Résumé D’aussi loin qu’elle s’en souvînt, Helen avait toujours

éprouvé des sentiments ambivalents pour Jacob Hunt. Lorsqu’ils étaient adolescents, ce jeune homme différent des autres la fascinait et l’inquiétait à la fois; n’était-il pas, au sein de la petite communauté bourgeoise à laquelle appartenait Helen, une sorte de paria – le seul garçon pauvre, le seul enfant sans père? Infréquentable... et néanmoins si attirant! Aujourd’hui, cependant, les choses avaient bien changé. En quelques années, Jacob avait amassé une véritable fortune, racheté l’entreprise du père d’Helen, et jusqu’à sa maison. Et il n’était pas décidé à s’arrêter là. Maintenant, c’était la jeune femme elle-même qu’il avait décidé d’obtenir. Coûte que coûte!

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre: LOVESTORM

Traduction française de MARIE MAY

Collection : Azur n° 1612 Editée par : Harlequin

1ère édition dans cette collection : 1995

<H> et HARLEQUIN sont les marques déposées de Harlequin Enterprises Limited au Canada

Collection Azur est la marque de commerce de Harlequin Enterprises Limited.

© 1994, Jennifer Taylor. © 1996, Traduction française : Harlequin S.A.

83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 Paris — Tél. : 42 16 63 63

ISBN 2-280-04311-4 — ISSN 0993-4448

1. Les fenêtres illuminées trouaient la façade sombre

d’un éclat somptueux. Helen esquissa un sourire de satisfaction. Elle ne s’était pas trompée : Jacob Hunt donnait bien, ce soir-là, une de ses célèbres réceptions.

Elle imaginait sans peine les convives – notables, intellectuels, artistes réputés – réunis autour de la longue table sous les lustres rutilants de l’immense salle à manger. Sans doute le dîner avait-il déjà commencé, songea-t-elle. Loin de la gêner, cette perspective provoqua en elle un sentiment d’euphorie extrême. N’avait-elle pas planifié sa visite pour arriver chez Hunt à cet instant précis? En se présentant maintenant devant le maître de maison, Helen avait une certitude : tous les regards se braqueraient sur elle, et les invités ne perdraient rien du spectacle qu’elle se promettait de leur offrir.

Sans l’ombre d’une hésitation, elle sonna. La porte s’ouvrit; Helen reconnut Baxter, debout sur le seuil, et elle réprima un cri de surprise. Pourtant, elle aurait dû se douter que le vieil homme serait toujours là... Celui-ci éprouva sans doute le même étonnement en la voyant, car il resta muet l’espace d’une seconde avant de la saluer.

— Bonsoir, mademoiselle Helen. — Bonsoir, Baxter, répondit-elle en essayant de

prendre un ton naturel. Comment allez-vous? — Heu... très bien, merci, mademoiselle Helen. Le vieil homme eut un instant d’hésitation, puis reprit: — M. Hunt dîne avec ses invités, en ce moment. Si

vous voulez bien attendre dans le salon... Je vais le prévenir de votre arrivée.

— Non, merci, Baxter. Inutile de vous déranger. Vive comme une anguille, Helen se faufila dans

l’entrée, traversa le hall et poussa la porte de la salle à manger.

Tout se passa alors exactement comme elle l’avait imaginé. Les regards convergèrent immédiatement dans sa direction et, à condition qu’elle eût pris le temps de les considérer, elle aurait reconnu la plupart des visages tournés vers elle. Mais, en cet instant, une seule personne l’intéressait : le maître de maison.

Il occupait la place d’hôte, à l’extrémité de la table, et tenait un verre de vin à la main. La lumière des chandeliers donnait à ses cheveux sombres un reflet presque bleu et à sa peau bronzée un ton encore plus chaud. Il n’avait que vingt-huit ans mais paraissait plus âgé. Sans doute à cause des rides qui creusaient son front, sculptaient ses traits, et de l’expression profonde de ses yeux. Jacob Hunt avait lutté comme un forcené pour obtenir ce qu’il désirait, et chacune de ces batailles avait laissé une empreinte dans sa chair.

Tout à coup, la crainte paralysa Helen; elle sentit un froid intense l’envahir. Ce qu’elle s’apprêtait à faire lui apparaissait maintenant comme une folie. Elle savait que Jacob Hunt représentait un adversaire redoutable, capable du pire. Comment avait-elle pu espérer se venger de lui?

Si l’irruption de la visiteuse dans la salle le surprit, il parvint à cacher son étonnement.

— Helen! s’exclama-t-il. Quelle bonne idée de vous joindre à nous!

L’intonation moqueuse de la voix chaude piqua la jeune femme au vif et lui donna la force de ne pas renoncer à son plan. Après avoir refermé la porte, elle marcha avec une lenteur calculée vers le maître des lieux, accompagnée par les regards curieux et les murmures des invités. Lorsqu’elle arriva près de Jacob Hunt, elle demanda :

— Une bonne idée, vraiment? Allons, un peu de sincérité, s’il vous plaît. Avouez que vous n’appréciez guère ma visite!

Helen avait parlé d’une voix si claire que les conversations s’interrompirent immédiatement autour

de la table. Insensible au sarcasme, Jacob Hunt porta le verre à ses lèvres et, sans quitter son interlocutrice des yeux, but une gorgée de vin.

— Non seulement je l’apprécie, mais je l’espérais, déclara-t-il. Toutefois, j’avoue que je ne m’attendais pas à vous voir ce soir. Vous arrivez directement de l’aéroport, je suppose?

— Au lieu de poser des questions dont vous connaissez les réponses, inquiétez-vous plutôt des raisons de ma venue, rétorqua-t-elle.

Elle le considéra d’un regard méprisant avant de reprendre :

— Vous vous croyez très intelligent, supérieur aux autres parce que vous avez réussi à mettre la main sur tout : l’entreprise, la maison, et même...

Il l’interrompit : — Même Richard? demanda-t-il en éclatant de rire.

Ne me dites pas que vous êtes follement amoureuse de lui.

— Que vous importent mes sentiments, Jacob? Vous avez décidé de me déposséder de la totalité de mes biens. Vous avez oublié une seule chose : les vêtements que je porte. Comme vous avez agi en toute légalité – je dois l’admettre – et que je ne veux pas que l’on me poursuive pour dettes...

Sans achever sa phrase, elle ôta ses gants en cuir, les posa sur la table puis retira sa veste de cachemire sombre, qu’elle laissa tomber sur le plancher. Ensuite, elle commença à défaire les minuscules boutons qui fermaient sa robe de soie noire. Elle exécutait ces gestes le plus naturellement du monde, un petit sourire de satisfaction aux lèvres; pourtant, la pâleur de son teint et une lueur fébrile dans ses yeux verts trahissaient un état de tension intense.

Lorsque la peau nacrée de ses seins apparut dans l’échancrure du corsage, elle entendit une femme étouffer un cri d’effarement et ne put s’empêcher d’exulter intérieurement. Demain, elle le savait, la ville

entière commenterait cette scène peu ordinaire, et l’aura de Jacob risquait de s’en trouver ternie. Rien que d’y penser, Helen jubilait déjà.

— Maintenant, cela suffit ! La voix du maître de maison résonna très

distinctement dans le silence. Sa réaction correspondait exactement à ce qu’Helen avait imaginé : elle s’attendait, en effet, à ce qu’il mît un terme à son petit numéro. En revanche, elle n’avait pas prévu qu’il prendrait l’incident avec humour. Il se leva, un large sourire aux lèvres, puis, s’adressant à ses invités, reprit :

— Désolé d’interrompre ce dîner, mes chers amis, et de vous demander de partir. Mais vous l’aurez compris, je pense : Helen exige que je lui accorde toute mon attention. Aucun galant homme ne refuserait d’accéder à ce désir, n’est-ce pas? Pour ma part, d’ailleurs, j’avoue m’y plier avec un bonheur total.

La foudre tombant au milieu de la salle à manger n’aurait pas provoqué plus grande stupéfaction parmi les convives. Cependant, le premier instant de surprise passé, les invités se levèrent de table, non sans émettre rires et commentaires amusés. Ils saluèrent le maître de maison, qui répondit à leurs plaisanteries par un sourire complice. Atterrée, Helen les regarda quitter la pièce les uns après les autres.

Quand elle se retrouva seule face à Jacob, sa consternation céda la place à un violent sentiment de colère. En fin de compte, elle avait crié victoire trop tôt. Les choses ne s’étaient pas déroulées comme elle l’avait escompté! Pourtant elle avait cru, un moment, que son plan aboutirait, qu’elle aurait le bonheur de voir son pire ennemi humilié devant ceux dont il s’était acharné à gagner l’estime. Et voilà que sa stratégie minutieusement élaborée se retournait contre elle. L’homme qu’elle avait voulu exposer à la risée de ses hôtes avait su tirer parti d’une situation scabreuse et lui avait infligé le pire des affronts...

Helen reboutonna sa robe, puis elle se baissa pour ramasser sa veste. Mais Jacob, plus prompt qu’elle, la saisit avec violence par le poignet et l’obligea à se redresser.

— Laissez-moi partir! cria-t-elle. Vous n’avez pas le droit de me malmener.

Il se mit à rire doucement en l’attirant contre sa poitrine.

— Vraiment? demanda-t-il. Pourtant, n’avez-vous pas laissé entendre, tout à l’heure, que, sous couvert de la loi, je pouvais vous retirer les vêtements que vous portez? Dans ce cas, pourquoi m’arrêterais-je là? Vous me sous-estimez, Helen.

— Lâchez-moi, espèce de brute ! Dans un élan de désespoir, la jeune femme parvint à

se libérer. Vite, elle courut vers la porte; mais Jacob la devança. Avec une froide détermination, il tourna la clé dans la serrure avant de la glisser dans sa poche. Puis, tranquillement, il alla se servir un peu de vin. Il leva ensuite son verre en disant d’un ton moqueur :

— J’ai enfin réussi à faire apparaître une trace d’émotion sur votre visage de marbre, Helen. Trinquons ensemble pour fêter cet exploit!

Comme elle restait muette, il continua : — Vous ne voulez pas vous joindre à moi? Tant pis

pour vous! Il but d’un trait, reposa le verre sur la table avec un

soupir de satisfaction, puis ajouta : — La belle Helen aurait-elle perdu le sens des bonnes

manières? — Allez au diable, Jacob Hunt! s’écria-t-elle. Soyez

maudit pour le mal que vous avez causé à ma famille. — Il y a longtemps que j’appartiens à la race des

damnés, rétorqua-t-il avec un rire sarcastique. Alors, ne vous donnez pas la peine d’attirer le courroux du Ciel sur ma personne, ma jolie.

— Je vous interdis de m’appeler « ma jolie », vous entendez? Je vous déteste, Jacob. Je vous exècre. Vous

avez conduit mon père à la faillite; puis vous l’avez contraint à vous vendre l’entreprise, la maison, les terres... tout ce que nous possédions. Vous convoitiez nos biens et vous avez fini par les obtenir. Comment ne vous haïrais-je pas?

— Si je comprends bien, votre aversion à mon égard dépasse désormais le mépris glacial que vous m’avez témoigné pendant ces longues années, puisque vous avez daigné venir jusqu’ici.

— Ouvrez la porte, s’il vous plaît. Je veux m’en aller. — Et moi, je veux vous retenir encore quelques

instants, Helen. Car vous me devez des explications. Aussi divertissante qu’ait été votre visite, je n’en connais toujours pas les raisons exactes et j’aimerais beaucoup avoir quelques éclaircissements à ce sujet.

Comme le regard de Jacob parcourait les courbes de son corps étroitement moulé dans la robe de soie, la jeune femme rougit. A sa grande confusion, un trouble profond l’envahit. Aussitôt, elle se sermonna intérieurement. Eprouver des sensations voluptueuses grâce à son pire ennemi? Quelle honte!

Sans doute Jacob s’aperçut-il de son émoi, car il continua d’une voix rauque :

— Manifestement, ma présence vous perturbe toujours autant, n’est-ce pas? Allons, pour une fois, osez affronter la vérité en face, Helen. Depuis des années, vous fuyez la réalité. Vous m’avez tenu à distance et vous avez essayé de vous convaincre que vous pouviez trouver le bonheur auprès de Richard. Le désir que je fais naître dans votre corps est-il torride au point que vous éprouviez une telle crainte de m’approcher?

— Oh, ne vous flattez pas, Jacob Hunt! répliqua Helen en secouant ses boucles rousses. Vous n’avez jamais éveillé en moi d’autre sentiment que le mépris. Lorsque je lis dans les journaux des articles élogieux vantant votre spectaculaire réussite, je m’écroule de rire. Comment conserverais-je mon sérieux devant l’étalage de vos prétendues qualités? On vous présente comme l’exemple

parfait de l’homme parti de rien et arrivé à la tête d’une fortune colossale par ses propres moyens. Combien valez-vous, Jacob? Un million? Dix? Beaucoup plus, sans doute...

— A vous entendre, on croirait que vous m’accusez d’un crime, Helen, remarqua Jacob en souriant.

Il alla se poster près de la fenêtre et resta silencieux un moment, les yeux fixés au-dehors. La jeune femme imaginait aisément ce qu’il voyait. N’avait-elle pas passé de longs instants, debout, à ce même endroit, contemplant le même paysage? Comment aurait-elle oublié la vaste pelouse déroulée tel un tapis jusqu’au lac, les roseaux balayés par le vent et, à l’arrière-plan, les arbres frémissants dressés contre l’horizon? A cette évocation, une violente émotion l’étreignit. Elle parvint à se dominer, cependant. S’approchant de Jacob, elle répondit d’une voix ferme :

— Mais c’est un crime! Vous avez tout mis en œuvre pour détruire ma famille, pour nous ruiner. Et cela uniquement par jalousie. Vous ne nous pardonniez pas de posséder des biens que vous aviez toujours convoités.

— Vous considérez vraiment les choses sous cet angle, Helen? Vous croyez que ma vie n’a été qu’une longue bataille livrée aux vôtres?

— Oui, parfaitement! Et vous savez pertinemment que je n’invente rien. Du jour où vous êtes venu vous installer dans la région, vous nous avez détestés.

Cette fois, Jacob perdit l’air flegmatique qu’il arborait jusque-là. Ses yeux s’emplirent de fureur.

— Et pour cause! s’écria-t-il. Vous avez mis tant d’acharnement à m’humilier, vous, vos parents, vos amis... Vous ne cessiez de railler mon accent, ma façon de m’habiller, la maison que j’habitais... Et moi, je me croyais condamné à subir vos sarcasmes ma vie entière. Ma pauvreté m’interdisait d’imaginer qu’un jour je pourrais m’intégrer au cercle des Sinclair. Je me souviens en particulier d’un certain jour, près du lac...

Du bout du doigt, Jacob souleva le menton d’Helen et il la fixa d’un regard perçant, espérant peut-être qu’elle détournerait les yeux. Mais elle ne lui donna pas cette satisfaction. Alors, il la libéra et continua :

— Mais peut-être avez-vous oublié ce qui s’est passé ce jour-là?

— Je..., commença-t-elle. Elle s’interrompit et ferma les yeux, en proie à une

émotion intense. Pendant des années, elle avait tenté d’effacer de sa mémoire le moment évoqué par Jacob – et voilà que ce souvenir la submergeait et éveillait en elle un sentiment de honte extrême.

Elle se revit, en compagnie de ses camarades, au bord du plan d’eau, par un superbe après-midi de juillet. Ils se trouvaient là, à lézarder au soleil – tous sauf Jacob. Depuis que celui-ci occupait un emploi dans un garage des environs, on le voyait beaucoup moins souvent rôder autour d’Helen et de son groupe d’amis.

Soudain, un des jeunes gens avait commencé à imiter l’accent faubourien de Jacob. Alors, comme s’ils n’attendaient que ce signal, les autres s’étaient joints au railleur. De fil en aiguille, ils en étaient venus à rire des vêtements de l’absent, de ses manières rudes, de la modeste demeure qu’il partageait avec sa mère...

Helen aurait voulu les empêcher de continuer ce petit jeu cruel, mais elle craignait de se mettre dans une situation embarrassante. Si ses amis s’étaient inquiétés de savoir pourquoi elle prenait la défense d’un garçon étranger à leur milieu, qu’aurait-elle répondu? Que Jacob Hunt la perturbait au point qu’elle en avait perdu le sommeil? Qu’elle évitait de le rencontrer pour se protéger de la brûlure de son regard bleu et ne pas succomber à son magnétisme? Pourtant, telle était la vérité! Une vérité impossible à dire.

Comme si elle avait deviné ses pensées, une jeune fille lui avait demandé, tout à coup, si elle ne trouvait pas Jacob très séduisant. Et Helen de déclarer haut et fort, d’un ton méprisant, qu’elle ne s’intéresserait jamais à un

garçon si pauvre, si fruste... Une réplique qui, naturellement, avait provoqué l’hilarité générale.

A cet instant, la jeune fille avait tourné incidemment la tête et avait aperçu Jacob, un peu à l’écart, à demi caché derrière un bosquet. Il l’avait fixée intensément pendant quelques secondes puis s’était éloigné sans éveiller l’attention des autres...

A l’évocation de ce bref instant, Helen sentit le rouge de la honte lui monter aux joues. Mais, en même temps, elle se souvint que, depuis, Jacob s’était bien vengé.

— Il ne s’agissait que de plaisanteries stupides émises par des adolescents écervelés, dit-elle. Mais, en fin de compte, c’est vous qui avez gagné. Vous voilà riche, influent! Vous obtenez absolument tout ce que vous voulez. Chacun sait que rien ni personne ne vous résiste.

— Désolé de vous contredire sur ce dernier point, répliqua Jacob. Justement, il y a une chose que je souhaiterais posséder et que je n’ai pas encore acquise.

— Ah oui ? Vraiment ? — Vous ne me demandez pas de précisions? A votre

place, je brûlerais de curiosité... — Je ne suis pas venue ici pour jouer aux devinettes.

Mais puisque vous paraissez y tenir, je pose la question que vous attendez : quel joyau manque à votre couronne pour que vous estimiez votre réussite complète?

— Vous ! Ce mot résonna aux oreilles de la jeune femme comme

une menace. Il sembla emplir le silence, se répercuter dans la pièce tel un grondement de tonnerre. Un vertige la saisit. Elle ferma les yeux et s’appuya contre le mur.

Quand elle rouvrit les paupières, elle vit Jacob près de la table. Il se servait tranquillement un peu de vin. Alors, dans un élan de fureur, Helen marcha jusqu’à sa hauteur, lui arracha le verre des mains et le serra rageusement entre ses doigts avant de le jeter sur le plancher. Puis, avec un détachement étrange, elle regarda le liquide rouge se répandre entre les débris de cristal.

En fait, une seule pensée occupait son esprit en cet instant. Elle avait préparé minutieusement sa vengeance; elle s’était juré de faire payer à son pire ennemi le tort qu’il avait causé à sa famille. Mais Jacob Hunt était invulnérable. Il appartenait à la race des prédateurs. En oubliant ce détail, Helen était consciente d’avoir commis la plus grossière erreur de sa vie.

2. Helen entendit frapper à la porte. Jacob alla ouvrir et

Baxter apparut sur le seuil. — Est-ce que tout va bien, monsieur Hunt? demanda-

t-il, la mine inquiète. — Rien de grave, Baxter! répondit Jacob d’un air

parfaitement détendu. Mlle Sinclair a seulement cassé un verre par accident. Si vous voulez bien essuyer le plancher et ramasser les débris...

Après avoir jeté un regard en direction d’Helen, qui demeurait immobile, il ajouta :

— Vous apporterez aussi la trousse de secours, Baxter! Je crois que Mlle Sinclair s’est blessée.

La jeune femme regarda sa main machinalement et vit qu’elle saignait. Vite, elle prit un mouchoir dans son sac et en fit un pansement de fortune.

— Il faut désinfecter la plaie, déclara Jacob. Venez! Nous ne pouvons pas rester ici : Baxter doit réparer les dégâts, nous le gênerions. Allons, suivez-moi.

— Non, je veux m’en aller, répliqua Helen d’une voix blanche.

— Et moi, je ne vous autorise pas à partir dans l’état où vous vous trouvez. Vous ressemblez à une somnambule.

— Je n’ai pas besoin de votre autorisation. Bon sang, Jacob, de quel droit me donnez-vous des ordres? Je ne vous appartiens pas, que je sache.

— Ah bon? s’exclama-t-il d’un ton moqueur. J’avais cru comprendre que vous étiez venue ce soir précisément dans l’intention de remettre votre précieuse personne entre mes mains... Vous me connaissez suffisamment pour savoir que je ne me contenterai pas de vos vêtements. Vous représentez le plus bel investissement dont j’ai jamais rêvé, Helen. Pensez-vous que je laisserais échapper l’occasion de réaliser une si belle affaire?

— Le diable vous emporte, Jacob! s’écria la jeune femme. Je n’ai jamais rencontré un individu aussi

méprisable que vous. Vous avez ruiné mon père et vous l’avez ensuite contraint à accepter votre aide...

— Votre père vous a donné cette version des faits, je suppose. Cela afin d’expliquer, sans doute, la hâte avec laquelle il a accueilli mon offre. Quand je lui ai proposé de vivre dans un logement sans payer de loyer et d’avoir à sa disposition suffisamment d’argent pour rembourser ses dettes, il n’a pas hésité une seconde. Allons, Helen, regardez la réalité en face. Et tant pis si votre amour-propre doit en souffrir! L’orgueil représente désormais un luxe que vous ne pouvez plus vous permettre.

Cette fois, Jacob avait dépassé les bornes. Mortifiée, blessée jusqu’au fond de son âme, Helen ne put se retenir : elle le gifla à toute volée. Ensuite, étonnée de son geste, elle resta hébétée un long moment, contemplant la trace de ses doigts sur la peau mate. Puis, tout à coup, elle tourna les talons, se précipita dans le hall, courut vers la sortie. Mais déjà, Jacob l’avait rattrapée. Il la saisit par la taille et la traîna de force en direction du bureau. Elle se débattit, leva la main, prête à le gifler de nouveau.

— Non ! dit-il d’un ton impératif. Ce simple mot fit sur Helen l’effet d’une douche

froide; elle se laissa conduire docilement. Cependant, lorsque Jacob eut refermé la porte de la pièce derrière eux, elle s’éloigna de lui et se tint prudemment à l’écart.

— Vous avez raison de prendre vos distances, Helen, déclara-t-il avec un sourire désarmant. On ne sait jamais, je pourrais éprouver l’envie de vous frapper à mon tour.

— Je vous hais, Jacob Hunt! rétorqua-t-elle avec rage. Je vous hais encore plus maintenant que j’ai découvert de quoi vous êtes capable.

— Et moi, je m’étonne que vous ne l’ayez pas découvert plus tôt, mon petit cœur. Car, voyez-vous, je vous considère comme une femme dotée d’une intelligence plutôt vive.

Jacob marcha tranquillement jusqu’au bar; là, il se servit un verre de cognac, qu’il commença à boire en regardant fixement son interlocutrice.

— Désolée de vous décevoir, répliqua cette dernière, mais, à mon avis, il faudrait posséder le quotient intellectuel d’un génie pour saisir le fonctionnement de votre cerveau, Jacob.

— Bizarre : je n’arrive pas à prendre cette remarque pour un compliment.

— Bravo pour votre intuition! Je ne me sens pas, en effet, disposée à vous tresser une couronne de lauriers.

— J’en prends note, Helen. Mais, pour en revenir au sujet qui paraît vous tracasser, sachez que mon cerveau fonctionne d’une manière très cohérente. Quand je désire quelque chose, je m’arrange pour l’acquérir. Or, mon vœu le plus cher étant de vous posséder – je vous l’ai déjà dit –, je me suis efforcé d’arriver à mes fins.

— Oui, je sais : vous nous accordez, à mon père et à moi, la grâce de vivre sous un toit et vous payez nos dettes. Mais si vous croyez m’avoir achetée de cette façon, détrompez-vous. Vous avez réalisé un mauvais investissement. Car jamais je ne vous appartiendrai.

— Et si je vous faisais expulser, hein? Rien ne m’en empêche, puisque vous ne payez pas de loyer.

Cet ignoble individu avait pensé à tout, naturellement, songea Helen avec amertume.

En fait, depuis qu’elle avait appris la vérité par son père, la veille au soir, elle imaginait Jacob capable du pire. Ne l’avait-il pas déjà dépouillée de son patrimoine : l’affaire familiale, la maison? Pis encore, il avait réussi à manipuler Richard!

Lorsque, quelques semaines auparavant, celui-ci avait annoncé à Helen que la Générale Electronique Hunt lui offrait une place de cadre, il n’avait rien trouvé d’étrange à cette offre inespérée. Et il avait accepté avec joie de partir pour New York où il devait suivre un stage de formation avant d’occuper son nouveau poste. Mais la jeune femme – tout en gardant pour elle sa suspicion – avait tout de suite deviné qu’il y avait quelque chose de douteux dans cette promotion. En éloignant Richard,

Jacob n’espérait-il pas anéantir la vie sentimentale de l’héritière des Sinclair?

Certes, sa relation avec Richard n’était guère passionnelle, et elle n’avait pas encore répondu à la demande en mariage de son fiancé. Mais cela, Jacob l’ignorait. Il savait seulement que cette idylle durait depuis près d’un an et il avait décidé d’y mettre un terme. Par pure méchanceté! Comme il avait décidé du reste...

Jusque-là, Helen avait jugé préférable de ne pas réagir aux provocations de ce monstre. Mais lorsque, la veille, elle avait découvert dans un tiroir des chèques signés de la main de Jacob, et que son propre père, pressé de questions, avait fini par avouer la vérité, la colère l’avait emporté sur la prudence. Elle avait juré de se venger de l’individu sans scrupules qui empoisonnait leur existence.

— A votre place, je réfléchirais avant d’en arriver à cette extrémité, déclara-t-elle. Parce que je n’hésiterai pas à vendre mon histoire aux journalistes, toujours avides de nouvelles scandaleuses. Ainsi, je ferai coup double : primo, mes révélations entacheront sérieusement votre réputation; secundo, elles me rapporteront beaucoup d’argent. Un avantage non négligeable dans ma situation. Car j’imagine que vous ne tarderez pas à nous couper les vivres, n’est-ce pas?

Jacob esquissa un léger sourire avant de boire le reste de son cognac, puis il reposa le verre sur le bureau.

— Je me demande si, finalement, je ne vous ai pas sous-estimée, ma jolie, dit-il enfin. Vous vous défendez remarquablement bien contre chacune de mes attaques.

— Ravie d’entendre ces mots dans votre bouche! Au moins, maintenant, vous devrez admettre que vous ne gagnerez pas toutes les batailles contre moi.

— J’en conviens, en effet. Le regard que Jacob posait sur elle se fit plus intense.

Mal à l’aise, soudain, la jeune femme se demanda pourquoi il avait abandonné la partie aussi vite. Quelle surprise désagréable lui réservait-il encore? Mieux valait

s’éloigner au plus vite de cet être diabolique avant qu’il n’invente quelque chose pour la retenir de force. Elle s’empressa de tourner les talons et se dirigea vers la porte. Mais avant qu’elle n’eût atteint le seuil, elle entendit la voix de Jacob résonner derrière elle :

— Vous ne souhaitez pas savoir quel genre de relation je désire entretenir avec vous, Helen? disait-il. Cela ne vous intéresse pas?

Elle aurait volontiers poursuivi son chemin sans réagir – mais elle craignait que Jacob ne l’accusât de lâcheté. Au prix d’un effort considérable, elle lui fit face et affronta son regard.

— Pas vraiment, non! répondit-elle. Mais les bonnes manières exigent sans doute que je vous écoute. Alors, Jacob, puisque vous insistez, expliquez-moi quelle idée vous trotte dans la tête.

— Je veux vous épouser, Helen. Cette déclaration, formulée le plus naturellement du

monde, la laissa sans voix pendant quelques secondes. — Non ! s’écria-t-elle enfin. Je ne me marierai jamais

avec vous, Jacob Hunt, dussiez-vous me menacer de mille maux pendant le reste de mes jours!

Il se mit à rire – le monstre! –, puis s’assit confortablement dans son fauteuil avant de répliquer :

— Si une telle certitude vous habite, il n’y a pas lieu de prendre cet air bouleversé, Helen... Au fait, pour en revenir à votre idée de révéler nos petits secrets à la presse, je pense que vous devriez abandonner ce projet.

— Ah oui? Et pour quelle raison, s’il vous plaît? — Parce qu’il risquerait de se retourner contre vous.

Voyez-vous, ma douce, je n’ai accepté de vous loger gratuitement, votre père et vous, et de prendre en charge tous vos frais que pour une durée déterminée. Votre père, d’ailleurs, s’est engagé par écrit à libérer l’appartement au bout de trois mois. Le contrat qu’il a signé arrive à échéance dans une semaine. En admettant que vous persistiez dans votre idée d’alerter les journalistes, je les contacterai de mon côté et leur

demanderai d’ajouter ces précisions dans leur article. Ainsi, loin de passer pour un fieffé coquin, je me tirerai de cette affaire avec les honneurs de la guerre, croyez-moi. Sans vouloir me vanter, on me considérera même comme un généreux philanthrope. Titre de gloire dont peu de gens peuvent se targuer, à notre époque.

— En fait de philanthrope vous n’êtes qu’une espèce de...

Avant que l’insulte ne franchisse les lèvres de la jeune femme, Jacob l’interrompit.

— Ne vous donnez pas la peine de me lancer des injures, Helen. Celles que j’ai entendues autrefois résonnent encore dans ma mémoire. Inutile d’en rajouter!

Un sentiment de honte envahit de nouveau Helen et son visage s’empourpra. Le passé surgit devant elle avec des images d’une netteté extraordinaire. Elle revit Jacob, tapi dans l’ombre, épiant ses faits et gestes alors qu’elle s’amusait avec sa bande d’amis, tous héritiers des plus grosses fortunes de la région.

Récemment arrivé dans le village, l’adolescent vivait avec sa mère dans une pauvre maison de location. On racontait que Mme Hunt était veuve, mais peu de personnes croyaient à cette version. Jacob n’avait jamais parlé de son père, et chaque fois que quelqu’un avait abordé ce sujet, il avait prudemment dévié la conversation... Il avait beaucoup souffert de cette situation, sans doute. Mais cela l’autorisait-il à tourmenter les autres aussi cruellement, aujourd’hui?

— Eh bien, Helen! s’exclama-t-il en riant. Pourquoi faites-vous cette tête? Parce que vous avez pris conscience qu’il vous faudra bon gré mal gré m’épouser?

— Allez au diable, Jacob! Jamais je ne deviendrai votre femme.

— On verra. Nous en rediscuterons, ma jolie. — Oh, cela m’étonnerait. Un bon conseil, Jacob :

oubliez cette idée de mariage! Car quoi que vous fassiez – et en dépit de vos menaces – je vous résisterai.

Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je m’en vais. J’ai besoin d’air pur. Celui que je respire ici me paraît malsain.

Sur ces mots, Helen quitta le bureau. Dans le hall, elle croisa Baxter, qui revenait avec la trousse d’urgence. Le brave homme la regarda passer d’un air ahuri. Pouvait-il comprendre qu’elle n’avait qu’une hâte : s’éloigner de cette maison où un vent de folie s’était mis à souffler? Car il fallait vraiment que Jacob Hunt eût perdu la raison pour avoir imaginé ce scénario invraisemblable : elle, acceptant de l’épouser, lui! En tout cas, aussi vrai qu’elle s’appelait Helen Sinclair, elle ne le suivrait pas dans son délire! Cela, elle se le promettait.

Pourtant, le soir venu, alors qu’elle tentait de trouver le sommeil, la jeune femme prit conscience de la vanité de sa promesse. Jacob Hunt n’abandonnait jamais. Sa réussite éclatante en témoignait. S’il s’était mis en tête de posséder Helen Sinclair, il parviendrait à ses fins...

A cette pensée, un sentiment de frayeur submergea Helen. Elle se blottit sous ses draps, comme si ce geste avait pu la protéger contre le danger qui la guettait.

— Je vais acheter mon journal. Je n’en ai pas pour très

longtemps. Helen regarda son père sortir et son cœur se serra. En

une semaine, Edward Sinclair semblait avoir vieilli de dix ans. La jeune femme aurait aimé le tenir à l’écart de tous ces ennuis. Cependant, elle avait bien été obligée de lui dire qu’ils quitteraient l’appartement...

Dès qu’elle entendit la porte se refermer, Helen se laissa tomber sur une chaise. Depuis le fameux jour où elle avait cru pouvoir se venger de son pire ennemi, sa vie avait pris des allures de marathon. Non seulement il lui fallait chercher un autre logement, mais elle devait aussi se mettre en quête d’un emploi. Ce dernier point la tracassait particulièrement, car elle ne possédait aucune qualification. En effet, à l’âge où les jeunes filles songent à leur carrière, Helen avait consacré son temps à sa mère

malade tout en tenant le rôle de maîtresse de maison. Pourquoi aurait-elle envisagé de travailler, d’ailleurs, alors que la situation financière de sa famille l’assurait d’un avenir sans problème matériel? Aujourd’hui, elle se repentait de son insouciance. N’aurait-elle pas dû prévoir que, même pour les Sinclair, la roue de la fortune pouvait tourner?

Tandis qu’elle ressassait ces pensées amères, la sonnette de l’entrée retentit. « Papa a encore oublié ses clés! » songea-t-elle. Avec un soupir de lassitude, elle se leva et alla ouvrir. Jacob se tenait sur le seuil, un sourire aux lèvres, l’air parfaitement décontracté.

— Vous! s’écria-t-elle, stupéfaite. Que voulez-vous encore?

Il entra, referma la porte, traversa le hall comme s’il se trouvait chez lui et se dirigea vers le salon. La jeune femme le suivit, répétant d’une voix blanche :

— Que voulez-vous ? Après avoir pénétré dans l’immense pièce, il considéra

longuement les tableaux de maîtres suspendus aux murs, les meubles somptueux, puis il s’approcha d’une vitrine qui contenait de précieux bibelots avant de se laisser tomber sur le sofa.

— Je suis venu inspecter les lieux, dit-il enfin. A ces paroles, une vague de colère saisit Helen. Elle

décrocha le téléphone, commença à composer un numéro.

— Je vous conseille de quitter ma maison au plus vite, Jacob, déclara-t-elle. Sinon, on vous jettera dehors par la force. J’appelle la police.

— Votre maison? rétorqua-t-il avec un rire sarcastique. Auriez-vous oublié que cette demeure m’appartient? Personne ne peut m’interdire d’y entrer, ni m’obliger à en sortir contre mon gré.

Après un instant d’hésitation, Helen raccrocha, la rage au cœur.

— Oh, ne vous inquiétez pas pour votre propriété, Jacob! répliqua-t-elle d’un ton méprisant. Nous vous la

rendrons bientôt. Laissez-nous seulement le temps de trouver un autre logement.

— C’est que, voyez-vous, les conditions actuelles ne me permettent pas d’attendre, Helen. Mes affaires me contraignent à séjourner en ville de plus en plus souvent. J’ai donc besoin de cet appartement pour mon propre usage. Aussi vous prierai-je de le libérer à la fin de la semaine.

La jeune femme blêmit. — A la fin de... Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Après quelques

secondes qui parurent durer une éternité, elle parvint cependant à recouvrer son sang-froid.

— Vous demandez l’impossible, Jacob, décréta-t-elle. — Vraiment? dit-il d’un ton indifférent. Désolé, mais

mon statut professionnel m’oblige à viser la rentabilité avant toute chose.

Les yeux brillants de fureur, Helen traversa le salon avec une lenteur calculée et, se postant devant Jacob, elle le défia du regard.

— En termes clairs, à moins de vous épouser, je ne peux plus compter sur votre générosité de philanthrope, c’est cela?

— Vous avez parfaitement compris, bravo! Eh oui, que voulez-vous, le vent de la fortune ne souffle pas toujours dans la même direction. Dommage que vous n’ayez pas envisagé ce retournement de situation, Helen. Que vous souffriez de votre imprévoyance, passe encore. Mais que vous entraîniez ceux que vous aimez dans cette spirale infernale...

— Vous parlez de mon père, je suppose. Ne vous inquiétez donc pas à son sujet! Je prendrai soin de lui.

Jacob haussa les épaules, se leva et se dirigea lentement vers la porte. Puis, se ravisant, il revint sur ses pas. Malgré elle, Helen admira la souplesse féline de sa démarche, l’élégance de ses vêtements – complet gris sombre, chemise claire, cravate de soie... Quand il s’arrêta à côté d’elle, si près qu’elle pouvait voir les

minuscules rides aux coins de ses yeux et respirer le parfum viril de sa peau, elle sentit son corps vibrer de désir. Comment ne pas reconnaître, alors, que la proximité de cet homme affolait ses sens comme autrefois? Mon Dieu, s’il devinait son trouble, elle était perdue!

Helen détourna la tête. Mais elle ne s’en tira pas à si bon compte car, aussitôt, Jacob lui saisit le menton et l’obligea à le regarder.

— Je sais que vous n’abandonnerez jamais votre père à son triste sort, ma belle, affirma-t-il. Vous ne manquez ni d’énergie ni de courage. Mais je crains que vous n’estimiez pas la gravité de la situation à sa juste valeur. Rien que l’opération de M. Sinclair coûtera une fortune. Avec quel argent la payerez-vous?

D’un mouvement brusque, elle se libéra de son contact et demanda :

— De quoi parlez-vous ? — Ah, je comprends ! Il ne vous a pas mis au courant

de ses problèmes de santé. Pour vous épargner des soucis, je suppose. N’avez-vous pas remarqué, récemment, qu’il avait des difficultés pour marcher?

— Mêlez-vous de vos affaires et laissez-moi m’occuper de mon père toute seule. En admettant qu’il ait vraiment besoin de subir une intervention chirurgicale, son assurance remboursera les frais. Il a cotisé pendant des années, alors...

— A votre place, je vérifierais s’il peut toujours compter sur cette aide, mon petit cœur. N’oubliez pas que les choses ont changé pour les Sinclair. Ce qui faisait votre bonheur appartient désormais au passé : l’entreprise familiale, la maison, le style de vie luxueux... Et n’oubliez pas que vous risquez de perdre aussi votre amoureux transi, ce pauvre benêt de Richard.

Curieusement, Jacob avait prononcé ces derniers mots avec son accent faubourien d’autrefois, et la jeune femme en fut très perturbée. En un éclair, elle revit le visage de l’adolescent caché à l’ombre des arbres le jour où ses

amis et elle s’étaient si cruellement moqués de lui. N’avait-elle pas alors décelé sur les traits du garçon une expression menaçante dont la sauvagerie l’avait glacée jusqu’aux os? La même terreur la saisit en rencontrant le regard bleu, d’une intensité inquiétante, posé sur elle.

— Pourquoi me parlez-vous de Richard? demanda-t-elle d’une voix étranglée par l’émotion. Bon sang, Jacob, quel sale tour lui avez-vous joué?

— Oh... pour l’instant, je n’ai encore rien fait dont il puisse se plaindre. Cependant, il ne tardera pas à regretter d’avoir bénéficié de vos faveurs. Quand il se retrouvera au chômage...

— Vous n’allez tout de même pas le licencier ? Helen sentit les larmes affluer à ses paupières et elle

alla se poster devant la fenêtre pour dissimuler son désarroi.

— Et pourquoi me gênerais-je? rétorqua Jacob avec cynisme. Dommage que ce jeune homme plein d’avenir doive lui aussi supporter les conséquences de votre imprévoyance! Malgré ses qualités évidentes, je doute fort qu’il retrouve un emploi facilement, dans le contexte économique actuel.

Pâle, le visage défait, la jeune femme se retourna, affrontant de nouveau le regard de Jacob.

— Je vous déteste ! s’exclama-t-elle. Quoi que vous fassiez, vous ne m’inspirerez jamais que de la haine.

— Peut-être le croyez-vous sincèrement? Cependant, je ne suis pas entièrement convaincu qu’au fond de vous-même vous éprouviez une telle aversion à mon égard. On se trompe parfois sur ses propres sentiments...

— Je me connais mieux que vous ne me connaissez, Jacob. Et je vous jure que jamais je ne vous considérerai autrement que comme un être méprisable.

Il esquissa un léger sourire puis, après avoir consulté sa montre, déclara :

— Désolé d’interrompre une discussion aussi intéressante, mais je dois m’en aller. Vous savez où me joindre, n’est-ce pas? Au cas où vous prendriez

conscience de l’erreur que vous commettez en refusant de m’épouser...

Sur ces mots, il tourna les talons et sortit. Restée seule, Helen serra les poings avec rage. Jamais elle n’accepterait le marché que lui proposait cet homme diabolique. Dût-elle endurer mille morts, elle ne se résignerait pas à devenir la femme de Jacob Hunt!

3. La pluie tombait à verse depuis le matin. Comme

chaque jour de cette semaine interminable, Helen avait parcouru la ville à la recherche d’un emploi et d’un logement à louer. En vain, hélas! Pour comble de malchance, un incident dans le métro avait causé la fermeture de plusieurs lignes, si bien qu’elle avait été contrainte de rentrer à pied. Elle arriva devant son immeuble, trempée, épuisée, avec une seule pensée en tête : prendre un bain chaud et mettre des vêtements secs.

Lorsqu’elle pénétra dans le hall d’accueil, elle aperçut son père assis sur une chaise, près du bureau du gardien.

— Papa! s’exclama-t-elle. Que fais-tu là? Elle s’approcha du vieil homme, le dévisagea avec

inquiétude. Edward Sinclair n’avait jamais donné l’apparence d’une grande robustesse, certes, mais il paraissait particulièrement fragile aujourd’hui. Une expression de lassitude extrême se lisait sur son visage, et ses mains, agrippées à la canne qu’il utilisait depuis quelque temps, tremblaient légèrement. En le voyant si vulnérable, la jeune femme sentit son cœur se serrer.

— Je te croyais à ton club, reprit-elle. — Oh, il y avait beaucoup trop de bruit, répondit-il

avec un pauvre sourire. J’aime bien ces jeunes gens, mais ils me fatiguent. Alors, je suis revenu à la maison. Seulement, je ne peux pas rentrer, tu comprends...

— Ah, je vois, tu as encore oublié tes clés. Après avoir lancé un regard au gardien, Helen ajouta : — Pourquoi n’as-tu pas demandé à Arthur de t’ouvrir

la porte? Il possède un double... L’homme qui se tenait derrière le bureau prit un air

embarrassé pour déclarer : — Malheureusement, je ne suis pas en mesure de vous

rendre ce service, mademoiselle Sinclair. — Que voulez-vous dire, Arthur ?

De plus en plus gêné, le gardien baissa les yeux sur la page du journal déployé devant lui.

— M. Hunt a fait changer les serrures, ce matin, après votre départ et en l’absence de votre père, expliqua-t-il. Il m’a donné l’ordre de ne laisser personne accéder à l’appartement.

Pendant une seconde, Helen le fixa, complètement hébétée. Et puis, tout à coup, un violent sentiment de colère l’envahit. Elle aurait dû se douter que Jacob userait de tous les moyens – même les plus inhumains – pour arriver à ses fins. Qu’espérait-elle de la part de cet odieux individu? Un geste de mansuétude? Allons donc! Il fallait vraiment manquer de discernement pour le croire capable de s’émouvoir de la détresse des autres.

A l’évidence, Edward Sinclair s’attendait à ce que sa fille arrange la situation comme par un coup de baguette magique. Aussi, quand il la sentit désemparée, commença-t-il à paniquer.

— Mon Dieu, Helen, qu’allons-nous devenir? demanda-t-il d’un ton anxieux.

La jeune femme s’efforça de sourire et de le rassurer. — Ne t’inquiète pas, papa. Il s’agit d’un simple

malentendu. Jacob... heu... eh bien, voilà... l’autre soir, en effet, il m’a parlé de serrures à changer. Je m’en souviens maintenant... Je vais arranger cela. Pendant ce temps, tu vas rester ici.

Le vieil homme la considéra avec un soulagement visible et la regarda partir sans broncher.

Une heure plus tard, Helen arrivait devant l’immense

bâtiment d’acier et de verre qui abritait les bureaux de la Générale Electronique Hunt. Elle n’avait jamais pénétré dans ce lieu impressionnant par sa dimension et par l’élégance de son architecture, mais elle en avait vu de nombreuses photographies dans les journaux. La presse avait suivi l’ascension fulgurante de Jacob et lorsque, l’an passé, il avait installé son quartier général dans ces

locaux ultramodernes, l’événement avait fait les gros titres des quotidiens financiers.

L’ascenseur déposa Helen au quinzième étage. Conformément aux explications qu’on lui avait données à l’accueil, elle suivit un long couloir, au bout duquel se trouvait le secrétariat. Elle frappa à la porte. Une belle jeune femme brune la reçut et s’inquiéta de l’objet de sa visite.

— Je souhaiterais rencontrer M. Hunt, répondit Helen.

— Avez-vous rendez-vous ? — Non, mais je suis certaine qu’il acceptera de me

consacrer quelques minutes. Voulez-vous l’informer de ma présence, s’il vous plaît? Je m’appelle Helen Sinclair.

A peine avait-elle prononcé ces paroles que la porte s’ouvrit. Une voix masculine familière s’écria :

— Helen ! Que diable fais-tu ici ? La jeune femme se retourna et vit Richard qui se

dirigeait vers elle. Il l’embrassa sur la joue. Elle lui rendit son baiser machinalement avant de répondre :

— Je pourrais te poser la même question! J’ignorais que tu devais revenir si vite en Angleterre. Tu ne le mentionnais pas dans tes lettres.

— Ah, bon! Tu les as reçues! s’exclama le nouveau venu avec une pointe de soulagement dans la voix.

Prenant Helen par l’épaule, il l’entraîna dans un coin discret, au fond de la pièce.

— Je commençais à m’inquiéter sérieusement de ne pas recevoir de réponse, reprit-il.

Gênée, Helen détourna les yeux. Expliquer qu’elle n’avait jamais vraiment éprouvé le besoin de lui écrire semblait impossible. Elle préféra mentir.

— Désolée, Richard ! Le temps m’a manqué. Mais dis-moi donc la raison de ta présence en ces lieux.

— Ah, si seulement j’en avais la moindre idée... Hunt m’a donné l’ordre de rentrer d’urgence. Dans quelle intention? Dieu seul le sait. A mon avis, cela ne présage rien de bon pour mon avenir.

Richard s’était rembruni. Silhouette élégante, cheveux blonds, l’air affable, il avait séduit Helen par sa gentillesse, sa bonté, la délicatesse de ses manières. Mais elle reconnaissait que la compagnie de cet homme charmant n’avait rien d’exaltant. En fait, il n’éveillait chez elle qu’un sentiment de tendresse presque fraternel, et elle le regrettait. Elle aurait voulu le rassurer en cet instant, mais à quoi bon le leurrer? N’avait-il pas raison de redouter le pire? Alors qu’elle se demandait quelle attitude adopter, la secrétaire l’interpella.

— Mademoiselle Sinclair! M. Hunt vous attend. Ainsi, Jacob avait prévu sa visite, songea Helen en se

dirigeant vers le bureau directorial. Sans doute n’avait-il changé les serrures de l’appartement que pour l’obliger à venir le supplier de ne pas la laisser à la rue. Il croyait qu’elle se traînerait à ses genoux? Eh bien, il se trompait!

La jeune femme entra dans la pièce, telle une furie, mais s’arrêta aussitôt, décontenancée. Elle avait beau promener les yeux autour d’elle, elle ne voyait personne. Cependant, une porte donnant sur une autre salle était restée ouverte; Helen marcha donc jusque-là et risqua un regard par l’entrebâillement. Ce qu’elle vit la laissa stupéfaite.

Allongé sur un banc de cuir noir, Jacob tenait une haltère impressionnante à bout de bras. Il ne portait rien d’autre qu’un short sombre et des gouttes de transpiration ruisselaient sur son torse nu.

Il dut deviner la présence d’Helen, car il tourna la tête dans sa direction. Puis, il se débarrassa lentement de sa charge, se leva et s’essuya le visage à l’aide d’une serviette-éponge.

— Désolé de me présenter à vous dans cette tenue, déclara-t-il. Mais en vous recevant ainsi, je gagne un peu de temps sur mon horaire.

Une pause, puis il ajouta : — Vous avez vu Richard, sans doute ? A ces mots, Helen explosa :

— Ah, je comprends! Vous avez tout arrangé pour que nous nous rencontrions, espèce de sauvage! Vous saviez qu’en me laissant à la porte de l’appartement, vous m’obligeriez à venir ici. Et vous n’avez pas convoqué Richard aujourd’hui par pur hasard...

— Allons, vous me flattez, Helen! rétorqua Jacob avec un petit rire moqueur. Me croyez-vous vraiment capable de deviner le moment précis de votre arrivée?

— De toute façon, vous n’avez jamais éprouvé le moindre scrupule à faire patienter vos visiteurs pendant des journées entières... Alors...

— Erreur, ma jolie! Lorsque je fixe un rendez-vous, j’essaie toujours d’en respecter l’heure. A ce propos, j’attends encore plusieurs collaborateurs aujourd’hui, aussi vais-je aller prendre ma douche et me changer. Désolé de vous abandonner; nous discuterons de ce qui vous préoccupe un peu plus tard.

Comme il s’éloignait, la jeune femme le rattrapa par le bras, furieuse. Cependant, le contact de la peau humide et chaude sous ses doigts éveilla en elle un bouquet de sensations tellement troublantes qu’elle retira sa main aussitôt, comme si elle s’était brûlée.

— Ecoutez..., dit-elle. Mais déjà, il avait disparu dans une cabine aux vitres

opaques. Elle entendit de l’eau gicler et la voix de Jacob crier :

— Restez ! Cela ne me gêne pas ! Quel toupet! pensa-t-elle, mortifiée. Avec quelle joie

aurait-elle repris l’ascenseur pour quitter ces lieux où son pire ennemi régnait en maître... Mais, hélas, les conditions ne lui permettaient pas de s’offrir ce luxe. Aussi se résigna-t-elle à l’attendre dans son bureau.

Elle reconnut son parfum avant de le voir. Se retournant, elle rencontra son regard et, sans savoir pourquoi, elle se mit à rougir. Il avait revêtu un complet sombre, une chemise claire, une cravate classique, mais ses cheveux encore humides atténuaient l’aspect austère de sa tenue. Loin de partager sa gêne, il la contempla,

l’air serein, pendant un moment avant d’aller demander à la secrétaire d’apporter deux tasses de café. Quand il revint, il s’installa confortablement dans l’un des fauteuils destinés aux visiteurs. Debout au milieu de la pièce, Helen ne bougea pas d’un pouce.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il d’un ton courtois.

— Au diable les civilités! rétorqua-t-elle. Puisque vous n’avez pas de temps à perdre, donnez-moi les clés de l’appartement et je m’en irai.

— Décidément, votre mémoire faiblit, ma jolie! Ne vous ai-je pas prévenue, l’autre jour, que je souhaitais récupérer ce logement? Pourquoi aurais-je subitement changé d’avis?

— Laissez-moi au moins le temps de trouver un autre toit. Mon père et moi n’allons tout de même pas dormir sous les ponts!

— Il s’agit de votre problème personnel, Helen. Pas du mien!

Jacob s’interrompit car on frappait à la porte. C’était Annette qui venait servir le café. Lorsqu’elle eut quitté la pièce, il reprit :

— De même, le sort de Richard ne me concerne en aucune façon.

Quel monstre! songea Helen. Sa gorge se serra; une grande faiblesse l’envahit tout à coup. Ses jambes refusaient de la porter. Sur le point de défaillir, elle se laissa tomber sur une chaise.

— Vous n’allez pas le licencier, Jacob! murmura-t-elle dans un souffle. Vous n’avez pas le droit de commettre une injustice pareille.

— Si vous croyez que cela me réjouit d’en arriver à cette extrémité, vous vous trompez, déclara-t-il d’un ton grave. Hélas, la situation m’oblige à agir ainsi.

— Mais Richard est totalement étranger aux différends qui vous opposent à ma famille. Laissez-le donc tranquille!

— Voyons, Helen, essayez de comprendre : comment pourrais-je compter sur la loyauté de votre fiancé lorsque vous lui aurez raconté notre petite histoire? Il prendra forcément parti pour les Sinclair. Or, quand on dirige une entreprise comme la Générale Electronique Hunt, on doit s’entourer de collaborateurs sûrs.

— Balivernes! Vous n’avez engagé Richard que parce qu’il entretenait certains liens avec moi.

— Alors, là, vous sous-estimez ce garçon! Je le juge tout à fait digne d’occuper un poste de responsabilité, vous savez. Dommage que les circonstances me contraignent à me séparer d’une personne de sa valeur...

Helen scruta avec anxiété le regard de son ennemi, espérant y déceler une trace d’humanité. Mais aucune étincelle d’émotion ni de compassion ne brillait dans les yeux bleus posés sur elle. Alors, un grand froid l’envahit.

— Ecoutez, Jacob, je..., commença-t-elle. Il l’interrompit aussitôt : — Vous seule détenez la solution, Helen. Epousez-moi

et tous vos problèmes se trouveront réglés. Non seulement vous offrirez à votre père confort et sécurité mais, de surcroît, Richard pourra mener une brillante carrière.

Malgré la faiblesse qui la gagnait de nouveau, la jeune femme trouva la force de se lever et de s’écrier :

— Non, Jacob! Faut-il que vous ayez perdu le sens commun pour imaginer un seul instant que j’accepterai cet ignoble marché? Je vous exècre et je ne désire qu’une chose : vous rendre coup pour coup.

— Justement, ma belle, je vous en offre l’occasion ! A son tour, Jacob quitta son siège. Debout près

d’Helen, il la dominait de toute sa taille. — Epousez-moi, reprit-il, et vous me connaîtrez avec

tous mes défauts, mes faiblesses. Lorsque vous aurez découvert les points vulnérables de ma personnalité, imaginez la facilité avec laquelle vous pourrez préparer votre vengeance!

Il saisit les mains glacées d’Helen et, sans la quitter des yeux, il l’attira près de lui.

— Epousez-moi, Helen, répéta-t-il d’une voix rauque, sensuelle. Puisque vous ne voulez pas m’accorder votre amour, je me contenterai de votre haine.

Ce dernier mot résonna dans la tête de la jeune femme avec une violence effrayante. En cet instant, elle acquit la certitude que jamais Jacob ne la laisserait en paix. Où qu’elle allât, quoi qu’elle fît, il interférerait dans sa vie et ne cesserait de la tourmenter.

Pour la première fois, elle envisagea avec froideur d’accepter la proposition de cet homme ignoble. Après tout, il avait raison : s’introduire dans le camp ennemi représentait une stratégie qui avait des chances de se révéler efficace. En connaissant les points sensibles de Jacob Hunt, elle parviendrait forcément à le détruire. Plus elle réfléchissait à la question, plus elle avait la certitude que sa seule chance de prendre une véritable revanche résidait dans le mariage.

— Oui, dit-elle soudain d’une voix claire. J’accepte de vous épouser, Jacob. Mais je vous avertis : vous passerez le reste de votre vie à regretter le jour où vous m’avez demandé de devenir votre femme.

Une petite étincelle brilla dans le regard bleu – lueur fugace mais suffisante pour éveiller chez Helen un trouble indéfinissable. Et voilà que, tout à coup, l’homme qu’elle exécrait se penchait, l’embrassait brièvement sur les lèvres comme s’il avait voulu sceller leur accord par ce léger baiser. Au contact furtif de la bouche chaude, humide, elle sentit son cœur s’affoler.

— Je m’occuperai des préparatifs sans tarder, déclara Jacob. Vous ne voyez pas d’inconvénient, je suppose, à ce que la cérémonie ait lieu le plus tôt possible?

Elle haussa les épaules, essayant de dominer son émotion, et répliqua :

— Je vous laisse libre de fixer la date. Cependant, vous aurez une ou deux formalités à remplir avant que je ne prononce le « oui » définitif.

— Très bien ! Et de quoi s’agit-il, s’il vous plaît ? — J’exige que vous me signiez un papier par lequel

vous vous engagez à deux choses essentielles pour moi. Primo, vous veillerez à ce que mon père ne manque de rien jusqu’à la fin de ses jours. Secundo, vous maintiendrez Richard à son poste pendant une durée de... disons... deux ans.

— Vous avez ma parole, Helen. L’air dubitatif, elle secoua la tête. — Vos promesses orales ne me suffisent pas, Jacob,

décréta-t-elle d’un ton énergique. Je veux un document écrit que vous me remettrez avant le mariage; ceci afin que je puisse le confier à mon avocat.

— Tiens, tiens ! s’exclama-t-il en riant. Vous vous méfiez de moi?

— A juste titre, non? Avec un individu de votre espèce, on ne prend jamais assez de précautions. D’ailleurs, je souhaite ajouter à notre accord une clause supplémentaire spécifiant que notre divorce éventuel ne vous libérerait pas de vos obligations.

— Nous ne sommes pas encore passés devant M. le maire et déjà vous envisagez une séparation! Drôle de manière de commencer une existence commune...

— Nous en reparlerons. Je vous mènerai la vie si dure que je ne vous donne pas six mois pour crier grâce, Jacob. Ainsi, dans cette affaire, c’est moi qui aurai réalisé l’investissement le plus intéressant.

Jacob la considéra un instant en silence, puis, s’approchant d’elle, il lui caressa la joue doucement avant de rétorquer :

— N’y comptez pas trop! Je n’abandonnerai pas une place que je convoite depuis si longtemps. Ni dans six mois, ni même dans dix! Il faut vous rendre à l’évidence, ma belle : je vous épouse pour la vie.

— Nous verrons, Jacob ! déclara-t-elle en s’écartant de lui.

— Je n’ai aucun doute sur ce que nous réserve l’avenir.

Jacob alla s’asseoir derrière son bureau et, d’un ton posé, reprit :

— Eh bien, maintenant que nous sommes arrivés à un accord, je ne vous retiens pas plus longtemps. Je vous recontacterai pour que nous mettions au point les derniers détails concernant notre contrat et la cérémonie.

Il fouilla dans sa poche, en extirpa un trousseau de clés qu’il remit à Helen.

— Tenez, vous pourrez rentrer dans l’appartement, déclara-t-il. Et surtout, rassurez votre père. Qu’il ne se tracasse pas! Il ne manquera de rien.

Une froide ironie perçait dans la voix de Jacob. Une ironie blessante que la jeune femme préféra ignorer. Elle se dirigea vers la porte mais, avant de sortir, elle se retourna.

— Et Richard? demanda-t-elle. Que dois-je lui dire? — Mais, la vérité, simplement! répondit-il. Toutefois,

comme je ne suis pas totalement dépourvu de sentiments, je comprends que vous hésitiez à le mettre au courant de nos projets matrimoniaux. Je me chargerai donc de cette tâche délicate.

— Jacob, je souhaiterais que... Embarrassée, Helen s’interrompit. Il devina sa pensée. — Ne vous inquiétez pas, mon amour, dit-il. Je saurai

user de délicatesse et de tact. Maintenant que j’ai obtenu ce que je désirais, pourquoi me montrerais-je cruel envers celui qui vous a perdue?

Quand elle sortit du bureau, Helen se heurta

inévitablement à Richard. Se contentant de lui accorder un sourire, elle se dirigea directement vers l’ascenseur; son ami la suivit.

— Mais enfin, que se passe-t-il? demanda-t-il en la talonnant.

Elle finit par se retourner. — Ecoute, Richard, répondit-elle, c’est très difficile à

expliquer. Jacob te recevra dans un instant et il te dira...

— Jacob? Qu’a-t-il à voir avec nous? Et d’abord, que fais-tu ici? Je me doutais que tu connaissais Jacob Hunt, puisqu’il a racheté ta maison et l’entreprise de ton père. Mais de là à imaginer que vous entreteniez des relations personnelles...

Richard scrutait avec anxiété le visage de son interlocutrice.

— Je ne pense pas que ce lieu représente l’endroit idéal pour discuter, décréta celle-ci, horriblement gênée. Remettons cette conversation à plus tard, veux-tu?

— Ah, non ! rétorqua-t-il en la saisissant par le bras. Tu me caches quelque chose, Helen. Et je ne te laisserai pas partir avant de savoir de quoi il s’agit.

A cet instant, une voix grave retentit dans le couloir. — Il a raison, Helen. Il n’y a pas lieu de garder notre

décision secrète plus longtemps. Comme pris en faute, Richard libéra immédiatement

la jeune femme. Celle-ci se retourna et aperçut l’athlétique silhouette de Jacob dans l’encadrement de la porte. Le sourire sarcastique qu’il arborait ne laissait rien présager de bon.

— Venez donc tous les deux dans mon bureau, reprit-il avant de disparaître à l’intérieur.

Helen entra la première, Richard sur ses talons. En l’observant à la dérobée, la jeune femme prit conscience qu’il ressemblait à un prévenu affrontant le magistrat chargé de le juger. Alors, un immense sentiment de culpabilité la submergea. Elle éprouvait, en effet, une grande affection pour son ami et à aucun prix elle ne voulait qu’il souffrît à cause d’elle. Mais comment l’aider dans une situation qu’elle ne maîtrisait pas?

Après avoir refermé la porte, Jacob s’adossa au mur puis, s’adressant à Helen, il demanda :

— Eh bien, qu’attendez-vous? Dites-lui la vérité, maintenant.

Comme elle se taisait, Richard intervint : — De quelle lugubre mission l’avez-vous chargée,

hein? Que doit-elle m’annoncer? Vous me licenciez?

Vous avez convoqué Helen pour cette raison, n’est-ce pas? Peut-être pensiez-vous que j’accepterais plus facilement votre sentence si elle m’était dictée par sa bouche?

— Pas du tout ! répondit Jacob avec un sourire cynique. Vous n’avez rien à craindre en ce qui concerne votre emploi. Au contraire! Je m’engage à vous garder dans mon entreprise pendant au moins deux ans.

Visiblement soulagé, Richard ne parvint pourtant pas à se détendre entièrement.

— Ravi d’apprendre cette bonne nouvelle, déclara-t-il. Maintenant, j’aimerais entendre la suite.

Jacob marcha lentement jusqu’à Helen. Arrivé près d’elle, il glissa tendrement un bras autour de ses épaules.

— Helen vient d’accepter de m’épouser, déclara-t-il le plus naturellement du monde.

Sous le choc de cette nouvelle, Richard blêmit. — Vous... vous épouser ? murmura-t-il en articulant

avec peine. La jeune femme esquissa un pas dans sa direction,

mais Jacob la retint fermement. Elle se tourna vers lui et vit dans les yeux bleus qui la fixaient une froide détermination. Alors, elle comprit que le destin s’était mis en marche, qu’il n’existait plus de possibilité de revenir en arrière. Résignée, elle déclara :

— Jacob t’a dit la vérité, Richard. Désolée... — Ne t’excuse pas, je t’en prie, rétorqua Richard.

Chacun reste libre de ses choix. Je regrette seulement que tu ne m’aies pas averti de tes intentions plus tôt. Cela m’aurait évité de me rendre ridicule.

— Ecoute, Richard, jamais je ne... Jacob interrompit aussitôt les protestations de sa

compagne. — Ce mariage est une surprise pour nous aussi,

Richard. Ni Helen ni moi ne l’avions prévu. Maintenant, ne m’en veuillez pas mais j’estime inutile de vous donner de plus amples explications.

— Dans ce cas, permettez-moi de me retirer. Vous comprendrez, je pense, qu’étant donné les circonstances, je ne vous présente pas mes félicitations ni mes vœux de bonheur...

— Je me mets à votre place, répliqua Jacob, et je devine ce que vous éprouvez. En guise de consolation, je vous donne ma parole que je ferai mon possible pour rendre Helen heureuse.

La gorge serrée par l’émotion, la jeune femme regarda Richard quitter la pièce, tête basse. Si seulement elle avait pu courir derrière son ami, le mettre au courant de l’odieux marchandage auquel Jacob l’avait soumise! Richard saurait-il jamais qu’elle s’était sacrifiée pour qu’il n’aille pas rejoindre la triste cohorte des demandeurs d’emploi?

Tout à coup, n’y tenant plus, elle échappa à l’emprise de Jacob et se rua dans le couloir. Hélas, le tout-puissant maître des lieux la rattrapa.

— Qu’est-ce que cela signifie? s’écria-t-il d’un ton furieux. Croyez-vous que je vais vous permettre de dévoiler à Jackson les véritables raisons de notre mariage? Allons, un peu de sérieux! Votre idylle avec ce charmant garçon appartient au passé. Je vous conseille de l’oublier.

Elle refoula ses larmes et soutint courageusement le regard bleu qui tentait de l’intimider.

— Oh, rassurez-vous! répliqua-t-elle. Richard ne saura jamais pourquoi je vous ai épousé. Il ne me témoignerait aucune reconnaissance d’avoir accepté votre odieux marché. C’est un homme honnête et fier. Si, d’une certaine manière, je peux comprendre les règles de votre petit jeu, lui n’en saisirait pas le sens. Maintenant, excusez-moi mais je dois m’en aller.

— Je ne vous retiens pas plus longtemps, Helen. Ah, je me permets cependant de vous rappeler une petite chose : quoi qu’il arrive, le contrat que nous venons de passer doit rester strictement confidentiel.

Avec un sourire cruel, Jacob ajouta :

— En admettant que vous ne respectiez pas notre secret, vous vous en repentiriez amèrement, ma douce.

— Oh, je n’en doute pas une seconde, Jacob, rétorqua-t-elle. En matière de supplices, vous possédez une imagination à rendre jaloux le plus inventif des bourreaux chinois.

— Au moins, vous m’appréciez à ma juste valeur et je vous en félicite. Mais avant d’en arriver à des extrémités regrettables, je suis certain que nous partagerons des moments divins.

— Cela m’étonnerait, Jacob Hunt ! Helen serra les poings et, dans un souffle, elle ajouta : — Je vous hais. — Vous ne m’apprenez rien de nouveau, rétorqua-t-il

tranquillement. Eh bien, maintenant que nous savons tous les deux à quoi nous en tenir, il faut que je m’occupe de votre ex-fiancé. Puisque j’ai promis de le maintenir à son poste, je dois éclaircir un ou deux points avec lui.

A ces mots, Helen s’alarma. — Vous ne reviendrez pas sur votre parole, n’est-ce

pas, Jacob? demanda-t-elle. Vous n’imposerez pas à Richard des conditions infamantes pour qu’il conserve son emploi, j’espère?

Il secoua la tête. — Pourquoi ne respecterais-je pas notre contrat? A

aucun prix, je ne prendrai le risque de vous perdre, Helen. Il y a trop longtemps que j’attends ce moment : faire de vous ma femme.

Avant qu’elle n’ait eu le temps de trouver une réplique, Jacob était parti. Des larmes de rage affluèrent aux yeux de la jeune femme. Le piège patiemment élaboré par Jacob pendant des années venait de prendre dans ses filets les proies qu’il guettait : son père, Richard, elle-même... Mais que ce sinistre individu ne crie pas victoire trop tôt! Helen Sinclair préparait déjà sa vengeance...

4. Helen hésita avant d’affronter la foule des invités.

Jacob n’avait organisé cette réception que dans l’intention d’annoncer leur mariage à ses amis et relations...

Debout sur le seuil de l’immense salle, la jeune femme chercha des yeux le maître de maison avec une appréhension bien légitime. Bien qu’ils se fussent souvent contactés par téléphone, elle ne l’avait pas revu depuis le fameux jour où elle lui avait rendu visite dans son bureau. Quand elle l’aperçut, discutant avec un petit groupe de gens, son cœur s’affola.

Vêtu d’un élégant habit de soirée, Jacob Hunt incarnait la séduction masculine, et plus d’une femme aurait donné quelques années de sa vie pour passer une nuit dans ses bras. Mais Helen savait quelle âme sans scrupule cachaient ces apparences trompeuses, et rien qu’à l’idée de devoir épouser un tel individu, elle sentait la révolte l’envahir. Comment avait-elle pu en arriver là? se demandait-elle. Pendant la semaine qui avait précédé, elle n’avait pourtant cessé de se répéter – comme pour s’en convaincre – qu’elle avait pris la seule décision possible. Et voilà qu’au moment ultime, une crainte épouvantable la saisissait. Elle avait, tout à coup, l’impression de se trouver au bord d’un précipice. Alors, cédant à une impulsion incontrôlable, au lieu d’entrer dans la salle de réception, elle s’esquiva.

Comme elle descendait les marches de l’escalier monumental, la certitude lui vint que Jacob l’avait vue et qu’il avait deviné son intention de fuir. Aurait-il l’audace de quitter ses invités pour se mettre à sa recherche? En tout cas, il ne la rattraperait pas!

Elle traversa la pelouse si vite qu’elle arriva essoufflée à sa voiture. Sans perdre une seconde, elle s’installa au volant. Par bonheur, elle avait laissé la clé sur le tableau de bord. D’une main tremblante, elle la tourna mais déjà

la portière s’ouvrait; une autre main se posait sur la sienne, l’obligeait à couper le contact.

— Ainsi, on s’en va sans saluer le maître de maison? demanda une voix qu’elle reconnut immédiatement.

Complètement paralysée, Helen ne parvint même pas à tourner la tête vers Jacob. Il resta debout près de la voiture pendant quelques secondes, puis se courba et souleva la jeune femme pour la déposer sur le siège du passager avant de prendre sa place. Ensuite, il mit le moteur en marche. Seulement alors, elle recouvra ses esprits.

— C’est ma voiture! protesta-t-elle. Que faites-vous? — Mais je vous emmène, bien sûr! Vous paraissiez

tellement pressée... Je ne voudrais pas vous priver de votre promenade.

La voiture démarra, roula dans la grande allée, franchit le portail de la propriété et s’engagea sur la route en direction du village.

— Je vous ramènerai un peu plus tard, reprit Jacob. Imaginez la surprise de ces gens si j’annonçais notre mariage en votre absence.

— De toute façon, cette nouvelle ne manquera pas de les étonner, rétorqua Helen avec un rire moqueur. Pensez-vous vraiment qu’ils se laisseront abuser? Personne ne croira un seul instant que notre union a des chances de durer.

— Qui sait? Pour ma part, j’ai confiance. Vous verrez que l’avenir me donnera raison.

— Avec des idées pareilles, vous vous exposez à de cruelles désillusions, mon pauvre Jacob!

Machinalement, la jeune femme lissa de la main les plis de sa longue jupe de soie émeraude, puis elle ajouta :

— J’ignorais que vous étiez aussi sentimental. — En fait, vous ne savez pas grand-chose de moi,

Helen. Bientôt, quand vous me connaîtrez mieux, vous me regarderez avec d’autres yeux.

— J’en doute fort. Voyez-vous, pendant toutes ces années, j’ai eu le temps de me forger une opinion à votre sujet.

D’un ton persifleur, Jacob s’exclama : — Pendant toutes ces années? Allons, Helen,

n’exagérons rien! Il arrêta la voiture sur le bas-côté de la route et se

tourna vers sa compagne. — C’est la pure vérité, protesta celle-ci avec

véhémence. Quel âge aviez-vous lorsque vous êtes arrivé dans le village? Dix-sept ans! Et déjà, à cette époque, j’avais saisi votre véritable personnalité.

— Oh, là là ! Quelle présomption ! Jacob éclata de rire et souleva le menton d’Helen du

bout du doigt. — Si vous aviez vraiment sondé l’âme de l’adolescent

que j’étais, vous auriez adopté une autre attitude envers moi, continua-t-il. Par exemple, vous ne m’auriez pas lancé ces regards de biche effarouchée.

— Alors, là...! Votre imagination débordante finira par vous rendre ridicule, Jacob, rétorqua-t-elle.

— Non, non! Je sais de quoi je parle. Je vous effrayais et je vous fascinais en même temps. Rien d’étonnant, d’ailleurs! A vos yeux de petite fille choyée par la fortune, je représentais un univers tellement... exotique. Un monde que vous rêviez de connaître sans avoir pourtant le courage de vous y aventurer. Avouez que ce sentiment ambigu vous habite toujours.

— Je... non ! D’un geste brusque, Helen échappa au contact de

Jacob et elle le toisa d’un air plein de dédain. — Ne vous flattez pas, Jacob Hunt! lança-t-elle. Je ne

vous ai jamais rien trouvé de fascinant. Du jour où vous avez mis les pieds dans le village, vous n’avez cessé d’y semer la perturbation. Vous cherchiez tous les prétextes pour provoquer les gens, semer la zizanie dans une population jusqu’alors tranquille. Chacun se plaignait de vous.

— Naturellement! Personne ne m’a laissé le bénéfice du doute. Vous-même, avez-vous seulement envisagé une fois la situation sous un autre angle? Vous êtes-vous déjà demandé qui, en réalité, donnait les coups et qui les subissait?

— Vous, une victime? Allons, Jacob, vous plaisantez! A l’époque, vous possédiez déjà une force physique et une arrogance que tous les garçons vous enviaient. Vous n’inspiriez pas particulièrement la pitié.

— Je ne la recherchais pas non plus. Cependant, je n’aurais pas refusé un peu de sympathie. Cela paraît vous étonner mais il ne faut pas se fier aux apparences, vous savez.

— Que voulez-vous dire ? — Simplement que ma vie se résumait à une longue

suite d’humiliations. Mon père n’a jamais épousé ma mère. Il l’a quittée à ma naissance, si bien que je ne l’ai pas connu. Oh, elle n’a jamais rien demandé à personne. Elle souhaitait seulement travailler, élever tranquillement son fils. Malheureusement, on ne lui a pas pardonné d’avoir eu un enfant illégitime. Eh oui, on a peine à le croire aujourd’hui mais, à cette époque, la plupart des gens avaient une morale conformiste, étriquée.

— Pourtant, dans le village, on racontait que votre mère était veuve.

— Comme elle en avait assez de tous les affronts subis à droite et à gauche, elle avait inventé cette histoire. Mais on ne l’a jamais vraiment crue et on lui a fait payer chèrement son mensonge. On ne m’a pas épargné non plus. Contrairement à ce que vous avanciez tout à l’heure, la provocation ne venait pas de moi mais des autres. Tous ces jeunes gens qui ne manquaient pas une occasion pour me lancer leurs insultes au visage...

A ces mots, Helen se sentit rougir de honte. N’avait-elle pas participé aux jeux cruels de ses camarades lorsqu’ils se moquaient de Jacob? Tout de même, celui-ci

avait pris une belle revanche, depuis! pensa-t-elle. Se ressaisissant, elle le défia du regard et déclara posément :

— Ainsi, sous prétexte que certaines personnes vous avaient causé du tort, vous avez décidé de leur donner une leçon. Et quelle cible avez-vous choisie? Ma famille! Sans doute parce que les Sinclair représentaient tout ce que vous aviez appris à haïr, n’est-ce pas?

— Puisque vous persistez à adopter ce point de vue, Helen, inutile de discuter plus longtemps, rétorqua Jacob avec un sourire glacial.

Il remit le moteur en marche et ajouta : — Je sais qu’on ne transforme pas facilement les

opinions ancrées dans la tête des gens. J’espérais seulement que vous finiriez par admettre la vérité.

— Désolée, mais votre touchante petite histoire ne suffit pas à m’émouvoir.

Les mains de Jacob se crispèrent sur le volant. — Qu’à cela ne tienne, dit-il. A l’avenir, j’userai

d’arguments plus forts. A moins que... on ne sait jamais, vous changerez peut-être spontanément d’avis à mon sujet quand vous me connaîtrez mieux.

— N’y comptez pas trop! Je ne vous épouse pas dans l’intention de mettre à jour vos prétendues qualités secrètes. Je vois seulement dans ce mariage une manière de découvrir vos faiblesses afin de me venger de votre ignominie. Ah, vous avez cru judicieux de m’imposer cette alliance? Eh bien, vous ne tarderez pas à prendre conscience de votre erreur, je vous le promets!

— Un petit conseil, ma chérie : ne vous gargarisez pas à l’avance d’une victoire improbable! Et permettez-moi de ne pas partager votre opinion sur une union qui représente, à mes yeux, la dernière pierre d’un édifice patiemment érigé. En faisant de vous ma femme, je m’approprie enfin ce que j’ai ardemment convoité toute ma vie, et je réalise ainsi mon vœu le plus cher.

Jacob prit la main d’Helen, la porta à ses lèvres et lui baisa délicatement le bout des doigts. Malgré elle, la jeune femme frissonna à ce contact. Jacob la perturbait,

impossible de ne pas l’admettre! Mais elle associa cet émoi à l’énervement causé par la proximité d’un mariage décidé en toute hâte – et dans quelles conditions!

Elle se libéra d’un geste sec, scruta le visage impénétrable de son compagnon et dit d’une voix railleuse :

— Cela me rappelle un vieux dicton selon lequel on devrait réfléchir avant de formuler un souhait, pour ne pas le regretter au cas où il se concrétiserait. A mon avis, la situation présente illustre parfaitement cette maxime.

— Peut-être, en effet! répliqua Jacob d’une voix grave. Mais méfiez-vous! Vous pourriez vous repentir aussi, un jour, de me vouer une telle hostilité et d’aspirer à me punir pour de prétendus crimes commis contre votre famille.

— Il ne s’agit pas d’exactions imaginaires, mais de faits réels. Et je vous jure que vous les payerez!

L’air soudain très las, Jacob secoua la tête. — Je n’ai pas le temps de prolonger cette discussion,

Helen, dit-il d’un ton calme. Mes invités doivent commencer à s’interroger sur notre absence.

Quelques minutes plus tard, la voiture franchissait les

grilles de la propriété et s’arrêtait devant l’escalier. Jacob éteignit les phares, coupa le contact. La lune baignait de sa pâle clarté le jardin et la façade de la superbe demeure. Par les fenêtres ouvertes, on entendait un air de valse viennoise joué par l’orchestre que le maître de maison avait loué.

— Imaginez-vous vraiment que vos amis vont prendre la nouvelle de nos fiançailles au sérieux? demanda-t-elle. Regardez-nous : ressemblons-nous à deux amoureux éperdus? Je ne le pense pas!

Avec un petit rire nerveux, elle s’apprêta à ouvrir la portière. Mais Jacob la retint et, d’un geste autoritaire, il l’attira contre lui.

— Vous avez peut-être raison, après tout, chuchota-t-il en la pressant contre sa poitrine. Merci d’avoir attiré

mon attention sur ce détail. Je vais essayer d’arranger cela.

Très doucement, il prit le visage de la jeune femme entre ses mains; puis, avec une passion dévorante, il s’empara de sa bouche. Une bouffée de volupté se propagea dans tout le corps d’Helen. Spontanément, elle noua les bras autour du cou de son compagnon, répondant avec ardeur à son baiser.

Lorsque leurs bouches se séparèrent, elle se rejeta en arrière comme pour échapper à la tentation de recommencer cette folie : embrasser son pire ennemi! Tandis qu’elle le contemplait en silence, haletante, les yeux brûlants de fièvre, Jacob caressa doucement du bout du doigt ses lèvres entrouvertes. Des lèvres humides, pleines, marquées par les stigmates du désir.

— Parfait, Helen! s’exclama-t-il. L’expression de votre visage correspond exactement à celle d’une femme qui vient de passer quelques moments d’intimité avec son futur mari.

Ces mots prononcés d’un ton narquois suffirent à rompre le charme. Déjà, Helen succombait à un nouvel élan de fureur. Elle s’écarta pour ne plus sentir le contact de cet homme odieux.

— Vous surestimez mes qualités de comédienne, affirma-t-elle. Jamais les gens ne croiront que j’éprouve à votre égard quelque chose ressemblant à de l’amour, Jacob Hunt.

— Je vous trouve trop modeste, car, voyez-vous, si je ne vous connaissais pas, j’aurais pu, à l’instant, me tromper moi-même sur les sentiments que je vous inspire. Néanmoins, je vous avertis : si jamais j’entendais des rumeurs mettant en doute la qualité de nos relations, je ne respecterais pas notre contrat. Compris?

— Parfaitement. Je m’appliquerai donc à jouer mon rôle le mieux possible. Oh, non pas pour vous faciliter la vie! Mais parce que je tiens à ce que notre mariage ait lieu.

— Dans ces conditions, allons annoncer à tous la bonne nouvelle!

Ils descendirent de voiture et se dirigèrent vers l’entrée. Avant d’affronter les regards curieux des invités, Helen s’arrêta et se tourna vers Jacob.

— Une dernière mise au point, dit-elle. Evitez, à l’avenir, de m’imposer des « travaux pratiques ». Je n’ai pas besoin de leçons de ce genre – ni de professeur.

Ils franchirent ensemble la porte de la salle, main dans la main, sourire aux lèvres, comme deux futurs époux épris l’un de l’autre. Qui aurait deviné que la mine radieuse d’Helen cachait non seulement une colère sourde mais aussi un immense désarroi? Qu’elle le voulût ou non, la proximité de Jacob la troublait profondément, elle devait l’admettre. Son corps entier vibrait encore au souvenir de leur baiser.

Ce baiser faisait partie d’une stratégie parfaitement consciente de la part de Jacob, aucun doute là-dessus. Quant à savoir pourquoi elle y avait répondu avec une telle fougue, cela demeurait un mystère...

— Ah, Helen ! Heureuse de ta soirée ? Assis dans un fauteuil du salon, Edward Sinclair

referma le livre qu’il lisait et considéra sa fille par-dessus ses petites lunettes rondes.

— Tout s’est très bien passé, papa, répondit Helen. Jacob avait proposé de la raccompagner, mais elle

avait préféré prendre un taxi, redoutant un nouveau tête-à-tête avec celui qu’elle ne se résignait pas encore à appeler son fiancé.

Elle se débarrassa de son sac, retira son ample manteau de velours noir et s’assit sur le canapé. Malgré la tension qui l’habitait, elle s’efforça de sourire, car pour rien au monde elle n’aurait voulu éveiller des doutes chez son père.

— Je pense que Jacob a toutes les raisons de se montrer satisfait de sa réception, reprit-elle. Il... il a annoncé notre mariage à ses amis.

Edward Sinclair hocha la tête d’un air entendu. — Oui, il m’en avait parlé, déclara-t-il. — Ah bon ? s’exclama Helen, surprise. — Jacob m’a demandé ta main d’une manière très

formelle, l’autre jour, quand il m’a rendu visite en ton absence. Cela peut sembler désuet, mais j’ai beaucoup apprécié ce geste de courtoisie.

« Pauvre papa! S’il savait la vérité... », songea la jeune femme, le cœur serré. Comme s’il avait deviné ses pensées, son père ajouta :

— Tu souhaites vraiment épouser Jacob, n’est-ce pas, ma chérie?

— Naturellement, papa! répondit-elle avec un rire forcé. Quelle drôle de question!

— Au contraire, je la trouve très naturelle étant donné la rapidité avec laquelle Jacob et toi avez pris cette décision. Il y a quelques jours à peine vous étiez encore à couteaux tirés, et voilà que vous projetez de vous unir pour la vie! Je n’aimerais pas que tu aies fait ce choix pour de mauvaises raisons.

Gênée par le regard scrutateur de son père, Helen se leva, marcha jusqu’à la fenêtre, jeta un coup d’œil à l’extérieur, puis, se retournant, déclara :

— Ne t’inquiète pas, papa. Je n’ai pas l’habitude d’agir à la légère. J’épouse Jacob pour de bonnes raisons.

— Eh bien, tant mieux ! Le visage rasséréné, Edwards quitta son fauteuil et

alla embrasser Helen sur le front. — Maintenant, je dormirai l’esprit tranquille, ajouta-t-

il. Oui, je sais que tu es adulte, mais un père se fait toujours du souci pour son enfant. Enfin... Jacob te rendra heureuse, je n’ai aucun doute à ce sujet. D’ailleurs, je n’aurais pas pu rêver d’un meilleur gendre.

Helen regarda le vieil homme marcher jusqu’à la porte. Avant qu’il ne sortît, elle l’interpella :

— Papa! Une chose m’étonne de ta part. Pourquoi parles-tu en ces termes d’un homme qui s’est approprié tout ce que tu possédais?

Il se retourna lentement et poussa un long soupir de regret avant de répondre :

— Oh, tu sais, ce n’est pas le succès fulgurant de Jacob qui me contrarie, mais ma propre incapacité. Je n’ai jamais possédé l’étoffe d’un homme d’affaires, je l’avoue. Dans ce domaine, ta mère était bien plus brillante que moi. Après sa mort, l’entreprise a connu de mauvais jours... Sans l’intervention de Jacob, je...

Un pâle sourire éclaira le visage las d’Edward Sinclair. — ...Mais inutile d’épiloguer là-dessus. Il t’a mise au

courant de cette histoire, n’est-ce pas? Bonsoir, ma chérie!

— Bonne nuit, papa ! Restée seule, Helen demeura pensive un long

moment. Pourquoi son père avait-il fait l’éloge d’un homme qui l’avait acculé à la ruine? se demandait-elle, désorientée. Plus étonnant encore : Edward Sinclair paraissait même vouer une certaine reconnaissance à Jacob Hunt. Cela n’avait aucun sens! Mieux valait aller se coucher et essayer de dormir. Après une nuit de sommeil, elle y verrait plus clair.

La jeune femme s’apprêtait à éteindre le lampadaire près du canapé lorsque la sonnerie du téléphone retentit. Elle décrocha d’une main nerveuse.

— Helen ? demanda une voix rauque, reconnaissable entre mille.

Jacob! Quel toupet! pensa la jeune femme. Fallait-il vraiment que cet individu manque de la correction la plus élémentaire pour appeler à une heure aussi tardive... Comme elle restait silencieuse, sur le qui-vive, il se mit à rire et continua :

— Allons, mon petit cœur, parlez! Je sais que vous êtes là. Est-ce que je vous effraie tant que ça?

A ces mots, elle explosa de fureur. — Le jour où vous me ferez peur, la Terre cessera de

tourner, Jacob Hunt. Que voulez-vous? — Mon Dieu! Quelle manière peu aimable de vous

adresser à votre fiancé!

— Désolée. Je tombe de fatigue et j’aimerais me reposer. Alors, venons-en fait, s’il vous plaît. Que se passe-t-il?

— Oh, rien de spécial, ma douce. Je désirais seulement vous souhaiter une bonne nuit, peuplée de doux rêves...

L’accent de sensualité avec lequel son interlocuteur prononça ces derniers mots ne laissa pas Helen insensible. Cependant, elle conserva son sang-froid pour rétorquer :

— Comme c’est touchant et délicat de votre part. Bien, maintenant, je considère notre conversation terminée, alors...

— Non, ne coupez pas! J’ai encore quelque chose à vous dire. Je passerai vous prendre demain vers midi. Nous nous rendrons chez mon avocat pour signer notre contrat, conformément à ce que vous souhaitiez. A présent, je vous laisse. Bonne nuit, ma chérie!

Un déclic. Jacob avait raccroché !

5. — Vous paraissez bien nerveuse, remarqua Jacob. Helen allait et venait dans le salon, déplaçait un objet,

le remettait en place. — Je me sentais très calme jusqu’à votre arrivée,

figurez-vous, rétorqua-t-elle d’un ton acerbe. En fait, depuis le matin elle avait l’impression d’être

une véritable pile électrique. Pas étonnant, d’ailleurs, après une nuit épouvantable pendant laquelle l’image de Jacob l’avait poursuivie sans relâche!

— Allons, ma douce, dit-il, suave, vous n’allez pas vous mettre dans un état pareil à cause d’un malheureux contrat!

— Bien sûr que non! J’ai moi-même voulu ce contrat. Pourquoi en éprouverais-je de la contrariété?

Elle saisit son sac et se dirigea vers la porte. Immédiatement, Jacob lui barra le passage.

— Dans ce cas, à quoi dois-je attribuer votre excitation, Helen? demanda-t-il en la fixant avec intensité. Vous avez mal dormi?

Instinctivement, Helen détourna la tête. Il ne fallait pas que Jacob lût dans ses yeux le trouble qui l’habitait. S’il devait deviner que le souvenir de leur baiser l’avait obsédée toute la nuit, elle en mourrait de honte.

— Comment aurais-je pu trouver le sommeil alors que vous ne cessez de vous conduire comme un malotru? répondit-elle. Un exemple : votre coup de fil d’hier soir. Vos manières me déplaisent, je vous le dis tout net. Maintenant, laissez-moi passer!

Il s’effaça, puis s’empara de la clé qu’elle tenait à la main et ferma la porte. Ensuite, il la précéda jusqu’à l’ascenseur.

— Ainsi, vous me reprochez de m’intéresser à vous, déclara-t-il. A titre d’information, sachez que je m’inquiétais à votre sujet lorsque vous êtes partie de chez moi. Je voulais seulement m’assurer que vous étiez

rentrée dans de bonnes conditions. Quel mal y a-t-il à me préoccuper de votre sort?

— Vous me harcelez, voilà la vérité ! — Libre à vous de ne pas me croire... La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Ils pénétrèrent dans

la cabine et en sortirent quelques secondes plus tard sans avoir prononcé une parole. Ils marchèrent ensuite jusqu’à la Mercedes grise de Jacob, garée le long du trottoir. Ce ne fut que lorsqu’ils eurent démarré que la jeune femme brisa le silence.

— Vous m’avez vraiment appelée pour ça, Jacob? demanda-t-elle. Pour vous assurer que j’étais rentrée sans problème chez moi?

Lorsqu’il tourna la tête vers elle et qu’il la fixa de son regard intense, perçant, elle regretta aussitôt d’avoir posé cette question.

— Oui, répondit-il. Je n’aime pas vous savoir sur la route à une heure aussi tardive. N’importe quel danger guette une femme seule, la nuit.

Le ton étrangement détaché trahissait un calme intérieur frisant l’indifférence. Helen ne put s’empêcher d’en éprouver un violent ressentiment.

— Ah, je commence à saisir la raison de votre sollicitude! s’exclama-t-elle. En fait, vous ne vous préoccupez de mon sort que parce que je représente le plus important de vos investissements. En admettant que je sois victime d’un accident mortel ou d’une agression fatale, adieu vos chères espérances! Le dernier objet de votre convoitise vous échapperait définitivement. L’édifice patiemment érigé par vos soins resterait à jamais inachevé parce qu’il y manquerait toujours la dernière pierre...

— Bravo ! Votre perspicacité me sidère. Après un moment de silence, Jacob décocha un bref

regard à sa compagne et reprit : — Eh bien, vous voyez, nous nous comprenons à

merveille, Helen!

Avec quel plaisir elle aurait giflé l’insolent! Elle se contenta cependant de regarder devant elle, l’air dédaigneux.

— Vous ne semblez pas partager mon opinion, ma chérie, ajouta Jacob. Vous paraissez même contrariée.

— Oh, je vous en prie, cessez de m’appeler votre chérie, Jacob Hunt. Vous ne m’abuserez pas par vos petits mots doux. Je sais exactement ce que vous valez, ne l’oubliez pas.

— Oui, je crois que je vous ai vraiment contrariée. Peut-être attendiez-vous une autre réponse à votre question?

Helen éprouva de nouveau l’envie de le frapper. Pour le punir d’avoir sondé ses pensées, cette fois. Car, elle devait l’admettre, elle avait cru, l’espace d’une seconde, que cet homme se souciait d’elle non par intérêt mais par... A ce stade de sa réflexion, la jeune femme hésita. Quel mot employer? Qu’espérait-elle, au fond, de Jacob Hunt? Un peu de sympathie, peut-être? En vérité, un tel chaos régnait dans son esprit en cet instant qu’elle n’était sûre de rien. Mieux valait donc se concentrer sur un autre sujet.

Alors qu’elle en arrivait à cette conclusion, Helen prit conscience que Jacob arrêtait la voiture devant un immeuble. Manifestement, ils étaient arrivés. Elle voulut descendre; mais comme ses doigts s’énervaient sur la boucle de la ceinture de sécurité, la main de Jacob se posa sur la sienne.

— Je vous ai appelée, hier soir, uniquement parce que je me tracassais pour vous, dit-il. Je me moquais pas mal du reste : mes projets, la réalisation de mon vœu le plus cher... Tout cela restait étranger à mes préoccupations.

Ces mots ajoutèrent au désarroi d’Helen. Vite, elle se libéra, poussa la portière et s’apprêta à quitter le véhicule.

— Vous avez peur? demanda Jacob avec un petit rire.

— J’ignore de quoi vous parlez, répondit-elle sans se retourner. D’ailleurs, nous n’avons pas le temps de discuter. Votre avocat nous attend, je vous le rappelle.

— Vous saisissez tous les prétextes possibles pour fuir la réalité, Helen. Bon sang, cessez de vous voiler la face!

D’un geste brusque, il l’obligea à le regarder et continua :

— Je vous jure que, bientôt, je vous obligerai à ouvrir les yeux.

— Et après, qu’est-ce que je verrai, hein? Les actions ignobles que vous avez commises? Non, merci!

Les mâchoires de Jacob se crispèrent, sa respiration s’accéléra. Ses mains enserrèrent les poignets de la jeune femme. A l’évidence, il luttait pour conserver son sang-froid. Après quelques secondes, il relâcha Helen et défit sa propre ceinture de sécurité.

— Eh bien, soit, ma chérie! déclara-t-il d’un ton parfaitement serein. L’avenir dira lequel de nous a raison. Mais, pour le moment, je me rallie à votre conseil : cessons d’ergoter et allons signer ce contrat.

Ils sortirent de la voiture et marchèrent en silence jusqu’à l’entrée d’un immeuble cossu. Jacob appuya sur le bouton de l’interphone; quand la porte s’ouvrit, il s’effaça pour laisser passer sa compagne, puis il lui emboîta le pas.

Pendant quelques instants encore, le temps de traverser le hall et d’atteindre le cabinet de l’avocat, les paroles étranges de son futur mari poursuivirent Helen; mais finalement, elle les chassa de son esprit. Le contrat qu’ils allaient signer ne devait-il pas, seul, occuper ses pensées?

Helen revint chez elle à la fin de l’après-midi, épuisée,

au bord de l’écœurement. Les formalités avaient duré une éternité et étaient apparues aux yeux de la jeune femme comme une transaction sordide. Une épreuve dont elle se serait volontiers passée. Mais enfin, elle

aurait eu mauvaise grâce de se plaindre puisque l’idée de cet acte officiel venait d’elle...

Zut, aucun ascenseur de libre! N’étant pas d’humeur à patienter, Helen se résigna à emprunter l’escalier. Après tout, grimper deux étages ne représentait pas une performance extraordinaire... Elle trouva la porte de l’appartement fermée, preuve que son père s’était rendu à son club. Tant mieux! songea-t-elle. Lui au moins aurait passé l’après-midi entouré de gens sympathiques... Alors qu’elle fouillait dans son sac à main pour y prendre sa clé, une voix grave l’interpella.

— Helen ! Elle sursauta, étouffa un cri de surprise et, tout à coup,

aperçut une silhouette masculine dans la pénombre. — Richard ! s’exclama-t-elle. Que fais-tu ici ? Les sourcils froncés, les traits crispés, il s’avança vers

elle. — Il fallait absolument que je te parle, Helen.

Pardonne-moi de t’avoir fait peur. — Heu... je... Ce n’est pas grave. Je m’attendais si peu

à ta visite... — Je m’en doute ! Une telle amertume perçait dans la voix du visiteur

qu’un violent sentiment de culpabilité envahit la jeune femme. Elle ne l’avait pas revu depuis leur rencontre au siège social de la Générale Electronique Hunt, le jour de cette scène dramatique avec Jacob. Plusieurs fois, elle avait songé à lui écrire ou à lui téléphoner, mais elle avait fini par y renoncer. Quelles explications aurait-elle données à Richard sans trahir le secret qui la liait à son futur époux? Aucune! Dans ce cas, inutile de le contacter. Il n’empêchait que le remords la rongeait, même si elle n’avait agi que pour le bien de son ami.

S’efforçant de sourire, elle ouvrit la porte et invita Richard à entrer.

— Ne reste pas sur le seuil, je t’en prie. Il la suivit jusqu’au salon et l’observa attentivement

tandis qu’elle retirait sa veste.

— Je t’offre un café ? demanda-t-elle. — Je préférerais de l’alcool. — De l’alcool? Mais... tu n’en prenais jamais au milieu

de la journée, autrefois! — J’ai changé mes habitudes, voilà tout. Après avoir parcouru la pièce du regard, Richard se

dirigea vers une table basse aménagée en bar et se servit d’autorité une bonne rasade de whisky, qu’il but aussitôt d’un trait.

— Eh bien, que dis-tu de ça, Helen? demanda-t-il avec un rictus amer.

Elle s’assit sur le bord du canapé, complètement désemparée par le comportement de Richard. D’aussi loin qu’elle se souvînt, jamais elle ne l’avait vu se conduire ainsi.

— Honnêtement, je ne sais que dire, répondit-elle. — Et si tu commençais par l’essentiel? J’attends des

explications, Helen. Richard se servit de nouveau puis ajouta : — Allons, un peu de courage et de franchise, s’il te

plaît! Qu’est-ce qui t’a poussée à choisir pour époux un individu aussi ignoble que Jacob Hunt?

D’un bond, elle se leva. — Richard ! s’écria-t-elle. Rien ne t’autorise à... Enfin,

je ne comprends pas... — Vraiment ? répliqua-t-il. Il avala le contenu de son verre, le reposa sur la table

et s’avança vers la jeune femme. La saisissant par les épaules, il commença à la secouer avec brutalité.

— Je t’en prie, supplia-t-elle, effrayée. Et Richard, impitoyable, de répliquer : — Nous avons un petit compte à régler tous les deux!

Surtout, ne fais pas l’innocente. Pendant des mois tu m’as embobiné et j’ai marché comme un pauvre idiot! Maintenant que tu me laisses tomber, tu voudrais que je m’efface sans rien dire? N’y compte pas!

— Tu te trompes, Richard! A aucun moment je n’ai souhaité te faire de mal, je te le jure.

— Allons, Helen, cesse de te moquer de moi! Tu as profité de mon absence pour séduire ce Jacob Hunt, avoue-le. A moins que... mais oui, j’aurais dû y penser tout de suite : peut-être entretenais-tu déjà certaines relations avec lui, avant que je ne quitte le pays!

Dans les yeux de Richard luisait une lueur inquiétante. La pression de ses mains sur les épaules de la jeune femme s’accrut jusqu’à devenir intolérable.

— Non ! protesta-t-elle en se débattant. Tu te trompes. Entre Jacob et moi...

Elle s’interrompit, au bord des larmes. — Vous avez soudain découvert que vous étiez

amoureux l’un de l’autre? demanda Richard avec un petit rire méprisant. Mon Dieu, quelle histoire romantique! A propos, ton fiancé s’est-il montré aussi patient, aussi délicat que son prédécesseur? S’est-il contenté de quelques chastes baisers? Cela m’étonnerait de Jacob Hunt. J’ai beaucoup réfléchi à la situation depuis notre dernière entrevue et j’en suis arrivé à la conclusion suivante : avec une femme comme toi, le tact ne paie pas. Pour avoir une chance de te garder, il faut miser sur une autre stratégie, user d’armes plus convaincantes que celles dont je me servais jusqu’alors.

Richard se pencha, tout à coup; d’une manière imprévisible, il prit les lèvres d’Helen avec une violence qui la terrifia. Jamais elle n’aurait imaginé le doux et tendre Richard capable de se comporter ainsi. Et pourtant, elle devait se rendre à l’évidence : il s’agissait bien du même homme. Un homme apparemment décidé à aller jusqu’à la dernière extrémité.

La peur, le dégoût lui donnèrent la force de le repousser. Echappant à son emprise, elle traversa l’appartement, ouvrit la porte et poussa un cri. Devant ses yeux ébahis se tenait Jacob. C’était bien la dernière personne qu’elle s’attendait à trouver dans le couloir! En la voyant livide, tremblante, il demanda :

— Que se passe-t-il, grands dieux ?

Son regard scruta attentivement le visage décomposé d’Helen, s’attarda sur ses lèvres tuméfiées avant de se poser sur la silhouette masculine qui se tenait un peu à l’écart.

— Laissez-nous, Helen, je m’occupe de régler ce problème, reprit-il aussitôt d’un ton impératif.

L’air menaçant, il s’avançait déjà vers Richard. Helen se hâta d’intervenir.

— Non, Jacob ! Il n’y a rien de grave, je vous assure... — Laissez-nous ! répéta-t-il. Cette fois, elle s’exécuta, consciente qu’elle ne

parviendrait pas à sauver plus longtemps les apparences. D’ailleurs, à peine était-elle arrivée dans le salon que ses nerfs craquèrent. Elle s’effondra sur le canapé, telle une poupée de chiffon. Combien de temps demeura-t-elle prostrée? Elle n’aurait su le dire. Les voix de Jacob et de Richard lui parvenaient comme à travers un brouillard, et elle ne tenta même pas de comprendre leurs paroles. Puis il y eut un grand silence avant qu’elle n’entendît quelqu’un approcher et dire :

— Buvez ceci, Helen ! Vous avez besoin d’un bon remontant.

Elle leva la tête et vit Jacob, debout près d’elle, un verre de cognac à la main.

— Non, je ne veux pas, déclara-t-elle. — Je ne vous demande pas votre avis. Vous êtes livide.

Buvez! Il s’assit à son côté et, d’autorité, lui glissa le verre

entre les lèvres. Après avoir avalé péniblement une gorgée, elle ressentit un picotement désagréable à l’intérieur de sa lèvre supérieure. Avec une grimace, elle porta le doigt à l’endroit douloureux et découvrit, stupéfaite, qu’elle saignait. Machinalement, elle regarda son compagnon. L’expression qu’elle lut sur son visage l’effraya tant qu’elle se félicita de l’absence de Richard. En admettant qu’il se fût – par malheur – trouvé dans ce lieu en cet instant, il aurait payé cher la brutalité de son comportement...

Sans un mot, Jacob se leva. Il revint quelques secondes plus tard avec un mouchoir imbibé d’eau qu’il tendit à la jeune femme. Elle pressa le linge humide contre sa bouche, retenant ses larmes. Jamais elle ne s’était sentie autant humiliée. Humiliée et coupable à la fois! Ne portait-elle pas l’entière responsabilité de ce qui venait de se passer? Après la manière dont elle s’était conduite envers Richard, comment s’attendre à une autre réaction de sa part? Et pourtant, elle avait souhaité le protéger. Mais cela, il l’ignorait! Et il l’ignorerait toujours!

Accablée par un immense sentiment d’impuissance, Helen ne put contenir ses larmes plus longtemps et se mit à sangloter.

Mais soudain, quelque chose de miraculeux se produisit. Jacob la prit dans ses bras, la berça, telle une enfant, caressa ses cheveux, murmura des mots tendres à son oreille. Curieusement, un bien-être indicible envahit la jeune femme alors qu’elle continuait de pleurer comme si le flot de ses larmes ne devait jamais se tarir. Enfin, un dernier hoquet secoua sa poitrine.

— Ce gros chagrin est terminé? demanda alors Jacob. — Je me sens mieux, merci, répondit-elle en s’écartant

spontanément de lui. Il venait de se montrer prévenant, certes! Mais quelles

intentions secrètes cachait cette attitude pour le moins étonnante de sa part? Cette interrogation ne manqua pas d’éveiller chez Helen une vague d’inquiétude.

— Je ne voudrais pas que vous interprétiez mal ce qui... enfin... vous me comprenez..., dit-elle, embarrassée. Il s’agissait seulement d’un malentendu.

— Un malentendu qui aurait pu se terminer Dieu seul sait comment! répliqua Jacob. Si je n’étais pas arrivé à temps...

— Richard a agi sous le coup d’une émotion violente. Rien d’étonnant, vu la manière dont il a appris notre mariage. Mettez-vous à sa place, voyons!

— Bien entendu, vous prenez sa défense! Pensez donc! Un garçon si bien élevé, issu du même milieu que vous, bénéficie forcément de circonstances atténuantes. Décidément, Helen, je perds mon temps à essayer de vous ouvrir les yeux. Quoi que je dise, quoi que je fasse, je resterai éternellement à vos yeux l’enfant misérable, né hors mariage d’un père trop lâche pour assumer la responsabilité de ses actes et d’une mère rejetée par les autres.

Sur ces mots, Jacob tourna les talons et se dirigea vers la porte, la tête haute. Troublée, la jeune femme le rappela.

— Jacob ! Attendez... Il se retourna, la dévisagea, un sourire irrésistible aux

lèvres. — Vous avez peur, n’est-ce pas? demanda-t-il. Peur

que, cette fois, je prenne la décision de licencier Richard. Je suppose que vous vous apprêtiez à plaider la cause du pauvre chéri? Ne vous inquiétez pas, ma chérie. Je saurai me montrer clément.

Helen rougit, confuse de constater une fois de plus la facilité avec laquelle Jacob lisait dans ses pensées. Elle préféra mentir.

— Je ne m’inquiète pas à ce sujet, rétorqua-t-elle avec aplomb. N’avons-nous pas signé un contrat?

— A propos de contrat, j’étais justement venu vous remettre votre exemplaire que vous aviez oublié dans la voiture.

Il extirpa de la poche de sa veste une longue enveloppe et la remit à la jeune femme en ajoutant :

— Prenez-en bien soin. Sur ces mots, il sortit. Helen resta immobile,

consciente de tenir entre ses mains un document au moins aussi important que son acte de naissance. Le papier scellant le pacte qu’elle avait conclu avec Jacob Hunt – l’homme dont elle avait juré de se venger – n’avait-il pas valeur de passeport pour une nouvelle vie?

Dans quelques jours, Jacob et elle embarqueraient dans la même galère...

6. Ils avaient prononcé le « oui » fatidique qui les

unissait pour le meilleur et pour le pire. Selon la tradition, le jeune époux embrassa la mariée

sur la bouche. Ce fut un baiser très bref; dès que les lèvres de Jacob eurent frôlé les siennes, Helen s’écarta prudemment. Non pas que ce contact lui déplût – au contraire : un grand trouble la gagnait, et comme elle tenait plus que jamais à garder la tête froide, elle jugeait préférable de prendre ses distances. Elle rajusta la voilette de son petit chapeau d’un geste gracieux et arbora un sourire de circonstance avant de rejoindre ses invités.

Conformément à ses désirs, la cérémonie s’était déroulée sans faste, en présence de quelques invités seulement, parmi lesquels Edward Sinclair, des amis de Jacob qu’elle n’avait jamais vus auparavant et une femme d’une soixantaine d’années dont le visage ne lui semblait pas totalement étranger. Cette dernière avança vers le jeune couple, serra Jacob dans ses bras puis se tourna vers Helen.

— Vous êtes très belle, dit-elle. La jeune femme rougit. En vérité, elle méritait ce

compliment. Silhouette gracile moulée dans un tailleur ivoire, boucles retenues sur la nuque dans un catogan, maquillage discret, teint éclatant, elle offrait l’image radieuse – mais ô combien trompeuse! – d’une mariée comblée.

— Vous ne vous souvenez pas de moi, n’est-ce pas? reprit l’inconnue en riant. Rien de surprenant, après si longtemps...

Comme Helen la dévisageait avec curiosité, elle se présenta :

— Je suis Margaret Hunt, la mère de Jacob. J’ai beaucoup changé, n’est-ce pas? Forcément, autrefois, je portais des vêtements plus modestes. S’il ne tenait qu’à moi, je continuerais de m’habiller d’une façon très

simple, mais cela fait tellement plaisir à Jacob de m’acheter ces fantaisies...

Helen ne put s’empêcher de poser un regard admiratif sur l’élégante tenue de sa belle- mère. Robe de soie bleue, manteau de cachemire noir, fins escarpins de chevreau... Tout ce que Mme Hunt appelait des « fantaisies » venait manifestement de la boutique d’un grand couturier. Comment reconnaître dans cette pimpante sexagénaire aux cheveux argentés soigneusement coiffés en chignon et aux yeux vifs la femme accablée de soucis qui tentait autrefois de survivre dignement dans une humble demeure malgré les sarcasmes, les commérages malveillants des autres villageois?

— Quand mon fils m’a téléphoné pour m’annoncer que vous acceptiez de l’épouser, reprit Margaret Hunt, je n’en croyais pas mes oreilles. Jamais je n’aurais osé rêver que le destin lui offrirait ce cadeau inestimable : la réalisation de son vœu le plus cher! Vous ne regretterez pas votre choix, vous verrez. Je connais mon Jacob, je sais qu’il fera un bon mari. Maintenant, il me reste à vous souhaiter tout le bonheur possible.

Sur ces mots, elle se pencha pour déposer un baiser sur la joue de sa bru. Celle-ci, en proie à une foule de sentiments contradictoires, ne put que murmurer quelques paroles incompréhensibles, ce dont Mme Hunt ne parut pas se formaliser. Le pas alerte, la mine radieuse, elle s’éloigna. Helen jeta alors un regard désemparé à Jacob.

— Eh oui, à l’évidence, ma mère ne partage pas votre opinion en ce qui me concerne, dit-il d’un ton cynique. Surtout, ne lui en veuillez pas trop!

D’un geste à la fois doux et autoritaire, il prit le bras de la jeune femme et la guida vers la porte de la salle, où s’étaient regroupés les invités. Congratulations, remerciements... Tout se déroula selon les règles formelles de la courtoisie et des traditions. Prudente, Helen se contenta de sourire, craignant de trahir ses véritables sentiments par quelque parole maladroite.

Puisque les personnes présentes semblaient vouer à Jacob une amitié sincère, mieux valait ne pas jeter une note discordante dans cette ambiance sereine.

Ce n’est que lorsque arriva le moment d’embrasser son père qu’elle sortit de son mutisme.

— Comment vas-tu, papa? demanda-t-elle. Pas trop fatigué?

— Quelle drôle de question! répondit-il, l’air réjoui. Je ne me suis jamais senti aussi bien. D’ailleurs, quel père aurait l’audace de se plaindre le jour où il marie sa fille?

Le vieil homme se tourna vers Jacob et ajouta : — Helen représente ce que je possède de plus précieux

au monde. Promettez-moi de veiller sur elle, mon cher gendre!

— Je vous jure que vous n’avez rien à craindre à ce sujet, répondit Jacob en serrant la main de son beau-père. Je la considère, moi aussi, comme un trésor inestimable.

« Décidément, il ne manque pas d’audace! » songea la jeune femme, outrée. Les paroles de Jacob abuseraient peut-être Edward Sinclair; mais elle savait, elle, à quoi s’en tenir...

L’espace d’une seconde, elle éprouva l’envie de protester, de tout révéler à son père, à Margaret Hunt, à l’univers entier. Mais, juste à cet instant, un autre couple escorté par un joyeux cortège de parents et d’amis se présenta à la porte de la mairie. Il fallut leur céder la place.

Au moment où ils pénétraient dans la salle, Helen vit les futurs époux échanger un regard chargé d’amour, et un douloureux regret emplit son cœur. L’image de ces jeunes gens épris l’un de l’autre accroissait son désarroi; l’absurdité de ses propres noces n’en était que plus évidente. Seigneur, comment avait-elle pu laisser les choses aller si loin? Se prêter à une telle farce?

« Trop tard! » lui souffla une petite voix intérieure narquoise. Déjà, son mari la guidait jusqu’à la voiture.

Jacob avait réservé une grande table dans un restaurant élégant. Pendant le déjeuner, Helen s’appliqua à ne pas commettre de bévues et tint son rôle de jeune épousée à la perfection. Avec amabilité, elle participa à la conversation générale. Après tout, cela l’empêchait de penser aux heures qui suivraient. Cependant, lorsque Jacob s’adressait personnellement à elle et qu’il la fixait de ses yeux brillants, un profond malaise s’emparait d’elle. Peu à peu, l’angoisse refoulée dans un coin obscur de sa conscience resurgissait à la surface et étreignait sa gorge. Alors qu’elle luttait pour ne pas céder à la panique, Jacob lui saisit soudain la main d’une manière autoritaire.

— Il faut que nous partions, maintenant, Helen, dit-il. Sinon, nous raterons l’avion.

Eberluée, elle l’interrogea du regard. Déjà, Jacob l’entraînait en direction de la porte. Avant de sortir, elle entendit l’un des invités lancer une plaisanterie lourde d’allusions – une de ces boutades qui font la joie des convives au cours des repas de noces traditionnels et dont personne ne s’offusque. Mais en l’occurrence, il ne s’agissait pas d’un mariage comme les autres. Et la jeune épousée ne se sentait pas d’humeur à badiner, d’autant plus qu’elle ne comprenait rien aux paroles de Jacob.

— L’avion? Quel avion? demanda-t-elle, refusant d’aller plus avant.

Sans un mot, il l’obligea à le suivre jusqu’à la Mercedes, garée devant le restaurant.

— Mais enfin, où allons-nous? insista-t-elle, de plus en plus énervée.

— En voyage de noces, naturellement! répondit enfin Jacob très calmement. La coutume exige que le jeune époux garde secret le lieu qu’il a choisi pour la lune de miel. Mais comme, de toute façon, vous l’apprendrez à l’aéroport, autant vous le révéler tout de suite : j’ai retenu deux places sur un vol à destination de Nassau.

Après un rapide coup d’œil à sa montre, il ajouta : — Nous n’avons plus une minute à perdre !

— La lune de miel ! s’exclama Helen, abasourdie. Elle n’avait vraiment pas envisagé cette éventualité. — Vous vous moquez de moi ! reprit-elle. — Pas le moins du monde. Je ne fais que respecter les

usages. La plupart des jeunes mariés vont passer leur lune de miel dans un pays de rêve, ma chérie.

— Auriez-vous oublié que nous n’avons rien de commun avec les autres couples? Que notre mariage ne ressemble pas aux autres mariages? Dans ces conditions, pourquoi me plierais-je à la coutume? Partez aux Bahamas si le cœur vous en dit, mais je ne vous suivrai pas.

Juste au moment où elle prononçait ces mots, Helen vit son père sortir du restaurant et se diriger vers eux.

— Helen, que se passe-t-il, ma petite fille? demanda-t-il en arrivant à leur hauteur. Je vous observais par la fenêtre et j’ai eu l’impression que vous vous querelliez. J’espère que je me suis trompé. Ce serait navrant si vous commenciez déjà à vous chamailler le jour de...

— Mais non, papa! protesta-t-elle, embarrassée. Que vas-tu chercher là? Nous discutions, tout simplement.

Très à l’aise, Jacob se mit à rire. Il entoura de ses bras les épaules de la jeune femme avant de l’embrasser sur la tempe. Puis, s’adressant à son beau-père, il déclara :

— Nous parlions justement de vous. Helen me reprochait de ne pas l’avoir mise au courant de ce voyage de noces. Elle s’inquiète à votre sujet, vous comprenez. Je n’ai pas encore eu le temps de lui expliquer que Baxter veillera sur vous en notre absence.

Le vieil homme hocha la tête doucement. — Désolée, Helen, dit-il, mais Jacob m’a demandé de

garder le secret. Il souhaitait te réserver la surprise de ce voyage, tu comprends. Ne te tracasse pas pour moi, ma chérie. Jamais je ne me suis si bien porté. Profite pleinement de ton séjour là-bas.

D’un geste tendre, Edward Sinclair tapota le bras de sa fille, manifestement soulagé de constater que, finalement, tout allait pour le mieux dans le meilleur des

mondes. Helen retint son souffle et compta mentalement jusqu’à dix dans l’espoir de maîtriser la vague de colère qui la gagnait. Jacob Hunt s’accordait vraiment tous les droits, même celui de régenter l’existence d’un vieillard dont il avait causé la ruine! songea-t-elle avec une rage contenue. S’il croyait jouer encore longtemps à ce petit jeu, il se trompait. Il voulait se mesurer à elle? Très bien! Rirait bien qui rirait le dernier...

Cette perspective donna à la jeune femme le courage de dominer sa révolte. Comme Jacob avait déjà pris place au volant et mis le moteur en marche, elle s’installa à son côté.

— Allons, faites bonne figure, Helen, dit-il d’un ton horriblement narquois. Nous sommes sensés partir vers un bonheur lumineux, ne l’oubliez pas!

Stoïque, elle arbora un sourire figé et salua de la main les invités regroupés maintenant sur le trottoir, près de son père. Mais dès que la voiture se fut éloignée, elle tourna vers son mari un visage sur lequel se lisait le plus grand courroux.

— Vous vous sentez invulnérable, n’est-ce pas? demanda-t-elle. Vous imaginez que vous pouvez disposer impunément de la vie des gens et leur imposer vos quatre volontés. Quelle présomption!

— Mais enfin, Helen! s’exclama-t-il. Pourquoi ces reproches? Que nous passions les premières semaines de notre vie commune à Londres ou aux Bahamas, quelle importance? Le décor ne changera rien aux sentiments que vous éprouvez à mon égard, je suppose.

— Sur ce point, j’abonde dans votre sens. Où que nous soyons, je vous haïrai toujours autant, Jacob Hunt!

— Eh bien, vous voyez! Inutile de vous contrarier autant à cause de ce voyage, ma chérie. De toute façon, avec la meilleure volonté du monde je ne pourrais l’annuler. Car, mieux vaut que vous le sachiez, j’ai tout organisé en fonction d’une affaire que je dois régler à Nassau. Une manière subtile de joindre l’utile à l’agréable...

— Bravo! J’applaudis votre exploit! Mais vous avez oublié un petit détail matériel : mes bagages? Que vais-je me mettre sur le dos une fois que nous serons arrivés sur l’île?

Jacob tourna la tête vers la jeune femme et posa un regard suggestif sur les courbes de son corps avant de reporter son attention sur la route.

— Franchement, ma chérie, dit-il, cette question ne me tourmente pas. En fait, vous vous promèneriez sans vêtement que cela ne me gênerait pas le moins du monde. Cependant, j’ai pensé que, peut-être, vous hésiteriez à vous montrer en tenue d’Eve; alors j’ai demandé à la femme de Baxter de préparer votre valise. Si quelque chose manque, vous l’achèterez sur place.

Cette allusion à sa nudité choquait et troublait Helen en même temps. Tout à coup, elle prenait conscience qu’une clause manquait à leur contrat. La plus importante : celle qui concernait leur vie intime! A aucun moment ils n’avaient évoqué ce sujet! Une omission impardonnable. Car si Helen se sentait capable d’accompagner Jacob Hunt dans son existence quotidienne le temps d’assouvir sa vengeance, elle préférerait se damner plutôt que de partager le lit de cet homme...

Après la brume londonienne, le soleil tropical... Helen crut mourir de chaleur dans son élégant

tailleur. Jacob la vit déboutonner sa veste et s’éventer de la main.

— Vous vous changerez à la maison, promit-il. Ce n’est pas très loin.

Une voiture les attendait à l’aéroport. Jacob aida la jeune femme à monter à l’arrière, puis il s’installa à son côté. Bien qu’il portât aussi un costume de lainage, il paraissait parfaitement à l’aise. Comme toujours d’ailleurs...

Lorsque le véhicule démarra, Helen lança un regard hostile à son compagnon.

— Quelle idée de me prévenir au dernier moment! Vous qui pensez à tout, vous n’avez même pas pris conscience que mes vêtements ne convenaient pas à ce climat.

— Erreur, ma chérie. J’ai prévu que vous souffririez pendant un petit moment. Mais, je vous l’ai déjà expliqué, je préférais vous réserver la surprise.

— Je déteste les surprises. Surtout quand elles servent des desseins pervers.

— Mon Dieu, comme voilà un mot inadapté à la situation! Nous venons de nous marier et nous nous apprêtons à vivre notre lune de miel. Je ne vois rien de pervers là-dedans! Votre imagination vous joue des tours, Helen.

D’un air amusé, Jacob scrutait sans vergogne le visage de la jeune femme. Elle finit par détourner la tête et fit mine de s’intéresser au spectacle de la rue.

— De quoi avez-vous peur ? demanda Jacob. — Je ne sais pas exactement, répondit-elle sans le

regarder. Mais l’expérience m’a appris à me méfier de vos manières doucereuses. Je vous sens capable de tout.

— Dommage que vous ayez une si piètre opinion de moi! Enfin, si cela peut vous rassurer, sachez que je ne nourris aucune mauvaise intention à votre égard. J’espère seulement que, grâce à ces vacances, nous nous connaîtrons mieux.

Cette fois, elle affronta son regard. — Alors là, permettez-moi de rire, répliqua-t-elle d’un

ton railleur. Je me demande ce que je pourrais encore apprendre à votre sujet. Il y a longtemps que j’ai percé votre véritable personnalité, Jacob Hunt. Contrairement à vos amis et relations, assez naïfs pour se laisser abuser par vos manières hypocrites.

— Et vous n’avez jamais conçu le moindre doute quant à votre jugement? Pas une fois il ne vous est venu à l’esprit que les autres personnes m’appréciaient peut-être à ma juste valeur, et que l’erreur pouvait venir de vous?

— Non ! Et tant que je vivrai je resterai sur mes positions.

— Un petit conseil, Helen : interrogez-vous sur l’origine de la haine que je vous inspire. Cherchez bien et vous finirez par découvrir qui vous a mis ces idées en tête.

— Qu’insinuez-vous? Ainsi, je me serais laissé influencer par quelqu’un d’autre? Me prenez-vous pour une petite fille incapable de se forger une opinion personnelle? Regardez-moi, Jacob. J’appartiens au monde des adultes.

Les yeux dans les yeux, ils s’observèrent en silence pendant quelques instants. Sous le regard intense de Jacob, la jeune femme rougit. Saurait-elle résister longtemps au magnétisme de cet homme? Un homme au charme dévastateur, elle devait l’admettre malgré les sentiments hostiles qu’il lui inspirait.

— J’en conviens, dit Jacob lentement. Mais vous étiez encore proche de l’enfance à l’époque où nous nous sommes connus. En ce qui me concerne, j’avais dix-sept ans lorsque je suis arrivé dans le village. Vingt quand je l’ai quitté. Dans l’intervalle, votre mère a eu le temps de se livrer sur vous à ce que j’appellerai un sérieux lavage de cerveau.

— Ma mère? s’écria Helen, stupéfaite. Qu’est-ce que ma mère vient faire dans cette histoire?

— Vous vous souvenez du jour où je vous ai rapporté votre sac, Helen? Oui, n’est-ce pas? Certaines choses ne s’effacent pas facilement de la mémoire.

La jeune femme baissa la tête. Effectivement, elle ne se rappelait que trop clairement l’incident évoqué...

Tout avait commencé par une étourderie de sa part. Elle avait oublié son sac dans la salle de bibliothèque du lycée. Jacob l’avait trouvé, et il l’avait rapporté chez elle. Mme Sinclair n’avait même pas pris la peine de faire entrer l’adolescent dans la maison. Elle s’était contentée d’appeler sa fille et l’avait sommée – sans baisser la voix – de se débarrasser au plus vite du visiteur, précisant

qu’il ne fallait pas encourager ce garçon à rôder dans les parages.

En un éclair, l’image de sa mère, debout en haut des marches, l’air hautain, s’imposa à l’esprit d’Helen. Elle se revit elle-même, morte de confusion, et Jacob aussi, trop humilié pour oser la regarder en face. Il lui avait remis le sac et était reparti sans un mot. Peu de temps après, il avait quitté le village. Toutefois, il n’avait pas complètement rompu les ponts avec le pays, car il rendait visite régulièrement à Margaret Hunt. Plus tard, lorsque celle-ci avait déménagé, il avait racheté leur humble maisonnette – au grand étonnement de tous – et il venait y passer ses fins de semaine.

A quoi bon remuer ces souvenirs? songea Helen, le cœur serré. Sa mère n’était plus de ce monde. Mais puisque Jacob l’avait mise en cause, Helen se devait de défendre sa mémoire.

— Vous savez, dit-elle, maman avait des idées bien arrêtées. Il n’empêche que, parfois, ses paroles dépassaient sa pensée. Je conviens que, ce jour-là, elle s’était montrée un peu... heu...

Elle s’interrompit, embarrassée, ne sachant quel mot employer.

— Il ne s’agissait pas d’une exception, hélas! s’exclama Jacob. Et ne me regardez pas avec cet air stupéfait. Chaque fois que je sonnais à votre porte, Helen, – et cela m’arrivait souvent – votre mère me renvoyait comme un pestiféré. Quand je téléphonais dans l’espoir de vous parler, je recevais un accueil identique.

— Vous me téléphoniez ? Mais... — Oh, je vous en prie! Ne me dites pas qu’on ne vous a

pas transmis mes messages! — Personne ne m’en a parlé, je vous le jure, Jacob.

Jamais ma mère ne m’a... La jeune femme en suffoquait de stupéfaction. Son

émotion était telle qu’elle posa sa main sur celle de son mari et l’étreignit avec force.

— Je vous croirais presque, dit Jacob. D’ailleurs, j’ai très souvent envisagé cette version des faits, pendant ces années, sans jamais parvenir à m’en convaincre, toutefois.

Devant le regard ardent qui la scrutait, Helen sentit le sang affluer à ses joues, son cœur se mettre à battre la chamade. Le contact de ses doigts sur la peau de Jacob la brûlait. Alors, vite, elle s’écarta.

— Je vous laisse libre de votre opinion, déclara-t-elle. Sachez, cependant, que je ne mens pas : on ne m’a pas transmis ces messages. Mais je n’incrimine personne, car il s’agit sans doute d’un malheureux concours de circonstances. Je le déplore autant que vous, d’ailleurs.

— Vous parlez comme votre mère, Helen. Ah, elle aurait été fière de sa fille! Quoique... je me demande si elle aurait approuvé notre mariage.

— Oh, rassurez-vous! Une fois qu’elle aurait appris les véritables raisons pour lesquelles je vous épousais, elle m’aurait donné sa bénédiction, je n’en doute pas une seconde.

Sur ces paroles, la jeune femme détourna la tête. Les révélations de Jacob l’avaient choquée, et elle ne voulait pas qu’il devinât son agitation intérieure. Ainsi, l’adolescent sauvage, marginal, risée des jeunes bourgeois de la région, avait tenté de la joindre personnellement! Qu’avait-il donc de si important à lui communiquer? Et pourquoi Patricia Sinclair s’était-elle obstinée à dresser des obstacles entre eux?

Ces questions préoccupèrent Helen pendant le reste

du trajet. Elle ne s’arracha à sa méditation que lorsque la voiture s’arrêta devant un muret rose derrière lequel on apercevait le toit vert d’une demeure longue et basse.

Jacob paya le chauffeur et l’aida à sortir les bagages du coffre. Ensuite, il salua l’homme d’un geste amical de la main, se chargea des sacs et fit signe à Helen d’ouvrir le portail.

Dès qu’elle eut pénétré dans la propriété, l’émerveillement saisit la jeune femme. Sous la lumière crue, des fleurs aux tons éclatants s’épanouissaient en grappes somptueuses dans d’immenses pots de terre cuite. Tapie à l’ombre de cette végétation exubérante, la maison semblait presque irréelle avec son crépi pastel et ses volets blancs.

Comme dans un rêve, Helen traversa l’espace conduisant à la porte. Tandis que son mari tournait la clé dans la serrure, elle fit demi-tour pour contempler le jardin encore une fois et ne put s’empêcher de s’exclamer :

— Quelle merveille! Quand on habite Londres, on n’imagine pas qu’une telle beauté puisse exister sur terre!

— Ravi de vous l’entendre dire! s’exclama Jacob. Pour tout vous avouer, chaque fois que je viens, j’éprouve le même enchantement. Jamais je n’ai regretté d’avoir acheté ce pied-à-terre, même si je ne m’en sers que très occasionnellement.

Il invita Helen à entrer, lui emboîta le pas et, après avoir déposé les bagages dans le hall, la guida jusqu’au salon où régnait une délicieuse fraîcheur.

Tandis que Jacob ouvrait les volets pour laisser pénétrer la lumière à l’intérieur, la jeune femme regarda autour d’elle. La personne qui avait décoré la pièce ne manquait pas de goût : meubles raffinés, canapé et fauteuils confortables tendus de tissu crème disparaissant presque sous un amas de coussins multicolores... Tout était à la fois simple, distingué et chaleureux.

Des aquarelles suspendues aux murs piquèrent la curiosité d’Helen. Elle s’approcha pour les détailler. Certaines des peintures représentaient des paysages de la région, d’autres des scènes de la vie quotidienne aux Bahamas. A l’évidence, l’auteur de ces œuvres possédait à la fois une grande sensibilité et une maîtrise admirable de son art.

Alors qu’elle en arrivait à cette conclusion, son regard se posa sur une signature au bas de l’un des tableaux. Jacob Hunt! Spontanément, elle se tourna vers lui et demanda d’un ton incrédule :

— C’est vous l’auteur de...? Sans la laisser achever sa phrase, il la questionna à son

tour : — Ça vous plaît ? Et comme elle acquiesçait d’un hochement de tête, il

continua : — Je profite toujours de mes séjours ici pour

m’adonner à ma passion. Vous ne me connaissiez pas ce talent, n’est-ce pas? Eh bien, vous voyez, Helen, contrairement à ce que vous prétendiez, il vous restait des choses à découvrir sur ma personnalité. D’ailleurs, peut-être n’êtes-vous pas encore arrivée au bout de vos surprises?

Helen s’efforça de dissimuler le trouble qui montait en elle.

— Et après? s’exclama-t-elle avec un haussement d’épaules. Il m’en faudrait beaucoup plus pour me faire changer d’avis à votre sujet, Jacob. Maintenant, excusez-moi mais j’aimerais prendre une douche et me changer.

— J’allais justement vous le proposer. Il alla chercher les bagages de sa femme dans le hall et

ouvrit une autre porte, qui donnait sur une vaste pièce, aussi fraîche que le salon et meublée avec le même goût exquis. Depuis le seuil, Helen jeta un coup d’œil admiratif sur les meubles élégants, les tapisseries aux tons délicats, les tableaux... Mais lorsque son regard rencontra l’immense lit recouvert d’un dessus de broderie anglaise, une vague de panique la submergea.

— Ecoutez, Jacob..., commença-t-elle d’une voix étranglée.

Incapable de prononcer un mot de plus, elle s’interrompit. Son mari, alors, se tourna vers elle. La voyant blême, au bord du malaise, il dit d’un ton sarcastique :

— Allons, Helen, remettez-vous! J’avais prévu que vous refuseriez de partager vos nuits avec moi. Cette chambre est la vôtre. La mienne se trouve en face, de l’autre côté du hall. Maintenant, je vous laisse. Installez-vous tranquillement!

Le temps de déposer les sacs de voyage sur le lit, et il s’esquiva. Helen osa enfin avancer et, machinalement, commença à se dévêtir. Chose curieuse, alors qu’elle aurait dû éprouver un certain soulagement à l’idée que Jacob avait songé à préserver son intimité, elle sentait, au contraire, un mouvement de colère l’envahir. Le cynisme avec lequel cet homme soufflait le chaud et le froid la révoltait. Et ce don qu’il avait de lire en elle comme dans un livre ouvert l’effrayait...

7. Elle ouvrit les paupières et regarda autour d’elle avec

étonnement, se demandant où elle était. Puis, peu à peu, la mémoire lui revint.

Lorsque Jacob l’avait laissée dans la chambre qu’il avait mise à sa disposition, elle avait pris une douche, passé une robe légère, puis elle s’était allongée sur le grand lit, juste pour se reposer un peu. Mais, la chaleur et la fatigue aidant, le sommeil l’avait surprise.

Sans doute avait-elle dormi longtemps car il faisait nuit, maintenant. Elle se leva, marcha lentement jusqu’à la porte-fenêtre ouverte, respira avec volupté l’air embaumé de fragrances délicieuses. Une brise légère souleva ses cheveux, caressa son visage.

Rester à l’intérieur alors qu’une douceur si exquise régnait au-dehors paraissait presque sacrilège. Helen franchit le seuil et avança sur la terrasse qui courait le long de la maison, fascinée par le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Sous la lumière pâle de la lune, l’océan étirait sa surface argentée, miroitante, mouvante, le long d’un interminable ruban de sable blanc. Le murmure rythmé des vagues, le bruissement des palmiers prenaient des résonnances étranges, telle une musique venue d’un autre monde.

Soudain, une voix demanda : — Alors, Helen, vous vous sentez reposée maintenant? Elle sursauta, scruta la pénombre, et aperçut Jacob,

confortablement installé dans un fauteuil, un peu plus loin sur la terrasse. Il se leva, s’approcha d’elle et, s’arrêtant à quelques pas, il l’examina avec une attention qui la fit rougir. Elle se rendit compte que sa robe légère plaquée par le vent révélait ses formes d’une manière très suggestive. Aussitôt, elle esquissa un pas pour se retrancher dans la chambre et échapper ainsi au regard insistant de son mari.

— Pour l’amour du Ciel, Helen, ne vous sauvez pas! reprit-il. Je ne mords pas.

Elle s’immobilisa, soucieuse de sauver les apparences. — Si vous croyez m’impressionner, vous vous trompez,

Jacob, affirma-t-elle. Je n’ai pas peur de vous. — Ah, bon? Pourtant, à voir votre mouvement de

repli... — J’allais m’habiller, c’est tout! — Mais je vous trouve parfaite dans cette tenue. Vous

savez, sous ce climat, les femmes peuvent se vêtir légèrement sans qu’on les poursuive pour attentat à la pudeur. Allons, Helen, détendez-vous et venez prendre un verre avec moi.

Comme elle hésitait, Jacob ajouta : — Pour une fois au moins, oublions nos querelles!

Conduisons-nous en amis, le temps de savourer le calme de cette soirée.

Il retourna s’asseoir et Helen comprit qu’il la laissait libre de le suivre ou non. Finalement, avec un haussement d’épaules, elle alla prendre place sur l’un des sièges de rotin placés à côté de Jacob autour d’une petite table cannée. Après tout, songea-t-elle, pourquoi ne pas s’accorder une trêve, en effet? D’autant plus qu’elle avait besoin de reconstituer ses réserves d’énergie avant de reprendre l’offensive.

Elle accepta le verre de vin que Jacob lui tendit et le but presque d’un trait.

— Si vous avez faim, voilà de quoi vous rassasier, dit son compagnon.

Il poussa devant elle un plateau garni de tranches de viande froide, de crudités, de fruits, de petits pains... Helen, qui n’avait rien mangé pendant le voyage, se servit copieusement et ne laissa pas une miette dans son assiette. Son bel appétit parut enchanter Jacob.

— Je me doutais que vous auriez besoin de vous restaurer à votre réveil, déclara-t-il d’un ton satisfait. Depuis que nous avons quitté Londres, vous n’avez absorbé qu’une tasse de café.

Son regard brillant embarrassa la jeune femme sans qu’elle comprît pourquoi. Soudain, Jacob se pencha vers

elle. Instinctivement, elle se recula, et poussa un petit cri de surprise lorsqu’il l’obligea à tourner la tête vers la lumière.

— On ne se voit pas dans cette obscurité, déclara-t-il. Cela me frustre car j’aime lire vos pensées sur votre visage.

— Laissez-moi, murmura-t-elle. Pourtant, elle ne tenta pas de se libérer. Le souffle

tiède de Jacob frôlait sa tempe, paralysait sa volonté, son esprit. Avec une infinie tendresse, il caressa sa joue, sa gorge et murmura :

— Helen... Il avait prononcé son nom avec une telle douceur

qu’une langueur insidieuse envahit la jeune femme. Dans un dernier sursaut de lucidité, elle protesta :

— Jacob, je ne pense pas que... Et son mari de l’interrompre aussitôt : — Vous pensez trop, Helen. Tout le mal vient de là.

Vous avez toujours accordé trop d’importance à la raison au lieu de laisser parler votre cœur.

Il l’attira contre sa poitrine et, dans un souffle, ajouta : — Oubliez de réfléchir juste pendant quelques

minutes, ma chérie... Goûtez le moment présent... Le baiser qu’il déposa sur ses lèvres était si léger

qu’elle aurait pu le rêver. Mais les frissons que ce contact faisait naître dans sa chair étaient, eux, bien réels. Comme ses craintes! Car, tandis qu’il l’embrassait encore, refermait les mains sur sa nuque pour la tenir plus près, la jeune femme sentait se briser les dernières bribes de sa volonté. Comment résister à ce vertige merveilleux qui la grisait, l’enivrait?

Lorsque Jacob reprit sa bouche, violemment cette fois, Helen tressaillit sous le choc. Un feu fulgurant l’embrasait tout entière, la possédait, et ce feu, soudain, la terrifia. Elle avait peur, peur du désir que cet homme éveillait dans son corps. Peur d’oublier qu’il s’agissait de son pire ennemi et qu’elle avait juré de se venger de lui. Et pourtant, elle s’abandonnait à l’étreinte de ses bras, se

faisait souple comme une liane pour se presser plus étroitement contre son torse robuste. Sous le tissu mince de la robe, sa poitrine s’offrait aux doigts impatients de son mari. Tandis que leur baiser devenait plus profond, leurs souffles plus lourds, la main de Jacob glissa dans l’échancrure du vêtement, repoussa le dentelle du soutien-gorge, trouva la chaleur, la rondeur du sein d’Helen. A cet instant, en proie à des sensations merveilleuses, inconnues, elle eut l’impression que le monde s’arrêtait, que son plaisir demeurait l’unique réalité.

Mais, tout à coup, Jacob s’écarta d’elle. Pourquoi mettait-il fin à ces instants divins? Pourquoi l’obligeait-il à redescendre sur terre, à renouer avec ses craintes, ses réticences, sa soif de vengeance? Instinctivement, la jeune femme s’agrippa au cou de son mari, tel un naufragé en train de se noyer. D’un ton implorant, elle chuchota :

— Jacob... Comme elle lui tendait sa bouche, il la prit et

l’embrassa une fois encore avec la même violence puis, de nouveau, il interrompit leur étreinte. La tête en feu, le corps brûlant de désir, Helen le regarda. Une étincelle de triomphe luisait dans les yeux bleus.

— Je savais que cela se passerait ainsi, déclara Jacob avec une satisfaction évidente. Vous voyez, Helen, en ce qui vous concerne, je ne me trompe jamais.

Un grand froid descendit sur elle. Seulement alors, elle prit conscience de sa propre folie. Quel diable l’avait poussée à se laisser emporter ainsi par ses sens? Glacée de honte, elle songea à aller se réfugier dans sa chambre, à s’y barricader pour ne plus en sortir. Tout, plutôt que de supporter le regard insolent de cet homme trop habile, trop séduisant. Mais elle ne donnerait pas le spectacle de sa défaite à Jacob Hunt. D’ailleurs, en y réfléchissant, les hostilités ne faisaient que commencer. Elle aurait l’occasion de se battre sur d’autres fronts, et elle sortirait victorieuse du conflit.

— A votre place, je ne me réjouirais pas si vite, déclara-t-elle. Si vous me jugez capable d’oublier vos ignobles forfaits, vous me sous-estimez. J’ai plus d’un tour dans mon sac, figurez-vous.

— Vous voulez dire que... Jacob s’interrompit, scruta le visage d’Helen pendant

quelques secondes avant de reprendre : — Vous avez tout prémédité? En mettant cette robe

provocante vous comptiez m’aguicher et moi, pauvre idiot, je suis tombé dans votre piège... Ensuite, il vous restait à faire semblant de perdre la tête. C’est cela?

— Exactement! Vous n’imaginiez tout de même pas que vous m’avez donné du plaisir, non?

— Pourtant, j’aurais cru... Bravo pour vos talents de comédienne, ma chérie!

Jacob se pencha, caressa doucement les lèvres de la jeune femme du bout du doigt et, comme elle le repoussait, il la saisit par le poignet et l’attira contre lui.

— Allons, Helen, murmura-t-il en souriant, cessez de mentir! Ces baisers ne vous ont pas laissée insensible. D’ailleurs, en ce moment même, vous mourez d’envie que je vous embrasse encore. Et nous savons tous les deux que cette délicieuse expérience ne tardera pas à se renouveler.

Ces mots agirent sur Helen à la manière d’un soufflet. En cet instant, elle haïssait cet homme plus que jamais. Pour son arrogance, certes, mais surtout parce qu’une fois de plus, il avait deviné ses pensées les plus secrètes.

— N’y comptez pas, s’écria-t-elle, furieuse. Et elle s’arracha de ses bras avec violence. — Vous savez, Helen, déclara-t-il d’une voix

flegmatique, la vie m’a enseigné la patience. J’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra, mais un jour – pas très lointain, vous verrez – vous admettrez que vous me désirez.

— Non, Jacob ! Non ! Otez-vous cela de la tête. Sur ces paroles, elle s’éloigna en direction de sa

chambre. Après avoir fait quelques pas, cependant, elle

ne put s’empêcher de se retourner. Jacob avait quitté la terrasse. Alors, elle s’accouda à la balustrade et resta un long moment songeuse. Les paroles de son mari la hantaient. Au fond d’elle-même, elle savait qu’il avait raison, qu’il finirait par triompher. Ce qui venait de se passer n’était qu’un prélude à leurs relations futures. Inutile de se leurrer!

Cette conclusion effraya tellement Helen qu’elle sentit son corps entier se révolter. Non, une chose aussi terrible n’arriverait pas, se promit-elle avec force. Et elle trouva mille excuses pour justifier sa faiblesse d’aujourd’hui : la fatigue du voyage, la chaleur, l’attitude de Jacob, sa propre nervosité... Bref, il fallait considérer l’épisode de ce soir comme une parenthèse dans sa vie, un accroc sans importance dans le programme de vengeance qu’elle avait établi. Rien de plus.

— Attention au soleil, Helen! Ne restez pas exposée

trop longtemps. Elle tourna la tête et aperçut Jacob debout sur la

terrasse. Il s’apprêtait sans doute à sortir en ville, car il portait un élégant costume de toile légère d’un ton gris clair, une chemise blanche et une cravate bordeaux. Panoplie parfaite d’un homme d’affaires sous un climat chaud.

— Ne vous inquiétez pas, répondit-elle, je suis assez grande pour prendre soin de moi.

Elle ferma les yeux et, sans plus prêter attention à son mari, s’étira avec volupté sur son drap de bain. Trois jours s’étaient écoulés depuis leur arrivée et, d’un accord tacite, ils n’avaient pas évoqué ce qui s’était passé le premier soir. Helen jugeait préférable de se tenir sur ses gardes pour l’instant, et elle guettait le moment favorable pour reprendre les hostilités. En attendant, elle partageait avec son époux les plaisirs paradisiaques des Bahamas. Ils lézardaient sur le sable, nageaient dans l’océan, se livraient aux joies de la navigation à bord du voilier personnel de Jacob. Comme celui-ci avait engagé

une femme du pays – Rita-May – pour s’occuper des travaux ménagers, il n’y avait rien d’autre à faire que de se laisser vivre.

— Un mari digne de ce nom se doit de veiller au confort de sa femme.

La voix de Jacob tira Helen de sa torpeur. Elle ouvrit les paupières et le vit approcher. Il avait quitté la terrasse et marchait lentement dans sa direction. Quand sa silhouette athlétique se dressa au-dessus d’elle, la jeune femme rencontra le regard bleu, brillant, et prit aussitôt conscience de sa propre vulnérabilité. Il suffisait d’un rien, d’un simple effleurement des lèvres de Jacob sur les siennes pour la perdre. S’il voulait la prendre dans ses bras, l’emporter jusqu’à son lit, rien au monde ne l’aiderait à résister. Cela, elle le savait. Mais elle savait aussi que cet homme au magnétisme irrésistible avait causé la ruine des Sinclair et qu’elle avait fait le serment de venger sa famille. Cette pensée lui donna la force de secouer sa langueur, de masquer le trouble que suscitait en elle la proximité de Jacob.

— Oh, mon Dieu, ne vous sentez surtout pas obligé de jouer les époux protecteurs! s’exclama-t-elle d’un ton railleur. Ce rôle ne vous convient pas du tout.

— Contrairement à vous, je ne joue pas, rétorqua-t-il. Votre bien-être m’importe plus que tout, Helen.

— Vraiment? J’ai du mal à le croire. Mais quand bien même seriez-vous sincère, cela ne changerait rien aux sentiments que j’éprouve à votre égard. Comment ne haïrais-je pas celui par qui le malheur est arrivé?

— Toujours le même refrain! Ecoutez, Helen, vous ne cessez de me rebattre les oreilles avec ma prétendue culpabilité. D’où tenez-vous cette version des faits? De votre père sans doute...

— Je n’ai pas eu besoin de prêter l’oreille aux dires des uns et des autres, je n’ai eu qu’à constater les dégâts que vous aviez occasionnés, espèce de monstre!

— Un monstre assoiffé de pouvoir et d’argent? Est-ce ainsi que vous me considérez?

Jacob s’assit sur le sable et se pencha vers Helen, les yeux luisants de colère. Une crainte irraisonnée s’empara alors de la jeune femme. Un homme capable de commettre les actes les plus odieux de sang-froid devenait encore plus redoutable sous l’emprise de la colère, songea-t-elle. Et elle se mit à bredouiller :

— Jacob, je... je ne voulais pas... Il lui saisit le poignet et le serra avec une telle violence

qu’elle poussa un gémissement de douleur. — Il serait grand temps que vous envisagiez les choses

sous un autre angle, Helen, dit-il. Pourquoi aurais-je obligé votre père à me céder son entreprise pour une bouchée de pain alors que je me trouvais déjà à la tête d’une affaire autrement importante, l’empire Hunt?

Comme il la libérait de l’étau de ses doigts, elle l’observa avec curiosité. Aussitôt, son cœur se mit à battre plus fort, non plus de crainte mais à cause du trouble que Jacob faisait naître en elle. Décidément, le charme de cet homme ne cesserait jamais de la bouleverser! Le soleil éclairait son beau visage viril, soulignait le relief de la mâchoire, le dessin de ses pommettes, les fines rides sous ses yeux très bleus... et sa bouche, une bouche sensuelle, fascinante. En cet instant, il paraissait presque sauvage et Helen l’imagina, l’espace de quelques secondes, sous les traits d’un pirate, un de ces aventuriers qui, des siècles auparavant, avaient pris possession des Bahamas.

Soutenant son regard, il reprit : — Quand vous déciderez-vous à grandir, Helen?

Affrontez la réalité en adulte, bon sang! Au lieu de me considérer comme le diable, posez-vous des questions sur l’origine de la situation dont vous me rendez responsable.

— En termes clairs, ceci signifie...? — Oh, une chose très simple : votre père s’apprêtait à

déposer son bilan quand il est venu solliciter mon aide. Elle demeura interdite, le souffle coupé, puis, d’une

voix tremblante, déclara :

— Je ne suis pas certaine d’avoir bien saisi le sens de vos paroles.

— Et moi, je parierais le contraire : vous m’avez parfaitement compris.

— De toute façon, je ne vous crois pas. Vous inventez des histoires pour justifier vos actes inqualifiables, voilà tout!

— Pourtant, il s’agit de la vérité, Helen. Au moment où il m’a contacté, Edward Sinclair avait déjà hypothéqué la demeure familiale pour essayer de sauver l’usine. Mais il avait accumulé tant de dettes pendant les dernières années que l’argent de la maison suffisait à peine à rembourser une infime portion de...

— Non! s’écria Helen avec véhémence. Papa n’aurait jamais... D’ailleurs, il ne m’a rien dit... Pourquoi m’aurait-il caché des choses aussi importantes?

— Il voulait vous épargner des tracas, je suppose. Quoi de plus naturel de la part d’un père?

— Et vous prétendez que vous n’avez rien à voir avec sa faillite? Allons donc, Jacob, cessez de me mener en bateau!

Avec un haussement d’épaules, il répliqua : — Je ne mens pas. Si vous aviez suivi de près la

manière dont votre père gérait ses affaires, vous vous seriez rendu compte qu’il courait à la catastrophe. De nos jours, les chefs d’entreprise ne peuvent se contenter de moyens archaïques. Dans un monde en pleine mutation, un patron doit adopter un mode de fonctionnement moderne, chercher sans relâche de nouvelles idées pour rester compétitif, sans quoi il condamne son entreprise à la faillite. Votre père n’a pas suivi ces règles élémentaires et il a chèrement payé son imprévoyance.

— Mais enfin, Jacob, en admettant que cela soit vrai, pourquoi papa se serait-il adressé justement à vous lorsqu’il s’est senti au bord de l’abîme? Il aurait pu demander l’aide d’une autre personne...

— Encore fallait-il trouver quelqu’un qui accepte d’investir de l’argent dans une affaire moribonde!

Quelqu’un disposant, en plus, de capitaux suffisants pour renflouer cette affaire en limitant les licenciements.

Cela paraissait logique, Helen dut l’admettre. Sa belle assurance faiblit. Pourtant, elle se risqua encore à plaisanter.

— Mon Dieu! s’exclama-t-elle, encore un peu et vous allez me faire croire que loin de causer notre ruine, vous nous avez sauvés d’une affreuse catastrophe. Vraiment, avec la meilleure volonté du monde, je n’arrive pas à vous imaginer dans le rôle d’un philanthrope. Mais, j’y pense, vous attendez peut-être des remerciements de ma part?

— Ecoutez, Helen, je ne vous demande rien d’autre que d’admettre la vérité. J’ai acheté l’usine des Sinclair, leur maison, certes, mais cette transaction ne m’a pas rapporté le moindre bénéfice. La valeur totale de votre patrimoine équivalait à peine au montant de vos dettes. En un mot, ma douce, sans moi, votre père et vous...

Helen ne le laissa pas achever sa phrase. — Et peut-on savoir pourquoi vous avez agi avec une

telle générosité à notre égard? demanda-t-elle, railleuse. Ignorant le sarcasme, il jeta un regard à sa montre

avant de reporter les yeux sur sa femme. — J’avais mes raisons, répondit-il. De bonnes raisons,

il me semble. Mais il ne me reste pas assez de temps pour vous les exposer maintenant. Pardonnez-moi, ma chérie, je dois me rendre à un rendez-vous important en ville. Mon taxi m’attend.

Il se leva et repartit en direction de la maison. Helen le vit entrer dans le salon puis, quelques minutes plus tard, elle entendit une voiture s’éloigner.

Elle ferma les paupières, essayant de se détendre. Mais après ce qu’elle venait d’apprendre de la bouche de Jacob, comment goûter sans arrière-pensée la caresse du soleil?

En la mettant face à la réalité, son mari n’avait fait qu’accroître le malaise qui habitait la jeune femme depuis leur arrivée aux Bahamas. Maintenant qu’elle ne

pouvait plus l’accuser d’avoir causé la ruine des Sinclair, pourquoi continuerait-elle à l’exécrer? Sans haine, ses désirs de vengeance se tariraient. D’ailleurs, de quoi se vengerait-elle? Dans ces conditions, son mariage perdait toute signification.

Il faudrait donc désormais fonder leurs rapports sur d’autres critères. Mais lesquels? Peut-être valait-il mieux pour l’instant ne pas chercher de réponse à cette question, se dit-elle. Ne pas analyser de trop près les sentiments ambigus que les révélations de Jacob avaient éveillés en elle.

Sur cette sage réflexion, Helen s’étira paresseusement et s’offrit tout entière à la caresse du soleil.

8. La journée s’écoula sans qu’Helen prît conscience du

temps qui passait. Elle avait déjeuné avec appétit et, après le repas, elle s’était réfugiée dans la fraîcheur du salon. Bien sûr, les questions soulevées par les révélations de Jacob la hantaient mais, faute de pouvoir y apporter une réponse, elle essayait de penser à autre chose.

L’après-midi touchait à sa fin lorsque Rita-May vint la trouver pour lui demander si elle avait encore besoin de ses services.

— Non, votre journée de travail est terminée, lui dit Helen en souriant.

La femme de ménage s’approcha de la fenêtre; l’air soucieux, elle scruta le ciel où les nuages s’étaient amoncelés.

— J’aurais bien aimé voir M. Hunt avant de partir, déclara-t-elle. Savez-vous à quelle heure il doit revenir?

« Plus tard il rentrera mieux cela vaudra », songea Helen. Mais, naturellement, elle se garda de formuler cette pensée à voix haute et se contenta de répondre :

— Il n’a pas précisé l’heure de son retour. Il m’a simplement parlé d’un rendez-vous d’affaires. Si vous avez un problème, je peux peut-être vous aider à le régler?

Rita-May secoua la tête. — Non, non, tout va bien! dit-elle. Seulement, je

n’aime pas ces nuages. Ils n’annoncent rien de bon et cela m’ennuie de vous laisser avant le retour de votre mari.

— Oh, il ne tardera plus maintenant, ne vous tracassez pas!

Helen quitta son fauteuil, alla près de la fenêtre et jeta un coup d’œil à l’extérieur. Effectivement, le ciel plombé semblait prêt à se fissurer de toutes parts. Autre signe inquiétant : le vent soufflait avec violence, soulevant des tourbillons de sable et creusant des vagues profondes,

écumeuses, qui assaillaient la plage avec des mugissements furieux. Les éléments déchaînés offraient un spectacle fascinant qu’en d’autres circonstances Helen aurait éprouvé une certaine exaltation à contempler. Mais, en cet instant, l’idée de se retrouver seule sous l’orage, dans cette maison isolée, n’était pas pour la rassurer. Impossible, cependant, de demander à Rita-May de rester! Celle-ci devait s’occuper de sa propre famille avant tout. Aussi, la jeune femme se hâta-t-elle de la rassurer :

— Partez l’esprit tranquille. Je ne risque rien. D’ailleurs, s’il existait une menace grave, les autorités nous auraient prévenus.

— Alors ça, je n’en mettrais pas ma main au feu, répliqua l’employée avec une grimace. Enfin... si vous êtes certaine de ne pas avoir besoin de moi...

— Je vous assure que tout ira bien. Maintenant, dépêchez-vous de partir sinon l’orage vous surprendra en cours de route.

Helen accompagna Rita-May dans le hall et la regarda s’éloigner; puis, comme le vent s’engouffrait dans l’entrée, elle s’empressa de repousser la porte. Machinalement, elle consulta sa montre et s’étonna de l’heure tardive. Jacob allait bientôt revenir! Elle devait se changer avant son retour. Vite, elle se rendit dans la salle de bains, ôta ses vêtements, se glissa sous la douche. Après cette journée torride, lourde, quel délice de pouvoir se rafraîchir, de sentir sur sa peau le contact bienfaisant de l’eau! Elle prolongea cet instant divin jusqu’à ce que son corps fût envahi par une merveilleuse impression de détente. Seulement alors, elle arrêta le jet, s’enveloppa dans une serviette-éponge nouée en paréo et alla dans sa chambre.

Elle se demandait quel vêtement choisir pour la soirée lorsque, brusquement, il lui sembla qu’une force démoniaque aspirait la maison. La porte-fenêtre s’ouvrit avec fracas; immédiatement, Helen se précipita pour la refermer. Mais entre-temps, les rideaux s’étaient en

partie décrochés, la lampe de chevet avait roulé sur le sol et s’était brisée en mille morceaux. Affolée, la jeune femme prit conscience que les vitres n’offriraient qu’un rempart dérisoire contre les assauts de la tempête et que, sous la pression énorme du vent, elles risquaient d’exploser. Pour échapper à la fureur des bourrasques, il fallait la protection des volets. Helen enfila à la hâte un jean et un T-shirt et se précipita au-dehors.

A peine eut-elle posé les pieds sur la terrasse qu’une rafale la plaqua contre le mur. En même temps, le ciel se déchira et commença à déverser des trombes d’eau. En l’espace de quelques secondes, la jeune femme fut trempée jusqu’aux os.

« Si seulement, j’arrivais à fermer ces volets... », pensa-t-elle. Mais chaque fois qu’elle parvenait à les atteindre, ils offraient une telle résistance sous la poussée du vent qu’il lui était impossible de les rabattre. Cela devenait désespérant à la fin. Angoissant aussi! Et les éclairs qui commençaient à zébrer le ciel! Sans compter le tonnerre, la pluie dont les rafales cinglaient son visage... Combien de temps ce cauchemar durerait-il?

Soudain, Helen crut que la tempête allait la projeter au sol. Elle luttait pour ne pas s’effondrer lorsque des mains robustes la saisirent par les épaules et qu’une voix s’exclama :

— Bon sang, Helen, que faites-vous ici? Elle leva la tête. Jacob la regardait, l’air furieux,

comme si elle était en train de commettre un crime. Alors qu’elle essayait simplement de protéger sa maison, ses biens...

— Au lieu de poser des questions stupides, aidez-moi donc! répliqua-t-elle.

Déjà, elle reprenait ses tentatives, mais son mari la souleva dans ses bras et la porta à l’intérieur jusqu’au salon dont les fenêtres avaient – par miracle! – résisté. Quand il la déposa sur le plancher, elle s’aperçut qu’elle tremblait. Non pas de peur, mais parce que le contact du

corps vigoureux de Jacob contre le sien avait éveillé en elle une incroyable bouffée de désir. Son cœur cognait dans sa poitrine à grands coups irréguliers. Fascinée, elle ne pouvait détacher son regard de Jacob. Lui aussi avait les cheveux et les vêtements trempés; sous la veste froissée, imbibée d’eau, la chemise blanche adhérait à son torse, mettant en relief sa puissante musculature.

— Restez ici, ordonna-t-il. Et surtout, tenez-vous éloignée des fenêtres! Si les vitres explosaient sous la pression du vent, vous risqueriez de recevoir des éclats.

Il la laissa, les jambes flageolantes, incapable de bouger, sous l’emprise d’un trouble qu’elle ne parvenait pas à dompter. Quelques instants plus tard, il reparut, l’air satisfait. Manifestement, il avait réussi à venir à bout des maudits volets.

— Nous voilà à l’abri ! annonça-t-il. Et voyant la jeune femme tétanisée, à la place où il

l’avait quittée, il ajouta : — Il n’y a plus de danger. Inutile d’avoir peur, Helen!

La tempête finira par se calmer. Elle le considéra, soulagée et déconcertée à la fois.

Dieu merci, Jacob s’était mépris sur la raison de son émotion! Quant à elle, impossible de nier l’évidence : ce n’était pas la menace des éléments déchaînés qui l’effrayait mais bel et bien le désir que le simple contact de son mari faisait naître dans son propre corps. Un désir inconcevable mais pourtant bien réel, hélas... Tout à coup, la panique la saisit. Il fallait qu’elle s’éloigne immédiatement avant de se trahir.

— Je... je vais mettre des vêtements secs, bredouilla-t-elle.

Elle se précipita dans sa chambre; là, elle échangea son jean et son T-shirt trempés contre un pantalon de toile blanche et un chemisier de coton jaune citron. Puis elle s’appliqua à se donner une apparence austère – maquillage discret, chignon strict –, dans l’espoir de cacher le tumulte intérieur qui l’habitait. Mais au premier coup d’œil jeté au miroir, elle prit conscience de

la vanité de ses efforts. La pâleur du fond de teint, la sévérité de la coiffure accentuaient encore la lueur fiévreuse de ses yeux verts.

Helen, alors, s’évertua à retirer toute trace de maquillage. Puis, d’un geste rageur, elle retira les épingles de ses cheveux, libérant ainsi une somptueuse cascade de boucles rousses. Machinalement, elle les brossa, affronta de nouveau l’image que lui renvoyait la glace et dut se rendre à l’évidence : son visage portait les stigmates de son désir. Quoi qu’elle fît, jamais elle ne réussirait à masquer la flamme qu’allumait dans son regard la présence envoûtante de Jacob. Et, bien sûr, celui-ci ne tarderait pas à deviner son trouble, et il ne manquerait pas d’en tirer avantage. Découragée, au bord du désespoir, la jeune femme enfouit sa tête dans ses mains.

Soudain, la voix de son mari résonna dans la chambre. — Ça ne va pas ? demandait-il. Elle se retourna et le vit à quelques pas derrière elle.

Aussitôt, son cœur se mit à battre la chamade. Au prix d’un effort inouï, elle parvint cependant à se ressaisir.

— Les gens bien élevés frappent avant d’entrer, décréta-t-elle d’un ton glacial.

— Rassurez-vous, j’ai respecté les convenances, rétorqua Jacob. Apparemment, vous n’avez pas entendu.

Il la fixait avec une telle intensité qu’elle aurait voulu se volatiliser, disparaître dans les airs ou sous terre, se transformer en petite souris, en coccinelle, en n’importe quoi... Tout plutôt que de supporter le poids des yeux inquisiteurs de Jacob!

Il s’était changé aussi. Vêtu d’un jean et d’un T-shirt bleu pâle, il offrait l’image de la virilité parfaite. Corps puissant aux larges épaules, aux bras solides, aux longues jambes... On devinait en lui l’homme sûr de sa force. Invulnérable.

Afin de se donner une contenance, Helen recommença à brosser ses cheveux. Mais elle avait beau faire, elle ne parvenait pas à adopter une attitude décontractée.

D’autant plus qu’en observant Jacob à la dérobée, elle avait décelé dans les prunelles bleues une lueur amusée.

— Je trouvais que vous mettiez beaucoup de temps à vous préparer, reprit-il, et je m’inquiétais. Voilà pourquoi je me suis permis d’entrer.

— J’ignorais qu’il y avait un horaire à respecter, rétorqua-t-elle d’un ton aigre-doux. Maintenant que je sais à quoi m’en tenir, je m’appliquerai à chronométrer chacun de mes gestes.

— Allons, Helen, ne vous fâchez pas! Et regardez-moi au lieu de vous obstiner à détourner la tête. Je rendais l’orage responsable de votre nervosité mais finalement, je m’interroge : la véritable cause de cette excitation ne réside-t-elle pas ailleurs?

Malgré elle, Helen se retourna. — Que voulez-vous dire? demanda-t-elle, sur le qui-

vive. — Peut-être prenez-vous peu à peu conscience de

votre erreur de jugement en ce qui me concerne? — Ne prenez pas vos désirs pour la réalité, Jacob!

Vous risquez de sombrer dans le ridicule. La jeune femme en bégayait d’indignation. Incapable

de rester assise plus longtemps sous le regard narquois de son mari, elle se leva, posa sa brosse, traversa la chambre et commença à ramasser les éclats de la lampe brisée.

— Je ne vois rien de ridicule là-dedans, déclara Jacob d’un ton flegmatique. Je vous ai apporté des éléments nouveaux me concernant; je suppose donc que ces révélations ont occupé votre esprit une partie de la journée. En toute logique, vous devriez me considérer, ce soir, d’une manière différente.

— Pas si vite, voulez-vous! Vous m’avez raconté une histoire intéressante, soit! Mais pourquoi vous croirais-je?

— Pour la bonne raison que je n’aurais aucun intérêt à mentir puisque, à tout moment, vous pouvez vérifier la véracité de mes dires. A l’évidence, vous répugnez à

accomplir cette démarche car elle vous obligerait à me regarder avec d’autres yeux, n’est-ce pas? Vous préférez continuer à me haïr.

Il avait touché un point sensible et il le savait. Mais Helen ne s’avoua pas vaincue pour autant. Elle avait rassemblé les débris de verre en un petit tas; elle se redressa pour aller chercher la poubelle. Alors qu’elle se dirigeait vers la porte, Jacob lui barra le passage. Instinctivement, elle recula. Peine perdue! Il la saisit par le bras et la tint serrée contre lui.

Ce simple geste réveilla les démons qui dormaient en elle et prenaient d’assaut sa volonté, sa raison. Gorge sèche, cœur battant, elle n’éprouvait plus qu’une envie : sentir les mains possessives de cet homme envoûtant sur sa peau nue. Pourtant, dans un dernier effort de volonté, elle résista, lutta farouchement et parvint à s’échapper des bras de son mari. Vite, elle courut jusqu’au seuil où elle s’arrêta.

— Ecoutez, Jacob, dit-elle alors, laissez-moi au moins le temps de parler à mon père. Lorsque je l’aurai entendu confirmer vos allégations, je verrai si je peux changer d’avis à votre sujet.

Sur ces mots, elle sortit et revint peu après, chargée de la poubelle. Jacob s’empara du récipient et, méthodiquement, y glissa les morceaux de verre.

— Tant pis, je patienterai le temps qu’il faudra, déclara-t-il. Ou plutôt, tant mieux! L’attente d’un moment espéré que l’on sait imminent représente déjà une jouissance en soi.

— De quoi parlez-vous? demanda Helen, déconcertée. — J’évoque seulement le jour où vous admettrez enfin

que je vous inspire d’autres sentiments que la haine, ma chérie.

Que répondre à cela? Dans le jeu subtil qui les opposait, Jacob venait de prendre l’avantage en la déstabilisant...

Une rafale de vent accompagnée d’un violent coup de tonnerre ébranla la maison.

— J’en ai assez de ce temps épouvantable! s’écria Helen en frissonnant.

Elle plongea les assiettes dans le bac à vaisselle et commença à les laver. Jacob finit de débarrasser la table puis, prenant un torchon, il essuya les plats à mesure que la jeune femme les posait sur l’évier. Ils avaient dîné à la lueur de la torche électrique qui, en ce moment encore, éclairait faiblement la cuisine. En effet, la tempête avait occasionné une coupure d’électricité une heure auparavant et le courant n’avait pas été rétabli.

Helen et Jacob avaient à peine échangé quelques banalités au cours du repas. La jeune femme avait tenté d’engager la conversation afin de détendre l’atmosphère, mais son mari s’était montré peu disposé à la suivre sur ce terrain.

A quoi pensait-il, en ce moment? se demandait-elle. Pendant combien de temps resterait-il muré dans ce mutisme insupportable? Exaspérée, elle se saisit d’une casserole d’un geste si brusque que le récipient heurta l’évier.

— L’orage vous rend nerveuse, constata Jacob. A moins que je ne doive attribuer votre surexcitation à ma présence?

Elle le fusilla du regard et répondit : — Un bon point pour votre perspicacité! Vous avez

tout compris. — Si je provoque un tel effet sur votre personne, je

vous prie de m’en excuser. Et je pense qu’il vaudrait mieux que je vous laisse.

— Je le pense aussi. Elle se mit à frotter la casserole avec frénésie tandis

que Jacob se dirigeait vers la porte. Si seulement la pluie diluvienne, le tonnerre phénoménal, le vent furieux cessaient leurs assauts, l’atmosphère de la maison s’en trouverait assainie et ses occupants recouvreraient un peu de paix, songea-t-elle. Hélas, les éléments

semblaient se liguer pour rendre leur cohabitation impossible.

Alors qu’elle formulait cette pensée, une nouvelle rafale secoua la maison. Instinctivement, Helen s’éloigna de la fenêtre. A peine avait-elle atteint le centre de la pièce qu’elle entendit un fracas épouvantable au-dessus de sa tête. Pétrifiée, elle poussa un cri de terreur tandis que de gros morceaux de plâtre commençaient à tomber. A cet instant, la voix de Jacob appela :

— Helen ! Déjà, il lui saisissait la main et la tirait en direction de

la porte. Comme dans un cauchemar, elle vit le plafond et une partie du toit s’effondrer à l’endroit exact où elle se tenait une fraction de seconde auparavant. Par le trou béant ouvert sur le ciel, elle aperçut les restes du palmier que le vent avait déraciné et dont la chute avait occasionné la catastrophe. Un frisson la parcourut et elle se blottit dans les bras de son mari. Sans l’intervention de Jacob, elle aurait été ensevelie sous les décombres... En proie à une frayeur rétrospective, la jeune femme pensa s’évanouir. Son cœur battait à toute vitesse, le contour des choses s’effilochait dans une brume vaporeuse, autour d’elle tout présentait un aspect étrange, surréaliste. Lorsque, d’un geste très tendre, Jacob repoussa les mèches de cheveux qui lui tombaient sur le front, elle se rendit compte qu’il tremblait autant qu’elle.

— Dieu merci, vous n’avez rien ! murmura-t-il. Il se pencha; ses lèvres écrasèrent celles de la jeune

femme avec une telle ardeur qu’elle en eut le souffle coupé. Fait étrange, ce baiser qui aurait dû la désarmer complètement permit à Helen de recouvrer ses esprits. Non pas qu’il la laissât de marbre; au contraire, il faisait naître mille frissons délicieux dans sa chair. Mais ces sensations voluptueuses lui donnèrent tellement conscience de sa faiblesse que, par réaction, elle osa regarder la vérité en face : Jacob profitait d’une situation

dramatique pour arriver à ses fins! Eh bien, il apprendrait à ses dépens que la partie n’était pas gagnée.

Pourtant, la volonté de la jeune femme oscilla un instant tandis qu’une petite voix intérieure la ramenait à la raison. Finalement, elle repoussa Jacob et se tint prudemment à l’écart.

— Vous voilà rassuré sur mon sort, maintenant, déclara-t-elle d’un ton glacial. Alors, inutile de vous préoccuper de moi plus longtemps. Allons vérifier l’état des autres pièces.

Il passa une main lasse dans ses cheveux comme pour rassembler ses idées et dit :

— J’allais vous le proposer. Après avoir ramassé la torche miraculeusement

intacte, il sortit. Helen le suivit à travers la maison; ils ne tardèrent pas à découvrir que le salon, le bureau, la chambre de la jeune femme avaient subi le même sort que la cuisine. En tombant, l’arbre n’avait épargné que la pièce où Jacob dormait et la salle à manger. Partout ailleurs, on apercevait le ciel par le toit béant et un déluge s’abattait sur le plancher, les meubles, les tapis...

— Ne pouvons-nous mettre tout ceci à l’abri? demanda Helen, le cœur serré.

— Non, répondit Jacob avec un faible sourire. Il faut attendre la fin de la tempête pour entreprendre quoi que ce soit. Aucun être sensé ne s’aventurerait au-dehors par un temps pareil. Déjà tout à l’heure, en venant ici, j’ai cru que je n’atteindrais jamais la maison. Et pourtant, le vent ne soufflait pas avec cette violence!

— Votre taxi a rencontré des difficultés ? — Disons plutôt qu’il a fait en sorte de les éviter. Le

chauffeur a consenti à me transporter pendant quelques kilomètres seulement. Ensuite, il a rebroussé chemin. Et encore, je dois m’estimer heureux car personne d’autre n’avait accepté de quitter Nassau, estimant la course trop dangereuse.

Helen considérait Jacob, l’air stupéfait.

— Mais... comment avez-vous parcouru le reste du trajet? demanda-t-elle.

Il se mit à rire et s’exclama : — A pied, naturellement ! — A pied? Quelle folie! Rien ne vous obligeait à rentrer

dans ces conditions. Pourquoi n’êtes-vous pas resté en ville?

— Parce que je vous savais seule ici, Helen. La jeune femme n’en croyait pas ses oreilles.

Abasourdie, elle contempla Jacob comme si elle le voyait pour la première fois. Ainsi, il avait préféré mettre sa propre vie en danger plutôt que de la laisser sans aide dans la tempête! A cette pensée, quelque chose qui ressemblait à un sentiment de gratitude emplit le cœur d’Helen. Elle en éprouva aussitôt de l’étonnement et de la contrariété. Mais la voix de son mari la tira de ses pensées.

— Restez ici, dit-il. Je reviens tout de suite. Elle le vit disparaître dans la chambre restée intacte,

puis revenir quelques instants plus tard, portant un tas de couvertures, de plaids, de traversins... Spontanément, elle l’aida à transporter son fardeau dans la salle à manger. Là, il commença à étendre les pièces de literie sous la longue et massive table d’ébène.

— Passez-moi le reste, dit-il. Docile, elle s’exécuta et le regarda avec curiosité

installer les oreillers et les couettes. — Mais enfin, que faites-vous ? demanda Helen,

intriguée. — Je prépare une couchette sur laquelle nous

pourrons passer la nuit en toute sécurité, répondit Jacob en se redressant légèrement.

Jacob tapota la table et reprit : — Elle est assez solide pour nous protéger si, par

malheur, le reste du toit devait céder à la tempête. — Idée ingénieuse! Bravo! Je n’y aurais pas pensé.

— Oh, vous savez, je n’ai rien inventé. Il s’agit d’une pratique courante dans les pays habitués aux ouragans. Eh bien, qu’attendez-vous? Venez!

Comme son mari lui tendait la main, la jeune femme hésita.

— Allons, reprit-il sans la quitter des yeux, de quoi avez-vous peur, Helen? Puisque, manifestement, votre opinion à mon sujet n’a pas changé, je respecterai vos sentiments, et je jure sur l’honneur de me conduire d’une manière irréprochable.

Il se moquait d’elle ouvertement. Avec quel bonheur Helen l’aurait-elle giflé pour le punir de son impudence! Mais juste à cet instant, un craquement terrifiant l’alerta. Dans la pièce voisine, une autre partie du plafond venait de s’effondrer. Au diable les états d’âme lorsque le danger se précise et que l’on risque de recevoir des kilos de plâtre sur le dos! Bon gré mal gré, Helen se résigna à accomplir le geste que lui imposait la situation. Elle se glissa sur le lit de fortune, en prenant soin toutefois de se tenir à l’écart de Jacob.

Celui-ci tapota l’oreiller avant d’y poser sa tête, étendit ses longues jambes puis jeta un regard à sa montre.

— Presque 10 heures! constata-t-il. Essayons vite de dormir car un travail énorme nous attend demain matin.

Sur ces mots, il éteignit la torche. Recroquevillée, le menton sur les genoux, Helen épia son souffle dans l’obscurité, guettant le moment où le sommeil le surprendrait.

Lorsque la respiration de son mari devint régulière, et seulement alors, la jeune femme consentit enfin à s’allonger et à tirer la couverture sur son corps.

9. Helen s’éveilla en sursaut. Quelle heure pouvait-il

être? se demanda-t-elle. 1 heure du matin? 2 heures? Pas plus en tout cas. La tempête semblait apaisée, mais la jeune femme entendait encore résonner à ses oreilles le bruit infernal qui l’avait tirée de son sommeil. Elle s’assit, scruta l’obscurité. A côté d’elle, Jacob étouffa un juron. A la manière dont il tâtonnait désespérément autour de lui, elle devina qu’il cherchait la torche électrique. Il la trouva enfin et l’alluma aussitôt. L’ombre de son visage se profila alors, inquiétante, sur le mur.

— Restez ici, Helen, ordonna-t-il. Je vais voir ce qui se passe.

Elle perçut le bruit de ses pas dans le hall, puis plus rien.

Le silence total l’impressionna. « Un, deux, trois... » Mentalement, elle compta jusqu’à dix. Puis recommença. Comme Jacob ne revenait pas, l’angoisse se mit à la torturer. N’y tenant plus, elle s’extirpa de son lit de fortune et se dirigea vers la porte.

A peine eut-elle franchi le seuil qu’elle se rappela avoir remarqué une seconde torche, plus petite, sur un meuble. Elle s’apprêtait à aller la chercher lorsqu’un autre fracas épouvantable se fit entendre quelque part, dans la maison.

— Jacob! s’écria-t-elle, sous l’emprise de la panique. Où êtes-vous?

— Ici ! Dans le bureau. Mais, surtout, n’essayez pas d’entrer.

Dieu merci, il avait répondu; il vivait, il n’avait rien de grave! La jeune femme en aurait pleuré de joie. Vite, elle courut jusqu’à la petite pièce dont la porte était restée ouverte. Et là, les jambes tremblantes, la gorge nouée, elle vit Jacob s’extraire péniblement d’un fatras de plâtre et de débris de toutes sortes. A la lumière de la lampe qu’il brandissait, elle distingua son visage, ses cheveux couverts d’une poussière blanchâtre.

— Seigneur, que s’est-il passé ? demanda-t-elle. Mais déjà, il la saisissait par le bras, l’entraînait vers la

salle à manger. Quand ils eurent regagné leur position de repli, sous la table, elle l’interrogea de nouveau, anxieuse:

— Est-ce que le plafond s’est effondré ? — Oui. Mais je ne peux incriminer que ma stupidité.

Je me suis subitement souvenu d’avoir oublié des papiers importants sur mon bureau. J’ai voulu les récupérer et un morceau de la toiture s’est écroulé sur moi. Je crois avoir reçu des tuiles sur le dos.

Il toucha son épaule gauche et esquissa une grimace de douleur.

— Vous avez mal ? s’inquiéta Helen. Elle prit la torche et en dirigea le faisceau sur son

mari. — Seigneur! s’exclama-t-elle. Vous saignez! Otez votre

T-shirt, il faut que j’examine votre blessure. — Inutile de dramatiser! Il ne s’agit que d’une

égratignure. — Je ne vous demande pas votre avis. Pour une fois,

obéissez, Jacob Hunt. Visiblement amusé par son ton autoritaire, il répondit

avec un sourire moqueur : — Bien, madame, puisque vous l’exigez... Avec des gestes délicats, elle l’aida à retirer le

vêtement. Dès que son torse apparut, Helen poussa un petit cri horrifié. En fait d’égratignure, la peau portait une entaille longue, assez profonde, d’où le sang continuait de suinter. Autre signe inquiétant, la chair tuméfiée autour de la plaie avait pris une vilaine teinte violacée.

Le fait de lever le bras avait sans doute réveillé la douleur car Jacob serra les dents. Cependant, il se hâta de rassurer la jeune femme.

— Ce bobo paraît probablement beaucoup plus grave qu’il ne l’est en réalité.

Naturellement, il jouait les héros! songea Helen avec un brin d’exaspération.

— Je ne partage pas votre avis, Jacob, répliqua-t-elle. Si je ne soigne pas cette plaie, elle s’infectera.

Elle s’apprêtait à sortir de sous la table, mais son mari la retint par le poignet.

— Eh, où allez-vous ? demanda-t-il. — Chercher de l’alcool, des compresses... — Vous n’imaginez tout de même pas que je vais vous

laisser quitter cet abri! Contrairement à ce que vous pensez, je peux attendre la levée du jour sans pour autant mourir de septicémie.

— Peut-être. Mais je préfère ne pas vous offrir la possibilité de me le prouver.

D’un geste brusque, elle se dégagea et, s’éclairant avec la torche, elle parvint à atteindre la chambre de Jacob. La pièce, que la tempête avait épargnée, jouxtait une salle de bains, intacte elle aussi. Helen s’y précipita, fit couler de l’eau dans le lavabo, y plongea une serviette, l’essora tout en inspectant les lieux du regard. Ses yeux se posèrent sur un petit meuble blanc accroché au mur. L’armoire à pharmacie! Vite, elle l’ouvrit et constata avec satisfaction qu’elle contenait le nécessaire pour donner les premiers soins : coton hydrophile, compresses, pommade antiseptique... Poursuivant ses investigations, elle découvrit une cuvette de plastique dans laquelle elle commença à entasser ce dont elle avait besoin. Soudain, la voix de Jacob résonna derrière elle.

— Bon sang, vous au moins, quand vous avez décidé quelque chose..., disait-il.

Elle se retourna; à la lueur de la lampe qu’il tenait, elle le vit debout dans l’encadrement de la porte. Visage volontaire, cheveux drus, torse dont la nudité dévoilait la puissance... Jacob incarnait la force, l’assurance. En un mot, la virilité. Son attitude évoquait irrésistiblement la pose d’un félin aux aguets, prêt à bondir sur sa proie. L’envie vint à Helen de se jeter dans les bras de cet homme envoûtant.

Leurs regards se croisèrent. Dans les yeux de son mari, elle décela une étincelle de désir, un désir aussi ardent que le sien. Il semblait que leurs corps s’étaient imprégnés de la violence des éléments déchaînés. En fait, le danger ne venait pas de l’extérieur, songea la jeune femme dans un éclair de lucidité. Il prenait sa source dans sa propre chair, dans ses sens que la proximité de Jacob affolait. Alors, elle détourna les yeux de cet homme trop séduisant, puis continua à entasser flacons et tubes dans la cuvette.

— Vous a-t-on déjà dit que vous pousseriez à bout le plus patient des saints? demanda Jacob.

— A mon avis, vous n’avez rien d’un saint, rétorqua Helen sans le regarder.

Il se mit à rire et répliqua : — Dois-je en déduire que vous me classez dans la

catégorie des « pauvres pécheurs »? — Si vous m’aviez posé cette question il y a peu de

temps encore, j’aurais répondu « oui » sans hésiter. — Et maintenant ? — Maintenant, je vous conseille de retourner à l’abri

afin que je puisse soigner votre blessure, éluda Helen. Je suppose que vous ne tenez pas à recevoir d’autres tuiles sur le dos. Pour ma part, je ne me sens guère en sécurité ici.

En vérité, elle éprouvait surtout le désir d’interrompre une conversation scabreuse. Elle rassembla les derniers objets dont elle avait besoin et s’empressa de sortir.

Elle avait déjà installé son matériel sur une serviette étalée à la tête de leur lit de fortune lorsque Jacob la rejoignit.

— Asseyez-vous, ordonna-t-elle d’un ton péremptoire. Il est temps que je m’occupe de votre plaie.

Sans un mot, il obéit et prit place à côté d’elle. Elle inclina la torche afin d’éclairer l’épaule blessée puis, très délicatement, commença à laver l’endroit meurtri.

Depuis quelques minutes, la tempête s’était apaisée; après le bruit infernal de la nuit, le silence qui régnait

dans la maison et à l’extérieur semblait étrange, presque anormal. Inquiétant même. Si bien qu’Helen fut soulagée d’entendre Jacob demander :

— Maintenant que vous avez retiré le sang, la poussière, à quoi ressemble ce bobo, madame l’infirmière?

— Je pense que vous n’aurez pas besoin de points de suture, répondit-elle. Je vous préviens toutefois que vous souffrirez pendant plusieurs jours.

Jacob esquissa une grimace de douleur lorsqu’elle appliqua une compresse enduite de crème antiseptique sur l’entaille. Mais il recouvra sa superbe pour déclarer :

— Oh, ne vous tracassez pas, je survivrai. — Je n’en doute pas un instant, figurez-vous. Il en

faudrait beaucoup plus pour venir à bout d’un homme de votre trempe, Jacob.

A ces mots, il saisit la main de la jeune femme et la tint serrée dans la sienne.

— Je ne sais pourquoi, mais je n’arrive pas à considérer cette appréciation comme un compliment, observa-t-il.

— Il s’agit seulement d’un constat. — Mmm... à en juger d’après l’expression hostile de

votre regard, ce constat ressemble fort à un reproche. — Eh bien oui! Puisque vous tenez à connaître le fond

de ma pensée, vous m’énervez, Jacob, avec vos airs supérieurs. Vous n’avez jamais voulu admettre que vous apparteniez au commun des mortels. Vous avez toujours masqué vos souffrances physiques et morales, comme si vous en aviez honte.

— Qui m’en blâmerait, Helen? Très tôt, j’ai appris que si j’exhibais ma faiblesse, quelqu’un s’en servirait inévitablement contre moi. Quand on patauge dans la boue et que l’on doit lutter nuit et jour – comme je l’ai fait toute ma vie – pour gagner un endroit sec, il ne faut pas s’attendrir sur soi-même mais soigner son image de lutteur, de bagarreur. Et même lorsqu’on a réussi à atteindre ses objectifs, on reste vigilant afin de ne pas se

laisser déposséder des biens acquis au prix de tant d’efforts.

— Vous n’avez laissé aucune place dans votre vie à la tendresse, à la compassion. Avouez que ces deux mots vous font peur. Tellement que vous en devenez lâche.

— Oh, non, Helen, quelle erreur de jugement! Les sentiments que vous évoquez ne me sont pas étrangers. Seulement, je ne les sème pas à tous vents. Je les garde précieusement et je les offrirai, le moment venu, à la personne de mon choix.

Quelque chose dans la voix de Jacob – une intonation plus rauque, une vibration particulière – bouleversa Helen au point de lui couper le souffle. Sa colère tomba comme par enchantement, aussitôt remplacée par une autre émotion qu’elle n’aurait su nommer exactement mais dont la violence l’effraya. Elle détourna la tête afin de cacher la rougeur de son visage et se mit à bredouiller :

— Jacob... je... je ne... D’une main possessive, il lui souleva le menton et

l’obligea à le regarder en face. — Maintenant, dites-moi lequel de nous deux est le

plus lâche, mon amour? demanda-t-il en riant. Le cœur de la jeune femme s’accéléra. — Vos sarcasmes ne m’impressionnent pas, décréta-t-

elle néanmoins. — Ah bon? Préférez-vous que j’utilise un autre moyen

pour régler notre conflit? Il y a des années que nous aurions dû trouver une solution à nos difficultés, Helen. Peut-être aurions-nous, alors, orienté nos vies différemment...

Jacob fixa les lèvres de son interlocutrice avec tant d’insistance qu’elle baissa les yeux.

— Je ne comprends pas ce que vous insinuez, rétorqua-t-elle. Le seul conflit qui nous oppose prend ses racines dans le mal que vous avez causé à ma famille. Lorsque j’aurai accompli ma vengeance, les problèmes s’évanouiront.

— Un jour ou l’autre, il faudra abandonner ces idées de représailles, ma chérie. Je ne porte aucune responsabilité dans la situation financière désastreuse de votre père. Voulez-vous que je vous explique encore une fois...?

— Pas la peine! Jusqu’à preuve du contraire, je ne crois pas un mot de vos allégations.

— Allons, reconnaissez plutôt que la vérité vous effraie! Non seulement je n’ai pas causé la ruine des Sinclair, mais je ne cherche qu’à vous aider. Hélas, vous refusez de l’admettre comme vous refusez de reconnaître les véritables sentiments que je vous inspire.

— Et par quel miracle sauriez-vous mieux que moi ce que je pense de vous? Au moins, vous ne doutez de rien!

Helen défia son mari du regard. Sans se démonter, celui-ci se pencha vers elle. Décidément, son audace ne connaissait pas de limite, songea-t-elle, scandalisée. Comme elle le repoussait d’un geste brusque, elle l’entendit étouffer un petit cri de douleur.

— Oh, pardonnez-moi, Jacob, je ne voulais pas vous faire de mal.

Sous le choc, il avait fermé les yeux. Après quelques secondes, il rouvrit lentement les paupières puis la contempla un long moment d’une manière étrange avant de dire :

— Depuis notre première rencontre, nous ne cessons de nous faire du mal mutuellement, ma chérie. A mon avis, il serait temps d’arrêter là ce petit jeu cruel et d’occuper nos loisirs d’une manière plus agréable.

De nouveau, il approcha son visage de celui d’Helen. Instinctivement, elle détourna la tête en protestant :

— Non, Jacob, non ! Je vous interdis de m’embrasser. — Allons, Helen, rétorqua-t-il, pourquoi nier

l’évidence? Que vous l’admettiez ou non, votre bouche attend ce baiser, votre corps entier m’appelle, me désire.

Du bout du doigt, il effleura le cou de la jeune femme. Par crainte de toucher encore une fois sa plaie, elle n’osa pas bouger et se contenta de le supplier :

— Je vous en prie, laissez-moi ! Peine perdue! Loin de lui obéir, Jacob emprisonna sa

main et la posa sur son torse nu. Un long frémissement parcourut alors Helen. Elle parvint, cependant, à conserver son sang-froid.

— Je vous déteste, Jacob Hunt, lâcha-t-elle. Loin de se laisser décourager par ces paroles, il se mit

à caresser doucement ses seins à travers le mince tissu de sa chemise.

— Peut-être éprouvez-vous, en effet, de la haine à mon égard, mon amour, murmura-t-il, mais je reste persuadé qu’en cette seconde, ce n’est pas ce sentiment qui fait battre votre cœur comme un oiseau affolé.

Elle aurait voulu protester, jurer ses grands dieux qu’il se trompait – mais elle ne pouvait que subir son charme irrésistible. Impossible d’échapper à cet homme. Tout en lui respirait la sensualité : l’odeur de sa peau, ses cheveux drus dont quelques mèches retombaient sur son front hâlé, ses muscles vigoureux... Elle eut le temps d’apercevoir le dessin ferme des lèvres de son mari avant qu’il ne s’empare des siennes. Pétrifiée, elle ne songea même pas à résister. En cet instant, seuls existaient cette bouche exigeante, ces doigts à la fois doux et impatients au contact desquels ses seins se dressaient, gonflés de désir. Elle sentit son corps s’alanguir puis, tout à coup, elle chuchota :

— Je vous hais. — Répétez cela avec la conviction nécessaire et je vous

croirai, rétorqua-t-il dans un souffle. A ce moment précis, il se produisit une chose que la

jeune femme n’avait pas prévue : des larmes se mirent soudain à couler de ses paupières sans qu’elle pût les contenir. Jacob dut sentir la saveur saline de ces larmes sur sa bouche, car il s’écarta d’Helen et la dévisagea avec anxiété.

— Je vous en prie, ne pleurez pas, murmura-t-il. Je m’en veux d’avoir provoqué cette situation. Loin de moi

l’idée de vous faire du mal! Jamais je ne vous prendrai de force, je vous le jure.

La sincérité qui perçait dans sa voix bouleversa Helen. — Je sais, Jacob, murmura-t-elle. — Alors, puisque vous ne redoutez rien de la sorte,

pourquoi tremblez-vous ainsi? Il se leva et marcha nerveusement de long en large

dans la pièce sombre pendant quelques instants. Puis il revint et frappa du poing sur la table, comme sous l’emprise d’une colère incontrôlable. Jamais Helen ne l’avait vu perdre son sang-froid. Sans doute l’avait-elle poussé à bout pour qu’il se comportât de cette manière... La jeune femme comprit que la patience de son mari avait atteint ses limites.

— Je... je n’ai pas peur de vous, Jacob. Helen avait prononcé ces mots d’une voix très faible;

Jacob ne réagissant pas, elle pensa qu’il ne l’avait pas entendue. Pourtant, elle n’osa pas répéter ses paroles. Et puis, soudain, son mari s’agenouilla devant elle, si près que leurs souffles se mêlaient.

— Dans ce cas, Helen, expliquez-vous! s’exclama-t-il en la fixant d’un regard intense. Vous paraissez si bouleversée! Allez-vous enfin me dire pourquoi?

Elle ferma les yeux, éperdue, incapable de résister plus longtemps à la volonté de cet homme qu’elle prétendait haïr.

— Je ne tremble pas de peur, Jacob, dit-elle, mais de désir.

Cette fois, les paroles qu’elle retenait depuis des années avaient fini par franchir ses lèvres. Elle ouvrit les paupières et rencontra le regard de Jacob. L’espace d’un bref instant, elle y lut une expression d’incrédulité. Et puis, les traits de son mari se transformèrent comme sous le coup d’une avalanche d’émotions.

— Ma douce, ma tendre Helen..., chuchota-t-il. Viens! Tandis que la jeune femme se blottissait contre sa

poitrine, Jacob referma les bras sur elle et, dans un

gémissement passionné, la serra, l’embrassa avec une violence inouïe.

— J’ai envie de faire l’amour avec toi, murmura-t-elle. — Moi aussi, ma chérie... Je te veux depuis si

longtemps... Frémissante, docile, Helen se laissa déshabiller;

quand elle se trouva entièrement nue, elle s’allongea sur la couche de fortune et, les reins cambrés, les seins tendus, elle s’offrit aux caresses de son mari. Il maîtrisa son impatience, prit le temps de la contempler.

— Tu es belle, Helen, dit-il, les yeux brillants. Aussi belle que dans mes rêves...

— Jacob... Elle avait prononcé son nom d’une petite voix à peine

audible. En proie aux démons du désir, son corps vibrait d’impatience. Avec des gestes fiévreux, elle aida son mari à se dévêtir. Et bientôt, plus rien n’exista pour elle que les mains de Jacob sur ses hanches, ses seins, sa taille... L’univers se réduisait à la seule présence de cet homme envoûtant dont les caresses magiques l’entraînaient hors du temps.

« Le paradis... », songea Helen dans un ultime instant de lucidité. Puis elle perdit toute notion de la réalité.

10. Helen cligna des paupières sous la lumière aveuglante.

La couleur du ciel, ce matin, évoquait l’or pur. Sa splendeur infinie vira soudain au rose lorsque le soleil se leva, jetant sur l’océan une multitude de reflets chatoyants. Encore quelques instants et le bleu, très pâle d’abord, dominerait, annonçant une journée magnifique.

Impossible de croire que, quelques heures seulement auparavant, la tempête faisait rage, songea la jeune femme. Et pourtant, il suffisait de poser les yeux sur la plage pour prendre conscience de l’ampleur du cataclysme de la nuit. Partout, ce n’étaient que débris déposés sur le sable par les vagues en furie, feuilles de palmiers arrachées par le vent... Le voilier de Jacob gisait sur la plage, couché sur le flanc, le mât brisé, la coque éventrée. Et la maison, avec son toit en partie décapité, témoignait aussi de la violence avec laquelle les éléments s’étaient déchaînés.

Quel lien secret unissait la nature et les hommes? se demanda Helen en soupirant. Une connivence mystérieuse existait entre les êtres humains et l’air qu’ils respiraient, elle en était certaine. Sans cette maudite tempête, jamais elle ne se serait jetée dans les bras de Jacob pour se donner à lui sans réserve. Oui, il fallait considérer cet instant d’égarement comme une aberration de ses sens due à un dramatique phénomène météorologique!

La voix de son mari la tira de ses pensées. — Quel désastre, n’est-ce pas ? Convaincue que ce constat concernait leurs ébats

fougueux de la nuit, elle rougit jusqu’aux oreilles et n’osa affronter son regard. Pourtant, lorsqu’il s’approcha, elle se retourna et comprit alors qu’il faisait allusion aux dégâts occasionnés par l’ouragan.

Helen hocha la tête en silence et s’empressa de détourner les yeux. Le souvenir de leurs étreintes

passionnées, de leurs baisers, de leurs caresses ne l’avait pas quittée depuis qu’elle s’était éveillée...

Après avoir murmuré quelques vagues paroles d’excuse, Helen esquissa un pas en direction de la salle à manger. Mais Jacob l’empêcha d’aller plus avant. D’un geste autoritaire, il saisit sa main, la contraignant à le regarder.

— Pourquoi me fuis-tu, Helen? demanda-t-il. Ce qui s’est passé entre nous cette nuit est bien réel. Tu t’es donnée à moi sans que je t’y oblige. Que tu le veuilles ou non, tu n’y peux rien changer.

Le timbre rauque de sa voix la bouleversa profondément. Elle ferma les paupières l’espace d’une fraction de seconde, puis parvint tout de même à se ressaisir.

— En effet, rétorqua-t-elle en défiant Jacob du regard. J’ai fait l’amour avec toi de mon plein gré. Mais cela ne signifie pas que je souhaite renouveler l’expérience.

— Allons, Helen! As-tu l’intention de me laisser croire que tu as agi par caprice? Ou que tu m’as accordé tes faveurs comme ça, sans raison? Non, ma chérie, inutile d’inventer des excuses! Tu me désirais autant que je te désirais et je sais que ce sentiment partagé restera le facteur déterminant de notre avenir.

Jacob attira la jeune femme contre sa poitrine, la serra dans ses bras à l’étouffer. Comment rester indifférente à la chaleur de ce corps vigoureux dont elle connaissait la force, la sensibilité? Un corps que ses propres mains avaient caressé avec passion? Tandis qu’une délicieuse langueur envahissait Helen, une émotion la saisit, merveilleuse, magique, semblable à celle qu’elle avait éprouvée au cœur de l’orage auprès de cet amant magnifique. Néanmoins, dans un sursaut d’énergie, elle se débattit en protestant :

— Non! Nous ne ferons plus jamais l’amour. Nous nous sommes mépris tous les deux sur cette force mystérieuse qui nous a précipités l’un vers l’autre. Ce n’était pas du désir mais un autre sentiment... Un

sentiment que je ne saurais nommer, peut-être parce qu’il ne signifie pas grand-chose... D’ailleurs, sans cette tempête, rien ne se serait passé. L’imminence du danger pousse parfois les êtres humains à agir d’une manière aberrante.

Jacob repoussa légèrement Helen et la fixa un long moment.

— Honnêtement, ma chérie, crois-tu vraiment ce que tu avances? demanda-t-il enfin d’un ton amusé.

Il se mit à rire tandis que ses yeux jaugeaient avec une insupportable impudeur les hanches, les seins de la jeune femme.

— Ecoute, répliqua-t-elle sèchement, qu’est-ce que cela prouve? La première femme venue n’aurait pas réagi autrement dans les bras d’un amant aussi habile que toi. Alors, je t’en prie, ne va pas imaginer quelque scénario stupide...

— Mmm... Je vois... Un hochement de tête, puis Jacob la relâcha. Il alla

ensuite s’adosser contre la balustrade de la terrasse; les bras croisés sur sa poitrine nue, il observa Helen en silence pendant quelques instants. Malgré le pansement qu’il portait toujours à l’épaule et ses traits marqués par la fatigue, il restait séduisant en diable. Rien qu’à le regarder, Helen sentait son cœur s’affoler, le sang battre à ses tempes, une langueur dangereuse envahir son corps.

— Ton explication pourrait peut-être me convaincre, reprit soudain Jacob. Mais tu as oublié une chose.

— Ah oui? Et laquelle? demanda-t-elle, sur le qui-vive. — Tu étais vierge, ma chérie. Comme elle le fixait, désemparée, il continua avec un

petit sourire entendu : — Penses-tu vraiment que ce petit détail ait échappé à

ma vigilance? Non, bien sûr! Bon, maintenant, examinons sérieusement ton interprétation des faits, veux-tu? Si je dois croire tes paroles, tu te serais donnée à moi uniquement parce que je me suis trouvé là au bon

moment. Allons, Helen! J’imagine que la vie t’a offert d’autres opportunités de céder à un homme. A Richard, par exemple! Depuis le temps que vous sortiez ensemble, tu aurais eu mille fois l’occasion de devenir sa maîtresse. Et, probablement n’a-t-il pas manqué de te le proposer. Puisque tu ne t’es jamais résolue à franchir le pas avant cette nuit, j’en conclus que tu n’en as jamais éprouvé l’envie. Cela me paraît étrange, Helen, à moins que... Oui, sans doute me manque-t-il un élément pour juger correctement de la situation. J’aimerais connaître ton opinion là-dessus.

— Je... Je ne... La jeune femme s’interrompit, incapable de trouver

une réplique cohérente tant la confusion de son esprit était grande. Jacob profita de son embarras pour la pousser dans ses derniers retranchements.

— Tu as toujours prétendu me haïr, déclara-t-il. Hier soir encore, tu as brandi cette haine comme un étendard. Mais maintenant, en cette seconde, peux-tu, la main sur le cœur, affirmer que tu me détestes?

Helen ne dit rien et se contenta de fixer Jacob. Hélas, plus elle le regardait, plus ses idées s’obscurcissaient.

— Helen, vas-tu parler, à la fin? insista-t-il. A cette seconde, une petite voix venue du fond de sa

conscience souffla à la jeune femme la seule réponse qui ne la rendît pas coupable de parjure. Mais si elle livrait cette réponse à Jacob, il ne manquerait pas d’affirmer le pouvoir qu’il exerçait sur sa personne... Elle avait déjà commis deux erreurs impardonnables, la première en acceptant de l’épouser, la seconde en faisant l’amour avec lui. Cette fois, Helen se jura de se tenir sur ses gardes.

— Les moments que nous avons partagés cette nuit n’ont rien changé, Jacob, décréta-t-elle avec toute la conviction possible.

Il s’écarta de la balustrade, marcha vers la porte-fenêtre du salon. Avant d’entrer, il se retourna.

— Parfait, Helen! s’exclama-t-il avec un sourire moqueur. Restons-en là pour l’instant. Un jour ou l’autre, tu finiras par admettre la vérité. D’ailleurs, depuis hier soir, tu as progressé d’une manière remarquable dans ce sens.

Et sans accorder plus d’attention à la jeune femme, il entra dans la maison.

Le soir tombait lorsque Helen arriva à Londres. Un

taxi la conduisit à l’appartement, qu’elle trouva inoccupé. Manifestement, son père prolongeait son séjour dans la maison de Jacob, où le brave Baxter veillait sur lui. Elle jugea donc inutile de se précipiter pour annoncer son retour au vieil homme.

Sans même s’accorder le temps de défaire ses bagages, elle se laissa tomber dans un fauteuil, épuisée par le voyage, l’âme en proie à un affreux tourment. Jacob se mettrait-il à sa poursuite? Il devait avoir pris connaissance, maintenant, de la lettre qu’elle avait laissée à son intention...

Il s’était absenté afin de chercher un homme du pays susceptible de l’aider à réparer les dégâts occasionnés par la tempête. Jusqu’au dernier moment, elle avait craint qu’il ne la surprît et ne s’opposât à son départ. Cependant, sans doute bénéficiait-elle d’un état de grâce car tout s’était passé sans difficulté. Elle avait pu gagner l’aéroport de Nassau avant le retour de son mari et, par chance, il restait une place dans le dernier avion en partance pour Londres.

Il n’empêchait qu’une crainte horrible la tenaillait. Connaissant Jacob, elle savait qu’il ne s’avouerait pas vaincu si facilement.

Après un moment de détente, la jeune femme se décida à ranger ses affaires. Juste à cet instant, quelqu’un sonna à la porte. Qui venait lui rendre visite? se demanda-t-elle, à la fois surprise et inquiète. Tous la croyaient encore en train de se prélasser sous le soleil des

Bahamas... Elle entrouvrit le battant et resta pétrifiée en découvrant Richard sur le seuil.

— Bonjour, Helen! dit-il avec un large sourire. Alors, cette lune de miel est terminée?

— Que veux-tu, Richard? demanda-t-elle. Et par quel miracle savais-tu que j’étais rentrée?

— Oh, en fait de miracle, je me trouvais à l’aéroport où j’étais venu réserver une place sur un vol pour les Etats-Unis quand je t’ai aperçue. Comme tu n’étais pas accompagnée de ton cher époux, j’ai sauté sur l’occasion de te voir en tête à tête.

— Je suis désolée, mais j’ai à peine eu le temps de déposer mes bagages et...

— Ah, non, Helen! Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça. Pas avant que nous ayons discuté. J’ai deux ou trois renseignements à te communiquer, figure-toi.

Au mépris de toute politesse, Richard força le passage. Quand il fut dans le hall, il considéra Helen d’un air moqueur et déclara :

— Avant tout, je tiens à te rassurer. Ne va surtout pas croire que j’ai l’intention de te sauter dessus, cette fois! Tu ne risques rien. Puisque tu m’as préféré Hunt, assume les conséquences de ton choix! En ce qui me concerne, je ne me battrai pas pour occuper sa place. Même si elle est, semble-t-il, devenue vacante... Que s’est-il passé, ma chérie? As-tu soudain pris conscience de ton erreur? Quoi qu’il en soit, quand je t’aurai révélé certaines choses, tu ne tarderas pas à regretter d’avoir épousé Hunt.

L’intonation de Richard donna la chair de poule à Helen. Lentement, elle ferma la porte tandis qu’il se dirigeait vers le salon. Lorsqu’elle le rejoignit, il occupait déjà l’un des fauteuils. Confortablement installé, jambes croisées, il la dévisageait d’un air narquois.

— Tu ne sembles pas pressée d’entendre ces révélations, Helen. Permets-moi de m’en étonner.

Elle le considéra en silence pendant quelques secondes, médusée. Cet homme qui prenait possession

des lieux avec une désinvolture frisant la grossièreté, qui la narguait au mépris de toutes convenances, n’avait rien de commun avec le Richard d’autrefois. Il avait tellement changé qu’il en devenait presque effrayant. Et cette manière de s’immiscer dans la vie privée des autres! De quoi se mêlait-il? Tout de même, Helen devait l’admettre, il avait réussi à piquer sa curiosité. Malgré le sentiment d’aversion qu’il lui inspirait en cet instant, elle s’assit en face de lui.

— Je t’écoute, dit-elle posément. Qu’as-tu de si important à me dire?

— C’est à propos de ton cher mari, justement. Pendant que vous couliez tous les deux des jours heureux aux Bahamas, j’ai mené ma petite enquête à votre sujet et j’ai rassemblé quelques éléments très intéressants. On m’a raconté, par exemple, que Hunt réglait tes factures, qu’il vous logeait, ton père et toi, gratuitement... J’en déduis que Jacob t’a achetée comme il a acheté l’entreprise et la maison familiale des Sinclair...

Touchée au vif, Helen l’interrompit : — Je t’interdis... Mais il poursuivit, impitoyable : — Ou, si tu préfères, je peux formuler ce constat

autrement : tu as épousé Jacob Hunt uniquement pour son argent.

— C’est faux ! protesta-t-elle. Il se leva, un sourire cruel aux lèvres et les yeux

étincelants de haine. — Je maintiens ce que j’ai affirmé, déclara-t-il. Et

puisque tu t’es mariée par intérêt, j’aimerais savoir comment tu réagiras quand tu auras découvert que la fortune de Jacob s’est envolée.

— Je ne comprends pas. De quoi parles-tu? Est-ce que... Il arrivé quelque chose? Jacob est-il en difficulté?

— Mmm... On peut dire ça comme ça..., répondit Richard, visiblement aux anges. Tu vois, ma chérie, le vent tourne quelquefois. Lors de notre rencontre, il ne m’était guère favorable. Dieu merci, face à l’adversité, j’ai

trouvé le courage de lutter et d’agir d’une manière constructive. Et, le croirais-tu, cette fois, le sort s’est montré généreux à mon égard.

Après un bref regard à sa montre, il ajouta : — Désolé de ne pas entrer dans les détails, mais je dois

partir si je ne veux pas manquer cet avion. Il marcha jusqu’à la porte puis se retourna : — Bientôt, tu seras la seule richesse de Hunt... A

condition que tu acceptes de rester avec lui, naturellement. Ce qui m’étonnerait. Adieu, Helen! Comme nos chemins ne se croiseront probablement plus, je te souhaite bonne chance. Ton mari et toi en aurez besoin! Oh, à propos... Si Jacob s’interroge sur l’origine de ce changement de fortune, n’hésite pas à lui dire que tout est arrivé à cause de vous.

Cette fois, Richard en avait terminé. Il se décida enfin à sortir, laissant la jeune femme hébétée.

Quand elle entendit la porte se refermer derrière son ancien ami, elle recouvra ses esprits et tenta d’analyser les paroles énigmatiques qu’il venait de prononcer. Chose certaine, Richard s’était vengé de Jacob. Mais de quelle manière? Avait-il vraiment, comme il l’avait insinué, coulé la Générale Electronique Hunt? Ou avait-il seulement commencé à effectuer quelques manœuvres sournoises dans cette intention? Peut-être qu’en intervenant tout de suite, Jacob pourrait encore éviter le pire? Vite, il fallait l’avertir du danger qu’il encourait.

Pendant trois heures, Helen essaya de joindre son

mari par l’intermédiaire du bureau de poste de Nassau. Mais chaque fois elle obtint la même réponse : « En raison des dégâts occasionnés par la tempête, les communications téléphoniques avec la province ont été interrompues. Veuillez renouveler votre appel ultérieurement. » En désespoir de cause, la jeune femme se résigna à attendre le lendemain. Elle se rendit dans la salle de bains, se dévêtit et se glissa sous la douche.

L’eau tiède détendit son corps, apaisa son esprit. Pourtant, dès qu’elle eut revêtu sa chemise de nuit, l’inquiétude la submergea de nouveau. Mais que faire, sinon essayer de dormir? Elle regagna sa chambre et s’apprêtait à se glisser dans le lit lorsqu’elle aperçut un filet de lumière filtrer sous la porte. Tiens, elle aurait pourtant juré qu’elle avait éteint toutes les lampes...

Elle pénétra dans le salon et s’arrêta, interdite. Jacob, en chair et en os, se tenait debout, près du bureau. Il lui décocha un regard furieux avant de s’exclamer :

— Bon sang, Helen, tu aurais pu au moins me saluer avant de partir, au lieu de t’enfuir comme une voleuse!

— Mais... comment as-tu fait pour arriver ici si vite? demanda-t-elle, bégayant sous l’effet de la surprise. Je croyais qu’il n’y avait plus d’avion en partance pour Londres, aujourd’hui. D’ailleurs, je... j’ai essayé de te contacter toute la soirée.

— Vraiment? Et pour quelle raison? Aurais-tu subitement éprouvé un quelconque remords? J’ai peine à le croire!

Jacob marcha vers la jeune femme sans la quitter des yeux. Quand il arriva près d’elle, il sourit.

— Pour répondre à ta question, j’ai affrété un avion et ensuite, j’ai sauté dans un taxi. Comme j’avais gardé une clé de l’appartement, je suis entré sans problème. Voilà, je n’ai rien à ajouter. Maintenant, à toi de me donner des explications!

— Je t’ai laissé une petite lettre. Il ne dit rien, la fixa seulement d’un air si glacial

qu’elle baissa la tête. — J’espère que tu l’as trouvée, reprit-elle d’une toute

petite voix. — Tu appelles cela une lettre ? Il fouilla dans sa poche, en extirpa un morceau de

papier chiffonné qu’il jeta sur la table avant de demander:

— Combien de temps t’a-t-il fallu pour écrire noir sur blanc le fond de ta pensée en des termes aussi précis?

— Ecoute, Jacob, notre mariage repose sur un malentendu, rétorqua-t-elle, ignorant le sarcasme.

— Et, d’après toi, ce malentendu ne peut se régler que par le divorce?

Ce dernier mot déchira le cœur d’Helen. Pourtant, elle parvint à dire d’une voix ferme :

— Il n’existe pas d’autre solution. — Vu de ton côté, peut-être. D’ailleurs, depuis le

début, tu as tout programmé pour que nous en arrivions là, n’est-ce pas?

Les larmes affluèrent aux paupières d’Helen. — Non ! protesta-t-elle, jamais je n’ai... Sans la laisser achever sa phrase, il s’exclama avec

ironie : — Félicitations! Le jury le plus sévère t’accorderait le

prix d’excellence en hypocrisie. Avoue que ce qui s’est passé entre nous la nuit dernière faisait partie de ton plan machiavélique! En revanche, tu n’avais pas prévu d’éprouver du plaisir dans mes bras. Quand tu as constaté que ton corps t’avait trahie, tu as décidé de prendre la fuite. La petite note explicative que tu m’as laissée – « je considère notre mariage comme une erreur. Mieux vaut y mettre fin tout de suite. Je compte sur toi pour engager les procédures du divorce » – était censée me donner le coup de grâce, n’est-ce pas, ma chérie?

— Tu te trompes, Jacob! Comment aurais-je prévu qu’il y aurait une tempête et que... que nous...

A l’évocation de leurs étreintes, l’embarras gagna la jeune femme; ses joues s’empourprèrent et elle se tut.

— Que nous ferions l’amour? Tu n’oses pas prononcer ces mots, n’est-ce pas? Pourquoi cette pudeur? Tu t’es montrée beaucoup moins réservée, cette nuit, quand tu as répondu à mes caresses. D’ailleurs, depuis, je m’interroge sur la raison de cette spontanéité à laquelle, je l’admets, je ne m’attendais pas.

Un haussement d’épaules, puis il continua ; — J’ai d’abord cru que tu me désirais vraiment.

Cependant, quand j’ai lu ta lettre, j’ai aussitôt pris

conscience de mon erreur. Tu as seulement voulu mettre à exécution ton plan de vengeance. Et tu as jugé que le meilleur moyen de me punir était de me toucher dans mon orgueil d’homme, dans ma virilité. Tu m’as accordé tes faveurs, tu m’as abandonné ton corps et tu as disparu tout de suite après, sans autre explication que ces quelques mots remettant en cause notre mariage. Cela uniquement dans l’intention de m’humilier.

— Non, Jacob ! Ne m’accuse pas sans savoir... Elle hésita un instant avant de trouver la force

d’avouer la vérité. — Je... j’ai accepté de t’appartenir parce que j’en avais

envie, Jacob. Inutile de chercher d’autres raisons. Il la considéra en silence pendant quelques secondes.

Puis il alla se servir un verre de whisky, dont il but une gorgée lentement, avant de s’exclamer :

— Vraiment? Je me réjouirais volontiers de cette bonne nouvelle mais, hélas, je n’en crois pas un mot. Ce qui s’est passé cette nuit, tu l’avais prévu depuis le début. Depuis que tu mijotais ta vengeance. Peut-être n’avais-tu pas planifié la date exacte de nos ébats amoureux – je te l’accorde –, mais tu as su profiter des circonstances d’une manière très habile. Bravo!

— Jacob... je t’assure..., protesta Helen. D’une voix sarcastique, tranchante, il l’interrompit. — Parlons un peu de notre contrat, maintenant, ma

chérie. Il précisait que c’était moi et moi seul qui pourrais mettre fin à notre mariage au cours des six premiers mois. A l’évidence, tu as voulu me manipuler pour m’obliger à en arriver à cette extrémité. Mais tu me sous-estimes. Désolé, Helen, nous ne divorcerons que lorsque j’en aurai décidé ainsi et si je le décide un jour...

Après avoir décoché un regard arrogant à la jeune femme, Jacob tourna les talons et se dirigea vers la porte. Helen le rattrapa et l’obligea à lui faire face.

— Tu n’as pas le droit de porter ces accusations contre moi, déclara-t-elle, les yeux brillants d’une fureur qu’elle ne maîtrisait plus. Si, comme tu le prétends, je n’aspirais

qu’à te porter un coup fatal, pourquoi aurais-je passé trois heures à essayer de te contacter au lieu de laisser Richard aller tranquillement au bout de son plan diabolique? Une fois qu’il aurait réussi à te mettre sur la paille, j’aurais assisté à ta descente aux enfers en applaudissant des deux mains. Eh bien, tu vois, Jacob, en cette seconde, je regrette de ne pas l’avoir encouragé dans cette voie.

Il fronça les sourcils, l’air subitement inquiet. — Qu’est-ce que Jackson vient faire dans cette

histoire? demanda-t-il. Et de quel plan diabolique parles-tu?

— Je ne sais pas exactement ce qu’il manigance. Et cette incertitude rend ses menaces encore plus effrayantes.

D’un seul coup, la jeune femme sentit sa colère s’envoler. Elle laissa retomber son bras dans un geste de découragement.

— Parle, Helen ! ordonna Jacob. Répète-moi chacune de ses paroles.

Sa voix s’était radoucie, mais Helen comprit qu’il doutait encore de sa bonne foi. Néanmoins, elle jugea préférable d’oublier pour l’instant les terribles accusations qu’il avait portées contre elle. Après avoir expliqué les circonstances de sa rencontre avec Richard, elle rapporta leur conversation le plus fidèlement possible; quand elle eut terminé, Jacob la contempla comme s’il cherchait à lire le fond de ses pensées.

— Eh bien, il me reste à découvrir ce que Jackson mijote, déclara-t-il enfin. Une chose, cependant, m’étonne. Pourquoi as-tu décidé, malgré tout, de m’avertir du danger qui me guettait?

Intimidée soudain, la jeune femme détourna la tête. — Est-ce que tu me hais toujours, Helen? demanda

encore Jacob. Le timbre rauque de sa voix éveilla en elle des

sensations étranges. Une délicieuse langueur la pénétra et un long frisson parcourut son corps. En un éclair, le

souvenir de leurs étreintes la submergea. Lentement, elle reporta les yeux sur son mari. Le message silencieux, sensuel qu’elle découvrit dans son regard ne fit qu’augmenter son trouble.

— Non, Jacob, je ne te hais pas, répondit-elle dans un souffle.

A ces mots, il se pencha et l’embrassa avec une ardeur farouche, sauvage. C’était un baiser d’amant passionné, certes, mais aussi celui d’un guerrier superbe venant de remporter une victoire après une lutte longue et difficile. Lorsque leurs bouches se séparèrent, Helen éprouva un violent sentiment de frustration. Pendant quelques instants encore, Jacob la tint serrée contre sa poitrine.

— J’attends ce moment depuis longtemps, Helen, chuchota-t-il. Depuis très longtemps.

Puis, brusquement, il s’écarta. Déjà, il marchait vers la porte. Elle aurait voulu le retenir, mais elle resta sur place, incapable de bouger, pétrifiée par ce qu’elle venait de découvrir: elle aimait Jacob Hunt! Elle l’avait toujours aimé, même lorsqu’elle croyait le haïr. Dire qu’elle avait porté ce sentiment dans son cœur pendant des années sans jamais se l’avouer, tellement cette vérité lui paraissait effrayante!

Cependant, à présent qu’elle avait osé la regarder en face, elle ne pouvait la garder secrète. Il fallait qu’elle en fasse l’aveu à son mari.

11. Plusieurs jours s’écoulèrent dans une monotonie

exaspérante. Chaque matin, au réveil, Helen se demandait si Jacob la contacterait et, le soir venu, elle se couchait avec la même déception au fond du cœur. Pourtant, il n’avait pas quitté la ville. Elle le savait par Edward Sinclair, à qui elle avait téléphoné le lendemain de son retour.

Naturellement, la jeune femme n’avait pas avoué à son père la raison exacte pour laquelle elle était rentrée plus tôt que prévu. D’ailleurs, la tempête n’offrait-elle pas un prétexte plausible? Prétexte que le vieil homme avait accepté sans difficulté. Apparemment, l’absence de sa fille ne l’avait pas affecté. Il se portait comme un charme, arborait une humeur joyeuse et semblait ravi d’avoir passé un moment à la campagne en compagnie de Baxter.

Il avait, toutefois, proposé de libérer la maison et de retourner s’installer dans l’appartement, mais Helen s’y était fermement opposée : elle avait décidé de ne pas bouger jusqu’à ce que son mari lui eût donné signe de vie.

Tout de même, le vendredi, la jeune femme jugea que cette situation avait assez duré. Après tout, pourquoi s’entêter à attendre Jacob? Celui-ci était sans doute occupé à essayer de découvrir ce que Richard manigançait dans l’ombre. Pas étonnant, dans ce cas, qu’il n’ait pas trouvé le temps de téléphoner! songeait Helen. Mais rien ne l’empêchait d’aller le trouver pour lui dire qu’elle l’aimait. Oui, il fallait qu’elle se libère de ce secret. Elle ne pouvait plus retarder le moment qui changerait le cours de leur existence.

Sa décision prise, Helen se sentit tout à coup intimidée à l’idée de reparaître devant son mari. Jamais elle n’avait autant souhaité plaire à un homme. Elle voulait qu’en la voyant, les yeux de Jacob brillent d’admiration, de désir... Alors, elle s’affaira à sa toilette

avec un soin particulier, mit un temps fou à se maquiller, essaya plusieurs coiffures avant d’opter pour un chignon mousseux et, après avoir passé en revue sa garde-robe, choisit une élégante robe bleu nuit.

Un dernier regard au miroir... Helen esquissa un sourire satisfait, certaine que Jacob ne pourrait lui résister. Elle ferma les paupières, imagina les mains de son mari autour de sa taille, sur ses seins, ses hanches... Oh, goûter de nouveau la saveur des lèvres chaudes de cet homme envoûtant, s’enivrer du parfum viril de sa peau... Et ses doigts si habiles dont elle sentait encore la douceur... L’évocation de ces moments merveilleux éveillait en elle un bouquet d’émotions intimes, exacerbait ses sens, rendait encore plus urgente leur rencontre. Vite, elle se saisit de son sac et quitta la chambre.

Elle traversa le hall, ouvrit la porte et... se heurta au préposé des postes. Celui-ci lui remit une lettre, qu’elle décacheta machinalement. L’esprit vagabondant encore dans les sphères du rêve, elle parcourut la missive d’un regard distrait, et il fallut plusieurs secondes pour que les mots dactylographiés prennent un sens à ses yeux.

Lorsque enfin elle comprit la signification du message, un grand froid la saisit. Le courrier portait la signature de l’avocat de Jacob; il informait Helen que son mari avait l’intention d’engager les procédures du divorce et la priait de prendre contact au plus vite avec son propre avocat.

Jacob voulait mettre un terme à leur mariage! Sous le choc de la nouvelle, Helen se mit à trembler. Que s’était-il donc passé depuis leur dernière rencontre pour qu’il en arrivât à cette décision que rien ne laissait présager? Il s’agissait sans doute d’un malentendu. D’une erreur. Oui, il ne pouvait en être autrement. La jeune femme s’accrocha à cet espoir comme si sa vie en dépendait.

Comment arriva-t-elle jusqu’au bureau de Jacob?

Helen n’aurait su le dire. Elle se rappelait seulement

s’être ruée dans sa voiture et avoir mis le moteur en marche; elle se retrouvait maintenant devant Annette. Entre ces deux instants, un trou noir!

— Je regrette, mademoiselle Sine... heu... pardonnez-moi... madame Hunt..., disait la secrétaire. M. Hunt ne souhaite pas qu’on le dérange.

— Ah, oui, vraiment? s’exclama Helen. Eh bien, tant pis! Il fera une exception pour moi.

Sur ces mots, elle franchit d’un pas décidé l’espace qui la séparait de l’antre de son mari. Depuis le seuil, elle le vit assis derrière son bureau. Il avait retiré sa veste et retroussé les manches de sa chemise. Les cernes de ses yeux trahissaient une lassitude certaine, mais ajoutaient aussi à son charme. Un charme qui agit instantanément sur Helen. Rien qu’en posant les yeux sur le visage merveilleusement sculpté de Jacob, sur ses lèvres gourmandes, elle sentit son cœur s’accélérer. Il leva la tête et l’observa, l’air indifférent.

— Annette ne t’a-t-elle donc pas dit que j’étais très occupé? demanda-t-il d’un ton flegmatique.

— Heu... si, mais... il faut que je te parle, répondit la jeune femme.

— Bon, je t’écoute. Mais je te préviens; je n’ai que quelques minutes à t’accorder.

Helen referma la porte et traversa la pièce. Arrivée devant son mari, elle s’arrêta.

— Tu aurais pu me téléphoner, déclara-t-elle. Voilà presque une semaine que je m’inquiète. As-tu au moins réussi à savoir ce que Richard complote?

Avec un sourire ironique, son mari répliqua : — Il n’y a pas lieu de s’en faire, Helen. J’ai réglé ce

problème; je n’ai rien à redouter de Richard. Si c’était là le seul objet de ta visite...

Sans prêter plus d’attention à la jeune femme, Jacob se plongea dans l’étude d’un dossier. Quel dédain! pensa Helen, horriblement vexée. S’il comptait se débarrasser d’elle aussi facilement, il se trompait. Cédant à un

mouvement de colère, elle ouvrit son sac, en sortit la lettre de l’avocat et la jeta sur le bureau.

— En fait, Jacob, deux raisons m’ont amenée ici, déclara-t-elle d’un ton hargneux. Nous avons évoqué la première. Passons à la seconde!

Le doigt pointé sur la missive, elle demanda : — Qu’est-ce que cela signifie ? Jacob jeta un vague regard sur le feuillet, puis

consentit à lever la tête. L’air narquois avec lequel il considéra Helen ne fit qu’augmenter la fureur de cette dernière.

— Question pour le moins étonnante! s’exclama-t-il. Ce courrier me paraît très explicite, pourtant. Je veux simplement divorcer. Et je ne comprends pas pourquoi cela te perturbe. D’après les clauses de notre contrat, tu ne manqueras de rien. Peu de femmes peuvent se vanter de se tirer d’une situation identique avec autant d’avantages : une semaine à peine de vie commune, le devoir conjugal réduit à une seule nuit, et te voilà à l’abri du besoin pour le restant de tes jours! Pas mal, non?

Son impertinence dépassait les bornes! Cette manière de tourner en dérision les moments d’intimité qu’ils avaient partagés avec la même passion frisait la cruauté. L’envie, irrésistible, vint à Helen de le gifler.

— Tu n’as pas le droit de tout gâcher, espèce de sauvage, s’écria-t-elle en s’approchant de lui.

Elle levait la main, prête à le frapper, quand, plus vif qu’elle, il la saisit par le poignet.

— Et toi, avais-tu le droit de te conduire comme tu l’as fait? Tu m’as épousé dans l’espoir de te venger de je ne sais quels actes abominables que j’aurais commis. Mais as-tu imaginé un seul instant que j’avais aussi de vieux comptes à régler? Non, n’est-ce pas? Ton désir de prendre ta revanche t’aveuglait tellement que tu ne voyais pas plus loin que le bout de ton nez. Le monde se réduisait à ton seul univers de bourgeoise gâtée, victime tout à coup d’un revers de fortune.

Il se leva, attira brutalement la jeune femme contre lui, la fixa intensément dans les yeux et la questionna :

— Pourquoi es-tu venue, Helen? Pour me parler de cette lettre? Ou pour me dire que tu m’aimais?

Une expression étrange passa sur le visage de Jacob. — Car tu m’aimes, n’est-ce pas? continua-t-il d’une

voix rauque. Je l’ai toujours su, même lorsque tu clamais haut et fort que tu me détestais. A ton avis, Helen, quel motif m’a incité à t’épouser? Crois-tu vraiment que tu hantais mes nuits et mes jours? Que tu m’étais devenue indispensable comme l’air qu’on respire? Et que, sans toi, la vie ne valait pas la peine d’être vécue?

— Jacob, je... Helen s’interrompit. Sous le regard glacial de son

mari, les mots refusaient de franchir ses lèvres. Cette scène tournait au cauchemar. Et comme s’il avait souhaité rendre ce cauchemar encore plus horrible, Jacob continua de la harceler.

— Je t’écoute, Helen, déclara-t-il. Pourquoi ce silence? Il la repoussa tout à coup d’un geste méprisant. Puis,

avec un haussement d’épaules il se rassit à son bureau et déplaça quelques feuillets avant de regarder de nouveau sa femme.

— Depuis des années, je préparais ma vengeance, reprit-il. J’avais décidé que les Sinclair paieraient, un jour, les humiliations qu’ils m’avaient infligées. Notre mariage faisait partie de mes plans. Mais ma victoire n’aurait pas été complète si je n’avais pas réussi à t’arracher l’aveu que j’attendais depuis toujours. Tu as enfin fini par admettre que tu ne me haïssais pas. Je considère donc ma vengeance accomplie. Maintenant, tu comprendras, je pense, que je n’ai rien à ajouter. Nos avocats respectifs régleront les modalités du divorce.

Jacob se concentra de nouveau sur son dossier. Helen le fixa pendant une longue minute, hébétée, puis elle tourna les talons et sortit, tel un automate.

Comment trouva-t-elle la force de prendre le volant, de conduire à travers les rues encombrées de véhicules? Le trajet qui menait à la maison où se trouvait son père durait une heure à peine mais, quand elle arriva, il sembla à Helen qu’un siècle s’était écoulé.

Après avoir garé l’Austin le long du trottoir, dans l’avenue, la jeune femme resta assise un moment, le temps de se recomposer un visage. Par quel biais annoncer la nouvelle à son père? se demandait-elle, angoissée. Naturellement, elle commencerait par expliquer qu’elle avait commis une erreur en épousant Jacob. Mais elle passerait sous silence leur contrat. D’ailleurs, elle avait décidé de refuser l’aide financière de son mari. Il la haïssait, soit! Mais elle ne se laisserait pas humilier.

La gorge nouée par l’émotion, elle quitta l’abri du véhicule et sonna à la porte. Baxter vint ouvrir; il la conduisit à la bibliothèque où Edward Sinclair lisait, puis il se retira discrètement.

— Helen, ma chérie, quelle heureuse surprise! s’exclama le vieil homme en la voyant. Tu aurais dû me prévenir et arriver plus tôt, nous aurions déjeuné ensemble.

Il posa son livre, se leva et s’approcha d’Helen sans utiliser sa canne. Elle le remarqua et s’en réjouit. Manifestement, le repos et les soins qu’il avait reçus lui avaient redonné des forces. Cette pensée amena des larmes aux yeux de la jeune femme. Quand son père l’embrassa, n’y tenant plus, elle éclata en sanglots.

— Ma chérie, que se passe-t-il? demanda Edward, à la fois déconcerté et inquiet.

Il la prit par la main avec la même tendresse qu’il le faisait autrefois quand elle avait du chagrin et l’aida à s’asseoir dans un fauteuil à côté du sien. Alors, au comble de l’émotion, elle raconta tout, depuis le début jusqu’à la fin. Edward l’écouta avec attention et lorsqu’elle eut terminé, il quitta son siège, traversa la pièce, s’arrêta près de la fenêtre et contempla le jardin pendant

quelques secondes. Ensuite, il se retourna et fixa Helen en souriant.

— Et tu imagines vraiment que Jacob te déteste! s’exclama-t-il enfin.

— Mais, papa, rétorqua-t-elle, il... — Il te l’a affirmé, j’en conviens. Mais il t’aime, ma

petite fille. Il t’a toujours aimée. Il fallait être aveugle pour ne pas le voir. Dans le village, tout le monde savait qu’il se serait damné pour toi. Même ta mère et moi. Sinon, pourquoi aurions-nous empêché ce garçon de te rencontrer, de te téléphoner? Nous avons même obligé ce pauvre Baxter à mentir, à passer sous silence les visites de Jacob, ses messages...

— Papa ! s’écria la jeune femme d’un ton de reproche. — Oui, je sais. Je comprends ton indignation.

D’ailleurs, ne crois pas que je me glorifie de cette attitude. Mais tu étais si jeune, à l’époque, ma chérie, si naïve, et ton amoureux avait déjà une telle expérience de la vie... Naturellement, aujourd’hui, je regrette... Comme je regrette de ne pas t’avoir mise, au courant de ma situation financière. Et tu vois, en dernier recours, je me suis adressé à Jacob et non à quelqu’un d’autre. Veux-tu que je te dise pourquoi?

— Parce qu’il possédait les capitaux nécessaires pour acheter l’usine, je suppose.

— Hélas, l’homme d’affaires le plus fortuné n’aurait jamais accepté d’investir dans une entreprise criblée de dettes. A ma grande honte, j’avoue avoir misé sur les sentiments que Jacob Hunt éprouvait à ton égard. Il nous a sauvés de la ruine uniquement parce qu’il t’aime, ma chérie.

Helen considéra son père avec incrédulité. — Mais enfin, papa! s’exclama-t-elle. Regarde la

réalité en face : il a engagé une procédure de divorce! — Je ne l’oublie pas. A ta place, Helen, je

commencerais par m’interroger sur le motif de cette démarche. A mon avis, il n’a pas l’intention de la mener jusqu’au bout. Il souhaite seulement te le laisser croire. Il

doit y avoir une raison à cela. Une raison que tu finiras par découvrir, j’en mettrais ma main au feu.

Edward Sinclair demeura pensif pendant un moment avant de fixer sa fille dans les yeux.

— Aimes-tu ton mari ? demanda-t-il soudain. La réponse jaillit, spontanée, des lèvres de la jeune

femme. — Oh, oui, papa ! — Alors, il te reste une seule chose à faire. Va le

trouver et dis-le-lui. J’ignore les raisons pour lesquelles il a demandé le divorce mais, si tu tiens à Jacob, il faut te battre pour que votre mariage résiste.

Ces dernières paroles agirent sur Helen à la manière d’un coup de fouet. D’un bond, elle se leva. La seconde suivante, elle avait quitté la bibliothèque. Déjà, elle traversait le hall sous le regard ébahi de Baxter, se ruait en direction de la sortie, courait vers sa voiture...

Tout le mal venait de Richard, songeait-elle en accélérant. N’avait-il pas déclaré ouvertement qu’il conduirait son mari à la ruine? Sans doute avait-il réussi à mettre son affreux dessein à exécution. Oui! Ce qui expliquait l’attitude cruelle de Jacob. Dépossédé de ses biens, celui-ci ne supportait pas de ne pouvoir offrir à sa femme le confort auquel elle était habituée. Mais Helen se moquait éperdument de l’argent, du luxe! Une seule chose importait à ses yeux : leur amour!

Jacob ne l’avait pas entendue entrer. Il occupait l’un

des sièges de cuir, près de la fenêtre. Les yeux clos, il paraissait dormir. Jamais Helen ne l’avait vu ainsi, complètement abandonné, sans défense.

Comme elle était arrivée devant l’immeuble de la Générale Electronique Hunt juste au moment où le personnel sortait pour aller déjeuner, elle avait atteint le bureau directorial sans devoir affronter Annette.

— Tu vas bien, Jacob ? demanda-t-elle.

Bien qu’elle eût parlé d’une voix très douce, il sursauta. Quand il la vit, ses traits se figèrent en un masque glacial.

— Je croyais t’avoir fait comprendre que nous n’avions plus rien à nous dire, déclara-t-il sans répondre à sa question. Si tu as besoin de précisions concernant notre divorce, adresse-toi à ton avocat. Il se mettra en relation avec le mien et te tiendra au courant.

Sur ces mots, il se leva, toisa la jeune femme et, de la tête, désigna la porte.

— Non, Jacob, rétorqua-t-elle avec fermeté, je ne bougerai pas d’ici avant que tu n’aies admis la vérité. Tu m’aimes autant que je t’aime. Tu m’aimes depuis toujours et tu m’as épousée pour cette unique raison et non pas par esprit de vengeance, comme tu le prétends.

Un frémissement à peine perceptible anima les lèvres de Jacob. Sous la mince chemise, ses muscles se contractèrent. Deux signes qu’un observateur anonyme n’aurait pas remarqués, mais qui n’échappèrent pas à Helen. Cette fois, elle avait touché un point sensible! Pourtant, son mari ne s’avoua pas vaincu.

— Quelle stupidité! s’exclama-t-il. J’ignore d’où tu tiens ces idées ridicules, Helen. Désolé, mais il vaudrait mieux que tu les oublies au plus vite. Maintenant, si tu veux bien m’excuser...

— Ah, non! Aujourd’hui, tu n’accorderas pas la priorité à ton travail. Tu vas d’abord m’écouter.

La jeune femme s’approcha de son mari. Avant qu’il ait pu effectuer un geste de repli, elle l’enlaça. Aussitôt, il la repoussa comme si ce contact l’avait brûlé.

— Ça suffit, Helen ! s’écria-t-il. Qu’est-ce qui te prend? As-tu perdu la raison?

— Oui, justement ! répondit-elle d’un ton farouche. Tu ne crois pas si bien dire. Je suis folle! Folle de toi. Je t’aime, Jacob. Et tu m’aimes aussi. Les raisons obscures qui te poussent à me rejeter ont un rapport avec les menaces que Richard avait proférées à ton égard, n’est-ce pas? A-t-il réussi à te ruiner? Eh bien, tant pis! Cela ne

changera rien. Que m’importe le montant de ton compte en banque? Riche ou pauvre, je te veux. J’ai besoin de toi.

— Et nous vivrons d’amour et d’eau fraîche? Allons donc! Les sentiments les plus sincères ne résistent pas à ce régime, sauf dans les contes de fées, et encore! Un peu de bon sens, Helen! Laisse tomber tes rêves de midinette.

Un hochement de tête, un petit rire amer, puis Jacob ajouta :

— Mon Dieu, quelle ironie! Quand je pense que j’ai lutté pendant des années afin d’atteindre le haut de l’échelle. Oh, pas pour la gloire ni pour l’argent, seulement pour avoir quelque chose à t’offrir. Et voilà le résultat!

Le cœur de la jeune femme se serra et des larmes affluèrent à ses paupières. La gorge nouée par une souffrance intolérable, elle vit son mari aller à son bureau, ouvrir un tiroir, en sortir un document et revenir vers elle.

— Tiens, dit-il, j’ai quand même réussi à sauver la maison, l’appartement et quelques actions dont les dividendes te permettront de vivre confortablement. Je t’ai tout cédé. Cet acte notarié en témoigne. Ainsi, quoi qu’il arrive, tu resteras à l’abri du besoin.

Avec un calme impressionnant, Helen déchira le feuillet en deux et le jeta dans la corbeille à papier.

— Au diable la maison, l’appartement! s’exclama-t-elle. Ça ne m’intéresse pas. Pas plus que les actions. Toi seul comptes dans ma vie. Mais si tu t’obstines à nier cette réalité, alors, tant pis, garde tes œillères, espèce de tête de mule!

Elle tourna les talons et fila vers la sortie, l’air déterminé, tout en priant en silence pour que Jacob réagisse, ne la laisse pas partir. Hélas, il ne disait pas un mot. Le cœur déchiré, la jeune femme posa la main sur la poignée de la porte. Et le miracle se produisit.

— Reste ! cria Jacob.

Sous le coup de l’émotion, Helen sentit une grande faiblesse la gagner. Elle trouva tout de même la force de se retourner et de soutenir le regard de son mari.

— Pourquoi me retiens-tu, Jacob? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Parce que je t’aime, Helen. Enfin! Il avait enfin prononcé les mots qu’elle

attendait! Des mots magiques qui leur ouvraient la porte du bonheur.

— Pardon, ma chérie, reprit Jacob. J’ai honte d’avoir si peu à t’offrir quand je rêvais de te couvrir de bijoux, de cadeaux... Rien ne me semblait assez beau pour toi. Et me voilà les mains vides...

— L’amour ne vaut-il pas toute la richesse du monde? Oh, Jacob, je...

Cédant à l’émotion, Helen s’interrompit et fixa son mari, les yeux brillants de passion. Jacob alors se leva, marcha jusqu’à elle, lui prit tendrement les mains et les garda dans les siennes.

— Ma chérie, murmura-t-il, je t’ai attendue si longtemps, comment supporterais-je de te perdre?

— Si l’on devait nous séparer, j’en mourrais, affirma-t-elle. Mais cela n’arrivera pas. Je t’ai aimé depuis le premier jour. Seulement, ce sentiment m’effrayait – à cause de sa violence, sans doute. Et j’ai passé toutes ces années à me mentir, à te fuir, croyant me protéger...

Le visage de Jacob s’éclaira. Il enlaça Helen et distribua une kyrielle de petits baisers sur son front, ses tempes, le bout de son nez... Puis il la tint serrée contre lui.

— Et Richard? demanda-t-elle. Qu’a-t-il fait exactement?

— Oh, rien que de très banal! Il entretenait des rapports avec l’un de nos plus redoutables concurrents, un groupe américain qui essayait de mettre la main sur les actions de la Générale Electronique Hunt pour s’approprier l’entreprise. Et Richard a facilité la tâche de ces requins en leur indiquant des vendeurs potentiels.

— Je n’aurais jamais cru cela de lui. Pourquoi a-t-il agi d’une manière aussi ignoble?

— Par jalousie, ma chérie! Parce que je t’avais épousée. Oh, remarque, bien que je n’applaudisse pas à ces méthodes, je les comprends. C’est tellement courant dans le monde des affaires...

— Je... je ne me doutais pas... Oh, mon Dieu... quel désastre! Existe-t-il un moyen de contrecarrer ce plan?

— En principe, oui. Il suffirait que je me trouve en mesure de racheter moi-même les parts que les actionnaires s’apprêtent à céder. Mais, malheureusement, l’offre des Américains dépasse largement mes possibilités financières. Certes, il me reste un dernier recours : obtenir un prêt auprès d’une grosse banque. Mais j’hésite à entreprendre cette démarche car, en admettant que les choses tournent mal, je perdrais tout.

— Toi, tout perdre? Non, Jacob! s’écria Helen. Je te connais. Les actionnaires te connaissent aussi. Ils t’accorderont leur confiance, tu verras. Tu te battras pour sauver ton entreprise, comme tu t’es toujours battu. Et tu gagneras, mon amour.

Jacob sourit. Il caressa les cheveux d’Helen d’un geste infiniment tendre.

— En tout cas, j’essaierai, promit-il. Je ne suis plus seul, maintenant. Tu m’aideras, n’est-ce pas, ma chérie?

— Naturellement! Puisque te voilà enfin débarrassé de ton stupide orgueil masculin, je vais en profiter pour me rendre indispensable à tes yeux, espèce de sale macho!

— Ah, ah! Méfie-toi, mon petit cœur. Les machos punissent les faibles femmes coupables de les avoir insultés.

Helen se pressa plus fort contre son mari. — Mmm... Je savoure à l’avance toutes les tortures que

je subirai de ta main, dit-elle d’un ton gourmand. — Helen, si je ne trouve pas immédiatement un

endroit où je pourrai te faire l’amour, je vais devenir fou.

— Pourquoi aller ailleurs? Ce canapé, là-bas, me paraît très confortable. Et, je ne sais pas si tu l’as remarqué, il n’y a plus personne dans les bureaux.

La jeune femme s’arracha des bras de Jacob. D’un geste lent mais déterminé, elle déboutonna sa veste, la laissa tomber sur le plancher. Sans quitter son mari des yeux, elle tira lentement sur la longue fermeture Eclair de sa robe. Ensuite, elle se débarrassa de ses escarpins avant de s’immobiliser. Elle fixa alors Jacob et, malicieuse, demanda :

— Est-ce que je peux continuer? La dernière fois que je t’avais offert un numéro de strip-tease, tu m’avais interrompue.

Il rit, l’attira contre lui et plongea son regard dans le sien.

— C’était une erreur que je n’ai pas l’intention de renouveler, chuchota-t-il.

Des erreurs, ils en avaient commis l’un et l’autre..., songea Helen. Ils s’étaient égarés sur des chemins tortueux, mais le destin les avait réunis. Comme la bouche de Jacob emprisonnait ses lèvres, elle répondit avec passion à son baiser : celui-ci scellait leur amour pour l’éternité.