arrivait à se dire qu'avec Constant, tout s'arrangerait; elle obtiendrait au moins un délai qui lui permettrait de consulter Julien et peut-être même de quitter la maison sans que personne fût au courant de l'enquête. Le repas touchait à sa fin

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quand le téléphone sonna.« Vous m'excusez, dit Claude en se levant, je vais

répondre. »II passa dans le vestibule et décrocha l'appareil. Un

instant plus tard il reparaissait.« C'est pour vous, Sylvie.— Pour moi? » fit-elle surprise.Puis brusquement elle eut une appréhension; son

cœur se serra.« On n'a pas dit de la part de qui? interrogea-t-elle.— Non; c'était un homme; il a seulement demandé

Mlle Tremont. »Elle se leva, se rendit dans le vestibule et referma la

porte. Un coup de téléphone pour elle! Qui cela pouvait-il être, sinon...?

Avant de prendre l'appareil, elle eut un instant d'espoir. Et si c'était Julien qui, ne pouvant pas revenir, voulait au moins lui dire un mot d'encouragement — peut-être lui donner un conseil — avant le rendez-vous de la soirée? Mais Claude aurait reconnu la voix de Julien... D'ailleurs, même en faisant faire l'appel par un autre, Julien ne lui eût pas téléphoné ainsi à l'heure du repas, alors qu'ils étaient tous réunis, au risque d'attirer l'attention...

Elle porta l'écouteur à son oreille. A peine eut-elle prononcé un « Allô » tremblant qu'elle

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reconnut la voix - cette voix qu'elle haïssait.

« Sylvie? C'est vous? »Il ne disait même plus « mademoiselle ». Comme il

se sentait le plus fort! Elle répondit à mi-voix, pour être bien sûre qu'on ne pourrait pas l'entendre de la pièce voisine.

« Oui, c'est moi. Que me voulez-vous? Que se passe-t-il? Pourquoi m'appelez-vous ainsi? »

Il se mit à rire :« Je veux simplement vous rappeler que c'est jeudi,

au cas où vous l'auriez oublié. Vous avez fait ce que vous devez faire?

— Vous savez bien que je ne le ferai pas. Ce soir nous parlerons, nous déciderons quelque chose... »

Il l'interrompit en riant plus fort.« C'est tout décidé. Si vous venez les mains vides,

dès demain tout le monde est au courant. Les enquêteurs seront bien contents d'avoir une piste. Vous pouvez vous attendre à leur visite dans les vingt-quatre heures.

— Mais vous verrez... je vous expliquerai, nous nous arrangerons... »

Il avait déjà raccroché. Elle se laissa tomber sur la banquette.

« Mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-elle, que faire?»Elle se souvint tout à coup qu'elle ne pouvait pas

s'attarder : les autres l'attendaient pour finir

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Si elle le lui donnait, il consentirait peut-être à attendre.

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leur dessert. Elle rassembla toutes ses forces et regagna la salle à manger.

« C'était de chez vous? interrogea aussitôt la petite fille.

- Non, répondit-elle avec effort. C'était... c'était une erreur...

— Et c'est pour une erreur que vous vous mettez dans cet état? »

Lou n'était pas la seule à remarquer l'émotion de la jeune infirmière; celle-ci s'aperçut que Claude, lui aussi, l'observait avec une sorte d'inquiétude.

« II ne croit pas un mot de ce que je viens de dire, pensa-t-elle. Dieu sait ce qu'il peut imaginer ! »

Quoi qu'il imaginât, c'était moins terrible que la vérité. Constant semblait résolu à se montrer intraitable. Arriverait-elle à lui faire comprendre qu'elle non plus ne céderait pas, qu'il avait tout intérêt à accepter ce qu'elle lui offrait : la moitié de son salaire, les deux tiers s'il le fallait!

Aussitôt après le déjeuner, elle alla retrouver Mme Denisse. Comme elle arrangeait les oreillers de la malade, le bracelet qu'elle avait toujours au poignet accrocha un volant de broderie.

« Décidément, dit-elle, il vaut mieux que je l'enlève tout de suite. Je vais le ranger et je reviens. »

Elle entra dans le bureau et tira sa valise de -dessous le divan où elle l'avait laissée depuis son projet de départ. Si Constant ne cédait pas,

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elle devrait revenir à sa première idée : gagner quelques jours, si c'était possible, puis disparaître. Quitter la maison au moment où Claude ne semblait plus lui en vouloir, où elle était si heureuse parmi eux tous...

Elle ouvrit la valise et ôta le bracelet pour le ranger. Tandis qu'elle le tenait à la main, une pensée traversa son esprit comme un éclair.

« Si vous venez les mains vides »... avait dit Constant. Mais elle pouvait maintenant ne pas venir les mains vides! Elle avait le bracelet; il était à elle, bien à elle... Si elle le lui donnait, il consentirait peut-être à attendre quelques jours...

A l'idée de se séparer de ce cadeau qui lui avait donné tant de joie, elle éprouva un déchirement presque intolérable. Cependant la chose était possible; elle représentait peut-être son unique chance de salut. Personne ne s'étonnerait de ne pas lui voir le bracelet, puisqu'il était admis qu'elle ne le porterait pas avec son uniforme. Quand elle partirait, on penserait qu'il était dans ses bagages.

Car elle partirait : elle ne reverrait jamais les Denisse. Elle enverrait d'Angleterre à la vieille dame une lettre affectueuse, pour bien lui montrer qu'elle n'était pas une ingrate. Mais ni Mme Denisse ni personne ne saurait ce qui s'était passé à l'hôpital; personne ne penserait qu'elle avait gardé le silence pour ne pas avouer qu'elle avait causé la mort de quelqu'un. Ils conserveraient

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d'elle le souvenir qu'elle voulait qu'ils en aient; celui d'une jeune fille sympathique, en tout cas celui d'une infirmière qui n'avait jamais donné prise au moindre soupçon.

Elle reprit le bracelet et le remit à son bras pour le regarder une dernière fois. Ce bracelet qui était pour elle non seulement un bijou précieux, mais surtout le témoignage de reconnaissance et d'affection d'amis très chers...

Cependant, s'il le fallait pour garder leur estime, elle était prête à le sacrifier.

Elle l'ôta en poussant un grand soupir, et au lieu de le mettre dans sa valise, le plaça au fond de son sac pour l'emporter le soir au rendez-vous.

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XII

À MESURE que la journée s'avançait, Sylvie éprouvait de plus en plus d'angoisse. Arriverait-elle à convaincre Constant qu'il ne gagnerait rien à insister? Disparaîtrait-il enfin de son horizon? A tout le moins parviendrait-elle à gagner un peu de temps, jusqu'au moment où elle pourrait disparaître elle-même?

Vers la fin de la matinée, il lui vint soudain une autre pensée, qu'elle s'étonna de n'avoir pas eue plus tôt. Constant - par quel moyen, cela restait

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mystérieux — savait que le coffre-fort de Mme Denisse ne valait pas grand-chose. N'ayant pas obtenu ce qu'il désirait, hésiterait-il devant un cambriolage? Sylvie ne pouvait partir sans avertir Mme Denisse que ses bijoux étaient en danger. Mais là encore, quel prétexte prendre? La vieille dame ne s'étonnerait-elle pas de voir Sylvie s'inquiéter tout à coup de la sécurité de son coffre, dont elle n'avait jamais parlé jusque-là?

L'après-midi, plusieurs personnes du voisinage vinrent voir la malade. Pour ne pas fatiguer celle-ci, Sylvie ne les laissait qu'un court moment auprès d'elle, puis les emmenait dans le salon, où la plupart d'entre eux l'interrogeaient sur la santé de Mme Denisse.

Elle escorta ainsi un magistrat et sa femme, accompagnés de deux autres voisins. Le magistrat, qui était fort bavard, avait parlé sans interruption, et Sylvie, voyant Mme Denisse fermer les yeux, avait quelque peine à écourter la visite.

« Comme notre amie a eu de la chance de vous avoir près d'elle pendant cette terrible crise! lui dit gentiment une jeune femme.

- Oui, la présence d'une personne en qui on a toute confiance est le plus grand réconfort que puisse avoir un malade.

- Et c'est si rare aujourd'hui! soupira la visiteuse. Vous devez le savoir mieux que personne », ajouta-t-elle en se tournant vers le magistrat.

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Celui-ci ne pouvait pas laisser passer l'occasion de reprendre la parole.

« Il est vrai, dit-il, que dans ma carrière j'en ai vu de toutes les couleurs! Depuis les simples vols de grand chemin, comme on disait autrefois, jusqu’aux abus de confiance et aux chantages... »

Malgré elle, Sylvie recula légèrement.« C'est fréquent, le chantage? interrogea la jeune

femme curieuse.— Beaucoup plus fréquente qu'on ne le croit. Un

individu sans scrupules apprend qu'un autre a dans sa vie une circonstance qu'il désire garder secrète — et c'est le cas pour beaucoup de gens! — il suffît que cette seconde personne soit un peu impressionnable pour que la première la tienne entièrement sous sa coupe. Vous n'imagineriez jamais ce qu'un maître chanteur peut arriver à obtenir en pareil cas!

— Encore faut-il que la victime ait quelque chose de grave à se reprocher! dit une autre.

- Ne le croyez pas, répliqua le magistrat. Une fois pris dans l'engrenage, le timoré qui a eu le malheur de se laisser faire une première fois a toutes les peines du monde à se dégager. Il y en a qui finissent par commettre eux-mêmes de véritables crimes, alors qu'au début il s'agissait d'une peccadille... »

Sylvie tremblait de la tête aux pieds. « On dirait qu'il parle pour moi! » pensait-elle.

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Le magistrat poursuivait ses explications.« Tous les malfaiteurs ne sont pas de la même

espèce, disait-il. Le cambrioleur doit avoir une certaine hardiesse, car il risque sa liberté et parfois sa vie. Le maître chanteur, lui, est un lâche.

— Alors, un cambrioleur peut devenir maître chanteur, mais le contraire n'est pas possible? »

Sylvie retenait son souffle : pouvait-elle au moins espérer que Constant, après son départ, n'irait pas plus loin? Mais le magistrat répondit :

« Cela dépend des cas, bien entendu. Quand un homme joue son va-tout... »

Les visiteurs partirent enfin. Bientôt vint l'heure de la piqûre, ensuite celle du dîner. Puis Mme Denisse fit sa toilette de nuit et, comme de coutume, remit ses bijoux à Sylvie. En revenant dans la chambre, la jeune fille demanda :

« Croyez-vous que ce soit très prudent, madame, de garder tous ces bijoux chez vous? Il me semble qu'un coffre à la banque...

— Non, non, je tiens à les avoir sous la main. Vous avez remarqué que j'ai du plaisir à les mettre. Autrement ils ne m'intéressent pas.

- Au moins, êtes-vous sûre de votre coffre? Je n'y connais rien, mais il me semble que la combinaison est bien facile. »

Claude, qui venait d'entrer, entendit la fin de la phrase.

« Ah! vous parlez du coffre? Je dis toujours à

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grand-mère qu'elle devrait le changer; puisqu'elle tient à avoir ses bijoux à sa portée, il faudrait au moins qu'ils soient en sécurité. »

Mme Denisse sourit.« On ne m'a rien pris depuis quatre-vingts ans;

pourquoi veux-tu qu'on commence? Et puis qu'allez-vous chercher là? Il n'y a pas de malfaiteurs dans le pays! Lonzy est le plus paisible des villages de France.

— Tout de même..., insista le jeune homme.- Bon, bon, je le changerai, ne fût-ce que pour avoir

la paix. Mais attends au moins que je sois guérie! Je ne vais pas faire venir un spécialiste pendant que je suis au lit!

— Tu n'y seras bientôt plus, grand-mère!— C'est cela, parlons de ma guérison; c'est un sujet

plus agréable que toutes vos histoires de voleurs! Le docteur a laissé entendre qu'on m'ôterait mon plâtre la semaine prochaine n'est-ce pas? »

Claude sourit et changea de sujet. Mais un peu plus tard, à table, il y revint :

« C'est curieux de voir à quel point les personnes âgées redoutent les changements, quels qu'ils soient. Grand-mère sait depuis longtemps qu'elle devrait se procurer un autre coffre. Mais elle remet toujours : on croirait vraiment qu'elle y tient.

— Il est vraiment en très mauvais état?

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— Un de mes amis, qui s'y connaît, m'a dit que ce système était, enfantin. Grand-mère a de beaux bijoux; ce serait dommage qu'il arrivât quelque chose. »

Pour détourner la conversation, Sylvie demanda à Lou ce qu'elle avait fait pendant la journée.

« Moi? Oh! rien de bien intéressant! J'ai hâte que nous reprenions les grandes promenades. Tu n'es toujours pas décidé à nous emmener au château, Claude? »

Le jeune homme ne répondit pas.« L'heure avance... », se disait Sylvie.Le dîner s'acheva enfin. Les trois convives

passèrent dans Je salon. Lou, à son habitude, fit quelques cabrioles, puis consentit à aller se coucher. Sylvie espérait que Claude allait se retirer aussi, mais il ne bougeait pas. Elle se leva.

« Je... je vais m'en aller aussi, dit-elle. - Déjà? »On avait l'impression que le mot lui avait échappé

malgré lui. Depuis que leur amitié n'était plus, il remontait généralement dans sa chambre aussitôt après le repas et ne faisait rien pour la retenir. Elle comprit qu'il ne lui en voulait plus autant; elle s'en serait réjouie si ce jour-là justement elle n'avait eu besoin de se trouver seule.

« Oui, je... j'ai à faire », dit-elle en sortant rapidement de la pièce.

Dans le bureau, elle ouvrit son sac pour regarder

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une dernière fois son bracelet, puis l'enveloppa dans son papier de soie et le remit dans la poche intérieure. Elle s'efforçait de retrouver son calme. Mais elle savait bien que la rencontre de ce soir serait plus grave que toutes les autres : ou elle persuaderait Constant d'accepter un compromis, ou bien...

Elle mit son manteau et se dirigea vers la porte. Elle n'avait même pas pris la précaution comme les autres fois de tenir une lettre à la main pour justifier sa visite à la poste. Claude ne se risquerait plus à lui demander de l'accompagner. Lou, certainement, dormait déjà; Emma était remontée dans sa chambre, au second étage.

Elle ouvrit, descendit doucement les marches du perron et alla jusqu'à la grille. Elle était si nerveuse

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qu'elle croyait entendre le gravier crisser derrière elle; même une fois sur la route, elle eut à plusieurs reprises l'impression qu'on la suivait. Elle savait bien que ce n'était pas vrai; malgré tout elle pressa le pas.

Constant était tapi, comme de coutume, dans l'angle de la poste. En l'apercevant, elle eut un mouvement de dégoût. Elle aurait voulu fuir dans la nuit, courir droit devant elle jusqu'au moment où elle s'évanouirait de fatigue. Mais elle ne pouvait pas se dérober.

Comme la fois précédente, il lui fit signe de s'éloigner pour ne pas risquer qu'on les aperçoive du

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café, dont la lumière parvenait jusqu'à la poste. Elle le suivit; cette fois il l'entraîna un peu plus loin à l'endroit où un bosquet jetait une ombre plus noire en travers du chemin. En approchant, elle crut apercevoir dans cette ombre une silhouette qui se dissimulait derrière un tronc.

« II n'est pas venu seul! » pensa-t-elle, effrayée.Constant s'avança vers elle. Ce n'était plus le

misérable des premiers soirs, qui tremblait lui-même en la menaçant, mais un bandit sûr de lui, confiant dans sa force.

« Les maîtres chanteurs sont toujours des lâches », avait dit le magistrat l'après-midi. Mais il avait ajouté : « Quand un homme joue son va-tout »... Et si cet autre, derrière l'arbre, était là pour lui prêter main-forte?

Constant s'approcha et tendit la main.« Vous l'avez? » demanda-t-il brutalement.Elle commença :« Constant, je veux vous parler; il faut que je vous

explique.....—- Je n'ai pas besoin d'explication. Vous avez les

diamants, oui ou non?— Je ne les ai pas, mais... »Il poussa un juron.« Mais quoi? »

Elle tira le bracelet de son sac.

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« J'ai pensé qu'en vous donnant ceci... C'est tout ce que je peux faire. »

II prit le bracelet, le soupesa, fit la moue.« C'est lourd, reconnut-il. Les pierres, ce sont des

brillants?— Des améthystes. Cela a aussi de la valeur,

vous devez le savoir. »II regarda le bracelet avec mépris, puis jeta un

regard du côté de l'arbre, comme pour consulter son complice. Mais celui-ci ne bougea pas.

« Et les diamants, je les aurai quand?— Vous ne les aurez pas! lui lança-t-elle.

Jamais, jamais, vous m'entendez? Je ne suis pas une voleuse : ceci est à moi, bien à moi... Vous direz ce que vous voudrez; vous savez bien que ce n'est pas vrai, que ce n'est pas moi qui ai provoqué l'accident. J'arriverai à me justifier, puisque je suis innocente. On sait ce que vous valez; personne ne vous croira... »

Elle criait presque, li jeta les yeux autour d'eux, effrayé.

« Allez-vous vous taire, non? Nous reparlerons des diamants; pour le moment je prends toujours ceci, en attendant... »

Mais, chose étrange, Sylvie n'avait plus peur. Elle se jeta sur lui et lui arracha le bracelet avant qu'il eût le temps de faire un geste pour le retenir.

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« Je ne vous le donnerai pas, lui non plus! Je comprends maintenant : jamais ce ne sera fini, jamais vous ne me laisserez tranquille. Eh bien, vous n'aurez rien, vous m'entendez, absolument rien! »

A son tour il sauta sur elle, essayant de lui reprendre le bracelet. Et soudain il se passa une chose inattendue : un autre homme était là, qui semblait surgir de l'obscurité. Sylvie épouvantée se demanda si c'était celui qu'elle avait vu se dissimuler derrière un arbre. Mais il ne venait pas au secours de Constant, bien au contraire. Il saisissait le bras du misérable et le tordait : Constant poussa un cri de douleur. Le bracelet tomba sur le sol; Sylvie et le nouveau venu se baissèrent ensemble pour le ramasser. A ce moment elle le reconnut :

« Claude! »Le jeune homme se releva. Constant était déjà loin.

L'individu qui se cachait dans le bosquet tenta de le suivre. Laissant là le bracelet, Claude s'élança derrière lui.

L'homme se mit à courir sur la route. Claude accéléra encore. Il ne l'aurait peut-être pas rejoint si l'inconnu n'avait fait un faux pas, qui le retarda de quelques secondes. Ce fut suffisant pour que son poursuivant l'empoignât au collet.

L'homme se débattait, mais Claude le maintenait avec vigueur. Il le ramena vers le village; Sylvie,

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qui avait remis le bracelet dans son sac, les suivait à quelque distance.

Ils arrivèrent à l'endroit où le petit café jetait un rai de lumière sur la route. L'inconnu s'efforçait de détourner la tête et de cacher son visage avec ses mains. Deux des consommateurs, reconnaissant le jeune Denisse, sortirent du café pour lui prêter main-forte. A eux trois, ils maîtrisèrent le fuyard sans difficulté. A ce moment, son visage apparut en pleine lumière : Sylvie stupéfaite reconnut Julien.

Sa première pensée fut qu'ils avaient fait erreur : Claude, voyant son camarade, allait demander aux deux autres de le relâcher et ils rentreraient tous ensemble. Mais à sa grande surprise, Claude maintenait fermement le bras de Julien.

Le cafetier accourait, une serviette encore sur le bras.

« Voulez-vous alerter les gendarmes? » lui demanda Claude.

L'homme rentra pour téléphoner. La gendarmerie était proche; le brigadier qui prit la communication annonça qu'il serait là dans quelques minutes.

Julien essayait de se rebiffer.« Mais que fais-tu, Claude? demanda-t-il. Je suis

arrivé ce soir de Paris; il fait beau, j'ai décidé de rentrer à pied jusqu'aux Lilas...

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Tu diras cela aux gendarmes, interrompit Claude. C'est avec eux que tu devras t'expliquer.

- Mais enfin, de quoi m'accuses-tu?— Je t'accuse de complicité de chantage. Je ne

connais pas tous les détails, mais Mlle Sylvie, ici présente, pourra, je crois, nous les fournir. »

Sylvie, haletante, regardait tour à tour les deux jeunes gens.

« Comment saviez-vous? demanda-t-elle à Claude.- Je voyais bien dans quel état vous étiez depuis

quelques jours; je soupçonnais que vous aviez des ennuis graves. En vous voyant sortir ce soir, j'ai résolu d'en avoir le cœur net. Je vous ai suivie, j'ai surpris votre conversation avec cet homme — et j'ai vu que je ne me trompais pas.

- Mais Julien? »Claude regarda tristement son camarade.« J'avais aperçu quelqu'un qui se cachait sans

intervenir; j'ai compris que c'était le complice du maître chanteur. Je ne pensais pas, certes, que c'était Julien. Mais c'est bien lui, et il devra rendre compte de ses actes. »

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XIII

D'UN COMMUN accord, Claude et Sylvie décidèrent de ne pas mettre Mme Denisse au courant des événements; elle avait encore besoin de ménagements et il fallait lui épargner les émotions fortes. Elle était très heureuse : le médecin lui avait promis de lui ôter son plâtre très prochainement et elle faisait déjà mille projets pour le jour où elle reprendrait une vie normale.

Les gendarmes retrouvèrent Constant sans difficulté. Le brigadier dit d'ailleurs à Claude que

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l'individu rôdait dans le pays depuis plusieurs jours et qu'on commençait à se méfier de lui. Constant passait ses journées dans les bois et couchait à la scierie abandonnée. On le soupçonnait de braconnage et on avait décidé de surveiller ses allées et venues de plus près.

« Vous aviez donc quitté les Sablons? » interrogea Sylvie surprise.

Il se borna à hausser les épaules. Mais il se montra plus loquace dès qu'on le questionna au sujet de Julien.

« Moi, je n'avais jamais pensé à autre chose qu'à me procurer un peu d'argent en faisant peur à l'infirmière. Mais un jour je suis allé rôder autour de la villa; un jeune homme m'a rattrapé sur la route et m'a force à avouer ce que.je faisais là. Le lendemain il m'a découvert à la scierie et m'a fait une proposition plus intéressante, en nie promettant de partager. C'est lui qui m'a parlé des diamants; c'est lui qui m'a appris que l'infirmière avait accès au coffre. Nous pouvions nous servir d'elle, à condition de l'effrayer assez...

— Tu as fait cela, Julien? » demanda tristement Claude a son camarade.

Le jeune homme, se voyant démasqué, crâna.« Oui, je l'ai fait! Pourquoi aurais-tu tout, toi, dans

l'existence, et moi rien? De la fortune, une telle maison, tandis que je devrai suer sang et eau pour gagner ma vie...

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— Je t'ai témoigné de l'amitié, je t'avais invité à passer les vacances avec nous...

— Par charité, je suppose? Tu m'as toujours considéré comme un rien du tout...

— Je te plaignais, parce que je sais que tu n'as pas eu une enfance heureuse. Il me semblait que je pouvais te dédommager un peu en t'amenant chez moi.

— Je n'ai pas besoin de ta pitié! lui lança Julien. Je suis capable de me débrouiller sans l'aide de personne! Quand ta grand-mère a parlé devant moi de ces diamants dont tu devais hériter un jour, j'ai trouvé que c'en était trop, j'ai voulu, moi aussi, avoir ma part du gâteau. J'avais remarqué que le coffre-fort était d'un modèle ancien, assez facile à ouvrir pour quelqu'un qui savait s'y prendre. J'avais décidé de me glisser dans le bureau pendant la nuit, de faire main basse sur les diamants et de filer quelques jours plus tard, avant qu'on s'aperçoive de leur disparition. »

Claude se passa la main sur le front.« J'étais si loin de me douter... », murmura-t-il.Julien ricana :« Je n'ai pas eu de chance... au moment où je me

préparais à agir, ta grand-mère s'est cassé la jambe, on a fait venir une infirmière. Dès l'instant où quelqu'un couchait dans le bureau, je ne pouvais plus ouvrir le coffre; il fallait trouver un autre moyen. Pendant que je cherchais, j'ai surpris par

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hasard cet homme qui regardait par la fenêtre de Sylvie; je l'ai poursuivi, rattrapé, questionné; il m'a avoué que la jeune fille lui donnait de l'argent. Mais le fond de l'histoire, c'est elle-même qui me l'a raconté - - n'est-ce pas, Sylvie?

— J'avais tant besoin de me confier à quelqu'un! murmura-t-elle. Je croyais qu'il voulait m'aider... Je vois maintenant qu'il a tout fait, au contraire, pour m'effrayer davantage...

- Oui, dit Julien avec ironie, j'ai été assez habile, je crois. Je vous ai persuadée que tout votre avenir était en jeu; ensuite je suis parti pour vous laisser encore plus seule et plus angoissée; j'ai dit à Constant ce qu'il pouvait faire pour vous effrayer au maximum...

- Tu n'es donc pas allé à Paris? demanda Claude.

— Non, je suis resté avec lui, à la scierie. L'enjeu valait bien un peu d'inconfort, je pense? »

Sylvie se redressa.« Et vous avez cru que je pourrais céder? »II haussa les épaules.« La peur fait faire beaucoup de choses... »Sylvie se souvint de ce que disait le magistrat : «

Une fois qu'on a mis le doigt dans l'engrenage... » Mais elle savait bien, elle, qu'elle n'aurait pas cédé - jamais!

Les gendarmes emmenèrent les deux prisonniers

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à Château-Thierry pour y attendre l'instruction. Claude prit doucement le bras de Sylvie.

« Rentrons, maintenant », dit-il.Il ne posa pas de questions. Mais ce fut elle qui lui

raconta tout, depuis le début. Et le plus merveilleux, c'était qu'il semblait tout comprendre...

« J'avais manqué à la règle, Claude. Ce n'était pas très grave, sans doute, mais je ne l'ai pas avoué pour ne pas perdre ma mention « très bien » à l'examen... Cela, je le sais, c'était lâche...

— Vous n'avez pas avoué parce que vous saviez que cela n'aurait servi à personne. Vous auriez parlé sans hésiter si vous aviez eu le moindre doute sur la responsabilité de cet accident.

- Oh! oui, cela, j'en ai toujours été sûre! Mais j'aurais dû laisser Constant dire qu'il m'avait vue et me défendre ouvertement, au lieu de le payer pour se taire.

— Ne pensez plus à tout cela, Sylvie. Moi aussi j'ai eu tort; j'aurais dû deviner que vous aviez une raison grave pour m'empêcher de vous accompagner au village. Au lieu de cela, je me suis buté; j'ai pris ombrage de l'amitié que je vous voyais témoigner à Julien...

Vous savez pourquoi maintenant, dit-elle. Oh ! Claude, si vous saviez comme j'étais malheureuse! Je ne voulais pas qu'il y eût un scandale, à aucun prix... »

Elle se tut un instant et reprit :

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« Maintenant je crois que cela m'est égal. Je suis délivrée de tout, même de cette peur. Constant n'a plus rien à attendre de moi, mais il parlera sans doute par vengeance. Les enquêteurs viendront m'interroger; je leur dirai la vérité, tout 'simplement. Peut-être obtiendrai-je qu'ils ne disent rien à votre grand-mère; cela lui ferait de la

peine... »Ils arrivaient aux Lilas. Sylvie voulait regagner le

bureau, mais Claude lui fit signe de le suivre dans le salon.

« II y a dans cette affaire des points qui m'étonnent, dit-il enfin. D'abord, il semblerait que Constant se soit trouvé dans la région depuis longtemps. Il avait donc quitté l'hôpital?

— J'y ai pensé aussi, dit Sylvie.— Il est facile de le savoir. Un de mes amis,

Martin, est interne aux Sablons. Dès demain j'irai voir ce qui se passe là-bas et où en est cette enquête. »

Il partit, en effet, dès le matin. A présent Sylvie, tout en préparant le dîner de Mme Denisse, guettait avec impatience le grincement de la grille. Elle était tranquille; elle avait d'avance tout accepté : l'aveu de sa désobéissance, l'explication de son silence. Même si son examen se trouvait remis en question, elle l'accepterait sans protester.

Claude rentra de Paris vers la tin de l'après-midi. Dès qu'il pénétra dans la chambre, la vue

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de son visage rassura la jeune infirmière. Il avait l'air non seulement calme, mais joyeux. Il lui fît de la main un petit signe amical.

« Tu as vu tes amis, Claude? interrogea Mme Denisse.

— Oui, grand-mère.— Vous avez parlé de vos examens, je suppose?

Vous êtes contents? Cela se présente bien?— Très bien! » déclara-t-il en appuyant sur les

mots à l'intention de Sylvie.Un moment plus tard, il profita de ce que la jeune

fille allait ranger les bijoux pour déclarer :« A propos de ce coffre, grand-mère, il ne faut pas

que tu attendes pour le changer. J'ai entendu des histoires de vols qui m'ont donné le frisson!

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- Le monde serait-il plus mauvais que je ne le pense? soupira Mme Denisse. Je suis une incorrigible optimiste, Claude.

— Optimiste ou non, tu feras bien de t'en occuper dès que tu te lèveras. »

A ces mots, le visage de la vieille dame s'éclaira. « Plus que trois jours, Claude! Trois jours et je serai débarrassée de ce carcan! »

Sylvie revint, rapportant la clef que Mme Denisse mit sous son oreiller.

« Je changerai le coffre, Claude, je te le promets, dit-elle. C'est dommage, je l'aimais bien. Et je reste persuadée que mes bijoux ne risquent rien! » ajouta-t-elle légèrement.

Claude et Sylvie se regardèrent. Plus tard, à table, Lou demanda à son frère si à Paris il avait vu Julien, et si celui-ci reviendrait bientôt.

« Je ne crois pas, répondit Claude. Je crains de m'être trompé sur le compte de Julien, Lou. Ne pense plus à lui, c'est ce que tu as de mieux à faire.

— Après tout, déclara Lou, j'aime encore mieux quand il n'est pas là. Il parlait trop!

— De cette façon, tu auras plus de temps pour parler toi-même, Poison! » répliqua son frère en riant.

Elle se montra particulièrement « poison » ce soir-là. Bien loin de comprendre que Claude et Sylvie avaient hâte de rester seuls, elle fit mille difficultés pour aller se coucher, prétextant qu'elle

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n'avait pas sommeil, qu'elle avait envie de voir un film à la télévision, que sa grand-mère, certainement, lui aurait accordé un quart d'heure de grâce.

Quand enfin elle eut disparu, Claude tourna vers Sylvie un visage radieux.

« Savez-vous, Sylvie, que ce misérable vous avait trompée d'un bout à l'autre? Le malade de la chambre 21 est sorti de l'hôpital, guéri, quelques jours après votre départ. »

Les yeux de Sylvie brillèrent.« Alors... l'enquête?— Il n'y a jamais eu d'enquête à ce sujet. Il y en a

eu une, en revanche, après la disparition de divers objets. On a découvert que Constant, en remontant du sous-sol, entrait parfois dans les chambres de malades pour voler dans les tables de nuit. Le soir de l'accident, en particulier, il a profité de ce que le malade de la chambre 21 était inconscient pour lui dérober son porte-monnaie. C'est donc lui, vraisemblablement, qui, pour ouvrir le tiroir, a déplacé l'appareil à perfusion et provoqué la déshydratation du malade. La direction de l'hôpital, en tout cas, a adopté cette conclusion.

- Alors, même si on savait que je suis redescendue dans la chambre...

— Vous y êtes entrée avant lui et vous avez constaté que tout allait bien, vous n'apporteriez donc qu'une preuve de plus de la culpabilité du misérable. Convaincu de vol, Constant a été mis à

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la porte. N'osant pas se faire inscrire au chômage en raison des circonstances de son départ, il a dû chercher à se procurer au moins de quoi vivre. Il vous savait timide, impressionnable; il avait déjà constaté que vous aviez peur de lui. D'autre part il avait entendu dire que vous aviez une bonne place, bien payée...

— C'est donc parce qu'il ne travaillait plus qu'il pouvait rester à Lonzy! s'exclama Sylvie.

— Evidemment. Mais Constant était un être fruste en même temps qu'un mauvais sujet. Jusque-là il s'était borné à des vols minimes; il est devenu maître chanteur avec beaucoup de maladresse, alors que les gendarmes avaient déjà l'œil sur lui. Malheureusement le hasard l'a mis en présence de Julien, beaucoup plus intelligent et dénué de scrupules. Celui-ci a vu aussitôt le parti qu'il pouvait tirer de la situation pour s'approprier les diamants qu'il convoitait sans courir le risque d'un cambriolage... »

Sylvie poussa un grand soupir.« Grâce à Dieu, ce cauchemar est fini maintenant!

Aux Sablons, on a oublié l'incident... votre grand-mère est guérie... »

Le visage du jeune homme s'attrista.« Et vous allez repartir, Sylvie! Si vous saviez à

quel point vous nous manquerez à tous... »Sylvie baissa la tête. Où retrouverait-elle une place,

maintenant? Peut-être très loin, à l'autre

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bout de la France... Elle n'avait pas pu faire d'économies et devrait accepter le premier poste qui s'offrirait. Aux Lilas, on parlerait d'elle encore quelque temps, mais ensuite...

Le lendemain matin, le courrier lui apporta une lettre de Mme Vernet, la directrice de l'hôpital-école.

Ma chère Sylvie, disait celle-ci, je pense que votre séjour chez Mme Denisse doit bientôt toucher à sa fin. A cette occasion, je veux vous demander si vous n'accepteriez pas de revenir sur votre première décision et de reprendre votre place parmi nous. Tout le monde vous regrette aux Sablons; pour moi, j'avais toujours espéré vous retrouver, comme monitrice d'abord, ensuite comme membre du corps enseignant...

En posant la lettre, Sylvie avait les larmes aux yeux, mais c'étaient des larmes de joie.

Quelques jours plus tard, on célébrait aux Lilas la guérison de Mme Denisse. Celle-ci, délivrée de son plâtre, affirmait qu'elle avait retrouvé ses vingt ans. Emma lit un dîner particulièrement soigné; Mme Denisse envoya Claude à la cave chercher une bouteille de muscat.

« Et tu sais, dit-elle à son petit-fils, j'ai téléphoné au fabricant de coffres-forts; il m'enverra quelqu'un demain matin. C'est bien pour toi que je l'ai fait; moi je reste convaincue que je ne risquais rien. Ce n'est pas votre avis, Sylvie?

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Les malfaiteurs sont moins nombreux qu'on ne le croit.

— Je crains malheureusement qu'il n'en existe tout de même, répondit la jeune fille.

— En tout cas, ne pensons pas à eux! Je bois à votre santé à tous, mes enfants, aux succès de Claude, à la sagesse de Lou, au bonheur de Sylvie, qui m'a sauvée et que je considère comme une autre petite-fille...

- C'est vrai : ce sera comme une grande sœur! » s'écria Lou en se jetant dans les bras de Sylvie. Claude ne dit rien. Mais le regard qu'il jeta à la jeune fille prouvait que la perspective ne lui déplaisait pas — au contraire...

IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN7, bd Romain-Rolland - Montrouge.Usine de La Flèche, le 25-01-1979.

1220-5 - Dépôt légal n° 7844, 1er trimestre 1979.20 - 01 - 4264 - 03 ISBN : 2 - 01 - 004256 - 5

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Dépôt : mai 1973.

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Biographie

Née en 1897 à Paris, Suzanne Pairault est la fille du peintre Jean Rémond (mort en 1913). Elle obtient une licence de Lettres à la Sorbonne et part étudier la sociologie en Angleterre pendant deux ans. Vers la fin de la Première Guerre mondiale, elle sert un temps comme infirmière de la Croix-Rouge dans un hôpital anglais. Elle effectue de nombreux voyages à l’étranger (Amérique du Sud, Proche-Orient). Mariée en 1929, elle devient veuve en 1934. Durant la Deuxième Guerre mondiale, elle entre dans la résistance et obtient la Croix de guerre 1939-1945.

Elle publie d’abord des livres pour adultes et traduit des œuvres anglaises en français. À partir de 1950, elle publie des romans pour la jeunesse tout en continuant son travail de traducteur.

Elle est surtout connue pour avoir écrit les séries Jeunes Filles en blanc, des histoires d'infirmières destinées aux adolescentes, et Domino, qui raconte les aventures d'un garçon de douze ans. Les deux séries ont paru aux éditions Hachette respectivement dans la collection Bibliothèque verte et Bibliothèque rose. « Près de deux millions d’exemplaires de la série Jeunes filles en blanc ont été vendus à ce jour dans le monde. »

Elle reçoit le Prix de la Joie en 1958 pour Le Rallye de Véronique. Beaucoup de ses œuvres ont été régulièrement rééditées et ont été traduites à l’étranger. Suzanne Pairault décède en juillet 1985.

Bibliographie Liste non exhaustive. La première date est celle de la première édition française.

Romans 1931 : La Traversée du boulevard (sous le nom de Suzanne Rémond). Éd. Plon.1947 : Le Sang de bou-okba - Éd. Les deux sirènes.1951 : Le Livre du zoo - Éd. de Varenne. Réédition en 1951 (Larousse).1954 : Mon ami Rocco - Illustrations de Pierre Leroy. Collection Bibliothèque rose illustrée.1960 : Vellana, Jeune Gauloise - Illustrations d’Albert Chazelle. Collection Idéal-Bibliothèque no 196.1963 : Un ami imprévu - Illustrations d’Albert Chazelle. Collection Idéal-Bibliothèque no 255.

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1964 : Liselotte et le secret de l'armoire - Illustrations de Jacques Poirier. Collection Idéal-Bibliothèque.1965 : La Course au brigand - Illustrations de Bernard Ducourant. Éd. Hachette, Collection Nouvelle Bibliothèque rose no 195.1965 : Arthur et l'enchanteur Merlin - Éd. Hachette, Collection Idéal-Bibliothèque no 278. Illustrations de J.-P. Ariel.1972 : Les Deux Ennemis - Éd. OCDL. Couverture de Jean-Jacques Vayssières.

Série Jeunes Filles en blanc Article détaillé : Jeunes Filles en blanc.Cette série de vingt-trois romans est parue en France aux éditions Hachette dans la collection Bibliothèque verte. L'illustrateur en titre est Philippe Daure.1968 : Catherine infirmière (no 367)1969 : La Revanche de Marianne (réédition en 1978 et 1983)1970 : Infirmière à bord (réédition en 1982, 1987)1971 : Mission vers l´inconnu (réédition en 1984)1973 : L'Inconnu du Caire1973 : Le Secret de l'ambulance (réédition en 1983, 1990)1973 : Sylvie et l'homme de l'ombre1974 : Le lit n°131974 : Dora garde un secret (réédition en 1983 et 1986)1975 : Le Malade autoritaire (réédition en 1984)1976 : Le Poids d'un secret (réédition en 1984)1976 : Salle des urgences (réédition en 1984)1977 : La Fille d'un grand patron (réédition en 1983, 1988)1978 : L'Infirmière mène l’enquête (réédition en 1984)1979 : Intrigues dans la brousse (réédition en 1986)1979 : La Promesse de Francine (réédition en 1983)1980 : Le Fantôme de Ligeac (réédition en 1988)1981 : Florence fait un diagnostic (réédition en 1993)1981 : Florence et l'étrange épidémie1982 : Florence et l'infirmière sans passé (réédition en 1988, 1990)1983 : Florence s'en va et revient (réédition en 1983, 1989, 1992)1984 : Florence et les frères ennemis1985 : La Grande Épreuve de Florence (réédition en 1992)

Série DominoCette série a été éditée (et rééditée) en France aux éditions Hachette dans la collection Nouvelle Bibliothèque rose puis Bibliothèque rose.1968 : Domino et les quatre éléphants - (no 273). Illustrations de Jacques Poirier.1968 : Domino et le grand signal - (no 275). Illustrations de Jacques Poirier.1968 : Domino marque un but - (no 282). Illustrations de Jacques Poirier.1970 : Domino journaliste - (no 360). Illustrations de Jacques Pecnard.1971 : La Double Enquête de Domino - Illustrations de Jacques Pecnard.1972 : Domino au bal des voleurs - Illustrations de Jacques Pecnard.1974 : Un mustang pour Domino - Illustrations de Jacques Pecnard.1973 : Domino photographe - Illustrations de Jacques Pecnard.

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1975 : Domino sur la piste - Illustrations de François Batet.1976 : Domino, l’Étoile et les Rubis - Illustrations de François Batet.1977 : Domino fait coup double - Illustrations de François Batet.1977 : La Grande Croisière de Domino - Illustrations de François Batet.1978 : Domino et le Japonais - Illustrations de François Batet.1979 : Domino dans le souterrain - Illustrations de François Batet.1980 : Domino et son double - Illustrations de Agnès Molnar.

Série Lassie 1956 : Lassie et Joe - Illustrations d’Albert Chazelle. Éd. Hachette, Collection Idéal-Bibliothèque n°101.1958 : Lassie et Priscilla - no 160. Illustrations d'Albert Chazelle. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque - Réédition en 1978 (Bibliothèque rose).1958 : Lassie dans la vallée perdue - Adapté du roman de Doris Schroeder. Illustrations de Françoise Boudignon - Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque - Réédition en 1974 (Idéal-Bibliothèque).1967 : Lassie donne l’alarme - Illustrations de Françoise Boudignon. Éd. Hachette, Collection . Idéal-Bibliothèque . Réédition en 1979 (Idéal-Bibliothèque).1971 : Lassie dans la tourmente - Adapté du roman de I. G. Edmonds. Illustrations de Françoise Boudignon - Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.1972 : Lassie et les lingots d'or - Adapté du roman de Steve Frazee. Illustrations de Françoise Boudignon. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.1976 : La Récompense de Lassie - Adapté du roman de Dorothea J. Snow. Illustrations d'Annie Beynel - Éd. Hachette, coll. Bibliothèque rose.1977 : Lassie dans le désert. Illustrations d'Annie Beynel. Éditions Hachette, Coll. Bibliothèque rose.1978 : Lassie chez les bêtes sauvages - Adapté du roman de Steve Frazee. Illustrations de Françoise Boudignon - Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.

Série Véronique 1954 : La Fortune de Véronique - Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque  1955 : Véronique en famille - Illustrations d’Albert Chazelle. Éd. Hachette, Coll. . Idéal-Bibliothèque  1957 : Le Rallye de Véronique - Illustrations d’Albert Chazelle - Éd. Hachette, Coll. . Idéal-Bibliothèque  no 128.1961 : Véronique à Paris - Illustrations d’Albert Chazelle. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 205.1967 : Véronique à la barre - Illustrations d'Albert Chazelle. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 377.

Série Robin des Bois ]1953 : Robin des Bois - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 43. Réédition en 1957 (coll. Idéal-Bibliothèque).1958 : La Revanche de Robin des Bois - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 154. Réédition en 1974 (coll. Idéal-Bibliothèque).

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1962 : Robin des Bois et la Flèche verte - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 234. Réédition en 1974 (coll. Idéal-Bibliothèque).

Série Sissi 1962 : Sissi et le fugitif - Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 226. Réédition en 1983, illustrations de Paul Durand.1965 : Sissi petite reine - no 284. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque. Réédition en 1976 et 1980 (Idéal-Bibliothèque, illustrations de Jacques Fromont (1980)).

En tant que traducteur Liste non exhaustive. La première date est celle de la première édition française.

Série Docteur Dolittle 1967 : L’Extravagant Docteur Dolittle, de Hugh Lofting. Illustrations originales de l'auteur. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.1968 : Les Voyages du Docteur Dolittle, de Hugh Lofting. Illustrations originales de l'auteur. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 339.1968 : Le Docteur Dolittle chez les Peaux-rouges, de Hugh Lofting. Illustrations originales de l'auteur. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.

Série Ji, Ja, Jo Série sur le monde équestre écrite par Pat Smythe et parue en France aux Éditions Hachette dans la collection Bibliothèque verte.1966 : Ji, Ja, Jo et leurs chevaux - Illustrations de François Batet.1967 : Le Rallye des trois amis - Illustrations de François Batet.1968 : La Grande randonnée - no 356 - Illustrations de François Batet.1969 : Le Grand Prix du Poney Club - Illustrations de François Batet.1970 : À cheval sur la frontière - Illustrations de François Batet.1970 : Rendez-vous aux jeux olympiques - Illustrations de François Batet.

Série Les Joyeux Jolivet Série écrite par Jerry West et parue en France aux éditions Hachette dans la collection Nouvelle Bibliothèque rose.1966 : Les Jolivet à la grande hutte - Illustrations de Maurice Paulin - Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose no 218.1966 : Les Jolivet font du cinéma - Illustrations de Maurice Paulin - Éd. Hachette, Coll. Bibliothèque rose no 226 (réédition en 1976, coll. Bibliothèque rose).1966 : Les Jolivet au fil de l'eau - Illustrations de Maurice Paulin - Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose no 220.1967 : Les Jolivet font du camping - Illustrations de Maurice Paulin - Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose no 242.1967 : Le Trésor des pirates - no 259 - Illustrations de Maurice Paulin.1968 : L’Énigme de la petite sirène - no 284 - Illustrations de Maurice Paulin.1968 : Alerte au Cap Canaveral - no 272 - Illustrations de Maurice Paulin.1969 : Les Jolivet au cirque - no 320 - Illustrations de Maurice Paulin.1969 : Le Secret de l'île Capitola - no 304 - Illustrations de Maurice Paulin.1970 : Les Jolivet et l'or des pionniers - no 340 - Illustrations de Maurice Paulin.1970 : Les Jolivet montent à cheval - no 347 - Illustrations de Maurice Paulin.

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Série Une enquête des sœurs Parker Série écrite par l'Américaine Caroline Quine, éditée en France aux éditions Hachette dans la collection Bibliothèque verte. Rééditions jusqu'en 1987.1966 : Le Gros Lot.1966 : Les Sœurs Parker trouvent une piste.1967 : L'Orchidée noire.1968 : La Villa du sommeil.1969 : Les Disparus de Fort-Cherokee.1969 : L'Inconnu du carrefour.1969 : Un portrait dans le sable.1969 : Le Secret de la chambre close.1970 : Le Dauphin d'argent.1971 : La Sorcière du lac perdu.1972 : L'Affaire du pavillon bleu,1972 : Les Patineurs de la nuit.

Série Un cochon d'Inde 1965 : Un cochon d'Inde nommé Jean-Jacques, de Paul Gallico. Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose (Mini rose).1966 : Qui a volé mon cochon d'Inde ?, de Paul Gallico. Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque Rose (Mini rose) no 219.1968 : Le Tour du monde d'un cochon d'Inde, de Paul Gallico. Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose (Mini rose) no 268.

Série Une toute petite fille ]1955 : L'Histoire d'une toute petite fille, de Joyce Lankester Brisley. Illustrations de Simone Baudoin. Réédition en 1959 (Nouvelle Bibliothèque Rose no 29) et 1975 (Bibliothèque Rose, illustré par Pierre Dessons).1964 : Les Bonnes idées d'une toute petite fille, de Joyce Lankester Brisley. Éd. Hachette, Bibliothèque rose no 166. Réédition en 1979 (Bibliothèque rose, Illustré par Jacques Fromont) et 1989 (Bibliothèque rose, Illustré par Pierre Dessons).1968 : Les Découvertes d'une toute petite fille, de Joyce Lankester Brisley. Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Nouvelle Bibliothèque Rose (mini rose) no 298. Réédition en 1975 et 1989 (Bibliothèque Rose, Illustré par Pierre Dessons).

Romans hors séries 1949 : Dragonwyck d’Anya Seton. Éd. Hachette, Coll. Toison d'or. Réédition en 1980 (Éd. Jean-Goujon).1951 : La Hutte de saule, de Pamela Frankau. Éd. Hachette.1953 : Le Voyageur matinal, de James Hilton. Éd. Hachette, Coll. Grands Romans Étrangers.1949 : Le Miracle de la 34e rue, de Valentine Davies. Éd. Hachette - Réédition en 1953 (ed. Hachette, coll. Idéal-Bibliothèque, ill. par Albert Chazelle).1964 : Anne et le bonheur, de L. M. Montgomery. Illustrations de Jacques Fromont. Éd. Hachette, Coll. Bibliothèque verte.1967 : Cendrillon, de Walt Disney, d'après le conte de Charles Perrault. Éd. Hachette, collection Bibliothèque rose. Réédition en 1978 (ed. Hachette, Coll. Vermeille).1970 : Les Aventures de Peter Pan, de James Matthew Barrie. Éd. Hachette, Coll. Bibliothèque rose. Réédition en 1977 (Hachette, Coll. Vermeille).

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1973 : Blanche-Neige et les Sept Nains, de Walt Disney, d’après Grimm. Éd. Hachette, Coll. Vermeille.1967 : La Fiancée de la forêt, de Robert Nathan - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette.1965 : Le Chien du shérif, de Zachary Ball - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque n°283.1939 : Moi, Claude, empereur : autobiographie de Tibère Claude, empereur des Romains - Robert Graves, Plon. Réédition en 1978 (Éditions Gallimard) et 2007 (Éditions Gallimard, D.L.).

Prix et Distinctions Croix de guerre 1939-1945.Prix de la Joie en 1958 décerné par l'Allemagne pour Le Rallye de Véronique.

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