SARA CRAVEN -...

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Resumé    :   Lorsque, au cœur de l'Ombrie, Laura découvre la demeure isolée où elle va passer quinze jours de vacances, elle a l'impression d'arriver dans un lieu magique, plongé par quelque sortilège dans un sommeil enchanté. Et elle a la soudaine et étrange impression de ne pas être là par hasard... Mais, hélas, les raisons de sa présence ici n'ont rien d'un conte de fées : elle a simplement accepté de se faire passer pour la fiancée de son ami Paolo, afin de décourager les projets de mariage que sa redoutable mère a faits pour lui. Mais dès que le comte Alessio Ramontella, le cousin de Paolo, se présente sur le seuil pour les accueillir, Laura sent son cœur s'affoler. Car elle comprend aussitôt que la comédie qu'elle a acceptée de jouer par amitié pourrait bien lui briser le cœur...

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Resumé      :   

Lorsque, au cœur de l'Ombrie, Laura découvre la demeure isolée où elle va passer quinze  jours  de  vacances,  elle  a   l'impression d'arriver  dans un  lieu magique, plongé par quelque sortilège dans un sommeil enchanté. Et elle a la soudaine et étrange impression de ne pas être là par hasard... Mais, hélas, les raisons de sa présence ici n'ont rien d'un conte de fées : elle a simplement accepté de se faire passer   pour   la   fiancée  de   son  ami  Paolo,   afin  de  décourager   les   projets   de mariage que sa redoutable mère a faits pour lui. Mais dès que le comte Alessio Ramontella, le cousin de Paolo, se présente sur le seuil pour les accueillir, Laura sent   son   cœur   s'affoler.  Car   elle   comprend  aussitôt  que   la   comédie  qu'elle  a acceptée de jouer par amitié pourrait bien lui briser le cœur...

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SARA CRAVEN

Mirage italien

COLLECTION AZURÉditions Harlequin

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1.

Rome baignait dans une lumière dorée, en cette belle matinée. Le comte Alessio Ramontella releva la tête de son oreiller avec un effort. Quel était ce bruit assourdissant ? Le comte ne tarda pas à identifier la voix sonore qui accompagnait le martèlement : c'était son majordome, Giorgio, qui lui enjoignait de se réveiller.Avec des mouvements légers −pour ne pas déranger la belle blonde qui sommeillait a ses cotés− Alessio se leva, extirpa son peignoir de l'amas de vêtement qui gisait à terre, et l'enfila en traversant la pièce carrelée de marbre.

−Je ne travaille pas, aujourd'hui, dit-il avec humeur en entrouvrant à peine le battant. Ne puis-je donc me reposer en paix ?

−Pardonnez-moi, votre excellence. Je ne voulais pas vous déranger. Mais votre tante, la signora Vicente...Il y eut un bref silence. Puis le comte Alessio Ramontella lâcha laconiquement :

−Elle est ici ?−Elles est en route, Eccellenza. Elle a téléphoné pour avertir de sa venue.−Nom d'une pipe ! Combien de temps ai-je devant moi ?−Cela dépendra de la circulation, Eccellenza. Sans doute pas plus de quelques minutes, dit

Giorgio, qui ajouta d'un ton de reproche : j'ai frappé, frappé...Alessio grommela, puis se secoua, passant a l'action:

−Appelle un taxi pour mon invitée. Demande au chauffeur de se présenter par l'entrée de derrière et vite. Il y a urgence. Prépare ensuite pour la signora du café et les petits biscuits aux amandes dont elle raffole. Là-dessus, il referma la porte et revint vers le lit. Pour le coup, les effets de l'alcool s'étaient dissipés. Il contempla un instant le joli corps doré et souple qui s'offrait sous son regard, savourant le spectacle. Puis il serra les mâchoires et secoua légèrement la belle endormie. Elle souleva ses paupières frangées de longs cils, et lui adressa un sourire ensommeillé .

− Alessio, tesoro, reviens au lit, murmura-t-elle en étirant les bras pour les nouer autour de son cou.

−Vittoria, il faut que tu t'en ailles sans traîner. −Comme c'est vilain de vouloir me chasser, caro, protesta-t-elle avec une moue adorable. Je t'ai

déjà dit que Fabrizio est chez sa mégère de mère qu'il ne reviendra pas avant ce soir. Nous avons tout none temps. D'ailleurs, comment pourrais-je partir ? Tu as gagner mes vêtements au poker, hier soir.Je ne puis les reprendre. C'est une dette d' honneur. Dissimulant son impatience, Alessio :

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−Et comment expliqueras-tu, bella mia, ta présence et ta nudité à mon inestimable tante Lucrezia, dont la mère de Fabrizio est une fervente admiratrice? Elle sera ici dans un instant. Vittoria lâcha un léger cri et se redressa sur son séant.,

−Madonna ! Alessio, fais quelque chose ! Sauve-moi ! Il le faut ! Il y eut un coup a la porte, qui s'entrouvrit a peine pour laisser passage au bras de Giorgio, tenant des vêtements de femme. Il annonça d'une voix pressante, de l'autre côté du battant :

−Le taxi est la, Eccellenza.Alessio alla prendre les vêtements et les lanças a Vittoria, qui les happa en se précipitant vers la Salle de bains.

Il la suivit du regard. Cette nuit, elle avait été une compagne agréable et imaginative. Mais la venue du jour, et le danger pressant, lui faisaient perdre son charme ! Plus jamais il ne jouerait aux cartes, ou quoi que ce soit d'autre d'ailleurs, avec la belle Vittoria Montecorvo. il serait même avisé a l'avenir, d'éviter toute aventure avec une épouse insatisfaite. Il enfila un pantalon crème et un polo noir, passa une paire de mocassins souples, et revint dans la chambre. Vittoria 1'attendait, habillée de pied en cap,l'air désespéré.

Elle se jeta contre lui et l'étreignit : −Alessio ! Quand te reverrai-.le ?

L'honnêteté aurait voulu qu'il réponde : « Jamais ». Mais cela n'aurait pas été très élégant. Alessio connaissait celui qui l'avait dans les bras de Vittoria Montecorvo, et aurait parié que son successeur était déjà en lice. Vittoria ait la superbe fille d'un homme riche, mariée à un autre homme riche et facile duper. Elle ne songeait qu'a satisfaire ses caprices, aimait à séduire et se mourait d'ennui. Et pour sa part. . . eh bien, il était ce qu'il était. . C'était peut-être parce qu'ils se ressemblaient qu'ils avaient été attirés l'un par l'autre, pensa-t-il, vaguement écœuré. Avec une douceur ferme, il la mena hors de la chambre, puis le vaste couloir, jusqu'à l'endroit ou Giorgio attendait patiemment, en majordome bien stylé. Au même instant,la sonnette d'entrée tinta de façon répétée à l'autre bout de l'appartement. -J'y vais, dit Alessio à Giorgio. Toi, conduis la signora jusqu'au taxi Il assura Vittoria qu'il penserait a elle, la rappellerait si cela lui semblait sans risque ; elle s'éloigna en lui jetant un regard a la fois soupçonneux et inconsolable. La sonnette retentit encore. Il était grand temps d'aller ouvrir ! Poussant un soupir, Alessio s'apprêta à affronter son ennemie. -Tante Lucrezia, queue charmante surprise ! S'exclama-t-il en accueillant la grande femme grisonnante qui s'impatientait sur son seuil, en battant le rappel sur le sol du palier avec le talon deson élégant escarpin.Elle répliqua en s'introduisant d'autorité chez lui :-Pas d'hypocrisie, Alessio. Cela te va s mal.Elle écouta le grondement d'une voiture qui démarrait, le claquement de la porte de derrière se refermant d'un bruit sec.-Ton invitée s'est échappée, à ce que je constate, ajouta-t-elle avec un sourire aigre. Tu me vois navrée de gâcher ta journée mon neveu.-Oh, je fais rarement des projets aussi élaborés ma chère tante. Je préfère l'improvisation.Il l'escorta jusqu'au salon, en s'assurant d'un coup d'œil qu'il ne recélait plus aucune trace des désordres de la veille. Giorgio les avait effacés avec efficacité,faisant disparaître verres,bouteilles vides, et jeu de cartes. Les doubles fenêtres du balcon étaient ouvertes, accueillant le soleil matinal... et chassant les effluves de la grappa et du parfum capiteux de Vittoria.Il mena Lucrezia jusqu'au sofa, et s'installa pour sa part dans un des fauteuils qui lui faisaient face.

-A quoi dois-je le plaisir de ta visite, tante ?-J'aimerais te parler de Paolo.

Alessio ne put dissimuler sa surprise. L'arrivée de Giorgio, apportant sur un plateau la cafetière en argent et les biscuits aux amandes, lui permit de reprendre ses esprits.De nouveau seul avec sa tante, il commenta :Tu m'entonnes, Cara zia Je suis fort mal placé pour donner des conseils. Tu prétends toujours que je suis

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un déplorable exemple pour ton fils unique.-Cesse de faire l'imbécile, cela ne te va pas non plus. Je ne suis pas venue te demander conseil.

Je … j'ai besoin de ton aide pour une question pratique.-Tu ne vas pas me demander de transféré de nouveau Paolo a Rome, j'espère. J'ai cru comprendre

qu'il faisait des progrès spectaculaire, à Londres.- Question de point de vue, déclara la mère de Paolo, glaciale. Au demeurant, il sera bientôt à

Rome pour passer ses vacances avec moi.Il y eut un autre silence, plutôt prolongé. Puis Lucrezia déclara avec effort :

-Il ne vient pas seul.- Quoi de plus naturel ? Ce n'est plus un gamin.- Justement. il a même dépassé l'âge d'être marié. Et je te rappelle qu'il a toujours été convenu

qu'il épouserait Béatrice Manzone.-Je sais que c'est ce que vos deux familles projetaient lorsqu'ils étaient enfants, dit Alessio en

pesant chacun de ses mots. Mais, a présent ils sont adultes et.. . on change, en grandissant.- Sauf toi, mon cher neveu, déclara sèchement Lucrezia. Tu Persistes dans tes écarts de conduite.

Yachts, voitures de course, goût effréné du jeu et des femmes. . .-Mea culpa, ma tante. Mais nous ne sommes pas ici pour discuter de mes défauts. Si je

comprends bien, Paolo a une maitresse. Ce n'est pas un péché mortel. Elle n'est pas la première et il en aura d'autres avant de se caser. Où est le problème ?

-Le signor Manzone est un vieil ami. Il désire assurer l'avenir de sa fille. Au plus tôt.-Et Béatrice, qu'en pense-t-elle ?-Elle et Paolo Ont grandi ensemble. Elle l'adore depuis toujours.-Dans ce cas, elle saura attendre qu'il ait fini de faire les quatre cent coups.

– C'est une chance qu 'elle n'attende pas après toi.Comme souvent lorsqu'il avait affaires a sa tante, Alessio sa surprit a serrer les mâchoires. Conservant un ton égal, cependant, il fit observer :

-Tu ne devrais pas oublier, ma tante, que mon père -ton propre frère- n'avait rien d'un saint avant d'épouser ma mère. Grand-mère m'a souvent dit qu'elle s'était usé les genoux à prier pour lui.

« Et pour toi » ajouta-t-il en son for intérieur.-Il est navrant qu'elle ne soit plus en vie pour te rendre le même service, rétorqua la signora

Lucrezia toujours aussi acerbe. Elle reprit cependant d'un ton plus :

-Nous ne devrions pas nous quereller, mon cher neveu. Ta vie t'appartiens, alors que Paolo a des obligations à respecter. En conséquence, cette relazione amorosa doit prendre fin le plus Vitepossible.

-Paolo n'est peut-être pas pressé d'y mettre un terme. Il Se peut qu'il soit sincèrement amoureux. Et nous ne sommes plus au Moyen Age.

Avec un geste de mépris, la signora fit observer :-La demoiselle ne convient pas. Quelque traînée anglaise qu'il

a rencontrée dans un bar londonien. A en juger par ce que j'ai pu tirer de mon imbécile de fils, el3e n'a ni naissance ni` fortune.

-Alors que Béatrice Manzone est riche et bien née. Riche surtout, ironisa Alessio .-Cela ne signifie peut-être rien pour toi, répliqua avec colère la signora, mais c'est très important

pour Paolo.-Oh, je peux toujours me briser le con en jouant au polo. Auquel cas, il deviendrait mon héritier.

Mon goût pour les sports dangereux devrait te plaire, zia Lucrezia. II ouvre le champ a toutun tas de possibilités.

-Qu'il ne convient pas d'envisager, répondit elle en le foudroyant du regard. Tu sauras te souvenir, j'espère que tu dois assurer la pérennité du nom de Ramontella, et je compte que tu fondes une famille. Au demeurant. tu es le P.D.G de la banque Arleschi. Paolo n'est qu'un de tes subalternes. Il ne peut se permettre d'épouser une ravissante dinde sans le sous.

-Ainsi, la demoiselle en question est ravissante... C'est le moins qu'elle puisse faire, évidement,

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puisque' elle ne possède rien.-Laura, dit froidement la signora Lucrezia. Laura Mason.-Laura... Comme celle de Pétrarque vit dans une église et aima pour le restant de ses jours...

J'espère qu'il ne faut pas y voir une malédiction ! s'amusa Alessio.-Mon cher, il dépend de toi qu'il n'en soit rien.- Ah,parce que tu attends que je prêche a mon cousin le respect des devoirs familiaux ? s'esclaffa

le comte. Je doute qu'il me prête une oreille attentive !- ]'attends de toi plus que des paroles. Je souhaite que tu mettes fin à la romance de Paolo.-Tiens donc. Et comment suis-je censé y parvenir ?-Le plus facilement du monde, Caro mio : tu vas la séduire, et veiller à ce que Paolo le Sache.

Mû par la colère, Alessio Se leva d'un bond :-Aurais-tu perdu la tête ?- Au contraire. Je fais preuve de sens pratique. Je te demande de mettre tes douteux talents au

service d'une cause utile, pour une fois.- Utile ? Juste Ciel ! Comment oses-tu me suggérer une telle bassesse ? Et t'imaginer que je

pourrais me prêter à...Alessio se tut, gagna la baie vitrée, et son regard Se perdit dans le lointain. Enfin, il fit volte-face

et laissa tomber :-Non !Il ne saurait en être question !-Tu me déçois. J'espérai que tu y verrai... un défi intéressante.-Eh bien c'est tout le contraire. Cette proposition me donne la nausée surtout venant de toi.

Avec calme, la signora demanda :-Quelles sont tes objections, exactement ?-La liste est longue ! Pour commencer, cette jeune femme est une étrangère pour moi.-Ce qui est toujours le cas au début, il me semble, de toute celles qui partagent ton lit ! Par

exemple... depuis combien de temps connais-tu Vittoria Montecorvo, dont j'ai failli, tout a l'heure, surprendre le départ précipite ?

A cette allusion, Alessio jeta un regard aigu à sa tante. Un instant ils s'affrontèrent du regard en silence.

-j'ignorai que tu t'intéressait de si près a ma vie intime, laissa t-il enfin tomber.-je ne m'en mêlerai nullement en des circonstances ordinaire, sois-en sûr. Mais il se trouve que

j'ai besoin de ta... coopération.Il se rassit, et dit :- J'ai d'autres objections. Veux-tu les connaître?

– Si tu y tiens.– Cette liaison n'est peut etre qu'une passade. Pourquoi ne pas attendre qu'elle prenne fin naturellement ?– Parce que Federico Manzone veut officialiser sans tarder les engagements de mon fils et de Béatrice. Un délai l'indisposerait.– En quoi serait-ce si désastreux ?– J'ai obtenu certains... accords du Signor Manzone à la condition express que se mariage se fasse rapidement. S'il exigeait le remboursement, ce serait plus que mal venu.– Santa Maria ! S'exclama a mi-voix Alessio, abattant son poing au creux de sa paume.

« J'aurais dû m'en douter » pensa-t-il. Le défunt mari de sa tante était originaire d'une famille très ancienne, mais relativement appauvrie. En dépit de cela, Lucrezia avait conservé un train de vie luxueux, au-delà de ces moyens. Il y avait eu, du temps ou il était enfant, plusieurs réunion familiale a ce sujet. Et apparemment, l'âge n'avait guère appris la modération as a tante !

Contenant le cours de ses pensées, il proposa :– Si tu me permettait de régler tes dettes, et laissais Paolo vivre sa vie comme il l'entend ?Le visage encore beau de la signora s'éclaira d'un soupçon d'humour.

-Je ne suis pas une cliente très aimée des banquiers, Alessio . Me proposerais-tu de devenir mon

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pourvoyeur de fonds ? T on pauvre père se retournerait dans sa tombe ! D'ailleurs, les avoué s des Ramontella ne le permettraient pas. Et puis, Federico Manzo ne m'a promis de veiller a ce que je ne manque jamais de rien, une fois que nos familles seront unies. II est la générosité incarné.

-Dans ce cas,pourquoi ne pas envisager votre mariage ? Suggera Alessio dans un éland'inspiration. Vous êtes veufs l'un et l'autre. Tu pourrais aller a l'autel.

-Ainsi que tu le ferais toi-même ? répliqua Lucrezia. No us Pourrions très certainement célébrer une double noce, caro mio. Car l'honneur exigera de toi Que tu épouse la ravissante Vittoria, quand son mari aura demandé le divorce pour adultère. Quel effroyable scandale,sinon! Ils s'affrontèrent de nouveau du regard. aussi implacables l'un l'autre. D'une voix qui ne tremblait pas, Alessio finit par déclarer : – Je ne crois pas savoir que Fabrizio ait de tels projets a l'égard de Vittoria .– Pour le moment, mais si mon excellente amie, Camilla -sa mère- ou lui même venait à découvrir de quelle déplorable manière tu l'as affublé d'une paire de corne, cela pourrait changer.

Alessio poussa un soupir et leva les épaules avec résignation.– je t'ai sous-estimée ma tante. J'ignorais ta totale absence de scrupules.– C'est une pratique courante dans la famille, riposta-t-elle.– Tu devrais pourtant réfléchir a ceci : même si sa liaison avec cette Anglaise prenait fin, rien ne garanti que Paolo épousera Béatrice. Il pourrait s'obstiner a regarder ailleurs. Il pourrait même dénicher une autre riche demoiselle. Comment compte tu empêcher cela ? Mais peut etre as tu le projet de le faire chanter aussi pour obtenir sa coopération ?– Tu parles comme s'il n'avait jamais tenu à Béatrice, raisonna sa tante. Or, il n'en est rien. Une fois qu'il sera revenu de ses illusions avec cette Anglaise, il comprendra ou se trouve son véritable intérêt et il lui reviendra. Je suis même sûre qu'il seront heureux ensemble.Exaspéré, le comte rétorqua :– Pour toi, tout est simple, hein ?II te suffit de titer les ficelles pour faire danser les pantins. Il y a tout de même des choses que tu n'as pas prises en compte. Pour commencer, comment rencontrerais- je cette demoiselle ?– Je dirai a Paolo qu'on est en train de refaire l'installation du chauffage central de ma maison de Toscane, qu'elle est envahie par les ouvriers, et que je ne peux donc y recevoir personne. Aussi ai-je accepté ta gracieuse proposition, nous invitant à séjourner à la villa Diana.– Ah! Parce qu'il te croira?– Il n'a pas le choix. Et je veillerai à ce que tu aies l'occasion de te retrouver en tête à tête avec cette fille. Le reste te regarde, déclara la signora Lucrezia.Ironique, elle ajouta :– Il se peut que tu n'aies pas à faire le sacrifice ultime, mon cher. il suffira peut-être que Paolo te surprenne en train de l'embrasser.– Patient en dépit de tout, Alessio observa:– T'a-t-il traverser l'esprit Que cette. . . Laura est peut-être amoureuse de lui ? Et que rien ne la convaincra de lui être infidèle ?II ajouta après une pause :– Plus important encore, tu oublies qu'elle pourrait ne pas me trouver séduisant.– Pas de fausse modestie mon cher neveu, J'ai entendu dire cent fois que, si tu avais souri à Juliette en personne, elle aurait quitter Roméo. Comme tes autres victimes, Laura te trouvera irrésistible.– Et, à supposer que je réussisse dans cette méprisable entreprise ?. . . Je ne blâmerait nullement Paolo s'il cessait de m'adresser la parole.– Il t'en voudras peut-être au début. Mais, ensuite, il te remerciera,, affirma sa tante en se levant. Ils arrivent la semaine prochaine. J'espère que cela ne te pose pas de problème ?– Je vous attendrai avec impatience lâcha Alessio en se levant aussi, et en s'inclinant pour le baisemain d'usage.– Je t'ai déjà dit que le sarcasme ne te convenait pas, répliqua sa tante.Elle le considéra un instant puis ajouta en lui effleurant la joue:

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– Tu es aussi impressionnant que ton lorsque tu es en colère. J'espère Que ru seras d'humeur plus pacifique lorsque tu rencontreras cette Anglaise sinon, je serai tentée de la plaindre.Il rétorqua durement, sans sourire:– rassure toi, je veillerai a ce qu'elle parte avec de merveilleux souvenirs.– Oh, fit Lucrezia. Je la plains de tout mon cœur, dans ce cas.Et elle s'en fut.Rester seul, le comte méditât un instant.A quoi songeait donc Paolo ? S'il tenait a sa maîtresse, il aurait mis la plus grande distance possible entre elle et sa propre mère! « Et si j'avais un grain décence, je lui téléphonerais pour l'inciter à le faire » ,pensa-t-il. Il ne pouvait cependant prendre un tel risque. Sa tante avait largement hérite du caractère implacable des Ramontella – élément qu'il avait eu tort de négligé! Elle n'hésiterait pas à mettre a exécution sa menace voilée au sujet de sa malencontreuse incartade avec Vittoria. Et, ainsi qu'elle l'avait prédit, l'issue en serait aussi déplaisante que scandaleuse.« Laura ... », songea-t-il. Ma foi, elle avait un prénom délicieux".Et si ses charmes etaient a l'avenant, la pari à relever n'aurait peut etre rien d'impossible.– A toi, Laura ! Fit-il, cynique, en levant son verre. Et bonne chance ! Tu en auras besoin.

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2.– C'est incenser! déclara Gaynor. Tu as annulé tes vacances en France avec Steve sous pretexte que tu n'aimais pas les dispositions prise pour l'hebergement. Et te voilà prête pour partir en Italie avec un type que tu connais a peine !– Ce n'est pas ce que tu crois, soupira Laura. En faite, j'ai droit a un sejour de deux semaines en Toscane, avec prime financiere, en plus. Et tout ce qu'on me demande, c'est de faire semblant d'etre follement amoureuse.Gaynor se rembrunit et observa :– Ce n'est surement pas aussi simple... As-tu déjà été follement amoureuse, pour commencer ? Tu ne l'étais pas de Steve, en tous cas. Sinon tu n'aurais pas fait tant d'histoire pour partager une chambre avec lui.Laura, qui etait en train de faire ses bagages, s'interrompit pour lacher en soupirant :– Je sais, je suis une sorte de dinosaure arriéré ! Mais si un jour je couche avec un homme, ce sera parce que nous aurons des projets d'avenir fondés sur l'amour et le respect mutuel. Pas parce que sa coute moin cher de partager les frais de sejour !– Et quelle hebergement te propose ce Paolo Vicente ?– Un hebergement tout ce qu'il y a de plus respectable. La maison de campagne de sa mere, qui est une sorte de dragon, paraît-il.– Et elle ignore que vous ne vous connaissez pas ?-Oui, c'est l'astuce. Elle veut le contraindre à épouser une amie d'enfance, ce qu'il refuse. Il prétend que je serai sa « déclaration d'indépendance ». Il veut faire comprendre à sa mère qu'il est son propre maître, qu'il est capable de choisir lui-même sa femme. — Pour moi, objecta Gaynor, ça revient plutôt à agiter un chiffon rouge devant le taureau. Tiens-tu à te retrouver prise entre deux feux ? — Je ne crois pas que ce sera le cas. Selon Paolo, sa mère ne m'opposera qu'une froideur glaciale. D'ailleurs, il m'a assuré que je ne la verrais pas. Il m'emmènera en balade le plus souvent possible. Laura ajouta après une courte pause : — Ce pourrait être amusant... — Tu es une incorrigible optimiste, marmonna Gaynor. Comment diable t'es-tu retrouvée embarquée dans cette histoire ? Laura lâcha un nouveau soupir. — Paolo travaille chez Arleschi. Il y a quelques semaines, ma boîte a répondu à un appel d'offres concernant les relations publiques de cette banque, et mon boss, Carl, m'a emmenée à la réunion de présentation. Paolo y était présent. Il y a une quinzaine de jours, il est entré par hasard au bar et m'a reconnue. Je venais de rompre avec Steve, Paolo n'avait pas non plus le moral. Il s'est attardé jusqu'à la fermeture et, après, nous avons pris un verre. Nous avons bavardé. — Et puis ? fit Gaynor. — Eh bien, il a voulu savoir pourquoi je faisais des heures sup' dans un bar à vins alors que j'avais un poste chez Harman Grace. Je lui ai expliqué que maman était veuve ; que Toby avait obtenu une bourse,

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mais que ses études au collège coûtaient cher. Sans parler de son voyage pédagogique en octobre prochain. De son côté, Paolo m'a décrit avec amertume la tyrannie de sa mère, qui cherche à lui forcer la main pour épouser cette Beatrice. Et, de fil en aiguille, ce petit complot a pris forme. Laura secoua la tête d'un air songeur, avant de continuer : — D'abord, j'ai cru que c'était une idée en l'air, parce qu'il avait un peu bu. Mais il est revenu le lendemain pour mettre au point tous les détails, et là j'ai compris qu'il était sérieux. Comme la somme qu'il me propose paie le voyage pédagogique de Toby et... Enfin bref, il m'était difficile de refuser la proposition de Paolo, vu les avantages financiers que ça représente. Elle ajouta d'un ton à peine plus enthousiaste : — Et puis, je rêve depuis toujours d'aller en Italie. Et ça m'étonnerait que je parte en vacances, sinon. Il faut que j'économise pour notre future colocation. Gaynor regarda d'un air morne la minuscule chambre de Laura, copie conforme de celle qu'elle occupait elle-même de l'autre côté du palier. — Moi, j'ai déjà commencé, dit-elle. Le bruit court que la logeuse va augmenter les loyers. On a intérêt à déménager. Elle se leva, prit leurs tasses à café pour les emporter dans la cuisine commune. Elle s'immobilisa pourtant sur le seuil et demanda : — Tu es sûre de pouvoir faire confiance à ce Paolo ? Il ne se montrera pas entreprenant lorsque vous vous retrouverez seuls ? Laura éclata de rire : — Sûrement pas ! Il raffole des petites brunes bien en chair. Alors, je ne suis pas faite pour lui. D'ailleurs, il ne m'intéresse pas non plus, même s'il est beau... Et puis, n'oublie pas le dragon maternel ! II paraît qu'elle désapprouve les démonstrations d'affection en public. Elle continua d'un ton plus sérieux : — Il n'y a pas à s'en faire, Gaynor, je t'assure. C'est un arrangement d'affaires, c'est tout. Puis elle conclut en retrouvant le sourire : — Et je vais enfin visiter la Toscane ! Que du bonheur !

Comme l'avion amorçait sa descente vers Rome, Laura était loin de se sentir aussi euphorique. La veille, elle avait eu une entrevue avec Paolo pour mettre au point les détails de leur aventure et les informations indispensables pour rendre son rôle d'amoureuse crédible. Laura avait déjà deviné qu'il occupait un poste plutôt subalterne dans la succursale londonienne de la banque Arleschi. Elle ne s'était pas attendue à apprendre, en revanche, qu'il appartenait à la famille de l'aristocrate italien héritier et P.-D.G. de l'entreprise.— -Nous sommes la branche pauvre de la famille, précisa Paolo. C'est pourquoi ma mère tient tant à ce que j'épouse Béatrice : son père est extrêmement riche, et elle est fille unique.Laura avait songé à sa mère, qui luttait pour joindre les deux bouts ; à elle-même, qui s'échinait au bar de longues soirées durant afin de permettre à son timide et brillant jeune frère de faire les études auxquelles il avait droit. Paolo ne savait pas ce dont il parlait, quand il prononçait le mot « pauvre » ! Elle sentit sa gorge se serrer. En vue des vacances qu'elle avait failli passer en France avec Steve, elle avait acheté quelques vêtements neufs, dans une chaîne de magasins bon marché. Elle détonnerait sûrement dans le milieu huppé qu'elle allait fréquenter. Alors, serait-elle crédible dans son rôle de prétendue maîtresse ? — J'insiste sur un point, en tout cas, dit-elle. Harman Grace ne doit être mentionné en aucun cas. — Si tu y tiens, dit Paolo en haussant les épaules. Mais je ne vois pas pourquoi. C'est une excellente agence de relations publiques. Tu n'as pas à avoir honte de travailler pour elle. — Je le sais. Mais nous représentons la banque Arleschi à Londres. Ton cousin est forcément au courant. Si ce nom surgit dans la conversation, il le reconnaîtra. Il n'appréciera peut-être pas que tu « sortes » avec une presque employée. — Ne te soucie pas de ça, Laura. Je ne suis moi-même qu'un employé. De plus, tu ne risques guère de croiser mon cousin Alessio. Mais je te promets de ne pas mentionner le fait que tu es chez Harman

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Grace. Laura constatait à présent, tout en refusant le champagne qui lui était offert, qu'ils voyageaient en première classe. Comme quoi, la notion de pauvreté était toute relative, dans certains milieux! Elle était aussi un peu déconcertée par l'attitude de Paolo : il ne cessait de se pencher vers elle en parlant à voix basse, de façon presque intime. Et, à son vif déplaisir, il effleurait sans cesse ses cheveux, son épaule, la manche de sa veste... « Juste ciel ! J'espère que Gaynor n'avait pas raison ! » se dit-elle. Comme Paolo lui saisissait la main pour y déposer un baiser, elle le repoussa en murmurant : — Mais que fais-tu ? — Avant de jouer la comédie sur scène, il faut bien quelques répétitions, non ? répondit-il sans se démonter. — Pas question, répliqua-t-elle vertement. Elle ne fut pas plus enchantée d'apprendre qu'il y avait un léger changement au programme : au lieu de louer une voiture à l'aéroport pour se rendre en Toscane, ils rejoignaient d'abord la signora Lucrezia à son appartement romain. — Pendant combien de temps ? s'enquit-elle. — Qu'importe, fit Paolo avec indifférence. Cela te permettra de voir Rome avant qu'on s'enterre à la campagne. De plus, ma mère a une voiture et un chauffeur, nous aurons des conditions de voyage idéales, ajouta-t-il avec satisfaction. La demeure de la signora Lucrezia se trouvait dans le quartier de l'Aventin, très ombragé et avec beaucoup de jardins. Elle occupait tout le premier étage d'une résidence, au cœur d'une propriété privée ; Laura en gravit le perron en marbre, non sans éprouver une certaine appréhension. «tu as ton passeport et ton billet de retour, se dit-elle pour s'encourager. Si tu en éprouves le besoin, ni peux toujours repartir. » Parvenu devant l'imposante double porte d'entrée, Paolo lui prit la main en lui adressant un signe rassurant, et appuya sur la sonnette. Laura se retrouva bientôt dans un vestibule clos. Le sol était en marbre, le mobilier antique, et les murs couverts de peintures à l'huile serties de lourds cadres anciens qui contribuaient à rendre l'ambiance générale de la pièce étouffante. Lorsque la domestique ouvrit la porte du salotto, la lumière du soleil en jaillit en même temps qu'un petit chien poilu qui aboyait furieusement. — Du calme, Caio ! ordonna Paolo. Le chien recula, sans cesser d'aboyer et de gronder. Laura adorait les chiens et. en général, ils le lui rendaient bien. Mais celui-ci, apparemment, serait imperméable à toute tentative de faire ami-ami ! Paolo la fit entrer dans le salon en lançant : — Rappelle ton chien de chasse, mamma ! Sinon, Laura pensera qu'elle n'est pas la bienvenue. — Je suis pourtant toujours ravie d'accueillir tes amis, figlio mio, dit la signora en se levant d'un canapé recouvert de brocart pour s'avancer, main tendue. Laura constata qu'elle était grande, et qu'elle avait dû être une très belle femme. Mais le temps avait creusé ses traits et aminci sa bouche. Si bien qu'elle était d'apparence redoutable. — Vous êtes la signorina Mason, j'imagine ? dit-elle avec un sourire plutôt aigre. Sans doute aimeriez-vous boire du thé. C'est la coutume en Angleterre, n'est-ce pas ? — Puisque me voici en Italie, signora, répondit Laura, peut-être serait-il bon que je m'acclimate aux habitudes italiennes ? — Vous ne resterez pas assez longtemps chez nous pour cela, signorina. Mais comme il vous plaira. La signora sonna une domestique, fit servir du café et des biscuits, puis invita Paolo à la rejoindre sur le canapé. Laura prit place dans le fauteuil qu'on lui désignait, en face. « Ça promet », pensa-t-elle. — J'ai une nouvelle à t'annoncer, mon fils, reprit la signora. J'ai le regret de ne pouvoir vous accueillir dans ma maison de campagne. Elle est en travaux, et envahie par les ouvriers. Laura se figea. Ah, ça ! Allaient-ils passer deux semaines dans cet appartement étouffant ? Paolo ne sembla guère enchanté, lui non plus : — Enfin, maman, tu savais bien que nous venions ! Et j'ai promis à Laura de lui faire visiter la Toscane ! — Ce sera pour une autre occasion, déclara la signora Lucrezia. Pour cette fois, il faudra qu'elle se contente d'un coin d'Ombrie. Ton cousin Alessio nous accueille à Besavoro, dans sa villa Diana. Un silence stupéfait suivit cette annonce.

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Puis Paolo s'enquit avec lenteur : — Pourquoi ferait-il une chose pareille ? — Voyons, mon fils ! Noirs sommes ses seuls parents vivants. — Quand bien même ! Cela ne lui ressemble pas d'être aussi obligeant. De toute façon, Besavoro est un trou perdu. On ne peut pas dire qu'on gagne au change ! s'insurgea Paolo. « Seigneur ! pensa Laura. Je ne peux pas le croire. Je vais séjourner dans la maison du P.-D.G. de la banque Arleschi !» — Je suis sûre que la signorina Mason trouvera cet endroit charmant, soutint la signora avec un sourire froid. De plus, l'Ombrie est très belle. Il y a de sublimes endroits à visiter : Assise, Pérouse, Gubbio, Orvieto... Vous n'aurez que l'embarras du choix. — Devoir emprunter cette route en lacets au moindre déplacement, c'est ce que tu appelles un choix, maman ? intervint Paolo. Et Alessio ? ne va tout de même pas occuper les lieux pendant notre séjour. — Caro mio, je n'ai été que trop heureuse d'accepter sa proposition. Je ne lui ai pas demandé quels étaient ses projets personnels. Laura, qui les écoutait dans un mélange d'écœurement et de fascination, pensa : «Je ne devrais pas entendre ces choses... » Elle demanda à haute voix : — Ne pourrions-nous aller ailleurs, Paolo ? A l'hôtel, peut-être ? — En pleine saison touristique ? ricana-t-il. Nous aurions bien de la chance si nous trouvions un grenier à louer ! Quand partons-nous ? — Demain, déclara la signora en se levant. Vous devez être fatiguée par le voyage, signorina. Je vais demander à Maria qu'elle vous conduise à votre chambre. Laura emboîta le pas à la domestique, vaguement inquiète. A Londres, Paolo avait réussi à la convaincre qu'elle aurait une amusante comédie à jouer dans un des plus beaux décors naturels d'Europe, avec un gain substantiel à la clé. Mais elle était sûre, à présent, que les quinze jours à venir ne seraient pas une partie de plaisir !

Ce soir-là, le dîner dans la pompeuse salle à manger fut loin d'être détendu. Laura était consciente de subir un interrogatoire en règle de la part de la signora Lucrezia. Elle glissa qu'elle n'avait pas rencontré l'homme de sa vie, jusqu'ici du moins — avant de décocher à Paolo un regard énamouré. L'expression de son auguste hôtesse, lorsqu'elle enregistra cette déclaration, valait son pesant de cacahuètes ! Une fois le repas achevé, la signora annonça d'un ton sans réplique qu'il était temps de se retirer, car ils partiraient très tôt le lendemain matin. Paolo souhaita bonne nuit à Laura sur le seuil du salon. Mais, quand elle revint de la salle de bains, drapée dans son peignoir, elle le trouva qui l'attendait dans sa chambre. — Que fais-tu ici ? s'enquit-elle, mal à l'aise. — Je désire te parler en privé. Il lui décocha un sourire triomphant, avant de continuer : — Carissima, tu as été brillante. Ma mère est dans une colère noire ! Je viens de surprendre sa conversation au téléphone : de la fureur à l'état pur. Elle s'entretenait sûrement avec sa vieille amie, Camilla Montecorvo, parce qu'elle a mentionné Vittoria à plusieurs reprises. — Et cela a une signification particulière ? — Vittoria a épousé le fils de Camilla Montecorvo, expliqua Paolo, dont le sourire s'élargit, qui est une source continuelle de problèmes. Jusqu'ici c'est toujours ma mère qui donnait des conseils à Camilla. Et maintenant, c'est à son tour de se lamenter ! Je suis enchanté. Tout se passe comme je l'espérais. — J'aimerais pouvoir en dire autant. — Tu regrettes la Toscane ? J'admets que ce n'a pas été une surprise très agréable pour moi non plus. D'autant qu'Alessio a d'autres maisons dans des endroits moins reculés que Besavoro, ne voudra jamais partager le même séjour que ma mère, note bien. De ce côté-là, il n'y a aucun souci ! — Vous n'êtes pas très proches, on dirait. — Alessio aime mener sa vie à sa guise. Et ma mère n'a de cesse de s'en mêler, lâcha Paolo avec un haussement d'épaules.

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— Eh bien, me voilà au fait ! Je commence à me dire que nous n'aurions pas dû organiser cette supercherie. Si ta mère est boule-versée, il faut arrêter ce petit jeu ! — Ce n'est pas un jeu ! Elle doit comprendre que mon avenir m'appartient, et qu'elle ne me le dictera en aucun cas ! Il baissa soudain la voix, prenant des inflexions plus enjôleuses: — Laura tu as promis de m'aider ! Nous avons passé un accord, et tout se déroule bien. Il n'y en a que pour une petite quinzaine, après tu seras libre. tu auras eu tes vacances en Italie et de l'argent. C'est simple comme bonjour, non ? Il posa une main sur l'épaule de Laura, qui ne put s'empêcher de tressaillir. — Après tout, continua-t-il d'un ton qui se voulait persuasif, que veux-tu qu'il se passe dans un si court laps de temps ? Rien de fâcheux, je t'assure ! Gagnant le seuil, il réaffirma avant de s'éclipser : — Tu n'as absolument rien à redouter.

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3.

Laura ne dormit pas très bien, cette nuit-là. Elle ne cessa de s'agiter, tourmentée par des rêves étranges. Lorsque le jour se leva, elle pensa qu'elle avait été, sans doute, perturbée de dormir sous le toit d'une femme qui ne la portait pas dans son cœur...

Giacomo, le chauffeur, se présenta devant le portail à l'heure dite. Le départ fut retardé, cependant, car la signora se découvrit tout un tas de choses à régler à la dernière minute. Mais, enfin, la voiture démarra — le véhicule le plus luxueux dans lequel Laura eût jamais voyagé. Pourtant, à l'arrière en compagnie de la signora Lucrezia et de son agressif petit chien, elle ne parvint guère à se détendre. Elle s'était attendue à subir un nouveau feu roulant de questions, mais il n'en fut rien. La mère de Paolo semblait perdue dans ses pensées. Et, s'il grondait quelquefois, Caio lui manifestait une indifférence presque égale. Laura portait sa tenue la plus estivale : une fine robe en coton crème avec de petites manches ballon et un décolleté carré, complétée par des sandales fauves et une capeline souple, qu'elle coiffait lors des arrêts qui émaillaient le voyage. La signora avait beau la mépriser, elle ne pouvait se plaindre de son apparence, pensait-elle. Peu à peu, tandis qu'ils traversaient la belle Ombrie, Laura se laissa captiver par le splendide paysage. Au bout de quelques heures, ils atteignirent Besavoro, une sorte de gros bourg en bordure d'un affluent du Tibre. Ils empruntèrent ensuite une route étroite à flanc de colline. Ils dépassaient parfois une maison isolée. Mais c'était essentiellement un paysage vierge et tourmenté, avec une forêt dense d'un côté et. de l'autre, bordé d'une basse murette, un ravin vertigineux descendant vers la rivière en contrebas. De quoi avoir la chair de poule ! — Nous sommes presque rendus, signorina. Laura tressaillit, surprise que sa voisine lui adresse la parole.Celle-ci ébauchait même un curieux sourire ! — Vous avez certainement hâte de voir l'endroit où vous passerez ces courtes vacances. J'espère que vous ne serez pas déçue, continua la signora. Toute ouverture étant la bienvenue, Laura réagit de bonne grâce : — La maison appartient à la famille depuis longtemps ? — Depuis plusieurs générations. Il paraît que c'était autrefois un ermitage. Une de ces retraites solitaires où les moines qui avaient péché étaient envoyés en pénitence. — Je me demande comment Alessio peut séjourner dans cet endroit ! ironisa Paolo, à l'avant de la voiture. Se repentir de ses péchés, ce n'est pas son genre ! Il se pencha en avant, et continua :

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— Regarde, Laura. On aperçoit la maison. Laura entrevit, parmi les arbres, une construction en pierre rose pâle, des tuiles en terre cuite délavées. Il lui sembla aborder un lieu enchanté, plongé par quelque sortilège dans un sommeil magique. « C'est comme si je venais briser l'ensorcellement », se dit-elle avec un pincement au cœur. Elle sourit aussitôt, amusée par le caractère extravagant de cette pensée.

« Les voilà ! » pensa Alessio, alerté par le bruit du moteur. Ses hôtes indésirables n'allaient pas tarder à envahir son territoire ! Lâchant un soupir irrité, il se leva de son transat, enfila à contrecœur le short qui traînait non loin, sur le dallage de marbre. Ces derniers jours, il avait joui de sa solitude et de sa liberté ; savouré le plaisir de se baigner dans la piscine et de paresser nu au soleil — car Guillermo et Emilia, qui tenaient la villa, respectaient scrupuleusement son intimité. C'en était fini de ce bien-être, à présent ! Il chaussa sa vieille paire d'espadrilles, et remonta vers la maison à travers les jardins en terrasse.

Jusqu'au dernier instant, il avait espéré que le cauchemar redouté ne se réaliserait pas ; que Paolo et sa ragazza se disputeraient, ou que zia Lucrezia se prendrait d'affection pour l'étrangère au premier coup d'œil, l'adoptant comme une fille. Mais le coup de fil qu'il avait reçu la veille avait anéanti ses espoirs. Zia Lucrezia avait frôlé l'hystérie, se rappela-t-il avec dégoût. Elle avait prétendu que la fille n'était qu'une croqueuse de diamants, vulgaire et mal dégrossie mais non dépourvue d'astuce plébéienne, puisqu'elle cherchait à se faire épouser de Paolo. Qui, le pauvre, ne réalisait pas le danger encouru ! — Je veux que cette Anglaise morde la poussière, avait-elle décrété d'une voix sifflante. Alessio avait failli répliquer qu'il aurait volontiers réservé ce sort à Vittoria. Avec obstination, celle-ci le bombardait de coups de téléphone et de billets doux ; sans réaliser que son joli corps sensuel et passionné ne valait pas, pour lui, le risque encouru : si elle persistait, Fabrizio Montecorvo et sa mère finiraient par découvrir le pot aux roses sans que Lucrezia s'en mêle ! Et voici qu'il était confronté à une calamité plus grande encore : cette fille inconnue, cette intruse, qu'il devait, d'une façon ou d'une autre, amener à quitter le lit de Paolo pour venir dans le sien ! « Il faudra que je sois complètement ivre..., décida-t-il avec humeur. Si jamais je me tire de ce pétrin, je ferai vœu d'abstinence ! » Déjà, Guillermo ouvrait le lourd portail d'entrée, et Emilia s'avançait vers le seuil...Alessio se décida à quitter le vestibule plongé dans la pénombre pour paraître au soleil, car, à quelques mètres, le chauffeur aidait zia Lucrezia à descendre, chargée d'un Caio surexcité. Son attention se porta aussitôt vers la jeune femme qui, légèrement à l'écart, levait les yeux vers la maison. Il pensa tout d'abord qu'elle n'était pas son genre. Ni celui de Paolo, d'ailleurs, ce qui ne manquait pas d'être surprenant. En fait, elle ne correspondait pas du tout à l'idée qu'il s'en était faite d'après les propos incendiaires de sa tante ! Presque aussi grande que Paolo lui-même, elle avait un teint très clair, un nuage de cheveux roux effleurant ses épaules, des yeux de brume, et une bouche adorable, aux lèvres légèrement maquillées. Ce n'était certes pas une beauté conventionnelle. Étrangement envoûtante, pourtant... « Elle est sûrement trop mince... », songea-t-il, même si la robe à quatre sous qu'elle portait était fort peu révélatrice. Comme pour lui répondre, un souffle de brise venu des collines plaqua le mince tissu contre son corps, dessinant les contours de ses seins haut placés, le léger renflement de son ventre, ses cuisses arrondies et ses longues jambes fuselées. Saisi d'une curieuse émotion, il éprouva une excitation aussi vive qu'inattendue. « Rectification : je ne me soûlerai pas, se dit-il, plein d'ironie envers lui-même. Je crois, au contraire, que cette ragazza mérite ma lucidité et mon attention pleines et entières. » Il s'avisa que sa tante s'avançait vers lui en l'examinant d'un œil désapprobateur. — C'est dans cette tenue que tu accueilles tes hôtes, Alessio ? Saisissant sa main tendue pour le baisemain de circonstance, il lui décocha un sourire froid : — Voici dix minutes, ma tante, je n'étais pas vêtu du tout. Alors, ceci est une concession de ma part. Tu as amené ton chien infernal, à ce que je constate. J'espère qu'il est mieux élevé qu'autrefois. Puis, reportant son regard vers son cousin : — Paolo, buon giorno. Comment vas-tu ? Paolo l'examina d'un œil souçonneux. — Que fais-tu ici ? s'enquit-il sans même le saluer.

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— Je suis votre hôte. Il est naturel que je veille à votre confort. — Tu n'es pas si attentionné, d'habitude. — Vraiment ? fit Alessio avec un large sourire. Eh bien, mettons que je cherche à m'amender ! Il continua en se tournant vers l'intruse, comme s'il venait tout juste de remarquer sa présence : — Et qui est ta charmante compagne ? Il se montrait délibérément poli plutôt qu'accueillant, et il nota que ses yeux gris frangés de cils sombres trahissaient une certaine nervosité. Sur la défensive, Paolo déclara : — Voici la signorina Laura Mason, de Londres. Laura, je te présente mon cousin, le comte Alessio Ramontella. Alessio remarqua qu'elle n'osait pas croiser son regard. Elle dit cependant d'une voix douce et claire : — Enchantée de vous connaître, signore. — Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue, mademoiselle, répondit-il en s'inclinant avant de précéder ses invités à l'intérieur de la villa. Emilia, enchaîna-t-il, veuillez conduire ces dames, s'il vous plaît. Et occupez-vous du chien. Guillermo, vous voulez bien mener mon cousin à sa chambre ? Comme il se détournait pour s'éloigner, Paolo le retint par un bras, demandant à mi-voix d'un ton acerbe : — Qu'est-ce que c'est que ça ? Où installes-tu Laura? — Dans une chambre voisine de celle de ta mère, qui me l'a expressément demandé. Navré de te décevoir, mais elle n'aurait pas toléré que tu dormes près de ta petite amie sous le même toit qu'elle, déclara Alessio avec un sourire teinté de malice. Il va falloir que tu pratiques l'abstinence comme les anciens moines de céans, mon cher. Paolo rétorqua avec aigreur : — Tu te gardes bien de prendre modèle sur eux!— Mais, contrairement à toi, je n'ai jamais amené de femme ici. — Justement, que penses-tu de ma petite innamorata anglaise ? — Pourquoi diable me demandes-tu mon avis ? Si elle te plaît, cela devrait suffire. Toutefois, d'habitude, tu les aimes un peu plus... D'un double geste des mains, Alessio esquissa les contours d'une femme bien ronde. — Si, approuva Paolo, lascif. Mais cette fille a des trésors cachés, si tu vois ce que je veux dire ! Et il éclata d'un rire gras. Alessio songea soudain qu'il n'avait jamais apprécié son cousin, et qu'en cet instant il l'aurait giflé avec grand plaisir ! Dans un état second, Laure suivit Ernilia et la signora à travers un dédale de couloirs. La villa Diana, qui n'avait qu'un étage, semblait avoir une surface au sol très étendue. Mais Laura n'était guère d'humeur à prêter attention à son environnement... Ainsi, pensait-elle, cet individu à moitié dévêtu, avec une chevelure noire indisciplinée et un menton bleui par une barbe naissante, était le comte Ramontella, l'auguste P.-D.G. de la banque Arleschi ? C'était à ne pas y croire ! Lorsqu'elle l'avait aperçu, elle l'avait pris pour un gardien, ou un jardinier ! Elle s'était attendue à rencontrer une version plus âgée, plus rassise de Paolo, avec une beauté conventionnelle et une silhouette épaissie par la maturité. Or, le comte mesurait un bon mètre quatre-vingt-cinq, et possédait un corps d'athlète mince et musclé, doré par le soleil. Son short taille basse était à la limite de la décence, se rappela-t-elle en s'empourprant. Et il avait tout au plus trente-cinq ans. Pour ce qui était du reste de sa personne... Sans être vraiment beau, son visage attirait le regard, avec son nez aquilin, sa bouche sensuelle au pli désabusé et ses grands yeux noirs qui contemplaient le monde d'un air indifférent et ennuyé. Du moins, c'était ainsi qu'il l'avait examinée ! Il n'était pas non plus fervent admirateur de la signora Lucrezia. Laura n'avait rien compris à son échange avec sa tante, mais l'insolence du comte ne lui avait pas échappé... Quoi qu'il en soit, s'il venait à découvrir qu'il hébergeait un « pion » insignifiant de son agence de relations publiques londonienne, il n'en serait pas enchanté ! Il était impératif de garder le secret le plus absolu sur son travail chez Harman Grace, conclut Laura Elle resterait « une fille rencontrée dans un bar

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». L'aristocrate parent de Paolo devrait s'en accommoder ! Elle fut arrachée à ses réflexions par Emiia, qui venait d'ouvrir une porte et déclarait : — Voici votre chambre, signorina. Laura embrassa le décor du regard. Le sol était dallé de marbre rose clair, et les murs blanchis conservaient des restes d'anciennes fresques, qu'elle ne manquerait pas d'admirer lorsqu'elle en aurait le loisir. C'était l'unique indication de l'antiquité des lieux. Le mobilier se composait d'un vaste lit double protégé — tout comme les fenêtres à persiennes — par de fins voilages blancs, d'une commode, une armoire et une table de nuit. Une porte menait à la salle de bains, elle aussi carrelée de marbre rose. Il y avait une lampe près du lit et, sur la commode, un superbe bouquet de roses. Laura se tourna vers Emilia avec un sourire, et, ignorant l'air dédaigneux de la signora Lucrezia, déclara avec cœur: — C'est ravissant ! Une fois seule, elle écarta les battants de la porte-fenêtre, et découvrit une cour bordée d'arbres, parcourue d'une galerie voûtée comme un cloître médiéval. Elle fit quelques pas en regardant autour d'elle. Il y avait, au centre de la cour pavée, une fontaine patinée par les ans, avec un chérubin porteur d'un coquillage qui déversait de l'eau dans le bassin peu profond. Tout à côté, un banc en pierre semblait inviter à s'asseoir. Mais tout n'était pas que tranquillité en ces lieux. Laura pouvait entendre, à peu de distance, la voix autoritaire de la signora, et les réponses patientes d'Emilia. Ce rappel était salutaire ! Ce paradis avait son serpent... Soudain lasse, moite, et vaguement découragée, elle gagna la salle de bains, et s'offrit le luxe d'une douche prolongée. Une fois séchée, elle s'enroula dans un drap de bain moelleux, et retourna dans la chambre. On avait, entre-temps, déposé sa valise. Elle défit son bagage, constatant sans joie qu'elle ne possédait rien, vraiment rien d'assez chic pour un séjour chez un membre de l'aristocratie ! Sa seule tenue à ne pas être trop froissée était une robe en tissu fluide, gris argenté, qu'elle décida de porter au dîner pour faire bonne impression. Elle ne gagnerait jamais l'approbation de la hautaine signora, et s'accommodait de cette idée. En revanche — pour des raisons qu'elle n'avait cure d'analyser ! — elle ne pouvait se résoudre à susciter aussi le dédain du comte... Toute la villa semblait en ce moment assoupie sous le soleil. Hésitant à quitter son refuge pour s'aventurer dans les autres pièces, elle s'apprêtait à faire un peu de lecture lorsqu'on frappa à la porte. « Paolo ! », pensa-t-elle, ennuyée d'être seulement « vêtue » d'un drap de bain. Mais, lorsqu'elle entrebâilla à peine sa porte, elle aperçut Emilia qui portait un plateau. Son Excellence, expliqua la domestique dans un anglais hésitant, avait pensé que la signorina aimerait se rafraîchir après son long voyage. Là-dessus, elle lui remit son fardeau et s'éclipsa. Laura déposa le plateau sur le lit avec précaution. Il était chargé d'une théière, d'une soucoupe de rondelles de citron, de canapés fourrés de pâté et d'un grand bol de cerises mûres. « Quelle agréable surprise ! » pensa-t-elle. Décidément, le comte Alessio Ramontella était un homme imprévisible... Elle ne tarda pas à se reprendre ! « Je suis idiote ! Il veille à bien accueillir sa tante et son neveu, et je bénéficie indirectement des attentions qu'il leur réserve. » Car son hôte ne semblait guère enclin à la bonté et à la générosité spontanée ! conclut-elle, se remémorant soudain, avec embarras, sa belle bouche sensuelle au pli dédaigneux. Elle savoura pourtant son en-cas, lut un peu, et finit par s'en-dormir. Lorsqu'elle s'éveilla, le soleil était à son déclin, et des ombres commençaient à s'allonger dans la cour. Elle se maquilla, brossa ses longs cheveux roux, et fixa des pendants en argent aux lobes de ses oreilles. Enfin, s'étant parfumée avec son eau de toilette à la senteur délicate, elle passa des sous-vêtements frais, puis la robe gris argent, dont elle noua à la taille le pan asymétrique. Ayant chaussé les sandales plates, en cuir gris patiné, qu'elle avait emportées, elle se décida à affronter le comte Ramontella. Elle quitta sa chambre et, si elle n'avait croisé Emilia au détour d'un corridor, se serait certainement perdue dans le dédale de couloirs et de cours intérieures. La gouvernante la guida vers une immense pièce dotée d'une vaste cheminée, ornée d'un blason héraldique. Laura hésita sur le seuil, intimidée par le décor. De toute évidence, elle avait quitté sa chambre trop tôt puisqu'elle se retrouvait seule. Au bout de la salle, de grandes portes-fenêtres donnaient sur une terrasse terminée par une volée de marches, menant au jardin. Le mobilier était épuré : quelques canapés et sofas, un long buffet à panneaux sculptés. Il y avait aussi

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un piano à queue, ouvert. Intriguée, Laura s'assit sur le tabouret et effleura une touche ou deux, admirant la plénitude du son. Un soupir lui échappa. A la mort de son père, elle avait dû se résoudre à vendre son cher piano, cette perte ajoutant à sa douleur. Elle fit encore sonner l'instrument, puis, enhardie par sa solitude, se mit à jouer une berceuse. Elle tressaillit lorsqu'elle entendit résonner des applaudissements. Elle fit volte-face regardant avec appréhension en direction du seuil. — Bravo! lança le comte Ramontella. Et, lentement, il avança vers elle.

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4.« Zut et rezut ! » pensa Laura, rougissant malgré elle. — Je suis navrée, signore, balbutia-t-elle. Vraiment, je n'aurais pas...— C'était charmant, je vous assure ! dit-il en venant s'accouder au piano et en l'examinant de son regard de braise. II était métamorphosé. Coiffé, rasé de près, il avait passe un pantalon noir, qui mettait en valeur ses longues jambes d'athlète, et une chemise blanche entrouverte, surmonté d'un gilet rouge qu'il avait choisi de porter déboutonné, avec une élégance nonchalante. « Décontracté et magnifique », pensa-t-elle avec un curieux serrement de gorge. — J'ai eu raison de le faire accorder, a ce que je vois, poursuivit-il. Personne n'en a joue depuis la mort de ma mère. — Seigneur ! Je suis d'autant plus confuse ! s'exclama-t-elle. Vraiment, c'est impardonnable de ma part. — Tout au contraire. C'était un vrai plaisir. Continuez, je vous prie. — Oh, non ! fit-elle en se levant, rouge d'embarras. Elle allait s'écarter de l'instrument, mais le pan de sa robe s'accrocha au coin du tabouret, et elle tira sur le tissu pour se dégager, en lâchant à mi-voix une légère imprécation. — Si calma, prego, dit le comte. Ne bougez plus, ou vous risquez de déchirer votre robe. II plaça un genou a terre avec une grâce de félin, s'inclinant pour dégager le tissu, et la libéra. -M-merci, murmura-t-elle.— De rien, dit-il en se relevant. Qu'avez-vous fait de Paolo ? — Je... je ne l'ai pas vu depuis notre arrivée. — Davvero ? Le piano était un dérivatif, alors. Mon cousin ne vous neglige pas,j'espere ? — Oh, non, s'empressa-t-elle d'affirmer, pas du tout ! Sa mere a dû vouloir s'entretenir avec lui, je suppose. — Si c'etait le cas, son insupportable petit roquet nous l'aurait appris. II ajouta avec un sourire agreable : — Puis-je vous offrir un verre ? Pour ma part, je vais me servir un whisky. — Je... ce n'est pas nécessaire, murmura-t-elle, la gorge seche. Il continua comme s'il n'avait rien entendu :

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— Il y a du jus d'orange. C'est excellent avec du campari. Essayez donc. Tout en parlant, il avait prépare le mélange et lui tendit la boisson, qu'elle n'osa refuser. — A vous ! dit-il, entrechoquant son verre avec le sien. — Grazie, fit-elle avec raideur. — Prego, répondit-il, et, cette fois, il sourit jusqu'aux oreilles. Dites-moi, signorina, etes-vous toujours aussi tendue ? Laura avala une ou deux gorgées, savourant la douceur du jus de fruits mêlé à la légère amertume de l'apéritif. Puis : — Pas toujours, non. Mais cette situation n'est pas facile pour moi. Vous vous demandez certainement, signore, ce que je fais ici. — Vous êtes venue avec mon cousin, cela n'a rien d'un secret. — Alors, risqua-t-elle, vous devez aussi savoir que sa mère n'est guère enchantée de ma présence. Le comte répondit d'un air indéchiffrable : — j'évite de m'intéresser aux affaires de ma tante, signorina. Du moins, tant qu'on ne me contraint pas à y prendre garde, ajouta-t-il avec un sourire. — Comme je viens de le faire, se désola-t-elle. — Peut-être. Mais à présent que nous avons fait connaissance, signorina, je n'attends que du plaisir de votre visite, croyez-le bien. Avant même qu'elle puisse prévenir son geste, il lui prit la main et la porta à ses lèvres. Elle vit flamboyer son regard de braise, comme il la relâchait. — Vous seriez sans doute plus à l'aise si nous faisions moins de - cérémonie, continua-t-il. Je m'appelle Alessio, et je sais que votre prénom est Laura. Elle se sentit rougir de nouveau, et fit observer avec quelque gêne : — Votre tante y trouverait sans doute à redire. — Eh bien, qu'elle s'en débrouille ! répliqua le comte de sa voix désinvolte. Nous passons sur la terrasse ? C'est très agréable, ici, en fin d'après-midi. Laura le suivit à contrecœur. « Je ne m'attendais pas à ça », songea-t-elle, mal à l'aise. Elle avait pensé, en réalité, que Paolo ferait barrière entre elle et sa famille. Sur la terrasse, où étaient disposés une table et des fauteuils, Alessio offrit un siège à Laura, puis s'assit sur le plus proche du sien. En silence, elle sirota sa boisson. Elle se sentait nerveuse. Elle finit par risquer : — Vous ne vous ressemblez pas beaucoup, Paolo et vous. Pour des cousins, je veux dire. — En effet, nous n'avons pas grand-chose en commun. Physiquement, il tient de feu son père, je crois. — Je vois, lâcha Laura. Puis, après une hésitation : — Sa mère est une femme... qui retient l'attention. — Elle a une forte personnalité, c'est certain, énonça Alessio, pince-sans-rire. Elle passait pour une très belle femme, autrefois. Il se pencha en avant, et demanda sans crier gare : — Comment avez-vous rencontré mon cousin, Laura ? — Je travaille dans un bar à vins. Il y était client. — Ah ! Alors, vous n'êtes pas toujours aussi timide que vous l'êtes avec moi. — C'est que je ne m'attendais pas à vous rencontrer, signore. — N'oubliez pas notre accord : je m'appelle Alessio. Un éternuement sonore retentit dans le salon. et Paolo ne tarda pas à paraître sur la terrasse, un mouchoir en main. — Maledizione, grommela-t-il. Je crois que je suis en train de prendre froid. A croire que j'ai attrapé un microbe dans l'avion ! Décidant de mettre à profit cette occasion de jouer son rôle, Laure se leva et alla glisser son bras sous le sien. — Mon pauvre chéri ! Il n'y a rien de pire que le rhume des foins. Il la regarda d'un air interdit. Puis, comme s'il se rappelait enfin la raison de son attitude, il se hâta de

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déposer un baiser sur sa joue. — Je tâcherai de ne pas te contaminer, carissima. Là-dessus, il l'enlaça, et sa main vint, à dessein, effleurer le contour de son sein. Laure plaqua un sourire sur son visage même si elle avait bien envie de gifler Paolo ! Alessio, lui, continua à savourer son whisky d'un air impénétrable. Si Laura avait compté que l'arrivée de la signora calmerait l'ardeur de son fils, cet espoir fut vite déçu. Paolo avait approché sa chaise de la sienne, et ne cessait de lui prendre le bras ou l'épaule de façon possessive, et elle contenait à grand-peine son dégoût. Elle voyait, bien sûr, que la Signora surveillait ce petit manège en pinçant les lèvres. Elle avait aussi une conscience aiguë de la présence du comte, qui leur décochait parfois un regard songeur. Pour une raison qui lui échappait, elle était plus perturbée par ces coups d'œils que par l'expression hostile de la signora.Lorsqu'on annonça enfin le repas, et que Paolo la laissa aller, elle éprouva un soulagement infini. La salle à manger était une grande pièce toute en longueur, dont le plafond était orné d'une superbe fresque représentant une sorte de Bacchanale. Au-dessous, argenterie et cristaux scintillaient à la lumière de plusieurs candélabres aux branches chantournées. Alessio fut installé à la place d'honneur, tandis que sa tante lui faisait face à l'autre bout. Laura, sur le côté, à mi-distance, se retrouvait face à Paolo — à l'abri de son petit manège « amoureux ». Au demeurant, celui-ci ne semblait plus guère d'humeur folâtre. Il ne cessait de renifler, et de tâter son front comme s'il était brûlant. En dépit de ses préoccupations, Laura savoura avec plaisir le risotto aux champignons sauvages, le veau en sauce, le dessert crémeux aux amandes. Mais elle demeura sobre, refusant à plusieurs reprises le vin que lui offrait Guillermo. Elle tenait à garder la tête sur les épaules ! La conversation se déroulait en anglais. La signora tenta à plusieurs reprises de passer à l'italien, mais le comte ne manqua pas de lui rappeler chaque fois, d'une voix doucereuse, qu'elle oubliait leur invitée. Et la signora dut se plier à ses injonctions tout en roulant des yeux. Ce fut au moment où le repas touchait à sa tin que Paolo choisit de lâcher ces propos explosifs : — Au fait, maman, l'alliance que grand-mère m'a léguée... celle que tu gardes dans ton coffre de Rome... tu voudras bien me la remettre, quand nous retournerons là-bas ? Un silence électrique suivit ces paroles. Laura, le regard fixé sur son assiette, pensa : « Seigneur ! Pourquoi a-t-il fallu qu'il dise une chose pareille ? Et pourquoi ne m'a-t-il pas avertie ? » La signora, quoi qu'on puisse penser d'elle, était tout de même la mère de Paolo. Et voilà qu'il cherchait à la provoquer ! A donner un tour plus sérieux à leur prétendue liaison ! Quelle incorrection de sa part !D'abord interdite, la signora finit par dire d'une voix frémissante: — C'est un bijou de valeur qui devrait rester en sécurité. Mais, bien entendu, la décision t'appartient,figlio mio. — Justement, elle est prise, déclara Paolo. Il est temps que cette bague me revienne. La conversation manqua d'allant, après cette sortie. Et ce fut avec soulagement que Laure accueillit la proposition du comte, suggérant de passer au salotto pour le café. Celui-ci, fort en goût, fut servi dans de ravissantes tasses en porcelaine. — Une grappa pour la signorina, annonça Guillermo, posant devant Laura un tout petit verre de liqueur incolore. C'est un digestif, excellent après le repas. Laura porta le verre à ses lèvres et avala une gorgée. Elle faillir s'étrangler, ses yeux s'humectèrent de larmes. — Eh bien ! s'exclama-t-elle en acceptant le mouchoir que lui tendait Alessio, c'est fort ! — Ça titre à près de quatre-vingt-dix pour cent, lui dit Alessio, amusé. Vous n'en aviez jamais bu ? — Certes pas ! Je m'en souviendrais, sinon ! Levant les yeux vers son cousin, qui ne cessait de s'éponger le front, le comte commenta : — Paolo, tu as négligé l'éducation de Laura. — Au contraire ! Je me suis concentré sur l'essentiel, si je puis me permettre. Alessio eut de nouveau un regard songeur, mais n'émit aucun commentaire. Quant à Laure, elle avait rougi comme un coquelicot, et aurait voulu pouvoir disparaître sous terre !

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La signora, figée sur un coin de canapé, déclara soudain son intention de regarder la télévision. Laura, qui comprenait très peu l'italien, se lassa vite de regarder défiler les images. Elle reporta son attention sur la partie d'échecs que disputaient depuis un instant les deux cousins. Sans être experte, elle constata vite que Paolo se trouvait dans une position peu enviable. — Je me sens trop mal pour jouer, déclara-t-il en mettant fin à la partie. Je vais demander à Emilia de m'apporter une tisane dans ma chambre. Se levant alors, il vint embrasser Laura sur la joue. — Bonne nuit, carissima. Je préfère aller me reposer pour être en forme demain. Ainsi, nous découvrirons ensemble mon beau pays. Nous pourrions commencer par Assise ? Se contraignant à sourire, elle prétendit que ce serait un merveilleux début. Paolo alla faire un baisemain à sa mère en ignorant le regard incendiaire qu'elle lui jetait. Puis, ayant salué son cousin, il s'éclipsa. Alessio s'adressa alors à Laura : — Aimeriez-vous lancer un défi au vainqueur ? — Après la déroute que vous avez infligée à Paolo, je préfère m'abstenir, dit-elle d'un air piteux. Ce qu'il vous faudrait, c'est mon jeune frère. Il était champion d'échecs de son collège dès l'âge de six ans. — Votre frère ? intervint vivement la signora. Je vous croyais fille unique. Laura se remémora trop tard le mensonge dont elle était convenue avec Paolo : elle était fille unique, et même orpheline. Cela leur épargnerait bien des pièges, avait-il décrété. Et voilà qu'elle venait de commettre un impair ! Elle devrait le mettre au courant de ce raté dès la première heure, le lendemain. En attendant, elle s'empressa de répliquer du ton le plus léger possible : — Ah ? Vous ai-je donné cette impression, signora ?II faut croire que je prenais mes désirs pour des réalités... Elle enchaîna après une courte pause : — Si vous voulez bien m'excuser aussi... La journée a été longue, et il faut encore que je m'y retrouve dans le dédale des couloirs. — Permettez, intervint Alessio. Se levant, il s'approcha de la cheminée pour tirer sur le cordon de la sonnette. Guillermo apparut presque aussitôt, l'air interrogateur. — Veuillez reconduire la signorina à sa chambre, déclara le comte. Elle désire se retirer. Laura réalisa soudain qu'elle se sentait étrangement déçue. — Merci, dit-elle avec raideur. Et... bonne nuit. Alessio la suivit du regard en silence tandis qu'elle quittait le salon, escortée par Guillermo. Dès qu'ils eurent disparu, zia Lucrezia se leva d'un bond en s'écriant : — Aurais-tu perdu la tête ? Pourquoi ne l'as-tu pas accompagnée toi-même ? C'était une occasion d'être seul avec cette fille ! Conscient d'avoir renoncé à cette tentation — et de façon tout à fait délibérée —, il répliqua sèchement : — Je sais ce que je fais. Tu désires peut-être qu'elle prenne peur, et coure se réfugier chez Paolo ? — Prendre peur ? Cette fille-là ? Allons donc ! s'écria la va Lucrezia. — J'aimerais attirer ton attention sur un fait : elle n'a rien d'une fille qu'on aurait appâtée dans un bar. Je suis... surpris. — Ah ! Ainsi, son faux air d'innocence t'a abusé aussi ! Toi, le don Juan affranchi ! Elle a entortillé mon malheureux fils, c'est clair ! Te rends-tu compte ? Il a osé demander la bague de nonna Caterina ! Celle que je réservais pour Béatrice. J'en suis restée saisie ! — L'intéressée aussi, me semble-t-il, souligna Alessio. Es-tu certaine qu'ils sont amoureux ? Peut-être désire-t-il simplement vendre la bague pour payer des dettes de jeu. — Amoureux ? Qu'est-ce que cela veut dire ? siffla la signora en ignorant cette dernière pique. Ce qui attire cette fille, c'est la position de mon fils dans le grand monde. Et puis, elle le croit riche. — Dans ce cas, montre-lui ses relevés bancaires, répliqua le comte. Cela la refroidira, et m'épargnera bien des tracas.— Mais il ne sera pas guéri pour autant ! Tu l'as bien vu : il n'arrêtait pas de la toucher, c'était plus fort que lui. — C'est l'impression que cela donne, dit Alessio avec lenteur. Il n'est sans doute pas plus mal de leur

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avoir attribué des chambres très éloignées l'une de l'autre. — Et que fais-tu de cette visite à Assise ? Ils s'arrêteront dans le premier hôtel venu, à n'en pas douter ! Alessio éprouva soudain un vif dégoût aux visions que suscitaient ces mots. « Hypocrite ! » s'admonesta-t-il en son for intérieur. Il déclara d'un ton glacial : — Je te suggère, ma tante, de te découvrir une passion subite pour les beautés de la région. Accompagne-les à Assise, tu feras le chaperon tout à loisir, si tu le juges nécessaire. Et fais-toi seconder par ton monstre canin. Apprends-lui à mordre ton chenapan de fils chaque fois qu'il touche cette fille ! — II n'y a jamais moyen de discuter avec toi ! s'exaspéra la signora en gagnant le seuil d'un pas rageur. Je te souhaite une bonne nuit, mon neveu. Mais prends garde, n'oublie pas notre accord ! Resté seul, Alessio gagna le piano, et égrena quelques notes d'un air pensif. Il se remémorait soudain la délicate rougeur de Laura à l'instant où elle l'avait surpris à l'entrée de la pièce alors qu'elle achevait sa berceuse. Il avait l'impression étrange de sentir l'odeur du parfum qui lui était venu aux narines lorsqu'il l'avait aidée à dégager sa robe. Quelle robe ! Une infernale tentation... Il aurait suffi d'un geste, un seul, pour dénouer les pans et révéler la chair qu'ils dissimulaient... Il se leva brusquement pour éteindre les lumières. « Je te déconseille de penser à ça juste avant le coucher, Alessio », s'admonesta-t-il avec ironie. Avait-il perdu l'esprit pour caresser des fantasmes d'adolescent au sujet de cette femme ? Il devait, au contraire, garder une distance froide et clinique en ce qui la concernait !

Laura mit du temps à s'endormir, cette nuit-là. Malgré sa fatigue, elle était en proie à trop d'inquiétudes pour sombrer dans le sommeil. Elle se disait, entre autres, qu'elle ne pouvait pas pour-suivre la mascarade plus longtemps. Cela devenait trop compliqué ! Ingérable, même... « Que va exiger Paolo, la prochaine fois ? se demanda-t-elle avec exaspération. Qu'on se fiance ? » A la première occasion le lendemain, elle aurait une conversation sérieuse avec lui ! Elle lui ferait comprendre qu'il allait trop loin, et qu'il avait choqué sa mère. D'ailleurs, après le numéro qu'il avait joué au dîner, la signora était sûrement convaincue qu'il n'épouse-rait jamais la dénommée Béatrice... Alors, à quoi bon prolonger le risque ? Oui, il fallait à tout prix que Paolo l'emmène loin de la villa Diana... et de son dangereux propriétaire ! pensa-t-elle avec un frisson. En suivant Guillermo à travers les couloirs, la veille, elle avait dû s'avouer son désir secret : elle aurait aimé que le comte l'escorte jusqu'à sa chambre. Elle l'avait même espéré... « in es folle ! » ricana-t-elle. Le comte Alessio Ramontella vivait dans le rayonnement du soleil, alors qu'elle n'était qu'une misérable étoile éteinte reléguée aux confins de la galaxie où il occupait une place royale... Elle se remémora soudain son sourire, et la façon dont il illuminait son visage, conférant charme et humour à ses traits. Elle savoura, sans pouvoir le refouler, le souvenir de l'instant imprévu où ses lèvres avaient effleuré sa main... Quelle sensation extraordinaire ! Elle avait été atteinte en plein cœur. Si Steve avait possédé une once de l'ascendant masculin du comte, pensa-t-elle soudain, il serait sans doute en ce moment un homme comblé, au lieu de voyager seul en France. Et Paolo aurait dû trouver une autre partenaire pour monter sa petite supercherie... Soudain effrayée par le tour de ses pensées, elle s'écria : — Tu dois partir d'ici ! Vite ! Ce n'était pas irréalisable. Paolo pouvait très bien décider de l'emmener en Toscane comme prévu au départ. Et qui irait savoir qu'elle prenait un avion pour Londres au lieu de le suivre ? Paolo avait mis dans le mille à la première tentative, ce soir. S'il savait y faire, il tirerait un parti durable de cette victoire. Il n'avait plus véritablement besoin de ses « services ». Quant à elle, elle n'avait pas envie de quitter l'Italie... Mais elle n'avait pas le choix ! Un : elle ne pouvait plus se fier à Paolo, c'était évident. Deux : elle était confrontée à un problème inattendu : le comte ! Et le « problème » la déborderait, si elle restait ! C'était un aveu qu'elle se garderait de faire à Paolo, bien entendu... « De toute façon, il ne voulait pas venir en Ombrie. Mors, il n'aura rien à objecter quand je lui apprendrai que je veux partir », conclut-elle en sombrant enfin dans le sommeil.

Sa détermination n'avait nullement faibli, le lendemain, alors qu'elle passait une jupe en denim bleu et

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un petit haut blanc sans manches, après sa toilette. Déjà, le soleil rayonnait, créant un léger halo de chaleur à la crête des collines. Elle comptait bien savourer chaque seconde de son dernier jour en Italie. Elle réglerait tout avec Paolo lors de leur excursion à Assise. Ils partiraient. Et la vie reprendrait son cours normal... Sous peu, elle rirait de toute cette aventure avec son amie Gaynor. « Figure-toi, lui dirait-elle, que j'ai croisé une sorte de demi-dieu : un homme plus sexy que le péché, et fabuleusement riche ! Elle retrouva sans peine le chemin du retour à la salle de séjour. Quand elle y parvint, cependant. la vaste pièce était déserte, et la table non servie. Comme elle revenait sur ses pas. Emilia lui indiqua la terrasse. Dès que Laura eut franchi la porte-fenêtre du salon, elle s'immobilisa.

Vêtu d'un jean crème et d'un polo noir, Alessio était occupé à lire un journal. La table était parée d'une nappe blanche. Tout près, un chariot d'office était chargé d'un grand plat où trônaient un jambon à l'os, des fromages, des petits pains, des fruits, une cafetière... — Buon giorno, dit le comte. Décidément, rien n'échappait à son regard d'aigle ! Il se leva, lui coupant toute possibilité de s'esquiver. — Avez-vous bien dormi ? — Oui, m-merci, murmura-t-elle en prenant place sur le siège qu'il lui indiquait. II n'y a que deux couverts ? Où sont les autres ? — Ils prennent leur petit déjeuner dans leur chambre. Chez ma tante, c'est une habitude. Quant à Paolo, il est trop malade pour quitter le lit, lui apprit-il, sardonique. — Comment ça, trop malade ? — Le coup de froid d'hier s'est aggravé. Sa mère est très inquiète. Elle lui a fait préparer des litres de grog au citron, et a réclamé tous les analgésiques de l'armoire à pharmacie. — Oh ! lâcha Laura, qui prenait la mesure de la nouvelle avec un désarroi croissant. Elle n'avait pas prévu cette tournure des événements ! — Il faut que j'aille voir si je peux aider à le soigner, décida-t-elle. — Permettez-moi de vous donner un conseil, bella mia. Selon le proverbe, il ne faut jamais s'interposer entre la louve et ses petits. Cela vaut pour ma tante Lucrezia. Si vous m'en croyez, restez où vous êtes, et savourez votre petit déjeuner bien à l'abri, déclara Alessio de sa voix la plus nonchalante. Il se leva pour s'approcher du chariot d'office : — Puis-je vous proposer un peu de cet excellent jambon ? — Oui, m-merci. Elle le regarda découper quelques tranches avec une précision habile et déposer l'assiette sur la table. — Paolo se sentira peut-être mieux tout à l'heure, risqua-t-elle. Nous devons aller à Assise. — Il n'ira nulle part. Ni maintenant, ni dans un avenir proche. Sauf si sa mère insiste pour que je le fasse emmener à l'hôpital en hélicoptère, bien sûr. — Il a un rhume, pas une maladie mortelle ! — Je vous déconseille d'en faire la réflexion à zia Lucrezia, déclara Alessio en s'attaquant à une tranche de jambon. Au demeurant, nous ne la verrons guère. Elle va consacrer son temps à cajoler son malade, et à ordonner à ma pauvre Emilia de lui confectionner des gâteries pour restaurer son appétit défaillant. Laura vida son verre de jus de fruits, puis demanda : — Vous parlez sérieusement, n'est-ce pas ? — Moi, non. Mais ma tante ne plaisante pas, en effet. Cependant, avec du repos et des soins, Paolo se tirera d'affaire, rassurez-vous, conclut Alessio avec un humour froid. Malgré elle, Laura éclata de rire : — Que d'histoires pour un rhume ! — L'échec ou la réussite d'un mariage reposent sur ces vétilles, dit-on. Mieux vaut les découvrir avant de passer à l'autel. Vous voilà fixée sur l'importance que Paolo accorde à sa santé. Là-dessus, Alessio observa d'un œil aigu sa voisine, qui découpait sa tranche de jambon en minuscules carrés. Puis, après un temps de silence : — Vous avez l'intention d'épouser mon cousin, bien sûr ? Elle leva les yeux vers lui d'un air circonspect. — Je... Rien n'est encore décidé.

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— Mais vous voyagez avec lui pour faire connaissance avec sa famille. Et il semblait déjà décidé, hier soir. Pour un Vicente — tout comme pour un Ramontella, d'ailleurs —, donner une bague de famille est une affaire on ne peut plus sérieuse. Elle traduit en fait une déclaration d'intention formelle. Un engagement à vie. — Oh... Je l'ignorais. Il ne m'en avait rien dit. — Je vous sers une tasse de café ? Ou dois-je demander à Emilia d'apporter du thé ? — Le café m'ira très bien, merci, murmura-t-elle, l'esprit en tumulte. — Vous semblez perturbée. De quoi s'agit-il ? — De rien, je... Je me sens un peu inutile. Comme une intruse aussi, puisque Paolo est malade. Je ne vais pas savoir quoi faire de moi-même, expliqua Laura en s'efforçant de sourire. Alessio lui désigna la volée de marches, et reprit : — Je vous suggère de vous détendre. Ceci mène à la piscine, qui est un endroit très agréable pour prendre le soleil et... pour rêver à l'avenir. Ne vous faites pas de souci : Paolo a cinq ou six rhumes par an, vous aurez l'occasion de le dorloter. — Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas ? — Ma foi... peut-être un peu. lâcha Alessio, dont le demi-sourire s'élargit. Il est si tentant de vous taquiner ! Mais je tiens à me faire pardonner : je dois me rendre au village ; venez avec moi, et nous pousserons jusqu'à Assise. Il y a mille choses à voir, là-bas. Et je connais un excellent restaurant où nous pourrions déjeuner. Un silence s'écoula. Plus incertaine que jamais, Laura dit en mugissant : — Vous proposez de m'emmener à Assise... C'est très aimable de votre part, signore, je vous en suis reconnaissante. Mais je ne saurais accepter. Je ne veux pas vous déranger. — Cela ne me dérange pas du tout ! Al contrario,j'en serai enchanté. Mais je constate que vous n'êtes pas à l'aise avec moi, puisque vous continuez à me donner du signore. Peut-être ne me faites-vous pas assez confiance pour passer une journée avec moi ? « A moins que tu ne te méfies de toi-même, bella mia, acheva in petto Alessio, la regardant rougir. Si tel est le cas..., alors tu seras mienne ! » — N-non, balbutia Laura, cherchant frénétiquement une justification. Non ! Ce n'est pas ça du tout ! Ce... c'est à cause de Paolo. C'est lui qui a eu l'idée de m'emmener là-bas. Je dois attendre qu'il soit remis pour m'y rendre avec lui. Je... je ne veux pas le blesser. Vous pouvez le comprendre, j'espère ? — Je comprends très bien, soyez-en sûre. « Plus que tu ne le crois et ne le souhaites, ma douce », ajouta Alessio en son for intérieur. Soupirant de façon appuyée, en homme qui feint comiquement le plus grand désespoir, il continua : — Ah, je suis fort abattu de constater que vous vous moquez de mes espoirs déçus ! Voilà qui est bien cruel ! Qu'il en soit ainsi, cependant, si vous le désirez. « Le moment venu, poursuivit-il en lui-même tandis qu'il se levait en repoussant sa chaise, un de ces jours, une de ces nuits, c'est toi qui viendras à moi ! Et je prendrai tout ce que tu as à donner, et même plus. » — Arrivederci, Laura, conclut-il avec un sourire presque impersonnel. Profitez de votre solitude tant que vous le pouvez. Là-dessus, il s'éloigna en sifflotant à mi-voix, tandis que Laura le suivait du regard, mystifiée et confuse.

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5.Ayant achevé d'étaler de la lotion solaire sur ses bras et ses jambes, Laura se rallongea à l'ombre du parasol en soupirant d'aise. La piscine se trouvait dans un creux de vallon au bas du jardin. Avec son bassin turquoise abrité par des buissons en fleurs étagés en terrasses, c'était un havre de paix. Chaussant ses lunettes fumées, Laura poursuivit la lecture du roman qu'elle avait entamé. Elle ne tarda guère à reposer l'ouvrage, cependant, et laissa dériver ses pensées... Elle était parvenue à intercepter Emilia au passage pour lui demander s'il était possible de se rendre au chevet de Paolo. Le verdict de la signora avait été sans appel : son fils avait une forte fièvre, et ne pouvait être dérangé. « Si je tenais véritablement à lui, je serais dévorée d'inquiétude », avait songé Laura, indignée par cette froideur implacable. Mais que faire, sinon prendre son mal-. en patience ? Elle ne s'en trouvait pas moins dans une situation absurde, et par sa propre faute. Elle aurait dû se souvenir que rien n'était jamais gratuit, en ce bas monde... Gagnée par une douce torpeur, elle ôta ses lunettes et se laissa aller sur son transat, en pensant : « Che sera, sera... qui vivra verra... » Un instant plus tard, elle était assoupie.

Après avoir garé sa jeep, Alessio gagna la villa. « Vivement une bonne boisson fraîche et quelques longueurs de piscine ! » pensa-t-il. Hélas ! Sa tante surgit à un détour du couloir comme si elle avait guetté son arrivée. — Où étais-tu ? demanda-t-elle.— Au village. Luca Donini m'a demandé de parler à son père, pour qu'il ne passe pas un hiver de plus dans sa cahute. — Il te l'a demandé ? s'étonna-t-elle avec hauteur. Franchement, Alessio, tu oublies parfois quelle est ta position ! Lui décochant un regard dur, il laissa tomber de sa voix la plus traînante : — Oui, zia Lucrezia. Comme les événements de ces dernières semaines l'ont malheureusement prouvé. Mais Besavoro est mon village, et les soucis de mes amis sont aussi les miens. — Tss, tss, tss, siffla-t-elle. Alors, tu n'as pas emmené cette fille avec toi ? — Je l'ai invitée, mais elle a refusé, vois-tu. — Il aurais tout de même pu m'avertir que tu descendais au village ! Je t'aurais demandé de rapporter des médicaments pour mon pauvre Paolo. Il délirait, cette nuit. Il disait des choses qui n'avaient ni

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queue ni tête. — C'est sans doute une habitude. Pourquoi ne pas questionner son innamorata à ce sujet ? La zia Lucrezia lui décocha un regard furibond, et tourna les talons. Avec humeur, Alessio gagna sa chambre, irrité par sa propre réaction. Point n'était besoin de se remémorer que Laura et Paolo avaient une relation intime avant d'arriver en Italie ! Il n'en était que trop conscient ! Ce qu'il n'arrivait pas à s'expliquer, en revanche, c'était en quoi cela l'irritait. Il avait attendu l'arrivée de Laura à la villa avec ressentiment, bien qu'il fût seul responsable du guêpier où il se trouvait fourré. Dès qu'il l'avait vue, cependant, elle l'avait intrigué. Et elle avait éveillé son désir... Il s'entendait encore promettre à Lucrezia, avec un certain cynisme, qu'il renverrait l'Anglaise chez elle avec de beaux souvenirs. Or, voilà qu'il n'était pas du tout sûr de vouloir la renvoyer ! Pas tout de suite, en tout cas, pensa-t-il en se dépouillant de ses vêtements pour enfiler un maillot de bain. Il ne lui aurait pas déplu d'emmener Laura dans quelque paradis — les Maldives ou les Bahamas, par exemple... En faisant d'abord un détour par Milan afin de lui acheter les vêtements dont il aurait plaisir par la suite à la dépouiller... Savourant son fantasme, il prit une serviette de bain et des lunettes de soleil, et s'en fut la rejoindre à la piscine. Il l'y trouva endormie. Le soleil s'était déplacé, dardant ses rayons sur sa cheville et son pied. Il s'approcha pour réorienter le parasol ; puis s'attarda à la contempler. Dans son maillot vert bouteille, elle évoquait, avec son corps mince, la tige d'une fleur et ses opulents cheveux roux une flamboyante corolle. Il fut tenté de ramener en arrière la mèche qui avait glissé sur sa joue. Mais il ne pouvait pas s'autoriser un geste aussi intime, malgré le désir violent qu'il en éprouvait. Il déglutit avec effort, déposa son drap de bain et ses lunettes fumées sur un transat proche, puis gagna le plongeoir et effectua un saut vigoureux et sec. Le bruit du plongeon éveilla Laura. Se redressant sur un coude, elle vit le corps hâlé qui fendait l'eau dans un mélange de grâce et de puissance, et tressaillit — recouvrant d'un coup sa lucidité avec une inquiétude sourde. A la dérobée, elle regarda le comte aligner deux longueurs, puis obliquer vers le bord. Elle chaussa aussitôt ses lunettes noires et rouvrit son livre. Alessio était sorti de l'eau et venait vers elle, sa peau humide luisant au soleil. — Ciao, fit-il en s'emparant de sa serviette et en se séchant avec nonchalance. — Bonjour, répondit-elle sans oser lever les yeux. Son maillot, pensa-t-elle, était encore plus révélateur que le short du premier jour ! — V-vous êtes revenu vite, continua-t-elle, la gorge sèche. Vous avez déjà réglé votre affaire ? — Pas comme je l'aurais voulu. J'ai eu une partie de bras de fer avec un vieil homme, et j'ai perdu. — Perdu ? Cela ne doit pas vous arriver souvent. — Avec Fredo, si, dit Alessio, dont les traits s'illuminèrent d'un sourire. J'ai grandi avec son fils, Luca ; il était pratiquement un second père pour moi lorsque mes parents étaient au loin. Il nous rossait à tour de rôle lorsque nous avions fait des bêtises, et il ne se gêne pas pour me le rappeler ! Il haussa les épaules, et continua : — Mais il nous a appris à connaître la forêt comme notre poche. C'est lui qui m'a emmené à ma première chasse au sanglier. — Alors, pourquoi êtes-vous en désaccord ? — II n'a jamais aimé la ville, même du temps où sa femme vivait encore. Lorsqu'elle est morte, il s'est installé dans une cabane en pleine montagne, où il s'occupe de ses chèvres. Luca trouve son père trop vieux pour mener cette existence. Il veut qu'il vienne habiter avec lui. Mais Fredo prétend que sa belle-fille est mauvaise cuisinière et qu'elle aune langue de vipère. Que répliquer à ça ? — Rien, en effet. Deux calamités en une seule femme, c'est rédhibitoire. — Puisque vous l'affirmez ! fit en riant Alessio. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot, bella mia. — Vous ne renoncez pas aisément. — Je ne renonce jamais. Il étala son drap de bain sur le transat et s'allongea, tout en lorgnant le livre qu'elle serrait entre ses mains crispées.— Votre bouquin est intéressant ? — Pas vraiment. Je continue parce que je n'ai rien emporté d'autre...

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— Il y a ici des ouvrages en anglais, classiques et modernes. Vous pouvez en emprunter si vous en avez envie. Vous demanderez à Emilia qu'elle vous indique ma bibliothèque. — Merci, c'est.., vraiment gentil de votre part, dit Laura, surprise par cette attention. Est-ce parce que vous lisez beaucoup que vous parlez si bien anglais ? — J'ai fait mes études en Angleterre et aux États-Unis. Une chance, non ? continua-t-il avec un sourire espiègle. Puisque votre italien est si rudimentaire. — Mais je connais bien le français ! se défendit-elle. Si j'étais allée en vacances là où je l'avais prévu, personne ne se serait moqué de moi. — De quelles vacances parlez-vous ? Laura se figea, maudissant sa bévue. — J'avais pensé me rendre sur la Riviera, mais j'ai rencontré Paolo, s'empressa-t-elle de dire, alors, j'ai changé d'avis, bien sûr. — Bien sûr, répéta Alessio. Et elle crut percevoir de l'ironie dans son intonation. — Vous auriez peut-être dû vous en tenir à votre première idée, poursuivit-il. Vous auriez évité zia Lucrezia. — Certes, enchaîna-t-elle d'un ton léger. Et Paolo n'aurait pas attrapé de rhume. — Avec vous pour lui tenir chaud, sûrement pas, répliqua Alessio, qui la vit s'empourprer avec satisfaction. Lui avez-vous rendu visite ? — Sa mère ne m'y a pas autorisée. Il a une forte fièvre.— Que votre présence ferait grimper à un degré infernal, commenta-t-il d'une voix doucereuse. C'est du moins ce qu'elle doit penser. Voulez-vous que j'intervienne pour lui faire entendre raison ? — Vous feriez ça ? Mais pourquoi ? — De quel droit m'opposerais-je à l'amour ? dit-il, haussant les épaules avec désinvolture. S'efforçant d'ignorer le jeu de ses muscles, Laura demanda abruptement : — Connaissez-vous Béatrice Manzone ? — Je l'ai rencontrée. Pourquoi cette question ? — Je me demandais à quoi elle ressemble. Le regard soudain plus aigu, il s'enquit : — Qu'en dit Paolo ? — Qu'elle est riche. — C'est expéditif, fit-il avec un demi-sourire. Elle est aussi jolie et docile. Et plus doucereuse qu'un pot de miel. Tout le contraire de vous, mia cara. — Je ne cherchais nullement à me comparer à elle ! — Vous vouliez être rassurée, alors ? C'est à Paolo qu'il faut vous adresser pour ça ! D'ailleurs, à l'en croire, Mlle Manzone fait partie du passé. — Sa mère ne semble pas de cet avis. Il y eut un silence étrange, puis le comte dit : — Mia bella, si vous voulez Paolo et qu'il vous veut, quelle importance ? Là-dessus, il se leva d'un mouvement qui semblait impatienté : — Il est temps de remonter déjeuner.

Une fois encore il n'y avait que deux couverts, dresser sur la table de la salle a manger. Laura constata que sa chaise avait été rapprocher de celle du comte. C'était plus commode pour le service. Mais elle avait l'impression d'être acceptée dans l'intimité d'Alessio —traitée en invitée et non en visiteuse indesirable. Cela la perturbait.Quoi qu'il en soit, cette matinée au grand air avait aiguisée son appeti,car elle avala une assiette de potage et un plat de pâtes. Cependant, lorsque Guillermo apporta un cabillaud apprêté avec des pommes rôties, elle ne put retenir un mouvement de surprise. — Le repas n'est pas terminé ? C'est incroyable. Amusé, Alessio commenta : — Il reste encore à venir le fromage et le dessert Vous allez épouser un Italien, Laura. Vous devez vous

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accoutumer à manger copieusement à la mi-journée. — Mais comment peut-on travailler après tout ça ? — Paolo ne vous a pas initiée aux charmes de la sieste ? Il luttait pour garder un ton léger, songeant avec une rage farouche qu'il voulait être le seul à partager avec elle ces heures de langueur et de pénombre, sommeiller en la tenant dans ses bras pour lui faire ensuite l'amour longuement, voluptueusement... — Nous reprenons le travail plus tard, quand il fait plus frais, ajouta-t-il. — Je crois que Paolo s'est acclimaté aux habitudes londoniennes, murmura-t-elle. — Il ne restera pas en poste là-bas, vous savez. Cela vous tente de vivre à Turin ou à Milan ? — Je suppose que je m'adapterai. « Le problème ne risque pas de se poser », pensa-t-elle en se forçant à entamer le contenu de son assiette. Dans un brusque accès de désespoir, elle regretta de ne pouvoir tout avouer. Elle aurait aimé expliquer à Alessio la véritable raison de sa présence, et de quelle façon Paolo l'avait entraînée dans cette supercherie. Mais il ne comprendrait pas, sans doute. Et il n'apprécierait guère d'avoir été dupé, ni qu'elle abuse, en quelque sorte, de son hospitalité. Il pourrait aussi, même s'il n'était pas dans les meilleurs termes avec sa tante, désapprouver qu'on l'ait trompée. «Et moi, pensa-t-elle, je serai encore plus vulnérable en ce qui le concerne. Je ne peux pas me le permettre.» Elle s'était lancée dans cette aventure, alors, autant aller jusqu'au bout. Autant boire le calice, si amère que soit la lie ! — A quoi pensez-vous ? lui demanda-t-il soudain, l'arrachant ses réflexions. — Euh, A Paolo, improvisa-t-elle. J'ai l'impression d'être séparée de lui depuis une éternité. Vous croyez que vous pourriez convaincre votre tante ? Alessio dit après un bref silence : — Oui. Je le crois. Et ils achevèrent leur repas en silence.

La sieste, c'était bien en théorie, pensa Laura. En tout cas, pour elle, ca ne marchait pas ! Allonger sur le dos, sous le ventilateur qui brassait l'air, elle avait rarement eu si peu envie de dormir ! Ses pensées la ramenaient inlassablement vers le comte Alessio Ramontella ! C'était pourtant grotesque, pathétique, même, de fantasmer sur un homme qui, voici quelques jours, n'était à ses yeux que le lointain P.-D.G. de la banque Arleschi ! Dans un sursaut, elle décida de se doucher et de se laver les cheveux, puis de les sécher au soleil. Quelques coups de brosse énergiques feraient l'affaire ! Dix minutes plus tard, vêtue du peignoir blanc qu'elle avait emporte, les cheveux enveloppes d'une serviette, elle avança dans la cour inondée de soleil. Un concert d'aboiements hostiles l'accueillit. C'était Caio. Blotti a l'ombre du banc de pierre, II s'était dresse a sa sortie. — Du calme, lui dit-elle. Écoute, je veux seulement sécher mes cheveux. Il y a assez de place pour nous deux, ici. Il continua d'aboyer en se dirigeant vers elle, mais s'arrêta brusquement, comme tiré en arrière. Elle réalisa qu'il était attache au banc. Tout près de l'endroit ou il s'était tapi à l'ombre, il y avait une écuelle avec des restes de nourriture desséchée. Et un abreuvoir vide. — Oh, bon sang ! lâcha Laura, scandalisée. Elle n'appréciait pas particulièrement le roquet, mais il ne méritait tout de même pas d'être attaché au soleil et d'y souffrir de soif ! Contournant le banc pour ne pas etre à portée de ses crocs, elle saisit l'abreuvoir, l'emporta dans sa salle de bains et le remplit d'eau fraiche. Quand elle ressortit, Caio, qui s'était de nouveau abrite a l'ombre du banc, grogna à son approche. Mais le cœur n'y était pas : Il lorgnait l'écuelle pleine d'eau, qu'elle posa au sol, puis poussa prudemment vers 1ui. II émit un jappement, et vint plonger son museau dans l'eau, lapant avec frénésie. Lorsqu'il eut fini, il leva la tête vers elle pour en redemander et elle n'eut plus qu'a renouveler l'opération qu'elle venait d'accomplir.

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— Pauvre petit diable, dit-elle en le voyant faire un sort à la deuxième écuelle. Tu avais bien soif ! Elle t'a oublie. hein ? Voyant que la laisse qui retenait Caio s'était entortillée autour du banc, limitant encore plus la maigre liberté qui lui était concédée, elle se rapprocha, puis, parlant au chien avec douceur, elle lui tendit la main. Il la renifla sans enthousiasme, mais ne la mordit pas. Elle se risqua à lui caresser la tête, et il se laissa faire. — Tu es impossible, mais tu n'as pas une existence bien enviable, dit-elle, détachant la laisse du collier. Caio partit comme une flèche vers le jardin au-delà de la cour. — Zut ! s'exclama Laura, s'élançant a sa poursuite. Elle n'avait aucune idée de l'étendue du domaine, ne savait même pas si c'était un lieu sans danger ! « ca t'apprendra a vouloir sauver les toutous en détresse », pensa-t-elle en atteignant l'extrémité de la cour. Elle faillit alors se heurter à Alessio qui venait en sens inverse, tenant le chien qui _gigotait sous son bras. — Vous l'avez trouver ! s'écria-t-elle. Ah, tant mieux ! —Il a failli me faire tomber. D'où sortait-il ?— Il était attaché au banc, là-bas. J'ai voulu lui donner un peu de liberté mais... il s'est mis à courir. — Il était dehors par cette canicule ? lâcha Alessio, incrédule et en colère. Enfin, au moins, il avait de l'eau ! A moins que ce ne soit vous qui... ? — Il a bu, c'est tout ce qui compte, dit-elle. Elle réalisa soudain qu'elle n'était vêtue que d'une fine robe d'intérieur, et que ses cheveux humides inondaient maintenant ses épaules. — Je vous le confie, n'est-ce pas ? reprit-elle en faisant mine de revenir sur ses pas. — Un instant. Pourquoi êtes-vous sortie à cette heure-ci ? — Je n'arrivais pas à dormir. J'ai eu l'idée de laver mes cheveux et de les sécher au soleil, comme vous le voyez, admit-elle en se forçant à sourire. — Une méthode plutôt primitive. Pourquoi n'avez-vous pas sonné Emilia ? Elle vous aurait apporté un sèche-cheveux. — J'ai préféré la laisser tranquille. Elle a bien assez à faire, et puis c'est la sieste. Et vous ? Pourquoi êtes-vous sorti ? — Je n'arrivais pas plus que vous à dormir. Une coïncidence doublement heureuse, conclut Alessio en regardant le chien. — Vous êtes arrivé à point nommé pour le priver de sa liberté, le pauvre ! Laura offrit de nouveau sa main à Caio. A sa grande surprise, il la lécha à petits coups de langue râpeuse. — Vous vous êtes fait un ami, on dirait, lâcha Alessio, amusé. Ma tante aura une raison de plus d'être jalouse. Il gratta la tête de Caio, et ajouta : — Moi qui le croyais fâché avec le monde entier ! — Il redeviendra vite agressif si nous l'attachons de nouveau à ce banc. — Alors, nous n'en ferons rien. Je vais le ramener chez ma tante. C'est là que son panier se trouve, et il y fait plus frais, déclara Alessio. Il continua d'un air rembruni : — Je me demande pourquoi elle ne l'y a pas laissé. Un deuxième sujet qui fâche... — Un deuxième ? — Je ne lui ai toujours pas parlé de votre visite à Paolo. — Je ne devrais peut-être pas insister, dit Laura. Si cela la contrarie, cela ne créera que des problèmes. — C'est absurde, Laura mia. Vous devez voir votre amant, bien sûr. Votre visite ne peut lui faire que du bien, c'est évident. Il la caressa du regard, de sa robe d'intérieur sévère à ses pieds nus, et elle sentit un étrange frisson la parcourir. Il s'éloigna, et Laura s'empressa de regagner sa chambre et de rabattre les volets. Mue par une impulsion inexplicable, elle crocheta les persiennes. Pourtant, qu'avait-elle à redouter ? Un homme tel que lui collectionnait forcément les stars de cinéma et les riches héritières !

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« Il est bon pour moi parce que je ne suis pas dans mon milieu et qu'il m'a prise en pitié, pensa-t-elle. Tant que je saurai m'en souvenir, je ne serai pas en danger. »

« Il n'a pas traîné ! », pensa Laura, emboîtant le pas à Guillermo. Le comte lui avait fait parvenir un billet indiquant que son entrevue avec Paolo pourrait avoir lieu juste avant le dîner. A présent, le majordome la guidait vers les appartements de Paolo. Elle se retrouva bientôt dans une galerie donnant sur une nouvelle cour. Ici, la fontaine imposante était surmontée d'une statue en pierre : une femme dont les cheveux et la tunique flottaient derrière elle, armée d'un arc.— La déesse Diane, qui adonné son nom à cette villa, signorina, expliqua Guillermo. C'est beau, n'est-ce pas ?— Très, approuva Laura. « Diane, la vierge chasseresse, songea-t-elle. Celle qui lâche ses chiens sur tout homme ayant levé les yeux sur elle. Curieuse déesse tutélaire pour un homme au sang chaud tel que le comte... » Désignant les hautes doubles portes à l'autre bout du passage, elle S'enquit: — La chambre de Paolo ? — Oh, non. signorina ! s'exclama Guillermo, scandalisé. C'est la suite de Son Excellence. M. Paolo est par là. Il tourna dans un autre corridor et, faisant halte devant une porte, heurta le battant d'un coup sec. Il s'ouvrit aussitôt, livrant passage à la signora Lucrezia. — Vous avez dix minutes, pas plus ! siffla-t-elle à Laura. Mon fils a besoin de repos ! « Non, mais qu'est-ce qu'elle s'imagine ? Que je vais violer Paolo ? » se demanda Laura, ironique. La pièce où on venait de l'introduire était plongée dans la pénombre. Une forte odeur de camphre flottait dans l'air. Une lampe brûlait près du lit où Paolo était étendu. Tirant une chaise pour s'asseoir, Laura dit avec douceur : — Bonsoir. Comment te sens-tu ? — Dans un état épouvantable. Il a fallu que je subisse la dispute d'Alessio avec ma mère, et ça m'a redonné mal à la tête. C'est ce que tu cherches ? grommela Paolo, maussade. — Je ne cherche rien du tout ! Mais il paraîtrait bizarre que je ne demande pas à te voir. Nous sommes censés être follement amoureux. Laura ajouta après une hésitation : — Ton cousin semble me croire délaissée. — Il serait mieux inspiré de me réserver sa compassion ! Il refuse de faire venir un médecin ! Il prétend qu'il serait plus justifié d'appeler un vétérinaire pour Caio ! — Désolée que tu ne sois pas à la fête. Mais je ne le suis pas non plus. J'ai besoin de ton soutien. Quand seras-tu suffisamment remis pour quitter le lit ? — Lorsque ma mère estimera que je suis hors de danger. Ma santé passe avant ton bien-être, déclara Paolo, plutôt sec, avant de se mettre à éternuer copieusement. — Si je suis ici, c'est parce que je me soucie de tes affaires. Mais si tu préfères me tenir à distance, pas de problème !— Je n'ai rien prétendu de tel. Je veux que tu continues à jouer ton rôle. Je dirai même à maman que tu dois me rendre visite chaque jour pour que j'aille mieux. Parce que je ne peux pas vivre sans toi, ajouta Paolo, pris d'une inspiration. — Inutile d'en rajouter. Mais ça légitimera ma présence ici.— Je vais lui demander aussi de mettre le chauffeur à ton service, pour que tu puisses visiter la région.

Là-dessus, Paolo, pris d'une quinte de toux, mit fin à l'entre-tien. Une fois hors de la chambre, Laura ne put retenir un soupir. Ces visites ne promettaient pas d'être une sinécure ! En contrepartie, cependant, elle pourrait sortir ! C'était une occasion inespérée d'échapper au monde clos de la villa. Et, surtout, d'éviter Alessio Ramontella ! C'était bien ce qu'elle désirait.., n'est-ce pas ?

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6.

« J'aurais dû me douter que c'était trop beau pour être vrai ! » pensa Laura. Plusieurs jours s'étaient écoulés, et elle était toujours claquemurée dans la villa. C'était la signora Lucrezia, bien entendu, qui avait opposé son veto à la « volonté » de son fils. La voiture, avait-elle prétendu, serait nécessaire en cas d'urgence, puisque Paolo était malade. — Si vous désirez tant que cela visiter l'Ombrie, signorina, vous auriez dû accepter la généreuse proposition de mon neveu, avait-elle décrété.D'où tenait-elle cette information ? Mystère... Quoi qu'il en soit, le comte n'avait nullement renouvelé son offre, bien que Laura eût souvent entendu le moteur de la jeep s'éloigner du domaine. Il semblait avoir choisi, désormais, de garder ses distances. Chaque matin, lorsqu'elle gagnait la terrasse, il était parti après avoir déjeuné sans elle. S'il continuait à dîner en sa compagnie, leur conversation était cependant plutôt empesée, par comparaison avec leurs premiers échanges. Le repas terminé, il s'excusait, la laissant livrée à elle-même. Elle aurait dû s'accommoder de cet état de fait infiniment mieux que de la situation antérieure ! Pourtant, elle demeurait perturbée. Alessio avait beau être absent, tout, ici, semblait marqué de son empreinte... Et puis, elle se surprenait à guetter son retour, le bruit de ses pas, le son de sa voix... Ce n'était rien par comparaison avec ce qu'elle ressentait la nuit, agitée par l'insomnie, poursuivie par la vision de son beau visage ténébreux. Il lui fallait s'avouer, hélas, que le moment important, le moment charnière de ses journées était celui où ils dînaient ensemble. C'était grotesque ! Si on lui avait prédit qu'elle ressentirait une attirance folle, vaine et obsédante pour un homme qu'elle ne connaissait pas, elle aurait ri ! Elle n'avait pas tardé à découvrir que la villa n'était pas, pour Alessio, un séjour de vacances. Lorsqu'elle avait été introduite dans la bibliothèque par Emilia, elle s'était aperçue qu'il y avait aussi, dans cette vaste pièce. Un grand bureau ancien avec un ordinateur — ce qui expliquait pourquoi il s'enfermait si souvent dans cet endroit. Elle avait repéré une édition complète de Jane Austen, superbement reliée de cuir, et son choix s'était porté sur Mansfield Park.Un nom, Valentina Ramontella, était inscrit sur la page de garde dans une élégante écriture penchée. S'étant risquée à questionner Emilia à ce sujet, elle avait appris que c'était le nom de la mère bien-aimée de Son Excellence, à laquelle ces livres avaient appartenu. — Dites bien au comte que j'en prendrai grand soin, avait répondu Laura. Et elle avait pensé en emportant l'ouvrage : « C'est comme un lien entre nous, si ténu qu'il soit. » Toutefois, même si les

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heures passées à guetter le retour d'Alessio lui paraissaient interminables, elle n'était pas seule. A sa surprise, Caio s'était pris d'affection pour elle. Un jour, elle était tombée sur un GuiIlermo passablement renfrogné : il emmenait promener le chien sans grand enthousiasme — et sur l'ordre exprès de son maître.Laura lui avait proposé de le décharger de cette corvée quotidienne, à condition que la signora Lucrezia y consente. Étonnamment, cette dernière avait donné son accord. Et, au bout d'un jour ou deux, Caio s'était si bien habitué à Laura qu'il trottait derrière elle sans qu'elle ait besoin de le tenir en laisse. L'ayant croisée un jour en compagnie du chien, Alessio avait livré pour seul commentaire — avec une sorte de sourire en coin : — Je vois que vous vous êtes trouvé un garde du corps. Quant à Paolo, son rhume était passé, mais il refusait de quitter le lit sous le prétexte qu'il avait mal à la poitrine. Laura avait conscience que la situation frôlait le point de rupture. Dix minutes de visite quotidienne n'allaient convaincre personne qu'ils partageaient une grande passion ! pensait-elle avec exaspération et ironie. Et la signora eût-elle écouté à la porte qu'elle aurait su, sans le moindre doute, que Béatrice Manzone ne tarderait pas à être sa bru ! Laura avait beau faire part de sa préoccupation à Paolo, il se contentait de répondre : — Tu te fais du souci pour rien. Lorsqu'elle sortit de la chambre, ce soir-là, la signora l'attendait. un sourire crispé aux lèvres, pour lui annoncer que Giacomo se rendrait au village le lendemain afin de prendre un médicament spécial à la pharmacie, et qu'elle était libre de l'accompagner. Laura la remercia sans excès. En réalité, elle avait envie de sauter de joie ! Enfin un peu de liberté ! Elle pourrait oublier ses obsessions ; envoyer quelques cartes postales à ses proches et à Gaynor... Elle fut fin prête bien avant l'heure prévue, de peur que Giacomo ne parte sans elle. Elle était intriguée, à vrai dire, qu'on l'ait autorisée à cette sortie. La signora jouait-elle au jeu du chat et de la souris ? Assise à l'avant de la voiture, elle garda le regard braqué sur la route en lacets, en évitant de lorgner le précipice en contrebas. Elle fut plus que soulagée lorsque Giacomo se gara sur la grand-place très animée de Besavoro, et lui indiqua qu'elle disposait d'un quart d'heure. Hochant la tête avec résignation. elle descendit. Elle acheta, dans le kiosque à journaux, quelques cartes postales représentant Assise et le parc national della Majella — l'une d'elles étant destinée à Carl, son supérieur immédiat chez Harman Grace. Elle parvint tant bien que mal à se faire comprendre à l'aide du livret d'italien usuel qu'elle avait emporté, et on lui rendit la monnaie dans le creux de la main. Il y avait tout près un bar avec terrasse, où elle s'installa pour se désaltérer, et rédiger ses courtes missives. Quand elle eut fini, elle pensa les mettre à la poste, et décida de faire appel à Giacomo. Elle rangea son stylo, sortit son porte-monnaie et, en même temps, jeta un coup d'œil du côté de l'église. La voiture avait disparu ! Elle se leva d'un bond, étouffant un léger cri de détresse.« Il n'est pas parti, ce n'est pas possible ! » pensa-t-elle. Giacomo n'aurait eu qu'un regard à porter sur la place pour la repérer à la terrasse. Alors, pourquoi n'était-il pas venu la chercher, ou n'avait-il pas klaxonné pour l'avertir ? Le patron du bar surgit au-dehors, redoutant de la voir partir sans payer, et élevant des protestations véhémentes. — Mon véhicule a disparu ! s'écria-t-elle en anglais. Il continua à s'exprimer avec volubilité, sans comprendre. Des gens s'arrêtèrent, demandant ce qui se passait et se rapprochant d'elle. Soudain, elle se sentit seule, perdue dans un pays étranger dont elle ne parlait pas la langue. Mais une voix traînante à l'accent familier retentit au-dessus du vacarme croissant : — Ciao, bella mia. Il y a un problème ? Alessio venait d'apparaître au milieu de la petite foule, qui s'était écartée pour lui livrer passage. A deux pas de Laura, mains sur les hanches, les yeux masqués par des lunettes fumées, en short et sa chemise bleue déboutonnée jusqu'à la taille, il semblait amusé par la situation. Si contente qu'elle fût de le voir, elle décida de n'en rien laisser paraître ! — Eh bien, oui ! dit-elle avec colère. Cette satanée voiture est partie sans moi ! C'est tout de même un peu fort ! Je parie que c'est une idée de votre tante. Elle veut que je remonte à pied sous cette chaleur

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dans l'espoir que j'aie une crise cardiaque, probablement.Il sourit jusqu'aux oreilles. — Calmez-vous, Laure. Pour une fois, zia Lucrezia est innocente. C'est moi qui ai renvoyé Giacomo. — M-mais pourquoi ? Nous nous étions entendus pour... — J'ai décidé que vous aviez besoin de respirer un peu, coupa-t-il. Et Besavoro vaut mieux qu'une simple visite de dix minutes ! Ai-je eu tort ? — N-non, concéda-t-elle sans réel plaisir. — Tant mieux. Quand vous aurez fini votre visite, je vous ramènerai en jeep. — Je ne veux pas vous déranger, souligna-t-elle — notant avec malaise que l'intérêt des badauds s'était accru depuis l'arrivée du comte, et qu'ils formaient une foule de plus en plus compacte. — Vous ne dérangez personne. Sauf Luigi, peut-être, dit Alessio en désignant le patron du bar. Alors, si vous vous rasseyiez avant qu'il ait une attaque ? Là-dessus, il se tourna vers son voisin, dit quelques mots en italien : comme s'il venait de presser le bouton d'un appareil magique, les passants se dispersèrent aussitôt. « Monsieur fait son numéro de pouvoir », pensa Laura avec mutinerie. Elle obéit pourtant, le regardant s'asseoir face à elle avec décontraction. Il commanda un deuxième capuccino pour Laura, et un espresso pour lui-même. « Il tombe mal », se dit-elle avec humeur. Elle avait eu un coup au cœur en le voyant, et en concevait quelque rancune : ne l'avait-il pas ignorée, lui, pendant la majeure partie de la semaine ? « Je devrais pourtant me réjouir de son indifférence ! raisonna-t-elle. C'est bien moins dangereux ! » — Ne vous gênez pas pour moi, lui lança-t-il. Finissez votre correspondance. — C'est fait, répondit-elle avec un sourire forcé. Juste un mot pour ma famille et mes amis. — Ah ! La fameuse famille qui, selon ma tante, n'existe pas !Laura réprima un gémissement. Paolo s'était mis en colère en apprenant qu'elle avait osé des improvisations. Elle commenta avec un haussement d'épaules : — J'ignore d'où elle tient cette idée. Elle préfère sans doute croire que je suis une orpheline sans-le-sou. — Ce qui n'est bien sûr pas le cas. — Pour ce qui est d'être sans-le-sou, ce n'est pas très éloigné de la vérité. Ma mère doit se battre contre de grosses difficultés, depuis la mort de mon père. Je suis contente d'avoir un bon métier, et de pouvoir l'aider. — Ah ? Ça rapporte bien de travailler comme serveuse ? Je l'ignorais. Elle réalisa qu'elle avait, une fois de plus, commis un impair, mais n'en croisa pas moins son regard sardonique d'un air de défi : — C'est un endroit très fréquenté, les pourboires sont généreux. — Je vois... Alors, que pensez-vous de Besavoro ? — Je n'en ai pas vu grand-chose, à vrai dire. — J'avais pensé vous faire plaisir pour d'autres raisons quand j'ai renvoyé Giacomo à la villa. Plus vite Paolo aura son médicament, plus tôt il sera rétabli. Il vous reviendra tel un homme neuf. — J'en doute. Il semble parti pour être malade longtemps. Elle hésita, puis finit pourtant par ajouter : — A-t-il toujours été aussi douillet et obsédé par sa santé ? Car, enfin, il n'a qu'un simple refroidissement. — Comme vous y allez ! fit Alessio d'une voix doucereuse. Pour un homme, un refroidissement n'est jamais simple. — Je ne vous imagine guère une semaine au lit ! — Vraiment ? répliqua-t-il avec un regard de braise et un sourire ironique. Dans ce cas, je vous suggère de faire travailler votre imagination, mia cara. Décidément, il avait l'art du sous-entendu ! Et le don de la mettre mal à l'aise ! « Ah. non, je ne vais pas encore rougir ! » songea-t-elle. Et elle souligna en le regardant bien en face : — Je voulais dire : pour le cas où vous seriez atteint d'une maladie aussi bénigne.

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— Je ne garderais sans doute pas le lit, en effet. Mais la grippe me met de très mauvaise humeur ! Il s'interrompit un instant, laissant Luigi servir leurs boissons. Puis il reprit : — Enfant, Paolo était de santé fragile. Sa mère en joue en dramatisant à plaisir le moindre bobo, pour lui faire croire qu'il est en danger. C'est une façon de conserver de l'emprise sur lui. — Certes, déclara sans ambages Laura. A mon avis, Beatrice Manzone l'a échappé belle. — Vraiment ? demanda-t-il d'une voix un peu trop douce. Curieuse façon de juger votre fiancé. « Zut ! pensa-t-elle. J'ai encore gaffé ! » — Je voulais dire, rectifia-t-elle, que je ne serai ni aussi soumise qu'elle, ni aussi facile à manipuler. — Je n'en doute pas. Ne dit-on pas que les rousses sont dangereuses ?... Allons, finissez votre café, et puis je vous emmènerai voir l'église. Il y a, derrière le maître-autel, une Madone à l'enfant attribuée à Raphaël. Se levant alors, il désigna les cartes postales : — Voulez-vous que je les poste pour vous avant la visite ? — Oui, merci. Mais... vous n'êtes pas obligé de m'accompagner, vous savez. Je ne risque pas de m'égarer, et vous avez sûrement un tas de choses à faire. — Aujourd'hui, mia cara, je suis tout à vous ! rétorqua-t-il avec un sourire encore plus éblouissant que les précédents. Mais peut-être pensiez-vous que je vous avais oubliée ? — Je... je ne pensais rien du tout ! — Vous me voyez déçu. J'espérais vous avoir un peu manqué. — Alors, déclara-t-elle en relevant le menton, il faut sans doute vous rafraîchir la mémoire, signore : je suis venue ici avec votre cousin. — Que voulez-vous ! Il est si facile de l'oublier ! répliqua Alessio. Là-dessus, il se retourna pour traverser la grand-place. L'intérieur de l'église promettait une fraîcheur agréable, pensa Laura alors qu'ils faisaient halte pour se désaltérer à une fontaine avant d'entrer. Les rues pavées et étroites qui entouraient l'église, les maisons aux volets clos blotties les unes contre les autres, les fleurs à chaque fenêtre, tout cela faisait de Besavoro un lieu plein de quiétude et de charme, où la vie semblait à la fois intensément active et très intime. Alessio demanda : — Alors, aimez-vous ma ville ? — Elle est belle, répondit-elle, sincère. Un vrai joyau. — N'est-ce pas ? Eh bien, allons en voir un autre. Elle le suivit jusque dans la nef, vers le maître-autel et le tableau qu'il accueillait. Il représentait une madone dont le voile bleuté ramené en arrière dégageait la chevelure. Elle tenait son enfant dans ses bras, en une attitude à la fois douce, digne et fière. Laure eut comme un éblouissement d'émotion. Se tournant vers Alessio, elle amena involontairement sa main vers la sienne en disant : — Quelle merveille ! — N'est-ce pas ? fit-il en nouant ses doigts aux siens. Chaque fois que je la vois, je reste impressionné. Ils se perdirent un instant dans cette contemplation, puis, dans un accord tacite, entreprirent de faire le tour de l'église. Laura sentait qu'elle aurait dû retirer sa main, mais elle laissait pourtant faire. L'emprise des doigts d'Alessio n'avait rien d'inquiétant, et elle n'allait pas accorder un sens inconvenant à ce geste, surtout dans un lieu sacré ! Dès qu'ils furent dehors, il la libéra. Le comte Ramontella n'avait pas envie, sans doute, que ses concitoyens le voient marcher main dans la main avec une signorina. Elle s'attendait à ce qu'il la ramène à la villa, une fois qu'elle fut installée près de lui dans la jeep. Elle constata avec surprise, et malaise, qu'il s'engageait sur une route qui grimpait à flanc de colline sur l'autre versant de la vallée. — Où allons-nous ? s'enquit-elle. — J'aimerais vous montrer un panorama. Comme le point de vue appartient à une tranoria, nous ferons d'une pierre deux coups : nous pourrons en profiter pour déjeuner.— Mais on doit nous attendre à la villa ! — Vous êtes pressée d'y retourner ? fit-il avec un sourire. Vous croyez que le médicament miracle a déjà

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opéré, et que Paolo est remis ? — Non. Je me demandais seulement ce que votre tante allait penser. — Ce n'est qu'un déjeuner, dit-il d'un ton durci. D'ailleurs, je ne crois pas qu'elle soulèvera d'objection. La trattoria était une ancienne ferme rénovée, à présent dotée d'une vaste terrasse ombragée par un toit de chaume, et elle offrait une vue splendide sur la vallée. Ils furent menés à une table, puis on leur apporta des menus, et leur servit l'apéritif. Un verre à la main, elle se retrouva bientôt penchée par-dessus le large parapet en pierre, à côté d'Alessio, le regard perdu dans une mer de végétation émeraude, où l'on distinguait au loin le ruban bleu d'une rivière. — C'est d'une beauté inouïe, murmura-t-elle. Merci de m'avoir montré cela. — Tout le plaisir est pour moi. Cette vallée n'est qu'un tout petit monde, mais il compte pour moi. — Vous devez pourtant en avoir bien d'autres, signore. — Parmi lesquels j'ai des préférences. Et vous, Laura ? Où est vocre vrai monde ?— C'est Londres, j'imagine. Du moins, pour le moment. Puisque j'y travaille. — Vous désirez probablement y rester à cause de Paolo. Soudain, elle eut le désir éperdu de tout lui révéler. De le regarder en face en déclarant : «Je suis employée par Harman Grace, l'agence de relations publiques que votre banque vient de recruter. Le bar, j'y travaille à leur insu et, s'ils le savaient, ils auraient une attaque. Quant à Paolo, je n'ai aucun engagement sentimental avec lui. Il m'a proposé de me donner de l'argent si j'acceptais, en échange, me faire passer pour sa petite amie. Il espère ainsi convaincre sa mère qu'il n'épousera pas Béatrice Manzone. » A la place, elle se contenta de préciser : — Je cherche un appartement avec des amies. Nous avons décidé mettre nos ressources en commun pour trouver une colocation. — Paolo ne souhaite pas que vous viviez avec lui ? — Euh, peut-être. M-mais pas tout de suite. Il est trop tôt pour ce décision de ce genre. — Ces vacances auraient pu être une première étape en vue d'une telle installation, n'est-ce pas ? fit Alessio avec un inexplicable soupçon de dureté dans la voix. C'est bien cruel de ma part, alors, de vous avoir attribué des chambres séparées. Elle se força à plaisanter : — Pas vraiment. La signora aurait piqué une crise, et moi, j'aurais risqué d'attraper le microbe de Paolo. — Je vois que vous ne manquez pas d'esprit pratique, commenta-t-il avec l'ombre d'un sourire. L'épouse du patron leur apporta du pain grillé badigeonné d'une huile d'olive goûteuse et un assortiment de charcuteries : jambon de Parme, saucisses aux herbes, pâté de sanglier. Le plat principal était un poulet rôti accompagné de légumes parfumés. Le tout, arrosé d'un capiteux vin rouge. Dès qu'il fut question de fromage et de dessert, Laura leva les mains en protestant d'une voix rieuse : — Au train où vont les choses, on va me faire payer un supplément pour excès de poids, quand je reprendrai l'avion ! Alessio lui décocha un regard tout en buvant. — Cela ne vous ferait pas de mal de prendre quelques kilos. Un homme aime avoir une vraie femme de chair entre ses bras. Paolo ne vous l'a jamais dit ? Elle baissa le nez. — Pas de façon aussi explicite. Et puis, ce n'est pas un point de vue très à la mode. Du moins, pas à Londres. En entendant le nom de Paolo, elle était retombée de son petit nuage. Le repas avait été si merveilleux ! Elle s'était sentie transportée, euphorique, même ! Pour un peu, elle se serait crue capable de toucher le ciel. Et cela parce qu'elle était assise en face de cet homme qui avait le pouvoir de lui faire tout oublier — même le motif de sa venue en Italie. « Idiote que tu es ! pensa-t-elle, en colère contre elle-même. Qu'as-tu à soupirer après quelque chose que tu ne pourras jamais avoir ? Je suis comme un papillon attiré par la flamme », se dit-elle encore. — Vous avez l'air ailleurs, tout à coup, lui dit-il. « Quand laisseras-tu tomber, Madone, le voile que tu portes à l'ombre comme au soleil ? »

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— Pardon ? — Je citais Pétrarque, un des sonnets à Laure. En traduction libre. Cela semblait... approprié. Car vous disparaissez parfois derrière un voile, pour me dissimuler ce que vous pensez, et devenez indéchiffrable. — Je suis soulagée de l'apprendre, dit-elle avec un faible rire. — Fort bien. Je serai plus direct : Que cachez-vous, Laura ? — Si je puis me permettre, signore, votre imagination est aussi fertile que votre culture est vaste. Il l'examina un instant, puis finit par constater : — Vous ne m'appelez toujours pas Alessio.— Parce que cela ne me semble pas nécessaire. Ni même raisonnable, étant donné ce que vous êtes : comte, et président de la banque Arleschi, de surcroît. — Ne pourriez-vous oublier cela, ne serait-ce qu'un instant ? — Non, dit-elle en croisant nerveusement les doigts. C'est impossible. D'ailleurs, je serai bientôt partie. — Vous oubliez, signorina, rétorqua-t-il d'une voix doucereuse, que vous allez entrer dans ma famille. Que nous deviendrons cousins. Elle hésita à peine avant de riposter : — Eh bien, lorsque nous le serons, je réexaminerai la situation. Bon, vous voulez me raccompagner à la villa ? Paolo pourrait avoir besoin de moi, ajouta-t-elle pour faire bonne mesure. Ce fut en riant qu'il se leva. — Ma foi, menez la danse tant que cela vous est encore possible, ma belle hypocrite, lui lança-t-il d'un air railleur. Mais n'oubliez pas ceci : vous ne pourrez pas vous dérober éternellement. Ses doigts virils vinrent effleurer son visage, redessinant la courbe de sa pommette haut placée puis glissant vers le coin de sa bouche. Là-dessus, il se détourna et traversa la terrasse pour gagner la sortie. Elle le suivit un instant du regard, aux prises avec une lutte intérieure. Le combat qui s'annonçait pouvait être mortel, elle en avait soudain la certitude. « Mais seulement pour moi, songea-t-elle avec angoisse. Seulement pour moi... »

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7. Le trajet de retour se déroula en silence. Laura était agitée par des idées perturbantes. Alessio, lui, passait en revue les événements de la matinée avec une tranquille satisfaction. «Je lui ai manqué », pensait-il. Tout l'indiquait : ce qu'elle avait dit, et ce qu'elle avait tu. Il avait donc misé juste en décidant de garder ses distances ! A présent, elle cherchait, désespérément, à renforcer la barricade qu'elle avait érigée contre lui.« Mais ça ne marchera pas, carissima », lui lança-t-il en son for intérieur. Après s'être débarrassé de Giacomo, ce matin-là, il l'avait observée un instant, depuis l'autre côté de la place, alors qu'elle écrivait. Elle n'avait pas la beauté flamboyante de Vittoria. Mais son attitude naturelle et concentrée suscitait une impression de paix et de charme tout à fait inédite pour lui. Et puis sa chevelure, couleur de feuilles d'automne, flamboyait magnifiquement au soleil. Il s'était surpris à l'imaginer allongée sur son lit, ses cheveux épars autour d'elle, tandis qu'il s'inclinait pour en humer la senteur, et plonger les doigts dans leur masse soyeuse. Il avait aussi remarqué avec plaisir qu'elle portait la robe du premier jour, celle qui avait si vivement enflammé ses sens. Il ne tarderait pas à concrétiser ses fantasmes, pensa-t-il en engageant la jeep dans l'allée d'accès à la villa. « Ce ne sera pas si simple », se corrigea-t-il cependant. Elle l'avait laissé prendre sa main sans protester. Mais elle continuait à le fuir, et pas seulement sur le terrain charnel. La relation qu'elle entretenait avec son cousin était une énigme, en tout cas. Pour sa part, il ne croyait nullement, comme sa tante, qu'ils étaient amoureux et projetaient de se marier. « Il est vrai que je ne les ai pratiquement pas vus ensemble », raisonna-t-il. Il avait remarqué, bien sûr, le premier soir, que Laura ne semblait pas goûter les avances de son amant. Mais elle préférait sans doute réserver de tels échanges pour les moments d'intimité, et non pour un dîner en famille... Pour sa part, il ne demandait pas mieux que de lui accorder toute l'intimité qu'elle désirait ! Et une attention pleine et entière ! Quoi qu'il en soit, il n'était pas loin de croire que cette histoire avec Paolo aurait fini par s'étioler sans que Lucrezia s'en mêle. Mais sa tante s'obstinait à le faire intervenir, pressée de conclure sans délai les fiançailles de Paolo avec la fille des Manzone. Elle avait ajouté que l'Anglaise n'était qu'une traînée et une croqueuse de diamants qui méritait d'être chassée pour avoir osé approcher la famille Ramontella. — Tu aurais déjà dû jouer ta partie dans cette affaire ! avait-elle continué avec colère. Tu aurais dû passer plus de temps avec cette petite idiote. Il avait rétorqué froidement : — Je fais ce qu'il convient. Précisément parce que cette fille n'est ni stupide ni rien de ce que tu prétends. Il s'était demandé ensuite pourquoi il avait pris la défense de Laura alors qu'il projetait par ailleurs de

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ruiner ses projets, et donc sa vie. S'il s'avérait, toutefois, qu'elle tenait à Paolo ! Sur un point précis, cependant, il était déterminé : il ne posséderait pas cette femme sans désir mutuel. Certainement pas pour tranquilliser sa tante — ce dont il n'avait cure ! En cela, au moins, il pouvait faire preuve de conscience. Il comptait bien, aussi, que leurs échanges se dérouleraient loin de la villa Diana. Laura ne saurait jamais que leur rencontre sensuelle était le résultat d'une manipulation. En était-ce encore une, d'ailleurs ? Pour ce qui le concernait, il avait éprouvé une attirance immédiate. Ses sens en étaient enflammés de désir et de frustration. Et il fallait bien admettre, pensa-t-il sardoniquement, qu'il n'avait pas l'habitude de languir après une femme ! La reddition de la belle n'en serait que plus délectable... Il décocha un coup d'œil dans sa direction, et vit qu'elle serrait convulsivement ses doigts au creux de ses genoux. Il lança d'un ton léger : — Qu'est-ce qui vous fait si peur ? La route, ou ma façon de conduire ? — La route, répondit-elle en se forçant à lui sourire. Mais j'essaie de m'y habituer. Nous n'avons pas de lacets aussi dangereux dans l'East Anglia, ma contrée natale. — Ne vous tracassez pas, bella mia. Soyez assurée que je tiens à ma peau. Il aperçut alors quelque chose en avant de la route, et plissa les yeux, captant la silhouette massive d'un homme aux cheveux blancs, vêtu d'une salopette, porteur d'un long bâton recourbé telle une crosse. — Ah, murmura-t-il comme pour lui-même. Fredo. Il se rabattit sur le bas-côté et se gara, en ajoutant : — Excusez-moi, cara. J'aimerais revenir à la charge pour qu'il retourne à Besavoro. Il m'évite, depuis quelque temps. Laura observa le manège avec amusement. Le vieil homme se tenait droit comme un if, appuyé sur sa canne, opposant de temps à autre à Alessio un signe de tête négatif. Alessio faisait les cent pas devant lui en parlant avec volubilité et en agitant les mains d'un air de dire : « Accepte, bon sang ! » Lorsqu'il se tut enfin, le vieil homme lui donna une petite tape sur l'épaule, et son visage s'éclaira d'un sourire. Ils échangèrent encore quelques mots et, finalement, Fredo se remit en route vers le sommet de la colline tandis que le comte, rembruni, regagnait la jeep. — Toujours bredouille ? lui lança Laura. — Ses chèvres ont plus de raison que lui ! grommela-t-il en mettant contact. De plus, cet entêté soutient que le temps va changer, que nous aurons des orages. — On ne le dirait pas. Je n'ai jamais vu un ciel aussi bleu. — Fredo se trompe rarement dans ce domaine. Quoi qu'il en soit, ça n'arrivera pas avant un jour ou deux. Alors, profitez du soleil tant que c'est possible. — J'en profite ! En fait, je... je me suis demandé si je ne vous avais pas privé de la piscine. J'ai remarqué que vous n'étiez pas venu nager depuis un moment. — Je nage chaque jour ! Très tôt, lorsque tout le monde dort encore. Mais ce n'est pas pour vous éviter, bella mia, c'est parce que je me baigne nu. — Oh, lâcha Laura. Je... je comprends. Bien sûr. Il ajouta avec une douceur traîtresse : — Vous pouvez vous joindre à moi si vous le désirez. L'eau est délicieuse, à cette heure de la journée. — Je n'en doute pas. Mais je préfère m'en tenir à mon emploi du temps habituel. Merci, acheva-t-elle poliment. — De rien, répondit-il de même — et elle perçut fort bien le rire qui perçait dans sa voix. Furieuse de se sentir rougir, elle retomba dans un silence buté, qui se prolongea jusqu'à leur arrivée à la villa. Elle remercia son hôte et se réfugia dans sa chambre. Là, ayant pris une douche, elle s'allongea sur son lit et s'efforça de se reposer. Mais son esprit demeurait agité par mille pensées. Il était étrange que le comte ait surgi à Besavoro à l'instant où elle s'y trouvait ! Et il était perturbant qu'elle ait pris tant de plaisir à sa compagnie... Elle était mal à l'aise, aussi, parce qu'il avait suggéré qu'elle cachait quelque chose. Il avait enveloppé cela sous une citation poétique, mais il n'y avait pas à s'y tromper : il lui avait bel et

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bien lancé un avertissement... Ce soir, lors de sa visite rituelle à Paolo, elle devrait l'avertir que son aristocrate de cousin avait des soupçons, pensa-t-elle avec un soupir. Ces visites devenaient chaque fois plus problématiques... Son obsession pour sa santé mise à part, Paolo n'était pas quelqu'un avec qui il lui était aisé de converser. Ils ne se connaissaient guère, et ils n'avaient pas grand-chose en commun. De plus, elle soupçonnait la signora d'écouter leur conversation, derrière la porte... « J'aimerais que rien de tout ceci ne soit arrivé ! pensa-t-elle avec véhémence ! » « Vraiment ? » lui souffla une petite voix ironique. Aurait-elle préféré ne pas faire l'expérience de cette rencontre dangereuse, excitante, exaltante ? Il lui fallait admettre, au contraire, qu'elle avait savouré chaque instant passé en compagnie d'Alessio, jouit du plaisir de le voir sourire, goûté les inflexions taquines de sa voix grave... Mais la situation devenait beaucoup trop compliquée ! Elle avait besoin de prendre des distances. Alessio Ramontella était, et ne serait jamais qu'un rêve, un souvenir à emporter, un fantasme secret propre à pimenter son existence trop terne. Un jour, ce souvenir finirait par s'affadir, et elle croirait avoir imaginé ces instants... Décidément, il n'y a pas moyen de dormir ! se dit-elle encore. Décidant de suivre le conseil du comte, elle se leva, passa son maillot de bain, drapa son paréo par-dessus, et se rendit à la piscine pour profiter du soleil. Elle découvrit avec surprise que quelqu'un l'y avait devancée : Alessio était allongé sur un transat, occupé à lire, l'air absorbé. Elle hésita, tentée de revenir sur ses pas avant d'être repérée. Elle ne put aller au bout de son intention. Il avait déposé son livre pour se lever d'un mouvement souple et preste, et il la considérait déjà avec un demi-sourire : — Vous êtes tout de même venue. — Je... j'ai décidé de croire la prédiction de votre ami sur le temps. Je... ne vous dérange pas, j'espère ? — Pas dans le sens où vous l'imaginez, cara, répondit-il d'un ton léger, en tirant à l'ombre un transat et un parasol et en l'invitant du geste à s'y installer. — M-merci. Laura se pencha pour ramasser le livre qu'il était en train de lire à son arrivée, et qui avait basculé à terre entre leurs deux transats.La reliure en cuir portait un nom gravé en lettres d'un or fané : Francesco Petrarca. — Encore d'autres poésies sur les femmes voilées, signore ? dit-elle en le lui tendant. — Ce n'est pas ce qui manque, répondit-il, pince-sans-rire. Le grand Pétrarque a chanté sa Laure pendant vingt ans. — Comment se sont-ils rencontrés ? Il y eut un léger silence. Puis : — Il l'a vue, et il en est tombé amoureux pour toujours. — Ont-ils vécu heureux avec beaucoup d'enfants ? — Ils ont vécu, mais pas ensemble. Elle.., appartenait à un autre. Ajustant ses lunettes de soleil pour se donner une contenance, elle commenta : — Il n'aurait pas dû s'autoriser à tomber amoureux, alors. — Ah ! Mais il se peut qu'il n'ait pu s'en empêcher, Laura mia. Écoutez.Alessio chercha une page, puis lut à haute voix : — « Je me retrouvai sans défense contre l'assaut de l'amour, nulle barrière ne se dressa entre mes yeux et mon cœur. » Peut-on se défendre d'aimer ? Je me le demande. Qu'en dites-vous, bella mia ? Paolo vous a-t-il atteinte au cœur la première fois que vous l'avez vu ? « Paolo, non, pensa-t-elle douloureusement. Mais vous, oui. Et, maintenant, je suis perdue... » Elle répondit pourtant : — Il y a eu... un lien, naturellement. Pourquoi serais-je ici. sinon ?— Oui, pourquoi ? lâcha Alessio en s'étirant à plaisir, tandis qu'elle déglutissait avec gêne, troublée par le jeu de sa musculature. Je vais nager. Vous venez avec moi ? — N-non. Non, merci. Je suis mauvaise nageuse.— Ah. Dans ce cas, pourquoi ne pas accepter que je vous apprenne ? Il y eut un silence appuyé. Laura parvint à balbutier, en s'efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix :

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— C'est... très gentil.., mais je... je ne saurais m'imposer à vous de cette manière. — Vous ne m'imposeriez rien du tout, cara mia. Ce serait un honneur et un plaisir. Chacun devrait pouvoir se baigner sans encourir de danger, n'êtes-vous pas de mon avis ? — J-je... j'imagine que si. — Vous n'êtes pas convaincue, je vois. Il gagna l'autre extrémité de la piscine, plongea, et effectua une longueur sous l'eau. Puis il fit surface, se rapprocha du bord et appuya ses bras sur le carrelage. — Venez à moi, Laura. Il avait parlé sans hausser la voix, mais ces mots lui parvinrent avec clarté. Avec réticence, elle dénoua son paréo et s'approcha du bord, mince comme une liane dans son maillot vert. Là, elle lança avec autant de décontraction qu'elle put : — Vous attendez-vous toujours à être obéi, signore ? — Toujours. Mais je préfère le consentement à la soumission, signorina, ajouta-t-il avec douceur. Ayant marqué un temps d'arrêt pour la laisser se pénétrer de ce qu'il venait de dire, il continua avec un sourire : — Et maintenant, asseyez-vous au bord. Posez vos mains sur mes épaules, et laissez-vous glisser dans l'eau. Je vous promets que vous serez en sécurité. «Il y a belle lurette que je ne le suis plus, avec toi ! » pensa-t-elle. Elle fit pourtant ce qu'on lui demandait, frémissant du contact de l'eau fraîche avec sa chair tiédie par le soleil, consciente des mains d'Alessio l'effleurant sous ses aisselles. — Vous pouvez tenir debout. Mais moi, non, je fais du surplace, protesta-t-elle, le souffle court. — Eh bien, faites. Il ne vous arrivera rien. Au demeurant, je ne peux remédier en rien à la disparité de nos statures, bella mia. Vous disiez que vous pourriez nager un peu, n'est-ce pas ? Jusqu'à l'autre bout de la piscine ? — Peut-être. Enfin.., pas sans toucher le fond avec les pieds, avoua-t-elle. — Alors, la réponse est non. Soit, commençons par le commencent. L'heure qui suivit fut très étrange pour Laura. Si elle avait imaginé qu'il l'avait attirée dans l'eau dans un but inavouable, elle s'était trompée ! Alessio s'en tenait à une attitude décidée, presque impersonnelle. Tandis qu'elle luttait pour coordonner sa respiration avec les mouvements de ses bras et de ses jambes, elle réalisa avec étonnement qu'il s'était bel et bien mis en devoir de lui apprendre à nager! — En réalité, vous manquez d'assurance, lui dit-il. Vous devez vous fier à l'eau : laissez-la vous porter au lieu de lutter contre elle. Tournez-vous sur le dos et flottez. Je vous tiens. Elle obtempéra, fermant les paupières pour se protéger du soleil ardent. Elle ne s'aperçut pas qu'il avait retiré sa main de dessous sa nuque avant de l'entendre dire : — Brava, Laura. Vous vous débrouillez très bien ! Elle réalisa alors qu'il n'était plus près d'elle. Paniquée, elle rouvrit les yeux et le vit qui la regardait depuis le bord. Elle s'enfonça d'un coup en crachant et en suffoquant. Il la rejoignit en quelques secondes, venant la soutenir. — Vous m'avez lâchée ! protesta-t-elle, accusatrice. — Il y a cinq bonnes minutes. Vous avez perdu la foi, voilà tout. Mais vous allez nager avec moi jusqu'à l'autre bord parce que vous en êtes capable. Et n'oubliez pas de respirer ! acheva-t-il avec sévérité. Elle rétorqua d'un ton rebelle : — Si, signore. Mais elle eut la surprise, et la fierté, de réussir dans sa tentative. Lorsqu'elle se retrouva de l'autre côté de la piscine, cramponnée au bord pour reprendre son souffle, elle était presque euphorique. Alessio émergea de l'eau, lissant en arrière ses cheveux noirs et mouillés. Puis, debout dans le bassin, il glissa ses mains sous les aisselles de Laura et la souleva avec autant d'aisance que si elle avait eu la légèreté d'une plume. Comme il la hissait sur le carrelage en position assise, elle objecta en souriant : — Je voulais revenir en sens inverse ! — C'est suffisant pour une première fois, dit-il. Ses mains viriles remontèrent vers ses épaules, s'y attardèrent. Elle eut l'impression que le temps arrêtait son cours. Ou était-ce son cœur qui avait cessé de battre ? Elle n'arrivait presque plus à respirer, en tout cas. Frissonnante malgré la chaleur, elle était en proie à une étrange défaillance. Alessio la contempla, le

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regard rivé sur sa bouche entrouverte, une ébauche de sourire aux lèvres. Mais il n'y avait pas trace d'amusement dans ses yeux mi-clos qui la fixaient avec intensité, comme en état de transe. Il s'inclina vers elle, et elle pensa : « Il va m'embrasser », et elle éprouva l'envie irrésistible qu'il le fasse. En même temps, elle reprit conscience de la situation, de ce qu'elle cherchait à susciter, de l'homme auquel elle avait affaire... — Non, Alessio, non ! laissa-t-elle échapper d'une voix qu'elle ne reconnut pas. Il haussa les sourcils avec un petit air moqueur, et saisit son visage entre ses deux mains hâlées, effleurant le contour de son ossature, les commissures de ses lèvres, redescendant le long de sa gorge, vers ses épaules... — Non ? fit-il avec douceur. Et il passa un doigt sous la bretelle de son maillot pour la faire glisser, et déposer un baiser à l'endroit où sa chair était marquée par l'élastique. Elle fut secouée d'un long frisson, et sut avec affolement qu'il n'avait pu manquer de remarquer son plaisir. — Laura, reprit-il, j'ai une maison au bord de la mer, près de Sorrente. C'est paisible, très beau, et nous pourrions y être en quelques heures. Alors.., êtes-vous bien sûre que c'est non ? Sentant qu'elle devait à tout prix reprendre le contrôle de la situation, elle recula hors de portée, ramenant la bretelle en place, relevant son menton d'un air de défi. — Tout à fait sûre. Et vous n'avez aucun droit de supposer... — Je ne suppose rien du tout, carissima, coupa-t-il avec amusement, levant les mains avec humour, en signe de reddition. Mais vous ne pouvez me blâmer d'avoir essayé. — Si, je vous blâme ! Paolo ferait de même s'il était au courant. Vous croyez qu'il serait content de savoir que... vous agissez ainsi dans son dos ? — Je ne prends nullement en considération les sentiments de Paolo, je l'avoue. Je me soucie surtout de mon propre plaisir, bella mia. Et du vôtre. Elle s'empourpra, mais tint bon : — Vous êtes bien sûr de vous, signore ! Quelle arrogance ! — Perdre une bataille n'a jamais signifié perdre la guerre, paraît-il. Et vous venez de m'appeler Alessio... en guettant un baiser de moi. Elle rougit de plus belle à cette déclaration qui n'était que trop conforme à la réalité.Elle rétorqua, mâchoires serrées : — La guerre dont vous parlez n'aura pas lieu ! Je vais dire à Paolo que je rentre immédiatement en Angleterre. Dès qu'il aura pu modifier nos réservations ! — Oh, il acceptera peut-être, si cela n'interfère pas avec ses projets. Et, si vous avez des difficultés avec la compagnie d'aviation, n'hésitez pas à faire appel à moi, je ne suis pas sans influence, riposta-t-il, doucereux. Ayant lâché cela, il alla se sécher sans plus lui accorder un regard. Laura s'empara rageusement de ses affaires et se dirigea vers l'escalier, tandis qu'il lançait : — Arrivederci, à tout à l'heure, bellissima ! — Il gèlera en enfer avant que je vous revoie, grommela-t-elle en s'éclipsant.

Alessio la regarda disparaître, partagé entre la jubilation, l'irritation et la frustration. Il avait envie de cette femme avec toute la violence d'un adolescent, pensa-t-il, s'allongeant sur son transat pour fixer le ciel bleu en agitant dans sa tête quantité de questions. Pourquoi l'avait-il laissée partir, bon sang ? II aurait été si simple de flanquer les coussins à terre, de l'y renverser, de la dépouiller de son maillot humide et de la prendre ici, dans la simplicité de l'impatience. De la faire sienne. Ensuite, il l'aurait envoyée faire ses bagages, et se serait offert le plaisir savoureux d'apprendre à Paolo et à son ogresse de mère qu'il emmenait Laura— ayant accompli sa mission de la façon la plus parfaite qui soit. Après cela, Sorrente. Et des projets. Mais dans quel but ? Pour faire leur vie ensemble ? Il se rembrunit, conscient de n'avoir jamais songé à aucune femme en ces termes. A un moment donné ou un autre, ils devraient retourner à Rome. Le mieux serait d'y louer un appartement pour elle. Un lieu vierge de souvenirs, un lit qu'il n'aurait partagé avec aucune autre... Mais à quoi rimaient ces supputations alors que rien n'avait seule-ment commencé ? Elle l'avait repoussé en brandissant Paolo comme un bouclier — selon sa

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coutume. Et il l'avait laissée échapper... Seigneur ! Il lui semblait sentir encore sur ses lèvres la douceur de sa chair... Ainsi, elle projetait de rentrer à Londres. Eh bien, soit ! Le plus tôt serait le mieux. Car il l'y suivrait, évidemment. Là-bas, il pourrait mener sa campagne de séduction comme il l'entendait, libre de sortir avec elle et de la combler de cadeaux jusqu'à ce qu'elle cède. Et il n'y aurait pas de zia Lucrezia dans les parages pour empoisonner la coupe à savourer. Oh, oui, Londres était idéal... A moins que... ? Il se redressa, l'esprit en tumulte. Avait-il méjugé la situation ? Était-il possible qu'elle soit amoureuse de ce faux-cul de Paolo ? Pouah ! Cette seule idée lui donnait la nausée... Pourtant, elle avait ardemment désiré qu'il l'embrasse, cela, il en était certain. Il avait trop d'expérience des femmes pour en douter. Elle avait dû pressentir, sans doute, que, si elle s'abandonnait dans ses bras, il ne s'en tiendrait pas à un simple baiser... D'une certaine manière, il pouvait remercier la retorse Lucrezia d'avoir persuadé cette poule mouillée de Paolo qu'il était en danger, et d'avoir ainsi séparé les « tourtereaux ». II n'avait pas à se ronger en les imaginant ensemble... chaque nuit... sous son propre toit... « Santa Madonna ! se dit-il. On croirait presque que je suis jaloux. Alors que je ne l'ai jamais été de ma vie ! Et ce n'est pas maintenant que je vais commencer ! conclut-t-il d'un air rembruni. Il n'allait pas stupidement se convaincre que Laura éprouvait des sentiments sérieux pour son cousin. Il avait très bien vu et senti qu'il ne laissait pas Laura indifférente... Il en résultait qu'elle cherchait peut-être à faire un mariage d'argent. Ce n'était pas une hypothèse agréable, mais il fallait l'envisager. Quand on vivait dans un meublé et qu'on travaillait dans un bar, on était très près du bas de l'échelle... Ma foi, s'il voyait juste sur ce point, il n'aurait aucune peine à la convaincre qu'il représentait une alternative infiniment plus lucrative que son cousin, conclut-il cyniquement. Et il aurait le plus vif plaisir à lui faire connaître toutes sortes de voluptés entre ses bras, si bien qu'elle oublierait tous les autres hommes. — Mais qu'est-ce que tu racontes ? grogna Paolo avec contrariété.— Je veux rentrer chez moi, redit Laura. Ici, je ne suis qu'une intruse, et ça devient vraiment embarrassant. — Tu es grassement payée en retour, siffla-t-il. De toute façon, ce que tu demandes est irréalisable. Si tu repars, ma mère aura des soupçons. Elle croira que nous nous sommes disputés. — A quelle occasion ? répliqua Laura. Nous ne nous voyons pratiquement pas. — Je me suis donné assez de mal pour la convaincre. Je ne vais pas renoncer maintenant ! Mais... on pourrait s'en aller plus tôt que prévu. Dans deux ou trois jours, par exemple. — Seras-tu en état de voyager ? Paolo ne perçut nullement le sarcasme. Il énonça avec un haussement d'épaules : — Il faut l'espérer. — Paolo, je ne plaisante pas. Je ne patienterai pas éternellement. Dans vingt-quatre heures. je chercherai à réserver une place d'avion. « Je tiendrai bien jusque-là, soupira-t-elle en gagnant sa chambre afin de changer de tenue pour le repas. Mais c'est moi, cette fois, qui prendrai mes distances !»

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8.« Il ne s'est rien passé, il ne s'est rien passé... », se répéta Laura t en approchant du salotto, ce soir-là. Elle s'était attardée dans sa chambre le plus longtemps possible, arpentant la pièce avec nervosité, redoutant l'instant où elle se retrouverait face à Alessio. Il lui semblait sentir encore l'empreinte de ses lèvres sur sa chair, comme si on l'avait marquée au fer rouge... Guillermo la guettait dans le vestibule, et s'empressa d'ouvrir la double porte sculptée pour l'introduire dans le salon. Prenant son courage à deux mains, elle s'apprêta à affronter.., quoi donc ? La moquerie ? L'indifférence ? Ou quelque chose de plus dangereux encore ? Mais elle dut s'immobiliser sur le seuil, étonnée : elle n'était pas seule avec Alessio. Il y avait là Paolo, avachi sur le canapé, maussade. La signora occupait près de lui un fauteuil à haut dossier, lèvres pincées. Seul près de la porte-fenêtre ouverte, Alessio, un verre à la main, avait les yeux perdus dans les profondeurs nocturnes. Laura se décida à franchir le seuil, et ils se retournèrent de concert. Elle perçut aussitôt l'ambiance étrange qui régnait — une sorte de tension électrique. Elle l'ignora, et se dirigea vers Paolo, qui se leva pour l'accueillir d'un air boudeur. — Chéri, quelle bonne surprise ! dit-elle en l'embrassant sur la joue. Je ne savais pas que tu serais en état de te lever pour dîner.— De toute façon, je ne pourrai pas me reposer aussi long-temps qu'il l'aurait fallu, puisque tu tiens à rentrer en Angleterre, bougonna-t-il. Laura eut bonne envie de le gifler, mais, bien entendu, elle n'en fit rien. — Vous voilà enfin, signorina Mason, déclara la signora avec un sourire froid. Nous parlions justement de vous. Il y a une difficulté, vous comprenez. — Je ne vois pas laquelle, puisque Paolo est remis, répondit Laura en glissant son bras sous celui de Paolo et en affrontant la signora. Le reste ne compte pas. — J'espère, en ce cas, que vous serez compréhensive. Je dois vous l'enlever demain. Nous rendons visite à Camilla Montecorvo, ma plus chère amie, qui nous retient à déjeuner. Elle n'était pas au courant de votre présence, aussi ai-je le regret de vous dire que vous n'êtes pas incluse dans son invitation. J'espère que vous nous pardonnerez. Laura se tourna vers Alessio ; il lui opposa un visage impassible. — Je crains que votre hôte aussi ne vous délaisse, continua la signora. Mon neveu doit se rendre à Pérouse. Laura éprouva à la fois un soulagement intense et une désolation éperdue qui lui fit honte. Elle n'osa regarder la haute silhouette qui se tenait à la fenêtre. — Vous êtes bonne de vous soucier de moi, dit-elle sans sincérité à la signora Lucrezia. Mais je ne m'ennuie jamais en ma propre compagnie. Au demeurant, j'ai mes bagages à faire, je ne verrai pas les heures passer. — Dans ce cas, dînons, reprit la signora. J'ai grand faim ! Tandis qu'ils gagnaient la salle à manger, Alessio prit à part son cousin et lui murmura : — Mais pourquoi diable as-tu accepté de te rendre au lac Trasimène ? — Maman se montre tout à coup plus compréhensive sur mes projets de mariage, alors, j'ai pensé lui octroyer une petite concession. Et puis, comme tu l'as entendu, l'appétissante Vittoria Montecorvo sera aussi. J'ai l'intention de tenter ma chance de ce côté-là. Un élan de joie mauvaise souleva Alessio.

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— Pourquoi pas ? lâcha-t-il. Le bruit court que cette dame est d'un naturel accueillant. Bien qu'il y ait un obstacle, évidemment. — Son mari ? ricana Paolo. Aucun problème : c'est un triple idiot. — En fait, je pensais à Mlle Mason. — Ah! lâcha Paolo avec une expression sournoise. Mais nous sommes pas encore mariés. Un célibataire a droit à son plaisir, il me semble. — Certes ! Bonne chance, mon cousin ! Loin d'alléger l'atmosphère, la présence d'hôtes supplémentaires autour de la table provoquait un effet contraire, au grand dam de Laura. La seule à jouir du repas était la signora : elle bavardait presque avec enjouement. Paolo, qui semblait savourer une sorte de rêve éveillé, n'emettait pratiquement aucun son. Quant à Alessio, il ne répondait un plaisanteries appuyées de sa tante que par monosyllabes. L'ambiance avait un je-ne-sais-quoi de retors, et Laura regretta ses dîners en tête à tête avec Alessio. « tu ne dois pas penser de telles choses ! » se reprocha-t-elle. Quand ils repassèrent dans le salon pour le café, elle s'avisa qu''elle devait s'entretenir avec Paolo pour s'assurer qu'il avait pris in sérieux son projet de retour en Angleterre. D'un ton qui se voulait léger, elle lança : — Paolo. mon chéri, si nous prenions le café sur la terrasse ? La nuit est belle. Nous admirerons le clair de lune. Il tressaillit d'un air interdit, puis sembla comprendre enfin, et s'empressa d'approuver : — Mais bien sûr. Quelle merveilleuse idée !Alors qu'elle gagnait la terrasse, elle sentit sur elle le regard scrutateur du comte. Son souffle s'était accéléré malgré elle, et elle s'accouda à la balustrade pour recouvrer son calme. La nuit était loin d'être belle, ainsi qu'elle l'avait prétendu. L'air était suffocant, et la lune voilée — signe annonciateur de mauvais temps. Comme elle attendait que Paolo la rejoigne, elle entendit le hurlement lointain d'un animal qui se répercuta à travers les collines, la faisant frissonner. Elle ne put réprimer un sursaut, et fit volte-face. Elle faillit heurter Alessio, debout juste derrière elle. — Seigneur ! souffla-t-elle. Vous m'avez fait peur ! V-vous... vous avez entendu ? — Ce n'était qu'un loup, dit-il en déposant sur le rebord de la balustrade la tasse de café qu'il avait apportée. Ils vivent dans la forêt, et c'est aussi à cause d'eux que Fredo reste là-haut pour veiller sur ses chèvres. Paolo ne vous a pas mise en garde ? — Il a mentionné les loups, oui, mais.., il n'a pas précisé qu'ils prenaient parfois la tangente au lieu de rester cantonnés dans les bois. — Injuste reproche, bella mia. Selon les spécialistes, les loups sont loin d'être infidèles. Ils s'accouplent pour la vie. — Vous parlez de l'espèce à quatre pattes, évidemment, répliqua-t-elle. Mais où est Paolo ? — Sa mère a décrété que la fraîcheur nocturne était dangereuse pour ses poumons. Elle l'a convaincu d'aller se coucher. Alors, c'est moi qui vous apporte votre café. Navré de vous décevoir. — La santé de Paolo passe avant tout, répliqua-t-elle. De nouveau, le hurlement du loup se fit entendre. — Quel cri ! On le dirait si... esseulé, dit-elle avec un frisson. — Il se peut qu'il le soit, dit Alessio, s'accoudant à la balustrade face à elle. Il arrive qu'un loup se sépare de sa meute, et s'aperçoive ensuite qu'il n'a pas envie d'être seul. — Ne comptez pas sur moi pour le prendre en sympathie, riposta-t-elle. Les loups sont des prédateurs, et il y a bien assez de femelles en vadrouille pour combler leur solitude. Qu'en pensez-vous, signore ? — Que je vous flanquerais volontiers sur mes genoux pour vous administrer une fessée, signorina. Mais hélas, ce ne serait pas politiquement correct, ironisa-t-il avec un large sourire. Aussi vous laisserai-je à vos réflexions avant que vous ne hasardiez d'autres comparaisons peu flatteuses. Là-dessus, il s'éclipsa. « Je l'ai insulté, il m'a menacée de représailles physiques. Demain, il sera à Pérouse. Après-demain, je partirai pour Londres. Fin de l'histoire », pensa-t-elle, soudain lugubre. Levant les yeux vers la lune brouillée, elle se surprit à avoir envie de hurler, elle aussi, comme un loup.

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Le lendemain, Laura veilla à dire au revoir à Paolo en présence de tous, avec une démonstration d'affection appuyée. — Dès ton retour, lui murmura-t-elle en l'étreignant, téléphone à la compagnie d'aviation pour changer nos dates de départ. Je... je ne peux plus rester ici.— Tu y es mieux que chez Camilla Montecorvo, crois-moi. Elle est encore plus infernale que ma mère. Et puis, tu auras la villa à toi toute seule pendant que mon cousin sera à Pérouse pour ses mystérieuses affaires, chuchota Paolo. Il continua de même, avec un regard qui en disait long : — Selon moi, il a une histoire avec une femme. Comme de coutume, le petit déjeuner fut servi sur la terrasse. L'air était moite et lourd. « Tout bouge », pensa Laura avec un frémissement. Elle constata que deux couverts étaient disposés sur la table, et Emilia lui précisa en effet :

— Son Excellence ne saurait tarder. Il est en train de nager.« Je sais... » pensa Laura. Elle se demanda tout à coup comment réagirait Alessio si elle descendait le rejoindre. « Je suis venue prendre ma leçon de natation », dirait-elle. Prenant appui sur ses épaules, elle se laisserait glisser dans l'eau... entre ses bras... Effarée, elle se secoua. Elle était incapable d'une telle audace ! Et d'ailleurs, à quoi bon ? « Il a une femme à Pérouse... », avait dit Paolo. Le loup solitaire cherchait une proie, une compagne. « Et ça, ce n'est pas mon genre », pensa-t-elle. L'objet de ses pensées fit son apparition à cet instant-là, les cheveux humides, une serviette jetée sur ses épaules nues. Il portait le vieux short qu'il avait le jour de leur arrivée. — Bonjour, dit-il en s'attablant d'un air moqueur. Vous n'êtes pas venue me tenir compagnie à la piscine ! — Vous ne me ferez pas croire que vous comptiez là-dessus ! — Je ne compte jamais sur rien, ce qui me vaut parfois d'agréables surprises. J'espère que vous avez bien dormi ? Vous avez les yeux cernés. — Je vais très bien, prétendit-elle en se servant un jus d'orante. Mais je supporte de plus en plus mal la chaleur. — Le temps est à l'orage. Auriez-vous peur du tonnerre, Laura mia ? — Pas spécialement. Et, quelquefois, un bon orage éclaircit l'atmosphère. — A moins qu'il n'apporte un regain de turbulences ! Avez-vous pu dire adieu à votre cher et tendre ? — Il va chez des amis, pas en excursion dans l'Himalaya ! — Deux choses également dangereuses à l'occasion. Je soupçonne ma tante de s'être arrangée pour que Béatrice Manzone soit présente à ce déjeuner. Cela vous ennuie ? — Paolo est assez grand pour prendre ses propres décisions. Je lui fais confiance. — Vous êtes admirable, mia cara, ironisa-t-il en achevant son café. Et maintenant, je dois vous abandonner. Mais, contrairement à Paolo, vous êtes entre de bonnes mains. Guillermo et Emilia veilleront sur vous. « Et vous, quand revenez-vous ? » faillit-elle demander. Elle n'osa, bien sûr. Elle le regarda gagner l'intérieur de la maison, et ignora de son mieux le pincement qui lui étreignait le cœur. Alessio l'obséderait encore lorsqu'elle aurait placé un continent entre elle et lui. Alors que, pour sa part, il l'aurait oubliée depuis longtemps.

La journée fut tout bonnement interminable. Laura n'avait même pas la compagnie de Caio, car la signora l'avait emmené avec elle. Elle passa un moment près de la piscine. Mais le ciel était couvert ; un vent violent s'était levé, soufflant par rafales. Elle ne tarda pas à se réfugier à l'intérieur, et, comme elle avait terminé Mansfield Park, elle emprunta Orgueil et Préjugés dans la bibliothèque. Après avoir à peine touché à son déjeuner sous le regard préoccupé d'Emilia, elle continua sa lecture.

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Le soir approchant, elle commença à se sentir nerveuse. Le ciel était maintenant gris ardoise, chargé de nuages. La gouvernante disposa plusieurs chandeliers, tandis que Guillermo allumait un feu dans la cheminée du salon. Laura lui en fut reconnaissante : la température était tombée de plusieurs degrés, et la flambée créait une atmosphère chaleureuse. Elle avait eu beau prétendre le contraire, elle avait très peur. La pluie tombait dru, à présent, résonnant sur la terrasse comme autant de hallebardes. Elle n'osait imaginer à quoi ressemblait l'affreuse route en lacets descendant à Besavoro !Faisant un effort pour dompter son sentiment d'abandon, elle gagna sa chambre afin de se changer, bien qu'elle ne s'attendît guère à dîner en compagnie d'Alessio : elle n'allait tout de même pas souhaiter qu'il ait repris la route par ce temps ! Ayant passé sa robe gris argent, elle regagna le salotto. La tempête s'était accentuée. Les lumières électriques vacillaient de façon alarmante à chaque roulement de tonnerre. Soudain, par-dessus le vacarme de la tourmente, elle entendit un moteur et, quelques instants plus tard, la voix de Guillermo dans l'entrée. « Paolo ! pensa-t-elle. Enfin ! » Elle avait presque rejoint le seuil lorsque les doubles portes du salon s'ouvrirent, livrant passage à... Alessio ! — J-je vous croyais à Pérouse, balbutia-t-elle avec un coup au coeur. — J'y étais, dit-il en s'avançant, les cheveux dégoulinant de pluie, pour déposer sur une chaise le trench qu'il venait d'ôter. Mais j'ai jugé que vous ne deviez pas rester seule dans de telles conditions, alors me voici. Je vous autorise à vous montrer reconnaissante, acheva-t-il avec un sourire. — J'ai l'habitude des intempéries, répliqua-t-elle. Je suis Anglaise. Mais... je... j'ai cru que Paolo revenait. — Je vais encore vous décevoir, je le crains : les domestiques ont reçu un appel de zia Lucrezia voici deux heures. Elle a décidé qu'ils passeraient la nuit chez Camilla, vu le mauvais temps. Nous voilà donc en tête à tête, bella mia. Juste à cet instant, les lumières s'éteignirent Laura laissa échapper un cri. En deux pas, Alessio l'eut rejointe, et saisie par les mains. — Le noir vous fait peur, carissima ? — D'habitude, non, dit-elle en frémissant. « Je vous trouve bien plus redoutable », faillit-elle ajouter. — Euh... il y a toujours des pannes de courant, quand il fait de l'orage ? — Plus souvent que je ne le voudrais. Nous avons un générateur de secours, mais je le réserve aux véritables cas d'urgence. D'ailleurs, Emilia cuisine au gaz, il n'y a aucun tracas à se faire en ce qui concerne le dîner. Il la relâcha et gagna la cheminée. Saisissant une bougie posée sur le manteau, il l'enflamma aux braises, puis se mit à circuler dans la pièce, faisant éclore un à un les halos rosés des candélabres avec la flamme de la chandelle. Le spectacle était féerique. En dépit de son appréhension, Laura lâcha un soupir de ravissement. — Puis-je vous offrir à boire ? reprit-il. — Un peu d'eau minérale. Il haussa les sourcils, mais lui apporta la boisson demandée, et, pour sa part, se versa un whisky. Laura s'assit sur le canapé, son verre dans une main, rajustant le pan de sa robe de l'autre. Alessio ajouta une bûche dans le feu, se redressa, et la regarda. Elle était nerveuse, il fallait détendre l'atmosphère ! — Laura, voudriez-vous me faire une promesse ? — Je... je ne sais pas. Ça dépend de ce que vous allez me demander. — Rien de bien sorcier, je vous assure. J'aimerais que vous me promettiez d'aller nager au moins une fois par semaine, à Londres. — Je suppose que je le pourrai, déclara-t-elle avec lenteur. Il y a une piscine pas loin de chez moi. — Alors, ce sera facile. Et emmenez Paolo avec vous. — Pourquoi pas, si sa santé s'améliore ? commenta-t-elle avec une espièglerie inattendue. Il lui décocha un large sourire, en lançant : — Il ne faut pas perdre espoir ! Sa réserve obstinée le stupéfiait. Il avait dû subir une fois les confidences alcoolisées de Paolo au sujet

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de ses conquêtes, et la retenue n'était pas la qualité que celui-ci préférait chez une femme ! Alors, que diable faisait son cousin avec cette Laura aux yeux gris et au regard calme, à la bouche altière ? Pour ce qui était d'elle, il supposait qu'elle avait pu se laisser enjôler par le charme apparent de Paolo, dont l'attrait avait dû s'éroder au vu de sa comédie d'enfant gâté... Un autre élément le tarabustait. En postant les cartes qu'elle lui avait confiées, il avait gravé dans sa mémoire les noms des destinataires, dans l'idée que cela pourrait s'avérer utile. Qui était donc ce Cari auquel elle avait écrit chez Harman Grace ? Quel lien y avait-il entre eux ? Se pouvait-il que ce voyage avec Paolo ne soit qu'un stratagème pour rendre jaloux son véritable amant — le pousser au mariage, peut-être ? Était-ce cela qu'elle cachait sous son maintien posé ? « Non, je n'en crois rien, se dit-il. Il y a autre chose là-dessous, j'en suis sûr ! Et j'ai toute la nuit pour découvrir de quoi il retourne. Pour abattre la barrière qui nous sépare, et la posséder tout entière. » Un instant, il souhaita que tout soit fini, qu'elle soit joyeusement et passionnément sienne tandis qu'ils roulaient vers quelque destination connue d'eux seuls, où la malignité de sa tante ne pourrait pas les atteindre. Il avait envie de s'endormir avec elle chaque soir, de s'éveiller chaque matin en la trouvant entre ses bras. Il avait besoin d'elle comme d'une chose vitale. Dès qu'il l'avait vue, le marché sordide auquel zia Lucrezia l'avait contraint était devenu caduc à ses yeux ! Il aurait pu en aller autrement, et il bénéficiait, à n'en pas douter, d'une chance imméritée. Cette certitude le perturba, lui fit même presque peur. S'empressant de se ressaisir, il prit le chandelier le plus proche et, marchant jusqu'à elle, lui tendit la main. — Allons souper, dit-il. Ce dîner était étrange. Les lueurs vacillantes des chandelles promenaient sur les murs des ombres dansantes. que venait éclipser par à-coups la flamboyante lumière bleutée des éclairs. Un roulement de tonnerre succédait à un autre, et Laura avait du mal à profiter de la délicieuse cuisine d'Emilia — elle ne cessait de tressaillir. Après un fracas plus assourdissant et plus prolongé encore que les précédents, elle fit observer d'une voix mal assurée : — On dirait presque un tremblement de terre... — Presque, convint Alessio, rembruni. Son regard s'adoucit cependant alors qu'il examinait son petit visage crispé : — Ma pauvre Laura ! Vous espériez de belles journées ensoleillées et de longues nuits romantiques au clair de lune. Et vous voilà confrontée à l'orage du siècle. Mais, rassurez-vous, cette maison en a subi bien d'autres. Elle résistera aussi à celui-ci. — Oui. Oui, bien sûr. Mais... je suis bien contente que vous ayez décidé de ne pas rester à Pérouse, signore. — Juste ciel, ma belle, quelle confession ! fit-il. Cela dit, moi aussi, j'en suis content. Elle demanda après une hésitation : — C'est aussi épouvantable qu'ici, au lac Trasimène, à votre avis ? Ils pourront rentrer demain ? Paolo et moi devons régler la question de notre retour. — Ma foi, nous sommes condamnés à attendre. — Vous pourriez peut-être leur téléphoner pour savoir ce qu'il en est. — A condition que le téléphone marche. Guillermo m'a dit que la ligne avait été coupée peu après l'appel de ma tante. — Coupée.! fit-elle, trop choquée pour dissimuler son désarroi. Mais vous avez un téléphone portable. — Et même deux. Seulement, il n'y a aucun relais dans la région. C'est à mes yeux l'un des charmes de cet endroit, déclara Alessio en leur reversant du vin. Il eut un large sourire, tandis qu'un éclair, illuminant ses traits, /tri donnait une apparence presque surnaturelle. — Alors, pour l'instant, mia cara, nous sommes coupés du monde, reprit-il avec une douceur presque inquiétante. Et nous n'y pouvons rien changer.

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9.

Le tonnerre explosa, puis le silence se fit, presque plus effrayant que le vacarme. — Coupés du monde ? fit Laura. Ce n'est pas possible ! — Et pourtant vrai. Ce sont des choses qui arrivent. — Mais... ça va durer longtemps ? — Jusqu'à ce que la tempête soit calmée. — Et c'est tout l'effet que ça vous fait ? — Pourquoi devrais-je m'en soucier ? Je n'y peux rien, mia cara. Alors, je vous laisse vous tracasser pour deux. « Je peux même me tracasser pour quatre », pensa Laura, assombrie, en reprenant une gorgée de vin. Elle vit que sa main tremblait, et espéra que son compagnon ne s'en rendait pas compte, à la lueur incertaine des candélabres. — Il y a la jeep. Nous pourrions.., nous rendre dans un endroit où il y a de l'électricité, et un téléphone. — Par ce temps ? Et sur cette route ? Vous voici soudain bien téméraire, ma belle. Plus courageuse que moi, c'est certain. Comme je suis déterminé à n'aller nulle part, désirez-vous que je vous confie les clés de contact ? Vous savez conduire ? — J'ai mon permis. — Dans ce cas, à vous de décider, fit-il en souriant. Mais vous préférerez peut-être rester à l'abri. Il y eut un silence, puis, à contrecœur, Laura acquiesça. — Bene, approuva-t-il nonchalamment. Je vais vous proposer un accord, Laura. Demain, lorsque le temps se sera éclairci, je vus emmènerai où bon vous semblera. Mais uniquement si vous acceptez... — Ou-oui, signore ?— De jouer de nouveau du piano pour moi. — Jouer du piano ? s'exclama-t-elle. Vous plaisantez ! — Pas le moins du monde. Vous avez joué le premier soir que vous avez passé dans cette maison. Pourquoi n'en feriez-vous pas autant le dernier ? Vous allez rentrer chez vous, n'est-ce pas ? Et je n'aurai peut-être plus jamais l'occasion d'avoir ce plaisir. Le nez baissé, elle commenta : — J'y verrais plutôt une calamité. — Allons, allons, mia cara. C'est de la fausse modestie ou je ne m'y connais pas. Je vous ai entendue vous exercer. Et, une fois, j'ai surpris Emilia en train de pleurer dans le vestibule parce que votre jeu lui rappelait, comme à moi, celui de ma mère. — Oh, seigneur ! Je suis navrée, vraiment... — Il n'y a pas de quoi, c'étaient des larmes de bonheur. Elle adorait maman, dit Alessio en se levant. Eh bien, Laura mia, allez-vous m'accorder cette faveur ?

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Elle le suivit à contrecœur dans le salon, attendit qu'il ait disposé d'autres chandeliers sur le piano, et s'installa au clavier en demandant : — Que désirez-vous que je joue ? — Quelque chose d'apaisant, dit-il, levant les yeux vers le plafond à un énième grondement de tonnerre. Ce que vous répétez en ce moment, peut-être. — La sonate Au clair de lune ?Je ne suis plus familiarisée avec ce morceau, mon interprétation laisse à désirer. — C'est très beau tout de même, déclara-t-il en s'affalant sur le canapé et en allongeant ses jambes devant lui. Alors, allez-y, je vous prie.

Laura joua les premières notes en conservant une conscience aiguë de la présence masculine à ses côtés. A mesure qu'elle avançait, cependant, sa concentration s'accrut, et, partant, son assurance. Elle exécuta le deuxième mouvement, si enlevé, sans commettre de faute, aborda le troisième et finit par égrener avec une aisance déliée les notes finales. Puis ce fut le silence. Alessio se leva, et vint la rejoindre près du piano. — Grazie. Merci, dit-il doucement. Saisissant alors sa main, il la porta à ses lèvres. La retourna. Et déposa à la naissance de son poignet, sur sa paume, lentement, des petits baisers appuyés et sensuels. — Non, je vous en prie, pas ça ! l'implora-t-elle d'une voix presque inaudible. Il releva la tête et planta dans le sien un regard noir, légèrement amusé. — Je n'ai pas le droit de rendre hommage à votre talent ? Même s'il a dompté l'orage ? Elle réalisa que les éclairs s'étaient arrêtés, et que le fracas du tonnerre n'était plus qu'un roulement lointain. — On... on dirait qu'il s'est éloigné, balbutia-t-elle en tentant de libérer sa main. Le courant ne tardera peut-être pas à revenir. — Vous n'aimez pas la lumière des chandeliers ? — Si. Mais je comptais finir mon livre, et je n'aimerais pas le faire à la bougie, dit-elle d'un ton affecté. Elle était, en réalité, toute aux sensations qu'il éveillait en caressant sa main avec ses doigts, toute aux petits frissons qui parcouraient son dos. — Dans ce cas, nous trouverons une distraction plus reposante pour les yeux. Vous jouez aux cartes ? — J'ai pratiqué les jeux de société classiques, comme tout le monde... — Et le poker ? — Je connais la valeur des différentes annonces, c'est tout. — Je pourrais vous apprendre. — Mais... il faudrait qu'on soit plusieurs. non ? Et puis, c'est un jeu de paris, et je... je n'ai pas d'argent à dilapider. — Il est possible de jouer autre chose que de l'argent, carissima. C'est parfois bien plus amusant et instructif que de parier du liquide. Il éleva une main, et détacha vivement de son oreille l'un des minces pendants en argent qu'elle portait. L'ayant déposé sur le piano, il enchaîna : — Vous voyez ? Voici déjà quelque chose à miser. «Un strip-poker, pensa-t-elle dans un état second. Seigneur ! suggère qu'on joue à se déshabiller... » — Certes ! fit-elle, libérant sa main d'un geste brusque. Et j'ai sûrement beaucoup à perdre aussi. C'est là l'ennui avec vos leçons, signore. Elles coûtent cher. Il sourit, guère démonté. Elle continua après un bref temps d'arrêt : — Pourquoi me tourmentez-vous ? — Je vous tourmente ? fit-il, glissant une main sous la masse soyeuse de ses cheveux pour caresser, de façon affolante, l'ourlet de son oreille. Alors, à quoi bon vous obstiner à refuser ce que nous désirons tous deux ? Laure sentit son corps s'embraser, une tiédeur se répandre au cœur de sa féminité, et elle eut honte de sa faiblesse. D'une voix frémissante, elle jeta :

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— Je ne peux parler pour vous. Mais, en ce qui me concerne, je veux m'en aller de cette maison et de ce pays. Je veux rentrer chez moi, où est ma place. Rien d'autre ! Elle releva fièrement le menton et ajouta : — L'orage est passé, la ligne téléphonique est sûrement rétablie, maintenant. Pouvez-vous vérifier, s'il vous plaît ? J'ai besoin de connaître les horaires de vol. « Il est mon hôte, il ne peut pas me refuser cette politesse ! » pensa-t-elle avec frénésie, en espérant qu'il allait quitter la pièce pour s'acquitter de ce devoir. Alors, elle saisirait sa chance. S'il lui était possible de couper par le jardin au pas de course, elle se réfugierait dans sa chambre avant qu'il réalise sa disparition. Elle ne pouvait plus rester en tête à tête avec cet homme, elle ne répondait plus d'elle-même ! Elle ressentait le besoin de se retrouver entre ses bras, de sentir sa bouche s'écraser contre la sienne, et ce désir était si impérieux qu'elle en éprouvait une sorte d'angoisse douloureuse et inédite. Elle le regarda s'éloigner vers le seuil, entendit décroître son pas, perçut l'écho de sa voix appelant Guillermo. Elle s'élança alors vers la porte-fenêtre, l'entrebâilla et écarta les volets juste assez pour se faufiler dehors. Le chemin lui était familier, elle l'avait fait cent fois depuis son arrivée. Mais jamais de nuit ! Et elle n'avait certes pas prévu qu'il ferait si noir dehors ! Quant à la pluie, elle était loin de s'être arrêtée avec le déchaînement des éclairs. Elle tombait encore, régulière et obstinée.

Elle eut à peine franchi cinquante mètres qu'elle était trempée. Elle avait beau scruter les ténèbres, elle ne voyait rien. Elle en était réduite à progresser à l'aveuglette sans oser courir, de peur de s'étaler dans l'herbe détrempée et glissante. Soudain, elle s'avisa qu'elle était suivie : Alessio s'était lancé à sa poursuite au pas de course. « Oh, non ! » se dit-elle en tentant d'accélérer l'allure. Mais, déjà, sa main emprisonnait son poignet dans une étreinte de fer, et il l'entraînait avec lui tout en courant, tête baissée. — Laissez-moi tranquille..., fit-elle, tentant de résister. — Folle ! jeta-t-il rudement, lb veux que je te porte ? Avanti ! Elle sentit sous son pas la dureté du pavé, entrevit une lueur indécise, et comprit qu'ils avaient dû atteindre la cour. Tirant vers lui de lourdes portes vitrées, Alessio la poussa à l'intérieur. Il y avait là des chandeliers brûlant sur une commode et une table de nuit. Un lit aux draps entrouverts. Alessio traversa la chambre, sa chemise mouillée et transparente collant à son torse musclé. Ayant gagné la salle de bains voisine, il en rapporta deux serviettes. Il lui en envoya une, et entreprit avec l'autre de sécher son visage et ses cheveux. Laura demeura immobile, la serviette serrée entre ses doigts crispés, reprenant avec peine son souffle. Elle regardait Alessio qui, à présent, essuyait son torse. Il leva les yeux, et croisa son regard. — Mais ne restez donc pas comme ça ! dit-il avec dureté. Enlevez donc cette robe avant d'attraper une pneumonie. — J-je... ne peux pas... Il lâcha un juron, la rejoignit, et se débattit avec la fermeture à glissière de sa robe, bloquée par l'humidité. Celle-ci céda enfin, et il dégagea le vêtement qui glissa à terre. Ignorant le léger cri qu'elle poussa, il s'empara de la serviette et se mit à la sécher sans ménagement. Seuls résonnaient, dans la pièce, leurs souffles précipités. Les ombres sur les murs semblaient réduire les lieux de moitié, enfermant leurs silhouettes dans l'étroit halo de lumière des candélabres. Enfin, Alessio envoya valser la serviette, et il laissa tomber avec calme : — Qu'est-ce qui vous a pris, bon sang ? Que faisiez-vous ? — Je fuyais, murmura-t-elle. — Ça, j'avais compris ! Mais pourquoi, Laura ? Pourquoi avez-vous réagi ainsi ? — Vous... vous le savez. — Si c'était le cas, je ne poserais pas la question. Alors, répondez. Aucun mot ne lui vint, aucune argumentation non plus. Elle n'était consciente que de la tension de son corps, et du petit monde clos où elle se trouvait : le halo

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des chandeliers, le lit accueillant... « Oh, Seigneur ! pensa-t-elle avec un élan désespéré. Je le désire tant ! Je n'aurais jamais cru que ça pouvait m'arriver... Et je ne peux pas m'en aller maintenant. Il me le faut. Je le veux. » Elle posa ses mains sur ses épaules viriles, et se haussa sur la pointe des pieds. Maladroitement, elle l'embrassa sur la bouche. Un bref instant, il se figea. Puis l'enlaça en prononçant son nom d'une voix rauque, et l'embrassa avec fièvre, le coeur battant, soulevé par une jubilation intense. « Elle est à moi », pensa-t-il. Elle se livrait à lui comme il l'avait prédit. C'était sans importance, au demeurant. Tout ce qui comptait, c'était qu'elle était enfin dans ses bras ! Entre deux baisers profonds, deux caresses passionnées, il eut tôt fait de la dévêtir. Il s'attendit alors à ce qu'elle veuille à son tour le dépouiller de ses vêtements ; mais, à son grand étonnement, elle n'en fit rien. Aussi, passé le premier instant de surprise, il se hâta de se mettre nu avant de la soulever dans ses bras pour s'abattre avec elle sur le lit. Il lui murmura des mots tendres, et l'embrassa encore et encore, happant entre ses lèvres les pointes rosées de ses seins, errant plus bas... Dans la fureur de son désir, il gardait assez de lucidité pour réaliser qu'elle l'embrassait, bien sûr, mais que ses réactions étaient moins ardentes que les siennes. Elle gardait cette réserve particulière qui, depuis le début, l'avait intrigué. Était-il possible qu'elle conserve, malgré l'intimité de leur situation présente, de la timidité à son égard ? Il voulait, lui, qu'elle réponde d'égal à égal, qu'elle soit aussi passionnée que lui, aussi subjuguée !Il désirait sentir sur sa chair musclée les attouchements affolants de ses lèvres et de ses mains, mais, à son grand étonnement, elle s'obstinait dans sa retenue... Avec une infinie douceur, il déposa des baisers sur son corps, descendant inexorablement vers le cœur de sa féminité. Lorsqu'il rencontra ce sanctuaire intime, et y aventura sa main, elle se cambra en lâchant un léger cri de volupté, offerte à la sensualité de sa caresse. Un sourire aux lèvres, il inclina la tête pour lui délivrer des attouchements plus délectables encore... Soudain, elle n'était plus docile. Elle était tendue. — Non.., non, s'il te plaît... Tu... je..., balbutia-t-elle. — N'aie pas peur, carissima, murmura-t-il en acceptant à regret sa réticence. Je ne ferai rien qui te déplaise. Et, optant pour une approche moins hardie, il usa de la persuasion de ses mains. — Touche-moi, finit-il par souffler. Il prit sa main, et, l'amenant vers la partie virile de son anatomie, la replia sur le morceau de chair triomphante tout en se glissant sur son corps, dans l'attente de l'instant où elle le guiderait en elle, où elle serait enfin sienne. Elle tremblait, et accéda presque avec gaucherie à sa quête implicite. Pourtant, lorsqu'il se coula en elle, lentement, en douceur, prolongeant à plaisir cet instant exquis, il la sentit se crisper de nouveau, et le cri qu'elle laissa échapper, cette fois, traduisait plutôt de la douleur. Il réalisa que la résistance qui s'opposait à lui était physique. — Détends-toi, amore, souffla-t-il. Sois à moi... Il se releva à demi, vit son regard effrayé, et comprit tout. — Laura, regarde-moi, finit-il par dire. Il s'était assis sur le lit, un coin de drap ramené sur le bas de ses reins. Il avait un air qu'elle ne lui connaissait pas. — C'était ta première fois, lâcha-t-il enfin. Il ajouta d'un ton dur : — Ne cherche pas à mentir. Je veux la vérité. Elle murmura d'une voix étranglée : — Oui. — Et tu ne m'en as rien dit ? — Je ne savais pas que c'était nécessaire. J'ignorais que ça pouvait.., faire mal... J'ai cru que je... que je... — Dio mio ! s'exclama-t-il.

Un silence s'écoula avant que la question qu'elle attendait, inévitable, résonne dans la pièce :

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— Paolo. Paolo et toi. Vous.., tu as laissé croire à tout le monde que vous étiez amants. Pourquoi ?Se sentant contrainte de garder le secret promis même en cet instant, elle biaisa : — Nous avons décidé de... partir ensemble pour... voir comment ça marchait entre nous. Oh, mon Dieu ! Comme je regrette ! — Tu n'as rien à regretter. Je suis le seul fautif. Il y eut un mouvement, et elle devina qu'il quittait le lit. Levant les yeux, elle vit qu'il se rhabillait. Se redressant à genoux, elle tendit les bras. — Alessio, où vas-tu ? — Dans ma chambre. Où veux-tu que j'aille ? — Je t'en prie, ne me laisse pas. Reste. — Les choses s'arrêtent ici. Elles n'auraient jamais dû commencer. Je n'avais pas le droit de... de te toucher. — Mais c'est moi qui me suis donnée à toi ! — Alors, réjouis-toi que j'aie la force de te quitter. — Me réjouir ? Mais comment le pourrais-je ? — Parce qu'un jour tu te marieras, déclara-t-il avec rudesse. Et ton innocence est un don que tu dois réserver à ton futur mari. C'est lui qui doit avoir la joie de se savoir ton premier et unique amant. Il lâcha un étrange soupir, puis ajouta : — C'est un cadeau trop précieux pour que tu le gâches avec quelqu'un comme moi. — Tu n'es pas n'importe qui ! dit-elle avec angoisse. C'est toi, Alessio. Toi et personne d'autre. Il avait envie et besoin d'elle, mais il sentait qu'il ne devait en aucun cas se laisser attendrir s'il voulait à l'avenir pouvoir se regarder sans honte dans un miroir. Il s'inclina pour ramasser sa chemise, se composant un masque cynique. — Vous me contraignez à être franc, signorina. Oubliez le romantisme ! La vérité est que j'avais envie d'une femme, ce soir, pas d'une écolière inexpérimentée. Il ajouta pour faire bonne mesure : — Croyez bien que je n'ai ni le temps ni la patience de vous initier à ce qui est nécessaire à mon plaisir. Il capta son regard meurtri, et sut qu'il le hanterait pour le restant de ses jours. Il continua pourtant : — Nous nous occuperons de votre départ demain. Vous n'avez sûrement nul désir de vous attarder ici. Bonne nuit. S'inclinant alors avec une courtoisie cruelle, il tourna les talons et disparut. Dans un état second, Laura baissa les yeux sur son corps dénudé. Elle venait de subir la pire humiliation de son existence : nue, offerte, suppliante, elle avait quêté les faveurs d'un homme qui lui signifiait sans ménagement qu'il avait cessé de la désirer. Elle avait toujours cru que la perte de sa virginité serait simple ! Et il lui semblait qu'en dépit des propos qu'il venait de tenir Alessio s'était montré doux. Pourtant, elle avait eu mal — et n'avait pu le dissimuler. Ce n'était rien, cependant, par comparaison avec la souffrance que lui infligeait son rejet ! Et elle brûlait encore de frustration sensuelle. Il y avait pire. Elle lui avait presque dit : « Je t'aime. » Pour couronner le tout, elle devrait l'affronter le lendemain en dépit de ce qui s'était produit.

Sous le jet de la douche, Alessio se laissait submerger par la déferlante d'eau froide. S'il parvenait à calmer ses ardeurs frustrées. à parviendrait peut-être aussi à dompter le tumulte de son esprit. Il doutait, cependant... Imbécile, criminel que tu es ! » pensa-t-il avec une colère farouche. Comment avait-il pu ne pas réaliser qu'elle était inexpérimentée, et non juste timide ? Tout ce qu'il avait osé, tout ce qu'elle ne lui avait pas permis d'oser, le lui hurlaient pourtant plus clairement que n'importe quels mots ! Seulement voilà, il y avait eu ce premier baiser, celui qu'elle avait donné volontairement. Et il n'avait plus songé à rien d'autre qu'à l'assouvissement de son propre désir. «Tu triches ! » pensa-t-il. Allait-il la rendre responsable des faits — même indirectement — alors qu'il n'avait cessé de la manipuler pour l'amener à reddition ? Certes, son sens de l'honneur l'avait amené à

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renoncer dans le feu de l'action à son entreprise de séduction. Il ne se sentait pas moins coupable. Il se remémora soudain les propos de son père, du temps de son adolescence : « Alessio, tu trouveras bien assez de femmes faciles pour pourvoir à tes plaisirs. Alors, respecte les filles innocentes. »Ce conseil lui avait paru bon, et il s'y était tenu jusqu'à ce jour. Il n'avait tout simplement pas envisagé un seul instant que Laura était vierge. Il en éprouvait d'ailleurs une joie presque féroce : la satisfaction primitive de savoir qu'elle n'avait jamais appartenu à Paolo. « Elle ne m'appartient pas non plus », songea-t-il avec une désolation soudaine. Et, après sa cruauté nécessaire, il était clair qu'elle ne lui appartiendrait jamais... « Laura... ma Laura », murmura-t-il. Il n'avait pas pleuré depuis l'enterrement de son père. Tout à coup, pourtant, en chuchotant ce prénom, il sentit des larmes amères et brûlantes au fond de sa gorge. Et, pour un peu, il aurait sangloté comme un enfant. Il se ressaisit, et se leva pour fermer le robinet. Il était temps qu'il redevienne maître de son existence ! Il décida soudain de la manière dont il traiterait avec sa tante à son retour. Et de celle dont il réglerait le contrecoup de ses révélations, si elle mettait à exécution sa menace. « J'aurais dû lui résister, famille ou pas famille ! conclut-il dans un élan de colère. L'envoyer au diable, et l'éjecter de mon existence ainsi que Paolo ! » Ma foi, il n'était pas trop tard pour rectifier le tir ! « C'est le mal que j'ai fait à Laura qui ne peut être réparé, s'avoua-t-il. Il va falloir apprendre à vivre avec cette certitude. »

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10.

Après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, Laura avait fini par sombrer dans un sommeil agité. Lorsqu'elle sentit sur son épaule la main d'Alessio qui la secouait, et entendit sa voix brusque lui intimant de se réveiller, elle crut que c'était la suite d'un mauvais rêve. Elle finit cependant par ouvrir les yeux, et le découvrit devant elle, dans la pâle lueur du jour. Elle ramena les draps sous son menton, et le vit se figer tandis qu'il captait son geste. Il était vêtu de façon décontractée, en jean et polo noir. Cependant il n'était pas rasé, et il avait les yeux battus, comme s'il n'avait pas mieux dormi qu'elle.— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, adoptant la même brusquerie que lui.— Il y a eu un grave problème. Le bruit infernal que nous avons entendu hier était dû à un glissement de terrain. Guillermo a tenté de descendre à Besavoro, tout à l'heure, mais il a trouvé la route complètement obstruée par des rochers, des troncs d'arbre et de la boue. — Comment ça, obstruée ?fit Laura avec un coup au cœur. Vous voulez dire que nous sommes bloqués ? Sans pouvoir passer ? — Hélas, oui. — M-mais combien de temps dois-je rester ? Il... il faut que je me rende à l'aéroport. — Nous avons fait appel à des équipes techniques à Pérouse. Malheureusement, elles ne seront pas ici avant demain.— Si tard ! Et combien de temps leur faudra-t-il pour tout déblayer ? — Allez savoir, lâcha Alessio avec un haussement d'épaules. Elle s'exclama d'un ton accusateur : — Vous ne semblez guère vous soucier de la situation ! Nous sommes pour ainsi dire prisonniers ! — Je le déplore. Mais mon véritable souci, c'est Fredo. Il a disparu. On pense que sa cabane était sur le trajet de l'avalanche. Je pars apporter mon aide. — Je... bien sûr. Je... je suis désolée, Alessio, balbutia-t-elle comme il regagnait le seuil. — Pourquoi ? Vous ne le connaissez pas. — Mais c'est votre ami, il est évident qu'il compte pour vous. Elle ajouta précipitamment : — J'éprouverais la même chose polir qui que ce soit, étant donné les circonstances. Puis-je... faire quoi que ce soit ? — Peut-être... si vous savez prier. Il eut vite disparu, et elle resta à fixer la porte close en pensant de toutes ses forces : « Fais attention à toi. » Ainsi, elle avait revu Alessio, elle lui avait parlé, et elle n'en était pas anéantie. L'urgence de la situation avait facilité la tâche, sans doute. Elle n'en demeurait pas moins privée de la seule consolation efficace : la certitude qu'elle partait loin de ce lieu. Car tel était son seul désir ! Et oublier, si c'était possible, l'affreuse humiliation de ces dernières heures ! Elle devait prendre son mal en patience. Et le fait qu'Alessio ne pie pas sa présence opportune sous son toit après la débâcle de la veille ne la consolait pas plus. Elle avait dû lui donner l'impression d'être une

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femme sophistiquée, affranchie. Alors que c'était tout le contraire ! Et il l'avait :ejetée en réalisant la vérité. Alors, pourquoi avait-elle ressenti, en le voyant tout à l'heure, ce désir aigu comme une brûlure ? Pourquoi le voulait-elle toujours ? « Bon sang, tu n'as donc rien appris de la leçon ?» s'insurgea-t-elle, furieuse contre elle-même. Si ça continuait, elle allait finir par le remercier du traitement qu'il lui avait réservé, ma parole !

Soudain, elle se redressa, mue par une détermination inattendue. Il fallait qu'elle relève la tête. Qu'elle se prépare à affronter la suite de son existence. Puisque Alessio Ramontella n'y avait jamais eu de place, et n'en aurait jamais ! C'était un jour bizarre. Le ciel couvert laissait passer rarement le soleil. Pourtant, la chaleur était suffocante. Une forte odeur de terre humide et d'herbe envahissait l'air. L,aura, qui n'avait guère envie de s'attarder dehors, se surprit à rôder dans la villa tel un animal en cage. Alessio ne rentra pas déjeuner. Guillerrno, qui était allé apporter du vin et de la nourriture à ceux qui tentaient de déblayer, revint en annonçant que Fredo n'avait pas été retrouvé, que les recherches se poursuivaient. Laura brûla de lui demander : «Le comte va bien ? Mais cela lui était interdit, bien sûr. Elle acheva la lecture du livre de Jane Austen et le remit en place ; puis elle explora les parties les plus anciennes de la maison, examinant le travail de restauration effectué sur les fresques et les peintures des plafonds. Contrairement à Paolo, elle était séduite par ces lieux. Elle comprenait que le comte y voie un sanctuaire, une sorte de retraite inviolable. Ce qui lui échappait, c'était la raison pour laquelle un homme aussi mondain éprouvait le besoin d'un tel isolement. « Je dois oublier Alessio ! se dit-elle. Si dur et si long que ce soit ! Comme toujours, elle eut recours à la musique pour s'apaiser. Reprenant les partitions de Beethoven, elle en choisit une au hasard, et commença à la travailler. Ce fut l'entrée d'Emilia, apportant une provision de bougies pour les candélabres, qui lui donna conscience du temps qui s'était écoulé. — Seigneur ! s'exclama-t-elle. Il est temps que j'aille me changer pour dîner ! Est-ce que... Son Excellence est rentrée ? — Non, signorina. Mais rassurez-vous, dit la gouvernante d'un ton encourageant, il ne tardera pas à vous revenir. Laura s'empressa de préciser en rougissant : — J-je pensais seulement qu'il faudrait peut-être tenir le dîner au chaud jusqu'à son retour. — Mais bien sûr, signorina, déclara Emilia avec un sourire. « A d'autres ! semblait-elle dire. Nous ne sommes ni sourds ni aveugles, Guillermo et moi, et nous connaissons le comte Alessio depuis toujours. On ne nous la fait pas. » « Pourtant, vous vous trompez ! aurait aimé lui crier Laura. C'est moi, ici, la dupe ! ». Alessio arriva une demi-heure plus tard, et entra directement dans le salon. Elle remarqua son air las, les traces de terre qui maculaient ses vêtements. — V-vous l'avez retrouvé ? demanda-t-elle avec angoisse. — Si, alla fine, dit-il en allant se servir un verre. Nous avons pu remonter sa piste parce que son chien était auprès de lui et ne cessait d'aboyer. — Pour repousser les loups ? — C'est plus que vraisemblable. Fredo est à l'hôpital avec une très mauvaise fracture à la jambe. Il a passé toute la nuit dehors, sous forage, et c'est ce qui inquiète surtout les médecins. Il n'a toujours pm repris conscience. Son fils est auprès de lui. Il ne /tri détailla pas la traversée cauchemardesque des équipes secours, transportant le vieil homme sur un brancard improvisé par la voie montagneuse épargnée par l'orage, jusqu'à l'ambulance attendait sur la route. — Vous avez dit, murmura-t-elle, qu'il était toujours possible de prier.Il se rapprocha de la cheminée et fixa l'âtre désert : — Je l'ai fait. Je suis allé allumer un cierge à Besavoro. Cela ne m'était pas arrivé depuis très longtemps. — Vos mains saignent, observa-t-elle soudain, la bouche sèche. — Aucune importance...

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— Mais il faut soigner ça ! Ça pourrait s'infecter ! — Touchante mais inutile inquiétude. Je suis capable de veiller sur moi-même. Il parlait avec plus de brusquerie qu'il ne l'aurait voulu parce qu'il luttait contre le désir lancinant de la rejoindre, d'enfouir son visage au creux de ses genoux. La voyant accuser le coup, il maudit sa brusquerie, mais s'enjoignit de ne pas faiblir.« Tu dois la protéger », pensa-t-il. Ayant fini son whisky, il tenta de détendre l'atmosphère : — Je ferais bien d'aller me doucher. Si les plats sont trop cuits, affilia sera de mauvaise humeur, et c'est le plus redoutable des orages ! Laure le regarda s'éloigner, puis, à son tour, gagna sa chambre à pas lents. S'étant douchée, elle ne se donna cependant pas la peine de se vêtir. Assise sur son lit, enveloppée dans son peignoir, elle demeura perdue dans une rêverie morose. Ce fut Guillermo, venu frapper à la porte, qui l'en tira.—Le dîner était prêt, annonça-t-il. Elle alla entrouvrir le battant : — Je... je n'ai pas très faim, Guillermo. Je crois que c'est le temps. Il fait si lourd ! Vous voulez bien m'excuser auprès de Son Excellence, s'il vous plaît ? La grimace de Guillermo traduisit son déplaisir, mais il acquiesça tout de même et s'en fut. Il revint quelques instants plus tard pour lui présenter une feuille pliée en quatre, au contenu laconique : « Laura, ne m'obligez pas à venir vous chercher. Ramontella. » — Désolé, signorina, fit Guillermo en écartant les mains. J'ai essayé.— Je n'en doute pas. Très bien. Dites à Son Excellence que je serai là dans un instant. Presque comme un défi, elle passa une tenue qu'elle n'avait jamais portée depuis son arrivée : un pantalon en lin vert lichen et une blouse finement rayée de vert, à col officier. Puis elle gagna le salon, d'humeur rebelle. Alessio l'attendait, adossé à son fauteuil. Elle redressa la tête mais, au fond d'elle-même, elle était frémissante. Il pensa en la voyant qu'elle s'était habillée pour escamoter sa féminité, et y échouait à son insu. D'ailleurs, depuis qu'il l'avait vue nue, n'importe lequel de ses vêtements n'était pour lui que la tentation de le lui ôter. Une façon de se remémorer la délicate beauté qu'il dissimulait. Ce fut le coeur battant qu'il la regarda s'asseoir. — La prière est une bonne chose, mais le jeûne n'est pas nécessaire, dit-il doucement. — Je n'ai pas faim, c'est tout. — Moi, je déteste dîner seul. D'ailleurs, je suis sûr que vous recouvrerez votre appétit lorsque le repas sera servi. — Serait-ce un ordre ? — Une prédiction, sans plus. Elle se garda de riposter. Il lui serait difficile, en effet, de résister aux délicieuses saveurs de la cuisine d'Emilia. — Nous dînons encore aux chandelles, à ce que je vois. — Rassurez-vous : ce n'est nullement un prélude pour vous conter fleurette, fit Alessio avec un sourire froid. Croisant son regard avec calme, elle laissa tomber : — J'étais à mille lieues d'une telle idée, signore. — Sachez cependant que le courant ne devrait pas tarder à être rétabli, la compagnie d'électricité s'y emploie activement. Il en va de même pour le téléphone. — Et la route ?— Le déblaiement commencera demain très tôt. Dès que la route sera praticable, vous partirez pour Rome. Cela vous satisfait-il ? — Oui. Bien sûr. — Bene, commenta-t-il sardonique. Il y eut un silence. Puis, l'ayant contemplée un instant d'un air pensif, il ajouta : — Croyez bien, signorina, que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour hâter votre départ. — J'en suis sûre, dit-elle avec difficulté. Et je suis navrée de vous avoir causé tant de tracas, signore. J'ai

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conscience que je n'aurais jamais dû venir ici. — Sur ce point, nous sommes d'accord, répondit Alessio, assombri. Il pensa douloureusement qu'elle se trompait sur la raison de son rejet. Mais comment aurait-il pu lui expliquer qu'il s'efforçait d'agir en homme d'honneur ? Aussi valait-il mieux la laisser partir ainsi : blessée et disposée à le haïr... du moment qu'elle ne se console pas avec Paolo ! A cette seule idée, il se sentait frémir d'angoisse. Ils dînèrent en silence puis passèrent dans le salon pour le café, plus par respect des conventions que par envie, et repliés l'un et l'autre sur leur souffrance intérieure. «Il est impossible que je parte comme ça ! pensa soudain. Laura. Je le désire si fort ! Je sais que je manque d'expérience. Mais il doit bien y avoir un moyen d'éveiller son intérêt... » — Prendrez-vous un digestif avec votre café ? lui demanda-t-il avec politesse. — Oui, merci, répondit-elle en tressaillant. Puis-je avoir une grappa ? Il haussa les sourcils : — Si vous le désirez. Je croyais que vous ne l'appréciiez guère.— J'aimerais faire une deuxième tentative. Un instant, ils se dévisagèrent. Puis il alla au bar, rapporta bientôt deux verres d'alcool, et lui en remit un. — A la vôtre ! dit-il, levant son verre. Elle porta le toast à son tour, et but sans ciller. Alessio s'était réfugié près de la cheminée, à bonne distance. Elle prit une profonde inspiration, puis tendit de nouveau vers lui son verre vide, déclarant avec une feinte désinvolture : — Je commence à y prendre goût ! — Cela n'est pas très conseillé. Il serra les mâchoires, mais la resservit sans autre commentaire. Comme il s'éloignait après lui avoir apporté la grappa, elle dit très vite : — Alessio... — Cosa c'è ? Que voulez-vous ? fit-il en se détournant à contrecœur.— Hier, vous m'avez priée de jouer du piano pour vous. — Je ne l'ai pas oublié. — C'est mon tour, il me semble, de vous demander une faveur. Elle vit qu'il était sur ses gardes. — Navré de vous décevoir, mais je ne suis pas pianiste. — Non, mais vous connaissez le poker. répondit-elle, le cœur battant à cent à l'heure. Et vous m'avez proposé de me l'apprendre. Je... j'aimerais profiter de votre offre. S'il vous plaît. — Comme vous l'avez souligné vous-même, signorina, répliqua-s-t1 il faut être plus de deux pour un poker, et vous n'avez pas d'argent à dilapider, pour vous citer. — Mais c'est à une partie très particulière que vous songiez, :À-elle avec douceur, détachant un de ses pendants d'oreilles pour e lui tendre. N'est-ce pas ? insista-t-elle. — Cela se peut, dit-il avec une raideur glaciale. Mais c'était une proposition détestable. Je dois vous demander de l'oublier et de me pardonner. Je vous souhaite bonne nuit, signorina. Ayant ponctué d'une courte révérence la lin de cette petite tirade, il commença à s'éloigner vers le seuil. Elle le retint par sa manche, oubliant, dans la violence de son désir, toute retenue. — Alessio... je vous en prie, ne me laissez pas. Vous... vous m'avez laissé entendre que vous me désiriez. Était-ce un mensonge ? — Non, dit-il avec rudesse. Pas sur le moment, en tout cas. Mais... les choses évoluent. Je souhaite maintenant que vous rentriez chez vous et que nos deux existences se séparent. Oubliez-moi comme je vous oublierai. S'arrachant impitoyablement à son emprise, il ajouta avec une courtoisie glaçante : — Tâchez de prendre du repos. Une longue journée de voyage vous attend. — Et je partirai sans faire d'histoires, je le jure. Je... je ne demanderai jamais à vous revoir. Mais... Alessio, je vous en prie ! Ne pourriez-vous m'accorder cette nuit ? — Non, dit-il, la gorge sèche, le cœur oppressé. Et vous me remercierez un jour, Laura mia. Lorsque

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vous pourrez regarder sans honte l'homme que vous aimerez.Il s'éloigna, et elle le suivit du regard, inerte et comme engourdie. Puis elle murmura : — L'homme que vous aimerez... Oh, mon Dieu, Alessio, quelle terrible ironie ! Si seulement tu savais ! Toutes les bougies avaient brûlé et s'étaient éteintes, lorsque Laura trouva enfin la force de gagner sa chambre, bien après minuit, et de se dévêtir. Elle avait supplié, et s'était humiliée pour rien. Non, pas pour rien ! Par amour. « A-t-il deviné ? » se demanda-t-elle pour la énième fois. Alessio avait-il compris qu'elle s'était follement éprise de lui ? Et qu'elle avait espéré, dans son délire pathétique, une issue heureuse à ce sentiment surgi en quelques jours ? L'avait-il rejetée parce qu'il se savait le pouvoir de lui briser le cœur, et non à cause de son inexpérience ? Car il n'avait certes pas pu prévoir qu'elle tomberait amoureuse ! Et, à l'évidence, elle était devenue à ses yeux une éventuelle source d'ennuis... Sa présence l'embarrassait, maintenant. Il avait hâte qu'elle s'en aille ! Aux premières heures de l'aube, sa valise était faite. Il ne restait à y ajouter que le peignoir qu'elle portait et ses affaires de toilette. Pour ce qui était de sa tenue de voyage, elle mettrait sa robe en coton écru, car la journée promettait d'être chaude... Elle avait hâte d'être loin d'ici, à présent. Soudain, elle se sentit lasse, abattue. Lentement, elle se laissa 7omber sur le lit avec un soupir, et s'endormit presque aussitôt. — — Signorina ! Signorina ! Laura ouvrit les yeux à regret, vit Emilia penchée vers elle, et se redressa en murmurant : — II y a un problème ? — Non, non. Mais il est temps de manger, signorina. Nous allons servir la seconda colazione ! — Comment ça, le déjeuner ? s'exclama Laura, incrédule. Elle venait tout juste de s'assoupir ! — Oh, mon Dieu ! Il est cette heure-là ? continua-t-elle en consultant sa montre. — Si, si, fit vigoureusement Emilia. Son Excellence a ordonné qu'on vous laisse vous reposer. Mais vous avez besoin de vous nourrir aussi.— J-je... Il faut d'abord que je m'habille. — C'est inutile, signorina. Vous êtes seule ici. Son Excellence descendue sur le site de l'éboulement pour aider les ingénieurs de la voirie et rentrera très tard. Alors, vous pouvez rester en peignoir. Laura se leva pour dissiper le découragement qui l'étreignait. Alessio lui épargnait sa présence. Elle aurait dû lui en être reconnaissante, au lieu d'avoir envie de pleurer... Après un repas délicieux, qu'elle avala de son mieux, elle décida de se tenir prête, car son départ aurait certainement lieu dès le retour du comte.Elle mit à profit l'heure de la sieste pour se doucher et se laver les cheveux. Et, bien que le courant fût rétabli, elle préféra les sécher au soleil, assise dans la cour. La dernière fois qu'elle avait agi ainsi, Caio était attaché à ce banc... « Paolo ! » pensa-t-elle en tressaillant. Paolo, et son épouvantable mère. Elle ne leur avait pas accordé une pensée depuis qu'ils étaient partis au bord du lac Trasimène ! Elle devrait leur laisser un message pour expliquer son brusque départ... Le soleil était à son déclin lorsqu'elle entendit enfin la jeep. Elle entendit le pas d'Alessio, sa voix alors qu'il s'adressait à Guillermo. Puis il entra dans le salon et la regarda en silence. avec une intensité déconcertante qui la figea, en proie à un tremblement intérieur. Trouvant enfin la force de parler, elle dit d'une voix méconnaissable : — La route est dégagée ? On peut partir ? — Oui, dit-il à voix basse. La voie est libre. — Alors, je... je vais chercher mes affaires. Il lâcha un juron et, soudain, en deux enjambées il fut près d'elle. Il la saisit par les poignets et la contraignit à se lever d'un geste presque empreint de colère. Puis, inclinant la tête, il l'embrassa à pleine bouche. — Pardonne-moi, murmura-t-il enfin d'une voix rauque, posant sur elle un regard brûlant. Laura, pardonne-moi, mais je ne supporte plus d'être sans toi !« C'est de la folie, pensa-t-elle comme il reprenait ses lèvres. Sauve-toi. Laura, pendant qu'il est encore temps ! » Mais une force inouïe la submergeait, balayant tout sur son passage. Nouant ses bras autour de

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son cou, elle se laissa soulever, et emporter hors de la pièce.

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11.

D'un coup de pied, Alessio referma la porte de sa chambre. Encore deux pas, et il déposa Laura sur son lit à baldaquin. Un instant, il la contempla. Puis, d'un geste délibéré, il saisit le col de sa robe, et déchira le fin tissu. — N'aie pas peur, carissima, lui dit-il avec un demi-sourire en voyant son regard dilaté. Il y a des jours et des jours que j'en mourais d'envie. Mais je serai tendre, maintenant, sois-en sûre.La dépouillant alors du vêtement déchiré, il l'expédia à terre, et se déshabilla à son tour avec une lenteur calculée. Enfin, il s'allongea près d'elle et saisit son visage entre ses mains, déposant de petits baisers sur ses paupières, le haut de ses joues, sa bouche. Il s'attarda sur ses lèvres avec une langueur ineffable, jusqu'à ce qu'elle se détende et s'abandonne avec confiance entre ses bras. Il lui octroya alors un baiser profond, laissant aller ses mains sur sa chair avec légèreté, sans exigence apparente, et commençant à caresser les pointes de ses seins, déjà raidies par la volupté ; puis, plus audacieux, il poursuivit l'exploration avec ses lèvres, lui arrachant de petits gémissements affolés... Quand elle s'enhardit à vouloir le toucher, comme il l'y avait incitée lors de leur premier échange, il s'y opposa cependant : — Pas encore, ma douce. Il est trop tôt pour que nous nous connaissions comme de véritables amants. Ces instants n'appartiennent qu'à toi, je le veux. Mais nous irons jusqu'au bout, je te le promets. Laura sentit son souffle s'accélérer encore comme elle s'abandonnait à ses caresses avec une confiance croissante, même lorsqu'il se risqua au cœur de sa féminité, apprivoisant la partie la plus sensible avec un savoir-faire affolant... Happée par les sensations inouïes qu'il lui donnait à ressentir, elle avait oublié le monde extérieur, et l'appelait à la satisfaire d'une voix rauque qu'elle reconnaissait à peine. Il lui fit atteindre les cimes du plaisir, la confrontant pour la première fois à l'explosion dévastatrice de sa propre féminité et au pouvoir viril qu'il exerçait sur elle.— Tu aurais dû m'avertir, murmura-t-elle un instant plus tard, les larmes aux yeux.— De quoi donc ? — De ce que tu me ferais ressentir... — Cela aurait été présomptueux, tu ne crois pas ? fit-il avec un rire. Elle sourit à son tour. — Peut-être un peu. Mais... je ne pense pas que tu aies connu beaucoup d'échecs en ce domaine, ajouta-t-elle avec un soupçon regret. Il y eut un silence, et il dit avec délicatesse :

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— Si nous laissions, mi amore,le passé là où il se trouve ? Puis, il changea de position, glissant ses mains sous le creux de es reins pour l'amener vers lui. Elle sentit se presser contre sa chair s réceptive son membre viril, et éprouva un accès de désir puissant, Si primitif qu'elle ne voulut plus penser à rien, sinon à revivre les instants enivrants qu'il lui avait fait connaître. Oubliant sa timidité, elle osa une caresse hardie, lui arracha des râles de plaisir. Et, soudain, avec une assurance inédite, elle le guida en elle et laissa monter le désir... Un instant plus tard, affalés l'un sur l'autre, ils s'abîmaient dans l'épuisement d'après l'amour.

Laura paressait dans un bain parfumé, entre les bras d'Alessio, la tête renversée sur son épaule tandis qu'il déposait des baisers langoureux sur sa chair humide. A quoi bon, pensa-t-elle, chercher à examiner sous un angle rationnel ce qui venait de se produire entre eux ? Cela défiait les sens et la raison. Il fallait l'accepter, voilà tout. Mais, pour elle, plus rien ne serait jamais pareil, elle en avait conscience. Pour lui, hélas, ce n'était sans doute qu'une redite : une fois encore, il avait comblé une femme — en homme ardent et généreux, certes, mais aussi doté d'une expérience consommée. — A quoi penses-tu ? demanda-t-il. Il y a un instant, tu étais toute à moi. Là, tu es ailleurs.Elle tressaillit, et prétendit en levant les yeux : — Je ne comprends pas. Je me sens très bien, affirma-t-elle avec un regard délibérément provocant. Peut-être la lecture des corps te réussit-elle mieux que celle des âmes, signore ? Il répondit, pensif plutôt qu'amusé : — Et toi, signorina, tu ne me dis pas toujours la vérité. Se retournant d'un mouvement vif, elle pressa ses lèvres contre les siennes avec passion. — Alessio, je suis heureuse. Je te jure que je le suis. Je... je n'aurais jamais cru pouvoir ressentir de telles choses. Je suis juste... peut-être un peu dépassée par ce qui m'arrive. — Peut-être as-tu aussi besoin de te restaurer ! dit-il, souriant, en se penchant pour retirer la bonde de la baignoire. Emilia peut sûrement improviser un souper ! — Oh, mon Dieu ! Que va-t-elle penser ! — Que nous avons une nuit devant nous, carissima, et qu'il nous faut reprendre des forces, commenta-t-il avec un large sourire, en enfilant un jean. Un instant plus tard, il rapportait de la cuisine un panier de nourriture. Laura, après avoir contemplé un instant sa robe déchirée, avait enfilé la chemise d'Alessio. — Qu'en dis-tu ? lança-t-elle en faisant une pirouette. Il répondit avec un regard flamboyant :— Que le souper pourrait attendre. Rieuse, elle esquiva ses mains tendues. — C'est que je meurs de faim, signore ! Vous ne voudriez tout de même pas que je tombe en pâmoison ? — Pas à cause de la faim, en tout cas, commenta-t-il avec un clin d'œil espiègle. Le panier contenait du poulet rôti, du fromage, du vin rouge, du pain tiède aux olives. Ils firent un sort à ces mets simples et goûteux dans la cour, sous l'ombre tutélaire de Diane. — Je ne pense pas que ta déesse nous approuve, observa Laura. — A en croire sa réputation mythologique, elle était sur ce point la réprobation incarnée, répondit Alessio. C'est mon grand-père qui a commandé cette statue, et je crois qu'il n'a pas aimé le résultat. En tout cas, mes parents avaient l'intention de la remplacer. — Mais ils ne l'ont pas fait. Il y eut un silence. Il finit par dire d'une voix atone : — Ils n'en ont pas eu le temps. Ma mère a été tuée sur la route alors que j'avais seize ans. Mon père ne s'est pas remis de sa mort. Il est décédé moins d'un an après d'une crise cardiaque causée par le chagrin.— Seigneur ! Je suis navrée, Alessio, souffla Laura, secouée. Je n'aurais jamais dû parler de ça.— Carissima, murmura-t-il, lui effleurant la joue avec douceur, il y a longtemps que je n'ai plus seize ans. Et mon parrain, le marquis d'Agnaccio, ainsi que sa merveilleuse femme, Arianna, m'ont entouré de leur affection et de leur bonté. Je n'ai été ni malheureux ni seul.

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«Je crois que tu l'as été, au contraire, pensa-t-elle, malgré les soins dont on t'a entouré. Je suis persuadée que cela explique les contradictions que je sens en toi. Et ta tendance à te retrancher dans une place forte intérieure où l'on ne peut t'atteindre... »— Tu as encore l'esprit ailleurs, dit-il avec finesse. Elle s'empressa de prétexter : — Je songeais à mon père. Il est mort d'une crise cardiaque, comme le tien. Il venait d'engager tous nos biens pour fonder un bureau d'études avec un vieil ami. En rentrant d'un voyage d'affaires, il a trouvé les lieux déserts. Son ami était parti avec l'argent, et il a été impossible de retrouver sa trace. Papa s'est effondré en se rendant à une réunion avec ses créditeurs. Alessio l'attira entre ses bras, et la tint serrée contre lui. Au bout d'un moment, il suggéra : — As-tu envie de retourner dans la chambre, cara? — Oui, murmura-t-elle. Je t'en prie, oui.

L'aube était proche lorsqu'ils s'endormirent enfin dans les bras l'un de l'autre. Quand Laura rouvrit les yeux, il faisait grand jour. et le soleil filtrait à travers les persiennes. Un instant, elle savoura ses souvenirs. Puis elle s'aperçut qu'elle était seule au creux du lit. Elle se redressa en sursaut à l'instant même où Alessio surgissait de la salle de bains. — Tu t'es habillé, lâcha-t-elle, honteuse de percevoir une note de déception dans sa propre voix.Rieur, il s'agenouilla près du lit pour l'embrasser sur la bouche. — Je dois mettre des vêtements de temps à autre, carissima. D'ailleurs, je dois sortir. Fredo a repris conscience et me réclame, paraît-il. Elle s'étira, faisant glisser le drap qui la recouvrait, et vit flamber une lueur de désir dans son regard viril. — Je t'accompagne ? — Je suis pressé, dit-il, en lui donnant un baiser. Ce sera pour une prochaine fois. Repose-toi, tu auras besoin d'être en forme à mon retour ! — Je crois que je n'oserai plus regarder ta tante en face ! Il eut un large sourire. — Il le faudra bien ! Allons, pense à moi. Je serai vite revenu, et nous aurons à parler. Laura demeura allongée un instant, languide et songeuse. Elle n'avait jamais accordé grande importance à son corps. et les gestes de l'amour lui avaient toujours semblé vaguement ridicules. L'idée de se retrouver dans un lit avec un homme — de se soumettre à lui — lui avait toujours paru gênante. De plus. elle ne s'était jamais considérée comme une femme désirable, ni portée vers les plaisirs de la chair... Pourtant, en une nuit, elle avait changé d'avis. Elle appartenait, corps et âme, à Alessio Ramontella. Quand elle songeait à lui, c'était pour se souvenir, dans sa chair même, de son art consommé de donner du plaisir. Et du désir évident qu'elle lui avait inspiré... Soudain rougissante, elle se leva pour prendre une douche prolongée. Puis, elle emprunta le peignoir d'Alessio, dont elle noua la ceinture autour d'elle. La senteur de son eau de Cologne qui s'attardait sur le tissu lui procura un plaisir naïf. Elle se rallongea, les yeux clos, s'imaginant qu'il était près d'elle... Et, toute à la vision des images torrides qui amenaient un sourire sur ses lèvres, elle s'endormit. Ce furent des aboiements excités qui la réveillèrent. Elle se redressa sur un coude, désorientée, pensant confusément : « Caio ». Mais Caio n'était pas ici, il était au lac Trasimène avec la signora... Tout à coup, la réalité s'imposa à elle : des voix animées s'opposaient, à peu de distance. Elle reconnut celle d'Emilia. Quant l'autre... « La signora ! se dit-elle, effarée. Elle est rentrée ! Il faut que je parte d'ici ! » Mais, hélas, la porte de la chambre venait de s'ouvrir, et Lucrezia entrait, repoussant dédaigneusement Emilia en dépit de ses protestations volubiles.

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Elle toisa Laura, toujours blottie sur le lit, avec un sourire de triomphe. — Exactement ce que je pensais ! Paolo, mon pauvre petit, j'ai de la peine pour toi, dit-elle en se retournant, mais vois donc la traînée que tu as amenée ! Toi voulais l'honorer en lui donnant ton nom, et la voilà devenue la putain de ton cousin ! Paolo entra, renfrogné et hostile. Le regard qu'il jeta à Laura la glaça. « Idiote ! Tu as tout gâché ! » signifiait-il. — Oui, mammina, fit-il. Tu avais raison. Elle m'a trahi, je ne veux plus jamais la revoir ! Chasse-la ! Sentant qu'elle devait rétablir la situation, elle se leva tant bien que mal, dans son peignoir d'emprunt trop grand pour elle, et, tête haute, déclara avec une sèche clarté : — Paolo, je n'apprécie ni qu'on viole mon intimité ni qu'on m'insulte. Cesse ces inepties, et dis la vérité à ta mère. — Et quelle est-elle, cette vérité ? s'enquit avec hauteur la signora. — Que nous n'avons aucune relation, votre fils et moi. — Et nous n'en aurons jamais ! rétorqua Paolo. Misérable traînée ! Tu t'imagines peut-être que je voudrais des laissés-pour-compte de mon cousin ? Laura accusa le choc. — C'est insensé ! s'écria-t-elle. Et tu le sais ! — Tout ce que je sais, c'est que je veux te voir hors d'ici ! jeta Paolo. Fais ce qu'il faut, mammina. Qu'elle disparaisse ! Sur ce, il partit en claquant la porte. laissant Laura et la signora face à face.Lucrezia laissa tomber avec un sombre sourire : — Vous avez entendu mon fils. Faites vos bagages ! Ma voiture vous conduira à l'aéroport sans tarder ! — Vous n'êtes pas chez vous, signora, déclara Laura. Vous n'avez pas d'ordres à donner, ici. Je n'irai nulle part avant le retour d'Alessio. — Quelle est cette familiarité inconvenante, signorina? Auriez-vous la prétention de croire qu'une partie de jambes en l'air vous donne le droit de prendre une telle liberté avec le comte Ramontella ? Lucrezia marqua un arrêt, puis continua d'un ton tout aussi froid : — Vous parliez de vérité ? Eh bien, la voici : c'est moi qui ai arrangé cette petite comédie. Et c'est moi qui y mets fin. Parce que j'ai obtenu ce que je voulais : vous séparer de mon fils. Avec le concours de mon cher neveu, bien entendu. Il y eut un silence. Puis Laura balbutia avec lenteur : — D-de quoi parlez-vous ? — Tss ! Vous n'imaginez tout de même pas que mon neveu aurait posé la main sur vous de sa propre volonté ? Non, cent fois non ! Je l'ai contraint à le faire. — Je ne sais pas de quoi vous parlez. La signora éclata de rire : — Mais bien sûr ! Comment seriez-vous au courant ? Mon neveu avait une liaison avec une femme mariée, figurez-vous... Et cette femme a épousé le fils de ma meilleure amie. Quel scandale en perspective ! Mais j'ai accepté de ne pas divulguer ce honteux épisode si Alessio usait de son pouvoir de séduction pour vous enlever à mon fils. Elle marqua une pause pour ménager son petit effet, puis continua : — Il était très réticent au départ. Mais il a décidé que l'honneur douteux de sa maîtresse devait être sauvegardé à tout prix. — V-vous.., voulez dire qu'on m'a... tendu un piège ? énonça Laura d'une voix défaillante. Vous mentez. — Posez-lui la question si vous êtes encore là à son retour, lâcha la signora, désinvolte. Pour ma part, je vous conseille de ne pas vous attarder. D'ailleurs, il est clair qu'il n'a nulle envie d'une confrontation. Dès qu'il a su mon retour, il s'est arrangé pour disparaître, comme vous le constatez. Je doute qu'il reparaisse avant votre départ. — I-il... était au courant ?

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— Bien entendu. J'ai téléphoné pour l'avertir, déclara la signora Lucrezia d'un ton vaguement surpris. Je devais être sûre de vous trouver dans son lit, d'après notre accord. Il peut retourner tranquillement à sa liaison avec cette petite sotte de Vittoria, tant qu'il reste discret. Vous voyez, signorina, il préfère les écervelées. Et il aime le changement. Elle acheva avec une sorte de brutalité : — Vos services sont inutiles. Vous avez amusé mon neveu un moment. Le reste n'existe que dans votre imagination. Veuillez donc partir sans faire de scène, conclut la signora en ouvrant la porte.— Ah, parce que vous croyez que je voudrais rester ? fit Laura d'une voix atone. Elle dépassa la signora et s'engagea dans le passage voûté menant à sa chambre. Là, elle se rua dans la salle de bains pour se soulager. secouée de violents haut-le-cœur. Puis, tant bien que mal, elle se rafraîchit et s'efforça de se concentrer, tandis que des mots martelaient son esprit : « Il faut que je m'en aille ! Vite ! Avant qu'il revienne ! »

Alessio gara sa jeep en sifflotant, et se précipita vers le perron de la villa. Assuré que Fredo était tiré d'affaire, il était reparti en hâte vers sa belle et chaleureuse compagne. Il se sentait serein, détendu, mais aussi très déterminé. Son avenir lui semblait tracé, telle une voie royale. Comme il traversait le vestibule, Caio surgit du salon en aboyant avec agressivité, et il fronça les sourcils, réalisant avec un coup au cœur ce que signifiait la présence du chien. D'ailleurs, sa tante surgissait sur le seuil du salotto. — Je ne t'attendais pas si tôt, caro, ronronna-t-elle. — Et moi, je ne t'attendais pas du tout. La route vient à peine d'être rouverte. — C'est ce qu'a dit Guillenno lorsque j'ai téléphoné. Il m'a recom-mandé de ne pas prendre de risque, mais j'ai confiance dans mon chauffeur. Tu seras content d'apprendre que notre petite conspiration a porté ses fruits, mon cher. Paolo s'est guéri de sa toquade dès qu'il a vu l'Anglaise à moitié nue dans ton lit. Bravo, mon neveu ! Bien joué ! Elle sera bientôt à l'aéroport, et loin d'ici ! Alessio eut l'impression d'avoir reçu un coup de boutoir. — Qu'as-tu fait ? demanda-t-il d'une voix rauque. Qu'as-tu dit à Laura ?— Je l'ai éclairée sur les raisons de sa présence ici et de tes attentions. Ai-je eu tort ? Elle a pourtant eu l'air d'accepter la situation. Pas de pleurs, pas de scène d'hystérie. Elle m'a surprise.— Santa madonna, s'exclama-t-il à mi-voix. Et il se mit à courir.

Laura avait étalé sur son lit la tenue qu'elle devait revêtir pour se rendre à l'aéroport. Elle retourna dans la salle de bains pour prendre ses affaires de toilette. Quand elle revint dans la chambre, Alessio s'y trouvait, debout, à l'attendre. Elle eut un mouvement de recul, et lâcha un léger cri. — Laura, carissima, fit-il avec empressement. Il faut que je te parle ! Laisse-moi t'expliquer. — C'est inutile, signore. Votre tante m'a déjà tout appris, dit-elle avec une légèreté qu'elle était loin de ressentir. — Non, pas tout ! — Tout ce qu'il m'était utile de savoir, alors. En d'autres termes, que l'on m'a eue. Plusieurs fois, et dans tous les sens du terme. Il accusa le coup. — Comment oses-tu décrire ainsi ce qui s'est passé entre nous ? — Que s'est-il passé ? C'est trop vulgaire pour vous, milord ? Vous m'en voyez contrite. Mettez-le sur le compte de mon rang inférieur. — Laura... cela ne nous mène nulle part...— Moi, si ! A Rome, pour être précise. Où je n'aurai plus à fréquenter l'un des membres de votre infecte famille. Et vous faites partie du lot, ignoble salaud !Il y eut un silence électrique. Puis, doucement, Alessio énonça : — Je ne te reproche pas d'être en colère. — Je vous en rends grâce ! Et maintenant, veuillez vous retirer. J'ai des choses à terminer, et le

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chauffeur de votre tante m'attend. Il déclara laconiquement : — Elle va avoir besoin de lui. Elle s'en va, ainsi que Paolo. — Elle ne m'a rien dit de tel. — Elle ne le sait pas encore. Si tu désires aller à l'aéroport, je t'y conduirai. — Non ! lança-t-elle, hurlant presque. Tu n'as donc pas compris ? Je ne veux plus avoir affaire à toi ! Jamais.! — Dio, Laura. Tu ne penses pas ce que tu dis. — Oh, que si ! Et je crois ta tante. Tu ne vas tout de même pas nier que tu m'as fait venir ici pour me séduire ? Il inclina la tête, accablé. — Cela a commencé comme ça. mais... — Mais ça a fini de la même manière ! Alors, sors d'ici ! — Pas avant qu'on s'explique,tu dois comprendre... — Je comprends très bien ! C'est on ne peut plus clair ! tu as une maîtresse mariée. Ta tante a menacé d'ébruiter cette liaison, tu as couché avec moi pour la faire taire. Laura marqua un arrêt, le toisant avec mépris. — Qu'est-ce que j'étais pour toi ? Un round d'entraînement ? Une occasion de te maintenir en forme pour ta maîtresse ? — Ta mémoire défaille ! Tu sais parfaitement que ce n'était pas ça entre nous ! — Mon souvenir le plus frais, le voici : être surprise dans ta chambre par ces deux méprisables personnes et devoir subir leurs insultes parce que tu m'avais piégée ! Ta tante t'avait averti de son arrivée. — Non. Si ç'avait été le cas, je serais parti avec toi, soutint Alessio, qui ajouta après un bref silence : Si tu insistes pour te rendre à Rome, Guillermo t'y conduira. Mais je t'en prie, reste ! Permets-moi de m'amender ! — Tu ne peux te faire pardonner, dit-elle, la gorge serrée. Je te détesterai toujours à cause de ta trahison. Je ne veux plus jamais te revoir. Un silence de plomb suivit ces paroles. — Cela n'est peut-être pas aussi simple, dit Alessio. Pour toi comme pour moi. Je n'ai utilisé aucune protection, cette nuit — une stupidité criminelle. — Si je devais être enceinte, je saurais prendre la décision qui s'impose, et il ne t'en coûtera rien. Alors, tu peux retourner à ta maîtresse en toute tranquillité. — Vittoria n'est pas ma maîtresse ! s'exclama-t-il avec exaspération. C'était une aventure d'une nuit. J'ai eu tort, je te l'accorde, mais ce n'était rien de plus. — Tout comme moi, alors, répliqua Laura. Apparemment, c'est ta spécialité ! Elle le vit tressaillir comme si elle l'avait giflé en pleine figure. — Et maintenant, continua-t-elle cependant sans faiblir, tu consentiras peut-être à t'en aller. Laisse-moi seule. Elle sentait sa colère, et s'attendit à un débordement de fureur — qui ne vint pourtant pas. — Juste un point, fit-il d'un ton froid. Mon peignoir. J'aimerais que tu me le rendes. Tout de suite. Et il tendit la main. Après un temps de silence, elle murmura : — Je t'en prie.., pas ça. — Je ne demande que la restitution de mon bien, signorina, rétorqua-t-il en la singeant. Dois-je le récupérer de force ? Elle fit non avec les lèvres, dénoua la ceinture avec des mains qui tremblaient un peu, puis se débarrassa du vêtement, le roula en boule et l'expédia dans sa direction. Ensuite, sans chercher à se dissimuler, elle le défia du regard, se répétant que sa nudité était sans importance. Il n'en était pourtant rien ! L'amant nocturne qu'elle avait accueilli avec adoration avait laissé la place à un étranger qui n'avait plus aucun droit sur elle ! Mais Alessio ne la regardait pas. Le regard vrillé dans le sien, il opposait à son mépris coléreux une attitude indéchiffrable.

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Il finit par lâcher avec douceur : — Il suffirait que je te touche... Tu le sais, n'est-ce pas ? Elle le savait, oui — et non sans honte. Il était cependant hors de question qu'elle ne reprenne pas la maîtrise de la situation. Le singeant à son tour, elle riposta :— J'aimerais mieux mourir... Tu le sais, n'est-ce pas ?... Alors, tu consentiras peut-être à me débarrasser de ta présence. — Naturalmente. Je vais donner des instructions à Guillermo. Addio, signorina. Je vous souhaite... d'avoir du bonheur. Il s'éclipsa, laissant derrière lui le peignoir jeté à terre. Laura fit un pas, le ramassa, et huma l'odeur qui s'en dégageait en murmurant: — C'est fini. Je ne le reverrai plus.

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12.Alessio était dans son bureau, la tête entre ses mains. Il lui semblait entendre encore le grondement de la voiture, emmenant Laura à l'aéroport... Jamais aucune femme ne lui avait parlé sur ce ton ! avait-il pensé en la quittant, fou de rage. Mais il avait bien dû s'avouer qu'il n'avait, de son côté, jamais si mal traité une femme... Sa colère refluait, à présent, le laissant abattu. Ainsi, elle était partie, elle l'avait quitté... Comment avait-il pu en arriver là ? Elle s'était montrée cinglante. Mais, du moins, il n'avait pas commis la folie de lui dire qu'il l'aimait au risque d'une humiliation plus grande encore... Lui qui n'avait jamais fait un tel aveu à personne ! A quoi bon ruminer ? pensa-t-il. Laura l'avait quitté pleine de haine. Et il n'y pouvait rien changer. Il pouvait, en revanche, régler ses comptes comme il se l'était promis ! Il trouva sa tante dans le salon, occupée à lire un magazine en savourant du café. — Alessio, caro, dit-elle en levant à peine les yeux, maintenant que nous voilà débarrassés de cette Anglaise, j'ai pensé inviter ici Béatrice et son père. Elle et Paolo ont semblé si bien s'entendre au lac de Trasimène !— Je n'ai nulle envie d'accueillir tes hôtes, zia Lucrezia. Et je ne tolérerai pas plus longtemps sous mon toit ta présence ni celle de ton fils. Il y eut un silence. Puis sa tante dit : — Si c'est une plaisanterie, elle est de très mauvais goût, Alessio. — Je n'ai jamais été plus sérieux, crois-moi ! Je ne veux plus jamais avoir affaire à vous. — M-mais... nous sommes tes plus proches parents, Paolo et moi, balbutia Lucrezia d'une voix incertaine. Ton père était mon frère. — J'en ai honte pour lui et pour moi. Vous n'étiez que des étrangers. J'aurais dû te chasser de chez moi dès que tu as mentionné Vittoria et cet infâme chantage.— Tu n'en as pourtant rien fait. Tu as accepté mon marché pour dissimuler votre liaison ! — Non. Je crois avoir voulu protéger Fabrizio, à dire vrai. C'est un sot, mais il est amoureux, et je ne saurais l'en blâmer. Il ne mérite pas d'être humilié parce que sa femme ne lui rend pas son affection. Il découvrira peut-être la vérité, mais pas par moi ! Alessio ajouta avec un regard dur : — Guillermo emmène la signorina Mason à Rome. Donc, ton chauffeur est libre de te conduire où il te plaira. J'aimerais que ce soit le plus tôt possible. Le débat est clos, et ma décision irrévocable.Il fit une courte révérence : — Addio, zia Lucrezia. Il tourna les talons et s'en fut, sans tenir compte de l'appel affolé qu'elle lui lançait. Il se réfugia dans la bibliothèque, s'efforçant de travailler, et c'est là que Paolo vint le trouver. — Mammina prétend que tu nous ordonnes de partir, dit ce dernier, mal à l'aise. Il doit y avoir un malentendu.

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Alessio se leva pour contourner le bureau, et s'y appuya en croisant les bras : — Pas du tout. Le moment est venu d'en finir avec les relations nuisibles. Comme tu l'as fait toi-même, mon cousin.— C'est de Laura que tu parles ? Mais, enfin, si j'avais feint de lui pardonner d'avoir couché avec toi, maman ne m'aurait pas cru ! Que faire, sinon la chasser ? — Tu ne sembles guère désespéré par son départ, lâcha Alessio, l'observant d'un air tendu.— Je ne suis pas enchanté, au contraire. Avant que tu t'en mêles, maman ne se doutait de rien. Encore un jour ou deux, et elle aurait renoncé à me marier à la fille Manzone. — Tu serais surpris de l'étendue de ton erreur. Comment la signorina Mason s'est-elle trouvée embarquée dans cette supercherie ? — Au point où nous en sommes, autant tout te dire : je l'ai recrutée à Londres, effectivement. En lui offrant des vacances et une coquette somme d'argent pour faire semblant d'être amoureuse de moi, révéla Paolo. Il ajouta avec un sourire lascif : — Elle a joué son rôle avec une passion à laquelle je ne m'attendais pas. Sous ses dehors bien élevés, elle est plutôt chaude, comme tu as dû t'en rendre compte... confidences sur l'oreiller, comme on dit. Mais j'imagine que tu lui as demandé d'employer à autre chose sa bouche si... Il vit le mouvement de la main et eut la sensation d'avoir heurté tête la première une colonne de pierre. Une seconde plus tard, renversé à terre, il massait sa mâchoire endolorie. — C'est un ignoble mensonge ! lui assena Alessio, prêt à frapper de nouveau. Tu n'as jamais touché Laura Mason, et je t'interdis d'en parler en ces termes ! Il marqua un arrêt, puis ajouta : — Quand tu rentreras à Londres, ce sera pour débarrasser ton bureau. Tu ne travailles plus pour la banque Arleschi. Et maintenant, fiche le camp ! Il gagna le seuil en deux enjambées, tandis que Paolo se redressait tant bien que mal en lâchant des imprécations. —Tu me le paieras, cousin, murmura-t-il en regardant s'éloigner la haute silhouette. Et ta petite traînée aussi. Je sais parfaitement comment m'y prendre pour ça.

Assise à son bureau, Laura était heureuse d'avoir retrouvé son travail. Cela lui occupait l'esprit. La nuit, en revanche, elle avait beaucoup plus de mal à dompter ses pensées, ses rêves... Elle revoyait le visage de Guillermo, après le long et silencieux voyage jusqu'à Rome.Son air attristé lorsqu'il lui avait dit au revoir, après avoir en vain demandé si elle avait un message à transmettre à Son Excellence... L'accueil à Londres n'avait pas été plus facile. Gaynor était trop fine et, bien que Laura se soit efforcée de faire bonne figure, elle ne s'y était pas trompée. —Ne me dis pas que tu as fini par t'éprendre de Paolo ? s'était-elle exclamée.—Seigneur, non ! avait répondu Laura, véhémente. Elle avait croisé Paolo en quittant la villa, et il l'avait insultée, lui jetant qu'elle ne verrait pas un centime de l'argent promis. Elle avait dû faire un effort pour comprendre de quoi il parlait, tant le marché conclu lui semblait loin. — II s'agit d'un homme, en tout cas, avait dit Gaynor. Quand tu seras prête à te confier, je serai là... Mais Laura ne pourrait jamais lui parler d'Alessio... La souffrance que lui causait sa trahison, l'humiliation d'avoir été séduite pour la plus sordide des raisons, sa propre crédulité.., tout cela était trop dur. Du moins, elle avait la certitude de ne pas être enceinte. Elle en avait eu confirmation deux jours seulement après son retour à Londres, et n'avait su si elle devait s'en désoler ou s'en réjouir. Et, parfois même, elle se demandait si Alessio viendrait la chercher... Ce qui était, bien sûr, inepte et vain. Elle devait se concentrer sur ce qui comptait Le travail, par exemple. Elle achevait aujourd'hui sa période d'essai chez Harman Grace, et connaîtrait dans un instant l'appréciation finale qu'on portait sur elle. Elle espérait qu'on lui proposerait un emploi durable, elle avait bien besoin de cet encouragement pour recouvrer le moral ! Elle se rendit dans le bureau de Carl en redressant les épaules, prête à affronter cet entretien capital. Mais, à peine fut-elle assise qu'il

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déclara, visiblement mal à l'aise : — Désolé, Laura, je crains d'avoir de mauvaises nouvelles. Nous sommes contraints de restreindre notre budget, et ne pourrons engager qu'une seule personne, et non deux, comme prévu. Nous... nous attribuons le poste à Bevan. — Bevan ? fit-elle sans pouvoir contenir son incrédulité. Mais il n'est pas à la hauteur ! Nous n'avons cessé de rattraper ses erreurs ! Tout le monde le sait. Toi plus que tout autre. — C'est pourtant lui qui a été retenu. Personnellement, je suis désolé de te perdre. Laura baissa la tête, accablée. Décidément, le sort s'acharnait sur elle ! — Je ne peux pas le croire..., murmura-t-elle. Il y eut un silence. Puis Cari parut se décider :— Ecoute, je ne devrais pas te le dire, cela doit rester strictement confidentiel. Mais cette décision m'est imposée d'en haut. Un de nos gros clients a prétendu que tu étais incompétente et qu'il était impossible de travailler avec toi. Il menace de recruter une autre agence si nous te gardons. Les temps sont durs, Laura La direction a préféré ne pas courir le risque. — Sans m'accorder le droit de m'expliquer ? C'est peut-être une terrible erreur ! — Je crains que non, dit Cari, compatissant. Tu t'es fait un ennemi mortel en la personne du patron de la banque Arleschi, Alessio Ramontella en personne. On ne discute pas. quand on a affaire à quelqu'un de cette envergure. Je... Laura ? Est-ce que ça va ? Tu es blanche comme un linge. Ainsi, pensa-t-elle, furieuse et anéantie, Alessio ne se contentait pas de lui avoir broyé le cœur. Il voulait aussi ruiner sa carrière !— Mais c'est impossible, balbutia-t-elle sans réaliser qu'elle parlait à haute voix. Il ne sait pas que je travaille ici. — Ainsi, il y a bien quelque chose derrière tout ça, dit Cari. connais ce type ? — Non, déclara-t-elle en redressant dignement la tête. Je ne le connais pas. Il est, et il restera toujours un étranger pour moi. Je vais débarrasser mon bureau.

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Alessio allait se glisser hors de la réception où il avait dû faire acte de présence. lorsqu'une main se posa sur son bras, et l'odeur familière d'un parfum de luxe lui vint aux narines. Il s'immobilisa, réprimant son envie de fuir. — Vittoria. c'est un plaisir de te voir, dit-il sans sincérité.— Pourtant, tu n'as cessé de m'éviter, observa-t-elle en baissant la voix. C'est à cause de ta tante ? La vieille harpie n'a pas arrêté de me lancer des allusions, au lac Trasimène. Tu as envie de me voir, n'est-ce pas ? Depuis que tu es revenu d'Ombrie voici un mois, tu vis en ermite, je le sais... Et c'était si bon, nous deux... Il croisa le regard brillant, avide, de Vittoria, et, tout à coup, avec un pincement douloureux au cœur, il se remémora des yeux gris souriant de confiance, puis de désir, et de plaisir comblé : un corps qui ne s'était livré qu'à lui seul... « Laura », pensa-t-il avec une nostalgie poignante mêlée de passion. Et, soudain, sa conduite lui apparut toute dictée. — Tu me flattes, dit-il d'un ton glacial. Mais je ne puis accepter ta charmante invitation. Je suis tombé follement amoureux, vois-tu, et j'espère me marier bientôt. Je suis certain que tu comprendras. Adieu, Vittoria. Il s'éloigna, tandis que, figée, empourprée, elle le suivait d'un regard dilaté et interdit. Il avait plu pendant toute la journée, lorsque Laura grimpa jusqu'à sa chambre minuscule et mal chauffée. Elle souffrait de douleurs abdominales, et Hattie, la propriétaire du bar, l'avait autorisée à rentrer plus tôt que de coutume. « C'est sûrement le stress », pensa Laura. Cela faisait trois mois qu'elle avait quitté Harman Grace, mais, malgré l'excellente recommandation de Carl, elle ne trouvait de travail dans aucune autre agence. Elle était soulagée que Hattie l'emploie désormais à temps plein. Mais le salaire était maigre... Enfilant son pyjama et sa robe de chambre, elle gagna la cuisine pour se préparer une bouillotte. Gaynor s'y trouvait,

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le bras tendu vers la cafetière dans le placard. Elle tressaillit à l'entrée de Laura. — Je ne t'attendais pas si tôt ! s'exclama-t-elle. —Hattie m'a autorisée à quitter le boulot. Je veux juste une bouillotte. Je suis dans ma mauvaise période du mois...— Oh, ma pauvre ! Alors, vas-y, je finirai de préparer le café dans une minute, fit Gaynor en lui décochant un sourire embarrassé. Laura la regarda s'éloigner, intriguée, puis considéra le fourneau. Il y avait deux tasses sur le petit plan de travail, nota-t-elle. Son amie avait donc de la compagnie. Il n'y avait pas de quoi être si nerveuse, pensa-t-elle en remplissant sa bouillotte au robinet d'eau chaude. Puis elle repartit vers sa chambre. Ayant fait deux pas au-delà du seuil, elle réalisa qu'elle n'était pas seule. Avec un coup au cœur, elle identifia aussitôt la haute silhouette au visage grave qui l'attendait, en costume chic. — Buona sera, dit Alessio. — Comment es-tu entré ? jeta-t-elle. — Grâce à ton amie. Elle m'a accueilli parce qu'elle m'avait entendu frapper vainement à ta porte, et elle vient de m'avertir que tu étais de retour, que ta chambre était ouverte. Il marqua un arrêt, puis ajouta de sa voix rauque et bien timbrée : — C'est bon de te revoir. Elle ignora cette remarque pour demander d'une voix frémissante et saccadée : — Que fais-tu ici ? Comment m'as-tu retrouvée ? — Grâce aux cartes postales que tu m'avais confiées à Besavoro. Il y avait des noms et des adresses, dessus. — Tu es le manipul... commença Laura avec colère. Elle s'arrêta brusquement, prit une profonde inspiration : — Que veux-tu ? — Toi, Laurea Je veux que tu retournes avec moi en Italie. Reculant d'un pas, elle le toisa d'un regard flamboyant. — C'est pour ça que tu m'as fait renvoyer ? Pour me proposer de devenir ta maîtresse à temps plein ? lui lança-t-elle en redressant le menton. Alors, je te suggère de partir d'ici. Et sans tarder ! Et avant que tu poses la question : je ne suis pas enceinte. — C'est ce que j'ai compris. Ton amie m'a informé que j'avais mal choisi mon moment pour te rendre visite. Lâchant la bouillotte à terre, Laura s'exclama d'une voix étranglée: — Gaynor t'a dit ça ? A toi ? Seigneur, je n'arrive pas à le croire ! Elle... elle me le paiera ! Il ébaucha pour la première fois un sourire : — La journée a été intéressante, et elle n'est pas encore terminée. J'ai besoin de me mettre un peu à l'aise, cara mia. — Pas chez moi. Et je t'interdis de m'appeler comme ça ! — Comment dois-je t'appeler, alors ? fit-il avec douceur. Mon ange, ma belle ? Mi adorata ? Car c'est ce que tu es pour moi, Laura. Et bien plus encore. — Je te déteste ! Je veux que tu disparaisses de ma vie. Je te l'ai déjà dit !— Je ne suis pas près de l'oublier. — Tu as même la vengeance mauvaise ! Puisque tu as écrit une lettre infecte à Harnan Grace pour leur ordonner de me renvoyer ! — Il y a eu une lettre, en effet. Je l'ai lue aujourd'hui. Elle ne venait pas de moi. Elle demeura saisie, figée de stupéfaction. — T-tu.. es allé à l'agence ! — Pendant les heures de travail. Je croyais t'y trouver, espérais que tu serais plus accueillante en présence de témoins. Au lieu de te voir, j'ai eu droit à un entretien avec ton patron, qui m'a montré ce faux grotesque. — Il était sur ton papier à en-tête, et signé par toi ! Il me l'a dit. — J'ai changé mon papier il y a plusieurs mois. Celui qui se trouve à la villa me sert de brouillon, mais Paolo n'aurait pu le deviner. Quant à son imitation de ma signature, elle est plus que médiocre ! — P-

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Paolo ? Mais pourquoi a-t-il fait une chose pareille ? — Pour se venger. De nous. Jusqu'à un certain point, il y a réussi. Laura le dévisagea, sans comprendre. — Mais.., il ne tenait pas à moi... il se fichait de ce qui s'était passé... — Quand je lui ai flanqué mon poing dans la figure et lui ai fait mordre la poussière, ça ne l'a pas laissé indifférent, lâcha doucement Alessio. —Tu as fait ça ! Pourquoi ? — Aucune importance. Il est loin d'en avoir fini avec les ennuis ! Il travaille désormais pour le signor Manzone, et le mariage qu'il redoutait est imminent, paraît-il. Alessio ajouta après une courte pause, presque avec désinvolture: — De toute façon, il aurait fallu que tu renonces à ton travail, mi amore. Tu ne peux vivre en Italie et travailler à Londres en même temps. Laura se redressa avec dignité. — Vous perdez l'esprit, monsieur le comte. Je n'ai nullement l'intention de vivre en Italie. Il soupira. — Cela va compliquer les choses... J'ai déjà commandé une autre statue pour remplacer Diane, et fait entreprendre des travaux pour ménager un petit bassin dans la piscine. Quant à Caio, il est inconsolable depuis ton départ. Il hurle parfois devant la porte de ta chambre. Il m'arrive d'avoir envie de l'imiter... Levant une main à son front comme pour dompter un vertige, Laura lâcha : — Que vient faire Caio là-dedans ? C'est le chien de ta tante. Elle se trouve toujours là-bas ? — Non. Elle est partie peu après toi, et je ne souhaite plus jamais la revoir ! Mais Caio n'a pas voulu la suivre quand elle a quitté la villa, et il a mordu Paolo qui tentait de l'y contraindre. Il a aussi mordu ma tante, qui cherchait à intervenir. Elle a décrété qu'elle le ferait piquer. Alors. Emilia a volé à son secours, et me l'a amené. Il eut un large sourire : — Mais nous savons tous qui est son véritable amour. Avec une frénésie passionnée, Laura déclara : — Arrête... arrête ça, je t'en prie ! Je ne comprends rien ! Je ne sais pas ce qui se passe... pourquoi tu parles de cette manière. — Si tu consentais à fermer cette porte et à t'asseoir, je pourrais m'expliquer. — Je veux que tu me laisses tranquille ! C'est cruel de venir ici comme ça, et de me dire ces choses ! — Il est cruel de t'aimer, carissima ? De vouloir faire de toi ma femme ? — Et pourquoi levoudriez-vous, signore ? murmura Laura, n'osant le regarder. Pour mieux couvrir votre liaison secrète avec... cette femme ? Cette fois, Alessio se leva, referma la porte, et s'y adossa. Doucement, il énonça : — Laurq, j'ai mal agi, je le reconnais. Je ne veux pas te faire souffrir encore, mais je dois te parler sans détour, si je veux nous donner une chance ! Écoute : je n'ai pas, et n'ai jamais eu de liaison avec Vittoria Montecorvo. Nous nous étions croisés plusieurs fois au cours de soirées mondaines, et elle m'avait laissé entendre qu'elle était prête à ne rien me refuser. Quelqu'un avait dû avertir ma tante de ses avances, car Lucrezia m'a fait surveiller. Laura le dévisagea d'un air interdit. — Pourquoi ? — Tu l'as rencontrée, alors tu la connais... Mon père disait qu'elle aimait découvrir les secrets des gens pour les manipuler, comme une araignée qui entortille des mouches dans sa toile. Bizarrement, je n'ai jamais cru qu'elle se comporterait ainsi avec moi. Les circonstances ont fait, hélas, qu'elle a eu quelque chose à m'extorquer au moment de ma brève incartade avec Vittoria. Et, si je ne voulais pas la revoir, je répugnais à briser son mariage avec Fabrizio. Comme Lucrezia est capable de tout, je n'ai pas vu d'autre choix que d'obtempérer, malgré mon dégoût. Alessio poussa un soupir. — Et puis, je t'ai vue. Et tout a changé, L,aura. Comme Pétrarque avec sa Laure, dit-il en s'essayant à sourire, j'ai été perdu à jamais, mi adorata ! Mais je ne l'ai pas réalisé tout de suite. Voilà en quoi mes intentions n'étaient pas entièrement honorables au départ, ajouta-t-il avec une certaine candeur.

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— Certes, souffla Laura. Je m'en suis rendu compte. « Perdu à jamais..., pensa-t-elle. Moi aussi, j'ai ressenti cela... » Alessio prit sa main, et elle se laissa faire. — J'essaie d'être honnête, comme tu le vois, reprit-il. J'ai cru que tout serait simple une fois que tu m'appartiendrais. Que je t'emmènerais loin de ma tante, et que tu ne saurais jamais notre diabolique marché. En fait, je te voulais pour moi tout seul, et je croyais que cela justifiait tout. Quand j'ai compris que tu étais vierge, cela m'a anéanti. Tu ne méritais pas de perdre ton innocence pour satisfaire les machinations de Lucrezia ! Il était hors de question que je lui cède. Et au diable les conséquences ! — Pourtant, t-tu as fini par agir comme elle le voulait, dit péniblement Laura. — Mi amore, je t'ai prise parce que je ne supportais plus d'être sans toi ! Et que je croyais que tu ressentais la même chose ! Je... je me trompais donc tant que cela ? — N-non, avoua-elle. Tu... tu avais raison. — J'étais sûr que le glissement de terrain tiendrait ma tante à distance pendant un jour ou deux. J'ai cru avoir le temps de m'expliquer, mia bella. Il fallait que tout soit clair entre nous ! Alors, en rentrant à Besavoro, je comptais tout t'avouer, te supplier de me pardonner, et te demander de devenir ma femme. Mais je suis arrivé trop tard ! Lorsque tu m'as parlé comme tu l'as fait, j'ai cru que tu ne pourrais jamais me pardonner. Que j'avais gâché nos deux vies. Attirant Laura à lui, Alessio demanda : — Est-ce vrai ? N'y a-t-il plus d'espoir, Laura mia ? Ou peux-tu tenter de me pardonner ? De me laisser t'apprendre à m'aimer comme je t'aime ? Car tu commençais à m'aimer, n'est-ce pas ? Carissima, je t'en prie, ne me renvoie pas ! Ne nous condamne pas au désespoir tous les deux. Laisse-moi rester avec toi cette nuit. — Mais... c'est impossible ! Tu le sais bien. Il soupira, déposant un baiser sur ses cheveux. — Me crois-tu totalement dépourvu de respect, ou de patience, mi amore ? Et comptes-tu me chasser de notre lit une fois par mois lorsque nous serons mariés ? Je n'en crois rien. Laura, je veux dormir avec toi, prendre soin de toi, rien d'autre. Ne le veux-tu pas aussi ? — Oui, j'imagine.., je n'en sais rien, dit-elle d'une voix brisée. Mais je ne peux accepter que tu restes. Je... ne peux pas.— Pourquoi, mon ange ? Puisque nous le voulons tous deux. Il y avait sûrement bien des raisons sensées pour renvoyer à jamais Alessio Ramontella, mais Laura était incapable d'en trouver une seule. Alors, elle s'entendit dire avec humeur : — Parce que mon pyjama est affreux ! Et elle fondit en larmes. Lorsqu'elle fut calmée, elle réalisa qu'elle se trouvait maintenant dans un fauteuil, blottie sur les genoux d'Alessio. — Voyons, lui demanda-t-il, si je te promets de t'acheter quelque chose de beaucoup plus joli demain matin, tu me permets de rester ? — Je ne peux tout de même pas te jeter dehors, souffla-t-elle au creux de son épaule. — Et tu m'épouseras dès que ce sera possible ? Il y eut un silence. Puis elle demanda d'un ton malheureux : — Comment le pourrais-je ? Nous nous connaissons à peine. Et je ne fais pas partie de ton monde, Alessio. Si le hasard n'avait pas forcé notre rencontre, tu ne m'aurais jamais accordé le moindre regard. — Mon monde, c'est toi, ma douce. Sans toi, rien n'existe. Ne le comprends-tu pas ? Je veux voir ton visage chaque matin quand tu t'éveilles, te voir sourire entre mes bras. Je veux être près de toi lorsque nos enfants naîtront, et t'aimer jusqu'à ce que la mort nous sépare. — Oh. Alessio ! s'écria-t-elle soudain. Je t'aime aussi ! Je t'aime tant ! J'ai voulu te haïr, mais... cela m'est impossible. J'étais si malheureuse... Je t'épouserais dès demain, si c'était faisable. Mais je ne peux pas disparaître comme ça en Italie, avec toi... Je dois penser à ma famille, aider ma mère et mon frère. Laura déglutit péniblement, et continua : — J'ai accepté le marché de Paolo uniquement pour l'argent. Il ne m'a rien donné, de toute façon.

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— Tant mieux ! Je n'ai nulle envie de te savoir l'obligée de cette ordure. Mais comment peux-tu douter, mia cara, que je veuille veiller sur ta mère et ton frère ? Je vais être ton mari, ils feront partie de ma famille ! — Maman refusera qu'on l'assiste. Elle a trop de fierté. — Je saurai la persuader, sois tranquille ! Renversant la tête vers lui, Laura le contempla avec une passion muette. — Je n'en doute pas, admit-elle avec un amusement soudain. Comptes-tu qu'il en sera toujours fait selon ta volonté, signore, lorsque nous serons mariés ? — Bien sûr, répondit malicieusement Alessio, la serrant contre lui. Mais je veillerai à ce que nous voulions toujours la même chose. Il inclina la tête et l'embrassa avec une tendresse qui la bouleversa. Cette nuit-là, lorsqu'ils furent enlacés aux creux du petit lit, Laura se sentit enfin détendue et en paix, comme elle ne l'avait pas été depuis des semaines. — Alessio, murmura-t-elle, ensommeillée, je voudrais que tu me promettes quelque chose. — Tout ce que tu voudras, mia bella. Souriant dans le noir, elle énonça : — Tu m'apprendras à jouer au strip-poker ? — On peut arranger ça, lui répondit-il dans un murmure sensuel. Par une nuit d'hiver, lorsque nous serons mariés, et qu'il y aura un bon feu et des chandelles allumées. Il marqua un arrêt, puis ajouta : — Mais je dois te prévenir, carissima, que je triche ! Se retournant au creux de ses bras pour donner un baiser ensommeillé sur sa bouche, elle murmura avec satisfaction : — Oh, mais, moi aussi, darling ! Moi aussi.

Fin