L'Algérie à l'ombre de Maria

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L’Algérie à l’ombre de Maria LUCE ROSTOLL RÉCIT LOUBATIÈRES

description

« En 1954 [début de l’insurrection algérienne], j’ai deux ans. Le 5 juillet 1962, l’Algérie accède à l’indépendance. Entre ces deux dates : huit années de guerre et toute mon enfance. » Ainsi commence le récit de Luce Rostoll. Une enfance passée dans la maison familiale située dans l’enceinte de l’hôpital d’une petite ville de l’Oranie. Hôpital qui est pour elle « un lieu initiatique, un paradis et un enfer. J’apprends comment les femmes enfantent, comment des hommes perdent la vie et donnent la mort. »Une enfance entre des parents qui pensaient avoir leur place en Algérie, des pieds-noirs qui refusaient d’être assimilés à la figure ducolon. Eux-mêmes enfants d’exilés espagnols, ils portaient en euxune Méditerranée mythique.Luce Rostoll a su reconstituer les fragments de la mémoire de sonenfance algérienne avec justesse. Ce faisant, elle fait écho aux souvenirsde tous les enfants d’Algérie.

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L’Algérieà l’ombrede Maria

LUCE ROSTOLL

RÉCIT LOUBATIÈRES

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© Nouvelles Éditions Loubatières, 2008 10bis, boulevard de l’Europe, BP 27

31122 Portet-sur-Garonne [email protected]

www.loubatieres.fr

ISBN 978-2-86266-542-9

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Luce Rostoll

L’ALGÉRIE À L’OMBRE DE MARIA

récit

Loubatières

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Note

Premier novembre 1954 : l’insurrection algérienne débu-te par une série d’attentats dans les Aurès, moins de dixans après la répression impitoyable des manifestations dansle Constantinois, passée sous silence en Algérie commeen France.

En 1954, j’ai deux ans. Le 5 juillet 1962, l’Algérie ac-cède à l’indépendance. Entre ces deux dates : huit annéesde guerre et toute mon enfance.

Dès 1955, j’habite avec ma famille dans une maisonsituée dans l’enceinte de l’hôpital d’une petite ville del’Oranie. La villa est séparée des bâtiments par une couret des jardins. Les fenêtres de ma chambre ouvrent sur lecamp militaire qui jouxte l’hôpital.

Mon père exerce la fonction de directeur de l’établis-sement doté d’une maternité et d’une morgue. Les vic-times des attentats, les fellaghas blessés ou tués au coursd’opérations militaires sont conduits à l’hôpital à touteheure.

L’hôpital est pour moi un lieu initiatique, un paradiset un enfer. J’apprends comment les femmes enfantent,comment des hommes perdent la vie et donnent la mort.

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Je rencontre « l’étranger » qui me devient familier. Il m’en-seigne le nom des fleurs et le respect des morts, des fous,des autres. Je comprends que le mensonge peut sauvernotre vie. Je découvre la cruauté, l’injustice, l’héroïsmevain ou nécessaire. L’hôpital avec ses faibles, malades oublessés, ses soignants dévoués et justes deviendra à la finde la guerre la cible des extrémistes criminels de l’OAS.

Je tente de restituer la mémoire de ces faits au plus prèsde mon regard d’alors. Il s’agit peut-être d’exhumer lesimages d’un passé qui ne s’efface pas et sûrement de re-donner vie à des êtres aujourd’hui disparus, mes parents,mais pas seulement. Ils n’étaient pas des héros mais s’étaientsitués d’une façon singulière, minoritaires au sein de leurcommunauté sans être exceptionnels cependant. C’étaientdes pieds-noirs qui ne se reconnaissaient pas dans cetteappellation, qui dénonçaient les colons auxquels ils refu-saient d’être injustement assimilés. Ils étaient des enfantsd’Espagnols nés en Algérie auxquels on avait transmis lanostalgie de leurs provinces perdues et qui portaient eneux une Méditerranée mythique. Ils pensaient avoir leurplace en Algérie.

Tous les fragments de cette histoire ne m’ont jamaisquittée, je les avais en moi comme les séquences cachéeset décousues d’un film inabouti. En famille, nous ne par-lions plus de la guerre. Nous savions que chacun détenaitsa mémoire des « événements » et qu’il était impudiqueou inutile de la partager. La nostalgie de l’Algérie restaitsuspecte pour mes parents. À leur tour ils nous léguèrentun territoire intérieur, imaginaire hors du temps et des

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frontières. Ma mère transportait la Méditerranée dans sesfaitouts. Elle créait autour de sa table un « chez nous »d’odeurs et de saveurs. L’Algérie s’entendait dans les si-lences de mon père.

Ce sont les lambeaux d’une étoffe démodée, les éclatsdes voix éteintes, des photos sans légende, les tessons en-core tranchants d’une histoire « buissonnière » que je dé-pose enfin.

Les évènements que j’évoque se situent entre 1956et 1958 à P., petite ville de l’Oranie. L’hôpital est rattachéadministrativement à celui d’une commune voisine. Uneseconde période se déroule à Tlemcen en 1959, toujoursdans le cadre de l’hôpital puis durant les deux dernièresannées de 1960 au 17 juin 1962 à P., de nouveau à l’hô-pital communal devenu autonome.

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« Regarde bien, souviens-toi… »

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Port-aux-Poules, février 1962

« Regarde bien, souviens-toi, tu ne reverras jamais plus cepaysage. » Nous étions arrivés au sommet de la dune. Leciel était d’un bleu intense, la lumière de cette fin d’hiveréclairait les rochers au loin, les genêts ébouriffés par levent brillaient comme une crinière d’argent et la Médi-terranée s’étendait, devant nous, éternelle et vide.

Nous étions venus comme chaque année, dès les pre-miers jours de février, saluer le retour du soleil. Cela de-vait être une fête et tout est devenu subitement si triste.

Pourtant, le sable était toujours aussi doux, le ciel aussiserein et la mer demeurait impassible. Comment pouvait-elle rester si calme, si bleue ? À cette seconde, j’aurais sou-haité la voir grise, couleur de cendre.

Mes yeux secs, aveuglés, s’efforçaient de fixer l’horizon,dans l’espoir de voler un peu de ce bleu et de l’emporter,pour toujours, imprimé sur la rétine. La gorge nouée, lecœur lourd de colère contre mon père et ses paroles défi-nitives, je descendis lentement la dune que j’avais tant defois dévalée enroulée sur moi-même, en riant, dans uneavalanche de sable tiède.

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Je fis la route du retour en silence, cette fois, seule àl’arrière de la voiture, le nez collé à la vitre. Les yeux fer-més, enfin, je voyais une mosaïque de couleurs sous mespaupières puis du rouge, le rouge de mon sang qui pul-sait dans mes veines.

J’avais regardé à m’en brûler les yeux.

Après des années loin de la Méditerranée, la vue duhaut de la dune avait fini par se voiler. Deux silhouettesnoires, distantes, se découpaient dans la lumière blanche.Restaient la sensation de la descente au ralenti, des piedsqui s’enfonçaient dans le sable fin, la solitude et l’énigmedes mots. Pourquoi m’avait-il dit cela à moi dès février ?Qu’avait-il fait pour devoir fuir ?

J’ai obéi à l’injonction, je me suis souvenu des convul-sions d’une enfance dans la guerre et surtout des présencesétrangères qui ont ensoleillé ma vie. Je m’étonne encorede la liberté qui m’était offerte d’aller vers des adultesarabes et pauvres, des hommes dont l’humour et la poé-sie ont fait d’eux les princes de mon enfance.

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Un’ femm’

Maria mourut le jour de mon premier anniversaire. Ladisparition de Maria l’insoumise, ce jour d’octobre, ins-crivit la mort à l’aube de ma vie, comme un signe parti-culier invisible. Empreinte sournoise, plus radicale que latache brune de naissance sur ma cuisse que je caressais en-fant, persuadée de pouvoir être ainsi reconnue entre mille.

La mort de ma grand-mère constitue mon premier sou-venir. Ces réminiscences ont curieusement échappé àl’amnésie infantile. Les images comme les séquences d’unrêve ou plutôt comme les détails d’une scène vécue dansun passé lointain, hors du temps, revenaient, étranges, dé-tachées de tout. Ces apparitions finissaient par devenir fa-milières. Elles s’allumaient comme des fenêtres dans lanuit, pour moi seule. Je revoyais le carrelage en tomettesrouges défiler sous mes pieds, j’apercevais ma mère, en ar-rière-plan, debout, belle, élégamment vêtue d’un ensemblebois de rose. Elle ne me souriait pas, ne me regardait pas.Elle paraissait lointaine, absorbée par je ne sais quellespensées. De minuscules ampoules portant des inscriptionsrouges tombaient une à une dans un cendrier blanc avecun léger tintement : je voulais attraper ces petites chosesbrillantes. Une main fébrile s’agitait au-dessus de la table.

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Personne ne s’occupait de moi, j’étais libre, grisée par larapidité de mes déplacements. Je ne ressentais que l’exci-tation du moment. Rien n’évoquait la mort.

Je devais avoir huit ans lorsque ma mère exhuma letailleur rose parmi de vieux vêtements. Elle me dit regret-ter d’avoir dû l’abandonner pour porter le deuil de magrand-mère. Je lui décrivis alors l’image que j’avais d’elleet les détails de cette curieuse vision. Elle me regarda éton-née, parut comprendre, elle m’expliqua que je me dépla-çais en « youpala ». Elle se souvenait encore de mes petitspieds qui trépignaient de joie et de mes éclats de rire. Lesampoules étaient du « solucamphre » que l’infirmière in-jectait à Maria dans l’espoir de la réanimer.

Hormis ces images, avec les êtres et les petites chosesque seul un jeune enfant est susceptible de remarquer, jen’ai de Maria qu’une seule et minuscule photo de grou-pe, effacée par le temps. Sur ce cliché sépia, décoloré, jedevine son imposante silhouette en haut à gauche. Lestraits du visage ont disparu, je ne sais si son regard estdoux ou sévère, si elle sourit. Elle trône comme une sta-tue de pierre jaunie, au-dessus de mon grand-père, quitient dans ses bras mon père, l’enfant au chapeau.

Maria a été tellement décrite par mes parents qu’il m’estpossible aujourd’hui de recréer son image. De forte cor-pulence, elle avait de longs cheveux châtains qu’elle coif-fait avec soin en chignon retenu par un peigne d’écailleet d’argent. Ses yeux étaient noirs et rieurs. D’une gran-de coquetterie, elle faisait venir de France sa crème de

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beauté, ses parfums et sa poudre de riz. Maria avait desbijoux, des parures pour souligner son décolleté généreux,des éventails, des robes colorées. Maria était un person-nage contrasté car sa féminité exacerbée était indissociabledu scandale que son insoumission provoquait.

« Veuve ? Divorcée ?– Non, je suis un’ femm’ », répondait Maria au magis-

trat qui l’interrogeait. Seulement « un’ femm’ » répétaitMaria dans un mauvais français avec son fort accent es-pagnol. Elle s’enorgueillissait de ne pas parler la langue deceux qui avaient chassé ses parents des terres qu’ils avaientassainies et cultivées dans la plaine marécageuse de l’Ha-bra en Oranie. Elle-même avait perdu plusieurs enfantsen bas âge de la malaria sur ces terres insalubres. Mariaparlait l’espagnol et l’arabe comme une indigène. C’étaitsa fierté.

Maria était jugée pour exercice illégal de la médecine.Elle avait aidé une jeune femme à accoucher. Elle se dé-fendit seule, sans avocat. Ainsi elle avait expliqué « la viequi n’attend pas », la souffrance et la misère, « la sage-femme et le médecin qui passent toujours dans les mêmesmaisons, ne s’arrêtent jamais à d’autres ». Puis Maria, op-portuniste et sûrement ironique, avait conclu sa plaidoi-rie par un vibrant couplet patriotique : « Monsieur le juge,j’ai sauvé un enfant pour servir la France ! » Acquittée, ellefut portée en triomphe à la sortie du tribunal par les deuxpetits mitrons de sa boulangerie. Deux jeunes arabes, toutde blanc vêtus, promenèrent ainsi cette grosse femme dansles rues de la ville.

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Maria la coquette aux éventails, au décolleté poudré,s’était souvent battue à coups de poings, à coups de pier-re contre la destinée d’une femme de son époque. À dix-sept ans, elle avait été mariée à un jeune homme volage,joueur, qui l’oubliait dans une ferme isolée au fond desbois et des marais. Elle avait porté des enfants, accouchéavec l’aide des femmes arabes, ses compagnes de misère :ses petits étaient tous morts. Aux appels à l’aide qu’elleavait adressés à ses parents, ils auraient répondu : « Dieut’a donné une croix, tu dois la porter. » Alors, Maria adres-sa un immense bras d’honneur à la croix, à ses parents, etpartit à la ville divorcer.

Après les marécages infestés de moustiques, la moiteurétouffante de l’air, l’absence d’horizon des forêts où ellerécoltait des lichens qu’elle troquait contre de la nourri-ture, Maria allait découvrir Oran la frivole. Une nouvel-le vie s’ouvrait à elle, à l’image de ce « Front de mer »lumineux, balayé par le vent du Nord qui soulevait ses ju-pons colorés et décoiffait ses cheveux aux reflets roux. Elleavait vingt ans. Mince et jolie, elle dut cacher sa condi-tion de femme divorcée, mère de plusieurs enfants dé-funts, pour se placer un temps comme domestique. Ellene tarda pas à rencontrer un jeune veuf, un boulanger aisé.Il fut sa chance, son grand amour. Il l’amenait au théâtre,aux concerts. Elle parlait de lui comme d’un prince et sonsouvenir restait associé à la « grande musique » qu’il luiavait fait découvrir. « Este violin ! » (ce violon !) s’excla-mait-elle, rêveuse. Cet homme doux et raffiné mourutdix-huit mois après leur mariage d’une septicémie.

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C’est en troisième noce qu’elle épousa mon grand-père,Antonio, un autre veuf, de seize ans son aîné, père de troisenfants. Maria, toujours intrépide, était devenue riche. An-tonio était travailleur, intelligent et cultivé. À neuf ans, il avaittraversé la Méditerranée avec sa mère à bord d’une barque,fuyant l’Espagne troublée par les guerres carlistes. Après l’as-sassinat de son père, alcalde (maire), ils avaient réussi à échap-per à la répression d’une révolte villageoise, grâce à la parentéde sa mère, sœur de l’évêque. C’est à peu près tout ce que jesais de mon arrière-grand-mère, lettrée et musicienne qui dé-barqua à Oran en 1875 avec son fils et son violon.

Antonio et Maria restèrent unis malgré leurs bruyantesquerelles. Il était jaloux, colérique, elle était indomptable,théâtrale, insolente. Mon père, leur fils unique, fut élevédans l’opulence et l’amour fou d’une mère possessive, pas-sionnée, qui lui passait tous ses caprices d’enfant. Il héri-ta des colères de son père mais aussi de son goût pour lalittérature. Les écrivains des Lumières et Victor Hugoétaient ses références.

Antonio pétrissait et enfournait la nuit le pain queMaria vendait, le matin, avec les spécialités valenciennesqu’elle préparait, aidée par ses employés. Maria tenait lecarnet de crédit. On raconte qu’elle préférait à l’écrituretrop fade d’une triste comptabilité croquer les caricaturesde ses clients. La boulangerie était réputée, prospère, jus-qu’au départ de mon père au service militaire d’abord,puis à la guerre qu’il fit dans la foulée… Lorsqu’il revint,après des années à parcourir l’Europe et le Moyen-Orient,

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ses parents étaient ruinés. Antonio attendit son fils pourmourir, il décéda vingt jours après son retour en août 45.

Un soir de l’hiver 1957, la voiture roule à la tombée dujour sur une route d’Oranie, des hommes surgissent armés,cagoulés, d’une orangeraie au feuillage sombre et dense :un barrage de fellaghas. Un homme s’approche, inspectel’intérieur du véhicule, dévisage les passagers : « c’est le filsde Maria », lance-t-il en arabe à ses compagnons, la voitu-re peut repartir. Mon père est seul à comprendre ce quivient de se passer : le fellagha est un de ses frères de lait. Lelien sacré du lait l’unit à des Arabes de son âge dont cer-tains sont devenus des cadres du mouvement de libéra-tion. Maria n’est plus mais elle le protège encore. Il doiten retour respecter les lois de cette fraternité.

Maria avait allaité mon père longtemps, pour le pré-server des maladies. Des mères qui manquaient de lait etdont les enfants risquaient de mourir, emportés par les in-fections, lui demandaient de nourrir leurs bébés. Sa poi-trine généreuse permettait d’allaiter une ribambelled’enfants. Installée sur une chaise devant sa boutique,Maria ne se faisait pas prier pour offrir son sein aux pe-tits qu’on lui présentait. Voilà comment ma grand-mèreancra mon père et notre famille dans l’histoire de l’Algé-rie, dans le tragique de cette guerre.

Maria a été enterrée auprès de l’homme de sa vie, sonsecond mari, dans un petit cimetière de l’Oranie. Librejusque dans la mort, elle sut faire respecter son choix sansperdre l’amour de son fils.

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L’hôpital au jour le jour

Autour de la vision inaugurale qui correspond à la mortde ma grand-mère, c’est le noir ou presque. De rares imagesde la même période se détachent encore précises. Je suisdevant la maison, attachée sur ma poussette, une grandetache colorée sur le mur m’attire. Mon petit corps se tend,s’arc-boute, je donne des coups de rein pour faire avan-cer ma monture. Je réussis à me placer sous une afficheimmense que je contemple longuement. Un homme auregard doux se penche, détache mes liens, me transporteà l’intérieur, il fait noir. La musique est forte, des chevauxhennissants traversent la nuit. J’exulte. C’est une joie sanségale. Je suis au cinéma de M. Bendidouna qui me tientdans ses bras.

Je dois avoir trois ans lorsque nous quittons mon vil-lage natal et la maison à côté du cinéma pour une locali-té voisine. Nous allons habiter « la villa dans l’hôpital ».Ça sent la peinture fraîche et le carrelage à damier noir etblanc est frais sous mes pieds nus. Le jardin tout autourest planté de ficus géants et de toutes sortes de fleurs. Lejasmin et le galant de nuit embaument l’air du soir. L’hô-pital, construit dans le style des édifices publics de la IIIe

République, a la structure d’un cloître. Les chambres des

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malades ouvrent sous des arcades qui bordent le jardin.La salle de soins située près du hall d’entrée très vaste estgrande comme une salle de bal. D’ailleurs, une boule àfacettes projette au plafond ses reflets irisés, un scialytiqueau-dessus d’une table d’examen pareil à un gigantesqueœil de verre me fascine tout autant que les gestes précisd’Hélène l’infirmière, une jolie brune dans son habit im-maculé.

Les vitres blanchies à mi-hauteur protègent des regards.Derrière ces parois de verre, des femmes enfantent presquechaque jour, excitant la curiosité de mon âge. Combiende fois ai-je attendu côté jardin le moment propice, cher-ché le petit trou dans la peinture écaillée des vitres pourvoir enfin comment naissent les bébés.

Des effluves d’éther et d’alcool flottent partout. Ellessont encore plus entêtantes lorsqu’on pénètre dans lapharmacie où Bagdad s’affaire souvent, perché sur uneéchelle. Il range, dresse l’inventaire de la réserve. Au fond,face à la porte d’entrée se trouvent les bureaux. Mon pèreoccupe celui du milieu. J’entends sa machine à écrire, lafrappe continue des touches, rythmée par le retour ré-gulier du chariot. Une cigarette toujours coincée au coinde la bouche, mon père me lance un regard sombre, perdudans ses pensées. Devant son ventilateur, il ressemble àun détective de film noir américain. Il délaisse parfoisson clavier pour ouvrir un épais livre de comptes où s’ali-gnent, impeccables, des colonnes de chiffres. Il trace lestitres de chapitres en gros caractères avec des roseauxtaillés trempés dans de l’encre rouge ou verte. J’admire

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sa main fine et sûre. Ainsi penché sur la page emplie designes minuscules, avec son front large et buriné, il a alorsl’air appliqué d’un scribe égyptien. Dans son bureau, çasent un mélange de tabac, de papier carbone et d’encrefraîche. Sous le préau, à droite, c’est la cuisine, domained’une belle rousse aux yeux verts, une veuve au cœur d’ar-tichaut comme il lui plaît à se définir elle-même. Gran-de lectrice de romans photo aux heures de pause, elle mefournit mes premiers livres d’images en noir et blanc.Autour de cette héroïne de comédie italienne s’agitentdes comparses plus effacés dans un parfum de café mouluet de chicorée.

Dans le jardin, l’homme en bleu, c’est Djilali. Il dépla-ce sa longue silhouette nonchalante au milieu des allées,il s’occupe des fleurs, du potager, de la basse-cour. Sauva-geo, sur son vélo, entre et sort à tout moment, parfait dansson rôle de garçon de courses et de messager. Autour delui, les jeunes femmes se pressent en riant, il distribue lesbabioles qu’il a ramenées de la ville et rapporte des nou-velles dont on ne sait jamais si elles sont sérieuses.

Deux lieux me sont interdits : la buanderie et, tout aufond à l’opposé de notre maison, la morgue.

Tempête, mon chien, et moi avons un ennemi com-mun, Rémy le fou. Rémy porte une énorme besace quicontient ses trésors, son butin. Il subtilise les objets quilui plaisent, je suis une de ses principales victimes. Lorsquele sac de Rémy est trop lourd, Djilali le vide et chacun ré-cupère son bien. Rémy supplie, trépigne, pleure. Il a son

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téléphone : deux boîtes de conserve, reliées par une ficel-le. D’un ton grave, il appelle « Allô ? Le cimetière ? C’estRémy, j’arrive. » Ce rituel s’accomplit sous mon regardimpitoyable et sous les yeux vigilants de Tempête. Impa-tiente de voir apparaître mes jouets dérobés, les larmes deRémy me laissent froide. Une fois les objets restitués, Tem-pête esquisse une sorte de danse, secoue la tête avec ungémissement joyeux comme un rire et s’élance le premierdans les allées du jardin. Les pattes en équilibre sur lesbordures, il n’écrase aucune fleur, pas la moindre capuci-ne. Je le suis fièrement, amusée par les battements vifs deson panache blanc qui me fouette le visage 1.

Arrive le moment où je dois fréquenter l’école mater-nelle. Je m’y ennuie, le petit monde de l’hôpital est telle-ment plus captivant. Il y a toujours ce mystère de la vieque je n’arrive pas à percer. Des femmes arrivent cam-brées, le ventre proéminent. Deux jours plus tard, ellesressortent, un poupon tout neuf dans les bras. Je deman-de à ma mère de me donner un petit frère ou une petitesœur. Elle me parle de cigognes, de samaritaine, elle semoque de moi, j’enrage.

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1. La description de l’hôpital s’étend sur deux périodes : de 1955 à 1958,puis de 1960 à 1962. À mon retour en 1960, Tempête est mort. Le chiot,trouvé engourdi dans la neige près de Saïda, a grandi avec moi. Un matin,des chasseurs connus de mon père l’emmenèrent, espérant faire de lui unchien d’arrêt. Ils l’abandonnèrent au fond d’un ravin. Tempête mourutd’épuisement étouffé par la chaleur suffocante et la bêtise de ces hommes.Kiss, offert pour me consoler de la perte de Tempête, prit son rôle à cœur.C’était un chien clown, facétieux, au grand dam de ma sœur. « Les âmesde nos chiens en bouquet réunies et leurs paroles dans la nuit comme unetraîne » chantait Léo Ferré.

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Le jour, à l’hôpital, la vie bat son plein, elle pulse dansses moindres recoins. Dès les beaux jours, au jardin, lesfleurs s’ouvrent, bourdonnantes d’insectes, les oiseaux segorgent de fruits, les légumes brillants comme du satins’entassent dans les paniers, les coqs s’égosillent dès l’au-be, les poules pondent et l’annoncent comme toujours etpartout. Les vieux malades convalescents, dans leurs py-jamas de percale verte s’enhardissent, hésitant sur leurscannes pour une promenade à l’ombre des ficus. Ils psal-modient des paroles inaudibles et rendent souvent grâceà Dieu et aux soignants qu’ils croisent d’être encore parminous. Ils trimballent des boîtes de fer-blanc pour leursablutions avant la prière. Quand vient l’heure, ils s’age-nouillent et baisent le sol dans un murmure.

Devant leurs chambres, sous le préau, les mères-enfantsjouent aux osselets, leurs bébés repus endormis au creuxde leurs cuisses. La cuisinière roule des hanches et chan-te des refrains espagnols sous le regard allumé des hommes.On s’invective en arabe, en espagnol, en français. On mé-lange les trois en une amusante cacophonie.

Dans le silence de la maison, ma mère, belle et fière,se tient à l’écart : elle a tant à faire chez elle. Elle briquesans cesse, fait la chasse à la poussière, à la moindre chiu-re de mouche. Pieds nus, bien campée sur ses jambes mus-clées de jeune paysanne, elle lave le carrelage qui doit resterhumide en été. Avec les fleurs du jardin, elle compose pourchaque pièce des bouquets lumineux. C’était son luxe, safaçon à elle de dresser un rempart contre le chaos, un fanal

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qui nous indiquait l’arrivée au port. Ma mère cuisine beau-coup et bien. L’après-midi, à l’heure de la sieste, elle coudsous la véranda ses vêtements élégants et mes robes deprincesse : broderies anglaises, organdi, piqué blanc, fild’Écosse, matières dont s’est habillée mon enfance. Je lasurprends à fredonner des mélodies tristes. Sa chanson fa-vorite, Les Feuilles mortes, est restée associée aux yeux gris-vert de ma mère, tellement mélancolique à cette époquequ’une ombre semblait toujours la recouvrir. Était-ce laguerre, la perte récente de ses parents, la présence auprèsde mon père de femmes à la séduction facile ?

Les après-midi de visites, l’hôpital a des airs de souk.Les familles arrivent nombreuses, chargées de couffinspleins de fruits et de pâtisseries. Le hall d’entrée s’emplitd’un mélange d’odeurs, de menthe fraîche, de coriandre,de graisse d’agneau, de vieilles babouches et de transpira-tion. Dans le jardin, les femmes ôtent leurs voiles blancs.Elles déploient sur le sol des nattes et des tissus imprimés.Assises, les jambes croisées en tailleur, elles déballent lesthéières, les plateaux de cuivre, les assiettes recouvertes detorchons noués. Les jeunes accouchées s’avancent non-chalantes en riant dans leur voile comme des gamines.Elles présentent fièrement leur nouveau-né, doré et che-velu, accroché à leur sein. Des enfants dodus, presque nus,disputent aux mouches les tranches de pastèque et les gâ-teaux au miel. Les petits piaillent, crient, se bousculent :les mains des mères battent l’air, protègent les têtes denourrissons des ardeurs des aînés qu’elles aspergent régu-lièrement sous la fontaine. Des femmes se coiffent entreelles, lissant leurs longs cheveux bouclés qu’elles tressent

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ensuite et entourent de bandes de tissus colorés. Leursnattes ainsi faites ont la rigidité d’un fouet. À l’écart, aucentre d’un petit auditoire attentif, une femme plus âgéefait tourner des grains de blé sur un plateau de bois : lesgrains de blé noir signifient la mort. Lorsqu’elle arrête sonmouvement, elle peut lire dans le blé dispersé l’avenir decelui ou de celle qui l’interroge. Il arrive que ce plaisanttableau orientaliste vacille comme sous l’effet d’un coupde tonnerre. Le décor d’opérette change brutalement :Djellali court ouvrir le portail situé à l’arrière, le préau sevide, l’ambulance arrive, Hélène et Bagdad s’apprêtent àl’accueillir. Une bombe a explosé, une ferme a été incen-diée, des « rebelles » ont été abattus.

La nuit, après le couvre-feu nous sentons la présencede la guerre, pareille à un fauve invisible. Elle dicte nosgestes les plus anodins, nous guettons le déplacement desblindés dans le camp militaire voisin. Leur mouvementet leur nombre indiquent l’ampleur des opérations. Cer-tains soirs nous dormons sur des matelas à même le sol.Les fenêtres sont grandes et mal protégées, nous craignonsd’être mitraillés.

La sonnerie à l’entrée de l’hôpital annonce la mort etla souffrance des blessés. Elle est toujours une menacepour nous. Lorsqu’elle retentit, mon père se lève, attenddans le noir, écoute. Au bruit du moteur, il reconnaît s’ils’agit d’une ambulance ou d’une voiture particulière. Ilenfile un vêtement, saisit l’arme de service, un pistolettoujours posé sur sa table de nuit, sort, traverse le jardinà découvert. Nous attendons, nouées, son retour. Une

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nuit, c’est une Traction avant, nous percevons des voixd’hommes au loin, des portières claquent, la voiture re-part. Qui a sonné ? Que voulaient-ils ? Le plus souvent,quelques minutes après le départ de mon père, nous en-tendons le grincement du portail métallique, le crissementdes pneus sur le gravier, les voix des brancardiers. Leursombres se projettent, agrandies sur les murs éclairés parles phares de l’ambulance.

À son retour, mon père est toujours silencieux, il s’as-sied, allume une dernière cigarette et se recouche. Mes pa-rents chuchotent, nous nous rendormons. Certains soirs,ma mère se lève aussi et accompagne mon père: nous com-prenons que c’est un « gros coup ». Ainsi, une nuit, unhomme hurle, implore la Vierge d’une voix de fausset ri-dicule. Il court nu dans le jardin, deux infirmiers à sestrousses. Est-ce un fou ? Non, un grand brûlé, le mécani-cien d’un train qui a déraillé, suite à un sabotage. Il crie-ra ainsi jusqu’à son transfert à Oran au matin.

Une autre nuit encore, la maison est pleine de cousinset ce n’est pas un jour de fête. Ils se sont réfugiés cheznous. Les fermes aux environs ont été attaquées. Je doispartager ma chambre avec une jeune fille blessée, uniquesurvivante d’une famille de fermiers. Ma mère et l’infir-mière la transportent inconsciente, sa tête dodeline, elleporte un large pansement à la base du cou. On me fait unlit avec des coussins sur deux chaises rassemblées, on couchela jeune fille dans le mien. Elle émet un râle rauque, unronflement suivi d’un sifflement aigu. Ce bruit me faitpeur et j’ai peur de ne plus l’entendre. J’observe le visage

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de la jeune fille, sa bouche entrouverte et la bande blanchequi cache sa blessure. Je me demande comment elle vapouvoir vivre sans parents. J’ai peur de perdre les miens.Ma gorge se serre, je pleure dans le noir qui bruisse d’autresprésences éveillées. Au matin, l’adolescente est transféréeà Oran, elle devait avoir seize ans et habitait Ferme Blanche.

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L’Algérie à l’ombre de MariaLUCE ROSTOLL

ISBN 978-2-86266-542-9

12 €

www.loubatieres.fr

diffusion Dilisudwww.dilisud.fr

Photographie de couverture : Maxence Fabiani

« En 1954 [début de l’insurrection algérienne], j’ai deux ans. Le5 juillet 1962, l’Algérie accède à l’indépendance. Entre ces deux dates :huit années de guerre et toute mon enfance. »

Ainsi commence le récit de Luce Rostoll.Une enfance passée dans la maison familiale située dans l’enceinte

de l’hôpital d’une petite ville de l’Oranie. Hôpital qui est pour elle« un lieu initiatique, un paradis et un enfer. J’apprends comment lesfemmes enfantent, comment des hommes perdent la vie et donnent lamort. »

Une enfance entre des parents qui pensaient avoir leur place enAlgérie, des pieds-noirs qui refusaient d’être assimilés à la figure ducolon. Eux-mêmes enfants d’exilés espagnols, ils portaient en euxune Méditerranée mythique.

« En famille, nous ne parlions plus de la guerre. La nostalgie de l’Algérierestait suspecte pour mes parents. À leur tour ils nous léguèrent un territoireintérieur, imaginaire hors du temps et des frontières. Ma mère créaitautour de sa table un “chez nous” d’odeurs et de saveurs. L’Algérie s’en-tendait dans les silences de mon père. »

Luce Rostoll a su reconstituer les fragments de la mémoire de sonenfance algérienne avec justesse. Ce faisant, elle fait écho aux souvenirsde tous les enfants d’Algérie.

Luce Rostoll est née près d’Oran, elle vit et travaille à Toulouse. Elleexerce le métier de psychologue auprès d’enfants et de parents dansune consultation médico-sociale située au cœur d’une cité toulou-saine. L’Algérie à l’ombre de Maria est son premier ouvrage.