Suzanne Pairault Infirmière 03 Infirmière à Bord 1970

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JEUNES FILLES EN BLANC * N° 03

INFIRMIERE A BORD

par Suzanne PAIRAULT

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PARTIR en croisière, quel beau rêve! Juliette, la jeune infirmière, se promet, en mettant le pied sur le pont du Saint-Malo, d'oublier l'hôpital pendant toutes les vacances!

Pas de chance; un passager vient de se blesser et le médecin du bord n'est pas encore arrivé. A Juliette de faire contre mauvaise fortune bon cœur et de montrer ses talents.

Elle est loin de se douter de ce qui l'attend : sa conscience professionnelle va être mise à rude épreuve pendant la traversée, et ce n'est pas le médecin du bord, ce médecin attendu avec tant d'impatience, qui va beaucoup l'aider...

Suzanne Pairault

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Ordre de sortie

Jeunes Filles en blanc

Série Armelle, Camille, Catherine Cécile, Dominique, Dora, Emmeline, Evelyne, Florence,

Francine, Geneviève, Gisèle, Isabelle, Juliette, Luce, Marianne, Sylvie.

(entre parenthèses, le nom de l'infirmière.)

1. Catherine infirmière 1968 (Catherine)2. La revanche de Marianne 1969 (Marianne)3. Infirmière à bord 1970 (Juliette)4. Mission vers l’inconnu 1971 ( Gisèle)5. L'inconnu du Caire 1973 (Isabelle)6. Le secret de l'ambulance 1973 (Armelle)7. Sylvie et l’homme de l’ombre 1973 (Sylvie)8. Le lit no 13 1974 (Geneviève) 9. Dora garde un secret 1974 (Dora)10. Le malade autoritaire 1975 (Emmeline)11. Le poids d'un secret 1976 (Luce)12. Salle des urgences 1976 13. La fille d'un grand patron 1977 (Evelyne)14. L'infirmière mène l'enquête 1978 (Dominique)15. Intrigues dans la brousse 1979 (Camille)16. La promesse de Francine 1979 (Francine)17. Le fantôme de Ligeac 1980 (Cécile)18. Florence fait un diagnostic 1981 19. Florence et l'étrange épidémie 198120. Florence et l'infirmière sans passé 198221. Florence s'en va et revient 198322. Florence et les frères ennemis 198423. La Grande Épreuve de Florence 1985

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Suzanne Pairault

Ordre de sortie

Jeunes Filles en blanc

Série Armelle, Camille, Catherine Cécile, Dominique, Dora, Emmeline, Evelyne, Florence,

Francine, Geneviève, Gisèle, Isabelle, Juliette, Luce, Marianne, Sylvie.

(entre parenthèses, le nom de l'infirmière.)

1. Catherine infirmière 1968 (Catherine)2. La revanche de Marianne 1969 (Marianne)3. Infirmière à bord 1970 (Juliette)4. Mission vers l’inconnu 1971 ( Gisèle)5. L'inconnu du Caire 1973 (Isabelle)6. Le secret de l'ambulance 1973 (Armelle)7. Sylvie et l’homme de l’ombre 1973 (Sylvie)8. Le lit no 13 1974 (Geneviève) 9. Dora garde un secret 1974 (Dora)10. Le malade autoritaire 1975 (Emmeline)11. Le poids d'un secret 1976 (Luce)12. La fille d'un grand patron 1977 (Evelyne)13. L'infirmière mène l'enquête 1978 (Dominique)14. Intrigues dans la brousse 1979 (Camille)15. La promesse de Francine 1979 (Francine)16. Le fantôme de Ligeac 1980 (Cécile)

Série Florence

1. Salle des urgences 1976 2. Florence fait un diagnostic 1981 3. Florence et l'étrange épidémie 19814. Florence et l'infirmière sans passé 19825. Florence s'en va et revient 19836. Florence et les frères ennemis 19847. La Grande Épreuve de Florence 1985

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Suzanne Pairault

Ordre alphabétique

Jeunes Filles en blanc

Série Armelle, Camille, Catherine Cécile, Dominique, Dora, Emmeline, Evelyne, Florence,

Francine, Geneviève, Gisèle, Isabelle, Juliette, Luce, Marianne, Sylvie.

(entre parenthèses, le nom de l'infirmière.)

1. Catherine infirmière 1968 (Catherine)2. Dora garde un secret 1974 (Dora)3. Florence et les frères ennemis 1984 (Florence)4. Florence et l'étrange épidémie 1981 (Florence)5. Florence et l'infirmière sans passé 1982 (Florence)6. Florence fait un diagnostic 1981 (Florence)7. Florence s'en va et revient 1983 (Florence)8. Infirmière à bord 1970 (Juliette)9. Intrigues dans la brousse 1979 (Camille)10. La fille d'un grand patron 1977 (Evelyne)11. La Grande Épreuve de Florence 1985 (Florence)12. La promesse de Francine 1979 (Francine)13. La revanche de Marianne 1969 (Marianne)14. Le fantôme de Ligeac 1980 (Cécile)15. Le lit no 13 1974 (Geneviève) 16. Le malade autoritaire 1975 (Emmeline)17. Le poids d'un secret 1976 (Luce)18. Le secret de l'ambulance 1973 (Armelle)19. L'inconnu du Caire 1973 (Isabelle)20. L'infirmière mène l'enquête 1978 (Dominique)21. Mission vers l’inconnu 1971 ( Gisèle)22. Salle des urgences 1976 (Florence) 23. Sylvie et l’homme de l’ombre 1973 (Sylvie)

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SUZANNE PAIRAULT

INFIRMIERES A BORDILLUSTRATIONS DE PHILIPPE DAURE

HACHETTE414

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I

LE COMMISSAIRE du bord, debout devant la coupée, examina les papiers que lui tendait une jeune fille blonde, vêtue d'un ensemble de toile bleue.

« Mademoiselle Juliette Benoît, infirmière, lut-il à haute voix.

« Eh bien, ajouta-t-il en souriant, si l'un de nous tombe malade en route, il sera soigné dans les règles de l'art ! »

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La jeune fille secoua la tête.« Je suis en vacances ! protesta-t-elle. Mon parrain

m'offre cette croisière parce que j'ai réussi mes examens. Mais j'ai bien l'intention, pendant un mois, d'oublier mes obligations professionnelles !»

Elle s'arrêta, un peu confuse peut-être d'avoir parlé aussi franchement à un inconnu. Mais en même temps, elle souriait, d'un sourire qui découvrait des dents bien rangées et faisait danser de petites lumières dans ses yeux gris.

« On va vous montrer votre cabine, dit le commissaire qui la trouvait charmante. Attendez un instant, je vous prie. »

' Juliette jeta les yeux autour d'elle. De loin, déjà, il avait fière allure, le Saint-Malo, avec sa coque blanche et ses deux cheminées bleues ornées d'une étoile. De près, on pouvait admirer la belle tenue du bord, le plancher frais lavé, les cloisons immaculées, les cuivres étincelant au soleil.

Comme elle avait bien fait de choisir cette croisière entre toutes celles que lui proposait l'agence ! Dix jours de mer sans escale, dans cette atmosphère de luxe discret et de gentillesse — si l'on en jugeait par le premier contact.

Elle s'accouda à la rambarde, non loin du commissaire, et observa ceux de ses futurs compagnons de route qui commençaient à gravir la passerelle. Une jeune fille qui semblait à peu près de son âge

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attira son attention ; elle était petite et très brune, mais pâle et les traits tirés. Un monsieur d'une cinquantaine d'année — son père, sans doute — l'accompagnait.

« Elle a l'air souffrante, pensa Juliette. Allons bon, voici que je réagis encore en infirmière ! Moi qui m'étais promis, pendant ce voyage, de m'imaginer que j'étais une héritière courant le monde pour son plaisir...»

A ce moment, un officier d'un certain âge, portant plusieurs galons sur sa casquette, s'approcha du commissaire. De haute taille et de large carrure, il avait un air d'autorité qui imposait.

« Le toubib n'est toujours pas arrivé, Laugier ? demanda-t-il.

— Non, commandant.-— C'est insupportable ! grommela le nouveau

venu. Pour son premier voyage avec nous, il pourrait au moins être à l'heure ! Je lui avais fait dire d'arriver hier soir et de passer la nuit à bord.

— Cela commence à être inquiétant, en effet. Que ferons-nous, s'il n'arrive pas ?

— Nous ne pouvons pas partir sans médecin. II. faudra trouver quelqu'un, coûte que coûte.

— II y a peut-être à Bordeaux de jeunes médecins qui ne seraient pas mécontents de faire le voyage, dit le commissaire en souriant.

— N'importe, c'est intolérable ! J'aurais voulu sortir du port avant la nuit... >

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II s'éloigna eu bougonnant. Sous ses dehors bourrus, il avait malgré tout l'air d'un brave homme. A l'hôpital, Juliette avait connu de ces patrons qui grognent sans cesse, mais qui, au fond, sont prêts à tout dans l'intérêt de leurs malades.

Une voix aiguë la fit se retourner vers la passerelle. Le commissaire tendait la main à une dame entre deux âges, artistement maquillée, coiffée d'un béret vert d'où s'échappaient des boucles platinées.

« Ah ! commissaire, quel plaisir de vous voir ! Nous avons déjà voyagé ensemble, n'est-ce pas ?

— Mais oui, madame... madame Frost, je crois ? Nous faisions les fjords de Norvège.

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- En effet - quel souvenir ! Je portais mon vison blanc, vous vous le rappelez peut-être. Le dernier cadeau de mon mari... Vous aussi, à ce que je vois, vous allez maintenant vers le soleil ? »

Elle minaudait, debout au sommet de la passerelle, sans paraître s'apercevoir que d'autres passagers, montant derrière elles restaient immobilisés sur les marches.

« Si vous voulez bien monter, madame, dit le commissaire. On va vous conduire chez vous.

- On m'a bien donné la cabine que j'ai demandée, j'espère ? Sur le pont supérieur, naturellement, avec une vraie fenêtre, pas un hublot !

— Je crois que vous serez satisfaite. Le Saint-Malo est un bateau de croisière : toutes les cabines sont bien placées.

— C'est pour cela que je l'ai choisi ! déclara Mme Frost. Vous savez bien que j'aurais pu prendre une cabine de luxe sur un gros paquebot. Mais l'ambiance d'un petit bateau est toujours plus reposante, n'est-ce pas ? »

Le commissaire appela un garçon de cabine qui apparaissait à l'entrée d'une coursive.

« Bruno ! veux-tu t'occuper de ces deux dames ? »Mme Frost jeta un regard dédaigneux à cette jeune

fille insignifiante qu'on voulait faire entrer en même temps qu'elle.

« Oh ! monsieur, supplia Juliette, je ne peux pas rester encore un peu à regarder ? »

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Elle trouvait tout si amusant ! elle n'aurait pas voulu manquer une minute du spectacle. A l'avant du bateau, on montait les bagages par un plan incliné aboutissant à une porte qui s'ouvrait dans la coque. Les porteurs, une valise sur la tête, une autre à la main, gravissaient la pente avec une légèreté de chamois, puis redescendaient en courant, les bras ballants, chercher une autre charge. Plus haut, sur le pont, les matelots s'affairaient à des manœuvres que Juliette ne comprenait pas toujours ; ils amarraient des câbles, transportaient des rouleaux de cordages. Un ronronnement très doux montait de l'intérieur du bateau.

« Cela vous intéresse ? demanda gentiment le commissaire en se tournant vers Juliette.

- Oh ! oui ! fit-elle, les yeux brillants. C'est passionnant, tout cela !

- En effet, répondit-il. Pour nous, c'est agréable d'avoir des passagers de votre âge, qui apprécient vraiment la traversée. Malheureusement, à notre époque, la plupart des gens préfèrent voyager en avion. A moins de rechercher les distractions du bord, comme cette dame que vous venez de voir, ou une occasion de repos, comme le monsieur que vous avez peut-être remarqué avec sa fille.

- Je les ai vus ; ils m'ont paru très sympathiques. Est-ce que la jeune fille est malade ?

- Un peu souffrante seulement. Voulez-vous que je vous mette à leur table ?

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— J'en serais ravie. Mais est-ce que cela ne les ennuiera pas ? Ils préfèrent peut-être se trouver seuls.

— Non, non, M. Sommer sera enchanté que sa fille ait une voisine de son âge. Et pour vous ce sera très agréable aussi, j'en suis sûr. »

Décidément, pensa Juliette, le voyage commençait bien. De toutes les personnes qu'elle avait déjà vues monter à bord, c'étaient certainement ces deux-là dont elle eût souhaité faire la connaissance. Pourvu seulement qu'il en fût de même de leur côté !

Tout à coup, sur le quai, elle aperçut un jeune homme qui se dirigeait vers le Saint-Malo, portant à la main une grosse valise. Au bas de la passerelle, il leva les yeux : il avait un visage ouvert, très hâlé, avec des cheveux noirs et des yeux clairs qui souriaient.

« II est sympathique aussi, lui », se dit-elle.A ce moment, un porteur descendit vivement les

marches pour prendre la valise du jeune homme ; celui-ci, croyant que l'autre la tenait, lâcha la poignée ; la valise lui tomba sur le pied. Il manqua une marche, se raccrocha tant bien que mal à la main courante et s'immobilisa au bas de la passerelle en faisant une grimace de douleur.

« Je suis désolé, monsieur, dit le porteur. Vous vous êtes fait mal ?

— Un peu », répondit le voyageur.

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Mais il était très pâle et se mordit les lèvres pour étouffer un gémissement. Le commissaire descendit vivement jusqu'à lui.

« Je... je crains bien de m'être fait une entorse, dit le jeune homme. Je suis vraiment trop maladroit !

- C'est ma faute, monsieur, dit le porteur. J'ai voulu prendre la valise, et...

- Nous chercherons les responsabilités plus tard, interrompit le commissaire. Aidez-moi plutôt à monter ce jeune homme sur le pont. Accrochez-vous à mon cou... oui, comme cela... »

Un des stewards, ayant aperçu l'accident, avança un transatlantique dans lequel les deux hommes déposèrent le blessé. Puis le commissaire envoya chercher un verre d'alcool qu'il lui fit boire. Le visage du jeune homme reprit un peu de couleur ; il se souleva et porta la main à sa cheville.

« Ça a bien l'air d'être une entorse..., murmura-t-il. Tant mieux si ce n'est que cela... »

II leva les yeux vers le commissaire et sourit malgré la douleur.

« C'est trop bête, n'est-ce pas ? Mais c'est fait, nous n'y pouvons rien.

- Pour souffrir autant, remarqua l'officier, vous vous êtes peut-être cassé quelque chose.

- Oh ! fit le jeune homme, on souffre autant pour une entorse que pour une fracture ! Il n'y a pas de déboîtement ; c'est d'ailleurs rare à la

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cheville... Par contre, il arrive assez souvent qu'en se tordant le pied on arrache un petit fragment d'os... »

Plusieurs personnes entouraient le blessé. Juliette, elle aussi, s'était approchée. Presque malgré elle, elle intervint :

« Justement, pour cela, il serait plus prudent de faire une radio. »

Le jeune homme leva vers elle un regard surpris. Qu'était-ce que cette gamine qui parlait avec autant d'autorité ? Juliette se troubla, balbutia :

« Excusez-moi... c'est que je suis infirmière... »

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Le voyageur sourit de nouveau, d'un sourire que démentait l'expression de souffrance des yeux clairs.

« Ah ! fit-il, nous sommes donc un peu confrères, à ce que je vois !

- Vous êtes médecin ?- Pas tout à fait : j'étais étudiant ; je viens de passer

mon internat. »Juliette éprouva un certain plaisir à penser que ce

garçon sympathique s'était, comme elle, consacré au soin des malades.

« Puisque vous êtes médecin, ou presque, déclara-t-elle du petit ton sévère qu'elle prenait en salle d'hôpital, vous savez mieux que moi qu'en pareil cas on doit faire une radio. Je sais, je sais, mais... »

A cet instant, le groupe des assistants s'écarta pour laisser passage au commandant qui accourait, l'air vivement contrarié.

« Un accident ! Et ce toubib de malheur qui n'est pas encore là ! Jamais, dans toute ma carrière, je n'ai vu une incorrection pareille ! Il va nous faire manquer le départ ! »

II semblait hors de lui. Mais, à la vue du blessé, son regard s'adoucit aussitôt.

« Je suis fâché, commandant, dit le jeune interne. Je ne me croyais pas aussi maladroit.

- Vous savez bien que ce n'est pas votre faute. Il peut arriver à tout le monde de faire une chute.

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Mais mademoiselle, qui est infirmière, conseille de faire une radio ?

- En effet, insista Juliette.- En ce cas, mon pauvre ami, il faut que je vous

débarque. L'hôpital est assez loin du port ; si ce diable de toubib consent enfin à se montrer, je voudrais lever l'ancre dans une demi-heure.

- Vous voulez dire, commandant, que je ne partirais pas avec vous ?

- Je ne vois pas d'autre solution. Nous allons faire immédiatement le nécessaire au sujet de votre billet. »

Le jeune homme secoua la tête.« Commandant, je regrette, mais ce n'est pas

possible. Je dois prendre ce bateau, coûte que coûte. Je suis attendu à Rio.

- Une fois soigné, vous pourriez prendre l'avion.- Mon voyage m'est payé, je ne peux pas faire de

changement. Ne vous inquiétez pas à mon sujet ; je n'ai sans doute qu'une entorse. Il suffira de me bander fortement la cheville et, dans quelques jours, il n'y paraîtra plus. »

Le commandant hésita.« Si encore ce maudit toubib était ici !

Evidemment, puisqu'il vient de Paris, il peut encore arriver par le rapide. En ce cas, il sera à bord dans un quart d'heure. Vous êtes bien décidé à rester avec nous ? »

Le blessé fit signe que oui. Puis, tandis que les

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deux officiers examinaient le quai dans l'espoir d'y voir apparaître le retardataire, il se tourna vers Juliette.

« Puisque vous êtes infirmière, puis-je vous demander de me bander le pied ? Il me serait assez difficile de le faire moi-même... »

Elle se sentait heureuse que le jeune homme n'eût pas décidé de rester à Bordeaux.

« Naturellement, répondit-elle. Mais il faut d'abord que je trouve une bande.

- Il doit y en avoir à l'infirmerie. Ça fait partie du matériel d'urgence qu'on trouve toujours à bord d'un bateau. »

Elle demanda au commissaire où se trouvait l'infirmerie. Il lui proposa de l'y conduire ; à sa suite, elle s'engagea dans une coursive, descendit un escalier et pénétra dans une petite pièce peinte en blanc, meublée sommairement d'une table et de deux chaises.

« C'est ici, la cabine du toubib est à côté. Je crois qu'il n'y a plus grand-chose dans les placards ; le médecin apporte de Paris la caisse de pharmacie qu'on a préparée à la Compagnie. Une bande, ça doit se trouver tout de même... Nous n'avons qu'à chercher. »

Ils ouvrirent plusieurs portes, tirèrent quelques tiroirs et découvrirent enfin plusieurs rouleaux de différentes tailles.

« Prenez ce qu'il vous faut, dit le commissaire,

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moi je n'y connais rien. De toute façon c'est provisoire ; que le toubib arrive ou qu'on doive aller en chercher un autre, quand il sera ici, il s'occupera du blessé. »

Pendant ce temps, on avait transporté le jeune homme dans sa cabine, une toute petite cabine intérieure, sans fenêtre ni hublot. Il avait demandé au garçon de chercher une robe de chambre dans sa valise et s'était allongé sur la couchette. Le commissaire s'approcha et lui serra la main. Juliette, s'agenouillant devant lui, dénuda sa cheville avec dextérité.

« Je ne serre pas trop fort ? demanda-t-elle en enroulant la bande. Il faut que cela vous maintienne, si vous voulez pouvoir marcher demain.

- C'est parfait. On voit que vous avez l'habitude.- Pauvre mademoiselle Juliette ! fit le commissaire

en souriant. Vous qui disiez que pendant vos vacances vous vouliez oublier votre métier... Il me semble que vous commencez bien mal.

- Je suis heureuse d'avoir pu rendre service », dit-elle simplement.

Le commissaire s'apprêtait à sortir.« Que je vous présente, au moins ! dit-il. Monsieur

Luc Gilloin, mademoiselle Juliette Benoît. Et maintenant, je crois que le mieux à faire serait de laisser notre blessé se reposer. Vous voulez voir votre cabine, mademoiselle Juliette ?

— J'aimerais mieux rester dehors encore un

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moment. Tout cela est tellement nouveau pour moi!»

Le commissaire sourit, la prit par le bras et la fit remonter sur le pont. Le soir commençait à tomber. Le commandant, debout, scrutait toujours la foule assemblée sur le quai. Tout à coup, il poussa une exclamation :

« Enfin ! Ce n'est pas trop tôt !»Un homme de haute taille, portant une petite valise,

accourait vers le Saint-Malo. Il dit quelques mots au matelot qui se tenait au bas de la passerelle, puis gravit les marches deux à deux. Le commandant s'avança vers lui.

« Docteur Hamard,* je suppose ?

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— Oui, commandant. Je suis en retard..., je vais vous expliquer... »

La voix était rauque, un peu sourde. Le commandant lui coupa la parole.

« Vous êtes là, c'est l'essentiel. Je n'ai pas le temps de m'occuper de vous pour le moment. Il faut que je dirige l'appareillage; »

II s'éloigna. Le médecin jeta les yeux autour de lui, non pas comme un nouveau venu qui cherche à s'attirer des Sympathies, mais plutôt comme une bête farouche pressée de regagner sa tanière. Il était jeune, une trentaine d'années peut-être, mais déjà un peu voûté. Ses cheveux très noirs faisaient paraître presque crayeux son visage pâle.

Le commissaire lui tendit la main et se présenta :« Laugier, commissaire du bord. •»Le médecin prit la main tendue et la laissa retomber

sans dire un mot. Il continuait à regarder autour de lui d'un air ennuyé et hostile.

« Vous voulez voir votre domaine ? » demanda l'officier.

Le docteur Hamard inclina la tête sans répondre.« Ah ! tout d'abord, je dois vous dire que nous

avons déjà du travail pour vous : un blessé. Oh! pas très grave, j'espère ; n'importe, j'aimerais que vous le voyiez avant le dîner. Mlle Benoît, qui est infirmière, lui a fait un bandage provisoire. »

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Le médecin se tourna vers Juliette ; le regard qu'il lui lança n'avait rien d'amical.

« II se figure peut-être que je vais vouloir l'assister ! se dit-elle. Eh bien, il va constater qu'il se trompe ! Maintenant qu'il est ici, je ne m'occuperai plus de rien. Je suis en vacances, tout de même !»

Son parrain l'avait prévenue que le premier soir à bord on ne s'habillait pas pour dîner. Elle resta donc sur le pont le plus longtemps possible, regardant avec intérêt toutes les manœuvres du départ. Des lumières s'allumaient ça et là ; le port commençait sa vie nocturne. Une sirène retentit; on enleva la passerelle. Les personnes qui avaient accompagné des passagers, groupées au bord du quai, échangeaient encore quelques mots avec leurs amis.

« Ces gens sont ridicules ! dit une voix aiguë à côté de Juliette. On croirait qu'ils n'ont jamais voyagé ! »

Mme Frost était venue, elle aussi, s'appuyer à la rambarde. Elle avait ôté son béret et passé autour de son cou une écharpe de tulle bleu pâle qu'elle rejetait sur son épaule d'un geste nonchalant.

Juliette ne répondit pas. Ces adieux lui paraissaient plutôt touchants. A côté des personnes qui partaient simplement en croisière, il y en avait

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peut-être qui s'en allaient pour beaucoup plus longtemps — pour toujours...

Le gong du dîner résonna. Regrettant de ne pas voir jusqu'au bout la sortie du port, Juliette se dirigea vers la salle à manger. Mme Frost, tout à coup, passa un bras sous le sien.

« Franchement, mon petit, je ne suis pas trop mal coiffée ? On m'a amenée en voiture ; il y avait du vent. Enfin, ce soir nous nous installerons comme nous pourrons ; c'est demain seulement que nous aurons nos places définitives. Je vais demander au commandant de me mettre à la table de M. Sommer, vous savez, ce monsieur qui voyage avec sa fille.

— Le commissaire m'a proposé de m'y mettre, dit Juliette.

— Déjà ! Eh bien, vous ne perdez pas de temps, vous ! Vous savez qui est M. Sommer, je pense ? N'importe, vous me le présenterez, n'est-ce pas ? #

Elle parcourut la salle du regard et, voyant qu'il restait deux places à la table du commandant, se précipita dans l'espoir qu'il lui en offrirait une.

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II

C'EST merveilleux, la mer !» Juliette, vêtue d'un pantalon blanc et d'un pull-over jaune à manches courtes, arpentait à grands pas le pont du bateau. Ayant l'habitude de se lever tôt, elle était sortie de sa cabine la première ; sur ce plancher désert, elle se sentait presque seule au monde, et se laissait pénétrer jusqu'aux os par la brise légère qui enveloppait le Saint-Malo comme une caresse.

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La veille, à dîner, elle avait fait la connaissance de M. Sommer et de sa fille. Le commissaire, en lui indiquant sa place, avait fait les présentations. Laura était gaie, intelligente et vive ; dès le premier contact, elle semblait avoir pris Juliette en amitié. Son père, visiblement, l'adorait ; lui-même assez taciturne, il paraissait heureux de la voir bavarder avec une autre jeune fille. Toutes deux avaient regardé ensemble le programme des réjouissances, qui se montrait prometteur : cinéma, concerts, bal costumé... A se demander comment on aurait le temps de tout faire !

Le commandant, descendant de la passerelle, aperçut Juliette et lui sourit.

« Vous êtes matinale, mademoiselle ! A la bonne heure !

— Il fait si beau ! dit-elle gaiement.— Oui, je crois que nous aurons une bonne

traversée. »II s'éloigna de ce grand pas souple qui caractérise

les marins. « II est gentil ! pensa Juliette. Décidément j'ai de la chance ! »

Elle songea soudain que tout le monde n'était pas aussi heureux qu'elle. Ce garçon, hier soir, qui s'était si malencontreusement tordu le pied... Enfin, une fois convenablement soigné, il pourrait monter sur le pont et profiter de la mer. Le médecin lui avait sans doute fait une injection de novocaïne pour lui permettre de marcher sans douleur.

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Elle pensait encore au jeune interne quand elle aperçut justement le docteur Hamard à l'issue de la coursive qui conduisait aux cabines des officiers. Coiffé d'une casquette de marin qui paraissait trop grande pour lui, il avait l'air encore plus maussade que la veille. Il se dirigea vers la rambarde, puis aperçut soudain Juliette et fit mine de reculer ; mais il était trop tard ; il ne pouvait plus le faire sans impolitesse.

« Bonjour, docteur, dit la jeune fille. Je suis bien contente de vous voir; vous allez pouvoir me donner des nouvelles de notre blessé d'hier.

— Notre blessé ? Ah ! oui, ce jeune homme... Vous le connaissez ?

— Pas du tout, mais j'étais désolée de son accident ; j'espère que ce ne sera pas grave. »

Le docteur haussa les épaules. « Ce n'est rien, absolument rien. A condition de rester immobile...

— Mais... c'est bien une entorse, n'est-ce pas ?— Oui, une entorse, évidemment. Il aura le

temps de s'en remettre avant d'arriver à Rio.— Tant mieux ! Mais est-ce que pour une entorse

il ne vaudrait pas mieux bander fortement la cheville et marcher ?

— Ce n'est pas mon avis, déclara péremptoirement Hamard. Je lui ai prescrit de rester dans sa cabine et de ne pas bouger ; d'ici quelques jours

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nous verrons. Vous aviez l'intention de le faire danser ?»

Le ton était ironique, presque acerbe. Juliette en fut blessée. Qu'avait-elle dit pour indisposer le médecin de cette façon ? Après tout, il avait peut-être simplement mauvais caractère... Mais en ce cas, quel ours !

« Heureusement, pensa-t-elle, les autres officiers du bord ne sont pas comme lui ! »

Elle pensa au ton autoritaire du commandant, sous lequel, elle en était sûre, se cachait un cœur d'or. Avec Hamard, c'était autre chose. On aurait pu croire qu'il lui en voulait, à elle personnellement. Elle se demanda pourquoi.

« II ne me connaît pas ; il ne m'a jamais vue... Et pourtant, c'est étrange, il me semble que son visage me rappelle quelqu'un... Où aurais-je pu le rencontrer ? à Paris ? Mais il ne travaillait pas dans un hôpital parisien, puisqu'il est médecin de la Compagnie de navigation... »

Elle se creusa la tête un moment, mais ne trouva rien.

« Qu'importé ! se dit-elle enfin. Je ne vais pas laisser son attitude gâcher mon voyage ! J'espère n'avoir pas besoin de lui, c'est l'essentiel. »

Elle reprit sa promenade ; le spectacle des longues vagues vertes qui léchaient doucement la coque blanche du Saint-Malo lui fit bientôt oublier cette impression désagréable. Cependant il y avait

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quelqu'un qu'elle n'oubliait pas : c'était le jeune interne blessé. Elle avait espéré le revoir sur le pont dans la matinée ; à présent, sachant qu'il n'y monterait pas, elle se demandait comment arriver jusqu'à lui. Est-ce que cela se faisait, sur un bateau, d'aller voir un malade dans sa cabine sans y être invité ?

« D'autant plus, songea-t-elle, que je dois oublier ma qualité d'infirmière ! Le docteur Hamard est trop jaloux de ses prérogatives pour tolérer mon intrusion !»

Un moment plus tard, le commissaire l'a tira de son embarras. Des passagers commençaient à

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monter sur le pont ; les uns, encore somnolents, s'allongeaient dans les transatlantiques que les stewards disposaient le long des cloisons ; les autres, plus vaillants, prenaient leur exercice quotidien en marchant d'un pas allègre d'un bout à l'autre du bateau. Le commissaire, souriant à son habitude, circulait entre les groupes et échangeait au passage quelques mots avec les voyageurs.

« Eh bien, mademoiselle Juliette, avez-vous passé Une bonne nuit ?

— Excellente ! répondit-elle avec enthousiasme.— Je voudrais pouvoir en dire autant de notre

malade, M. Gilloin, l'étudiant en médecine. Je suis passé prendre de ses nouvelles...

— Il a mal dormi ? s'informa Juliette, compatissante.

— Assez mal. D'abord son pied le fait souffrir. Et puis, surtout, je crois qu'il se tourmente. Le docteur Hamard lui a interdit de se lever...

— Je sais ; le docteur me l'a dit.— Tenez, mademoiselle Juliette, si vous voulez

faire une bonne action, vous devriez aller lui rendre visite. Il s'ennuie, ce garçon. Oh ne peut pas lire toute la journée... Je suis sûr qu'un peu de compagnie lui ferait du bien.

— Vous croyez que je peux... ?— Venez avec moi », dit le commissaire. Comme

la veille, il prit le bras de la jeune filleet lui fit descendre deux étages, puis enfiler une

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longue coursive obscure. Elle pensa que s'il ne l'avait pas accompagnée, elle aurait eu du mal à retrouver la cabine. Il s'arrêta devant une ouverture masquée par un rideau et frappa doucement à la cloison

« Entrez ! » dit une voix jeune.L'étudiant était allongé sur sa couchette, le buste

relevé par plusieurs oreillers. Rasé de frais, il n'avait pas trop l'air d'un malade, mais son visage était grave et soucieux. A la vue des visiteurs, il s'éclaira d'un large sourire.

« C'est gentil à vous de venir me voir ! C'est à vous que je dois cette bonne surprise, monsieur ?

— Mlle Juliette n'osait pas venir seule ; j'ai pris sur moi de vous l'amener. Je n'ai pas eu tort, je pense ?

— Tort ! »L'expression de l'étudiant répondait pour lui.« Mais maintenant qu'elle est ici, reprit le

commissaire, vous n'avez plus besoin de moi. Je vais vaquer à mes obligations professionnelles. Songez que je dois arriver à satisfaire trente passagers, dont quelques-uns ne sont pas commodes...

__ Ils sont bien difficiles, protesta Juliette, s'ilsne sont pas contents du Saint-Malo !»Le commissaire sourit.« Mme Frost s'est déjà plainte qu'à la salle à manger

elle sent un courant d'air chaque fois qu'on ouvre la porte de l'office. Elle prétend que le maître

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d'hôtel a fait exprès de lui donner la plus mauvaise place. Je dois aller tout à l'heure avec elle choisir une table qui lui convienne mieux. »

Les deux jeunes gens se mirent à rire. Dès qu'il se fut éloigné, Luc débarrassa vivement l'unique chaise de la cabine sur laquelle il avait posé une pile de livres.

« Asseyez-vous... C'est vraiment du dévouement de venir me voir ici, à fond de cale, quand il doit faire si beau là-haut !

- C'est vrai, dit Juliette, vous n'avez pas beaucoup d'air.

- Pour la nuit, c'était suffisant. Mais maintenant que je suis condamné à y passer aussi toutes mes journées... Vous savez que le médecin ne me permet pas de me lever ?

- Je le sais, il me l'a dit. Mais quand j'ai voulu lui poser quelques questions, si vous aviez entendu comment il m'a rabrouée !

- Je suppose, dit Luc, qu'il tient beaucoup à son autorité ; il ne peut pas admettre qu'une jeune infirmière comme vous, un petit interne comme moi, se permettent de discuter ses ordres. J'avoue que j'ai été un peu surpris, moi aussi, quand il m'a ordonné l'immobilité. Je me demande s'il ne craint pas que ce ne soit plus grave qu'une entorse.

- Oh ! non, fit Juliette.- Cela expliquerait tout, n'est-ce pas ? S'il

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redoute une fracture, il ne doit pas me laisser bouger, c'est évident.

- Et il n'y a pas moyen de le savoir avant d'avoir fait une radio. C'est-à-dire pas avant d'arriver à Rio !

- En effet. C'est bien là ce qui m'ennuie.-— Mais cela va gâcher tout votre voyage ! s'écria

Juliette. Vous faites aussi la croisière pour votre plaisir, n'est-ce pas ? »

Le jeune homme secoua la tête ; son visage s'attrista tout à coup.

« Oh ! non, moi, c'est une autre histoire. J'ai pris ce bateau parce qu'il était moins cher que l'avion. Mais je ne veux pas vous ennuyer en vous parlant de moi... »

Elle protesta :« Vous ne m'ennuyez pas du tout ! Je suis 1res

heureuse au contraire, de causer un peu avec vous. Tenez, voulez-vous que je commence ? Je suis en vacances ; je viens de passer mes examens.

— Pour moi, c'est différent. Il faut d'abord vous dire que j'appartiens à une famille nombreuse ; j'ai deux frères et trois sœurs, tous plus jeunes que moi. Jusqu'à l'année dernière, nous étions très heureux ; j'envisageais la vie avec confiance. Je faisais ma médecine avec l'intention de me consacrer surtout à la recherche. Je sais bien que ce n'est pas le meilleur moyen de faire fortune...

— Qu'importé ! interrompit Juliette. L'essentiel,

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dans la vie, n'est-ce pas de faire quelque chose qu'on aime ?

- Je suis de votre avis, et je suivais ma voie sans m'inquiéter de l'avenir. Mon second frère et une de mes sœurs voulaient aussi faire leur médecine...

Votre père est peut-être médecin ?Non, mon père était ingénieur. Je dis « était », car

nous avons eu le malheur de le perdre il y a quelques mois. Outre le chagrin que nous en éprouvons tous — car mon père était un homme excellent —, la situation matérielle de la famille n'est plus du tout la même. Moi, je serais arrivé à vivre tant bien que mal jusqu'à la fin de mes études, mais aucun des plus jeunes n'est encore tiré d'affaire. Il faut donc que désormais je remplace mon père auprès d'eux.

Vous ne voulez pas dire que vous allez abandonner la médecine ?

- Malheureusement si, et c'est déjà fait. Un ami de mon père, qui a de grosses affaires au Brésil, m'a offert la direction d'un de ses laboratoires. Scientifiquement, c'est sans intérêt, mais le salaire qu'on me propose dépasse tout ce que j'aurais pu espérer. Un quart me suffira pour vivre ; le reste, je l'enverrai à ma mère. Je n'avais pas le droit d'hésiter.

- Et vous ne regrettez rien ? »Le jeune homme détourna la tête.

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« Cela, dit-il, c'est autre chose. Je préférerais ne plus en parler, plus jamais. Si j'en parle, il me semble que je n'aurai pas le courage d'aller jusqu’au bout de l'épreuve. Mais c'est fait : le passé est derrière moi ; je ne dois plus penser qu'à l'avenir de la famille. »

Juliette comprenait, elle, ce que représentait ce sacrifice. Si elle avait dû renoncer à sa vocation, accepter dans un bureau, par exemple, n'importe quel travail, même bien payé, elle aurait eu l'impression que sa vie ne valait pas la peine d'être vécue. Elle aurait voulu trouver une parole de réconfort, dire à Luc que plus tard, peut-être, il pourrait reprendre les études qu'il aimait. Tous les mots qui lui venaient à l'esprit lui semblaient faux et vides. Plus sa sympathie était profonde, plus elle avait de mal à l'exprimer.

« Entendu, je n'en parlerai plus.— Merci, dit-il simplement. Et maintenant,

racontez-moi ce qui se passe sur ce Saint-Malo dont je ne verrai probablement que les profondeurs. Je parie que par ce beau temps tous les passagers sont sur le pont. Est-ce que les gens son sympathiques ?

Je ne connais guère que M. Sommer et sa fille ; ou m'a placée à leur table. Ils m'ont paru charmants.

- Sommer, c'est le grand exportateur ? l'homme des cafés brésiliens ?

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- Je ne sais pas, je ne suis pas au courant. Il s'appelle, je crois, Octave Sommer.

- Alors c'est bien lui ! Je me demande pourquoi il voyage sur ce bateau au lieu de prendre un grand transatlantique.

Il m'a expliqué hier soir que le voyage serait plus reposant pour sa fille, qui souffre, dit-il, de l'estomac. Le fait est qu'elle ne mange à peu près rien. Il attend d'être rentré à Rio pour lui faire consulter un spécialiste de ses amis.

- Et à part eux, qui avez-vous vu ?H^ Voyons..., il y a deux jeunes gens, des reporters,

qui font le tour du monde, puis deux couples de jeunes mariés, plusieurs autres couples plus âgés, une dame brésilienne avec beaucoup d'enfants... Ah ! et puis aussi Mme Frost !

- Mme Frost ? qui est-ce ?- Une dame d'une cinquantaine d'années, qui

s'imagine qu'elle en a vingt. Il paraît qu'elle est veuve d'un Américain ; j'ai bien l'impression qu'elle cherche à le remplacer... Mais vous allez dire que je suis mauvaise langue...

- Vous, Juliette ? certainement pas ! Vous voulez bien que je vous appelle Juliette ? Je regrette seulement d'être cloué ici ; nous nous amuserions joliment à échanger nos impressions sur tout ce monde. »

Juliette jeta les yeux autour d'elle. C'était assez lugubre, cette cabine étroite, mal aérée, qu'envahissaient

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parfois des relents de mazout. Elle ne demanda pas à Luc pourquoi il l'avait choisie — par économie, évidemment : tout l'argent dont il pouvait disposer, il l'avait laissé à sa mère. A ce moment-là, d'ailleurs, il pensait n'occuper la cabine que la nuit. Maintenant...

« Cela vous ferait plaisir d'avoir des revues ? demanda-t-elle. J'ai vu qu'il y avait une bibliothèque ; je vais aller vous chercher de la lecture. Voyons, que préférez-vous ?

— N'importe quoi ; je n'ai emporté que des livres sérieux ; j'aurais bien besoin de quelque chose pour me distraire. Je regarderai les images et je ferai les mots croisés ; cela m'aidera à passer le temps.

— Je vais revenir», promit-elle.Elle remonta, mais au lieu de se rendre à la

bibliothèque, elle se dirigea tout droit vers le bureau du commissaire. Elle venait d'avoir une idée.

« Monsieur, interrogea-t-elle, est-il permis à des passagers de changer de cabine ?

— Vous ne vous trouvez pas bien ? demanda-t-il, un peu surpris.

- Oh ! si, si, très bien, au contraire ! Ce n'est pas ce que je veux dire. Seulement, je ne rentre que pour me coucher ; toute la journée je me promène sur le pont ou à l'intérieur du bateau. Or je pense à ce garçon qui est, lui, retenu dans son lit.

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C'est pourquoi je me demandais si on pouvait... si c'était permis... »

Le commissaire commençait à comprendre.« Vous voudriez changer avec lui ? » demanda-t-il

en la regardant plus attentivement.Elle inclina la tête.« C'est cela. Vous ne trouvez pas que ce serait

mieux ?Mais, mademoiselle, vous avez payé une cabine sur

le pont supérieur, une cabine...- Ce n'est pas moi ! dit-elle vivement, c'est mon

parrain qui m'a offert le voyage.Votre parrain a pris des dispositions pour que

vous voyagiez de façon confortable.

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- Je sais bien. Mais je ne suis pas malade, moi. Et de cette façon, la Compagnie n'y perdra rien. »

Le commissaire semblait ému.« II faut que j'en parle au commandant, déclara-t-il.

Ce sera bientôt l'heure du déjeuner. Je vous reverrai à la salle à manger, tout à l'heure. »

En remontant sur le pont, Juliette faillit heurter Mme Frost qui sortait de sa cabine, vêtue d'une sorte de pyjama mauve pâle qui collait exagérément à ses formes rebondies.

« Vous aussi, susurra-t-elle, vous vous êtes mise à l'aise, à ce que je vois... Dites-moi, mon petit, j'ai l'intention de vous inviter tout à l'heure à prendre le café à nia table. Je serai obligée d'inviter vos voisins aussi, bien entendu. »

Juliette réprima une forte envie de rire. Maintenant qu'elle savait par Luc qui était M. Sommer, elle s'expliquait mieux le désir qu'avait Mme Frost de faire sa connaissance.

« Merci beaucoup, madame, dit-elle.- Je vous aime bien, ma petite amie», ajouta Mme

Frost avec un sourire enjoué.Le manège était simple. Mme Frost cherchait à lier

connaissance avec elle afin d'avoir un prétexte pour l'inviter : les Sommer, partageant sa table, seraient inclus dans l'invitation comme par hasard, alors qu'en fait c'étaient eux qui représentaient le but ultime de la manœuvre.

Elle en souriait encore lorsque le gong du déjeuner résonna,

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A l'entrée de la salle à manger, le commissaire s'approcha d'elle.

« Tout est arrangé, lui dit-il. Vous aviez raison ; on ne peut pas laisser «n malade dans cette cabine.

— Alors, demanda-t-elle, enchantée, je peux préparer mes valises ?

— Ce n'est pas. la peine. Le bateau est loin d'être plein. J'ai fait préparer pour M. Gilloin une cabine sur le pont principal, avec une fenêtre d'où il pourra regarder la mer.

— Mais, monsieur, le prix...—- Ne vous occupez pas de cela. Vous n'avez

jamais entendu dire qu'un commandant est seul maître à bord ? Il a bien le droit, s'il le veut, d'adopter une bonne idée suggérée par une passagère. Cet après-midi, vous pourrez rendre visite à M. Gilloin au numéro 27. »

Juliette était si heureuse que M. Sommer et Laura lui demandèrent la raison de sa joie. Elle raconta l'histoire, sans dire le rôle qu'elle y avait joué, et Laura promit d'aller, elle aussi, tenir quelquefois compagnie au malade.

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III

«ALORS, mademoiselle Juliette, on est venue voir le lever du soleil ? » C'était Jean-Marie, un vieux marin que la jeune fille aimait beaucoup. Chaque matin, en montant sur le pont, elle trouvait Jean-Marie en train de fourbir les cuivres. Il fallait que tout brille, à bord du Saint-Malo \ Jean-Marie y tenait autant que le commandant lui-même.

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« Ça me fait mal au cœur, mademoiselle Juliette, quand je vois les gens poser leurs sales pattes là où je viens d'astiquer ! Quelquefois, pendant qu'ils sont tous à table, je viens donner un coup de chiffon en douce... »

II disait « ils », en parlant des passagers, comme si Juliette n'en faisait pas partie. Elle, c'était autre chose : il l'avait adoptée dès le premier jour, comme d'ailleurs tout le personnel et l'équipage.

« Ce n'est pas comme ce toubib... Un drôle de pistolet, celui-là, vous ne trouvez pas, mademoiselle Juliette ? »

Elle sourit sans répondre. En fait, le docteur Hamard n'était très sympathique à personne. Dans la salle à manger, où il présidait une table selon la coutume, il faisait un effort visible pour échanger quelques mots avec ses voisins. Il passait la plus grande partie de son temps dans sa cabine, occupé on ne savait à quoi.

Tout en poursuivant sa marche — un sport dont on ne se lasse jamais ! - - Juliette attendait avec impatience l'heure d'aller voir « son » malade. Luc était maintenant installé dans une cabine claire, au niveau du pont principal.

« C'est à vous que je dois cela, Juliette ! lui avait-il dit.

— Ne le croyez pas, Luc : le commandant...- Ne dites rien : le commissaire m'a tout

raconté ! »

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Ils riaient ensemble, comme deux amis qu'ils étaient déjà devenus. Juliette pensait souvent avec regret à la carrière que Luc abandonnait sans hésiter.

« Quel dommage ! se disait-elle ; il aurait fait un si bon médecin ! alors que tant d'autres — elle en avait vu beaucoup ! — ne choisissent ce métier que pour y gagner largement leur vie... »

Ce matin-là, elle trouva le jeune interne soucieux ; un pli inaccoutumé barrait son front hâlé.

« Qu'avez-vous, Luc ? Ça ne va pas, aujourd'hui ?—. Pas comme je le voudrais... Ce pied me fait

toujours mal. Quand j'essaie de le poser à terre, la douleur est intolérable.

__ Même avec la bande ? Peut-être est-elle unpeu desserrée ? »Luc secoua la tête.« Je n'ai plus de bande : le docteur Hamard me l'a

fait enlever. Il affirme que l'immobilité est le seul remède.

— Vous lui avez dit que vous souffriez toujours ?— Je ne peux pas le lui dire ; je ne le vois

jamais. Je sais bien que je ne suis pas un grand malade, mais tout de même...

— Depuis combien de temps ne l'avez-vous pas vu? Un jour ? deux jours ? plus que cela ? Depuis le premier soir ? Ce n'est pas possible ! »

Luc fit signe que si.

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« Savez-vous, Juliette, je ne sais pourquoi, j'ai l'impression que cet homme me déteste.

- C'est étrange, dit la jeune fille, songeuse, j'éprouve le même sentiment. Oh ! il n'est aimable avec personne ! Mais moi, il me fuit, c'est évident.

- Alors qu'au contraire, le fait d'avoir la même profession devrait plutôt le rapprocher de nous... »

Ils parlèrent des passagers ; à bord, où personne n'avait rien à faire, on s'occupait beaucoup les uns des autres. Deux des vieux couples passaient leurs journées à jouer au bridge dans le salon, tous stores baissés à cause de la chaleur qui augmentait de jour en jour à mesure qu'on descendait vers le tropique. On se demandait vraiment pourquoi ils faisaient une croisière, au lieu de se livrer à leur jeu favori dans n'importe quel casino !

« Les deux reporters, eux, dit Juliette, prennent des photos du matin au soir. Il paraît qu'ils ont l'intention d'écrire un livre sur leur voyage. On les appelle « les inséparables » parce qu'on ne voit jamais l'un sans l'autre. Quant à la mère de famille nombreuse, Mme Guérin, je vous assure qu'elle a fort à faire, même avec l'aide de la femme de chambre ! Il y a toujours un gamin en train d'escalader la rambarde pendant qu'un autre dégringole dans l'escalier...

J'espère au moins que notre docteur Hamard panse les bosses ?

— Môme pas ! Il n'a strictement rien à faire...

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Depuis la sortie du port, la mer est si belle que personne n'est incommodé, même parmi ceux qui n'ont pas le pied marin... »

Luc souriait de tous ces détails.« Grâce à vous, Juliette, je n'ai pas du tout la

sensation d'être à l'écart de la vie. Pourvu seulement que mon pied soit guéri quand nous arriverons ! Cela ferait mauvais effet d'arriver pour travailler et de commencer par un séjour à l'hôpital...

- Ne voyez pas les choses en noir. D'ici là, vous avez le temps de vous remettre... »

Elle fut interrompue par de grands appels poussés sur le pont :

« Vite ! venez vite ! Là, à l'avant ! Mais si, regardez bien ! à droite de la cheminée !

- Il se passe quelque chose d'intéressant, dit Luc. Nous croisons peut-être un autre navire. Allez voir, Juliette, vous me raconterez tout après, »

La jeune fille monta vivement sur le pont, où passagers et marins se pressaient à l'avant en poussant des exclamations amusées. Ce n'était pas un autre bateau, mais une bande de marsouins -quinze à vingt pour le moins — qui s'ébattaient au soleil.

Les culbutes des animaux enchantaient toute l'assistance. Les deux reporters prenaient des dizaines d'instantanés. Mme Guérin, un enfant dans les bras, s'efforçait d'empêcher ses deux aînés de grimper à un cordage pour mieux voir. Le commandant prit pitié

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d'elle et vint à son secours.« Descendez ! ordonna-t-il d'une voix sévère. A

bord d'un navire, ceux qui désobéissent sont mis aux fers à fond de cale, au pain et à l'eau ! »

Les deux gamins effrayés vinrent se ranger près de leur mère, qui jeta à l'officier un regard reconnaissant.

Mme Frost, qui ne perdait jamais de vue son objectif, profitait de la cohue, pour se rapprocher de M. Sommer. Elle avait réussi, le second jour de la traversée, à prendre le café en sa compagnie, selon le plan deviné par Juliette, mais depuis lors, il l'évitait visiblement.

« Ah ! monsieur, dit-elle, quel charmant spectacle, n'est-ce pas ? Vous avez vu les dauphins en Méditerranée ?

- Autrefois, madame. Quand je voyage pour affaires, je prends l'avion.

Ah ! l'avion, c'est bien poétique aussi, il me semble!- Je ne trouve pas ; je le prends pour aller plus

vite.»Ne se tenant pas pour battue, elle changea de

tactique et essaya de décider le Brésilien à faire un bridge l'après-midi.

« Vous aimez le bridge, j'en suis sûre. Tous les grands hommes d'affaires sont bridgeurs !

En ce cas, je ne suis pas un grand homme d'affaires. Tant pis pour moi si j'avais des illusions à

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ce sujet... Quand je ne travaille pas, je préfère regarder la mer. »

Le commissaire s'approchait d'eux. Mme Frost se tourna vers lui.

« Que nous préparez-vous de beau, commissaire ? Je pense que les fêtes vont bientôt commencer. Est-ce que nous célébrerons le passage de la ligne ?

— Oh ! cela ne se fait plus guère, chère madame!»

Comme Juliette ne comprenait pas, il lui expliqua qu'autrefois, sur les bateaux, le passage de l'équateur était l'occasion d'une fête burlesque où les marins aspergeaient copieusement ceux des passagers qui franchissaient cette ligne pour la première fois. C'était ce qu'on appelait le « baptême de la Ligne ».

« Cela donnait lieu à des arrosages qui n'étaient pas du goût de tous les voyageurs. Mais ne craignez rien, nous aurons des fêtes tout de même ! D'abord, l'équipage organise toujours une petite soirée au bénéfice de sa cagnotte. Et puis il y aura le bal costumé, naturellement.

— Les bals costumés, déclara Mme Frost, j'adore ça ! J'ai emporté mon costume d'Egyptienne. Il faut vous dire - - ceci sur un ton de confidence en se tournant vers M. Sommer — que je suis convaincue d'avoir, dans une vie antérieure, été l'épouse d'un pharaon. Une voyante me l'a affirmé. Et je sens

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tout au fond de moi, en effet, le lien qui me rattache à cette merveilleuse époque. »

Voyant M. Sommer esquisser un sourire, elle poursuivit :

« Et vous, cher monsieur, en quoi vous costumerez-vous ? En Inca, peut-être ?

- Hélas ! je ne me souviens pas d'avoir été Inca... Mes ancêtres sont venus du Portugal, tout simplement, pour acheter du café aux indigènes. D'ailleurs, j'irai au bal, mais je ne me costumerai pas. Il faut laisser cela aux jeunes. »

Mme Frost sursauta. M. Sommer, évidemment, n'avait parlé que pour lui, mais les autres ne risquaient-ils pas de croire que l'observation s'adressait aussi à elle?

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Vexée, elle se détourna et feignit de s'intéresser aux évolutions des marsouins, dont le Saint-Malo s'éloignait peu à peu.

Quand la foule se dispersa, Juliette retrouva Laura, qui était venue aussi admirer le spectacle. Elles se dirigèrent vers la salle à manger, où M. Sommer les rejoignit bientôt.

« Je crains d'avoir été un peu impoli envers Mme Frost, confessa-t-il à sa fille. Qu'en pensez-vous, Juliette? Elle m'agace, cette brave femme, avec sa façon de tourner autour de moi !

- Elle a peut-être des vues sur toi, papa, taquina Laura.

- Eh bien, elle en sera pour ses frais ! Si j'avais l'intention de me remarier, ce qui n'est pas le cas, ce n'est pas Mme Frost que j'irais chercher, je t'assure ! »

L'indignation de M. Sommer fit sourire les deux jeunes filles. Après le déjeuner, Laura proposa à Juliette d'aller avec elle rendre visite à Luc Gilloin.

« Souvent, expliqua-t-elle, je me sens assez mal en fin de journée ; j'aime mieux y aller avant. »

Elles trouvèrent Luc en train de regarder des albums que Juliette avait dénichés dans la bibliothèque du bord. Il les posa avec empressement à l'arrivée des visiteuses.

« Sans vous, déclara-t-il, les journées me paraîtraient interminables !

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— Le commissaire vient vous voir aussi, observa Juliette.

— Oui, on est charmant pour moi. Mais ce n'est pas la même chose ! ajouta-t-il gentiment.

— Savez-vous, lui dit Juliette, j'ai réfléchi : je suis sûre que vous vous sentiriez beaucoup mieux si votre cheville était bandée. Vous avez beau faire, vous bougez dans votre lit et chaque fois vous déplacez votre jambe. C'est pour cela que vous avez mal.

— Je le pense aussi ; j'ai eu plusieurs fois envie de vous demander de me remettre mon bandage.

— Et moi, j'aurais bien envie de le faire... mais je n'ose pas, puisque le docteur Hamard l'a défendu.

— Vous avez raison : il est responsable de moi, nous ne devons pas lui désobéir. Quand un médecin est malade, il faut bien qu'il donne l'exemple, n'est-ce pas ? D'ailleurs il doit s'y connaître mieux que moi, qui n'ai pas vu de fracture depuis si longtemps... Je n'ai qu'à rester tranquille, comme il me l'a dit.

— Nous essaierons de vous y aider, dit Laura. Quand on bavarde, on s'énerve moins, n'est-ce pas? »

Luc lui demanda si c'était la première fois qu'elle faisait la traversée.

« Oh ! non, dit-elle, je l'ai faite souvent quand j'étais petite et que papa redoutait de m'emmener

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en avion. Il voyage beaucoup pour ses affaires : en France, en Italie, en Espagne...

— Vous connaissez certainement l'Europe mieux que nous ! dit Luc en riant.

— Oh ! pas seulement l'Europe ! Je suis allée au Japon, à Ceylan, à Madagascar. »

Luc lui jeta un regard admiratif. Juliette ne put se défendre d'un léger mouvement de jalousie. A côté de Laura, qui avait une foule de robes, plusieurs voitures, qui connaissait le monde entier, qu'était-elle, elle, Juliette Benoît, petite infirmière débutante ?

Mais, presque aussitôt, elle se reprocha cette vilaine pensée. Laura était charmante, elle était son amie, qu'importait tout le reste ? Elle se rendait bien compte que ce qu'elle redoutait, au fond, c'était de voir Luc ébloui par tous les avantages de la jeune Brésilienne. Mais n'était-ce pas faire injure à Luc que de le croire capable de faire une différence entre elles pour des raisons aussi mesquines ?

Elle reprit donc part à la conversation, qui roulait maintenant sur les circonstances de leur départ. Laura venait de passer une semaine à Rome avec son père ; Luc était venu de Paris en voiture avec un ami.

« Moi, dit Juliette, j'ai fait la sottise d'arriver la veille, afin de visiter Bordeaux. Je croyais que je pourrais déjà coucher à bord. Quand je me suis aperçue qu'il n'en était rien, je me suis trouvée

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embarrassée. Il y avait plusieurs hôtels près du port; les uns étaient trop chers pour moi ; d'autres étaient pleins, d'autres me paraissaient louches et malpropres. Heureusement, je me suis rappelé qu'une de mes anciennes camarades de l'école d'infirmières avait un poste à l'hôpital de Bordeaux. Je suis allée la trouver ; elle m'a offert de partager sa chambre. Malheureusement, elle était trop occupée pour me faire visiter la ville, mais elle m'a indiqué ce que je devais voir.

- Et vous avez passé tout l'après-midi à trotter ! acheva Laura.

- Plus même que l'après-midi ! Je ne voulais pas que ma camarade se sentît obligée de me faire dîner ; je l'avais donc prévenue que je ne rentrerais qu'à neuf heures. Mais je me suis perdue, je suis arrivée très en retard. Une fois dans l'hôpital, je ne me rappelais plus où se trouvait le pavillon des infirmières ; j'ai erré je ne sais combien de temps dans les cours... »

Elle s'arrêta brusquement et poussa un petit cri.« Mais oui, oui, c'était bien là ! murmura-t-elle.- Quoi donc ? questionna Luc avec curiosité.- Oh ! rien d'important... Je viens de me rappeler

quelque chose... »Ce qu'elle se rappelait, c'était que dans une des

cours de l'hôpital, à l'angle d'un pavillon, elle s'était trouvée tout à coup face à face avec un homme.-Et

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cet homme-là, elle eût juré que c'était le docteur Hamard !

« C'est donc pour cela que j'avais l'impression de l'avoir déjà vu ! se dit-elle. Car c'était lui, c'était bien lui... »

Ses deux interlocuteurs, pendant ce temps, réclamaient la fin de l'histoire :

« Mais cela s'est bien terminé ? Vous avez retrouvé votre amie ?

- Oh ! oui, dit Juliette qui reprenait son calme. Il était tard ; elle commençait à craindre que je ne me sois perdue pour de bon ! Nous avons bavardé une partie de la nuit... »

Elle pensait toujours au médecin. Non, l'erreur n'était pas possible ! Ce visage pâle, ces cheveux noirs...

« Vous êtes distraite, Juliette, dit Luc. A quoi rêvez-vous ?

- Je parie, dit Laura, qu'elle songe au costume qu'elle mettra pour le bal. Le commandant vient de nous en parler. Quel dommage que vous ne puissiez pas y venir, Luc !

- Je ne suis guère en état de danser, remarqua-t-il en faisant la grimace.

- On pourra peut-être vous monter dans un fauteuil, pour que vous ne manquiez pas le spectacle.

- Non, non, il faut que je sois raisonnable. J'écouterai la musique d'ici. Et puis Juliette et

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vous viendrez me montrer vos costumes, n'est-ce pas ?

- Moi, j'ai déjà le mien, dit Laura. Juliette n'a rien apporté ; il va falloir lui combiner quelque chose. Je vous aiderai, si vous voulez ; ce sera très amusant. »

Juliette écoutait à peine. Elle avait bien envie d'aller à ce bal, pourtant ! Son premier bal costumé ! presque son premier bal, car à l'école on ne sortait guère...

Mais malgré elle, sa pensée revenait toujours au docteur Hamard.

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IV

LE LENDEMAIN MATIN, en entrant dans la chambre de Luc, Juliette lui trouva l'air las, les traits un peu tirés. Il souffrait toujours de sa cheville.

« La journée, cela va encore, avoua-t-il, mais la nuit! »

Elle proposa de surélever le pied malade sur un oreiller, puis de placer un cerceau sous le drap pour éviter tout frottement contre les orteils.

« J'y avais pensé, dit-il, mais nous n'avons pas de cerceau !

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- Laissez-moi faire ! »Elle alla trouver son ami Jean-Marie et lui demanda

du fil de fer, avec lequel elle confectionna une sorte d'arceau.

« Ce n'est pas très joli, évidemment, mais à la guerre comme à la guerre, n'est-ce pas ?

- C'est parfait ; je serai beaucoup mieux ainsi. Vous êtes formidable, Juliette !

- Je fais mou métier, tout simplement. A quoi servent les infirmières, sinon à soulager les malades ?

- Mais ici vous devriez être en vacances. Et par ma faute vous ne l'êtes pas tout à fait. •»

Juliette sourit.« Vous savez, dit-elle, je crois que certaines

professions vous collent au corps comme une seconde peau ! Dites-moi, Luc, comment trouvez-vous mon amie Laura ?

- Charmante ! répondit-il sans hésiter.- N'est-ce pas ? Je trouve qu'elle est de beaucoup la

personne la plus sympathique à bord.- Je penserais peut-être comme vous, si je n'en

connaissais une que j'apprécie encore davantage...»

A la façon dont il la regardait, Juliette se sentit soudain très heureuse. Comme elle regrettait maintenant son mouvement de jalousie de la veille!

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Elle aurait voulu pouvoir faire pour Luc beaucoup plus qu'elle ne faisait, lui rendre la traversée aussi agréable qu'à elle-même.

C'était malheureux, vraiment, de ne pas même pouvoir parler de lui avec le médecin ! A eux deux, ils auraient peut-être une idée... Si au moins Hamard donnait à Luc un calmant pour le faire dormir ! Mais il ne venait même pas le voir, et Luc était trop lier pour réclamer sa visite. Il n'y avait qu'une issue, c'était d'intervenir elle-même.

Après tout, ce n'était pas un ogre, ce médecin ! S'il lui en voulait, il avait sans doute ses raisons. Qui sait ? peut-être était-il tout simplement vexé qu'elle ne l'eût pas reconnu ? En ce cas, le mal était réparable.

Elle profita du moment où on sortait de table pour se rapprocher du docteur Hamard. Tout le monde se dirigeait vers le fumoir, où on servait le café. On parlait beaucoup du bal costumé qui devait avoir lieu quelques jours plus tard.

« Surtout, recommanda le commissaire, que personne ne s'avise de se déguiser en Nounours ou en Chat botté ! Plus nous avancerons, plus il fera chaud. Les costumes les plus légers seront les plus confortables! »

Le médecin restait en arrière. Sous prétexte qu'il ne prenait pas de café, il choisissait généralement cet intermède pour brûler la politesse aux autres

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convives. Il se dirigeait vers les cabines quand Juliette l'arrêta.

« Mais je crois, docteur, dit-elle gentiment, que nous nous sommes déjà rencontrés ! De façon très brève, certes, mais vous me reconnaissez peut-être aussi? »

Le docteur Hamard fronça les sourcils. Juliette eut l'impression qu'il était troublé.

« Je vous ai rencontrée, moi ? fit-il d'un ton incrédule. Et où donc, s'il vous plaît ?

- Souvenez-vous... à l'hôpital de Bordeaux, la veille du départ... Dans la grande cour où il y a plusieurs pavillons... Vous sembliez très pressé ; quant à moi, je m'étais égarée... »

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Le médecin parut mécontent.« Vous faites erreur, mademoiselle. Je ne suis

jamais allé à l'hôpital de Bordeaux. Ainsi..., vous me confondez avec quelqu'un d'autre.

- Mais pourtant...- Réfléchissez un instant : comment aurais-je pu

me trouver à Bordeaux la veille du départ quand je suis arrivé par le train de Paris an moment où nous allions lever l'ancre ? Vous avez pu le constater vous-même. Je regrette, mais je ne possède pas le don d'ubiquité ! »

Juliette resta interdite. C'était vrai : il était monté à bord à la dernière minute, alors qu'on ne l'attendait même plus. Alors ? Il avait raison : elle avait dû se tromper ! Et cependant...

« Oui, balbutia-t-elle, j'ai dû faire erreur. Excusez-moi... il me semblait... »

Le docteur Hamard avait repris toute son assurance. Il se redressa et la regarda avec sévérité.

« Vous croyez tout savoir, mademoiselle, je l'avais déjà remarqué. Je vous conseille de vous mêler de vos affaires, c'est le meilleur moyen de ne pas avoir d'ennuis. »

II tourna les talons et disparut, la laissant bouleversée. Même si elle s'était trompée, qu'y avait-il de si grave ? Il disait vrai : il ne pouvait pas être à Bordeaux et à Paris... Mais après tout, comment savait-on qu'il arrivait de Paris, sinon par ce qu'il en avait dit lui-même ? Le train manqué était peut-

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être simplement un prétexte pour excuser son retard? En ce cas, il pouvait en vouloir à Juliette d'avoir découvert sou mensonge.

« II se figurait sans doute que j'allais le dire à tout le monde ! pensa-t-elle. On voit bien qu'il ne me connaît pas ! »

Elle s'efforça de se persuader que l'incident n'avait pas d'importance. Elle s'était peut-être trompée, après tout : il faisait nuit, la cour était mal éclairée. Elle n'avait qu'à ne plus y penser, voilà tout.

Laura l'appela pour lui parler de son costume. Que dirait-elle d'une Hawaïenne, avec un paréo et des fleurs dans les cheveux ? Ou alors une Japonaise ? Laura possédait un kimono qui ferait très bien l'affaire. Seulement, il faudrait trouver le moyen de fabriquer une perruque, car une geisha en cheveux courts...

En attendant le bal masqué, on avait à bord des distractions multiples. Mais le plus amusant, pour Juliette, c'était surtout ce qui concernait la vie du bateau. Chaque jour on faisait le point sur une grande carte accrochée dans le hall du pont supérieur. On retardait aussi la pendule - - car on ne marchait pas seulement vers le sud, on avançait aussi vers l'ouest. Entre Bordeaux et Rio, il y avait plusieurs heures de décalage, qu'on perdait ainsi petit à petit.

Le commandant, voyant que Juliette s'intéressait

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à tout cela, lui avait proposé de l'emmener un jour dans la chambre des cartes et de lui expliquer comment fonctionnaient les instruments de navigation.

« Demain, si vous voulez, lui avait-il dit le matin même. Aujourd'hui, c'est la soirée des marins ; il ne faut pas la manquer. »

Aussitôt après le dîner, les passagers et les officiers du bord prirent place sur les sièges qu'on avait rangés autour du salon. Le grand tapis étalé au centre servait de scène. Un orchestre, composé de deux guitares et d'un saxophone, accompagnait les numéros.

Il y eut d'abord plusieurs épreuves de lutte ; deux marins musclés comme des athlètes se mesurèrent l'un à l'autre, puis le vainqueur défia ses camarades, qu'il battit successivement. Il étendit alors le défi aux spectateurs. Un des deux reporters voulut tenter sa chance et ne tarda pas à mordre la poussière. Un autre concurrent, sous les yeux admiratifs de sa jeune femme, montra plus de résistance, mais finit par succomber à son tour.

« Quand j'étais jeune, dit M. Sommer, j'adorais prendre part à ces luttes. Maintenant ce n'est plus de mon âge, hélas ! »

Le marin Jean-Marie s'avança.« Je ne suis pas jeune, moi non plus, dit-il. Vous

voulez lutter avec moi, monsieur Sommer ? »L'exportateur sourit, puis accepta. La lutte des

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deux vétérans, dont aucun ne put venir à bout de l'antre, déclencha un tonnerre d'applaudissements.

Deux marins costumés en femmes exécutèrent ensuite des danses espagnoles et mauresques qui eurent un grand succès. Puis un jeune mousse chanta des chansons bretonnes que les musiciens accompagnèrent de leur mieux avec les instruments dont ils disposaient. Il avait une si jolie voix que l'effet fut jugé charmant.

« Quel dommage qu'il n'y ait pas de joueur de biniou ! » murmura Juliette à Laura.

A sa grande surprise, Mme Frost, qui était assise devant elles, se retourna.

« Encore vous ! s'exclama-t-elle. H faut donc

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toujours que vous vous mêliez de tout ! Vous cherchez sans doute à nous montrer que vous savez ce que c'est qu'un biniou, pour faire honte à ceux qui ne le savent pas ? »

Juliette resta muette d'étonnement. Ce fut Laura qui répondit.

« Mais, madame, Juliette n'a rien dit de mal ! C'est parce que ces chansons sont si jolies...

— Personne ne vous reproche rien, à vous ! interrompit Mme Frost. Vous essayez de défendre votre amie, c'est très bien, mais ce serait peut-être encore mieux de savoir les choisir ! »

Laura allait répliquer ; heureusement, l'orchestre mit fin à la scène en attaquant un air de danse. On roula vivement le tapis ; plusieurs couples commencèrent à tourner tandis que d'autres allaient féliciter les artistes.

« Qu'est-ce qui lui a pris, à cette folle ? demanda Laura, indignée.

- Chut ! murmura Juliette, ne dites rien. Je ne voudrais pour rien au monde être la cause d'un esclandre. Mais je ne sais vraiment pas ce que je lui ai fait.

- Elle est folle, je vous dis ! insista Laura. Figurez-vous qu'elle a demandé à mon père de s'habiller en pharaon le soir du bal, pour faire une entrée sensationnelle à son bras !

— Non ? » fit Juliette en riant.Malgré tout, elle avait le cœur gros. Elle ne

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comprenait pas en quoi elle avait pu offenser Mme Frost. Celle-ci lui en voulait-elle de s'être liée avec les Sommer alors qu'elle-même n'y parvenait pas ?

Un des jeunes reporters vint l'inviter et elle essaya de ne plus penser à ses soucis. Mais on ne put pas danser bien longtemps : il faisait trop chaud. De petits groupes se formaient sur le pont. Juliette aperçut au loin la silhouette rebondie de Mme Frost, accoudée tout à l'avant à côté d'une silhouette masculine.

« Vous la voyez ? chuchota Laura. Avec qui est-elle, je me le demande ?

Je ne sais pas... C'est drôle : on dirait le docteur Hamard.

- Le docteur... Oh ! non, ce n'est pas possible !- C'est étrange, en effet. Lui qui ne parle jamais à

personne !- Eh bien, elle a réussi à l'accrocher, à ce que je

vois ! Elle a dû se rabattre sur lui parce que personne d'autre ne veut d'elle.

- Laura ! vous êtes méchante ! »Le lendemain matin, Juliette avait encore le cœur

un peu serré. Elle s'efforça de ne rien en laisser voir à Luc : il avait bien assez d'ennuis sans y ajouter les siens! Elle se répétait qu'elle exagérait, qu'après tout ce n'était pas grand-chose.

Cependant, la journée lui réservait une autre déconvenue. Elle se trouvait au salon avec Laura

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et son père quand le commandant passa devant les fenêtres. Apercevant M. Sommer, il s'approcha pour lui parler.

« Je crois, lui dit-il, que cela vous intéresse de venir voir nos instruments ?

— Beaucoup, dit M. Sommer. J'ai déjà fait de nombreuses traversées, mais la technique de la navigation me passionne toujours. »

Les yeux de Juliette brillèrent. Ces instruments de la chambre des cartes, le commandant lui avait promis de les lui montrer, à elle aussi ! Elle commençait déjà à se lever, s'attendant à voir l'invitation s'étendre à elle. Mais le commandant, qui ne lui avait adressé qu'un salut un peu vague, s'éloigna sans un mot, suivi de M. Sommer.

Cette fois, c'en était trop. Juliette sentit les larmes lui monter aux yeux.

« Je ne comprends pas ! s'exclama-t-elle. Qu'est-ce que tout le monde a contre moi d'un seul coup ?

- Que voulez-vous dire ? demanda Laura. Personne n'a rien contre vous, vous le savez bien.

- Je ne suis pas aveugle, Laura ! Le docteur Hamard... puis Mme Frost. Et maintenant, vous avez vu l'attitude du commandant ?

- Juliette, vous vous trompez, j'en suis sûre.- Ne me dites pas que vous ne l'avez pas remarqué!

Il était si gentil avec moi, rappelez-vous.., Hier encore, il m'a dit en riant que si je voulais, il me ferait prêter un costume de matelot pour le

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bal ! Il m'avait proposé lui-même de me montrer la chambre des cartes. Et maintenant, vous avez vu ? »

Laura hésita un moment, puis se décida.« Ecoutez, Juliette, j'aime mieux vous dire la vérité.

Tout cela vient de Mme Frost. Ce matin, je l'ai entendue parler au commandant ; vous savez comme elle parle haut, il est impossible de ne pas l'entendre. Eh bien, je n'ai pas tout saisi, mais j'ai compris qu'elle le mettait en garde contre vous.

— Contre moi ? mais pourquoi ?— Je n'en sais rien. J'ai seulement entendu qu'elle

vous accusait d'être une intrigante, de chercher toujours à vous immiscer dans les affaires des gens.

— Mais vous savez bien que ce n'est pas vrai, Laura ! Votre père est évidemment la personnalité la plus marquante du bord. Mais si on m'a placée près de vous, c'est n'est pas moi qui l'ai demandé ; c'est le commissaire lui-même qui me l'a proposé le premier soir !

— Je me le rappelle parfaitement. Il a dit à mon père : « Nous avons une jeune passagère qui semble « charmante ; si je la mets à votre table, ce sera « une agréable compagnie pour votre fille. » II ne se trompait pas, Juliette !

— Mais alors ? ce serait seulement de la jalousie ? »

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Laura réfléchit.« Voulez-vous mon avis ? Nous avons constaté hier

soir que Mme Frost était maintenant dans les meilleurs termes avec le docteur. Eh bien, je pense que tout vient de là. Vous avez déjà remarqué que le docteur ne vous aimait pas...

— Mais cela non plus, je n'en vois pas.la raison ! s'exclama Juliette. Je ne fais de mal à personne ; je ne cherche qu'à profiter au maximum de ce merveilleux voyage. Mais si tout le monde me déteste, ajouta-t-elle avec des larmes dans la voix, j'aimerais mieux n'être jamais montée à bord du Saint-Malo !

— Vous savez bien que ce n'est pas tout le monde. Seulement un médecin antipathique et une pauvre femme un peu détraquée.

— Plus le commandant qui n'est ni antipathique ni détraqué, lui !

— Le commandant s'apercevra vite qu'il se trompe. Je ne sais pas ce que Mme Frost lui a raconté, mais s'il a pu la croire un moment, il ne manquera pas de voix pour la contredire. Il y a le commissaire, tous les officiers... »

Juliette posa la main sur celle de la jeune Brésilienne.

« II y a vous, surtout, Laura. Vous et...— Moi et Luc ; n'est-ce pas déjà beaucoup que

d'avoir deux vrais amis ? Sans compter mon père, qui vous aime bien, lui aussi.

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— Vous avez raison, Laura, je ne suis qu'une ingrate ! » dit Juliette, émue.

Laura se pencha vers elle et l'embrassa.« Là ! mais souriez, ou bien vous allez attrister

votre malade. Une infirmière n'a pas le droit d'être triste, vous savez bien ! Allez vite le retrouver ; il doit s'ennuyer, depuis le temps ! Tout à l'heure, j'irai lui dire un petit bonsoir, moi aussi. »

A pas très lents, Juliette quitta le pont et se dirigea vers l'escalier. En entrant dans la cabine de Luc, elle se sentait déjà rassérénée. Il restait son ami, lui aussi, et le reste n'avait pas d'importance !

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V.

ON ARRIVAIT à la moitié du voyage quand, un soir, la chaleur, au lieu de tomber comme de coutume, persista ; dans la salle à manger du Saint-Malo, les ventilateurs n'arrivaient pas à apporter un peu de fraîcheur. Après le dîner, les passagers se laissèrent tomber dans leurs fauteuils, épuisés, respirant avec difficulté cet air chaud qui pénétrait au fond de leurs poumons.

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« Cela nous présage sans doute une petite tempête, déclara le commandant.

- Une tempête ! s'exclama un des reporters. A cette saison ! sous les tropiques !

— Cela arrive parfois. Oh ! ne craignez rien, ce ne sera pas bien sérieux. »

On regagna les cabines, comptant sur la fraîcheur des draps pour trouver un peu de sommeil. Mais personne ne dormit vraiment bien cette nuit-là. Le lendemain matin, Juliette, en s'éveillant, constata avec surprise que tout bougeait autour d'elle : ses vêtements se balançaient au portemanteau, ses pantoufles se promenaient d'un bout à l'autre de la cabine.

« Pourvu que je n'aie pas le mal de mer ! » se dit-elle.

Elle fît un effort, s'assit sur sa couchette puis procéda à sa toilette tant bien que mal. On eût dit que tous les objets étaient enchantés : le savon lui glissait des mains, l'eau dentifrice oscillait dangereusement dans son verre. Mais une fois qu'on avait saisi la technique, c'était somme toute assez amusant.

« Vous avez le pied marin, mademoiselle Juliette ! » déclara le garçon de cabine en la voyant avancer dans la coursive.

A la salle à manger, le steward lui fit le même compliment. En fait, elle s'y trouvait presque seule. Elle déjeuna de bon appétit, déjouant adroitement

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les ruses de la théière et du pot à lait, qui, maintenus par les planches de roulis, se vengeaient de leur emprisonnement en essayant d'éclabousser la nappe.

Elle monta ensuite sur le pont et alla s'appuyer à la rambarde. Le ciel était bas et très pâle ; à perte de vue, la mer était couverte de lames longues et basses, chacune couronnée d'une crête d'écume.

« C'est beau..., murmura la jeune fille.- A la bonne heure, vous n'avez pas peur,

vous ! » dit à son côté une bonne voix rude.Elle se retourna ; c'était son ami Jean-Marie, occupé

comme toujours à fourbir les cuivres du pont. Pour l'en empêcher, il aurait fallu une tempête d'une autre envergure !

« On ne risque rien, expliqua-t-il à Juliette. Ces mers-là ne sont pas vraiment mauvaises ; d'ailleurs, le Saint-Malo est un bon bateau. Pour le mal de mer, par exemple, c'est terrible ! Ça m'étonnerait qu'il y ait beaucoup de monde à table aujourd'hui !

- Vous croyez que ça va durer longtemps ? demanda Juliette.

Toute la journée, probablement. Mais avec le soir ça tombera. Allons, il faut que je vous quitte : il y a de l'astiquage en bas aussi, vous savez !

— Je sais ! » dit Juliette en souriant.

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Elle avait visité le bateau de fond en comble sous la conduite de l'officier mécanicien, et admiré la merveilleuse propreté qui régnait jusqu'à fond de cale.

Ce matin-là, le pont resta presque désert. M. Sommer fit une apparition et annonça à Juliette que Laura se sentait souffrante ; il lui avait conseillé de rester couchée jusqu'à ce que la mer s'apaisât. Il avait essayé d'obtenir du docteur un calmant quelconque, mais Hamard avait répondu que toutes ces drogues faisaient plus de mal que de bien.

Un peu plus tard, les deux reporters montèrent photographier des effets de lames. Ils racontèrent en riant à Juliette que Mme Frost, dont la cabine était voisine de la leur, avait envoyé le garçon à la recherche du médecin ; quand celui-ci était arrivé, elle l'avait accueilli par des lamentations éperdues. Elle avait égaré ses pilules contre le mal de mer ; elle accusait du méfait la femme de chambre, le garçon de cabine et tout l'équipage. Elle insistait pour que le docteur Hamard lui donnât un remède. Il avait essayé de la calmer par de bonnes paroles, mais le procédé ne semblait pas avoir été très efficace. A peine le médecin s'était-il éloigné qu'elle envoyait un mot au commandant pour le supplier de faire quelque chose -* comme s'il était responsable de la tempête !

« Pauvre Mme Frost ! dit Juliette. - Bah ! fit un des jeunes gens, elle n'a que ce

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qu'elle mérite ! Dès qu'elle sera debout, elle recommencera à nous assommer tous ! »

Juliette alla voir Luc, qui regrettait de. ne pas pouvoir monter sur le pont pour jouir du spectacle de la tempête. Il remercia encore la jeune fille d'avoir obtenu du commissaire son changement de cabine : dans son premier logement, qui se trouvait à l'avant, il aurait été affreusement secoué. Chez lui aussi, les quelques objets qui n'étaient pas solidement amarrés glissaient d'un bout à l'autre du parquet. Juliette ramassa non sans peine une paire de souliers, qu'elle mit en sécurité au fond d'un placard.

A midi, la salle à manger semblait vide. A part les officiers du bord, il n'y avait guère à leurs places habituelles qu'un vieux couple aguerri, les deux reporters, M. Sommer et Juliette. On bavardait d'une table à l'autre ; on supputait la durée du mauvais temps.

« Ce genre de bourrasque ne tient jamais longtemps, déclara le commandant. La nuit prochaine ce sera passé, j'en suis sûr.

— Pour ceux qui sont malades, une demi-journée, c'est long ! » observa le commissaire.

Le commandant réfléchit.« Au fond, dit-il, je pourrais arranger les choses. Si

au lieu de marcher sud-ouest comme nous le faisons, je me dirigeais plein ouest pendant la journée, puis plein sud dans la nuit...

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—- Quel serait l'avantage ? interrogea un des reporters.

- Nous prendrions la mer en face, et non par le travers. C'est notre position vis-à-vis des lames qui provoque le roulis.

- Mais, demanda soudain le docteur Hamard, est-ce que cela ne nous retarderait pas ? »

Tout le monde le regarda avec un peu de surprise : il était si rare qu'il se mêlât à la conversation générale ! Le commandant se tourna vers lui.

« Certainement si, répondit-il, cela nous ferait perdre quelques heures. Mais cela n'a aucune importance, étant donné les conditions dans lesquelles nous naviguons.

- Est-ce qu'il n'y a pas des passagers que ce retard pourrait gêner ? »

Le commandant haussa les épaules.« Nous sommes en croisière, dit-il. Les voyageurs

pressés ne prennent pas un bateau comme le nôtre ; ils prennent l'avion, ou du moins un gros paquebot.

- N'importe : il me semble...- Ne vous inquiétez pas, interrompit le

commandant. Cela n'aura d'inconvénient pour personne. Je ferai modifier la route aussitôt après le déjeuner. •»

Juliette examina le médecin à la dérobée. Il se taisait, mais il avait l'air soucieux.

« II est donc bien pressé d'arriver, lui ! » se disait-elle.

Elle-même ne savait pas très bien ce qu'elle

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souhaitait. Retarder l'arrivée, c'était retarder la radiographie du pied de Luc et peut-être sa guérison... D'autre part, c'était aussi prolonger le plaisir de la traversée, les moments merveilleux qu'elle passait à bavarder avec le jeune homme. Elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'au voyage de retour il ne serait plus là. Se reverraient-ils jamais ? Même si un jour il revenait en France, se souviendrait-il de la petite infirmière rencontrée au hasard d'une croisière ?

« Vous êtes songeuse, Juliette », remarqua M. Sommer.

Elle sursauta.« Moi ? oh ! non, pas du tout, je vous assure. »Après le déjeuner, elle remonta sur le pont regarder

les vagues. Tout à coup, une porte s'ouvrit a l'avant du bateau et un marin sortit en courant.

« Vous ne savez pas où est le toubib, mademoiselle Juliette ?

— Au fumoir, je crois. Qu'est-ce qui est arrivé ? Il y a quelqu'un de malade ?

- Non, un accident. C'est Jean-Marie... »II disparut, courant toujours. Juliette, inquiète, se

dirigea vers la petite porte par laquelle il était arrivé, et qui ouvrait sur l'escalier des machines.

Elle descendit avec précaution les marches de fer. En bas, dans le bruit des machines, elle distingua des voix confuses.

« Mettez-le ici... allongez-le... »

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Deux mécaniciens portaient Jean-Marie, dont la main droite pendait, ensanglantée.

« II a été happé par une courroie, expliqua l'un deux à Juliette. On ne sait pas si c'est grave. Il saigne beaucoup. - Mais il faut... »

Elle s'avançait vers Jean-Marie. Mais elle n'avait pas achevé sa phrase qu'un pas précipité faisait vibrer l'escalier de fer. Le docteur Hamard fit irruption dans la chambre des machines.

Avant même de regarder le blessé, il marcha tout droit sur Juliette.

« Que faites-vous ici ? lui jeta-t-il. Vous ne pouvez donc pas rester tranquille ? Sous prétexte que

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vous êtes infirmière, il faut que vous vous mêliez de tout !

- Excusez-moi, balbutia la jeune fille, décontenancée. Je pensais... que je pourrais peut-être vous aider...

- Nous ne sommes pas à l'hôpital, ici ! Je n'ai pas besoin d'une dizaine de personnes pour papillonner autour de moi pendant que je fais ce que j'ai à faire ! Allons, ouste ! »

II n'y avait qu'à obéir. Sous les regards stupéfaits des marins, Juliette recula lentement jusqu'à l'escalier. Une fois sur le pont, malgré la chaleur, elle se sentit mieux. Elle s'approcha de la rambarde et s'y appuya des deux mains.

Avait-elle eu tort de descendre ? La salle des machines, en temps normal, était interdite aux passagers. Mais elle n'avait pensé qu'à Jean-Marie... Et puis, après tout, elle était infirmière ! devant un accident cela devait lui donner certains droits. Elle aurait pu aider le médecin à couper les vêtements du blessé, à désinfecter la plaie. Elle était tout de même plus capable de l'assister que les matelots !

Le bateau virait lentement de bord : le commandant avait donné ses ordres. Déjà le Saint-Malo roulait moins : il gravissait sans effort les longues vagues basses et retombait mollement dans les creux. Jamais Juliette n'avait pensé à cela : qu'il suffisait de modifier la position d'un bateau par

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rapport aux vagues pour rendre la navigation plus égale. Tant mieux surtout pour les malades : pour Luc, pour Jean-Marie...

Pauvre Jean-Marie ! pourvu que sa blessure ne fût pas trop grave... La main droite, c'est toujours ennuyeux. Il ne s'était pas sectionné un doigt : Juliette avait aperçu sa main sanglante, mais entière. S'il s'agissait seulement d'une artère, on pourrait faire un point de suture...

Au bout d'un moment qui lui parut très long, elle vit reparaître le docteur Hamard. Oubliant la façon dont il venait de la traiter, elle s'avança impulsivement vers lui.

« Comment va-t-il ? »Le médecin haussa les épaules, traversa le pont à

grandes enjambées et disparut sans dire un mot.Juliette n'osa pas redescendre. Si Hamard la

trouvait en bas, il se plaindrait d'elle au commandant. Et maintenant que celui-ci était prévenu contre elle, il serait tout prêt à la blâmer...

Elle se résigna donc à rester sur le pont, s'efforçant de chasser ses tristes pensées. Un peu plus tard, un matelot monta par l'escalier de la machinerie. Elle l'arrêta et lui demanda des nouvelles du blessé.

« On l'a couché, répondit l'homme ; le toubib lui a fait un pansement ; il ne souffre plus.

- Ah ! bon, lit Juliette soulagée.

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— Il faudra venir le voir, mademoiselle Juliette ; ça lui fera plaisir ; il vous aime bien.

- Mais je crois que le docteur ne serait pas content.

- Il n'est pas toujours là, le docteur ! Tout à l'heure je viendrai vous chercher ; je vous montrerai où est notre poste, et vous viendrez voir Jean-Marie.

— Entendu ! » promit Juliette.Cet entretien amical l'avait rassurée. Elle eut bientôt

le plaisir de voir arriver Laura. M. Sommer, constatant que le bateau ne roulait presque plus, avait conseillé à sa fille de monter prendre l'air.

« Vous avez été très souffrante, ma pauvre Laura. Vous êtes toute pâle.

— Oh ! j'ai encore le cœur tout barbouillé. Mais papa désirait que je monte.

- Attendez, je vais vous installer confortablement.»Juliette alla chercher un transatlantique et le plaça à

l'ombre des cabines. Laura s'y allongea et lui sourit.« Vous êtes gentille, Juliette. Si j'étais malade pour

de bon, je voudrais être soignée par vous.- J'aime mon métier. Et je vous aime bien aussi,

Laura.- C'est réciproque », dit la jeune Brésilienne en

lui serrant la main.

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Elles bavardèrent longtemps. Malgré leurs vies si différentes, elles avaient beaucoup d'intérêts communs ; toutes deux aimaient la lecture, les sports, la musique.

« Mais, dit tout à coup Laura, je vous monopolise, Juliette ! Votre ami Luc va m'en vouloir. Vous allez toujours le voir à cette beure-ci, n'est-ce pas ?

- Je vais y aller dans un moment.- Je ne vous propose pas de vous accompagner ;

décidément, je me sens mieux dehors. »En descendant chez Luc, Juliette trouva le jeune

homme endormi. Elle le regarda quelques instants : les yeux fermés, les lèvres entrouvertes, il avait l'air si jeune qu'elle se sentit émue comme devant un enfant qu'on lui aurait confié. Elle releva doucement une mèche de cheveux qui lui retombait sur la tempe, puis sortit sur la pointe des pieds.

« II dort..., dit-elle à Laura. C'est ce qu'il a de mieux à faire. Je retournerai le voir avant le dîner. »

Elles reprirent leur conversation. Le jour commençait à baisser quand Laura, qui était tournée vers rayant du bateau, remarqua :

« II y a un matelot qui vient de monter sur le pont ; il a l'air de chercher quelqu'un. »

C'était celui à qui Juliette avait parlé au début de l'après-midi. Tout en lui faisant signe de loin, celle-ci expliqua :

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« C'est que j'ai un autre malade, Laura. Un marin qui s'est blessé à la main.

— C'est grave ?— J'espère que non. Le docteur s'est occupé de

lui.»Elle ne raconta pas la scène qui s'était passée entre

eux : cela lui était trop pénible. Le matelot, d'ailleurs, s'approchait rapidement.

« J'aimerais bien que vous veniez, mademoiselle Juliette, Jean-Marie souffre ; il s'agite beaucoup.

— Je viens », dit-elle.Elle le suivit à l'avant, dans une pièce qu'elle ne

connaissait pas encore et qui était le logement des hommes d'équipage. Jean-Marie était allongé sur une des couchettes inférieures, le visage rouge et congestionné.

« Eh bien, mon pauvre Jean-Marie, vous avez mal ?— C'est cette diablesse de main, mademoiselle

Juliette. Le toubib m'a dit de ne pas y toucher. Mais regardez-la ! »

Juliette retint un cri : la main de Jean-Marie, posée sur le drap, était noirâtre et horriblement gonflée.

« Mais que se passe-t-il ? » murmura-t-elle.Elle découvrit le bras et aperçut un garrot improvisé

au moyen d'un grand mouchoir et d'un morceau de bois servant de tourniquet.

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« C'est le docteur qui vous a posé cela ? demanda-t-elle.

- Oui, mademoiselle. J'ai l'impression que ça doit être trop serré.

Et il n'est pas revenu vous voir depuis ? »Jean-Marie fit signe que non.Juliette calcula rapidement. Hamard avait posé ce

garrot à une heure, une heure et demie au plus tard. Et il était près de cinq heures !

« C'est trop serré, pas vrai, mademoiselle Juliette ? répéta le blessé.

- Ce n'est pas cela, mais... »Elle savait, elle qu'un garrot est une chose

dangereuse, que faute d'être desserré de temps en temps il provoque un arrêt de la circulation qui peut entraîner une gangrène. Pourvu qu'il ne fût pas trop tard !

Sa décision fut bientôt prise. Elle entassa des oreillers et installa le bras de Jean-Marie tout droit, la main en haut. Puis elle commença à desserrer le tourniquet. Jean-Marie poussa un soupir de soulagement.

« Ouf ! fit-il, ça va mieux ! Est-ce que ça va recommencer à saigner ?

- Si ça recommence, nous remettrons le garrot. Mais je ne crois pas. Regardez, l'hémorragie s'est arrêtée. Je vais vous faire un simple pansement compressif. Vous garderez le bras tendu, comme ceci, pendant quelque temps encore. »

L'instinct professionnel avait repris le dessus ; Juliette ne pensait plus au docteur Hamard ni à ce qu'il

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pourrait dire. Il avait heureusement posé sur la plaie un tampon de gaze stérile ; elle le laissa en place en le comprimant fortement, mais sans remettre le tourniquet.

« Voilà... maintenant tout ira bien», déclara-t-elle en se relevant.

A ce moment, le marin qui était monté la chercher, et qui assistait au pansement, fit un geste d'effroi et se dirigea vivement vers la porte du carré. A l'instant où il y parvenait, la porte s'ouvrit ; le docteur Hamard parut sur le seuil.

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VI

PENDANT un instant, Juliette et le médecin restèrent face à face, immobiles. Hamard regardait le malade, le bras débarrassé du garrot, dont l'hémorragie s'était arrêtée. Ses yeux, lentement, revinrent à la jeune fille, qui ne détournait pas les siens.

Aucun d'eux ne prononça une parole. Quelques secondes s'écoulèrent, puis Hamard, tournant les

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talons, sortit du carré. On entendit son pas résonner sur les marches.

« II est furieux..., murmura le marin qui avait appelé Juliette.

—- Peut-être», répondit simplement celle-ci.« Je ne pensais pas qu'il descendrait ; c'est

seulement quand je l'ai entendu dans l'escalier...— Cela n'a pas d'importance», déclara-t-elle avec

calme.Elle n'avait plus peur : le docteur Hamard pourrait

bien dire ce qu'il voudrait ! Elle avait agi comme elle devait le faire ; la main de Jean-Marie était sauvée ; le reste ne comptait pas.

Les hommes, eux, n'avaient rien compris à la scène. « Tant mieux ! » pensa Juliette.

Tranquillement, elle arrangea les oreillers de Jean-Marie, lui recommanda de ne pas baisser le bras pendant quelques heures encore, lui conseilla de dormir un peu s'il le pouvait. Elle se sentait extraordinairement lucide et calme, comme à l'hôpital, quand elle faisait le tour des salles après la visite de l'infirmière en chef.

Elle remonta sur le pont et se rendit aussitôt à l'avant, où elle était sûre de se trouver seule. Elle n'avait pas envie de voir Laura, pas même, non, pas même Luc. Avant tout, il fallait remettre de l'ordre dans ses pensées. Elle posa les deux coudes sur le bois verni de la rambarde et, face à la mer, appuya le menton dans ses mains.

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De tout ce qui venait de se passer, il ressortait pour elle une certitude : cet homme n'était pas médecin !

Placer un garrot et le laisser sans surveillance, c'était une faute que même une infirmière de première année n'aurait jamais commise. Il ne pouvait pas l'avoir fait exprès --ou alors c'était un fou ! Mais même chez les aliénés, le réflexe du métier est souvent le dernier à s'éteindre. Or ce réflexe élémentaire, Hamard ne l'avait pas eu...

Mais s'il n'était pas médecin, comment, pourquoi avait-il voulu en jouer le rôle ? A bord d'un bateau, surtout, lorsque la vie de cinquante personnes était entre ses mains...

Tout à coup elle releva la tête. Et si quelqu'un tombait vraiment malade, que se passerait-il ? Un marin ou un passager pouvait avoir un accident grave. Ils étaient loin de se douter, les uns et les autres, du risque qu'ils courraient en pareil cas !

Et elle, Juliette — elle qui savait — que devait-elle faire ?

Sa première pensée fut de se confier à Luc. Elle lui raconterait ce qui venait de se passer ; elle lui demanderait son avis. En tant que médecin, mieux qu'un autre, il pourrait comprendre.

Puis elle réfléchit que Luc, en la circonstance, serait aussi impuissant qu'elle. C'était le commandant qu'il fallait avertir : le commandant seul pouvait

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faire l'enquête qui s'imposait, interroger le docteur Hamard...

A l'idée de s'adresser au commandant, Juliette sentait son cœur s'arrêter de battre. Ce qui aurait été si facile trois jours plus tôt devenait, de par le changement d'attitude de l'officier à son égard, une épreuve devant laquelle ses membres mêmes semblaient lui refuser leur service. Et s'il ne voulait pas l'écouter ? s'il l'accusait de mensonge et de calomnie ?

Pourtant, plus elle y pensait, plus elle se persuadait que son devoir était là.

Craignant, si elle attendait, de ne plus en avoir le courage, elle se dirigea vers le bureau du commandant et frappa doucement, du bout des doigts.

« Entrez ! » dit la voix autoritaire.Tremblante, elle tourna le bouton. Le commandant,

assis à sa table, examinait des papiers étalés devant lui. Il leva la tête et fronça les sourcils.

« Vous désirez, mademoiselle ? »L'avant-veille encore, il eût dit « Mademoiselle

Juliette », et sur un ton si différent ! Un instant, elle se demanda si elle avait bien fait de venir ; ses oreilles bourdonnaient, elle avait l'impression d'y voir trouble. La première fois qu'elle avait assisté à une opération, dans la salle surchauffée, imprégnée d'odeurs antiseptiques, elle avait éprouvé cette sensation-là.

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« Je... pardonnez-moi de vous déranger, commandant. Mais il s'est passé quelque chose... quelque chose que je crois devoir vous signaler... »

II lui désigna une chaise.« Eh bien ? de quoi s'agit-il ? »Elle balbutia lamentablement :« C'est au sujet du docteur Hamard... »Il lui sembla que l'expression du commandant se

durcissait encore. Ce qu'elle avait à dire lui paraissait maintenant impossible, ridicule. Il n'était pas médecin, lui, il ne pouvait pas se rendre compte... Cependant, comme il ne disait rien, elle poursuivit :

« Vous savez, commandant, qu'un des hommes d'équipage s'est blessé à la main ?

— Je sais : Jean-Marie, un brave garçon. Mais ce n'est pas très grave. Le docteur a fait le nécessaire.

— Justement... enfin j'ai remarqué... je me suis aperçue... »

Elle bredouillait. Coûte que coûte, il fallait sortir de cette situation absurde. Elle prit son courage à deux mains.

« Commandant, êtes-vous bien sûr que M. Hamard soit vraiment médecin ? »

Le commandant eut un haut-le-corps.« Vraiment médecin ? que voulez-vous dire ?- C'est qu'il a fait une chose... une chose que... Vous

savez que je suis infirmière...

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- Je sais. En fait, sa façon de soigner le blessé vous a surprise ?

- C'est cela, commandant. Il a placé un garrot et l'a laissé sans y toucher près de cinq heures. »

Le commandant leva les sourcils.« Vous m'étonnez. Moi-même, qui suis un simple

marin, je sais qu'un garrot laissé longtemps en place risque de provoquer une gangrène.

— Alors vous pouvez comprendre. Quand je suis allée voir Jean-Marie - - pas professionnellement, je ne me le serais pas permis, mais je l'aime bien, je voulais avoir de ses nouvelles — eh bien, quand je suis descendue, sa main était très gonflée, cela m'a fait peur... J'ai pris sur moi d'ôter le garrot ; la plaie ne saignait plus... »

Le commandant l'arrêta du geste.« Ce que vous me dites là me paraît extraordinaire.

Etes-vous sûre que ce garrot n'était pas desserré ? D'ailleurs c'est simple : nous allons appeler le docteur Hamard et lui poser la question pour vous rassurer.

— Oh ! non, commandant, non, je vous en prie ! supplia Juliette éperdue. Je ne veux pas le voir ! Il est sûrement déjà très fâché que je me sois permis d'intervenir...

- Alors, demanda le commandant, que voulez-vous que je fasse ? Vous prouver qu'il est réellement médecin? La demande, je l'avoue, me surprend un peu, mais si cela peut vous mettre l'esprit

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en repos... Tenez, voici justement ses papiers. Docteur Jacques Hamard, ancien externe des hôpitaux de Lyon. Il a déjà travaillé sur un transatlantique. Vous voulez lire ? lisez. »

II poussa les papiers devant Juliette. Elle pouvait à peine les tenir, tant ses mains tremblaient.

« Mademoiselle, dit le commandant, vous êtes infirmière, c'est vrai, mais ici vous êtes en vacances, n'est-ce pas ? Ne pourriez-vous oublier un peu votre profession et éviter de vous mêler de ce qui, somme toute — pardonnez-moi de vous le dire — ne vous regarde pas ? Nous avons un médecin à bord ; vous pouvez constater qu'il présente toutes

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les garanties nécessaires. J'ai déjà pu m'apercevoir que vous ne l'aimiez pas ; cela, c'est votre affaire. Mais c'est peut-être pour cette raison que vous avez tendance à le critiquer.

Commandant ! s'écria Juliette, croyez-vous que je serais capable de calomnier...

- Je ne dis pas cela, interrompit l'officier. Je dis simplement que lorsque nous n'aimons pas une personne, nous sommes tentés de nous montrer sévère à son égard, voilà tout. Je vous conseille d'oublier cet incident et de profiter tranquillement de votre croisière.»

II se leva ; Juliette, tremblante, en fit autant. Il lui ouvrit la porte et sortit du bureau derrière elle. Elle remonta sur le pont et se laissa tomber dans un fauteuil.

« Qu'ai-je fait ? se disait-elle. Le commandant croit que j'ai agi par jalousie, peut-être pour me donner de l'importance. Je n'aurais pas dû aller le trouver ; j'aurais mieux fait de suivre ma première impulsion, de demander conseil à Luc, à M. Sommer... Est-il possible que sans m'en rendre compte je me sois laissé influencer par l'antipathie que m'a témoignée le docteur Hamard ? Aurais-je jugé différemment s'il s'était montré plus affable ? Mais en ce cas, il ne m'aurait pas repoussée quand j'ai voulu l'aider à soigner Jean-Marie... »

Un des deux jeunes reporters s'approchait ; elle refoula les larmes qui lui montaient aux yeux et

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s'efforça de lui parler, sinon avec entrain, du moins avec calme. Un moment plus tard, le commandant remonta sur le pont ; elle frémit en voyant qu'il se dirigeait vers elle.

« Allons, mademoiselle, dit-il avec une bonhomie un peu ironique, vous pouvez vous tranquilliser : le docteur Hamard m'a donné l'explication que vous souhaitiez.

- Vous lui avez parlé ! s'écria-t-elle en se levant presque malgré elle.

- Ne vous inquiétez pas : je n'ai pas prononcé votre nom. Je lui ai demandé des nouvelles de Jean-Marie, ce qui était tout naturel ; il m'a répondu que le blessé allait bien. Je l'ai alors interrogé, de façon détachée, sur les soins qu'il lui avait donnés.

- Et alors ? questionna Juliette.- Il m'a dit qu'il avait pensé à poser un garrot, mais

que, la blessure étant superficielle, il avait finalement jugé le garrot inutile et s'était contenté d'un pansement compressif qui avait suffi à arrêter l'hémorragie. Ainsi, vous voyez, votre ami Jean-Marie ne courait aucun risque.

- Il a dit cela..., murmura la jeune fille;— Exactement. Vous vous êtes laissée influencer

par vos sentiments, voilà tout : cela peut arriver à tout le monde. Mais ne vous occupez plus de ce que fait le docteur Hamard ; cela vaudra mieux. »

II s'éloigna tranquillement et monta sur la

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passerelle. Juliette, les joues brûlantes de honte, se laissa retomber dans son fauteuil. Bien sûr, si elle l'avait voulu, elle pouvait se défendre : Jean-Marie lui-même, puis le marin qui était allé la chercher, témoigneraient qu'elle avait dit la vérité. Mais à quoi bon ? Le docteur Hamard avait menti en connaissance de cause : il pensait bien qu'on le croirait, lui, plutôt qu'une petite sotte, une infirmière de rien du tout qui prétendait en remontrer à ses supérieurs... Voilà ce qu'on dirait d'elle, maintenant, si l'incident venait à s'ébruiter. Son seul espoir était dans la discrétion du commandant, qui ne semblait pas homme ,à chercher des histoires.

Laura arriva ; elle venait de s'habiller pour dîner et s'étonna que Juliette n'en eût pas encore fait autant.

« Nous avons ce, soir une séance de cinéma : un film sur le Mexique ; il paraît qu'il est excellent. Vous y viendrez, bien entendu ?

Oui, naturellement », répondit Juliette, distraite.

Avant de s'habiller, elle passa dans la cabine de Luc. Le jeune homme, gentiment, lui reprocha de l'avoir un peu négligé.

« Je vous ai attendue tout l'après-midi. Le garçon de cabine m'a dit que vous étiez passée pendant que je dormais, mais j'espérais que vous reviendriez un peu plus tard.

Oh ! Luc, s'écria-t-elle, si vous saviez ! »

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Elle n'y tenait plus : elle avait trop besoin de se confier. Elle lui raconta en quelques mots les événements de l'après-midi : la blessure de Jean-Marie, la façon brutale dont le docteur Hamard avait refusé son aide, puis, plus tard, sa découverte du garrot laissé en place depuis cinq heures.

« Qu'avez-vous fait alors ? interrogea Luc.— Je l'ai ôté et remplacé par un pansement

compressif. L'hémorragie était arrêtée.— La circulation s'est bien rétablie ?— Je n'ai pas eu le temps de le voir ; le docteur

Hamard est arrivé.— Il venait peut-être avec l'intention d'ôter lui-

même le garrot. Mais l'avoir laissé pendant cinq heures ! Le blessé risquait de perdre un bras.. Qu'est-ce que le docteur vous a dit ?

— Rien : il m'a regardée et il est parti. Mais ce soir, il a déclaré au commandant qu'il n'avait pas mis de garrot, seulement un pansement.

— Et vous êtes sûre que ce n'est pas vrai ? — Puisque je l'ai desserré moi-même !— C'est étrange, en effet... murmura Luc. Il faut

qu'il ait complètement oublié le blessé pendant tout l'après-midi... En tant que médecin, il savait mieux que personne qu'il pouvait provoquer une gangrène !

— Justement... C'est pourquoi je me suis même demandé s'il était vraiment médecin. Mais le commandant m'a montré ses papiers : il a été

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externe à Lyon ; cela ne fait pas de doute.— Vous en avez donc parlé au commandant ?— Oui... Je me suis dit que s'il n'était pas médecin,

tout le monde à bord courait un risque. Je pense maintenant que je n'aurais pas dû... Oh ! Luc, que dois-je faire ? »

Elle ne pouvait retenir ses larmes. Le jeune interne lui prit gentiment la main.

« Ne vous tourmentez pas, Juliette. Vous avez agi selon votre conscience ; en ce cas on- ne doit jamais rien regretter. Vous avez peut-être eu tort, en effet, de parler trop vite. Hamard est médecin, c'est évident ; les Compagnies de navigation n'engagent pas leur personnel médical sans prendre les précautions nécessaires. Il a commis une erreur, une erreur grave. Mais il y a peut-être une raison que nous ignorons. Il a pu avoir un malaise, peut-être même s'est-il simplement endormi, comme moi !

Mais vous êtes malade, Luc ; ce n'est pas la même chose !

- Je ne cherche pas à l'excuser, seulement à trouver une explication. Quoi qu'il en soit, je vous en prie, ne prenez pas l'incident trop au sérieux. Jean-Marie va bien ; c'est l'essentiel. Le dîner va sonner dans cinq minutes. Vous n'aviez pas l'intention de vous changer ?

Bien sûr que si ! Je ne peux pas aller dîner en pantalon de toile et en chandail !

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— Alors dépêchez-vous ; vous avez tout juste le temps. Vous reviendrez peut-être me dire bonsoir, tout à l'heure, pour me consoler de ne pas vous avoir vue de tout l'après-midi ?

— Je reviendrai aussitôt après le dîner ; il y a un film sur le Mexique ; je viendrai vous voir à la place.

— Jamais de la vie ! je tiens à ce que vous me racontiez le film. J'ai dormi dans la journée, je n'ai pas sommeil, je vous attendrai après le cinéma. »

En remontant, Juliette se sentait déjà rassérénée. « II est vraiment chic ! se disait-elle. Et quel bon sens ! Il est à peine plus âgé que moi, pourtant-En général, je trouve les filles plus raisonnables que les garçons, mais lui ! »

Elle se lava les yeux à l'eau fraîche, passa rapidement une petite robe blanche que Luc aimait bien, et entra dans la salle à manger au moment où le gong résonnait pour la seconde fois.

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VII

« OH ! LAURA, que c'est joli !»Dans la cabine de la jeune Brésilienne, celle-ci

essayait le costume qu'elle avait l'intention de porter pour le bal. Ses beaux cheveux noirs relevés sous une sorte de toque posée très en avant sur le front, un fichu multicolore croisé sur la poitrine, elle tournoyait sur elle-même pour déployer l'immense jupe rouge qui lui tombait jusqu'aux chevilles.

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« C'est l'ancien costume de chez nous, expliqua-t-elle. Mais j'ai autre chose à vous montrer, Juliette ! »

Elle ouvrit la grande malle-armoire placée au fond de la cabine et en tira une pièce de tissus bariolée de diverses couleurs.

« Je me suis rappelé que j'avais cela, dit-elle à Juliette. C'est un paréo tahitien ; je vous le prêterai pour le bal. En y ajoutant des fleurs, beaucoup de fleurs, ce sera tout à fait charmant.

Mais où trouverons-nous des fleurs à bord ? demanda la jeune infirmière.

- Nous les fabriquerons ! J'ai déjà fait mon enquête : il y a toute une réserve de papier de couleur qui sert pour la décoration des salons. On m'a. promis de m'en donner autant que je voudrai ; je vous apprendrai à faire les fleurs ; c'est très facile.

- Que vous êtes gentille, Laura ! » s'exclama Juliette.

Après les émotions de la veille, elle avait envie de se détendre, de rire, de danser. Elle se voyait déjà enveloppée de ce ravissant tissu, des fleurs dans ses cheveux blonds. Une Tahitienne blonde, ce serait peut-être un peu étrange ? Bah ! quelle importance, si le costume lui allait bien ! Comment Luc la trouverait-il ? Il ne pourrait pas prendre part au bal, lui, mais elle irait le voir, bien sûr, avant même de se montrer aux autres !

Elle s'avança vers Laura pour l'aider à se déshabiller.

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A ce moment elle s'aperçut que la jeune fille titubait; son visage était affreusement pâle. « Qu'avez-vous, Laura ? s'écria-t-elle.

- Une douleur... ici. »Laura désignait son côté. Elle pouvait à peine se

tenir debout : Juliette la prit dans ses bras et la fit allonger, tout habillée, sur sa couchette.

« Cela vous a pris subitement ? interrogea-t-elle.— Depuis ce matin je n'étais pas bien, j'avais mal

au cœur... Oh! Juliette, j'ai peur! Je ne vous l'ai pas dit, mais à Paris j'étais déjà souffrante ; je suis allée voir un médecin, sans en parler à mon père pour ne pas l'inquiéter. Il m'a dit que cela venait de mon appendice ; il m'a prévenue que je risquais de faire une crise aiguë un jour ou l'autre.

- Il n'a pas parlé de vous opérer ?- Si ; il aurait voulu le faire tout de suite. Mais je

savais que papa avait organisé ce voyage par mer pour me faire plaisir ; je n'ai pas voulu tout gâcher au dernier moment. J'ai pensé que j'avais le temps d'arriver jusqu'à Rio. J'ai dit à mon père que j'avais de petits ennuis digestifs et que je préférais me mettre au régime...

- C'est donc pour cela que vous ne mangiez presque rien .1

- Oui, le médecin m'avait prévenue qu'un excès alimentaire pouvait déclencher la crise. J'ai fait tout mon possible, je vous assure, Juliette ! Et maintenant...»

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Son visage se tordit de douleur ; des gouttes de sueur perlaient à ses tempes. Juliette appuya sur la sonnette ; la femme de chambre apparut.

« Mon Dieu ! Mlle Laura est malade ?: Oui, répondit Juliette. Voudriez-vous appeler M.

Sommer immédiatement, je vous prie ?- Et le docteur ? Il faut faire venir le docteur!»Elle avait raison : impossible de s'y soustraire. On

avait besoin de Hamard pour donner des antibiotiques le plus tôt possible : c'était urgent. Et cette fois Juliette ne se laisserait pas évincer : elle veillerait à ce qu'il fît le nécessaire !

« Oui, dit-elle en dominant sa répugnance, appelez aussi le docteur Hamard.

- Ensuite, vous ne voulez pas que je fasse une tisane ?

- Non, mais apportez-moi un grand seau de glace. Le médecin en aura sûrement besoin. »

Avec des précautions infinies, Juliette dégrafa la jupe de Laura et lui passa une veste de pyjama. La jeune fille ne parlait plus, mais gémissait doucement, suivant Juliette de ses grands yeux angoissés.

« Je... je suis contente... que vous soyez ici », balbutia-t-elle.

D'instinct, Juliette retrouvait les mots de l'hôpital :« Ne craignez rien ; on va bien vous soigner, tout

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s'arrangera. C'est la première fois que vous avez une crise de ce genre, n'est-ce pas ? »

Laura fit signe que oui.« Alors on pourra vous faire une piqûre ; la douleur

se calmera ; vous resterez bien tranquille jusqu'à l'arrivée. Seulement, une fois à Rio, il faudra vous faire opérer tout de suite ! »

La porte s'ouvrit brusquement, M. Sommer entra dans la cabine.

« Laura, ma chérie, qu'as-tu donc ? Que lui est-il arrivé ? ajouta-t-il en se tournant vers Juliette.

- Je crains que ce ne soit une crise aiguë d'appendicite, répondit celle-ci.

Une crise de... oh ! mon Dieu ! »M. Sommer, comme beaucoup d'hommes, était

affolé en présence de la maladie. Il s'approcha de sa fille et voulut s'asseoir au bord de sa couchette. Juliette l'en empêcha.

« Sur la chaise, monsieur, sur la chaise ! Il ne faut pas faire bouger Laura. »

II s'assit, puis se releva d'un bond.« Le docteur ! où est le docteur ! Il y a quelque

chose à faire, n'est-ce pas ?- Bien sûr : avec des antibiotiques on pourra

arrêter la crise. J'ai demandé à la femme de chambre d'aller chercher le docteur Hamard. »

On entendit un pas sur le tapis de la coursive : c'était le médecin qui arrivait. Un instant plus tard, il soulevait le rideau de la cabine.

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« Elle a une crise d'appendicite, docteur ! s'écria M. Sommer. Elle souffre, regardez ! Il faut intervenir tout de suite ! »

Le docteur Hamard s'approcha et prit la main de la jeune fille.

« Elle a la fièvre, déclara-t-il. Vous avez pris sa température ?

- Nous n'avons pas de thermomètre, docteur, répondit Juliette.

- Eh bien, allez en chercher un ! ordonna-t-il d'un ton rogue. Tenez, voici les clefs de l'infirmerie ; il y a des thermomètres dans le placard de gauche, au fond du tiroir. »

Juliette prit la clef et se dirigea vers la porte. Elle

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remarqua avec surprise que non seulement Hamard ne la renvoyait pas, mais qu'il semblait disposé à accepter son assistance. L'incident de Jean-Marie lui avait peut-être servi de leçon !

Quand elle revint avec le thermomètre, le médecin rabattait les draps de la malade ; il venait sans doute de l'examiner.

« C'est bien une appendicite, docteur ? demanda la jeune infirmière.

- Sans aucun doute», répondit-il brièvement. Juliette prit la température de Laura. A sa

grande surprise, Hamard semblait la considérer comme son assistante ; il paraissait même presque heureux qu'elle fût là. Le thermomètre indiquait 38°9.

M. Sommer attira le médecin dans la coursive et fit signe à Juliette de les suivre.

« C'est... grave, docteur ? demanda-t-il, d'une voix étranglée.

- C'est sérieux, répondit Hamard.- Mon Dieu ! j'y pense maintenant... ces

malaises, ces troubles digestifs dont elle se plaignait, cela provenait peut-être de là ! Et moi qui ne me doutais de rien... Mais on va pouvoir faire quelque chose, n'est-ce pas ?

- Certainement», affirma le médecin. Juliette intervint.

« J'ai fait demander de la glace, docteur ; est-ce que je peux lui en poser sur l'abdomen? Seulement

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il faudrait une vessie ; je n'en ai pas vu à l'infirmerie.

— Venez avec moi », fit-il brusquement.Il entraîna la jeune fille à l'infirmerie, où ils

ouvrirent" plusieurs placards. Dans l'un d'entre eux on découvrit des boîtes de coton stérile, une trousse de chirurgie d'urgence ; dans une autre des désinfectants, des médicaments contre le paludisme et la dysenterie, quelques boîtes d'ampoules de chloroforme. Tout cela était couvert de poussière et semblait n'avoir pas servi depuis longtemps.

« Je ne vois pas d'antibiotique, dit Juliette. Vous allez faire de la pénicilline, n'est-ce pas ?

— C'était mon intention. Mais je me demande s'il y en a à bord. Vous savez que je suis arrivé à la dernière minute ; je n'ai pas eu le temps de m'en occuper.

— Il y a peut-être une réserve de médicaments dans une chambre froide. Le commandant pourra sans doute nous renseigner.

— Oui, j'irai le voir tout à l'heure. »Ils retournèrent auprès de la malade. Juliette avait

apporté de l'infirmerie de la gaze et des alèses caoutchoutées. Le seau de glace qu'elle avait demandé était là, dans un coin. Elle confectionna un coussin imperméable, l'emplit de glace et le posa doucement sur l'abdomen de Laura.

« Ça me fait du bien, dit celle-ci au bout d'un instant.

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— Oui, la glace soulage toujours. Peut-être cela fera-t-il aussi baisser la fièvre.

— Merci, Juliette», murmura Laura.Le docteur Hamard et la jeune infirmière sortaient

de la cabine quand ils se heurtèrent au commandant qui accourait, accompagné du commissaire. Ils avaient appris l'état de Mlle Sommer et venaient interroger le médecin.

« Ce qui m'ennuie, leur dit celui-ci, c'est que je n'ai pas trouvé d'antibiotiques à l'infirmerie. Y en a-t-il ailleurs, commandant ? C'est le seul recours en pareil cas, vous savez. »

Le commandant eut un haut-le-corps.« Comment ! pas d'antibiotiques ! Mais c'était vous,

docteur, qui deviez apporter les médicaments manquants ! Lorsque notre ancien médecin nous a quittés, je lui ai demandé d'en faire la liste et je vous l'ai envoyée moi-même, une bonne semaine avant le départ. »

Le docteur Hamard fronça les sourcils.« Où avez-vous adressé la lettre ? interrogea-t-il.- Mais... à Paris, rue de Babylone, si j'ai bonne

mémoire.— 18, rue de Babylone, précisa le

commissaire. C'est l'adresse que vous nous aviez indiquée.

- Alors, je comprends. Je me trouvais chez mes parents, dans la Creuse ; je ne suis pas repassé chez moi avant de partir.

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- Et vous n'aviez pas fait suivre votre courrier ? c'est étrange !

- Je n'attendais rien d'important. Je ne pouvais pas me douter qu'on me demanderait d'approvisionner la pharmacie du bateau !

- De toute façon, interrompit le commandant, il est inutile de revenir sur le passé. Une chose est certaine, c'est que nous ne possédons pas d'antibiotiques. En ce cas, je crains que vous ne soyez obligé d'envisager une opération. C'est la seule alternative, n'est-ce pas, docteur ?

Malheureusement oui. Et pourtant, opérer dans ces conditions...

- Je sais : c'est difficile. »Juliette écoutait, la mort dans l'âme. Avec un

médecin compétent, elle eût envisagé le risque sans trop d'angoisse. Une appendicite, ce n'est pas une intervention difficile. On pouvait faire cela dans l'infirmerie, utiliser la trousse d'urgence, les boîtes de pansements stériles que Juliette avait vues dans le placard. Mais confier Laura aux mains de cet individu !

« On pourrait peut-être attendre, hasarda-t-elle timidement. Quelquefois les crises s'atténuent d'elles-mêmes... Nous ne sommes plus qu'à trois jours de Rio, n'est-ce pas ? »

Elle eut l'impression que le docteur Hamard la regardait presque avec sympathie.

« C'était ce que je pensais, déclara-t-il. Ce serait

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tellement préférable d'opérer dans une clinique bien installée, avec le matériel et le personnel nécessaires !

- En effet, niais est-il possible d'attendre ?- Nous pouvons toujours essayer.- En ce cas, dit le commandant, vous surveillerez la

malade de près, docteur. Si son état n'empire pas, j'avertirai Rio par radio pour qu'on envoie une ambulance dès l'arrivée. S'il empirait... Mais de toute façon, il faut consulter M. Sommer. »

Juliette entra dans la cabine ; le père, assis près de Laura, leva vers la jeune infirmière des yeux suppliants.

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« Alors ? Il va lui donner de la pénicilline ? »Elle ne répondit pas à sa question.« Le docteur Hamard voudrait vous parler,

monsieur. Il vous attend dehors, avec le commandant. Vous savez ce qu'ils veulent ? Ce n'est rien de grave, au moins?

- Non, non, ils ont seulement besoin de votre avis.»Tandis qu'il sortait, Laura appela Juliette.« On va me faire cette piqûre maintenant ? »

demanda-t-elle.Juliette lui caressa doucement le front.« Non, on a décidé.de ne pas la faire pour le

moment. La glace suffira peut-être à tout arranger.- Je ne pourrais pas avoir un peu à boire ? J'ai

tellement soif ! »Juliette lui humecta les lèvres avec un morceau de

glace enveloppé d'un mouchoir.« C'est bon... », murmura Laura.Elle ferma les yeux. Juliette, impatiente de savoir à

quelle décision on s'était finalement arrêté, retourna dans la coursive. Sur le seuil, elle se heurta presque au docteur Hamard qui entrait, sans doute pour examiner à nouveau la malade. Elle aurait bien voulu assister à l'examen, mais elle craignit que le médecin n'en prît ombrage. Puisqu'il semblait bien disposé à son égard, mieux valait le laisser dans cette nouvelle humeur.

M. Sommer, lui, semblait avoir repris espoir.« Le docteur, expliqua-t-il à Juliette, est allé revoir

Laura avant de nous dire s'il juge prudent d'attendre

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jusqu'à Rio. Le commandant, en ce cas, forcerait la vitesse du Saint-Malo.

- Oui, dit celui-ci, je pense que nous pourrions arriver en une soixantaine d'heures. Le tout est de savoir si la malade peut tenir jusque-là. Qu'en pensez-vous, mademoiselle Juliette ? »

Malgré son angoisse, elle éprouva un sentiment de joie à constater que le ton de l'officier s'était radouci.

« Je ne sais pas, répondit-elle. Les chirurgiens n'aiment jamais opérer à chaud ; quand on le peut, on attend toujours que la crise soit passée. J'ai entendu dire que même avant la découverte des antibiotiques, il y avait des crises qui passaient d'elles-mêmes en quelques heures. »

On attendit un moment, puis le médecin sortit de la cabine. L'examen avait été bref, mais le docteur Hamard semblait un peu rassuré.

« On peut attendre, déclara-t-il. Cela vaut mieux à tous points de vue. Vous faites le nécessaire pour la vitesse, commandant ?

— Je vais m'en occuper immédiatement. Je vous verrai tout à l'heure à table, monsieur Sommer ?

- Oh ! non ! Je ne veux pas quitter ma fille.- Nous pourrons nous relayer tous les deux,

proposa Juliette.- Certainement, appuya le commandant. Puis-

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que nous avons la chance d'avoir une infirmière à bord... »

Restée seule avec M. Sommer, Juliette le décida à aller dîner. Laura reposait et n'avait besoin de rien. On appellerait son père si elle présentait le moindre malaise.

« Mais vous, Juliette ?— Moi, j'irai dîner après vous. J'irai aussi voir mon

autre malade, Luc, qui doit penser que je l'abandonne. Ensuite, je reviendrai m'installer ici pour la nuit. »

Le père protesta : c'était lui qui veillerait près de sa fille !

« Monsieur, dit Juliette avec autorité, croyez-vous que je ne sache pas mieux que vous ce qu'il faut faire ? C'est mon métier, ne l'oubliez pas. »

M. Sommer finit par céder. Il se rendit à la salle à manger, mais il revint au bout d'un quart d'heure, déclarant qu'il n'avait pas faim. Juliette alla dîner à son tour, puis descendit chez Luc. Le jeune homme était déjà au courant de la crise d'appendicite de Laura.

« Eh bien, demanda-t-il, qu'a-t-on décidé ?On n'opère pas ; on force la vitesse pour arriver à

Rio le plus tôt possible. Oh ! Luc, je suis tellement soulagée !

Pourquoi ? On peut très bien opérer à bord, vous savez.

— Je sais. Mais ce médecin ! Je n'aurais pas la

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même inquiétude si c'était vous qui deviez opérer, Luc. »

Le jeune homme se mit à rire.« Vous me nattez, Juliette ! Mais je ne suis pas

chirurgien ! Pendant mon stage de chirurgie, j'ai assisté le patron, c'est vrai ; j'ai même opéré deux ou trois fois sous sa direction. Mais jamais seul !

— N'importe ; j'aurais plus confiance en vous qu'en lui... »

Elle ne pouvait rester près de Luc que quelques minutes. Le temps était si précieux qu'ils avaient peur de le gaspiller ; ils auraient voulu ne dire que des choses importantes, des choses auxquelles chacun, de son côté, pourrait penser ensuite. Comme toujours en pareil cas, ils ne se dirent presque rien. Mais les instants passés ensemble suffirent à remplir leur soirée.

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VIII

LORSQUE M. Sommer, cédant aux arguments de Juliette, se fut retiré dans sa cabine, la jeune fille se sentit plus tranquille. Elle se retrouvait dans une atmosphère familière, assise au chevet d'une malade qu'elle devait veiller. Elle venait de changer la glace : un des stewards avait promis de lui en rapporter pendant la nuit. N'eût été le roulis du Saint-Malo, plus accentué depuis qu'on

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avançait plus vite, elle aurait pu se croire encore à l'hôpital, prenant la garde auprès d'un opéré.

Quelle différence, pourtant ! Là-bas, on était en sécurité, sans autre souci que le malade lui-même. Si on avait besoin d'un objet, on savait où le trouver ; si l'état du malade vous inquiétait, il suffisait d'appuyer sur un bouton pour voir accourir l'interne de garde. Il examinait l'opéré, prescrivait un médicament, une piqûre, un goutte à goutte ; on n'avait qu'à obéir.

Ici rien, personne. Dans tout ce grand corps vivant qu'était le Saint-Malo, il n'y avait pas un être à qui Juliette pût avoir recours, pas une voix pour la rassurer, ne fût-ce que par interphone. M. Sommer dormait, et c'était heureux ! Son angoisse impatiente ne pouvait être qu'un fardeau pour Juliette. Luc, en qui elle aurait eu confiance, n'avait jamais vu la malade. Quant au docteur Hamard...

Lui, elle préférait ne pas y penser. Il n'opérait pas — c'était l'essentiel. Pour tout le reste, Juliette ne devait compter que sur elle-même. Elle se demandait si elle n'oubliait rien, s'il n'y avait pas quelque précaution importante que le médecin, à l'hôpital, lui eût rappelée. Le temps où les antibiotiques n'existaient pas, elle ne pouvait pas s'en souvenir, elle ! Elle recherchait en vain ce qu'elle avait pu entendre dire à ce sujet. Sans doute n'y avait-elle pas prêté grande attention. Elle ne pensait

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guère, alors, que cela pourrait un jour lui être utile !Laura reposait, paisible en apparence. Mais quand,

de temps en temps, Juliette lui prenait le pouls, elle constatait qu'il ne ralentissait pas.

A minuit, le docteur Hamard entra dans la cabine.« Eh bien ? demanda-t-il.— Toujours pareil.— Vous avez l'impression que ça se calme ?- Je n'en sais rien. Il faut laisser passer la nuit, n'est-

ce pas ? Demain matin je prendrai la température.Oh ! ça ira, vous verrez. »Non seulement il ne lui parlait plus en ennemi, mais

on eût presque dit qu'il venait chercher un réconfort auprès d'elle. La crise de Laura ne le laissait pas indifférent ; il avait donc plus d'humanité, plus de cœur que n'en laissait paraître son attitude ?

A l'aube, il revint encore. La malade commençait à s'agiter un peu.

« Je n'ai pas osé lui donner un calmant sans votre autorisation, docteur. J'ai vu qu'il y en avait dans la pharmacie.

__Oh ! donnez-le-lui ! donnez-le-lui ! Allezchercher ce qu'il faut ; je resterai près d'elle. »Quand elle revint, il était assis sur l'unique chaise

de la cabine ; le menton sur ses poings, il

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regardait Laura. Il se leva et sortit sans un mot.Un peu plus tard, Juliette prit la température de la

malade. Le thermomètre indiquait 39°5 ; le pouls était près de 100.

« La fièvre monte ! » pensa la jeune fille, atterrée.Elle se demanda s'il fallait éveiller M. Sommer.

Mais au moment même où elle se posait la question, celui-ci parut sur le seuil. Il avait encore sa veste de pyjama ; son visage où la barbe repoussait, ses traits tirés par l'angoisse, lui donnaient l'air beaucoup plus âgé.

« Je suis éveillé depuis longtemps, avoua-t-il. Je n'osais pas venir ; j'espérais qu'elle dormait. Est-ce que cela va un peu mieux ? »

Juliette hocha tristement la tête.« La température a monté», déclara-t-elle.M. Sommer se tordit les mains.« Mon Dieu ! Alors, que va-t-on faire ? Il faut

appeler le docteur, tout de suite ! »Sans prendre la peine de se vêtir davantage, il sortit

vivement de la cabine. Quelques instants plus tard, il revenait accompagné du médecin.

« Vous voyez, docteur, la fièvre augmente. Il faut opérer coûte que coûte ! Elle ne résistera pas jusqu'à Rio.

— Opérer ! » répéta Hamard.Il avait l'air épouvanté. Une fois de plus, Juliette

éprouva l'impression déjà ressentie au chevet de Jean-Marie : cet homme n'était pas médecin ! Dans

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une circonstance comme celle-ci, un médecin pouvait paraître troublé, anxieux, il n'aurait pas eu celte attitude de bête traquée !

« Nous verrons tout à l'heure, à midi... », commença-t-il.

Mais cette fois M. Sommer l'interrompit.« Non, docteur, non, je vous en prie ! Vous voyez

bien que son état empire. Je ne connais rien à la médecine, moi, mais à mon âge j'ai vu mourir trop de gens pour ne pas sentir l'imminence du danger. Il faut opérer aujourd'hui même, sans cela... »

Sa voix s'étrangla dans sa gorge. Il serra les points, fit un grand effort pour se ressaisir.

« Vous allez opérer, docteur, n'est-ce pas ? »Juliette, les yeux fixés sur Hamard, guettait sa

réaction. A sa grande surprise, il inclina la tête.« Oui, dit-il, je pense que cela vaut mieux. Le

temps de tout préparer... j'opérerai cet après-midi. »M. Sommer lui prit la main et la serra.« Merci, docteur ! Je sais que c'est difficile. Je ne

vous en voudrai pas si... si... Mais vous réussirez ! ajouta-t-il en se redressant. Vous réussirez ; il le faut ! »

Le docteur Hamard fit signe à Juliette de le suivre. Ils allèrent annoncer au commandant que Laura Sommer était plus mal ; on ne pouvait plus attendre ; il fallait opérer dans la journée.

« Vous désirez sans doute que je fasse arrêter les machines ? demanda le commandant. Sur un

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petit bateau comme le nôtre, il est pratiquement impossible d'éviter la trépidation. A quelle heure voulez-vous opérer ?

— Vers deux heures, je pense.Très bien : on fera ce qu'il faut. Vous avez les

instruments ? le matériel ? Je crains que votre prédécesseur n'ait pas laissé grand-chose... En cas de difficulté, n'hésitez pas à venir me trouver. »

Juliette suivit le médecin à l'infirmerie. Il y avait là une longue table métallique qui pouvait servir de table d'opération, une lampe de plafond qui, munie d'une ampoule puissante donnerait la lumière nécessaire. Pas beaucoup d'instruments, mais Hamard déclara qu'un bistouri lui suffirait.

« Je ne vois pas d'agrafes, dit Juliette. Vous ferez une suture ?

- Une suture, naturellement. Il y a des aiguilles, j'espère ?

- Oui, j'en ai trouvé. »Restait la question la plus importante : celle de

l'anesthésie. Le seul produit dont on disposât était le chloroforme en ampoules.

« On peut donner le chloroforme sur une compresse, dit Juliette. J'ai déjà aidé à faire cela après un accident où l'on n'avait rien d'autre sous la main. Je crois que c'est assez dangereux, mais une appendicite, ce n'est pas long, docteur ? A condition qu'il n'y ait pas de complications, bien

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entendu. De toute façon, il n'y a pas moyen de faire autrement...

__ Vous saurez vous débrouiller ? Je peux compter sur vous ?

__ Oui, je crois. Seulement, si je donne l'anesthésie, je ne pourrai pas vous assister pour opérer.

— Cela ne fait rien, je m'arrangerai.— Vous ne croyez pas qu'il vaudrait mieux

demander une aide quelconque, ne fût-ce que pour vous passer les aiguilles, tenir l'écarteur...

— Oui, vous avez raison. Je vais demander au commandant de me trouver quelqu'un. »

On découvrit, dans le personnel du restaurant,

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un garçon qui avait été infirmier pendant son service militaire. Il avait assez de notions d'asepsie pour ne pas commettre de faute grave.

« Eh bien, c'est parfait ! » déclara le docteur Hamard.

Juliette, elle, avait l'impression de vivre un cauchemar. Lorsque tout fut prêt, elle retourna voir Laura : la température était montée à 39°9. La jeune fille n'ouvrait plus les yeux et respirait avec difficulté.

M. Sommer suivit Juliette hors de la cabine.« Ça va plus mal, n'est-ce pas ? »Juliette n'osa pas lui mentir.« Ça ne va pas bien. Il aurait été absolument

impossible d'attendre jusqu'à Rio.- Heureusement le docteur s'est décidé à opérer ! Je

comprends son hésitation ; j'aurais mieux aimé, moi aussi, que l'intervention ait lieu en clinique. Mais puisque cela ne se peut pas... Vous avez tout ce qu'il faut, j'espère ? »

« Tout —- sauf l'essentiel ! » pensa Juliette.Elle se contenta d'incliner la tête. Elle se sentait

trop désemparée pour pouvoir réconforter le malheureux. Mais le pâle sourire qu'elle lui adressa rendit un peu de courage à M. Sommer.

« J'ai confiance malgré tout, Juliette, murmura-t-il. Je ne peux pas croire que ma petite Laura... »

Elle s'éloigna vivement pour lui cacher son angoisse. Elle avait tant besoin, elle aussi, d'entendre

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quelques paroles d'espoir ! Une seule personne pouvait les lui dire : c'était Luc.

« Luc, je ne sais plus que penser... Vous savez que Laura va plus mal, que l'opération s'impose d'urgence ?

-— Je sais. Les bruits se répandent vite, à bord d'un bateau !

— Je viens de préparer une installation de fortune dans l'infirmerie...

— Eh bien, Juliette, pourquoi vous tourmenter ? Vous savez comme moi qu'une appendicite ce n'est pas grand-chose. A moins de complications, bien entendu. Mais pourquoi voulez-vous qu'il y en ait ?

— Ce n'est pas cela, c'est... ce médecin, Luc !— Toujours vos mêmes idées ! Voyons, Juliette, si

vos soupçons étaient fondés, est-ce qu'il aurait décidé d'opérer ?

— Vous avez raison... je ne comprends pas... Pourtant, tout au fond de moi-même, je sens que j'ai raison de me méfier.

— Enfin il a préparé la salle avec vous ; il vous a donné des directives...

— Mais non, justement ! Maintenant que j'y pense, je me rends compte qu'il n'a jamais fait que d'approuver les idées avancées par les autres. C'est M. Sommer qui l'a presque forcé à prendre la décision d'opérer ; c'est le commandant qui a proposé d'arrêter les machines. C'est moi qui ai parlé des ampoules de chloroforme et lui ai dit que

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j'avais déjà vu endormir des opérés avec une simple compresse ! Lui, il avait l'air... —- II avait l'air comment?

- Je ne sais pas... je ne peux pas vous dire... Oh ! Luc, j'ai peur ! j'ai très peur ! »

Le gong du déjeuner résonna ; Juliette alla prendre sa place à la salle à manger. Il avait été convenu qu'elle déjeunerait la première et que M. Sommer monterait à son tour pendant qu'elle irait préparer Laura pour l'intervention.

Elle s'assit seule devant la table autour de laquelle, la veille encore, ils étaient si joyeux tous les trois. Les autres passagers, dès qu'ils l'aperçurent, s'approchèrent pour demander des nouvelles.

« Je me doutais bien qu'elle était malade ! déclara Mme Frost. Elle ne mangeait rien, cette petite. A son âge, ce n'est pas normal ! Elle n'avait pourtant pas peur d'engraisser ?

- Alors on l'opère cet après-midi ? interrogea un des reporters.

Oui, à deux heures.- Vous croyez que le docteur nous permettra de

filmer l'opération ?- Je vous en prie ! protesta Juliette, indignée. Nous

allons déjà opérer dans des conditions difficiles. S'il faut encore, dans cette petite salle, avoir une caméra pour nous encombrer !

- Si cela doit compromettre la réussite de

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l’intervention, je n'insiste pas, naturellement. Mais c'est dommage ! « Opération à bord d'un bateau de croisière », cela aurait fait un beau titre !

— D'autant plus, intervint Mme Frost, que le docteur Hamard est vraiment très photogénique ! D'ailleurs, cela pourrait être très utile à sa carrière

- si l'opération réussit, naturellement ! Mais, de toute façon, c'est au chirurgien qu'il faut demander, pas à l'infirmière !

- Il n'est pas encore venu déjeuner, le médecin ? demanda un des passagers.

— Il se prépare sans doute, suggéra un autre.—. A moins qu'il ne veuille pas opérer en sortant de

table. Après un repas, on n'est pas en possession de tous ses moyens. »

Quelle qu'en fût la raison, le docteur Hamard ne parut pas à table ce jour-là. Pendant tout le déjeuner, on ne parla guère que de Laura et de l'intervention qui se préparait. Les uns s'intéressaient surtout à l'opération, les autres à la jeune fille et à son père, selon le degré de sensibilité de chacun.

Juliette, elle, avait du mal à avaler une bouchée. Un poids intolérable pesait sur elle ; elle se sentait comme comprimée dans un étau.

« Prenez au moins un petit tournedos, mademoiselle Juliette, dit le steward. A la béarnaise, c'est bon ! Cela vous donnera des forces. »

Pour ne pas lui refuser, elle prit un tournedos

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qu'elle laissa presque entier dans son assiette. Elle ne quittait pas des yeux la pendule accrochée en face d'elle, sur le mur de la salle.

« Encore une heure, se disait-elle, encore une demi-heure... »

Elle se leva de table et retourna près de Laura. En longeant la coursive, elle espérait elle ne savait quel miracle : la fièvre tombant d'un coup, l'intervention devenant inutile. Mais, sitôt la porte ouverte, le visage convulsé de M. Sommer lui apprit que le miracle n'avait pas eu lieu.

« Je ne monte pas déjeuner, déclara celui-ci, je n'en ai pas le courage. Vous allez la préparer maintenant ?

- Je passe d'abord à l'infirmerie voir si tout est en ordre. »

Marcel, le garçon qui devait assister le médecin, avait nettoyé la salle et fait bouillir les instruments nécessaires. Il attendait, assis sur un tabouret, un peu ému à la pensée du rôle qu'il allait jouer.

« Mademoiselle Juliette... Tout est prêt, je crois ? Oui, c'est très bien, Marcel. Le docteur Hamard est chez lui ?

- Je crois que oui ; je ne l'ai pas vu sortir. »Elle se dirigeait vers la porte quand un homme

entra en courant dans l'infirmerie. C'était le garçon attaché au service des officiers du bord.

« Mademoiselle Juliette ! On ne peut pas opérer ! le docteur est malade ! »

Elle se redressa brusquement. « Malade ? que dites-vous ? Il allait très bien tout à l'heure.

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— Il a un accès de paludisme; il paraît qu'il y est sujet. Ça l'a pris tout d'un coup, pendant le déjeuner. Il est couché ; il transpire de la tête aux pieds...

— C'est lui qui vous a dit que c'était du paludisme?.— Bien sûr, moi je n'y connais rien. Tout ce que je

peux vous dire, c'est qu'il a l'air rudement malade !Qu'est-ce que nous allons faire, mademoiselle

Juliette ? » demanda Marcel.Elle ne répondit pas. Elle avait porté la main à sa

poitrine et s'appuyait au mur pour ne pas tomber.Tout à l'heure l'angoisse reprendrait ses droits, mais

sur le moment, ce qu'elle éprouvait, c'était un soulagement intense : Hamard se dérobait ! Hamard n'opérerait pas !

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IX

IL N'A PAS OSÉ ! » pensait Juliette,Tous ses soupçons se trouvaient confirmés d'un seul coup. Hamard, le matin, n'avait pas pu se dérober devant l'insistance de M. Sommer. Mais il avait cherché un moyen d'échapper à l'épreuve ; il l'avait trouvé dans la maladie. Qui donc, sauf elle, pourrait douter qu'il fût réellement malade ? Personne, évidemment...

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Mais Laura ? qu'allait devenir Laura ?Juliette se tourna vers le garçon de cabine.« Vous avez prévenu M. Sommer et le

commandant?Mon camarade y est allé. Bon, merci. »Elle sortait de l'infirmerie et se préparait à se rendre

chez le commandant quand le garçon l'arrêta.« Mademoiselle Juliette, vous n'allez pas voir le

docteur ? Moi, je ne sais vraiment pas quoi faire... D'ailleurs, il m'a dit de vous appeler... »

Juliette se détourna brusquement. Le docteur — si on pouvait l'appeler de ce nom ! — elle eût préféré ne jamais le revoir ! Elle hésitait encore quand, derrière la porte de sa cabine, voisine de l'infirmerie, elle entendit un gémissement étouffé.

« Serait-il malade pour de bon ? pensa-t-elle. Ou veut-il seulement jouer la comédie jusqu'au bout ? »

Elle ouvrit la porte de la cabine et retint une exclamation de surprise. Hamard gisait sur sa couchette, à demi vêtu, le visage congestionné. Mais ce qui frappa surtout Juliette, ce fut l'aspect de ses yeux, aux pupilles si démesurément élargies qu'ils paraissaient presque noirs.

Il se dressa sur ses oreillers et tendit la main vers la jeune infirmière.

« Je souffre ! gémit-il. Ma tête ! oh ! ma tête ! Faites quelque chose, je vous en prie ! »

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Juliette s'approcha de lui. Elle avait déjà vu des accès de paludisme : congestion du visage douleurs de tête... Mais alors le malade avait la fièvre, des nausées. Sa peau, glacée d'abord, devenait brûlante ensuite ; celle de Hamard était seulement très sèche. Et puis il y avait ces yeux...

Elle jeta un regard derrière elle pour s'assurer que le garçon de cabine ne l'avait pas suivie. Puis elle se pencha vers le malade.

« Que vous est-il arrivé ? » demanda-t-elle.Il ne répondit pas.« Vous avez absorbé quelque chose, j'en suis sûre.

Qu'est-ce que c'était ? »Toujours le silence.« II faut me le dire, si vous voulez que je vous

soigne. Vous n'avez pas de paludisme ; vous le savez aussi bien que moi. Alors ? »

Il fit un grand effort, balbutia :« Du poison... une erreur... Je ne sais pas...— Quel poison ? »II désigna du menton sa table de chevet, sur

laquelle se trouvait un petit flacon. Juliette le reconnut aussitôt : il appartenait à Mme Frost. Au début du voyage, un jour, elle était entrée dans la cabine de celle-ci et avait aperçu son arsenal de produits de beauté étalé sur la coiffeuse. Le flacon avait contenu un collyre pour les yeux, qui contenait sans doute de l'atropine.

« Vous avez bu cela ? »

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Hamard fit signe que oui. Il était visiblement en proie à une terreur intense. Ses yeux dilatés fixaient Juliette avec une expression suppliante.

« Est-ce que... je risque de mourir ? demanda-t-il.Vous devriez le savoir, puisque vous êtes médecin !

Il y a longtemps que vous avez absorbé cette drogue ?—- Pendant que vous étiez à table. »Heureusement, l'empoisonnement était récent. Mais

il n'y avait pas de temps à perdre. Juliette prit de l'eau tiède au robinet du lavabo et la fit avaler au malade ; presque aussitôt il eut un vomissement abondant, teinté de bleu par le collyre.

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Elle sonna alors le garçon et l'envoya chercher à la cuisine du café aussi chaud, aussi fort que possible. Elle réclama aussi plusieurs bouillottes, afin de réchauffer le malade qui maintenant claquait des dents.

Hamard se laissait faire, docile comme un enfant. Il avala son café et se laissa retomber sur ses oreillers. Il était déjà moins agité ; Juliette pensa que la plus grande partie du poison avait pu être évacuée.

« Vous avez de la chance », dit-elle.C'était la première fois que, devant un malade, elle

éprouvait cette impression de dégoût.« Et maintenant, demanda-t-il, que faut-il faire ?— Rien, sinon rester immobile pendant plusieurs

heures.- Combien de temps exactement ?— Vous devriez le savoir mieux que moi. Au

moins jusqu'à la fin de l'après-midi.— Ah ! bon », fit-il simplement.Avant de sortir de la cabine, Juliette se retourna

vers lui.« Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda-t-elle.— Cela quoi ? interrogea-t-il en feignant de ne pas

comprendre.— Pourquoi avez-vous absorbé ce poison ? Je vous

l'ai dit : par erreur. »Elle haussa les épaules.« Vous êtes entré par erreur chez Mme Frost,

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pendant qu'elle était à table ; vous avez pris par erreur un flacon sur sa table de toilette ; par erreur encore vous en avez avalé le contenu ? Allons donc ! Vous vous imaginiez que je pourrais vous croire ? »

II ferma les yeux, sans doute pour éviter de répondre. Elle n'insista pas ; maintenant qu'elle avait paré au plus pressé, elle ne voulait plus penser qu'à Laura.

En passant devant la cabine du commandant, elle entendit à l'intérieur un bruit de voix. Elle reconnut celle de M. Sommer et frappa.

Le père de Laura était là, avec le commandant et le commissaire. Tous trois tournèrent vers Juliette un regard angoissé.

« Vous venez de chez le docteur ? »Elle fit signe que oui.« Cet accès de paludisme, c'est grave ? »Ils ne doutaient pas, eux, qu'il ne s'agît d'un accès

de paludisme. Au moment de les détromper, elle hésita : à quoi bon ? La situation était assez dramatique sans la compliquer encore.

« Ce n'est pas très grave, répondit-elle évasivement. Mais cela l'immobilisera certainement toute la journée.

Toute la journée ! répéta M. Sommer, anéanti.- Il devait bien savoir qu'il était sujet à ces crises,

grommela le commandant. On peut prendre des mesures pour les éviter. J'ai eu un lieutenant qui prenait régulièrement sa quinine...

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— Mais Laura ! interrompit M. Sommer, Laura ! » Les trois hommes se regardèrent. On aurait dit qu'ils n'osaient pas regarder Juliette ; cependant, toute jeune qu'elle était, elle seule était capable de les aider à prendre une décision.

Juliette, elle, avait déjà envisagé le problème. Ce qu'elle voulait proposer était hardi, sans doute, mais elle ne voyait pas d'autre solution.

« Je crois, dit-elle, qu'il ne serait pas prudent d'attendre encore. Même à notre vitesse actuelle, n'est-ce pas, commandant, nous ne pouvons gagner que peu de temps. Et il ne faut pas nous dissimuler que pour Laura c'est peut-être une question d'heures... »

M. Sommer étouffa un sanglot.« Alors ? interrogea le commandant. Vous avez une

idée ?J'en ai une ; je crains bien que ce ne soit la seule

possible. Il faut demander à Luc, à M. Gilloin, de pratiquer l'opération.

- Gilloin ? interrogea M. Sommer. Le jeune étudiant? » ajouta le commissaire.

Juliette inclina la tête.« Voyons ! s'exclama le commandant, ce n'est pas

possible ! Ce garçon n'est pas chirurgien : il n'est même pas .encore docteur en médecine ! Comment pouvez-vous penser qu'il se tirerait d'une opération comme celle-là ?

— S'il n'y a pas de complications, expliqua

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Juliette, une appendicite, ce n'est pas grand-chose. Naturellement, il vaudrait mieux avoir affaire à un praticien chevronné. Mais puisque nous n'avons personne... »

Le commandant marchait de long en large dans la cabine.

« Je ne peux pas autoriser une chose pareille ! déclara-t-il enfin. Je suis responsable de tout ce qui se passe à bord, ne l'oubliez pas. Que penserait-on de moi, à la Compagnie, si...

- Si cela tournait mal, vous voulez dire ? interrompit M. Sommer avec violence. Mais si on n'opère pas, cela tournera mal de toute façon ! »

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Juliette comprenait sa détresse et la partageait. Elle était sûre, elle, que Luc pourrait se tirer d'affaire ! Mais comment le faire comprendre à ces hommes, ces hommes qui, sans hésiter, une heure plus tard, eussent confié Laura aux mains d'un Hamard ?

« Commandant, dit-elle gravement, un interne n'est pas le premier étudiant venu. Il a déjà fait de l'hôpital ; il a...

- Etes-vous seulement sûre qu'il ait déjà opéré ? demanda le commandant.

— Oui, sans doute avec un patron.- Avec un patron, ce n'est pas la même chose !

Vous avez de la sympathie pour lui, tout le monde le sait, et personne, certes, ne vous le reproche ! Mais de ce fait vous jugez forcément avec partialité. Vous avez confiance en M. Gilloin parce qu'il est votre ami ; vous seriez heureuse de lui voir faire ses preuves, avec les honneurs de l'intervention si elle réussit...

- Ce n'est pas vrai ! s'écria Juliette, indignée. Je pensais à Laura ! rien qu'à Laura ! »

M. Sommer passa un bras autour des épaules de la jeune fille.

« Je sais, mon petit, je sais... Mais moi aussi j'aurais peur de la faire opérer dans ces conditions. D'autre part, le temps presse... Je ne sais quel parti prendre... Il me semble que je deviens fou, »

Le commissaire intervint à son tour.

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« Pourquoi, proposa-t-il, ne demanderions-nous pas l'avis du docteur Hamard ? Il n'est pas trop soufrant pour nous répondre, je suppose ?

- Plus maintenant, répondit Juliette.- Alors venez avec nous. »Ils se dirigèrent vers la cabine du malade. Celui-ci

paraissait calme ; son visage était moins rouge, ses pupilles un peu moins dilatées. A la vue des deux officiers, il sourit.

« C'est gentil de venir me voir, après que je vous ai fait faux bond d'une manière aussi ridicule...

- Vous êtes sujet à ces accidents ? interrogea le commandant d'une voix rude.

- J'en ai eu autrefois, après mon séjour aux colonies, vous savez.

- Oui, votre dossier en fait mention. Mais que diable, vous pourriez prendre de la quinine !

- Mes accès sont devenus si rares que je ne m'eu méfiais plus guère. Je voulais cependant emporter une provision de quinine, à tout hasard ; je comptais me la procurer à Bordeaux. Mais, comme vous le savez, je suis arrivé trop tard pour pouvoir faire la moindre emplette... »

A ce moment, Juliette regarda le commandant. Se doutait-il de quelque chose ? Il observait Hamard avec une expression singulière, où il entrait de la méfiance et comme une sorte de mépris.

« Peu importe, déclara-t-il brusquement. Ce qui

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compte pour nous, c'est de savoir combien de temps durent ces accès. Vous devez le savoir, puisque vous en avez déjà eu.

- Oh ! fit Hamard avec aplomb, quelques heures à peine ! Je serai sur pied, disons... vers la fin de l'après-midi.

- A ce moment-là, vous serez en état d'opérer ? » « II ne va tout de même pas... », pensa Juliette.

Mais, à sa grande surprise, Hamard répondit avec assurance :

« Oh ! oui, commandant ! sans aucun doute ! »Elle ne comprenait plus. Est-ce que cet homme

devenait fou ? Ou bien était-ce elle qui se trompait depuis le début, qui l'avait mal jugé alors que, devinant sa méfiance, il s'était simplement amusé à la mystifier ? Mais non ! non ! elle ne se trompait pas ! Elle avait l'impression qu'une chape de glace lui tombait sur les épaules.

« En ce cas, dit tranquillement le commandant, je pense qu'il est préférable d'attendre. Vous êtes bien de mon avis, monsieur Sommer ? »

Le père inclina la tête.« Oui, oui..., balbutia-t-il.- Voulez-vous, docteur, que nous fixions

l'intervention à six heures ?- Six heures, dit Hamard, c'est parfait. »II détournait les yeux pour ne pas rencontrer ceux

de Juliette. Le commandant s'adressa à la jeune fille.

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« Voudrez-vous veiller à ce que tout soit prêt et rester auprès de la malade en attendant ? Nous avons besoin de vous, mademoiselle Juliette.

- Vous pouvez compter sur moi, commandant. »Mais sa résolution était prise. Puisque personne ne

semblait comprendre, elle agirait, elle ! Elle fit semblant de suivre les autres, puis, quand ceux-ci prirent l'escalier qui montait au pont supérieur, elle fit volte-face et revint sur ses pas.

« Vous ne venez pas, Juliette ? demanda M. Sommer.

J'ai à parler avec le docteur. Je vous rejoindrai aussitôt après. »

Elle ouvrit brusquement la porte de Hamard et se dirigea vers sa couchette.

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« Vous voulez quelque chose ? interrogea celui-ci avec ironie.

Je veux la vérité, c'est tout, répondit-elle. Vous ne pouvez pas opérer, et vous le savez ! Vous n'êtes pas médecin, vous ne l'avez jamais été. C'est pour cela que vous avez pris ce poison, pour mieux feindre la maladie, seulement, n'y connaissant rien, vous avez forcé la dose sans le savoir. Vous avez parlé de paludisme comme vous auriez dit n'importe quoi. La seule chose que vous cherchiez, c'était à éviter l'épreuve ! Et maintenant... »

Hamard ne sourcilla pas.« Et maintenant ? répéta-t-il.- Je ne comprends plus, dit-elle. Vous n'avez pas

l'intention de faire cette intervention, n'est-ce pas ? Vous savez bien que vous n'en êtes pas capable ! Alors, pourquoi mentir ? Pourquoi déclarer au commandant que vous êtes prêt à opérer ? »

II releva brusquement la tête. « Et pourquoi pas ? fit-il. Vous voulez dire que...

- Pourquoi pas ? insista-t-il. Vous m'amusez avec vos : « Vous ne pouvez pas faire ceci, vous ne « pouvez pas faire cela. » Vous dites vous-même qu'une appendicite, ce n'est pas difficile... Et puis n'oubliez pas une chose, Juliette : vous serez là, vous ! Et nous serons seuls, bien entendu ; je m'arrangerai pour me débarrasser de ce Marcel dont on veut m'imposer l'assistance. Vous en savez

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assez pour me dire où se trouve l'appendice, je suppose ? Je ne suis pas trop maladroit de mes mains...

- Vous êtes fou ! D'ailleurs, même si j'en étais capable, qui vous dit que je m'y prêterais ?

— Vous le ferez, Juliette, vous le ferez parce que vous voulez sauver Laura ! A nous deux, nous arriverons peut-être à quelque chose... Et si cela tournait mal...

- Oui, si cela tournait mal ? répéta-t-elle,- Vous savez, fit-il, ça arrive qu'une intervention ne

réussisse pas ! Qui donc irait, dans des circonstances comme celles-ci, le reprocher au médecin ?

- Ainsi, dit-elle lentement, vous seriez prêt à risquer la vie de quelqu'un pour...

- Pour sauver la mienne ? Peut-être. Voyez, je suis franc avec vous. D'ailleurs, Laura Sommer est perdue de toute façon... alors...

Ce n'est pas sûr ! protesta Juliette. Et pourquoi s'agirait-il de sauver votre vie, à vous !

Ma liberté, en tout cas. La liberté, vous ne l'avez peut-être pas encore compris, c'est aussi précieux que la vie. Quand on est menacé de la perdre...

- La perdre ? pourquoi ?- Je vous croyais plus intelligente, Juliette. Vous

n'avez pas remarqué que le commandant commence à se méfier de moi ? Je n'ai qu'une seule chance de dissiper ses soupçons : c'est d'opérer. Que l'intervention

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réussisse ou non... Vous avez compris maintenant?»

Elle le regardait avec des yeux exorbités, tremblante de peur et d'angoisse.

« Vous ne comprenez pas encore ? Reprit-il. Allons, je pense qu'il vaut mieux tout vous dire. Je vous dois bien ça, puisque vous m'avez évité de mourir empoisonné ! Et puis, après tout, ayant reçu mes confidences, il vous sera peut-être plus difficile de me trahir. Le secret professionnel existe aussi pour les infirmières, je suppose ? »

Instinctivement, Juliette recula. Mais Hamard la saisit par sa jupe.

« Asseyez-vous là, lui dit-il, et écoutez-moi. »Elle obéit. Pourtant il lui semblait qu'elle n'avait

plus peur : elle voulait savoir, c'était tout.Il respira profondément et commença :« Vous avez raison : je ne suis pas médecin. Et je

ne suis même pas Hamard... »

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X

JULIETTE écoutait, comme fascinée. Jamais encore elle n'avait regardé Hamard d'aussi près : il était jeune, mais la peau blanche et flasque de ses joues, les poches qui se formaient sous ses yeux, lui donnaient presque l'aspect d'un vieillard. Il s'exprimait facilement, même avec une certaine élégance ; cependant, on ne savait quoi dans son expression, son regard qu'on ne rencontrait jamais en face, inspirait une sorte de répulsion.

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« Qui est-vous donc ? murmura-t-elle dans un souffle.

- Mon nom ne vous dirait rien. J'appartiens à ce qu'il est convenu d'appeler une bonne famille. J'ai fait mes études comme tout le monde ; après mes examens je suis entré dans une banque. Mes antécédents faisaient qu'on avait confiance en moi : quand il se trouvait une erreur dans un compte on ne me soupçonnait pas, vous comprenez ?

Vous voulez dire... que vous voliez ?Voler, c'est un bien grand mot ! Je me débrouillais,

voilà tout. Pourquoi les clients de la banque auraient-ils eu tant d'argent et moi si peu ?

- Mais ils l'avaient gagné, eux, cet argent ! Peu à peu, vous seriez arrivé à en avoir davantage.

- C'est ça ! à quatre-vingts ans, quand je n'aurais plus été capable d'en profiter ! Je n'avais pas envie de passer toute ma vie derrière un comptoir de banque. Je ne suis pas fait pour le travail, ce n'est pas ma faute, que voulez-vous ? »

Tant de cynisme stupéfiait Juliette. A l'hôpital, les gens qui l'entouraient ne faisaient peut-être pas fortune, eux non plus. Cependant, quelles belles vies ils avaient, faites d'effort, d'espoir, de joie !

« II n'y a pas que l'argent au monde..., balbutia-t-elle.

- Vous trouvez ? Eh bien, je ne suis pas de votre avis ! En somme, je ne m'arrangeais pas mal mais le mois dernier j'ai été trop gourmand ; j'ai voulu

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me libérer d'un seul coup, et j'ai fait un gros trou dans la caisse... Cette fois j'ai été découvert. Qu'auriez-vous fait à ma place ? J'ai filé. J'avais un camarade, à Bordeaux, un malheureux qui n'a pas réussi : pour le moment il est gratte-papier à l'hôpital. Je me suis réfugié chez lui ; il m'a caché dans un pavillon vide.

- C'est donc bien vous que j'avais vu, la veille du départ ! s'exclama Juliette. Vous m'avez affirmé que je me trompais...

- Naturellement ! je n'avais pas envie qu'on me reconnaisse ! J'étais bien ennuyé, ce soir-là : mon ami ne pouvait pas me garder indéfiniment et je ne savais pas où aller. Et puis, dans la nuit, il y a eu un coup de chance... »

Le cœur de Juliette battait à se rompre. Par instants elle se reprochait de rester là, de perdre un temps qui pouvait être précieux pour Laura. Mais empêcher Hamard de faire son simulacre d'opération, n'était-ce pas sauver la jeune fille du pire danger ?

« Quoi donc ? interrogea-t-elle d'une voix tremblante.

- Le docteur Hamard --le vrai — était arrivé ce soir-là de Paris pour s'embarquer à bord du Saint-Malo*. Mais en descendant du train, avant même d'avoir le temps de se rendre à bord, il a été saisi d'un accès de paludisme. C'est terrible, ces crises-là : en quelques minutes vous êtes terrassé,

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plus personne ! On l'a transporté à l'hôpital : on a chargé mon camarade d'aller dès le lendemain matin avertir la Compagnie de navigation et le commandant du Saint-Malo. On lui a confié les papiers du toubib pour les ranger au secrétariat. Ça lui a donné une idée...

- Il vous a remis les papiers ! s'écria Juliette.- Tout juste ! Hamard et moi nous sommes à peu

près de la même taille ; il a les cheveux noirs, comme moi. Vous savez ce que sont ces signalements de pièces d'identité : ils peuvent s'adapter à tout le monde. Comme c'était la première fois que Hamard voyageait sur cette ligne-là, il ne risquait guère d'être reconnu. Mon camarade m'a conseillé de monter à bord à la dernière minute. Tout collait si bien que c'en était presque effrayant !

Vous n'avez pas pensé qu'il pourrait y avoir des malades à bord ?

- Les gens qui partent en croisière sont généralement en bonne santé. Non, cela, je n'y pensais guère. Je me suis créé un personnage bourru, peu sympathique, pour éviter des conversations qui auraient pu être gênantes. Il n'y avait que vous et ce petit étudiant... Ah ! vous pouvez dire que vous m'avez donné des sueurs froides !

- Mais enfin, le vrai docteur Hamard a bien fini par revenir à lui !

- Cela, c'était le « hic » du problème ! Avec les médicaments qu'on lui avait donnés, il ne devait

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pas se réveiller avant le départ du bateau. Par la suite, j'espérais atterrir à Rio avant qu'on ait le temps de retrouver ma trace. Je l'espère encore, d'ailleurs ! Mon ami m'a promis de faire traîner les choses jusqu'à la date prévue pour l'arrivée. Mais j'avoue que je commence à trouver le temps long.

— C'est donc pour cela que vous paraissiez si inquiet au moment de la tempête quand le commandant a pris du retard en modifiant la marche du bateau ?

— Oui, ce jour-là j'ai passé un mauvais moment. Heureusement, par la suite, on a forcé la vitesse ; j'espère que nous arriverons à l'heure voulue. Vous

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comprenez, une fois là-bas, je disparais, ni vu ni connu ! J'ai de l'argent, beaucoup d'argent ; vous pensez bien que je n'ai pas abandonné mon magot !

- En ce cas, puisque vous vouliez fuir, pourquoi n'avez-vous pas tout simplement pris un billet ?

- Parce que je me doutais bien qu'on surveillerait les frontières ! Il est probable qu'au débarquement on vérifiera la liste des passagers, peut-être aussi celle du personnel hôtelier et des hommes d'équipage. Mais pas les officiers du bord ! pas le médecin ! A moins que le commandant ne se doute de quelque chose, je suis tranquille, vous voyez !

— Et c'est pour écarter ses soupçons que vous êtes prêt à jouer cette comédie ? »

II inclina la tête : un mauvais sourire flottait sur ses lèvres minces. Juliette comprit qu'il était inutile de faire appel à sa conscience. Se rendait-il seulement compte du risque terrible que représentait même un simulacre d'intervention, alors que l'état de Laura empirait d'heure en heure ?

En ce cas, il fallait agir. Laura seule comptait : le reste n'avait pas d'importance.

« Monsieur Hamard, déclara-t-elle d'une voix ferme, je ne vous laisserai pas approcher de Laura Sommer.

- Et comment pouvez-vous m'en empêcher, s'il vous plaît ?

- Je parlerai au commandant. J'ai le droit d'empêcher un crime.

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- Et vous pensez que le commandant vous croira ? »

La question prit Juliette au dépourvu. Et si, en effet, comme la première fois, le commandant refusait de la croire ? Les papiers de Hamard étaient en règle ; ce qu'elle raconterait paraîtrait invraisemblable. On s'imaginerait qu'elle voulait confier l'intervention à Luc...

Comme un éclair, une idée jaillit. La jeune infirmière se rapprocha de Hamard.

« J'ai une proposition à vous faire, lui dit-elle à brûle-pourpoint. Ce qui vous intéresse, n'est-ce pas, c'est de vous tirer d'affaires ? »

II ricana :« Je vois que vous commencez à comprendre !- Eh bien, supposez que vous soyez encore

malade comme vous l'étiez tout à l'heure. Vous auriez alors de bonnes raisons pour ne pas opérer, n'est-ce pas?

Vous voudriez que je reprenne de cette horrible drogue ? Merci bien ! D'autant plus que cette fois vous me laisseriez peut-être m'empoisonner pour de bon !

Il ne s'agit pas de reprendre une drogue. Mais, puisque vous avez parlé de paludisme, vous pourriez feindre une seconde crise, un peu mieux imitée cette fois ! Je vous aiderai, si vous voulez. Au fait, pourquoi avez-vous choisi le paludisme ?

- C'est le premier mot qui m'est venu à l'esprit.

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Hamard, le vrai, est paludéen. J'ai pensé que si le commandant était au courant, ça paraîtrait plus vraisemblable.

- Vous aviez tout prévu, à ce que je vois ! Tout, sauf que vous viendriez à mon secours.

Quand je pense que je vous croyais mon ennemie !»II voulut lui prendre la main ; elle la retira avec

dégoût. Un voleur ! peut-être pis !« Vous êtes d'accord ? demanda-t-elle.

Heureusement vous avez très chaud, avec toutes ces tisanes que je vous ai fait boire. Vous êtes très rouge, c'est parfait. Je dirai que j'ai pris votre température; personne n'aura l'idée de la vérifier. Si on entre, fermez les yeux, gémissez doucement, frissonnez... »

« Que suis-je en train de faire ? se disait-elle. Moi, infirmière, aider un simulateur ! lui donner des conseils pour mieux tromper tout le monde ! Mais la seule chose qui compte, c'est Laura ! »

Le faux Hamard, maintenant, souriait ; il trouvait évidemment l'aventure plutôt amusante. Tout à coup, il se rembrunit.

« II est bien entendu, si j'accepte, que vous ne parlez pas au commandant ? Vous me donnez votre parole ?

- Je vous la donne.- Alors c'est parfait. »II se laissa aller sur ses oreillers, ferma les yeux et

simula un long frisson.« Ça ira, comme ça ? demanda-t-il. Décidément,

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vous êtes une fameuse metteuse en scène ! Vous me plaisez, Juliette ! Ce n'est pas réciproque ? »

Elle haussa les épaules sans répondre. Elle ne pensait qu'au mensonge qu'il allait falloir dire -un mensonge professionnel, elle qui respectait tant son métier ! Elle se rappela une infirmière-chef, qu'elle avait beaucoup aimée : « Tout le monde peut commettre une erreur, mes enfants, disait celle-ci. Mais si vous mentez pour vous en excuser, vous n'êtes pas digne d'être infirmière ! »

Qu'aurait-elle dit aujourd'hui, lorsqu'il s'agissait de sauver quelqu'un ?

Juliette retourna dans la chambre de Laura. La malade était complètement prostrée ; malgré la glace elle semblait souffrir. Son visage avait changé d'expression, les yeux plus creux, les narines pincées.

« II ne faut pas tarder longtemps, pensa Juliette. Ce soir même, ou bien... »

M. Sommer sortit de la cabine avec elle.« Ça ne va pas, dit-il. Vous croyez que le médecin

sera en état d'opérer bientôt ? »Elle secoua la tête.« Le docteur Hamard vient d'avoir un second accès,

plus fort que le premier. Il ne pourra certainement pas opérer aujourd'hui. C'est ce que je venais vous dire : il faut prendre une autre décision, le plus tôt possible.

— L'étudiant ? » demanda M. Sommer.

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Elle fit signe que oui. M. Sommer cacha son visage entre ses mains.

« Mon Dieu..., balbutia-t-il, mon Dieu... »Le commandant apparut au bout de la coursive.

Devant l'attitude du père, il redouta le pire.« Est-ce que ?... » commença-t-il.En quelques mots, Juliette le mit au courant de la

situation. Le docteur Hamard était incapable.de pratiquer l'intervention avant le lendemain matin au plus tôt. Or le lendemain il serait trop tard pour Laura. Il ne restait donc qu'un recours : Luc Gilloin.

Devant une urgence, le commandant était capable de prendre la décision qui s'imposait.

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« Allons le voir», dit-il simplement.Ils se rendirent tous trois dans la cabine de Luc. Mis

en présence des faits, le jeune homme hésita.« Vous savez que je peux difficilement me tenir

debout, avec cette maudite cheville. D'autre part, j'ai déjà dit à Juliette que je n'étais pas chirurgien, que je n'avais jamais opéré seul. Il n'y a pas de médecin parmi les passagers ?

— Il n'y en a pas, dit le commandant.— Et c'est une question de vie ou de mort »,

ajouta le père.Luc réfléchissait. Tout à coup il releva la tête. «

Commandant ! vous pouvez, n'est-ce pas,

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communiquer par radio avec d'autres bateaux ?— Certainement. Quand ils sont assez près, nous

pouvons même nous entendre très distinctement en phonie directe.

— Il n'y a pas dans les parages de navire ayant un médecin à bord ? »

Le commandant se frappa le front.« Mais si ! nous devons tout à l'heure croiser la

route du Celtic, un gros transatlantique. Je peux très bien me mettre en rapport avec lui.

— Alors je pourrais d'abord demander son avis au médecin du paquebot, et ensuite opérer sous sa direction. Je sais que cela s'est déjà fait sur des bateaux de pêche ; le capitaine d'un thonier a même pratiqué une amputation et sauvé la vie d'un de ses matelots.

— Je l'ai aussi entendu dire. Ainsi, dans ces conditions, vous pourriez...

— Je pourrais essayer. S'il n'y a pas de complications, je devrais réussir.

— Je vais trouver le radio», dit le commandant. M. Sommer avait les larmes aux yeux.

« Je tiens à vous dire, balbutia-t-il, que, quoi qu'il arrive, je vous serai reconnaissant... »

II sortit de la cabine. Luc demanda à Juliette de lui bander fortement la cheville pour l'aider à se tenir debout.

« Vous m'assisterez, n'est-ce pas, Juliette ? Avec vous je serai plus tranquille.

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— Je donnerai l'anesthésie. Nous n'avons que des ampoules de chloroforme ; il faudra endormir à la compresse.

— Mon oncle, qui était médecin militaire en 14-18, m'a raconté que, dans les ambulances de premières lignes, ils n'avaient pas autre chose. Et ils s'en tiraient quand même.

— J'ai confiance en vous, Luc. » Instinctivement, ils se serrèrent les mains : ce

contact amical stimula leur courage. Luc se mit sur ses pieds pour s'habiller.

« Vous ne souffrez pas trop ? lui demanda Juliette.— Un peu, mais c'est supportable. Je crois que je

pourrai tenir. »Ils allèrent voir Laura, que Luc examina

longuement.« Le cœur paraît très solide... D'autre part, il n'y a

pas de plastron appendiculaire... »II achevait son examen quand le commandant

frappa à la porte.« Nous sommes en liaison directe avec le Celtic,

annonça-t-il. J'ai fait appeler le médecin. Venez, vous pourrez lui parler. »

II fallut aider Luc à gravir l'escalier du poste de radio, qui était fort raide. Il s'assit devant la table d'écoute et entendit dans l'appareil une voix sympathique.

« Alors, mon jeune confrère, vous vous préparez à

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opérer dans des conditions délicates ? N'ayez pas peur : une appendicite, en général, ce n'est rien. Vous avez vérifié qu'il n'y a pas de plastron ?

— Oui, monsieur.— Vous avez ce qu'il faut pour anesthésier ? — Du chloroforme, seulement.— Ah ! diable. Quand je pense qu'ici nous avons

tout ce qu'il faut et que je ne peux pas vous le passer ! Donner le chloroforme à la compresse — car vous n'avez pas de masque, je suppose — c'est toujours un peu ennuyeux. Vous avez quelqu'un ?

— Oui, une infirmière qui l'a déjà vu faire.— De toute façon, il faudra que vous alliez vite !

Le chloroforme, c'est dangereux : il ne faut pas que le malade en absorbe trop ! L'anesthésiste non plus : recommandez-lui de bien protéger son visage. Vous avez préparé votre salle ?

— L'infirmière s'en est occupée. Je peux avoir confiance en elle.

— C'est vrai : le commandant du Saint-Malo m'a dit que vous sortiez de votre lit ! Mais si vous avez une bonne assistante, ça simplifie joliment les choses. Elle a de l'expérience, votre infirmière ? Des années de chirurgie ?

— Non, c'est une débutante, comme moi. Mais je vous assure...

— Je plaisantais. L'important, c'est que nous restions en contact tous les deux. Faites placer un haut-parleur dans la salle d'opération, n'est-ce pas ?

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Pour commencer, vous savez où pratiquer votre incision ?

— Oui, monsieur. Jusqu'à l'appendice lui-même, je crois ne pas avoir de problème.

— Eh bien, c'est déjà beaucoup ! Vous verrez que tout se passera à merveille. Votre opérée aura peut-être un peu mal au cœur, à cause du chloroforme ; ne vous en inquiétez pas, cela passera vite. Faites vos sutures très solides pour que les nausées ne les fassent pas claquer. Et bandez bien l'abdomen pour plus de sûreté.

— Entendu, monsieur.__ Vous pouvez commencer tout de suite ?— Le temps d'installer le haut-parleur et d'amener

la malade.— Bon, je reste à l'écoute. Je ne vous quitterai que

lorsque tout sera fini. Et bon courage, mon garçon ! »Luc se retourna ; Juliette, qui avait fini de préparer

Laura, se tenait derrière lui et souriait pour lui donner confiance.

« Allons-y !» dit-il.

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XI

DANS l'infirmerie transformée en salle d'opération, la chaleur était étouffante. On avait tendu des draps blancs sur les murs et sur tous les meubles. Juliette avait pris la trousse de chirurgie d'urgence laissée par l'ancien médecin du bord; quoique rudimentaire, elle pouvait suffire à une intervention facile. Faute d'une stérilisation adéquate, la jeune infirmière avait fait bouillir les

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instruments, puis les avait sèches à l'éther et disposés à portée de l'opérateur et de son aide. A l'extrémité de la table, sur un plateau, elle avait mis les ampoules de chloroforme et les compresses qui devaient servir à l'anesthésie.

Maintenant, elle aidait Luc à se désinfecter les mains. N'ayant pas de gants stérilisés, il procédait à cette désinfection avec plus de soin encore que de coutume. Juliette le trouva un peu pâle ; elle se demanda si c'était dû à la douleur de sa cheville ou à l'émotion de cette intervention désespérée.

Dans le haut-parleur installé par le radio du bord, ils entendirent la voix du médecin du Celtic, Une voix calme et ferme, réconfortante.

« Vous êtes prêt, docteur Gilloin ? Les mains ? le masque ?

— Voici, dit Juliette en attachant une serviette fine autour du visage de Luc.

— Vous êtes l'anesthésiste ? Il faut vous masquer, vous aussi, sans quoi, avec le chloroforme, vous risqueriez de vous endormir vous-même... Vous savez comment procéder ? deux ou trois centimètres cubes pour commencer, en approchant la compresse très lentement pour ne pas suffoquer la malade. Vous renouvellerez la dose toutes les quinze secondes, puis, une fois le sommeil obtenu — pas avant ! — un centimètre cube par minute.

— C'est entendu, monsieur. »La porte s'ouvrit. Marcel entra, portant Laura

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dans ses bras. Derrière eux on apercevait le visage angoissé de M. Sommer. Toutes machines arrêtées, un silence impressionnant régnait sur le bateau.

Marcel déposa Laura sur la table et alla refermer la porte. Juliette se pencha sur la jeune fille, qui semblait déjà presque inconsciente, et lui attacha les deux bras.

« Tout ira bien, Laura, mais il faut nous aider. Respirez à fond quand je vous le dirai. •»

Elle brisa l'extrémité d'une ampoule, imbiba une compresse de chloroforme. Laura commença par résister, essaya de détourner la tête.

« Soyez sage, mon petit... C'est désagréable, je sais, mais c'est l'affaire de quelques instants. »

Laura lui jeta un regard où l'affection luttait avec la crainte. Puis, peu à peu, elle s'immobilisa. Juliette lui appliqua la compresse sur le visage.

« La malade dort ? » demanda le haut-parleur.Laura respirait régulièrement. Juliette lui souleva

doucement une paupière ; la pupille était légèrement contractée.

« Elle dort, dit Luc.— Parlez plus fort ; je n'entends rien, à cause de

votre masque. Si elle dort, commencez immédiatement. Vous avez repéré le point de l'incision ? Bon, très bien. Pratiquez-la obliquement, en bas et en dedans, n'est-ce pas ? »

Luc saisit le bistouri. Juliette sentit son cœur

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battre plus vite. La peau crissa sous la lame d'acier ; une fente rosé s'entrouvrit. Marcel épongea le sang qui perlait. La voix lointaine reprit :

« Incisez l'aponévrose sur la même ligne que la peau... Ecartez les ligaments... Maintenant soulevez le péritoine et formez un pli avec deux pinces. Vous y êtes?

— Oui, monsieur.— Très bien... Incisez... A présent placez

l'écarteur... »Juliette admirait la sûreté des gestes du jeune

interne. Il avait peur — elle le savait — mais ses mains ne tremblaient pas. Sans même attendre les instructions, il attira hors de la plaie une partie de l’intestin.

« Vous avez l'appendice ? interrogea le médecin. Comment est-il ?

— Très long, enflé, enroulé autour du caecum. -— Dégagez-le... Ce n'est pas trop difficile ?

— Non, monsieur... j'y suis.— Bon. Maintenant pincez... coupez... faites la

ligature. Tout va bien ?— Tout va bien, monsieur.— Parfait. Vous pouvez être tranquille,

l'intervention est réussie. Refermez le péritoine en surjet... »

Juliette voyait des gouttes de sueur perler sur les tempes de Luc. Marcel, qui ne le quittait pas des yeux, les essuya avec une compresse.

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« II n'en peut plus ! » pensa la jeune fille avec inquiétude.

Elle-même éprouvait une sensation de vertige ; malgré le masque qui protégeait son visage, les vapeurs du chloroforme l'étourdissaient. Elle avait hâte de voir Luc regagner son lit, d'aller annoncer à M. Sommer que sa fille était sauvée.

« Luc est merveilleux ! » se dit-elle avec fierté.Cependant, le jeune homme, maintenant, hésitait :« Je ne mets pas de drain, monsieur ?— C'est inutile... Vous avez fini le péritoine ?

Maintenant les muscles, par plans successifs... •»Marcel épongea de nouveau le front de l'interne.« Ça va, docteur ? » interrogea-t-il.Luc fit signe que oui. Mais, sur ses tempes, deux

veines bleuâtres se gonflaient.La suture des muscles prit un temps que Juliette

trouva interminable. Luc allait-il tenir jusqu'au bout?Il commença à recoudre la peau. Elle remarqua qu'il

le faisait avec infiniment de soin, de façon à laisser une belle cicatrice. Mais cela, pensa-t-elle, c'était secondaire ! Elle aurait voulu le voir s'appliquer moins, aller plus vite, pour que tout fût fini.

« Vous avez... », commença la voix du médecin.Elle s'arrêta net... Le haut-parleur était devenu muet

d'un seul coup.Marcel poussa un juron. Un instant plus tard,

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on entendit dans la coursive des pas précipités.« La liaison est interrompue ! annonça quelqu'un à

travers la porte. Nous ne savons pas ce qui se passe. Ne vous inquiétez pas, docteur, nous allons certainement la ravoir d'ici quelques instants. »

« Heureusement, se dit Juliette, que cela arrive maintenant, alors qu'il ne reste plus que la peau à recoudre ! Si cela s'était produit au début de l'intervention, Luc aurait-il été capable de s'en tirer seul ? Maintenant c'est presque fini. »

Plusieurs minutes s'écoulèrent encore. Luc, impassible, poursuivait son travail de couture. Le long de la cicatrice s'alignait une rangée régulière de petits nœuds.

Tout à coup, Juliette s'aperçut avec effroi que Laura ne respirait plus comme avant. Le rythme avait changé : un souffle bref, suivi d'un long silence. Puis le souffle s'arrêta complètement.

Epouvantée, Juliette souleva de nouveau la paupière de l'opérée. La pupille semblait s'être dilatée. La jeune infirmière saisit le poignet de la malade ; elle n'arrivait plus à trouver le pouls.

« Luc ! » appela-t-elle.Le jeune homme leva les yeux.« Ça ne va pas », dit Juliette.Abandonnant sa suture inachevée, l'interne se

rapprocha et posa l'oreille sur le cœur de la malade. Il n'entendait plus qu'un bruit lointain, mal frappé.

Il se releva et annonça :

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« Elle fait une syncope. »Instinctivement, tous deux tournèrent les yeux vers

le haut-parleur d'où ne sortait plus aucun son.Une syncope opératoire ! ils savaient l'un et l'autre à

quel point c'était grave. Luc n'avait-il réussi son intervention que pour voir l'opérée mourir entre ses mains, là, sur la table, sans rien pouvoir pour elle ?

« Je continue le chloroforme?» demanda Juliette.Il fit signe que non. Elle ôta la compresse et la

rejeta sur le plateau. On avait l'impression qu'à l'air libre Laura pourrait revivre. Mais aucun souffle ne gonflait plus sa poitrine. Encore quelques instants, et le cœur, lui aussi, cesserait de battre.

Juliette releva les yeux.« Le massage du cœur ? » murmura-t-elle.Elle avait vu, dans une circonstance presque

analogue, le chirurgien sauver son opéré en lui ouvrant la poitrine et en lui massant le cœur à deux mains.

Luc hocha la tête. Cela, il ne se sentait pas capable de le tenter. Mais il jeta un regard sur la tablette où se trouvaient les rares médicaments restés dans l'infirmerie du bord. Il examina plusieurs flacons, puis soudain ses yeux s'éclairèrent.

« Adrénaline... Donnez-moi la seringue, Marcel. Avec une grande aiguille, la plus longue que nous possédions.

— Six centimètres, ça ira ?— Certainement. »

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Avec dextérité, il remplit la seringue, puis, se penchant sur Laura, il tâta ses côtes pour découvrir l'emplacement voulu. Alors, lentement, il enfonça l'aiguille.

Juliette avait compris : il voulait faire une injection d'adrénaline dans le cœur même. Il était toujours aussi calme en apparence ; la main qui tenait l'aiguille restait ferme. Mais la crispation de l'autre main trahissait l'angoisse du jeune homme.

« Je crois que j'y suis... », murmura-t-il.Il poussa lentement le piston, les yeux fixés sur le

visage de l'opérée. Puis il prit le poignet de Laura, leva sur Juliette un regard que l'espoir illuminait.

« Je crois qu'il bat mieux... »Quelques instants plus tard, le souffle de la jeune

fille redevint perceptible ; la respiration était encore très lente, mais plus régulière.

« II faut maintenant que je termine ma suture, dit Luc.

— Je lui donne une bouffée de chloroforme ?— Non, rien du tout. Je vais faire vite, avant

qu'elle reprenne conscience. »II acheva la suture avec soin, colla une bande

adhésive le long de la cicatrice.« Le médecin du Celtic a recommandé de la bander,

à cause des nausées. Je crois que cela vous regarde, Juliette. »

La jeune fille mit le bandage en place, fixa les

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extrémités avec des épingles. Elle se sentait calme et heureuse ; elle aurait voulu exprimer sa joie à Luc, mais celui-ci ne disait mot. Quand enfin il enleva son masque, elle remarqua qu'un gros pli soucieux barrait son front.

« On la ramène ? » demanda Marcel.L'interne fit signe que oui ; à eux deux ils

soulevèrent la jeune fille pour l'emporter dans sa cabine. Le commandant avait fait interdire aux passagers de s'attarder dans les coursives, mais M. Sommer, malgré toutes les défenses, montait la garde derrière la porte de l'infirmerie.

« Alors ? demanda-t-il d'une voix étouffée.— Tout va bien ! » répondit Juliette.' On déposa Laura dans son lit. M. Sommer s'assit à

son chevet et lui prit la main. Luc fit signe à Juliette de le suivre.

« Juliette, dit-il, je suis inquiet. J'ai fait cette injection parce que Laura était mourante ; il fallait absolument tenter quelque chose...

— Eh bien ? fit-elle surprise, l'injection n'a-t-elle pas fait son effet ? La syncope a pris fin ; Laura vit ! cela ne vous suffit pas ? »

Le jeune homme secoua la tête.« Je ne suis pas sûr d'avoir agi comme il le fallait.

Qui me dit que cela n'aura pas de suites ? L'adrénaline est un produit extrêmement toxique. Il y aurait peut-être eu des précautions à prendre. J'ai administré la dose un peu au hasard. Elle risque

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de faire un accident respiratoire. Qui sait ? une hypertension mortelle...

- Pourquoi penser à tout cela, Luc ?- Parce que je me souviens maintenant de cas où

cela s'est produit. Sur le moment, je n'ai pensé qu'à faire cesser cette syncope... »

Tout en parlant, ils s'étaient rapprochés de l'infirmerie. Soudain une voix retentit dans le haut-parleur. Les deux jeunes gens se précipitèrent.

« Docteur Gilloin ? demanda le médecin du Celtic.- Lui-même, monsieur.Nous avons été coupés... Un incident technique,

paraît-il, comme il s'en produit quelquefois. L'intervention est terminée ?

— Monsieur, dit Luc, la malade a fait une syncope.- Mon Dieu ! s'exclama le médecin. Alors elle

est..., elle est...- Non, non, heureusement ! Mais je ne savais pas

quoi faire. Nous avions de l'adrénaline. J'en ai injecté dans le cœur.

- Et comment cela s'est-il terminé ?- Le pouls s'est accéléré,.., la respiration a repris

son rythme.- Vous aviez fini d'opérer ?- Pas tout à fait. J'ai mis les derniers points pendant

qu'elle dormait encore.— Où est votre malade, à présent ?

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- Dans son lit.— Elle n'est pas éveillée ?— Non. Je crois qu'il faut encore un bon quart

d'heure.— Eh bien, mon petit, vous pouvez dire que vous

l'avez ramenée de loin ! Parce que tenter un massage cardiaque, dans les conditions où vous vous trouviez, c'était à peu près impossible.

- Alors vous trouvez que je n'ai pas mal fait, monsieur ?

- Comment, mal fait ? Vous voulez dire que vous avez eu une présence d'esprit admirable ! Ça n'arrive pas tous les jours, une syncope opératoire, surtout pour une appendicite ; c'est un accident auquel on n'est pas préparé... Dites-vous bien que si vous n'étiez pas intervenu aussi vite, jamais vous n'auriez pu ranimer votre malade !

— Mais les suites ? insista Luc. Est-ce qu'il n'y a pas de risques ?

— Ecoutez, Gilloin ; si l'adrénaline avait dû provoquer un accident, elle l'aurait provoqué tout de suite. Vous en avez administré une grosse dose ?

— Un centimètre cube, d'une solution au millième.- Ce n'est pas exagéré. Si la malade va bien

maintenant, vous pouvez être tranquille. A Rio, vous la ferez mettre en clinique et vous l'y laisserez quelques jours.

— Mais... vous m'entendez, monsieur ?

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- Assez mal. Nous nous éloignons de vous, c'est naturel. Si vous avez autre chose à me dire, il faudra passer par le radio. En attendant, au revoir, Gilloin, et mes félicitations, cher confrère ! »

Luc se retourna vers Juliette. Il était d'une pâleur effrayante.

« Luc ! s'écria la jeune fille, qu'avez-vous ?- C'est... ma cheville, répondit-il. Je souffre...

vraiment beaucoup, Juliette. Je crois... »II n'acheva pas et tomba évanoui sur le parquet.Avec l'aide de Marcel, Juliette le transporta sur le

pont et le fil allonger à plat ; puis elle lui baigna le visage à l'eau fraîche. Tandis qu'il reprenait lentement ses sens, les passagers curieux vinrent faire cercle autour de lui.

« A défaut du film de l'opération, nous aurons au moins la photo de l'opérateur ! déclara un des reporters en braquant sa caméra sur le jeune homme.

- Ça ne s'est pas trop mal passé ? demanda Mme Frost en regardant à travers son face-à-main le jeune interne étendu sur les planches. La pauvre petite aura sans doute une cicatrice horrible, mais elle vit, c'est le principal. J'ai eu vraiment peur quand on m'a dit que le docteur Hamard ne pouvait pas opérer ! Au fait, comment va-t-il, le pauvre homme ? »

Juliette, elle-même à bout de forces, se sentit incapable de dissimuler ses sentiments.

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« Je n'en sais rien, madame ! répliqua-t-elle. Et j'ajoute que je ne tiens pas à le savoir ! »

Sans prendre garde à l'indignation de Mme Frost, elle demanda aux reporters d'aider Luc à regagner sa cabine. Avant d'aller se reposer elle-même, elle devait surveiller le réveil de son opérée. Quand elle entra dans la cabine de Laura, celle-ci commençait à gémir en se plaignant de nausées.

« C'est le chloroforme, expliqua Juliette à M. Sommer. Un mauvais moment à passer, rien de plus.

Vous êtes sûre qu'elle est sauvée ? murmura le père.- Oui, sauvée, grâce à Lue !- Grâce à vous aussi, Juliette ! »II lui ouvrit les bras, et tous deux s'étreignirent en

pleurant de joie.

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XII

ON ARRIVAIT à Rio avec dix heures de retard, dues en partie à la déviation décidée par le commandant, en partie à l'arrêt des machines pendant la durée de l'intervention.

Juliette commençait à se sentir épuisée. Depuis deux nuits elle n'avait pas dormi, tenant à rester auprès de Laura. Elle avait bien essayé de se reposer quelques heures sur le divan de la cabine, mais

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le sentiment de responsabilité à l'égard de son opérée l'empêchait de trouver un vrai sommeil.

Le matin de l'arrivée, elle alla faire sa toilette de bonne heure, puis se rendit chez Luc. Elle pensait avec tristesse qu'il allait falloir lui faire ses adieux. Ils avaient vécu ensemble les moments les plus dramatiques — les plus passionnants aussi --de leur vie ; maintenant, encore quelques heures, et ils se sépareraient pour toujours.

Luc, de son côté, n'avait guère dormi : l'approche de l'arrivée le faisait plus souffrir que la douleur de sa cheville.

« J'étais résigné à quitter la France, avoua-t-il à Juliette. Mais maintenant... »

II n'acheva pas sa phrase, et elle ne lui demanda pas d'explication. Pour eux deux, c'était trop clair : pourquoi le destin les avait-il mis en présence, s'il devait désormais les éloigner l'un de l'autre à tout jamais ?

Pour faire diversion, il lui parla de Hamard.« Vous l'avez vu hier, je suppose. Comment allait-

il? »Juliette hésita.« Luc, dit-elle enfin, je ne peux pas supporter l'idée

que je vous cache quelque chose. Ce que je vais vous confier, je vous demande seulement de faire comme si vous n'en saviez rien. »

Elle lui rapporta sa scène avec Hamard, les aveux mi-effrayés, mi-cyniques du faux médecin.

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Elle lui dit aussi comment elle avait été forcée, pour obtenir qu'il renonçât à sa folle tentative, de l'aider à simuler une nouvelle crise.

Luc n'en croyait pas ses oreilles.« Ainsi, dit-il, vous aviez vu juste : il n'était pas

médecin ! Quand vous m'avez dit cela, j'ai pensé que c'était impossible. Mais votre instinct ne vous trompait pas.

- Mon instinct me disait aussi, dès le début, que vous étiez capable de le remplacer. Là encore, les événements m'ont donné raison. »

Luc sourit : sa modestie ne l'empêchait pas d'être sensible à un compliment venant de Juliette.

« Vous dirai-je, reprit celle-ci, que cette affaire de Hamard me pèse sur la conscience ? Je lui ai promis de ne pas parler, je ne parlerai pas. Mais avant la fin de la matinée ce misérable sera libre : il n'aura qu'à descendre tranquillement à terre et à s'éloigner. Peut-être continuera-t-il ses escroqueries ? En tout cas, il jouira paisiblement du produit de son dernier vol qui, m'a-t-il dit, est considérable. Tout cela, est-ce ma faute ? ai-je eu tort de ne penser qu'à Laura ?

— Certainement non, Juliette. Moi aussi, je trouve assez vexant de laisser échapper le voleur avec son butin. Mais il faut nous dire que Laura est sauvée, et ne pas penser au reste. »

On frappa à la porte : le commissaire entra en souriant.

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« Je vous ai cherchée partout, dit-il à Juliette. J'aurais dû me douter que je vous trouverais ici ! ajouta-t-il avec malice. Mais montez vite : le commandant vous réclame ; il ne voudrait pas que vous manquiez l'arrivée à Rio.

- Et moi ? demanda Luc. J'ai prouvé, après tout, que j'étais capable de me tenir sur mes jambes ! »

Le commissaire se gratta le menton.« C'est que... nous avons annoncé que nous

amenions deux malades ! L'ambulance qui viendra chercher Laura Sommer doit vous emmener, vous aussi, à l'hôpital. Si on vous trouve en train de vous promener sur le pont, que va-t-on penser de nous ?

- Il ne se promènera pas, dit Juliette. Je vais l'installer dans un fauteuil.

- En ce cas... », dit le commissaire. Quelques instants plus tard, tous les passagers

réunis sur le pont se récriaient d'admiration devant le spectacle magnifique de la baie de Rio éclairée par les premiers rayons du soleil.

Un remorqueur s'approcha du Saint-Malo.« Il me semble qu'il y a beaucoup de monde,

remarqua le commissaire. Habituellement personne ne monte à bord, que le pilote, et la police qui vient vérifier les papiers. »

En effet, une dizaine d'hommes gravirent bientôt

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l'échelle de coupée. Le commandant s'avança au-devant d'eux.

« Docteur Alvarez, dit l'un deux en se présentant. C'est moi qui dois convoyer votre petite opérée, ajouta-t-il dans un français un peu hésitant, mais correct. Il paraît que vous avez dû pratiquer l'opération à bord ?

— Oui, et c'est notre autre malade, ici présent, qui l'a faite ! » déclara le commandant en désignant Luc.

Le Brésilien serra la main du jeune interne.« Bravo, confrère ! » dit-il.Les autres hommes, qui se tenaient un peu à l'écart,

s'approchèrent à leur tour. C'étaient les policiers, évidemment, niais pourquoi étaient-ils venus en aussi grand nombre ?

Ils disparurent avec le commandant à l'intérieur du bateau. Les passagers attendaient, leur passeport à la main, d'être appelés pour les formalités coutumières. Mais le temps passait et on ne les appelait pas.

« C'est insupportable ! gronda Mme Frost. On se moque de nous, ma parole ! Vous ne savez pas où est le docteur, le vrai ? » demanda-t-elle à Luc.

Ces mots « le vrai » firent sourire le jeune homme. Il n'était peut-être qu'interne, mais son titre, lui, il ne l'avait pas volé !

« J'espérais bien le revoir avant de quitter le bord ! » continua-t-elle.

Juliette se demanda si c'était à cette intention

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qu'elle avait revêtu un tailleur rosé pâle et arboré ses plus beaux bijoux.

Tout à coup, Mme Frost poussa un petit cri. Deux des hommes qui étaient entrés avec le commandant remontaient sur le pont, portant un brancard sur lequel gisait Hamard.

Celui-ci laissait de temps à autre échapper un gémissement plaintif. Mais Juliette remarqua qu'il avait repris ses couleurs normales ; quand il croyait qu'on ne le voyait pas, il jetait à ses brancardiers un regard haineux.

« Docteur ! s'écria Mme Frost, vous êtes toujours malade ! »

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Elle allait s'élancer vers lui, mais les porteurs l'empêchèrent d'approcher. Juliette s'aperçut alors qu'ils avaient au revers de leur veste une plaque de police.

« C'est trop fort ! protesta Mme Frost. Docteur ! docteur ! »

Hamard ne bougea pas. On descendit le brancard par l'échelle et il disparut dans les flancs du remorqueur.

Un moment plus tard, on commença à procéder au contrôle des passeports. Pour éviter une longue station debout, Luc descendit un des derniers, accompagné de Juliette.

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« Je voudrais vous dire un mot», murmura le commandant à celle-ci.

Il l'entraîna dans un angle du salon.« Je vous dois des excuses, déclara-t-il. Vous avez

été la seule à deviner la vérité, et si je comprends bien, vous nous avez évité une comédie qui risquait de finir en drame. Je tremble en pensant que j'étais prêt, pour ma part, à laisser cet homme opérer Laura Sommer.

- Mais à présent, s'informa Juliette, comment savez-vous ?

— J'ai été alerté -par radiogramme ce matin même. Depuis quelques jours, le vrai docteur Hamard, revenu à lui, s'inquiétait de la disparition de ses papiers. On croyait que le Saint-Malo était parti sans médecin. Mais hier un des employés de l'hôpital, interrogé par la police, a fini par avouer qu'il avait aidé un de ses amis, un certain Duval, je crois, à quitter la France grâce aux papiers du docteur Hamard.

- Vous dites «ce matin même», commandant. Alors si nous étions arrivés hier, comme prévu...

- Le pseudo-Hamard aurait débarqué sans difficulté et nous aurait faussé compagnie. Il disposait d'assez d'argent pour acheter des complices ; je doute que la police brésilienne ait réussi à mettre la main sur lui.

- Cet argent, on l'a retrouvé ?Très facilement : dans une mallette qu'il gardait

sous son oreiller. On va le renvoyer à la banque à

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laquelle il a été dérobé.— Et Hamard lui-même, je veux dire Duval ?- On l'a emmené à l'infirmerie de la prison, puisqu'il

se prétend encore malade. Le docteur Alvarez pense a priori qu'il s'agit bien d'une crise de paludisme. »

Juliette ne put s'empêcher de sourire : le faux Hamard avait bien profité de ses conseils !

« Mais on va le renvoyer aussi en France, je suppose ?

— Certes, et le plus tôt possible : il aura à répondre de ses vols.

— J'espère bien qu'on ne le renverra pas sur le Saint-Malo ! murmura Juliette.

— Ne craignez rien, dit le commandant, nous n'avons pas ce qu'il faut pour transporter un prisonnier!»

***

Dix jours plus tard, Juliette, debout à l'arrière du Saint-Malo, regardait le pic du Pain de Sucre, qui domine la baie de Rio, s'estomper lentement dans le lointain. Depuis son arrivée au Brésil, le temps avait passé comme un rêve ; elle avait visité la ville, la côte, la forêt, tout ce que prévoyait le programme de la croisière. Quant aux trois « journées libres » laissées aux touristes, elle les avait

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passées dans la merveilleuse propriété où M. Sommer avait ramené Laura complètement guérie.

« Vous faites vos adieux au Brésil ? » demanda à la jeune infirmière le commandant qui s'était approché d'elle.

Elle leva vers lui un visage épanoui.« Je suis si heureuse d'avoir fait ce voyage !- Les émotions de l'aller n'ont pas gâché votre

séjour ?- Non, puisque cela s'est bien terminé pour tout le

monde. Sauf pour le faux Hamard, bien entendu, mais cela le fera peut-être réfléchir. Et pour Mme Frost, qui le trouvait si sympathique ! ajouta-t-elle en souriant.

— Pour Mme Frost, je crois que vous n'avez pas à vous inquiéter. Regardez-la ! »

II désignait l'élégante passagère qui, enveloppée d'une écharpe de mousseline mauve, s'appuyait à la rambarde en compagnie d'un avocat brésilien.

« Elle n'a pas tardé à le remplacer, vous voyez ! » dit le commandant.

Juliette pensa à part elle qu'elle ne se serait pas aussi vite consolée, s'il avait fallu laisser Luc à Rio... Mais en dix jours il s'était passé beaucoup de choses. Le jeune homme, la cheville plâtrée, s'avançait en boitillant, appuyé sur une canne.

« Regardez, Juliette, je marche presque droit ! Une fêlure, ce n'est pas bien grave ! Dès qu'on m'aura ôté ce plâtre, je trotterai comme un lapin !

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— Je suis heureuse que vous soyez ici, murmura la jeune infirmière.

- Moi aussi, Juliette ! Par moments, je ne peux pas encore croire à ce miracle. Maintenant que M. Sommer a pris en charge l'éducation de mes deux jeunes frères, je peux finir tranquillement mon doctorat !

- Il vous devait bien cela, reconnaissez-le. N'oubliez pas que vous avez sauvé sa fille unique !

— Grâce à vous aussi, Juliette. Sans vous, je crois que je n'aurais pas osé opérer.

— Mais j'ai été très gâtée, moi aussi ! » dit-elle en regardant le magnifique bracelet enrichi de rubis qui ornait son poignet.

Luc sourit sans répondre. La silhouette de Rio s'effaçait lentement à l'horizon. Quand elle eut disparu, ils se tournèrent ensemble vers la haute nier. De ce côté-là, c'était le soleil levant, c'était l'avenir...

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Biographie

Née en 1897 à Paris, Suzanne Pairault est la fille du peintre Jean Rémond (mort en 1913). Elle obtient une licence de Lettres à la Sorbonne et part étudier la sociologie en Angleterre pendant deux ans. Vers la fin de la Première Guerre mondiale, elle sert un temps comme infirmière de la Croix-Rouge dans un hôpital anglais. Elle effectue de nombreux voyages à l’étranger (Amérique du Sud, Proche-Orient). Mariée en 1929, elle devient veuve en 1934. Durant la Deuxième Guerre mondiale, elle entre dans la résistance et obtient la Croix de guerre 1939-1945.

Elle publie d’abord des livres pour adultes et traduit des œuvres anglaises en français. À partir de 1950, elle publie des romans pour la jeunesse tout en continuant son travail de traducteur.

Elle est surtout connue pour avoir écrit les séries Jeunes Filles en blanc, des histoires d'infirmières destinées aux adolescentes, et Domino, qui raconte les aventures d'un garçon de douze ans. Les deux séries ont paru aux éditions Hachette respectivement dans la collection Bibliothèque verte et Bibliothèque rose. « Près de deux millions d’exemplaires de la série Jeunes filles en blanc ont été vendus à ce jour dans le monde. »

Elle reçoit le Prix de la Joie en 1958 pour Le Rallye de Véronique. Beaucoup de ses œuvres ont été régulièrement rééditées et ont été traduites à l’étranger. Suzanne Pairault décède en juillet 1985.

Bibliographie Liste non exhaustive. La première date est celle de la première édition française.

Romans 1931 : La Traversée du boulevard (sous le nom de Suzanne Rémond). Éd. Plon.1947 : Le Sang de bou-okba - Éd. Les deux sirènes.1951 : Le Livre du zoo - Éd. de Varenne. Réédition en 1951 (Larousse).1954 : Mon ami Rocco - Illustrations de Pierre Leroy. Collection Bibliothèque rose illustrée.1960 : Vellana, Jeune Gauloise - Illustrations d’Albert Chazelle. Collection Idéal-Bibliothèque no 196.1963 : Un ami imprévu - Illustrations d’Albert Chazelle. Collection Idéal-Bibliothèque no 255.

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1964 : Liselotte et le secret de l'armoire - Illustrations de Jacques Poirier. Collection Idéal-Bibliothèque.1965 : La Course au brigand - Illustrations de Bernard Ducourant. Éd. Hachette, Collection Nouvelle Bibliothèque rose no 195.1965 : Arthur et l'enchanteur Merlin - Éd. Hachette, Collection Idéal-Bibliothèque no 278. Illustrations de J.-P. Ariel.1972 : Les Deux Ennemis - Éd. OCDL. Couverture de Jean-Jacques Vayssières.Série Jeunes Filles en blanc Article détaillé : Jeunes Filles en blanc.Cette série de vingt-trois romans est parue en France aux éditions Hachette dans la collection Bibliothèque verte. L'illustrateur en titre est Philippe Daure.1968 : Catherine infirmière (no 367)1969 : La Revanche de Marianne (réédition en 1978 et 1983)1970 : Infirmière à bord (réédition en 1982, 1987)1971 : Mission vers l´inconnu (réédition en 1984)1973 : L'Inconnu du Caire1973 : Le Secret de l'ambulance (réédition en 1983, 1990)1973 : Sylvie et l'homme de l'ombre1974 : Le lit n°131974 : Dora garde un secret (réédition en 1983 et 1986)1975 : Le Malade autoritaire (réédition en 1984)1976 : Le Poids d'un secret (réédition en 1984)1976 : Salle des urgences (réédition en 1984)1977 : La Fille d'un grand patron (réédition en 1983, 1988)1978 : L'Infirmière mène l’enquête (réédition en 1984)1979 : Intrigues dans la brousse (réédition en 1986)1979 : La Promesse de Francine (réédition en 1983)1980 : Le Fantôme de Ligeac (réédition en 1988)1981 : Florence fait un diagnostic (réédition en 1993)1981 : Florence et l'étrange épidémie1982 : Florence et l'infirmière sans passé (réédition en 1988, 1990)1983 : Florence s'en va et revient (réédition en 1983, 1989, 1992)1984 : Florence et les frères ennemis1985 : La Grande Épreuve de Florence (réédition en 1992)

Série DominoCette série a été éditée (et rééditée) en France aux éditions Hachette dans la collection Nouvelle Bibliothèque rose puis Bibliothèque rose.1968 : Domino et les quatre éléphants - (no 273). Illustrations de Jacques Poirier.1968 : Domino et le grand signal - (no 275). Illustrations de Jacques Poirier.1968 : Domino marque un but - (no 282). Illustrations de Jacques Poirier.1970 : Domino journaliste - (no 360). Illustrations de Jacques Pecnard.1971 : La Double Enquête de Domino - Illustrations de Jacques Pecnard.1972 : Domino au bal des voleurs - Illustrations de Jacques Pecnard.1974 : Un mustang pour Domino - Illustrations de Jacques Pecnard.1973 : Domino photographe - Illustrations de Jacques Pecnard.1975 : Domino sur la piste - Illustrations de François Batet.1976 : Domino, l’Étoile et les Rubis - Illustrations de François Batet.1977 : Domino fait coup double - Illustrations de François Batet.

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1977 : La Grande Croisière de Domino - Illustrations de François Batet.1978 : Domino et le Japonais - Illustrations de François Batet.1979 : Domino dans le souterrain - Illustrations de François Batet.1980 : Domino et son double - Illustrations de Agnès Molnar.

Série Lassie 1956 : Lassie et Joe - Illustrations d’Albert Chazelle. Éd. Hachette, Collection Idéal-Bibliothèque n°101.1958 : Lassie et Priscilla - no 160. Illustrations d'Albert Chazelle. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque - Réédition en 1978 (Bibliothèque rose).1958 : Lassie dans la vallée perdue - Adapté du roman de Doris Schroeder. Illustrations de Françoise Boudignon - Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque - Réédition en 1974 (Idéal-Bibliothèque).1967 : Lassie donne l’alarme - Illustrations de Françoise Boudignon. Éd. Hachette, Collection . Idéal-Bibliothèque . Réédition en 1979 (Idéal-Bibliothèque).1971 : Lassie dans la tourmente - Adapté du roman de I. G. Edmonds. Illustrations de Françoise Boudignon - Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.1972 : Lassie et les lingots d'or - Adapté du roman de Steve Frazee. Illustrations de Françoise Boudignon. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.1976 : La Récompense de Lassie - Adapté du roman de Dorothea J. Snow. Illustrations d'Annie Beynel - Éd. Hachette, coll. Bibliothèque rose.1977 : Lassie dans le désert. Illustrations d'Annie Beynel. Éditions Hachette, Coll. Bibliothèque rose.1978 : Lassie chez les bêtes sauvages - Adapté du roman de Steve Frazee. Illustrations de Françoise Boudignon - Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.

Série Véronique 1954 : La Fortune de Véronique - Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque  1955 : Véronique en famille - Illustrations d’Albert Chazelle. Éd. Hachette, Coll. . Idéal-Bibliothèque  1957 : Le Rallye de Véronique - Illustrations d’Albert Chazelle - Éd. Hachette, Coll. . Idéal-Bibliothèque  no 128.1961 : Véronique à Paris - Illustrations d’Albert Chazelle. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 205.1967 : Véronique à la barre - Illustrations d'Albert Chazelle. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 377.

Série Robin des Bois ]1953 : Robin des Bois - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 43. Réédition en 1957 (coll. Idéal-Bibliothèque).1958 : La Revanche de Robin des Bois - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 154. Réédition en 1974 (coll. Idéal-Bibliothèque).1962 : Robin des Bois et la Flèche verte - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 234. Réédition en 1974 (coll. Idéal-Bibliothèque).

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Série Sissi 1962 : Sissi et le fugitif - Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 226. Réédition en 1983, illustrations de Paul Durand.1965 : Sissi petite reine - no 284. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque. Réédition en 1976 et 1980 (Idéal-Bibliothèque, illustrations de Jacques Fromont (1980)).

En tant que traducteur Liste non exhaustive. La première date est celle de la première édition française.

Série Docteur Dolittle 1967 : L’Extravagant Docteur Dolittle, de Hugh Lofting. Illustrations originales de l'auteur. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.1968 : Les Voyages du Docteur Dolittle, de Hugh Lofting. Illustrations originales de l'auteur. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque no 339.1968 : Le Docteur Dolittle chez les Peaux-rouges, de Hugh Lofting. Illustrations originales de l'auteur. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque.

Série Ji, Ja, Jo Série sur le monde équestre écrite par Pat Smythe et parue en France aux Éditions Hachette dans la collection Bibliothèque verte.1966 : Ji, Ja, Jo et leurs chevaux - Illustrations de François Batet.1967 : Le Rallye des trois amis - Illustrations de François Batet.1968 : La Grande randonnée - no 356 - Illustrations de François Batet.1969 : Le Grand Prix du Poney Club - Illustrations de François Batet.1970 : À cheval sur la frontière - Illustrations de François Batet.1970 : Rendez-vous aux jeux olympiques - Illustrations de François Batet.

Série Les Joyeux Jolivet Série écrite par Jerry West et parue en France aux éditions Hachette dans la collection Nouvelle Bibliothèque rose.1966 : Les Jolivet à la grande hutte - Illustrations de Maurice Paulin - Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose no 218.1966 : Les Jolivet font du cinéma - Illustrations de Maurice Paulin - Éd. Hachette, Coll. Bibliothèque rose no 226 (réédition en 1976, coll. Bibliothèque rose).1966 : Les Jolivet au fil de l'eau - Illustrations de Maurice Paulin - Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose no 220.1967 : Les Jolivet font du camping - Illustrations de Maurice Paulin - Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose no 242.1967 : Le Trésor des pirates - no 259 - Illustrations de Maurice Paulin.1968 : L’Énigme de la petite sirène - no 284 - Illustrations de Maurice Paulin.1968 : Alerte au Cap Canaveral - no 272 - Illustrations de Maurice Paulin.1969 : Les Jolivet au cirque - no 320 - Illustrations de Maurice Paulin.1969 : Le Secret de l'île Capitola - no 304 - Illustrations de Maurice Paulin.1970 : Les Jolivet et l'or des pionniers - no 340 - Illustrations de Maurice Paulin.1970 : Les Jolivet montent à cheval - no 347 - Illustrations de Maurice Paulin.

Série Une enquête des sœurs Parker

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Série écrite par l'Américaine Caroline Quine, éditée en France aux éditions Hachette dans la collection Bibliothèque verte. Rééditions jusqu'en 1987.1966 : Le Gros Lot.1966 : Les Sœurs Parker trouvent une piste.1967 : L'Orchidée noire.1968 : La Villa du sommeil.1969 : Les Disparus de Fort-Cherokee.1969 : L'Inconnu du carrefour.1969 : Un portrait dans le sable.1969 : Le Secret de la chambre close.1970 : Le Dauphin d'argent.1971 : La Sorcière du lac perdu.1972 : L'Affaire du pavillon bleu,1972 : Les Patineurs de la nuit.

Série Un cochon d'Inde 1965 : Un cochon d'Inde nommé Jean-Jacques, de Paul Gallico. Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose (Mini rose).1966 : Qui a volé mon cochon d'Inde ?, de Paul Gallico. Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque Rose (Mini rose) no 219.1968 : Le Tour du monde d'un cochon d'Inde, de Paul Gallico. Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Coll. Nouvelle Bibliothèque rose (Mini rose) no 268.

Série Une toute petite fille ]1955 : L'Histoire d'une toute petite fille, de Joyce Lankester Brisley. Illustrations de Simone Baudoin. Réédition en 1959 (Nouvelle Bibliothèque Rose no 29) et 1975 (Bibliothèque Rose, illustré par Pierre Dessons).1964 : Les Bonnes idées d'une toute petite fille, de Joyce Lankester Brisley. Éd. Hachette, Bibliothèque rose no 166. Réédition en 1979 (Bibliothèque rose, Illustré par Jacques Fromont) et 1989 (Bibliothèque rose, Illustré par Pierre Dessons).1968 : Les Découvertes d'une toute petite fille, de Joyce Lankester Brisley. Illustrations de Jeanne Hives. Éd. Hachette, Nouvelle Bibliothèque Rose (mini rose) no 298. Réédition en 1975 et 1989 (Bibliothèque Rose, Illustré par Pierre Dessons).

Romans hors séries 1949 : Dragonwyck d’Anya Seton. Éd. Hachette, Coll. Toison d'or. Réédition en 1980 (Éd. Jean-Goujon).1951 : La Hutte de saule, de Pamela Frankau. Éd. Hachette.1953 : Le Voyageur matinal, de James Hilton. Éd. Hachette, Coll. Grands Romans Étrangers.1949 : Le Miracle de la 34e rue, de Valentine Davies. Éd. Hachette - Réédition en 1953 (ed. Hachette, coll. Idéal-Bibliothèque, ill. par Albert Chazelle).1964 : Anne et le bonheur, de L. M. Montgomery. Illustrations de Jacques Fromont. Éd. Hachette, Coll. Bibliothèque verte.1967 : Cendrillon, de Walt Disney, d'après le conte de Charles Perrault. Éd. Hachette, collection Bibliothèque rose. Réédition en 1978 (ed. Hachette, Coll. Vermeille).1970 : Les Aventures de Peter Pan, de James Matthew Barrie. Éd. Hachette, Coll. Bibliothèque rose. Réédition en 1977 (Hachette, Coll. Vermeille).1973 : Blanche-Neige et les Sept Nains, de Walt Disney, d’après Grimm. Éd. Hachette, Coll. Vermeille.

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1967 : La Fiancée de la forêt, de Robert Nathan - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette.1965 : Le Chien du shérif, de Zachary Ball - Illustrations de François Batet. Éd. Hachette, Coll. Idéal-Bibliothèque n°283.1939 : Moi, Claude, empereur : autobiographie de Tibère Claude, empereur des Romains - Robert Graves, Plon. Réédition en 1978 (Éditions Gallimard) et 2007 (Éditions Gallimard, D.L.).

Prix et Distinctions Croix de guerre 1939-1945.Prix de la Joie en 1958 décerné par l'Allemagne pour Le Rallye de Véronique.

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