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Résumé
Comme chaque fois qu'elle rentre de vacances,
Alice aime aller rendre visite à sa voisine. Mais, ce
jour-là, c'est un homme inconnu qui l'accueille, un
nouveau locataire dont la présence lui inspire un
étrange malaise. Car sa voix, sa stature font resurgir en
elle le souvenir de ce cambrioleur masqué qui s'était
introduit quatre ans plus tôt dans la maison de ses
parents. Dérangé par le retour inopiné de son père,
l'homme s'était enfui sans que le pire ait eu lieu, mais
Alice n'avait jamais oublié la terreur glacée qu'elle
avait éprouvée au contact des mains gantées qui la
ligotaient, ni ce message terrifiant que l'homme en noir
lui avait chuchoté dans l'oreille avant de disparaître par
la fenêtre : « je reviendrai ».
Et à présent, face à ce mystérieux et séduisant
voisin, Alice sentait une peur identique s'emparer
d'elle, une peur mêlée d'une étrange fascination.
1
Ils étaient arrivés. Secrètement soulagée, Alice
descendit de voiture et regarda son compagnon extraire
sa valise du coffre.
— Tu m'offres un café? demanda-t-il.
Alice soupira.
— Pas ce soir. Je suis épuisée et je n'aspire qu'à
une chose : me coucher, répondit-elle, regrettant
aussitôt sa façon directe de s'exprimer.
Mais Arthur était un homme compréhensif, et
Alice avait vraiment l'air fatiguée au terme de ce long
voyage. Sans insister, il prit la valise de la jeune femme
et raccompagna celle-ci jusqu'à sa porte.
— Nous avons passé de bonnes vacances, n'est-ce
pas? lui chuchota-t-il à l'oreille en l'embrassant
tendrement dans le cou. A demain, ma chérie.
Elle acquiesça d'un vague sourire. Il lui tardait de
se retrouver seule. Tandis qu'Arthur s'éloignait, elle
pénétra dans son appartement, traversa le hall carrelé
en noir et blanc, passa devant une première porte
blanche sur laquelle était peint un énorme point
d'interrogation noir, poussa une deuxième porte
immaculée, et se retrouva dans une pièce très haute de
plafond qu'elle avait transformée en salon.
Comme il faisait bon rentrer chez soi ! se dit-elle.
Pourtant, elle avait passé un excellent séjour chez les
Royston. La famille d'Arthur, y compris sa belle-sœur
et le fiancé de sa sœur, s'était montrée très accueillante,
et leur villa de Floride était superbe.
A la demande du jeune homme, Alice avait réussi à
prendre deux semaines de congé d'affilée mais, dès les
premiers jours, elle avait pressenti qu'elle allait au-
devant de sérieux problèmes.
Elle avait rencontré Arthur Royston, un conseiller
fiscal en pleine ascension, quatre mois plus tôt au cours
d'un dîner, et tous deux avaient commencé à se
fréquenter régulièrement. Cette relation lui convenait
tout à fait et elle avait eu la naïveté de croire qu'ils
pourraient continuer ainsi indéfiniment.
En réalité, elle n'avait pas songé à l'avenir. C'était
peut-être égoïste de sa part, mais elle tenait à son
indépendance, et Arthur lui avait donné l'impression de
ne l'en admirer que davantage. Outre son physique, sa
taille de mannequin et sa beauté de blonde fragile
attiraient généralement le regard des hommes, sa froide
assurance l'avait tout de suite séduit.
Et à présent, il semblait bien qu'elle ait également
conquis le reste de la famille. Durant les deux semaines
précédentes, en effet, la mère d'Arthur s'était mise à la
présenter à ses voisins comme l'amie de son fils, avec
un sourire entendu.
Cela avait gêné Alice. Elle avait déjà rencontré les
parents et la sœur du jeune homme mais, cette fois,
toute la famille se trouvait réunie et chacun la traitait
comme si elle était déjà officiellement fiancée avec
Arthur. Celui-ci, du reste, semblait lui aussi songer au
mariage. Or, pour Alice, il n'en était pas question.
Elle voulait bien d'un ami, d'un compagnon, d'un
amant... De tout, sauf d'un mari. Mais comment
annoncer cela avec tact ? Elle avait passé de bonnes
vacances, avait apprécié l'accueil qu'on lui avait
réservé et ne souhaitait pas causer de drame.
A présent, elle était contente d'être rentrée, de
retrouver son appartement, ses habitudes. Elle espérait
qu'Arthur ne lui ferait pas de scène quand elle
refuserait de l'accompagner de nouveau chez les
Royston.
«Lorsque nous serons mariés...», avait-il déclaré un
après-midi au bord de la piscine alors que la
conversation générale tournait autour des nouvelles
résidences en construction derrière le golf.
Alice avait failli rétorquer que le mariage ne faisait
pas partie de ses projets. Mais tout le monde était
tranquillement en train de se faire bronzer, et elle
n'avait pas voulu troubler une ambiance paisible en
annonçant tout de go qu'elle n'avait aucune intention
d'épouser Arthur.
Elle avait donc attendu de se retrouver seule avec
lui.
— Je ne veux pas me marier, lui avait-elle dit alors.
Ni avec toi ni avec aucun autre.
— Comme tu voudras, avait-il répondu, conciliant.
Il n'avait pas reparlé de mariage et, maintenant que
les vacances étaient finies, elle souhaitait qu'ils
puissent continuer à se voir malgré tout, car elle aimait
beaucoup Arthur.
Quand elle pensait à lui, elle se sentait amoureuse,
mais elle refusait de lier son sort à celui d'un seul être.
Elle avait un trop grand besoin d'indépendance. Et pour
l'heure, elle avait surtout besoin d'une bonne nuit de
sommeil.
Fatiguée, elle passa dans la salle de bains pour se
démaquiller, prit une douche tiède et enfila un pyjama
d'homme bleu marine et blanc. Puis, tout en roulant les
manches de sa veste, elle gagna, pieds nus, la cuisine et
brancha la bouilloire électrique.
Elle avait envie d'une boisson chaude avant de se
coucher. Un bon thé au lait, sucré avec du miel. Elle se
souvint alors qu'elle n'avait plus de lait et jeta
machinalement un coup d'œil à la pendule. Il n'était pas
encore 22 heures et, en arrivant, elle avait remarqué de
la lumière à l'étage supérieur. Eleanor n'était donc pas
couchée, et il lui restait probablement du lait. C'était
étonnant que la vieille dame ne soit pas encore
descendue la voir. A moins que, la supposant avec
Arthur, elle ne soit restée chez elle par discrétion.
Eleanor Pringle appréciait Arthur. « Un charmant
jeune homme ! Bien élevé et sérieux », avait-elle
déclaré sur le ton catégorique que confèrent trente
années d'enseignement.
Si Alice montait lui raconter ses vacances, sa
voisine l'écouterait avec plaisir et elle pourrait, sans se
sentir jugée, mentionner la demande en mariage qu'elle
avait repoussée. Eleanor comprenait les jeunes femmes
modernes qui privilégiaient leur carrière.
Un escalier recouvert d'un tapis menait du hall à
une porte qui restait toujours ouverte et derrière
laquelle se trouvait l'appartement de Mlle Pringle, dont
le plan était rigoureusement identique à celui d'Alice.
Cette dernière traversa le couloir éclairé, puis
pénétra dans le salon. La radio était allumée et une
lampe de chevet brûlait.
— C'est moi, cria-t-elle d'une voix enjouée juste
avant d'apercevoir la silhouette dans l'encadrement de
la fenêtre.
Elle se sentit blêmir et demeura muette de
stupéfaction. L'homme parla presque aussitôt, faute de
quoi elle se serait peut-être évanouie de terreur.
— Bonsoir, dit-il.
Il était très grand, assez carré d'épaules.
— Vous ne vous sentez pas bien? ajouta-t-il en
faisant un pas vers elle.
Elle devait être plus pâle que la mort.
— Où est Mlle Pringle? balbutia-t-elle.
— Je suis navré, mais je n'en sais rien.
L'homme avait une voix de basse, une voix qu'elle
crut même, un instant, reconnaître.
— Je suis son locataire, reprit-il. J'ai un bail de six
mois.
Alice hésita, oppressée. L'inconnu disait-il la
vérité? Elle savait qu'Eleanor cherchait à vendre son
appartement; mais elle ne l'avait jamais entendue parler
de le louer.
— J'étais venue lui demander du lait, finit-elle par
dire. Mais, ne vous dérangez pas, je m'en passerai.
Ce disant, elle recula précipitamment hors de la
pièce et se rua dans l'escalier en prenant soin de
refermer le battant derrière elle. Elle savait pourtant
que son geste était inutile puisque la porte ne fermait
pas à clé.
De retour chez elle, elle se mit à arpenter
nerveusement le salon, les poings serrés, en essayant de
se convaincre que tout allait bien, qu'il ne lui était rien
arrivé.
Mais oui, elle se faisait des idées, tout était normal.
L'étranger qui occupait l'étage supérieur de la maison
le faisait sûrement en toute légalité. Elle avait failli
mourir de peur parce qu'il se tenait près de la fenêtre et
qu'elle l'avait pris un instant pour un cambrioleur.
En revanche, Eleanor n'avait pas pu disparaître
sans avertir Alice de la présence de ce locataire et sans
lui laisser son adresse. Elle devait avoir déposé un mot
quelque part puisqu'elle avait le double de ses clés.
Alice trouva effectivement, au-dessus du courrier
qui s'empilait depuis deux semaines, un morceau de
papier plié en quatre et portant son nom. Elle reconnut
l'écriture soignée d'Eleanor. Le message était aussi
sibyllin que bref...
« Je te laisse avec un pensionnaire très intéressant.
A lui le soin de t'expliquer comment il gagne sa vie. Je
ne serais pas surprise que vous fassiez tous deux bon
ménage. Je t'embrasse,
Eleanor »
S'ensuivait un numéro de téléphone.
Tout était donc normal. Parfaitement normal. Alice
était fatiguée et son imagination lui avait joué des
tours. Lorsque l'on frappa à la porte, elle avait recouvré
ses esprits et c'est une Alice pleine d'assurance, celle
que tous ses amis connaissaient, qui alla ouvrir.
Elle s'attendait à trouver l'homme avec une
bouteille de lait. Mais il avait les mains vides. Il n'était
donc pas descendu pour cela.
— Vous ai-je fait si peur? demanda-t-il.
Il était tout en longueur : très grand et maigre, un
nez fin, une large bouche, une mâchoire forte. Il la
dévisageait.
— J'ai eu peur, reconnut-elle. Je ne savais pas que
Mlle Pringle avait déménagé.
— Et vous avez cru voir un fantôme ?
Un frisson parcourut Alice.
— Je pense que ma réaction est surtout due au
décalage horaire, rétorqua-t-elle. J'arrive de Floride et
je n'avais pas encore trouvé la lettre de Mlle Pringle.
Elle tenait toujours la feuille à la main.
— Au fait, quelle est votre profession? Mlle
Pringle m'a suggéré de vous interroger.
Il haussa les épaules.
— Je fais toutes sortes de choses. Pour l'instant,
j'écris un livre.
Alice agita le bout de papier.
— Voilà pourquoi elle semble penser que nous
nous entendrons bien. J'ai moi-même publié une
chronique locale et quelques essais.
Pourquoi donc éprouvait-elle le besoin de se
rassurer en évoquant leurs points communs ?
— Ces ouvrages ont connu un certain succès,
ajouta Alice malgré elle.
Il hocha la tête.
— Félicitations! Mais ce n'est pas mon genre
favori. A présent, je vais vous laisser vous reposer.
C'est, dit-on, le meilleur remède contre le décalage
horaire.
Alors qu'il quittait le salon, elle demanda à brûle-
pourpoint :
— Nous sommes-nous déjà rencontrés ?
— Non, lança-t-il sans l'ombre d'une hésitation.
Comment pouvait-il se montrer aussi catégorique?
Quelqu'un d'autre aurait répondu : « Je ne crois
pas».
Elle éteignit la lumière dans le hall derrière lui,
ferma sa porte à clé et gagna le divan qu'elle avait
converti en lit, en prévision d'un retour tardif. Mais au
lieu de s'allonger, elle s'assit en boule, le menton posé
sur les genoux, les mains enserrant ses chevilles et le
cœur battant à toute allure dans sa poitrine.
S'étaient-ils déjà rencontrés, contrairement à ce
qu'il prétendait? Cette taille, cette carrure... « Oh,
Seigneur, je vous en supplie, faites que ce ne soit pas
lui... » songea-t-elle avec effroi. A l'époque où c'était
encore sa chambre, la pièce du dessus avait été la scène
d'un drame. Un drame dont les images atroces n'avaient
jamais cessé de la hanter...
Après la mort de sa mère, Alice, qui avait alors
dix-huit ans, avait continué à habiter la maison avec
son père. Par une chaude nuit d'été, elle s'était réveillée
et avait vu une silhouette dans l'encadrement de la
fenêtre. Mais avant qu'elle ait pu crier, elle s'était
retrouvée bâillonnée et ligotée, et quand elle s'était
débattue, des mains avaient enserré sa gorge,
l'étranglant jusqu'à ce qu'elle cesse de lutter.
L'homme était venu voler. La laissant désemparée
sur son lit, il avait visité la maison. Elle était seule.
L'horloge de son grand-père avait retenti dans le hall et
elle avait su que son père, sorti jouer au poker comme
chaque semaine, ne serait pas de retour avant plusieurs
heures.
L'homme en noir aurait tout le temps de revenir
dans sa chambre et de faire ce qu'il voudrait d'elle. Sa
chemise de nuit en mousseline était déchirée, elle était
nue, tétanisée de peur, et si elle cherchait à lui résister,
il la tuerait.
Elle voulait vivre. Elle ferait tout pour ne pas
mourir entre les mains de cet individu, tout ce qu'il lui
demanderait.
Ses oreilles amplifiant chaque son, elle attendit.
Son corps tremblait comme si elle avait été allongée
sur une couche de glace, son cerveau bouillonnait.
Elle était fille unique. Sa mère était restée
paralysée des années avant de mourir, ce qui avait
rendu Alice pragmatique. Mais, derrière cette façade se
cachait une imagination si fertile qu'elle pouvait
s'échapper dans un autre monde lorsque celui-ci se
révélait trop pénible.
Cette inventivité faisait d'elle une brillante élève en
lettres et une amie compatissante. « Tu comprends ce
que je ressens », lui disaient volontiers ses camarades.
Cette nuit-là, Alice se représenta donc avec une
profusion de détails cruels ce qui allait lui arriver. Et il
lui semblait que ces scènes prenaient vie.
Avant même que le voleur réapparaisse, elle avait
l'impression d'avoir été battue, torturée, violée.
Pourtant, quand il revint dans sa chambre et lâcha son
butin près du lit, elle sentit fondre tout son courage. S'il
sortait un couteau, elle serait incapable de réagir.
Elle n'eut pas recours à la prière; son esprit était
bien trop agité. Mais ce qui arriva alors tenait du
miracle. Des bruits de voix et des éclats de rires
montèrent depuis le rez-de-chaussée, l'homme masqué
s'immobilisa, courbé, aux aguets, puis s'empara du sac
et s'évada par la fenêtre ouverte, en s'aidant de la
glycine qui couvrait l'arrière de la maison.
Dans l'encadrement de la fenêtre, il lui murmura
quelques mots menaçants, avant de disparaître dans la
nuit sombre, la laissant seule dans sa chambre.
Elle était incapable de bouger ou d'appeler. Ses
pieds étaient liés ensemble, ses poignets attachés aux
montants du lit, sa bouche bâillonnée. La lumière du
hall filtrait à travers sa porte entrouverte. Soudain, les
voix se turent.
Puis son père l'appela :
— Alice ! Alice !
Ensuite, elle l'entendit monter l'escalier en courant.
Il se précipita dans la chambre, suivi de ses deux amis.
Quelqu'un alluma la lumière et elle vit le visage blême
de son père qui prononçait son nom en sanglotant
tandis que les deux autres s'empressaient de lui ôter ses
liens.
Elle se demanda si sa bouche ne saignait pas, mais
ce n'était qu'une impression. Ses lèvres étaient juste
endolories à cause du bâillon. Vite, elle devait rassurer
son père; il avait l'air si bouleversé et son cœur était
fragile.
— Il ne m'est rien arrivé, papa. Rien du tout. Je
vais bien.
Alice le réconforta doucement. Le cambrioleur
avait emporté un certain nombre de choses : de menus
objets, de l'argenterie, des bijoux, de l'argent et des
cartes de crédit rangés dans un bureau. C'était en
remarquant le contenu des tiroirs répandu sur le sol que
M. Ashby et ses amis avaient été alertés.
Ils ne cessaient d'évoquer cette coupure de courant
providentielle qui les avait obligés à quitter le club
beaucoup plus tôt que prévu. Le voleur n'avait eu le
temps que de ligoter Alice, mais que se serait-il passé
sinon?
L'individu s'était tout de même enfui avec son
butin. Comme il portait un masque, Alice ne put guère
le décrire. Et la liste des objets disparus était
insignifiante en comparaison de certains cambriolages.
Ils ne retrouvèrent jamais rien et, si le voleur fut un
jour arrêté, ce ne fut pas pour ce délit.
Pendant quelque temps, Alice, pour avoir consolé
son père et non le contraire, fit figure d'héroïne. Ses
meilleurs amis louaient son courage, convaincus qu'elle
se serait tirée d'affaire toute seule si ses trois sauveurs
n'étaient pas arrivés à temps. Alice ne paniquait jamais,
répétait-on dans son entourage.
Elle aurait pu leur dire qu'à partir du moment où
elle avait senti les mains gantées s'abattre sur elle, une
vague de terreur l'avait submergée. Et si les
ecchymoses disparurent dans les semaines qui
suivirent, elle n'oublia jamais le sentiment d'effroi
qu'elle avait connu alors. Elle aurait pu leur expliquer
cela, mais elle choisit de se taire.
Elle changea de chambre et s'installa dans une
pièce orientée différemment, afin de ne jamais se
réveiller la nuit avec la vision de l'homme franchissant
sa fenêtre.
La glycine fut coupée au ras du sol. En rentrant du
lycée un après-midi, elle trouva la pelouse jonchée de
branches et de frêles grappes mauves. Chaque
printemps, c'était un spectacle éblouissant que de voir
fleurir la glycine odoriférante mais, comme l'avaient
fait remarquer les policiers, elle offrait un accès trop
aisé à l'étage.
Devant l'arbuste ainsi taillé, son sang se glaça dans
ses veines. Elle était sûre que la glycine ne refleurirait
jamais; les sarments restants avaient l'air nus et chétifs.
Maintenant, quatre années plus tard, il y avait de
nouvelles pousses, mais la plante n'avait jamais
recouvré sa vitalité. Et, chaque hiver, elle s'attendait à
ce que le gel en vienne à bout.
A cette époque, la vie d'Alice avait changé. Elle
avait perdu son père et s'était retrouvée en charge du
cabinet « Media et Marketing » de ce dernier. Il lui
manquerait toujours, elle l'avait énormément aimé,
mais depuis la nuit du cambriolage, elle avait acquis
une réelle autonomie.
Elle gérait bien sa vie et son travail, ne redoutant
qu'une seule chose : connaître de nouveau ce sentiment
d'impuissance entre les mains d'un étranger.
A présent, il lui fallait profiter de ses derniers
instants de vacances pour se relaxer. Demain l'attendait
une rude journée de labeur, avec tout le retard
accumulé. Et, tout à coup, elle se sentit ridicule d'avoir
sursauté à la vue d'une ombre, ridicule de laisser
resurgir le cauchemar du passé. Avec un haussement
d'épaules, elle alla se coucher.
Elle était fatiguée et son lit lui parut moelleux ; elle
s'endormit dans les minutes qui suivirent.
Alice regrettait Eleanor. Lorsqu'elle s'était
retrouvée seule, elle avait transformé la maison
victorienne et Mlle Pringle avait acheté le premier
étage. Les deux femmes s'entendaient à merveille mais,
au moment de prendre sa retraite, Eleanor avait décidé,
à soixante ans, de repartir de zéro. Elle avait mis son
appartement en vente avec l'intention de rejoindre sa
sœur en Australie.
Comme les acheteurs ne se bousculaient pas, Alice
avait espéré que la vieille dame changerait d'avis, car
elle appréciait sa compagnie. Elle aimait pouvoir
monter boire un café ou un verre de vin selon leur
humeur à chacune.
Elle avait entièrement confiance en Eleanor. Mais à
présent qu'un étranger habitait sous le même toit
qu'elle, Alice allait condamner la porte de l'escalier. Il
existait en effet un second escalier, sur l'arrière de la
maison, qui permettait d'accéder au premier étage sans
traverser son hall d'entrée.
Quand elle se réveilla ce matin-là, elle était bien
décidée à ignorer le locataire d'Eleanor. Les hommes
s'intéressaient souvent à elle. Ils l'arrêtaient dans la rue
pour lui demander : « Vous a-t-on déjà dit que vous
ressembliez à... », et nommaient quelque actrice ou
chanteuse sexy. Elle balayait la question d'un grand
éclat de rire, consciente de ne rien avoir en commun
avec la personne citée.
Dans le cas présent, elle espérait que son voisin ne
s'intéresserait pas à elle. Une telle situation deviendrait
vite insupportable; elle ne voulait même pas y songer.
Elle éteignit la cafetière électrique en réprimant un
frisson.
Puis, abandonnant son café, elle alla vider sa boîte
aux lettres. Une facture de téléphone, quelques
publicités et trois lettres d'affaires venaient grossir la
pile de courrier en souffrance, de quoi l'occuper
largement. Elle n'appellerait pas Eleanor tout de suite;
elle n'était pas pressée de l'entendre parler du nouveau
locataire. Tous deux vivaient dans des appartements
séparés et il n'y avait aucune raison pour qu'elle le voie
davantage que les autres occupants de la rue.
Elle passa alors dans son bureau afin de consulter
son agenda et, au moment où elle relevait la tête,
aperçut son voisin sur le seuil de la porte.
— Cela vous intéresse ? s'enquit-il en agitant une
bouteille de lait au bout du bras.
— Oh, oui, merci.
Il lui rappelait quelqu'un. Aucun rapport avec le
cambrioleur. Ce dernier portait une cagoule tandis que
le locataire, lui, avait un visage qu'on n'oubliait pas
facilement. Elle pensa qu'elle l'avait peut-être déjà
croisé.
Machinalement, elle se leva.
— Que diriez-vous d'un échange? reprit-il. Du lait
contre du café.
— Vous avez du lait, mais pas de café? répliqua-t-
elle, surprise.
— Je ne suis pas encore tout à fait installé; je n'ai
emménagé qu'hier. J'ai croisé plusieurs laitiers, mais je
n'ai pas trouvé une seule épicerie ouverte.
Il avait dû sortir aux aurores et emprunter des rues
non commerçantes, songea Alice. Cela dit, son offre lui
convenait tout à fait.
Elle passa dans la cuisine et posa deux tasses de sa
collection sur la table. Chercher des tasses anciennes
dans les brocantes et les vide-greniers du dimanche
était devenu pour elle une véritable passion.
— Lait? Sucre? demanda-t-elle.
— Ni l'un ni l'autre, merci.
Elle s'étonna.
— Vous ne prenez pas de lait?
Il lui en avait donc rapporté une bouteille par pure
gentillesse ! Mais il n'était pas question d'entretenir des
rapports de bon voisinage. Chacun chez soi, voilà
comment elle envisageait les choses. D'ailleurs, elle ne
tarderait pas à évoquer la question de la porte
commune. Pour l'heure, elle était en train de prendre un
peu de son lait et le moment semblait mal choisi pour
aborder le sujet.
Comme elle avait l'intention de s'installer à sa table
de travail, elle ne l'invita pas à s'asseoir.
— Cela a-t-il une signification particulière?
demanda-t-il en prenant sa tasse de café dans une main
et en indiquant, de l'autre, le gros point d'interrogation
noir sur la porte.
— Mon père l'avait choisi pour son cabinet de
relations publiques, répondit-elle.
— J'ai remarqué la plaque : « Clive Ashby, Media
et Marketing ».
Une plaque de bronze était apposée sur le mur, au-
dessus de la sonnette. Comme c'était un nom connu et
respecté, Alice n'avait pas jugé utile d'en changer.
— Lorsqu'il a commencé, il voulait un logo qui
interpelle la clientèle, poursuivit-elle. Quelque chose
comme : « A chaque question, sa réponse ».
— Je vois ! Le genre : « Je suis l'homme de la
situation ». Je suis impatient de faire sa connaissance.
— Je crains que ce ne soit pas possible... Il est
mort, déclara-t-elle après un temps d'arrêt.
Elle avait parlé sur un ton détaché, mais elle avait
toujours autant de mal à prononcer ces trois mots
cruels.
— Je suis Alice Ashby.
— Oh, je suis désolé! Et moi, je m'appelle Ivan
Blackmore.
Elle connaissait son nom. Elle avait déjà vu son
visage, sur des couvertures de livres et dans des
magazines. Mais elle n'avait jamais lu ses ouvrages,
des romans policiers qui remportaient un grand succès.
— Avez-vous rencontré Mlle Pringle?
— Brièvement.
— C'est une enseignante à la retraite, une
amoureuse des livres, mais pas de littérature policière.
Moi non plus, d'ailleurs. Je crains bien de n'avoir lu
aucun de vos ouvrages. Merci pour le lait. Est-ce que je
vous dois quelque chose ?
— C'était un échange.
— Merci encore. A présent, si vous voulez bien
m'excuser, j'ai beaucoup de travail.
Sur ces mots, elle passa dans son bureau et ferma la
porte derrière elle.
Quelques minutes plus tard, elle ne put s'empêcher
d'aller jeter un coup d'œil dans le hall. Ivan Blackmore
était parti en tirant la porte qui fermait la montée
d'escalier derrière lui.
Satisfaite, elle retourna à son bureau. Comme son
premier rendez-vous n'était qu'à midi, elle entreprit de
rédiger quelques lettres en réponse à des clients. Au
bout d'un moment, elle se surprit à écouter les bruits de
la vieille maison.
C'était une construction aux murs épais et, à moins
de bouger les meubles ou de jouer de la musique à tue-
tête, on n'était pas importuné par les voisins. Le
locataire d'Eleanor pouvait se déplacer à son gré sans
qu'Alice n'entende quoi que ce soit. Inutile de l'épier.
D'ailleurs, il n'existait aucun rapport entre lui et le
cambrioleur. Si elle n'avait pas d'abord aperçu
Blackmore posté à côté de la fenêtre, dans une semi-
pénombre, elle n'aurait jamais pensé à ce sinistre
individu. Elle en était quasiment sûre.
Soudain, la sonnerie du téléphone interrompit ses
réflexions.
— Alice? Tu es rentrée ! C'est Ros. Tu t'es bien
amusée, mon chou? Raconte! Comment était la villa?
demanda une voix surexcitée.
— Superbe.
Ros soupira.
— J'aurais bien besoin de quelques jours au soleil.
Je déteste le mois de février. Tu as dû être surprise de
ne pas trouver Mlle Pringle à ton retour. Nous avons
tes clés ; elle nous les a laissées.
Ros travaillait dans l'agence immobilière chargée
de vendre l'appartement d'Eleanor. Alice la connaissait
depuis sa plus tendre enfance et, d'aussi loin qu'elle
s'en souvienne, Ros avait toujours été un moulin à
paroles.
— Que penses-tu de ton nouveau voisin? Il est
mignon, n'est-ce pas? Et, en plus, il est célèbre ! Sais-tu
qu'il écrit des romans policiers?
— Comment l'avez-vous trouvé? s'enquit Alice
d'une voix neutre.
— Il cherchait un logement dans le quartier et,
voyant la photo de ta maison exposée en vitrine, il est
entré dans l'agence.
C'est la situation de la maison qui l'aura attiré
plutôt que la bâtisse en elle-même, songea aussitôt
Alice pour se rassurer.
— Je vais venir récupérer mes clés, annonça-t-elle
en consultant sa montre.
Après être passée à l'agence immobilière, elle
décida de faire un saut à la bibliothèque. Elle consulta
la fiche d'un certain Blackmore, prénom Ivan.
Une demi-douzaine de titres étaient cités, mais il
n'y avait qu'un seul livre en rayon. Au dos de la
couverture figurait sa photo : vêtu d'un col roulé, l'air
sérieux et le regard insondable. Les cheveux,
visiblement coiffés pour l'occasion, auraient eu besoin
d'une bonne coupe.
Elle emprunta l'ouvrage et rentra chez elle. Mais
elle avait à peine mis les pieds dans son bureau qu'elle
aperçut Blackmore par la fenêtre du fond donnant sur
le jardin. Cet homme commençait à l'obséder. Alors
qu'elle aurait dû se plonger dans son travail, elle
traversa son salon et alla ouvrir les portes-fenêtres.
Le jardin était vaste, et elle employait quelqu'un
pour venir couper l'herbe entre les arbres, mais
uniquement pendant l'été. A cette époque de l'année,
des crocus perçaient au milieu de la pelouse de façon
anarchique, conférant à l'endroit un aspect sauvage.
Blackmore se trouvait à l'angle de la maison quand
elle sortit. Il se retourna et l'attendit.
— Vous avez bien compris pour le jardin ? lança
Alice en s'éclaircissant la voix.
— Compris quoi?
— Que c'était chez moi. Je veux dire, vous pouvez
faire le tour de la maison et traverser le patio pour
accéder à votre entrée, mais la jouissance du jardin
n'entre pas dans votre bail.
Eleanor avait passé des après-midi entiers, assise
sur le banc de pierre au pied du noisetier, parfois seule,
parfois en compagnie d'amis avec qui elle prenait le
thé. En réalité, elle avait beaucoup plus profité du
jardin qu'Alice, mais cette dernière se refusait à faire la
moindre concession à un intrus. Elle se sentit pourtant
vaguement ridicule lorsqu'il répliqua :
— Vous devriez mettre une pancarte : « Pelouse
interdite aux étrangers ». Que craignez-vous que je
fasse dans « votre » jardin? Que j'organise des orgies?
— Ne soyez pas stupide ! rétorqua-t-elle
sèchement.
— Alors, de quoi avez-vous peur?
Il regarda autour de lui.
— Ce ne sont pas les Jardins de Versailles, que je
sache. Et j'ai eu l'occasion de marcher sur des pelouses
autrement mieux entretenues.
La réponse était simple: elle ne voulait pas l'avoir
sous les yeux chaque fois qu'elle lèverait le nez de son
travail. Mais comment lui avouer la vérité?
— Légalement, ce jardin m'appartient, répéta-t-
elle, têtue.
— Et vous entendez faire respecter vos droits !
— Absolument.
Il éclata de rire, révélant une double rangée de
dents très blanches.
— Vous avez bien fait de ne pas placer de pancarte
finalement. C'eût été trop tentant.
— Avez-vous toujours envie de braver les
interdits? demanda-t-elle sans réfléchir.
Il sourit et ses yeux, aussi noirs que ses cheveux, se
plissèrent.
— Pas toujours.
De l'endroit où ils se tenaient, on apercevait la
façade sur laquelle avait poussé la glycine, et elle eut
soudain envie de l'évoquer.
— Autrefois, sur ce mur, courait une glycine qui
retombait en une impressionnante cascade mauve au
cœur de l'été.
— Pourquoi l'avoir coupée? interrogea-t-il.
Il semblait regarder la fenêtre de son ancienne
chambre et elle faillit lui expliquer ce qui s'était passé
au cours de la fameuse nuit. Mais le courage lui
manqua et elle préféra mentir.
— Mon père pensait que la plante abîmait les
briques.
— C'est dommage.
— Oui... A propos...
Elle détourna les yeux.
— Vous pouvez utiliser le jardin à condition de
vous rappeler que vous n'êtes pas chez vous.
Il ricana.
— Je ne risque pas de l'oublier. Mais rassurez-
vous: je ne suis pas un homme d'extérieur.
— Très bien, marmonna-t-elle avant de battre en
retraite dans la maison.
Cette fois, elle ferma non seulement les portes-
fenêtres, mais la porte de communication entre le salon
et son bureau. Le locataire d'Eleanor était peut-être un
écrivain célèbre, mais il ne lui plaisait pas. Il lui
inspirait si peu confiance qu'elle dut cacher son livre
dans un tiroir avant de pouvoir se mettre au travail.
Jusqu'à l'heure de son rendez-vous, elle se
concentra sur son courrier, ébauchant quelques
réponses de lettres, passant les coups de fil nécessaires
et, quand vint midi, elle avait recouvré son énergie. Le
travail avait sur elle un effet très bénéfique. Elle
rencontrait souvent des obstacles, le domaine des
relations publiques étant plein d'aléas, mais elle
entretenait d'excellents rapports avec la plupart de ses
clients parce qu'elle était à la fois intuitive et
rigoureuse.
Ces quinze jours passés au soleil avec Arthur
avaient été ses premières vraies vacances depuis
longtemps et, malgré le malentendu qui s'était instauré,
elle en ressentait les bienfaits.
Elle accueillit sa cliente avec un large sourire.
Patsy ouvrait une boutique dans le quartier le
lendemain, et Alice était chargée de concevoir la
publicité. Ensemble, elles passèrent en revue les
ultimes détails avant l'inauguration du magasin, puis la
jeune femme prit congé.
Une fois seule, Alice ouvrit son tiroir et sa belle
humeur s'envola à la vue du livre. Curieuse, elle
l'ouvrit au hasard et en lut un passage. Le rythme était
soutenu et le style suffisamment agréable pour
accrocher l'attention de n'importe quel lecteur.
Il n'y avait pas de biographie de l'auteur, seulement
des extraits de critiques, dont quelques lignes tirées
d'un quotidien national :
« Un écrivain puissant et dérangeant. On a du mal à
imaginer que Blackmore n'ait pas connu les situations
qu'il sait si bien dépeindre ».
Soudain, elle eut le sentiment de tenir entre les
mains un outil qui lui permettrait de découvrir le genre
d'homme qu'était Ivan Blackmore. Car elle avait beau
se répéter qu'il n'existait aucun rapport entre lui et
l'individu masqué, faute de preuves, elle avait bien du
mal à faire taire ses doutes.
En effet, aussi longtemps qu'elle vivrait, elle
n'oublierait jamais les mots chuchotés par le
cambrioleur avant de s'enfuir par la fenêtre ouverte : «
Je reviendrai », avait-il soufflé sur un ton menaçant.
2
Alice essaya le numéro de téléphone qu'Eleanor lui
avait laissé. Personne. C'était un numéro à Bath,
probablement celui de sa nièce; elle rappellerait plus
tard.
La vieille dame ne serait sûrement pas en mesure
de lui apprendre grand-chose sur Blackmore, mais
Alice voulait lui dire au revoir et lui souhaiter bonne
chance avant qu'elle ne s'envole pour l'autre bout du
monde.
« Je te laisse avec un locataire très intéressant »,
disait la note d'Eleanor. Quel doux euphémisme ! Au
mieux, c'était un individu sans-gêne. Au pire... Elle
préférait ne pas songer au pire.
Quand elle entendit frapper un coup discret sur la
porte qui s'ouvrit aussitôt après, elle ne fut pas étonnée
de le voir apparaître. La porte d'entrée étant fermée à
clé, personne d'autre que lui ne pouvait pénétrer chez
elle. Toutefois, après la scène du jardin, elle n'osa pas
lui expliquer que le hall aussi était un lieu de passage
privé.
— J'ai posé votre tasse dans l'évier, déclara-t-il.
— Merci.
— Déjeunez-vous ici ou à l'extérieur?
Mais, avant qu'elle ait pu répondre, il avait
remarqué son livre ouvert devant elle sur le bureau. Il
ne pouvait pas ne pas le voir. Comme elle n'avait
aucune envie de lui avouer qu'elle s'était précipitée à la
bibliothèque et qu'il fallait bien dire quelque chose, elle
évoqua les critiques au dos de la jaquette.
— Vous avez de véritables adorateurs.
— Oh, tous les journalistes ne sont pas aussi
gentils avec moi !
Il plaisantait probablement, quoi qu'elle n'en fût pas
certaine.
— Votre talent ne serait-il pas unanimement
reconnu?
— Tout le monde ne m'apprécie pas.
Il paraissait amusé plutôt que contrarié.
— J'ai du mal à le croire, murmura-t-elle.
— Allons déjeuner quelque part, proposa-t-il, et je
vous raconterai l'intrigue pour vous faire gagner du
temps.
Elle sourit.
— A la bonne heure! s'exclama-t-il. Vos grands
airs commençaient à me réfrigérer.
Elle s'était comportée avec lui de façon ridicule. Ce
n'était pas le cambrioleur... encore moins Jack
l'éventreur. Alors pourquoi ne pas accepter son
invitation?
Elle brancha le répondeur et, tout en enfilant son
manteau en poil de chameau, demanda :
— Où voulez-vous déjeuner?
— Je n'en sais rien. Je ne connais pas le quartier.
— Nous avons le choix entre cuisine traditionnelle,
pizzerias, restaurants chinois, pakistanais ou indiens, et
fish and chips, énonça-t-elle à la manière dont on
débite le contenu d'un catalogue.
— Travaillez-vous pour l'Office de Tourisme?
Elle éclata de rire.
— J'habite ici depuis ma plus tendre enfance. Et
vous, d'où venez-vous? ajouta-t-elle en donnant un tour
de clé dans la serrure.
— De Cornouailles.
Il ne précisa pas la ville.
— Avez-vous toujours vécu là-bas? s'enquit-elle au
bout de quelques secondes.
— Non, répondit-il laconiquement.
Elle tenta une nouvelle approche :
— Comment êtes-vous venu ici ? Pourquoi avoir
choisi cet endroit ?
— Si vous n'avez jamais songé à quitter cette ville,
je peux bien envisager d'y séjourner quelques mois.
— Elle ne présente pourtant pas d'intérêt
particulier...
C'était une ancienne cité minière des Midlands,
dans le centre de l'Angleterre. A la périphérie se
trouvaient maintenant des fermes, des plantations
forestières et un terrain de golf, tandis que le cœur de la
ville était occupé par des magasins et des bureaux.
— Avez-vous des amis, ici ?
En guise de réponse, il secoua la tête.
De toute évidence, Ivan Blackmore n'avait aucune
intention de parler de lui. Tant pis. Elle se demanda
pourquoi il avait insisté pour déjeuner avec elle.
— Doit-on prendre la voiture? questionna-t-il, une
fois dans la rue.
— Personnellement, j'aimerais mieux déjeuner
dans le quartier. J'ai rendez-vous à dix minutes d'ici cet
après-midi.
— Parfait, dit-il en lui emboîtant le pas sur l'avenue
bordée d'arbres.
Le soleil brillait et quelques fleurs égayaient les
jardins des maisons alentour. Alice aurait préféré
marcher seule car la présence de cet homme à son côté
la rendait nerveuse.
Il se déplaçait avec une démarche de félin et elle
songea qu'il devait courir vite. Etait-il aussi agile pour
s'introduire chez les gens en s'aidant d'une glycine
grimpante? Tout en réprimant un frisson, elle s'intima
l'ordre de se calmer. Puis, se sentant observée, elle
exprima la première chose qui lui vint à l'esprit.
— Beau temps, n'est-ce pas, pour un début de
printemps ?
— Après la Floride, le soleil doit vous sembler
bien pâle. Quoi que vous ne sembliez guère en avoir
profité..., ajouta-t-il en faisant allusion à son teint.
— Ma peau a tendance à brûler, expliqua-t-elle.
Alors, plutôt que de prendre des risques, je préfère
m'enduire le visage d'écran total.
— De toute évidence, vous n'êtes pas du genre à
prendre des risques.
Ces mots sonnaient comme un reproche, et rien
n'était plus faux. Elle avait au contraire le goût du
risque, sauf dans le domaine sentimental.
— Vous, si, je suppose, rétorqua-t-elle sèchement.
Il lui décocha un sourire dévastateur.
— Ma peau ne brûle pas.
— Cela doit être pratique d'être incombustible.
Elle sourit à son tour parce que c'était une belle
journée et qu'elle s'apprêtait à déjeuner avec un homme
séduisant.
— Nous voici arrivés, annonça-t-elle en atteignant
la galerie marchande.
— L'endroit a changé.
Alice dévisagea son compagnon.
— Etes-vous déjà venu ici ?
— J'ai traversé la ville il y a quelques années. A
l'époque, si j'ai bonne mémoire, c'était la place du
marché.
— Exact. Ils ont ouvert ce petit centre commercial
l'an dernier et transféré le marché sous la halle
couverte.
Un instant, elle faillit lui demander s'il était venu
dans cette ville quatre ans plus tôt. Mais elle chassa
bien vite l'idée de son esprit.
Parvenue devant la boutique d'un traiteur qui faisait
restaurant, elle entra, suivie de Blackmore. C'était là
qu'elle déjeunait presque tous les lundis et les
propriétaires l'accueillirent en habituée.
— Avez-vous passé de bonnes vacances, mon
petit? demanda la plantureuse Mme Taylor tout en
dévisageant Blackmore.
— Merveilleuses, répondit Alice avec un large
sourire.
La patronne les installa à une table près de la baie
vitrée et, mue par la curiosité, vint elle-même
prendre les commandes. Alice opta pour une tarte au
fromage et une simple salade verte.
— Un peu de régime ne me fera pas de mal après
ces deux semaines, expliqua-t-elle.
— Je n'en vois pas la nécessité, rétorqua aussitôt
Blackmore.
Alice avait retiré son manteau et son châle, mais
elle portait un pull-over très ample.
— Je pourrais dissimuler beaucoup de kilos là-
dessous, déclara-t-elle sur un ton amusé.
Il secoua la tête d'un air catégorique.
— Impossible!
« Vous n'êtes pas gros non plus », songea-t-elle. Il
suffisait de le regarder dans son costume gris ceintré et
son pull à col roulé noir. Il avait tourné la tête et
contemplait la peinture murale qui ornait l'espace vide
en face du restaurant.
— Cette fresque vous plaît-elle? s'enquit Alice.
Il sursauta.
— C'est censé représenter une sorte de paradis
terrestre, reprit-elle. Ainsi, tout en étant enfermé dans
une galerie marchande, vous pouvez vous imaginer sur
l'une de ces merveilleuses îles des mers du Sud.
— Rien à voir avec les mers que je connais,
répliqua-t-il.
— Voilà l'inconvénient d'avoir beaucoup voyagé!
Cela tue l'imaginaire. Pour ma part, comme je ne suis
jamais allée dans ces contrées de rêve, je ne serais pas
surprise de voir apparaître une vahiné.
Blackmore l'interrompit.
— En voici justement une.
— Pardon?
Le magasin de Patsy se trouvait juste en face. Une
banderole rouge en travers de la vitrine en annonçait
l'ouverture pour le lendemain, 10 heures. Or, la jeune
femme, qui venait d'apercevoir Alice, cherchait
désespérément à attirer son attention en gesticulant
dans tous les sens.
Alice lui adressa un discret signe de main.
— Une de mes clientes, expliqua-t-elle à Ivan. Elle
inaugure sa boutique demain et elle est tout excitée.
C'est moi qui m'occupe de la promotion de la galerie
marchande; j'écris chaque semaine dans la rubrique
«Nouvelles du Marché ».
Elle prenait plaisir à rédiger ces articles,
s'intéressant davantage au côté humain qu'à l'aspect
commercial. Il s'agissait surtout d'une chronique locale.
Comme il se taisait, elle finit par dire sur un ton
anodin :
— Et si vous me parliez un peu de vous?
— Je n'ai pas besoin d'une experte en relations
publiques, répondit-il avec un air entendu.
S'agissait-il d'un avertissement?
Mais Alice ne s'avoua pas vaincue pour autant :
— Un de vos critiques laisse entendre que vous
pourriez relater des expériences vécues, reprit-elle.
Doit-on le croire ?
— Parfois.
— J'ai l'intention de commencer votre livre dès ce
soir, ajouta-t-elle. Ne me dévoilez surtout pas
l'intrigue.
Tout en s'exprimant avec une légèreté feinte, elle
avait détourné son regard. Même si elle ne savait pas
ce qu'elle cherchait au juste, elle ne voulait pas qu'il
devine qu'elle était en quête de quelque chose.
Ils étaient en train de boire leur café quand la
serveuse posa l'addition entre eux. Ils tendirent le bras
en même temps et leurs doigts s'effleurèrent. Alice
retira précipitamment sa main comme si elle venait de
se brûler.
— Je suis désolée, balbutia-t-elle. Vous m'avez fait
sursauter.
Il rit doucement.
— Je vous conseille de ne pas lire mon roman la
nuit.
— Pourquoi ?
— Vous pourriez faire des cauchemars. Vous me
semblez être quelqu'un de très nerveux.
— Absolument pas.
A l'époque du cambriolage, elle avait fait des
cauchemars, mais c'était autrefois. Sa réaction avait été
provoquée par cette intime conviction qu'elle
reconnaîtrait son agresseur au moindre contact
physique.
Le voleur portait des gants rêches tandis que la
main d'Ivan Blackmore était froide et ferme. La
sensation était différente; les personnages étaient
autres. C'était simplement son inconscient qui essayait
de lui jouer des tours.
Il l'observait à travers la table recouverte d'une
nappe à carreaux rouges et blancs. Sans doute pensait-
il avoir affaire à un cas pathologique.
Comme il s'était emparé de la note, elle déclara :
— J'insiste pour partager l'addition. Je règle
toujours ma part.
— Je vous dois bien un repas, après toutes les
frayeurs que je vous ai faites.
— Ce doit être le décalage horaire, répliqua Alice,
confuse. En tout cas, merci pour ce déjeuner.
Elle se leva brusquement et, tout en boutonnant son
manteau, s'excusa de devoir partir alors qu'il n'avait pas
encore fini son café.
— Le travail m'attend, dit-elle.
La jeune femme avait toujours aimé le lundi après-
midi, moment consacré aux commerçants de la galerie.
Elle leur rendait visite, bavardait avec eux et, tout en
plaisantant, recueillait leurs confidences. C'étaient des
amis autant que des clients. La plupart d'entre eux
avaient connu son père, mais la chronique
hebdomadaire était une idée d'Alice.
Ce jour-là, pourtant, tout le monde paraissait de
mauvaise humeur. Les affaires ne marchaient pas très
bien et on semblait lui en vouloir de s'être offert deux
semaines de vacances au soleil. Les mêmes réflexions
revinrent à plusieurs reprises : « Ce n'est pas la peine
d'aller en Floride pour rentrer aussi pâle », ou « C'est
toujours les mêmes qui partent ».
Elle accueillit avec soulagement la fin de la
journée, priant pour que la soirée avec Arthur se
déroule sans incident.
Lorsqu'elle rentra chez elle, la brise s'était mue en
un vent glacial et elle tremblait de froid. Il n'y avait
aucun signe du locataire du premier et elle s'en réjouit.
Même si elle avait cessé de l'associer au cambrioleur,
elle préférait se savoir seule dans la maison.
Elle se fit couler un bain chaud. Arthur devait
passer la prendre à 19 heures. Ils n'avaient formé aucun
projet pour la soirée et se rendraient probablement chez
lui. Il habitait un petit appartement confortable dans un
quartier voisin.
Alice y avait passé beaucoup de temps ces derniers
mois, mais c'était un intérieur de célibataire et elle
n'avait aucune intention d'y jouer les maîtresses de
maison. Tout au plus lui arrivait-il de cuisiner. En
revanche, elle se refusait à faire la lessive ou le
ménage. A y bien réfléchir, elle se demandait comment
Arthur et sa famille pouvaient la considérer comme une
épouse idéale. Quoi qu'il en soit, elle aimait beaucoup
Arthur; tous deux s'entendaient bien.
Après quelques hésitations, elle enfila un tailleur
pied-de-poule noir et blanc avec un corsage en satin
blanc. La jupe droite, particulièrement courte, mettait
en valeur ses longues jambes effilées. Alice était
consciente d'opter pour l'une des tenues préférées
d'Arthur, même si elle essayait de se convaincre qu'elle
l'avait choisie en toute liberté. Ses cheveux, séparés par
une raie sur la gauche, retombaient en boucles
soyeuses sur ses épaules.
Après avoir contemplé un moment sa silhouette
dans le miroir, elle se déclara plutôt satisfaite de son
physique. Avec ses traits fins et son teint de porcelaine,
elle aurait fait un parfait mannequin. A 19 heures,
quand Arthur sonna à la porte, elle était fin prête.
Elle savait par expérience qu'il était toujours
ponctuel. Elle savait aussi qu'elle serait gratifiée d'un
compliment qu'elle lui retournerait avant de
l'embrasser.
Arthur embrassait bien. Il la serrait dans ses bras
exactement comme il fallait et jouait avec ses lèvres
jusqu'à ce que, frissonnant de désir, elle se détache de
lui. Ce soir-là, pourtant, elle se sentait mal à l'aise et
guettait par-dessus l'épaule d'Arthur la porte palière.
Même s'il n'y avait pas de lumière à l'étage, elle
craignait à tout instant de voir surgir Ivan Blackmore.
Et quand bien même! Elle était chez elle et elle
avait tout à fait le droit de faire l'amour dans son
entrée, a fortiori d'embrasser son compagnon. Malgré
tout, elle mit un terme à leurs effusions en demandant :
— Où dînons-nous, ce soir? Chez toi? J'ai fait des
courses cet après-midi, à toutes fins utiles.
— Parfait, acquiesça-t-il en la lâchant.
Dans la voiture, elle lui annonça que Mlle Pringle
était partie en laissant un locataire dans son
appartement.
— Il s'appelle Ivan Blackmore. C'est un écrivain,
précisa-t-elle.
— Son nom me dit vaguement quelque chose,
répliqua Arthur. As-tu fait sa connaissance?
— Oui.
— A quoi ressemble-t-il ?
Elle réfléchit un instant.
— Il a du succès, paraît-il. En tout cas, il ne
manque pas d'assurance.
— Est-il jeune?
— Assez. La trentaine.
— Marié?
— Je n'en sais rien. Pour l'instant, il est seul, mais
peut-être sa femme viendra-t-elle le rejoindre.
Elle n'y croyait guère. Son appartement ressemblait
plutôt à celui d'un loup solitaire.
— Si vous vivez sous le même toit, j'aimerais
mieux le savoir marié, déclara Arthur.
Alice plaisait aux hommes, ce qui, tout en flattant
Arthur, l'inquiétait. Lorsqu’au cours d'une soirée un
homme faisait un peu trop attention à elle, il aurait
aimé se montrer possessif, mais Alice ne l'aurait pas
supporté. Il préférait donc en plaisanter et, quand elle
souriait, il se sentait rassuré.
A présent néanmoins, elle ne souriait pas.
— Je ne sais pas grand-chose de lui, dit-elle
simplement.
Il voulut croire que cette remarque traduisait un
manque d'intérêt.
Ce fut une soirée tranquille. Arthur et Alice ne se
querellaient jamais. Ils évoquèrent leurs vacances.
— Tu as beaucoup plu à toute ma famille, déclara
Arthur. Ma mère pense que nous sommes faits l'un
pour l'autre.
C'était sans doute ce qu'il pensait aussi, bien qu'elle
lui ait clairement dit qu'elle ne voulait pas se marier.
Mais ce n'était pas le moment de se disputer.
— Goûte au pâté, dit-elle pour changer de sujet.
Les petits morceaux noirs sont des truffes, paraît-il.
D'ordinaire, elle passait un agréable moment avec
Arthur. Ce soir-là, pourtant, elle se sentait nerveuse,
comme si elle avait subi le contrecoup d'un après-midi
tendu.
Et quand, après le dîner, ils gagnèrent le salon et
qu'il voulut lui faire l'amour sur le canapé, elle se
raidit.
— Je suis désolée, balbutia-t-elle en s'écartant.
Arthur, surpris, la dévisagea.
— J'espère que cela n'a rien à voir avec ton
nouveau voisin.
— Ne sois pas stupide, rétorqua-t-elle sèchement.
Puis, d'une voix radoucie, elle reprit :
— Je suis vraiment navrée. J'ai passé une mauvaise
journée et, sachant que je ne serais pas de bonne
compagnie ce soir, j'aurais mieux fait de me mettre au
lit en arrivant chez moi.
Il l'écoutait avec un air compréhensif, comme
toujours, et elle lui caressa la joue.
— Je te traite parfois si mal que je ne comprends
pas pourquoi tu continues à me supporter.
Il sourit.
— Je dois être masochiste !
Bien qu'il fût de dix ans son aîné, Alice lui froissa
les cheveux comme à un enfant.
— J'aimerais rentrer, Arthur. Il faut que je sois en
forme demain pour l'inauguration de ce nouveau
magasin dans la galerie marchande.
Elle savait qu'il ne ferait rien pour la retenir. Arthur
n'aurait jamais risqué d'essuyer une rebuffade. Il ne lui
suggérerait pas non plus d'appeler un taxi. En vrai
gentleman, il allait la raccompagner.
Ils roulèrent en silence. Arthur paraissait songeur,
mais Alice se sentait trop lasse pour entretenir la
conversation.
— J'ai toujours su que tu étais en sécurité avec
Mlle Pringle, déclara-t-il soudain en se garant devant
chez elle.
— Qu'appelles-tu « être en sécurité »?
— La cohabitation avec une autre femme était
rassurante; il n'y avait aucun danger. J'espère
seulement que cet homme te laissera tranquille...
C'était donc cela! Alice ne put s'empêcher de rire.
— S'il tente quoi que ce soit, je te promets de
t'appeler pour que tu le jettes dehors !
Alice se pencha vers Arthur, déposa un rapide
baiser sur sa joue et sortit de la voiture avant qu'il ait
eu le temps de réagir.
Puis, tout en le regardant s'éloigner, elle songea
qu'il ferait un piètre protecteur, le cas échéant.
Elle s'en voulut aussitôt d'avoir eu une telle pensée.
Arthur était un garçon gentil et dévoué, et elle espérait
que leur prochaine soirée ensemble ne se terminerait
pas de manière aussi précipitée. Mais pour l'heure, il
lui tardait d'aller se coucher et de sombrer dans un
sommeil réparateur.
Au moment où elle pénétrait dans la cuisine, le
téléphone sonna et elle courut dans son bureau pour
décrocher le combiné. C'était Patsy.
— Alice? Nous avons un problème. Un gros
problème. Selena ne peut pas venir demain.
Et elle se mit à lui raconter d'une voix hystérique
ce qui était arrivé à la reine de beauté locale.
— Calme-toi, Patsy, calme-toi, répliqua Alice.
Nous allons trouver quelqu'un pour la remplacer.
— Et si tu demandais à ton nouveau voisin? reprit
Patsy avec excitation. Il paraît que c'est un écrivain
connu.
— Impossible, déclara Alice sur un ton
péremptoire. Mais fais-moi confiance. Je vais passer
quelques coups de fil et je te rappelle.
— Tu ne veux vraiment pas lui demander?
poursuivit Patsy d'une voix suppliante.
— Non. A tout à l'heure!
Alice raccrocha brutalement le téléphone et, tout en
réprimant une folle envie de fracasser l'appareil contre
le mur, s'exclama :
— Il ne manquait plus que ça !
Puis elle sortit de la cuisine comme une furie et
stoppa net dans te hall en apercevant Ivan Blackmore
qui descendait tranquillement l'escalier.
— Avez-vous vu un fantôme? demanda-t-il avec
un sourire narquois.
— Pourquoi ne restez-vous pas chez vous ?
rétorqua-t-elle sèchement.
Il devait l'avoir entendue vociférer toute seule. Elle
lui indiqua le téléphone qu'elle tenait toujours à la
main.
— La vahiné vient de m'appeler. Notre « miss
quartier » s'est décommandée à la dernière minute et
Patsy, qui a appris la présence du célèbre écrivain Ivan
Blackmore sous mon toit, se demandait s'il accepterait
de présider la cérémonie d'inauguration de sa boutique.
Le sourire de Blackmore se figea et il blêmit.
— Vous plaisantez?
— Pas le moins du monde. Et puisque je vous vois,
j'aimerais récupérer la clé de ma porte d'entrée. Vous
ne devriez pas l'avoir en votre possession.
— Tenez!
Il fouilla dans sa poche et lança la clé qui atterrit
sur le carrelage.
— Qu'est-il arrivé à la reine du quartier? reprit-il.
— Un œil au beurre noir...
Devant son air interloqué, elle expliqua :
— Selena a deux petits amis et la malchance a
voulu qu'ils se croisent chez elle. Cette rencontre
intempestive a déclenché une bagarre au cours de
laquelle l'infortunée jeune femme a reçu un coup de
poing qui ne lui était pas destiné.
Blackmore se mit à rire et elle en fit autant.
— Remplacer la reine du quartier pour cause d'œil
poché? Ma foi, pourquoi pas ! finit-il par dire. Je
n'avais rien de prévu demain matin.
— Alors, vous acceptez ? Magnifique !
C'était tout à fait inattendu car, de toute évidence, il
n'avait pas besoin de ce genre de publicité.
— Vous pouvez reprendre ma clé, ajouta-t-elle, et
aussi profiter du jardin autant qu'il vous plaira.
Elle se baissa pour ramasser la clé et la lui tendit.
Et, cette fois, lorsque leurs doigts s'effleurèrent, elle ne
sursauta pas.
— Avez-vous passé un bon après-midi? s'enquit-
elle.
— Oui. Et vous?
Elle faillit répondre comme un automate :
«Excellent, merci ». Au lieu de quoi, elle s'entendit
dire :
— Horrible. Enfin, pas horrible, mais éprouvant.
— J'aimerais bien savoir ce que vous avez fait.
Il avait descendu les quelques marches restantes
pour récupérer la clé et, bien qu'elle fût grande, il la
toisait du haut de ses deux mètres. Il se tenait si près
d'elle qu'elle se sentit troublée par sa virilité.
— Oh, je n'ai rien de passionnant à raconter...,
répliqua-t-elle.
Blackmore insista :
— Je suis sûr que si. Si vous montiez boire quelque
chose ?
Son invitation étonna Alice.
— Mais, ce matin, vous n'aviez même pas de café !
— J'ai quelques bonnes bouteilles. Je ne suis
jamais à court de l'essentiel, ajouta-t-il avec un air
malicieux.
Elle sourit.
— Laissez-moi téléphoner à Patsy pour la rassurer
et je vous rejoins.
Patsy accueillit la nouvelle avec des cris de joie, et
décréta qu'à la première heure, son équipe et elle
iraient placarder le nom d'« Ivan Blackmore, écrivain »
comme invité d'honneur, à la place de celui de Selena.
Alice lui promit de faire passer sur les ondes locales un
message annonçant la présence du romancier à
l'inauguration du magasin.
Après avoir pris congé de Patsy, elle ôta sa veste,
se recoiffa et, sans plus attendre, monta chez son
voisin.
Elle frappa un coup discret sur la porte du salon
restée ouverte.
— Entrez ! cria-t-il depuis la cuisine.
Eleanor avait emporté ses affaires personnelles,
mais elle avait laissé la plupart des meubles à son
locataire. Le secrétaire était couvert de feuilles
éparpillées autour d'une petite machine à écrire
manuelle. Alice aurait sûrement eu la tentation d'aller
jeter un coup d'œil sur le manuscrit s'il n'était apparu à
cet instant, une bouteille débouchée à la main.
— Savez-vous où se trouvent les verres?
— Ici, répondit-elle en s'agenouillant devant un
petit buffet.
Rien n'avait bougé. Toute la vaisselle était là et son
cœur se serra à l'idée qu'elle ne trinquerait peut-être
plus jamais avec Eleanor Pringle. Elles avaient partagé
tellement de bons moments ensemble ! C'était toute
une époque qui semblait révolue.
A moins qu'Eleanor revienne. De telles situations
se produisaient parfois...
Elle était toujours accroupie quand Ivan lui tapota
sur l'épaule. Elle se raidit.
— Certains sont en cristal de Bohême, dit-elle.
J'espère que vous y ferez attention.
Elle avait pris un verre et elle devait trembler
légèrement car il se mit à rire.
— Je crains que ce ne soit vous qui les cassiez...
La jeune femme se redressa et posa deux ballons
sur la table basse en laque de Chine. Puis elle s'assit.
Elle se sentait plus chez elle ici que chez Arthur.
Eleanor Pringle n'était plus toute jeune et Alice l'avait
souvent aidée à faire la vaisselle ou à passer
l'aspirateur. Cet appartement était devenu sa deuxième
maison.
D'habitude, elle s'installait sur le tabouret aux pieds
d'Eleanor qu'elle considérait un peu comme sa tante.
Mais ce soir, elle choisit l'un des fauteuils. Il n'était pas
question de s'abaisser devant Ivan Blackmore.
Elle prit le verre qu'il lui tendait et dégusta une
gorgée. Elle savait que c'était du bon vin, non parce
qu'elle s'y entendait mais parce qu'elle était convaincue
que Blackmore était connaisseur.
Quand il s'assit en face d'elle, Alice laissa échapper
un profond soupir.
— Je songe à Eleanor Pringle, se hâta-t-elle
d'expliquer. Nous nous étions mutuellement adoptées.
— N'aimez-vous pas les changements?
— Ça dépend.
— J'espère que vous vous habituerez à ma
présence, même si je n'ai nullement la prétention de
remplacer Mlle Pringle.
Alice sourit.
— Comme vous l'avez fait pour notre « miss
quartier » ? Honnêtement, vous ne ressemblez à aucune
de ces deux demoiselles, ajouta-t-elle.
Son sourire s'agrandit.
— Mlle Pringle est plus âgée et Selena plus jolie.
Il grimaça une moue expressive.
— Mais je n'ai pas un œil au beurre noir.
— Selena n'en demeure pas moins belle.
Irresponsable, mais belle.
Le vin était agréable et Alice prit soudain plaisir à
discuter à bâtons rompus avec cet homme qui l'avait
d'abord effrayée. C'était au moins un changement
qu'elle acceptait volontiers.
— Allez-vous vivre ici tout seul? s'enquit-elle.
— Cela vous intéresse? répliqua-t-il avec un
sourire espiègle.
Voilà que, de nouveau, ils croisaient le fer! Mais,
cette fois, c'était purement amical.
Enfoncée dans son fauteuil, Alice se sentait si
détendue qu'elle faillit ôter ses chaussures pour replier
les jambes sous elle, comme à son habitude.
— Simple question, dit-elle, mais j'ai un ami que
cela intéresse. Cela le rassurerait de savoir mon
nouveau voisin marié. Pour lui, Mlle Pringle était mon
chaperon.
— Je comprends, répondit-il, même si je n'ai
rencontré cette charmante demoiselle qu'une seule fois.
Il marqua une pause, avant d'ajouter :
— Désolé, je n'attends personne.
Alice, qui l'avait deviné, éprouva malgré tout une
sorte de soulagement. Elle commençait à le trouver
dangereusement séduisant et le vin n'y était pour rien.
— Vous avez donc un ami? poursuivit Ivan
Blackmore.
Elle hocha la tête.
— Naturellement ! reprit-il.
Leurs regards se croisèrent, et Alice se sentit
traversée par une décharge électrique. Elle détourna la
tête tout en prenant une profonde inspiration.
— Etiez-vous avec lui en Floride? demanda-t-il
encore.
— Oui.
— Et comment s'est passé ce séjour?
— Ce furent de magnifiques vacances, dans une
magnifique propriété avec un temps magnifique.
— Dont vous n'avez pas profité parce que vous
craignez le soleil...
Elle rit.
— Je vous ai dit que j'avais mis de l'écran total.
— Votre ami a-t-il également la peau fragile?
— Pas du tout.
Elle n'allait quand même pas lui avouer qu'Arthur
rosissait et qu'il supportait mal la chaleur.
— Racontez-moi ce qui s'est passé cet après-midi.
Sans se faire prier, Alice lui décrivit par le menu
les récriminations des commerçants, leurs remarques
acerbes, imitant chaque personnage avec un talent de
conteuse qui le fit rire.
— Et, pour finir, conclut-elle sur un ton
mélodramatique, je rentre à la maison, je me prépare
pour sortir et, au dernier moment, je m'aperçois que
mon bas est filé sur toute la longueur.
Elle avait ôté ses souliers et elle étendit une jambe
fuselée en soupirant.
— Mais, en tant qu'homme, vous ne sauriez
apprécier l'horreur d'une telle situation.
— Détrompez-vous, j'apprécie !
Elle avait de belles jambes et elle le savait. Ils
jouaient tous les deux au jeu de la séduction, mais
c'était sans conséquence.
— Où couriez-vous avec votre collant filé?
— Et vous, où êtes-vous allé après que je vous ai
quitté? Je viens de vous relater mon emploi du temps
jusqu'à 19 heures.
Ivan avoua être allé se promener dans la campagne
par-delà les anciennes mines, à la recherche de la
maison de péage.
— Hélas je ne l'ai pas trouvée, dit-il. Pourrez-vous
me la montrer un de ces jours ?
— Si vous voulez. Je me promène souvent par là.
— Seule?
— Parfois.
En réalité, elle se lançait dans de longues marches
solitaires uniquement quand elle avait besoin de mettre
de l'ordre dans ses idées.
— Et parfois avec votre ami... Quel est son nom?
— Arthur. Et comment s'appelle votre amie?
— Amie ou maîtresse? Cela ne va pas forcément
de pair.
Pour elle, si, mais elle s'abstint de tout
commentaire.
— Votre maîtresse... Enfin, votre compagne.
— Mon ex s'appelait Felicity.
— Ex-épouse?
— Je n'ai jamais été marié.
— L'auriez-vous souhaité?
— Non.
La conversation coulait avec aisance. Alice était
maintenant lovée au fond de son fauteuil, tandis
qu'Ivan était assis en face, ses immenses jambes
déployées devant lui.
— Moi non plus, déclara-t-elle. Pourtant, je me
sens menacée, ces derniers temps.
— Cela ne m'étonne pas, dit-il en lui adressant un
regard ouvertement admiratif.
Alice sentit son visage s'empourprer, à moins que
ce ne fût l'effet du vin...
— Il vous est facile d'éclipser la plupart des
femmes.
Parlait-il sérieusement?
— Je ne sais pas, murmura-t-elle. En revanche, je
suis sûre que vous-même avez dû rencontrer plus d'une
femme prête à vous épouser. Vous êtes un homme
libre, célèbre...
Il rit.
— Vous oubliez « riche » !
— Exact ! C'est important pour la plupart de mes
congénères.
— Pas pour vous ?
— Bien sûr que si. J'apprécie l'opulence, mais pas
les demandes en mariage.
Ils souriaient tous les deux et, s'il lui avait pris la
main, Alice aurait entrelacé ses doigts avec les siens.
— Exactement comme moi, répliqua-t-il d'une voix
nonchalante. Voilà déjà un point commun !
Avec un homme comme lui, on savait exactement à
quoi s'en tenir, songea Alice.
L'horloge de son grand-père sonna l'heure et elle se
rendit compte qu'il était tard.
— Il faut que je m'en aille, dit-elle en se levant.
— A quelle heure, demain matin? s'enquit-il le plus
naturellement du monde, en se levant à son tour.
— 9 h 30. Cela vous convient-il ?
— C'est parfait. A demain, donc.
Il la raccompagna jusqu'à l'escalier et elle le
remercia pour le vin.
— Merci à vous, répliqua-t-il.
Elle faillit lui demander de quoi, mais le regard
d'Ivan Blackmore était suffisamment éloquent.
— Bonne nuit, ajouta-t-il.
— Bonne nuit.
Une fois chez elle, Alice passa directement dans la
salle de bains et s'aspergea le visage d'eau froide.
Libre, riche et célèbre. Elle aurait pu ajouter sensuel...
Elle se regarda dans le miroir avec les gouttes d'eau qui
lui dégoulinaient le long du menton et se souvint de
son expression quelques heures plus tôt en attendant
Arthur : elle avait l'air aussi animée qu'un mannequin
de cire.
A présent, elle était pleine de vie, avec ses cheveux
décoiffés, ses yeux brillants et son col dégrafé. La soie
de son chemisier semblait accrochée aux bouts de ses
seins qui pointaient et ses joues s'étaient colorées au fil
de la soirée.
Elle s'était toujours retrouvée avec des hommes
désireux de lui passer la bague au doigt et se sentait de
nouveau prise au piège avec Arthur. Avec Ivan
Blackmore, en revanche, aucun danger. Il avait besoin
d'un espace de liberté et lui laisserait le sien. Peut-être
une relation était-elle envisageable. Une relation sans
contrainte, qui les satisferait tous les deux.
Elle entreprit de se déshabiller mais, une fois
dévêtue, elle surprit sa mince silhouette diaphane dans
le miroir. Aussitôt, elle se hâta d'enfiler son pyjama
parce que lui revenait à la mémoire, comme un sombre
fantôme, le souvenir d'une jeune fille nue et sans
défense. Emmitouflée dans sa robe de chambre, elle
sortit précipitamment de la salle de bains. Toutefois,
lorsqu'elle se glissa dans son lit douillet, l'inquiétante
vision avait disparu.
Tout allait bien. La journée du lendemain
s'annonçait excellente et elle n'avait nulle raison de se
tourmenter.
3
Le lendemain matin, Alice était dans un tout autre
état d'esprit. La veille au soir, elle avait trouvé son
voisin du dessus attirant et elle avait eu l'impression de
lui plaire aussi, si bien que, le vin aidant, l'idée d'avoir
une aventure avec lui l'avait séduite.
Maintenant, sans avoir complètement changé
d'avis, elle n'était plus aussi pressée de tomber dans les
bras d'un homme qu'elle connaissait à peine et qui
pourrait s'introduire chez elle à n'importe quelle heure
du jour ou de la nuit.
Elle n'avait jamais agi de façon impulsive et elle se
félicitait d'être redescendue chez elle à temps. Il
existait une telle attirance physique entre eux que, tôt
ou tard, elle aurait fini par se retrouver dans le lit
d'Ivan Blackmore, quitte à le regretter au réveil. Au
lieu de quoi, elle pouvait aborder cette nouvelle
journée, l'esprit serein.
Sachant qu'ils allaient se côtoyer pendant au moins
six mois, elle avait tout le temps de réfléchir au genre
de relation qu'elle souhaitait établir avec lui.
Pour l'heure, il lui fallait passer deux coups de fil
urgents : le premier à la station de radio locale, le
second au journal, afin de les informer du changement
survenu à la dernière minute.
Le photographe, surpris, demanda à Alice
comment elle était entrée en contact avec Ivan
Blackmore.
— Oh, il vit avec moi ! répondit-elle avec légèreté.
Comme l'homme émettait un sifflement admiratif,
elle ajouta en riant :
— En réalité, il occupe le premier étage de ma
maison et je viens juste de faire sa connaissance.
Après avoir raccroché, Alice alla jeter un coup
d'œil à son courrier. Elle ne trouva qu'une lettre, écrite
de la main d'Eleanor Pringle et postée à Bath. C'était
une missive d'adieu autant que de remerciement.
« Je suis consciente de la chance que j'ai eue de
cohabiter avec une jeune femme qui fut pour moi
comme une fille, ou devrais-je dire petite-fille. Ma
chère Alice, je ne conserverai que des souvenirs
heureux de ces moments passés ensemble et je te
regretterai infiniment... »
Alice fut touchée de savoir à quel point elle avait
compté pour Eleanor qui, d'ordinaire, n'était pas une
personne sentimentale. Tandis qu'elle glissait la lettre
dans sa poche, elle sentit ses yeux se mouiller et les
frotta pour contenir ses larmes. Son amie lui
manquerait à elle aussi.
Puis, elle décida de profiter des quelques minutes
qui lui restaient pour nettoyer la plaque en cuivre fixée
au-dessus de la sonnette. Elle était en train de l'astiquer
énergiquement lorsqu'elle entendit une voix dans son
dos.
— Bonjour!
Elle se retourna en sursautant.
— D'où venez-vous? demanda-t-elle à Ivan
Blackmore.
C'était une question superflue puisqu'il tenait un
journal à la main. Mais pourquoi la dévisageait-il
ainsi?
— S'agit-il d'un nouveau style de maquillage ou
avez-vous, vous aussi, les yeux au beurre noir?
— Ah! Euh... j'avais une poussière dans l'œil,
bredouilla-t-elle.
Il était presque l'heure de se rendre au magasin. Or,
à en juger par l'air d'Ivan Blackmore, elle allait devoir
se remaquiller. Et voilà Arthur qui descendait
l'avenue...
Il lui arrivait de l'emprunter pour se rendre à son
bureau, bien que ce ne fût pas le plus court chemin. En
tout cas, si c'était le nouveau locataire qui justifiait ce
détour, il n'aurait pu choisir meilleur moment.
Il se gara devant la maison et, l'instant d'après,
Alice se retrouva en train de faire les présentations.
— J'ai beaucoup entendu parler de vous, déclara
Ivan d'un ton affable.
— Je passais juste te dire que je viendrais te
prendre à 19 heures, annonça Arthur à Alice, ignorant
délibérément Ivan.
— Désolée, mais ce n'est pas possible, ce soir,
répondit la jeune femme.
— Demain, alors?
Prise de court, elle répliqua :
— Je te téléphonerai.
— Entendu, acquiesça Arthur, toujours aussi
compréhensif. Ou, plutôt, c'est moi qui t'appellerai.
Il l'embrassa sur la joue, avant de regagner sa
voiture.
— Quel homme obligeant ! commenta Blackmore,
après son départ.
Alice sourit.
— Nous essayons de nous montrer indulgents l'un
envers l'autre.
— Cela me paraît plutôt être à sens unique, reprit
Blackmore. Mais qu'est-il arrivé à son nez? Un coup de
soleil ?
— Si j'étais vous, je me garderais de critiquer le
nez des autres, rétorqua-t-elle. Je crois que je vais
abandonner cela, ajouta-t-elle en jetant un coup d'œil
navré à la plaque de cuivre.
— Donnez-moi votre chiffon.
Elle faillit refuser, mais se ravisa.
— Merci, dit-elle. Je cours me préparer.
Lorsqu'elle ressortit, Ivan, qui avait fini de lustrer
la plaque, l'attendait. Alice fut ravie de constater que le
nom de son père brillait de nouveau comme autrefois.
Il le méritait bien, lui qui avait toujours été un homme
honnête et respecté.
Reconnaissante, elle adressa un large sourire à son
compagnon.
— Vous avez superbement bien travaillé. Je
pourrais vous recommander sans hésiter.
— C'est bon à savoir! On vient d'ailleurs de
m'interroger pour savoir si j'étais votre factotum.
— Mon factotum ? Qui a bien pu vous demander
cela ?
L'élégant complet gris qu'il portait ne permettait
aucune méprise.
— Une femme assez forte, avec un tailleur violet et
des lunettes à monture rose vif. Elle habite de l'autre
côté de la rue, je crois.
Alice rit en reconnaissant la description de sa
voisine d'en face. En quête d'un mari depuis des
années, elle n'avait pu résister à l'envie d'aborder un
homme aussi séduisant qu'Ivan Blackmore.
— Vous a-t-elle proposé du travail?
— Presque.
— Cela ne m'étonne pas ! C'est une riche divorcée,
vous auriez pu tomber plus mal ! A propos, n'avez-
vous pas l'intention d'être rémunéré pour la matinée?
— Qu'avait-il été convenu avec la reine du
quartier?
Selena s'était vu proposer un modeste
dédommagement.
— Des dessous de soie écarlate, répondit Alice
avec malice.
— Exactement ce que j'aime!
La jeune femme consulta sa montre.
— Il est temps de partir, dit-elle. Nous prendrons
ma voiture.
Elle sortit du garage une petite berline blanche
avec un point d'interrogation noir sur les portes, le logo
de sa société. Ivan s'installa à la place du passager.
— Ce véhicule vous convient à merveille,
Mademoiselle Enigme, déclara-t-il en reculant le siège
pour pouvoir loger ses immenses jambes.
— Qu'ai-je donc de si étrange? demanda-t-elle en
s'engageant dans le flot de la circulation matinale.
— Vos contradictions. Une femme de sang-froid
qu'un rien fait sursauter.
— Seulement une fois de temps en temps, protesta-
t-elle.
— Et votre ami, poursuivit-il. Voilà un autre
mystère ! Vous semblez vraiment mal assortis.
— Pas du tout.
Elle se réjouit soudain de ne pas avoir cédé à la
tentation, la veille au soir. Cet homme n'était peut-être
pas possessif, mais comme il était agaçant ! Mieux
valait s'en tenir à une simple relation amicale avec lui.
— Et dans quel secteur travaille-t-il ? insista Ivan.
— Il est comptable.
— Très utile! s'exclama le romancier d'une voix
moqueuse.
Arthur possédait beaucoup de qualités, mais
aucune susceptible d'impressionner Ivan Blackmore.
De toute façon, Alice n'avait pas envie de se justifier.
Aussi préféra-t-elle changer de sujet.
— En effet, et maintenant laissez-moi vous
expliquer ce qui vous attend.
Elle lui raconta comment les grands-parents de
Patsy s'étaient lancés dans le commerce, en tenant
d'abord un stand, puis une boutique.
— Ils possèdent un atelier de confection et Patsy
crée la plupart des modèles. C'est une styliste douée
qui affectionne le style « Bohême », ce qui confère à
ses créations un caractère très original.
Elle lui dressa ensuite un tableau pittoresque des
membres de la famille qu'il allait rencontrer.
— Malheureusement, je ne pense pas que Granny
Rosa sera là. C'est un véritable pigeon voyageur.
— Pourquoi ne portez-vous pas une création de la
maison pour la circonstance?
Alice avait revêtu une tenue très classique : un
tailleur et un pull grèges, des souliers et un sac en
bandoulière marron.
Elle haussa légèrement les épaules.
— Les couleurs vives ne me vont pas.
— Vous pourrez toujours vous consoler avec les
dessous écarlates.
Ignorant sa remarque, elle poursuivit :
— Patsy a de magnifiques écharpes en laine. Si
vous en trouvez une à votre convenance, je vous
l'offrirai.
— C'est très aimable à vous. De votre côté, vous
pourrez choisir ce qui vous plaira et je vous l'achèterai.
— Vous prenez des risques, répliqua-t-elle en riant.
Vous ne connaissez pas les prix pratiqués par Patsy !
Comme ils étaient arrivés, Alice se gara sur
l'emplacement normalement réservé aux livraisons.
— Prêt pour le grand moment? demanda-t-elle.
— Je pense que j'arriverai à couper le ruban,
répondit-il avec un sourire.
Voilà qu'il se moquait d'elle! L'inauguration d'une
petite boutique ne constituait sans doute pas un « grand
moment » pour lui. Tout à coup, elle regretta la
présence de Selena. Elle, au moins, aurait apprécié les
réjouissances à venir.
La famille de Patsy était un peu celle d'Alice. Mais
comment allait réagir Ivan Blackmore? Ce serait trop
embarrassant s'il affichait ouvertement son ennui et
traitait les invités avec mépris.
— Vous n'êtes pas obligé de rester, déclara-t-elle.
Vous pouvez prétexter un rendez-vous que vous auriez
oublié et vous esquiver tout de suite après le discours
d'inauguration.
— Pourquoi?
— Je crains que vous ne vous amusiez guère,
répliqua-t-elle en se tournant vers lui.
En guise de réponse, il se pencha vers elle et lui
déposa un généreux baiser sur les lèvres qui la
réconforta immédiatement.
— D'un autre côté, reprit-elle, rassérénée, nous
allons peut-être passer un excellent moment.
— J'y compte bien !
Ils sortirent de la voiture et Ivan attendit qu'elle ait
fermé sa portière pour lui prendre la main. Tandis
qu'ils marchaient côte à côte, elle se surprit à penser
qu'ils formaient un couple idéal.
Patsy courut à leur rencontre. Elle avait tressé son
opulente chevelure noire et sa robe à volants était un
festival de couleurs. Elle serra Alice dans ses bras tout
en dévisageant Ivan par-dessus son épaule.
— Merci beaucoup à tous les deux d'être venus; on
n'attendait plus que vous et, naturellement, les clients.
Oh, Alice, j'espère que je ne commets pas une erreur.
Je me sens si nerveuse et devine qui est là... Granny
Rosa!
Pourvu qu'elle ne nous attire pas le mauvais œil!
C'est ma grand-mère, ajouta-t-elle à l'adresse d'Ivan, et
elle est un peu sorcière.
— Dans ce cas, je meurs d'envie de la rencontrer.
— Tout le monde est impatient de faire votre
connaissance, répliqua-t-elle.
Ils traversèrent l'arrière-boutique et pénétrèrent
dans le magasin dont les murs peints en rouge grenat et
les boiseries dorées évoquaient un décor de théâtre.
C'était le cadre idéal pour une collection de vêtements
haute en couleur et en fantaisie. Des grappes de ballons
et un buffet de petits fours donnaient une note festive à
l'événement.
A l'arrivée d'Alice et d'Ivan, les conversations
s'arrêtèrent pour reprendre aussitôt. La jeune femme
pensait que le journal local aurait envoyé un jeune
photographe, mais Owen French, le directeur de la
publication, s'était dérangé en personne. Il tendit la
main à Ivan.
— Ravi de vous revoir, déclara-t-il avec un large
sourire.
« Il faut que je trouve le moyen d'échanger
quelques mots en privé avec Owen », songea Alice en
découvrant que les deux hommes se connaissaient.
Toute une foule s'était maintenant amassée devant
l'entrée du magasin barrée par le ruban rouge et faisait
cercle autour des deux musiciens, une jeune fille jouant
du tambourin et un violoniste.
Seule Granny Rosa ne souriait pas. Patsy l'avait
installée sur une chaise au fond de la boutique et, assise
dans sa robe noire et ses plus somptueux bijoux en or,
le visage fripé et l'air morose, elle semblait prête à jeter
quelque mauvais sort. Alice faillit aller la trouver pour
la supplier de ne pas gâcher cette journée, mais elle se
ravisa. Mieux valait se tenir à l'écart des histoires de
famille.
De toute façon, il était trop tard. Ivan avait entamé
son discours inaugural sous les applaudissements de la
foule et les flashes des curieux.
Owen French prit rapidement congé, non sans
avoir salué Ivan.
— A bientôt !
— Entendu ! répondit ce dernier.
Ainsi, les deux hommes étaient-ils convenus d'un
rendez-vous et, de nouveau, Alice se demanda où ils
s'étaient connus.
Ivan parlait maintenant avec Granny Rosa et, pour
ne pas avoir l'air de le surveiller, elle se garda bien de
se joindre à eux. Malgré tout, chaque fois qu'elle
tournait la tête, elle croisait son regard et sentait son
sourire l'effleurer avec une discrète intimité. Et, alors
même qu'elle essayait une blouse de soie dans une
cabine, elle percevait encore le lien invisible qui les
unissait, comme s'il lui tenait toujours la main.
Il constituait le pôle d'attraction, étant presque le
seul homme au milieu de cet univers féminin, et ceux
qui ignoraient son identité devaient le prendre pour un
acteur, avec ce physique de séducteur.
Une autre vedette, plus surprenante, était Granny
Rosa. Patsy avait approché d'elle une table basse et
Alice crut d'abord que c'était pour lui servir un
assortiment de petits fours. En réalité, la vieille dame,
qui s'était déridée au contact d'Ivan Blackmore, avait
décidé de lire gratuitement les lignes de la main pour
tout achat.
Elle connut un franc succès. Les clientes
repartaient ravies et elle-même semblait y prendre un
vif plaisir.
Alice, qui avait fini par rejoindre Ivan, le
congratula.
— Comment vous y êtes-vous pris pour la
convaincre ?
— Je n'aime pas voir un talent gâché, répondit-il
simplement.
— Alice ! appela Granny Rosa au moment où la
chaise en face d'elle se libérait.
Mais Alice répugnait à connaître son futur. Par
ailleurs, elle ne voulait pas s'entendre dire ce qu'elle-
même s'était évertuée à occulter toutes ces dernières
années.
— Ivan, dit-elle, pourquoi ne vous feriez-vous pas
prédire l'avenir?
Tout le monde trouva que c'était une excellente
idée et, sans se faire prier, il alla prendre place en face
de Granny Rosa.
— Une bonne famille et de bons amis, jeune
homme, commença la vieille femme penchée sur la
paume du romancier. Vous avez toujours su ce que
vous vouliez et vous avez toujours réussi à l'obtenir.
Elle dodelina de la tête.
— Vous ne serez jamais non plus à court d'argent.
A la fin de la consultation, Ivan la remercia avec un
large sourire. Tandis qu'il s'éloignait, Granny Rosa
retint Alice par le bras.
— Non, souffla-t-elle.
— Non quoi ? demanda la jeune femme.
— Il n'est pas pour toi, petite. C'est un homme
dangereux.
— Les hommes ne sont-ils pas tous dangereux ?
répliqua Alice avec une légèreté feinte, tandis que les
doigts osseux de la vieille femme se resserraient autour
de son poignet.
A cet instant, une jeune fille se laissa choir sur la
chaise libérée par Ivan en disant :
— C'est mon tour, à présent.
Granny Rosa fixa Alice avec une intensité
particulière avant de lui lâcher la main. La vieille
femme avait-elle voulu l'avertir d'un danger imminent?
Alice, tout en s'éloignant, se sentit parcourue d'un
intense frisson ; elle enroula autour de son cou
l'écharpe de soie verte qu'elle venait d'acheter.
Elle était en train d'essayer une veste brodée quand
Ivan lui fit part de son intention de partir en tapotant
sur sa montre.
Ils prirent alors congé de Patsy, qui noua autour du
poignet d'Alice l'un des ballons restants.
— Un petit souvenir! dit-elle en l'embrassant.
Puis elle remercia chaleureusement Ivan
Blackmore de sa présence et regarda le couple
s'éloigner en songeant qu'Alice avait décidément
beaucoup de chance.
Dehors, soufflait une légère brise et, tandis
qu'Alice ouvrait la portière de sa voiture, la ficelle se
détacha et la baudruche s'envola.
— J'ai toujours rêvé de faire un tour en
montgolfière, déclara-t-elle, songeuse, en regardant
cette petite tache de couleur s'élever dans les airs.
— Qu'est-ce qui vous en empêche?
— Je ne sais pas.
Il y avait des tas de choses qu'elle aurait souhaité
faire...
L'avertissement de Granny Rosa lui revint à la
mémoire et elle alluma la radio. Elle n'avait pas envie
de parler.
— Quelle conversation exquise ! railla Blackmore,
au terme d'un trajet silencieux.
Alice, ignorant sa remarque, se précipita pour
ouvrir la porte d'entrée : la sonnerie de son téléphone
était si forte qu'elle s'entendait depuis la rue.
C'était Arthur. Il avait déjà appelé plusieurs fois.
— C'est toujours d'accord pour ce soir?
— Non, Arthur. Je crois t'avoir déjà dit non, ce
matin.
— J'ai une surprise pour toi, reprit-il.
— Vraiment?
— Devine ce que c'est...
— Je ne suis pas très bonne au jeu des devinettes.
— Quelque chose qui t'aidera à changer d'avis.
Ce devait être une bague et, si elle ne s'était pas
trompée, elle allait au-devant d'une nouvelle scène.
Mais au téléphone, et avec Ivan Blackmore dans
les parages, elle préféra gagner du temps.
— Ecoute, Arthur, j'arrive à l'instant et j'ai du
travail.
— A quelle heure se voit-on ?
La jeune femme réprima un soupir.
— Je t'ai dit que je t'appellerais.
Et sur ces mots, elle raccrocha.
— Arthur? questionna Ivan qui se tenait dans
l'encadrement de la porte.
Elle hocha la tête.
— Choisissez-vous toujours des hommes faibles ?
Alice le fusilla du regard. De quoi se mêlait-il ? Il
avait pourtant raison. Les hommes de sa vie, à
commencer par son père, tout en étant des êtres
intelligents et sensibles, n'avaient jamais su lui résister.
— Depuis que je suis seule, déclara-t-elle, je veux
mener ma vie comme je l'entends. Mais en quoi cela
vous regarde-t-il ?
Il lui sourit, narquois.
— Vous avez raison, cela ne me regarde pas.
Simplement, je ne peux m'empêcher de plaindre votre
ami actuel ainsi que tous ceux que vous avez maltraités
avant lui. Ils vous pardonnent n'importe quoi parce que
vous êtes belle et qu'ils sont dénués de caractère. Mais
prenez garde de ne pas rencontrer un homme, un vrai...
Comme il posait sur elle le regard fixe et pénétrant
du chasseur, Alice, telle une bête traquée pleine
d'effroi, recula précipitamment.
4
Une fois seule, Alice se laissa choir dans un
fauteuil et prit une profonde inspiration. De quoi avait-
elle peur? Elle n'était pas un animal traqué, et les
propos d'Ivan Blackmore lui importaient peu.
Toutefois, au moindre signe de harcèlement, elle
érigerait entre eux une barrière infranchissable...
Aucun homme ne la dominerait. Cela n'était jamais
arrivé depuis cette horrible nuit. En comparaison du
romancier, les hommes qu'elle avait choisis
manquaient sans doute de personnalité, l'essentiel pour
elle étant de contrôler sa propre vie.
Elle esquissa un sourire. Non seulement, elle ne
risquait rien, mais la rencontre d'un tempérament aussi
fort que le sien avait quelque chose d'excitant. Au
moment où elle commençait à se lasser d'Arthur et de
ses réactions par trop prévisibles, le caractère d'Ivan
Blackmore, un mélange de mystère et de complexité,
lui offrait un défi qu'elle brûlait d'envie de relever.
Elle retourna dans son bureau et sortit un épais
dossier, une nouvelle affaire qui allait l'occuper
entièrement dans les jours à venir.
A peine s'était-elle mise au travail qu'elle entendit
la porte d'entrée se refermer. Sans relever le nez de ses
papiers, elle observa Ivan à la dérobée et le vit
remonter l'avenue.
Quand il eut disparu de sa vue, elle continua à
l'imaginer en pensée, se demandant où il allait,
vaguement étonnée qu'il ne lui ait pas fait part de son
intention de sortir. Mais elle devait reconnaître qu'il
n'avait aucun compte à lui rendre.
Il n'avait pas jeté un coup d'œil vers sa fenêtre.
Sans doute ne songeait-il pas à elle. Lui, au contraire,
commençait à accaparer son esprit.
Alors qu'elle était plongée dans son travail, elle
avait remarqué le bruit discret de la porte. Elle l'avait
suivi du regard et continuait à l'accompagner
mentalement.
Elle sortit le roman policier du tiroir et l'ouvrit à la
dernière page pour regarder la photo sur le rabat de la
couverture. Le visage lui parut familier, comme s'ils
s'étaient rencontrés voilà des années. A présent, elle
connaissait aussi la forme de ses mains, elle avait
éprouvé la sensation de ses doigts vigoureux saisissant
doucement son menton, et le rapide baiser qu'il avait
déposé sur ses lèvres avait envoyé à travers tout son
corps des ondes de plaisir.
A l'évocation de ce souvenir, elle ne put réprimer
un sourire et, noyée dans ses pensées, sursauta en
entendant la sonnette de la porte d'entrée. Elle referma
le livre et se leva prestement pour aller ouvrir.
— Bonjour, ma chère ! s'exclama la visiteuse qui
avait troqué son tailleur violet contre une robe noire à
gros pois mauves.
— Bonjour, répondit Alice.
Karen Morton était une de ses voisines. Elle
habitait depuis relativement peu de temps la maison
d'en face, qu'elle avait achetée deux ans plus tôt, à la
suite d'un divorce fructueux. Dès son arrivée, elle
s'était inscrite dans tous les clubs, associations et autres
lieux de rencontres du quartier. Elle avait une
réputation de coureuse et n'était guère appréciée des
autres femmes.
Pourtant, elle était jolie, et à peine plus âgée
qu'Alice. Son visage rond, ses fossettes et ses lunettes à
monture rose lui donnaient un air attendrissant de petite
fille perdue. Le fait qu'elle fût venue parler à Ivan
n'avait rien d'étonnant. Dès qu'elle apercevait un
homme dans les parages, elle se découvrait soudain un
fusible à changer ou un évier à déboucher.
En la voyant sur le pas de sa porte, Alice ne se fit
aucune illusion; la présence d'Ivan expliquait sans
aucun doute cette visite inopinée.
— Entrez donc, dit-elle en introduisant la jeune
femme dans son bureau.
— Vous êtes toute seule? s'enquit la visiteuse.
— Oui. Que puis-je pour vous?
— J'ai vu votre voisin sortir, déclara Karen sans
ambages. Nous avons échangé quelques mots ce matin;
peut-être vous en a-t-il parlé ?
— Vaguement, répondit Alice, laconique.
— Qui est-ce ? reprit Karen, avec une curiosité mal
contenue.
— Il ne s'est pas présenté?
Karen secoua la tête.
— Je lui ai demandé, pour plaisanter, s'il était votre
factotum et il a ri.
— Très drôle, répliqua Alice avec une pointe
d'ironie.
Et, comme Karen attendait, elle ajouta :
— Il s'appelle Ivan Blackmore et il vient
d'emménager dans l'appartement de Mlle Pringle.
Son nom s'étalait en lettres capitales sur la
couverture du livre et Karen, les yeux écarquillés,
interrogea Alice du regard.
— Oui, dit Alice, il est écrivain.
Karen prit le roman, l'ouvrit et parcourut
rapidement la liste des ouvrages « du même auteur ».
— Vous l'avez emprunté à la bibliothèque, n'est-ce
pas? Ah, j'adore ses livres; je les ai tous lus. Il faut
absolument que je fasse sa connaissance.
«Pas avant d'avoir parcouru au moins l'un de ses
ouvrages », songea Alice avec cynisme, persuadée que
Karen allait se précipiter dans une librairie dès cet
après-midi.
— Il travaille à son nouveau roman et n'a guère de
temps, répliqua-t-elle perfidement.
Il était facile de lire dans les pensées de Karen.
«Cet homme séduisant habite sous le même toit
qu'Alice Ashby. Mais Alice n'a sans doute pas de vues
sur lui, puisqu'elle a un petit ami avec qui elle vient de
passer des vacances en Floride. »
— Le connaissez-vous bien ? demanda encore
Karen.
— Très bien, répondit Alice avec un aplomb qui
réduisit sa visiteuse au silence.
— Comme c'est excitant! finit-elle par dire. L'un de
mes auteurs favoris qui emménage juste en face de
chez moi!
— Quel livre avez-vous préféré?
Karen fit mine de réfléchir.
— Je ne saurais dire... Ils m'ont tous plu.
— Pour ma part, j'ai particulièrement aimé « Le
cercle des étrangers ».
— Moi aussi ! s'exclama aussitôt Karen.
«Vraiment?» songea Alice qui venait d'inventer ce
titre. Comme elle l'avait deviné, Karen admirait cet
auteur non pour son œuvre dont elle ignorait tout, mais
pour son charme viril.
— Un de ces soirs, vous pourriez passer boire un
verre, proposa cette dernière qui, jamais auparavant, ne
l'avait invitée.
— Toute seule? demanda Alice avec une candeur
feinte.
— Euh... non, naturellement! balbutia Karen.
De toute évidence, seul Ivan l'intéressait mais, dans
un premier temps, il lui fallait bien inclure Alice.
— C'est très gentil à vous, répliqua cette dernière,
sans en penser un traître mot.
Après le départ de sa voisine, Alice songea à la
réputation de celle-ci et comprit la réaction des autres
femmes. Mais dans le cas présent, Karen ne
représentait pas un gros danger, car même si Ivan
Blackmore était un don Juan invétéré, elle était
sûrement trop superficielle pour lui plaire.
Tout en se faisant ces réflexions, Alice se prépara
une tasse de café qu'elle emporta dans son bureau. Puis
elle ouvrit un sac en papier glacé et en sortit l'écharpe
qu'elle avait achetée chez Patsy. Contente d'avoir
choisi ce joli vert amande, elle l'enroula autour de son
cou, avant de se pencher de nouveau sur son dossier en
cours.
Elle était si concentrée sur son travail qu'elle
n'entendit pas Ivan entrer. En le découvrant au milieu
de la pièce, elle sursauta, bien qu'elle fût heureuse de le
voir.
— Vous avez manqué la visite de notre voisine qui
est toujours à la recherche d'un factotum! s'exclama-t-
elle sur un ton goguenard. Elle voudrait faire réparer un
de ses meubles et vous invite à passer prendre un verre.
Je lui ai dit que vous seriez ravi.
— Vraiment? répliqua Ivan avec une grimace
éloquente.
Alice sourit.
— Non. En réalité, après la mise en garde de
Granny Rosa, j'ai songé que, si vous étiez un homme
dangereux pour moi, vous le seriez aussi pour elle.
Il s'assit sur le coin du bureau.
— Voilà qui est sagement réfléchi. Mais dites-moi,
vous avez une bien belle écharpe !
— Elle vient de chez Patsy.
Puis, en un geste impulsif, Alice la dénoua de son
cou et la lui tendit.
— Tenez ! Prenez-la si elle vous plaît.
Ivan la jeta négligemment par-dessus ses épaules et
elle eut soudain l'impression de se trouver en face d'un
séduisant Tzigane.
— Cette couleur vous va bien, affirma-t-elle,
tentant de masquer son trouble.
— Elle vous va mieux qu'à moi, rétorqua-t-il en se
penchant vers elle pour la rendre. Maintenant,
pourriez-vous me consacrer cinq minutes ? Je voudrais
vous montrer quelque chose.
— De quoi s'agit-il?
— Surprise, répondit-il d'un air mystérieux.
Elle le suivit à l'étage. Sur le vieux tapis chinois
était posé un sac en papier portant le nom de la
boutique, « La Bohême », écrit en lettres d'or, tandis
que dans le fauteuil de Mlle Pringle s'étalait une veste
de soie matelassée gris perle avec un chat brodé dans le
dos. C'était justement l'une des vestes qu'Alice avait
essayées dans la matinée.
— Pour qui est-ce? s'enquit-elle.
— Pour vous, bien sûr.
— J'espère que vous pouvez la rapporter.
Il parut surpris.
— Elle ne vous plaît pas?
— Je ne saurais accepter un tel cadeau.
— Pourquoi?
— Ce ne serait pas raisonnable.
Alice savait que les créations de Patsy étaient
toutes très onéreuses.
— Et puis, ajouta-t-elle, je n'accepte jamais...
Face à son hésitation, Ivan termina sa phrase pour
elle :
— Des bonbons de la main d'un étranger?
Elle rougit.
— Vous devez me trouver stupide, mais je n'aime
pas devoir quelque chose à quelqu'un.
Même en vacances avec Arthur, elle avait insisté
pour participer aux frais.
Ivan prit la veste, l'examina, puis observa la jeune
femme.
— Qu'auriez-vous l'impression de me devoir?
— Je n'en sais rien et c'est bien là le problème!
s'exclama-t-elle.
— Vous me semblez pleine de préjugés : contre le
mariage, les hommes et même les cadeaux !
— Fixez-moi plutôt votre prix, rétorqua-t-elle,
consciente de s'engager sur un terrain glissant.
Il reposa la veste sur le dossier et la regarda
fixement.
— Vous vous sous-estimez... à moins que vous ne
surestimiez la valeur de ce vêtement. Un merci
suffirait, un sourire serait presque trop.
Alice se rendit compte qu'elle manquait de
spontanéité. Il n'était pas en train de lui offrir une
rivière de diamants; il s'agissait simplement d'une
attention amicale.
— Eh bien, merci beaucoup, dit-elle, confuse. Elle
est magnifique, et j'adore le siamois brodé dans le dos.
— Rien de plus énigmatique qu'un chat, répliqua-t-
il. En plus, il vous ressemble.
Son pelage était du même blond cendré que les
cheveux d'Alice, mais cette dernière avait les yeux gris,
et non bleu vif.
— Ce n'est pas ma couleur d'yeux, protesta-t-elle.
Pour ce qui est des griffes, je ne sais pas...
— Moi, je sais ! s'écria-t-il.
Et tous deux partirent d'un grand éclat de rire.
— Je suis morte de faim et j'allais me préparer un
sandwich, reprit Alice après un instant. En voulez-vous
un aussi?
— Avec plaisir.
— A moins que vous ne décidiez d'aller boire un
verre chez Karen...
— Elle s'appelle donc Karen? Sans façon.
— Je lui ai expliqué que vous étiez très occupé
avec l'écriture de votre nouveau roman.
— Merci beaucoup.
« Inutile de me remercier, songea-t-elle, je l'ai fait
pour moi ! »
Ivan la suivit au rez-de-chaussée, jusque dans sa
cuisine et, tandis qu'elle préparait une petite collation,
il tomba en arrêt devant sa collection de tasses.
— Elles n'ont guère de valeur, avoua-t-elle, mais je
les aime toutes, sans exception.
— Vous êtes attachée à vos possessions, n'est-ce
pas?
— Oui, reconnut-elle.
N'était-ce pas normal, vu que l'essentiel de son
mobilier lui venait de ses parents ? Quant au reste,
essentiellement des bibelots, elle l'avait choisi avec
beaucoup de soin.
— Et vous? s'enquit-elle. Vous vivez dans les
meubles de Mlle Pringle. Cela ne vous gêne-t-il pas ?
— Pas le moins du monde.
— Collectionnez-vous des objets?
— Non.
Elle se demanda à quoi pouvait ressembler sa
maison en Cornouailles. Ce n'était pas facile de le
ranger sous une étiquette. Avec le foulard vert, il
ressemblait à un Tzigane et, l'instant d'après, dans un
intérieur de style classique, elle pouvait l'imaginer en
bottes, haut-de-chausses et jabot.
— D'où viennent-elles ? reprit-il.
— Pardon? Ah... les tasses!
A sa demande, Alice entreprit de retracer l'histoire
de chacune d'elles, jusqu'à ce que la sonnerie du
téléphone l'interrompe au beau milieu d'une phrase.
C'était Patsy.
— La veste, c'était bien pour toi, mon chou?
— Oui, répondit Alice.
— Je m'en serais doutée ! M. Blackmore m'a
demandé de la mettre de côté et, lorsqu'il est revenu la
chercher, j'ai proposé de la lui offrir à titre de
dédommagement, mais il n'a rien voulu savoir. Quelle
classe !
— En effet, se contenta de répliquer Alice.
— La boutique est encore pleine, poursuivit Patsy
d'une voix excitée, et Granny Rosa continue à sévir.
— Possède-t-elle un don, un pouvoir quelconque?
hasarda Alice.
Patsy rit doucement.
— Il faut croire que oui puisqu'elle a passé toute sa
vie à lire les lignes de la main. Et elle n'annonce pas
que des choses anodines. Il lui arrive aussi de prédire
de grands malheurs.
La façon dont la vieille femme lui avait agrippé le
bras, sa voix, son regard, tout cela avait inquiété Alice
sur le moment. En raccrochant le téléphone, elle
éprouva de nouveau un sentiment de malaise.
— Que faites-vous cet après-midi? s'enquit alors
Ivan, la faisant sursauter.
— J'ai envie d'aller me promener, répondit-elle
sans réfléchir.
— Vous pourriez peut-être me montrer où se
trouve l'ancien octroi ?
Après une courte hésitation, elle acquiesça. C'était
un agréable but de promenade, un endroit où elle se
rendait fréquemment.
Les deux jeunes gens roulèrent en silence, mais il
n'y avait aucune gêne entre eux. Lorsque Alice jetait un
coup d'œil à Ivan, il lui adressait un sourire qu'elle
accueillait comme une caresse. Elle n'avait encore
jamais partagé une telle intimité avec un homme
qu'elle connaissait à peine.
Ils se garèrent au pied de la colline et empruntèrent
un sentier qui sillonnait à travers bois, disparaissant
souvent sous l'herbe envahissante. Au bout d'un
moment, ils atteignirent la mine avec sa cheminée en
briques noircies et son culbuteur couvert de rouille.
D'ordinaire, Alice se promenait seule, mais Ivan
était un bon compagnon de marche, pas trop bavard,
qui progressait au même rythme qu'elle. Lorsque la
jeune femme sentit quelques gouttes de pluie, elle leva
le nez vers le ciel, puis se tourna vers lui.
— Faut-il faire demi-tour?
— Qu'en pensez-vous?
— L'octroi, ou du moins ce qu'il en reste, n'est plus
très loin.
— Dans ce cas, allons jusque-là.
Le cottage, avait été construit sous un chêne et, si
l'arbre centenaire avait résisté aux agressions du temps,
il ne restait de la maison que de vagues pans de murs
envahis par le lierre et les ronces.
— Il n'y avait que deux pièces en enfilade,
expliqua Alice, ce qui n'a pas empêché le dernier
préposé et sa femme d'y élever une nombreuse
progéniture, trois garçons et quatre filles.
— Dure époque ! commenta Ivan.
La jeune femme ne répondit pas, mais elle avait
l'air si pensive qu'il finit par demander:
— A quoi songez-vous?
Elle soupira.
— A quelque chose que je n'ai jamais confié à
personne ! Quand j'étais petite, je venais souvent ici et
je me racontais des histoires. Je m'imaginais faisant
partie de la famille du gardien. Loin de plaindre ces
enfants, je les enviais d'avoir tant d'espace pour jouer.
— Etiez-vous une enfant solitaire?
— J'avais des amis, mais je n'en restais pas moins
fille unique.
Sa mère avait toujours été de santé fragile et,
comme il lui fallait du calme et du repos, Alice ne
pouvait guère inviter ses camarades chez elle. Elle
avait donc pris l'habitude de s'inventer des compagnons
de jeu qu'elle mettait en scène.
La mort de sa mère l'avait sortie brutalement de
l'adolescence, en l'accablant de responsabilités. A
présent, loin de rechercher la compagnie des autres,
elle appréciait les moments de solitude.
La maison du préposé n'était plus un cottage et,
sauf dans son imagination, ne l'avait jamais été.
Toutefois, sous les branches du chêne géant, le lieu
ressemblait à une tanière offrant un abri contre la pluie.
Ivan ôta sa veste, l'étendit sur les ruines d'un mur, et
elle prit place à côté de lui.
— Vous reste-t-il de la famille, Alice?
— Non, répondit-elle, songeant autant à sa famille
imaginaire qu'à ses parents véritables. Et vous? Avez-
vous toujours vos parents ?
— Je n'en ai jamais eu. J'ai été trouvé sur les
marches d'un orphelinat.
Quel horrible destin ! Pourtant, il avait réussi dans
la vie, et ne semblait pas s'apitoyer sur son sort.
— D'où vous vient votre nom? questionna-t-elle,
curieuse.
Il éclata de rire.
— Comme je n'arrêtais pas de brailler, les
responsables de l'orphelinat ont songé à Ivan le
Terrible. Pour ce qui est de Blackmore, c'est un nom
pris au hasard dans l'annuaire...
— Et comment êtes-vous devenu romancier?
— Après avoir reçu une certaine éducation,
expliqua-t-il avec un sourire équivoque, je me suis mis
à voyager, puis j'ai écrit mon premier livre.
— « L'intrus »?
C'était le premier titre dans la liste d'ouvrages «du
même auteur ».
— Oui. Je me suis inspiré de personnages et de
situations rencontrés au cours de mes pérégrinations.
Ce roman a été un succès et j'ai décidé de continuer.
— Vous avez découvert que vous étiez un écrivain-
né, déclara Alice avec une ébauche de sourire. Peut-
être votre père était-il un poète ?
Il rit de nouveau.
— Ou un marin à la langue bien pendue. Je suis
aussi prolixe à l'oral qu'à l'écrit.
— N'êtes-vous pas curieux de connaître vos
origines?
— Non, répondit-il simplement, sans la moindre
amertume.
Une telle absence de curiosité étonna Alice. En
pareille circonstance, elle-même aurait remué ciel et
terre pour retrouver la trace de ses parents.
Pendant qu'ils parlaient, le ciel gris s'était obscurci,
devenant de plus en plus menaçant, et les premières
gouttes s'étaient mises à tomber.
Ils étaient au sec pour l'instant. La pluie n'avait pas
encore percé la voûte feuillue au-dessus de leurs têtes,
mais cela n'allait pas tarder.
— Nous ne devrions pas rester là. Nous risquons
d'être mouillés.
— Vous croyez?
Il avait passé un bras autour de ses épaules et elle
aurait aimé passer la nuit, blottie contre lui, dans cette
sombre tanière. Ils auraient sans doute échangé toutes
sortes de confidences jusqu'à l'aube. C'était très tentant,
mais guère raisonnable.
Elle se leva à regret.
— Rentrons, dit-elle.
Elle faillit courir, mais se ravisa. De toute façon,
d'ici à la voiture, ils seraient trempés jusqu'aux os. Ivan
lui prit la main et ils progressèrent tranquillement sur le
sentier glissant.
Le maquillage d'Alice fondit en quelques minutes,
laissant son visage aussi luisant que celui d'un enfant
qu'on viendrait de débarbouiller. Et, tout à coup, elle se
sentit terriblement jeune tandis qu'elle piétinait dans les
flaques avec une réelle insouciance. Si elle s'était
écoutée, elle aurait sauté à pieds joints dedans pour
soulever de grandes gerbes d'eau.
A regarder son compagnon tout dégoulinant, elle
pouvait imaginer ce à quoi elle-même ressemblait. Ils
avaient l'air de deux rescapés d'un naufrage et, loin de
s'en émouvoir, elle trouvait cette situation plutôt drôle.
Ils finirent par atteindre la voiture. Remarquant une
boîte de mouchoirs en papier entre les deux sièges,
Ivan en prit quelques-uns et commença à tamponner le
visage d'Alice. Mais les cheveux de la jeune femme lui
tombaient devant les yeux, aussi humides qu'un rideau
de douche.
— Vous n'avez pas sérieusement l'intention de me
sécher avec des Kleenex? s'exclama-t-elle en riant.
Rentrons plutôt à la maison.
Elle avait les doigts gourds et ses chaussures
paraissaient avoir rétréci de plusieurs pointures. Après
avoir mis le chauffage en marche, elle démarra.
Lorsqu'ils atteignirent la maison, il faisait bon dans
l'automobile et, se tournant vers Ivan, elle faillit se
blottir dans ses bras. Au lieu de quoi, elle dit sur un ton
badin :
— Je ne dois pas être normale. D'abord, je vous
raconte mes souvenirs d'enfance. Ensuite, je prends
plaisir à me promener sous une pluie battante.
A cet instant, elle éternua.
— Si j'étais vous, répliqua Ivan, je m'inquiéterais
plus de ma santé physique que de mon état psychique.
Alice sourit.
— Vous avez raison. Je vais aller prendre un bon
bain chaud.
— On se retrouve dans vingt minutes?
— Disons plutôt une demi-heure.
Dès qu'Ivan eut regagné son appartement, Alice se
fit couler un bain auquel elle ajouta des sels parfumés.
Elle se sentait aussi excitée qu'une collégienne se
préparant pour son premier rendez-vous. Les trombes
d'eau qui s'étaient abattues sur elle l'avaient lavée de
toute réserve et elle retrouvait soudain cette spontanéité
et cette insouciance qui sont l'apanage de la jeunesse.
Elle aurait pu danser sous la pluie, cueillant les gouttes
d'eau sur ses lèvres comme autant de baisers suaves.
Après s'être prélassée quelques instants dans la
baignoire, elle enfila une combinaison, passa son
peignoir de bain et enroula ses cheveux dans une
serviette-éponge. Elle sortit pieds nus de la salle de
bains, elle avait l'habitude de se déchausser dès qu'elle
rentrait chez elle.
Ivan l'attendait dans le salon, en jean et gros
chandail irlandais de laine écrue. Ainsi vêtu, il avait
l'air d'un véritable pêcheur de Cornouailles.
— La bouilloire siffle, déclara-t-il. Que proposez-
vous?
— Un Irish coffee sans crème ; il me reste une
demi-bouteille de whisky.
Assise par terre près de la cheminée, Alice
commença à se sécher les cheveux. Lorsque Ivan lui
prit la serviette des mains, elle n'afficha aucune
surprise. Lui-même ne dit rien; ce geste semblait le
plus naturel du monde.
Elle s'abandonna entre ses mains, la tête penchée
en avant, les yeux clos. Plus tard, ils iraient dîner en
ville, à moins qu'elle ne décide de préparer le repas.
Pour l'heure, elle profitait de cet agréable massage,
plus décontractant que tout ce qu'elle avait pu connaître
dans les instituts de beauté, plus sensuel aussi.
— Vous avez des doigts de fée, murmura-t-elle.
— Attendez-vous quelqu'un?
Elle redressa la tête en sursautant.
— Pardon?
Un visage s'était encadré dans l'un des petits
carreaux de la porte-fenêtre. Il faisait sombre dehors,
mais Anthony était suffisamment près pour qu'elle le
reconnaisse. Alice étouffa un juron. Elle aurait voulu
lui faire signe de partir et tirer les rideaux.
— Ne devrions-nous pas aller voir ce qu'il veut?
s'enquit Ivan.
5
— Je sais ce qu'il veut, marmonna Alice.
Elle resserra la ceinture de son peignoir et se
dirigea vers la porte. Ses amis utilisaient autant cette
porte-fenêtre que l'entrée principale, mais cela faisait
des mois qu'Anthony Hailey n'était pas venu chez elle
et elle déplorait sa téméraire intrusion.
Elle ne l'avait pas convié, et voilà qu'il surgissait au
pire moment, interrompant brutalement les délicieux
préludes à quelque chose d'encore meilleur. Comme
elle ne pouvait pas le laisser dehors, elle allait le faire
entrer, en espérant se débarrasser de lui au plus vite.
Tandis qu'elle entrouvrait la porte, il balbutia :
— Désolé d'arriver à un moment inopportun.
« Il y a des gens qui arriveront toujours au mauvais
moment », songea Alice tout en faisant les
présentations.
Les deux hommes se saluèrent avec civilité. La
pluie avait aplati les cheveux d'Anthony et Alice nota
pour la première fois une certaine ressemblance avec
Arthur. Ivan était d'une tout autre trempe.
— Je vais vous chercher un café, déclara ce dernier
que la situation amusait visiblement.
Une fois seul avec Alice, Anthony soupira, gêné.
— J'espérais te voir à l'inauguration de «La
Bohême », expliqua-t-il, mais tu étais déjà partie. Je
voulais tenter ma chance une nouvelle fois car je savais
que ton histoire avec Arthur Royston ne durerait pas.
Il exhala un nouveau soupir.
— J'avais raison, mais j'arrive trop tard, n'est-ce
pas?
Anthony croyait sans doute qu'Ivan avait remplacé
Arthur.
— Oui, répondit Alice, sans chercher à rétablir la
vérité.
— Qui est-ce?
— Mon nouveau voisin.
Comme Anthony restait coi, elle se crut obligée de
préciser :
— Mlle Pringle est partie pour l'Australie.
— Et depuis... depuis quand le connais-tu?
— Oh, j'ai l'impression de le connaître depuis
longtemps, rétorqua Alice.
Le message était suffisamment clair et Anthony
battit en retraite. Elle le raccompagna jusqu'à la porte
d'entrée principale. Bien qu'il y eût de la place devant
la maison, il s'était garé un peu en contrebas. Sans
doute avait-il éprouvé le besoin de faire quelques pas
sous la pluie, afin de rassembler son courage.
Alice était désolée pour lui. En même temps, elle
se sentait irritée. Après tout, il avait une ravissante
petite amie qui travaillait dans la même compagnie
d'assurances que lui. Voilà qui aurait dû les rapprocher!
Sur le seuil de la porte, Anthony prit la main
d'Alice et la serra fort entre les siennes.
— Je t'attendrai toute ma vie, murmura-t-il avec un
trémolo dans la voix.
— Bien sûr que non, répliqua-t-elle. Je ne suis pas
faite pour toi.
Elle n'osa pas ajouter : « Et toi encore moins pour
moi ». Elle avait toujours fréquenté des hommes
insignifiants, jusqu'à ce qu'elle rencontre Ivan
Blackmore...
— Tu es la plus belle femme que je connaisse.
— Tu ne me connais pas. Quand je suis en colère,
je ressemble à une sorcière.
Et sur ces mots, elle lui claqua la porte au nez, un
peu plus violemment qu'elle n'en avait eu l'intention.
A cet instant, Ivan sortit de la cuisine, un large
sourire aux lèvres.
— Dites-moi, la liste de vos prétendants est-elle
longue ?
— Je ne détiens aucun record, protesta Alice.
Elle retourna dans le salon et s'agenouilla en face
du feu, abandonnant sa serviette sur le plancher.
— Dans une petite ville, reprit-elle, vous êtes
fatalement amené à croiser vos anciennes
connaissances. Je suppose que vous n'avez jamais eu ce
genre de problème, vous qui voyagez sans cesse.
— En effet.
Il l'avait suivie dans la pièce et, s'approchant de la
porte-fenêtre, il tira les rideaux.
— Je devrais prendre l'habitude de les fermer dès
que je rentre, déclara Alice.
Puis, contemplant ses pieds déchaussés, elle ajouta:
— J'espère qu'il n'a pas cru que j'étais nue sous
mon peignoir.
— Est-ce si important? demanda-t-il en s'asseyant
dans un fauteuil.
Elle se tourna vers lui.
— Non... Bien sûr que non. Mais Anthony est du
genre à faire courir de faux bruits.
Elle réfléchit un instant.
— Au lieu de vous enfermer dans la cuisine, vous
auriez peut-être dû lui dire que notre relation était
platonique.
— Lui mentir! s'exclama Ivan d'un air faussement
outragé.
— Cela aurait-il été un mensonge ?
— Naturellement ! Nous savons tous les deux que
je ne vais pas en rester là.
— Ce sera peut-être plus difficile que vous ne le
pensez, répliqua-t-elle d'un ton badin.
— Je sais. Granny Rosa ne m'a pas été d'une
grande aide et ce salon, si je puis me permettre, ne
facilite pas non plus les choses.
C'était une pièce agréable avec des murs saumon
pâle et un immense tapis beige et abricot. Alice n'avait
rien changé à l'agencement, se contentant de remplacer
le vieux canapé de cuir brun par un sofa plus
confortable. Elle avait conservé les vitrines avec les
bibelots en porcelaine et les petites tables gigognes en
laque de Chine.
— Le trouvez-vous trop meublé? demanda-t-elle.
Elle jeta un regard critique autour d'elle en
envisageant l'endroit comme un lieu de séduction
possible.
— Je reconnais que la pièce est un peu trop
encombrée pour s'ébattre en toute liberté, avoua-t-elle.
Et votre appartement?
— La présence de Mlle Pringle est par trop
palpable. Les sièges du salon sont tout à fait dissuasifs
et je ne me vois guère folâtrer dans son lit.
Alice pouffa de rire. Elle avait effectivement du
mal à imaginer Ivan Blackmore dans la chambre de
Mlle Pringle.
— Si je vous comprends bien, je suis en sécurité
dans cette maison?
Il soupira.
— Je le crains ! Que diriez-vous d'une petite
escapade de quelques jours?
— Je rentre juste de vacances. Je n'aurai pas de
congés avant Dieu sait quand.
— Vraiment ? Avez-vous toujours vécu ici ?
— Je suis née dans cette maison et, à la mort de
mon père, j'ai vendu le premier étage.
— N'avez-vous jamais eu envie de bouger?
— Pour quoi faire ?
Toute sa vie était ici : sa maison, son travail, ses
amis et ses clients.
S'éloignant un peu du feu, elle le regarda droit dans
les yeux.
— Et vous, n'avez-vous jamais trouvé un endroit
qui vous donne envie de rester?
— Jamais pour longtemps.
— Pas plus de six mois?
— C'est à peu près cela.
Six mois... C'était aussi à peu près le temps que
duraient les relations amoureuses d'Alice. Ainsi, si
quelque chose se passait entre eux, la rupture aurait
lieu au moment où Ivan, de toute façon, serait parti.
Une situation idéale... Pourtant, Alice fut parcourue par
un long frisson, comme si un courant d'air glacial
venait de traverser le salon.
— Non, reprit-elle avec une légèreté feinte, je ne
saurais nous imaginer en train de faire l'amour au
milieu des meubles de Mlle Pringle. A moins de fermer
les yeux...
— Et cela, je ne saurais le promettre.
Il posa sur elle un regard admiratif. Alice avait déjà
noté chez lui cette expression, mais elle savait
également qu'il avait connu de très belles femmes
avant de la rencontrer.
A qui songeait-il en cet instant? A son ex-
compagne, Felicity ? Comment était-elle ? Une petite
brunette ? Une grande blonde? Alice s'aperçut alors
qu'elle ignorait tout du passé amoureux d'Ivan, tandis
que lui en savait long sur les hommes de sa vie. Mais à
moins de trouver des indices dans l'un des romans qu'il
avait publiés, elle devrait se contenter de cette situation
inégale.
— Pour l'heure, reprit-elle, il est hors de question
que je bouge. Ce qui, je suppose, exclut toute idée
d'aventure.
— Il semblerait.
— Malgré tout, je tâcherai de me rappeler
l'avertissement de Granny Rosa. Elle reconnaît un
homme dangereux quand elle en croise un.
— Et lorsqu'il s'agit d'une femme?
— Pardon?
— N'a-t-elle pas fait allusion aux eaux dormantes?
— Nous avons tous nos secrets, répliqua-t-elle.
Sans doute avait-elle ses secrets, mais elle n'était
pas dangereuse. Si, en mettant un terme à des relations
sans avenir, elle avait blessé la susceptibilité de
plusieurs hommes, cela ne prêtait pas à conséquence.
— Voudriez-vous dîner avec moi ? demanda-t-elle.
A sa grande surprise, il refusa.
— Je dois m'en aller.
Elle avait cru qu'ils termineraient la soirée
ensemble, mais il ne lui avait fait aucune promesse;
elle n'avait pas de raison de se sentir déçue.
— Eh bien, bonsoir.
Alors qu'elle levait la tête pour lui sourire, Ivan
s'accroupit près d'elle et, cueillant son menton, déposa
un baiser sur ses lèvres. De nouveau, elle eut
l'impression de recevoir une décharge électrique et elle
frissonna.
— Etait-ce un baiser pour... pour me souhaiter une
bonne nuit? s'enquit-elle.
— Bien sûr, dit-il en se redressant. Le jour où
j'essaierai de vous séduire, j'espère que vous verrez la
différence.
Alice resta assise au même endroit pendant un long
moment, se demandant pourquoi le simple contact
d'Ivan la troublait beaucoup plus qu'une nuit
passionnée dans les bras de l'un de ses amants.
La question demeurant sans réponse, elle finit par
se lever pour se faire réchauffer un velouté aux
champignons dans la cuisine. Tandis que la soupe était
sur le gaz, elle alla prendre le livre d'Ivan, rangé dans
un tiroir.
Son premier roman s'intitulait «L'intrus». N'était-ce
pas étonnant quand, le premier jour, elle l'avait
suspecté d'être l'homme qui avait pénétré dans sa
chambre par effraction? Une coïncidence, bien sûr, une
ironie du sort qu'elle garderait pour elle...
L'intrigue de « Sombre Refuge », l'ouvrage
emprunté à la bibliothèque, était si captivante qu'à
minuit passé, elle lisait toujours. Les personnages,
aspirés dans la tourmente d'une guerre civile,
paraissaient bien réels. Le style était enlevé, parfois
brutal et lorsque, enfin, elle éteignit la lumière, elle
songea que son sommeil serait certainement agité.
Ce n'était pas un roman à lire le soir. Alice eut
beaucoup de mal à s'endormir et se réveilla quelques
heures plus tard pour découvrir qu'elle avait envoyé
promener ses couvertures.
Elle ne se rappelait pas son rêve, mais conservait
une vague impression de cauchemar et elle reborda son
lit d'une main tremblante.
Elle mit des heures, lui sembla-t-il, à retrouver le
sommeil, et quand elle s'éveilla à l'heure habituelle,
elle était en sueur et se sentait effrayée. Quelque chose,
quelqu'un peut-être, la menaçait.
Elle se redressa dans son lit et secoua la tête pour
chasser son angoisse. Puis elle ramassa le livre d'Ivan
Blackmore et le rangea sur une étagère, bien décidée à
ne plus l'ouvrir au-delà d'une certaine heure.
Sa matinée fut très studieuse et elle était absorbée
par son travail lorsque le téléphone sonna. En
reconnaissant la voix de Karen à l'autre bout du fil, elle
décida de se montrer polie, mais brève. Elle n'avait pas
de temps à perdre avec une femme qu'elle n'appréciait
guère.
Karen appelait sans doute au sujet d'Ivan et Alice
n'avait aucune intention de servir d'intermédiaire.
— Ah, cet Ivan Blackmore ! commença Karen.
Alice allait l'interrompre et lui expliquer qu'elle
était très occupée, mais celle-ci poursuivit :
— Je n'ai pas l'habitude de me plaindre et les gens
qui me connaissent savent que j'ai l'esprit large !
Toutefois, ses manières sont effroyables.
— De quoi parlez-vous? s'enquit Alice.
La voix suraiguë de Karen trahissait son
indignation.
— Je viens de l'appeler au numéro de Mlle Pringle
pour lui souhaiter la bienvenue dans le quartier et
savez-vous ce qu'il m'a répondu?
Sans laisser le temps à Alice de souffler une
réponse, elle enchaîna :
— Il m'a dit d'aller... d'aller me... enfin, vous
voyez!
— Vraiment?
Alice était étonnée de la gêne de Karen. Cela ne lui
ressemblait pas.
— Ce n'est pas très aimable, n'est-ce pas?
Alice acquiesça.
— Ivan Blackmore est tout sauf aimable, dit-elle.
— J'espère que vous savez ce que vous faites avec
lui, répliqua Karen. Ce type n'est pas votre genre.
«Comment le savez-vous?» songea Alice. Karen et
elle n'avaient échangé que quelques mots. Pourtant,
ceux qui la connaissaient bien auraient été du même
avis. Et elle n'aurait pas su quoi leur répondre. Il
n'existait aucune explication rationnelle à cette
irrésistible attirance.
— Merci de votre sollicitude, répliqua-t-elle.
Sur ce, Karen raccrocha.
Alice se remit aussitôt au travail. Tout en planchant
sur ses dossiers, elle écoutait les informations de 13
heures à la radio quand Ivan pénétra dans son bureau.
— Vous ne déjeunez pas?
— Je n'en ai guère le temps. Je suis débordée.
— Moi aussi. Voilà pourquoi j'ai pensé que nous
pourrions avaler un morceau dans la cuisine de Mlle
Pringle.
La jeune femme se leva sans se faire prier.
— J'ai reçu un coup de fil de Karen, dit-elle en lui
emboîtant le pas dans l'escalier. Elle m'a appelée pour
se plaindre de vos « effroyables manières ». Ce sont
ses propres termes !
Attirée par la délicieuse odeur qui s'était répandue
un peu partout à l'étage, Alice suivit son compagnon
jusqu'à la gazinière.
— Elle ne vous a pas rapporté toute la
conversation, lança Ivan par-dessus son épaule. Elle
voulait m'inviter sans vous.
— Vous inviter où?
— Chez elle, naturellement. Elle possède une petite
recette que j'allais adorer, paraît-il. Elle a appelé au
pire moment ; de plus, je déteste les femmes qui
minaudent en se prenant pour Marilyn Monroe.
— Vous auriez dû lui dire qu'elle vous rappelait
Marilyn, elle aurait été flattée.
— Je n'ai aucune envie de la flatter. J'allais
raccrocher et me remettre au travail quand elle a
ajouté: « Venez sans Alice; cette jeune femme est trop
coincée ». C'est alors que j'ai perdu patience.
— Elle n'a même pas osé me répéter vos paroles,
déclara Alice.
— Et c'est vous qu'elle accuse d'être coincée!
Tous deux éclatèrent de rire.
Un coup de téléphone inopportun était toujours
agaçant. Mais c'était surtout le fait que Karen se fût
permis de la critiquer qui avait fait sortir Ivan de ses
gonds. Alice en était si heureuse qu'elle faillit lui sauter
au cou. Elle se retint néanmoins, préférant s'intéresser à
ce qu'il mijotait.
— Que préparez-vous?
— « Une petite recette que vous allez adorer »,
répondit-il en parodiant Karen.
Alice dressa sommairement la table, tandis qu'il
égouttait les spaghettis. Puis elle souleva le couvercle
de la deuxième casserole et remua la sauce avec une
cuillère de bois.
— Oignons, tomates, origan, crevettes, moules,
praires, énuméra-t-elle en connaisseuse. Ah, j'allais
oublier l'ail ! Cela ressemble fort à des spaghettis
marinara.
— Vraiment? Pour être franc, j'ai jeté dans ma
marmite tous les ingrédients de mon garde-manger qui
m'ont paru compatibles. D'une façon générale, je suis
incapable de confectionner deux fois de suite le même
plat.
— Dommage! Ça a l'air succulent...
— J'espère bien, répliqua-t-il simplement.
Alice ne s'était jamais sentie aussi bien dans cet
endroit, même du temps de Mlle Pringle.
Ils évoquèrent leurs travaux respectifs. Ivan
connaissait une jeune actrice qui avait acheté une
propriété à quelques kilomètres de là et qui serait peut-
être intéressée par les talents d'Alice.
A un moment, ils entendirent le téléphone qui
sonnait à l'étage du dessous.
— Cela me fait penser que je n'ai pas raccroché
mon combiné, déclara Ivan.
Comme la jeune femme ne bougeait pas, il ajouta :
— Vous ne descendez pas répondre ?
— Non. Si c'est important, on rappellera.
Elle souhaitait que personne ne puisse les atteindre,
qu'ils demeurent coupés du reste du monde, comme
s'ils avaient encore été dans l'ancienne maison d'octroi.
Ayant de reprendre leurs occupations, ils
convinrent de se retrouver à 19 heures pour aller dîner
dans l'un des nombreux restaurants du quartier.
Alors qu'Alice était dans l'escalier, le téléphone
sonna de nouveau et, cette fois, elle se hâta d'aller
répondre, le regrettant presque aussitôt. C'était Arthur
qui exigeait une explication. En sortant de son bureau à
l'heure du déjeuner, il était tombé sur Anthony Hailey
qui l'avait salué avec un : « Bienvenue au club des
laissés-pour-compte », avant de lui décrire une scène
qui l'avait laissé perplexe.
— Je vais te raconter ce qui s'est vraiment passé,
déclara Alice après l'avoir écouté. Quand Anthony est
arrivé, il m'a effectivement trouvée en peignoir de bain;
mes cheveux étant mouillés, je l'avais enfilé sur mes
vêtements pour ne pas les tremper. Maintenant, s'il a
cru que j'étais nue en dessous, il s'est trompé.
Arthur soupira.
— C'est bien ce que je pensais. Je lui ai d'ailleurs
dit qu'il fallait toujours éviter de tirer des conclusions
hâtives; qu'en vacances, toi et moi avions pratiquement
arrêté une date pour nos fiançailles et que j'avais même
la bague dans ma poche.
Alice eut un haut-le-corps. Elle ne savait quelle
rumeur était la pire : avoir été surprise en tenue légère
avec un étranger ou être sur le point d'épouser Arthur
Royston.
Les commérages allaient bon train dans la petite
ville où ils vivaient. Prenant une profonde inspiration,
elle déclara :
— A moins de vouloir passer pour un idiot, je te
conseille de démentir tout de suite cette histoire. Tu
n'auras qu'à dire que tu as raconté cela pour le faire
taire. Je crois avoir été suffisamment claire : je n'ai
aucune intention de me marier, ni avec toi ni avec un
autre.
Sur ces mots, elle raccrocha, furieuse. Elle en
voulait autant à Arthur qu'à Anthony parce que tous
deux la plaçaient dans une situation absurde.
D'ici peu, elle recevrait des coups de fil pour la
féliciter, soit de ses fiançailles avec Arthur, soit de son
pouvoir de séduction sur le célèbre Ivan Blackmore.
Ce dernier avait eu raison d'affirmer qu'elle
choisissait des hommes faibles. En plus, ses deux
derniers amants avaient de sérieux handicaps :
Anthony ne voyait pas clair et Arthur n'entendait pas ce
qu'elle lui disait.
Pour se changer les idées, elle appela quelques
clients, puis décida de passer au journal, car elle se
demandait quelle place on avait réservée à l'ouverture
de «La Bohême ». Elle avait en effet rédigé un petit
encart publicitaire, mettant l'accent sur les origines
tziganes de Patsy, même si cette dernière vivait dans un
pavillon moderne, en brique, depuis l'âge de trois ans.
Owen French était seul dans son bureau. Il lui
montra les photographies, fort réussies dans
l'ensemble. Ivan avait un air romantique et tout le
monde semblait heureux. Il y avait aussi de superbes
clichés de Granny Rosa en train de lire les lignes de la
main. La prestation de la vieille dame et la présence de
l'écrivain avaient transformé l'inauguration de la
boutique en un événement local.
Alors qu'Alice s'attardait sur une photo d'Ivan,
Owen déclara :
— Bel homme, n'est-ce pas? Même si ce n'est pas
votre type habituel...
— Oh, je le connais à peine.
C'était vrai et faux à la fois. Ils se connaissaient
depuis moins d'une semaine, mais elle avait parfois
l'impression que cela faisait des années.
— Si vous me parliez de lui ? suggéra-t-elle.
— Je ne l'ai rencontré qu'une seule fois, déclara
Owen dont le visage s'illumina à ce souvenir, mais ce
fut un moment mémorable.
Il se renversa dans son fauteuil avant de
poursuivre:
— Il y a deux ans, je suis allé en Californie. Après
quelques jours de vacances en famille, j'ai laissé Jess et
les petites chez des cousins, et je suis parti dans le
désert. Il y avait une petite ville, Jeremiah's Tree, à
peine plus grosse qu'un campement; c'est là que j'ai
rencontré Blackmore. Tout comme moi, il était de
passage et nous avons décidé de dîner ensemble. Nous
étions en pleine conversation quand la terre s'est mise à
trembler.
Alice grimaça.
— D'un seul coup?
— D'un seul coup, confirma-t-il. Nous nous
trouvions près de la faille de San Andréas, un endroit
où les secousses sont fréquentes; malgré tout, les
autochtones n'en avaient pas connu d'aussi violentes
depuis quarante ans. Inutile de vous dire que j'étais
terrorisé. La route ondulait comme de la tôle, les
immeubles se fissuraient, les voitures faisaient des
bonds, les gens couraient dans tous les sens en criant.
On a dit que le séisme n'avait duré que trente secondes
mais, aujourd'hui encore, j'ai peine à y croire. Si
Blackmore n'avait pas conservé tout son calme, j'aurais
hurlé, tellement j'étais paniqué. Puis il a fallu aider à
dégager les blessés coincés sous les décombres.
Blackmore, fort comme un Turc, soulevait des charges
incroyables. C'est un miracle qu'il n'y ait pas eu de
blessés graves. Après cela, j'ai secoué la tête en
demandant: «Que fait-on maintenant?» Et il m'a
répondu : « Vous travaillez pour la presse, non ? Alors,
prenez des photos ».
Le visage d'Owen s'assombrit.
— Je n'y aurais pas pensé, vous savez. Je prends
des photos partout où je me trouve mais, à cet instant,
je n'avais pas eu le réflexe. Et c'est là que j'ai compris
que je ne serais jamais un grand reporter. Quoi qu'il en
soit, je me suis mis au travail, et les clichés pris ce
jour-là furent les meilleurs que j'ai jamais faits.
— J'aimerais les voir à l'occasion, déclara Alice,
pour prouver sa sollicitude.
— Volontiers. Voilà tout ce que je peux vous
raconter au sujet de Blackmore. J'ajouterai que c'est un
excellent écrivain mais, cela, vous le savez déjà.
« Je m'en suis rendu compte cette nuit, en faisant
des cauchemars à cause de son roman... », songea
Alice.
— Il semble vivre en permanence sur le fil du
rasoir, reprit Owen, et je connais peu d'hommes de sa
trempe.
— Transmettez mon bon souvenir à Jess, reprit
Alice, et dites-lui que, malgré la rumeur, je n'ai aucune
intention d'épouser Arthur Royston.
Owen sourit.
— Avec Ivan Blackmore sous votre toit, cela ne
m'étonne guère.
— Ne tirez pas de conclusions hâtives ! répliqua
Alice en souriant à son tour.
De retour chez elle, Alice se doucha et se prépara
pour la soirée. Elle faillit mettre la veste de soie offerte
par Ivan, mais se ravisa, décidant de la garder pour une
occasion spéciale. Elle choisit finalement un pantalon
et un pull à col roulé noir, qu'elle égaya de plusieurs
chaînes en or rose.
Quand elle entendit Ivan descendre l'escalier, elle
alla à sa rencontre dans le hall.
— J'ai pensé que nous pourrions dîner dans une
petite auberge bon marché, déclara-t-elle.
Il hocha la tête.
— C'est vous le guide ! Prenons ma voiture pour
changer.
Ils se dirigèrent vers le garage de Mlle Pringle. Là
où cette dernière rangeait sa vieille Austin Mini se
trouvait une rutilante Jaguar.
— Quelle classe ! s'exclama Alice. Je comprends
que vous préfériez votre voiture à la mienne.
— Je n'ai rien contre la vôtre. Ni contre le point
d'interrogation, ajouta-t-il, faisant allusion au logo
peint sur les portières.
— Vous avez dit que cela m'allait bien, Mlle
Enigme, vous vous souvenez ?
— Tout à fait. Vous feriez un excellent personnage
de roman. D'ailleurs, si vous êtes d'accord, je pourrais
vous introduire dans mon univers.
Fallait-il comprendre « son univers d'écrivain »?
Alice songea que, le cas échéant, il lui faudrait adopter
un comportement extravagant pour cadrer avec
l'ambiance inquiétante de ses romans, et cette idée la fit
sourire.
L'auberge, qui se situait à la croisée des chemins,
avait autrefois servi de relais de poste. Les briques
s'étaient patinées avec le temps, l'éclairage avait
changé, mais l'endroit avait réussi à conserver son
charme d'antan.
Tandis qu'ils sortaient de voiture, Ivan jeta un coup
d'œil à l'enseigne : « Les Cinq Croix ».
— Pourquoi cinq? questionna-t-il.
— A l'origine, c'était quatre, expliqua Alice, mais à
la fin du siècle dernier, un plaisantin a transformé le
quatre en cinq. On prétend que la cinquième croix était
une allusion à la femme du propriétaire d'alors qui, de
l'avis de tous, était une véritable harpie. Quant à moi, je
pars du principe que nul n'est acariâtre sans raison, et
j'espère qu'elle a fini par quitter son mari.
— C'est ce que vous auriez fait, n'est-ce pas?
— Absolument!
Elle avait glissé sa main au creux du bras d'Ivan et
tous deux rirent de bon cœur.
La salle du rez-de-chaussée avait été convertie en
pub, avec de vieilles photos sépia et des croquis encore
plus anciens aux murs.
Alice se dirigea vers l'escalier de bois conduisant
au restaurant. Elle passa à côté d'un groupe de motards,
vêtus de blousons de cuir, qui étaient en train de boire
de la bière. Les jeunes gens se mirent à la siffler
comme elle grimpait les premières marches. Aussitôt,
Ivan, qui marchait derrière elle, s'immobilisa, se
retourna et dévisagea la tablée.
Ils n'avaient rien de menaçant. Toutefois, sans la
présence de son compagnon, ils ne se seraient
certainement pas privés de faire des commentaires
grivois sur son physique. Une fille aussi grande qu'elle
et avec autant d'allure était souvent confrontée à ce
genre de situation. Elle détestait cela, et faisait toujours
la sourde oreille. Cette fois, pourtant, rien ne se passa.
Ils continuèrent à sourire, mais se turent. Ivan, avec
son regard froid et ses poings serrés, prêts à l'action,
était parvenu à réduire au silence six rustres avinés.
« Six contre un, et les voilà intimidés ! », songea-t-
elle, incrédule. « Ils se disent que le premier qui parlera
prendra un mauvais coup et ils ont sûrement raison ».
Pour éviter tout incident, elle se hâta de grimper le
reste des marches.
— Des amis à vous? s'enquit Ivan, une fois dans la
salle de restaurant.
— Vous plaisantez? Ils ne sont pas d'ici.
Barbara, la fille des propriétaires, vint à leur
rencontre et les accueillit chaleureusement, gratifiant
Ivan d'un large sourire approbateur. Alice était souvent
venue ici avec Arthur Royston. Pourtant, quel que fût
ce bel étranger, Barbara, d'un simple coup d'œil,
semblait l'avoir jugé bien supérieur à Arthur.
Il y avait beaucoup de tables vides et Barbara plaça
le couple à l'écart, songeant sans doute que, si elle-
même avait eu la chance de dîner en tête à tête avec ce
genre d'homme, elle aurait aimé jouir d'un peu
d'intimité. Puis elle attendit, pendant qu'ils consultaient
la carte.
Alice, qui connaissait le menu par cœur, opta pour
une assiette de fruits de mer. Ivan choisit la spécialité
de la maison : des œufs au jambon braisé. Ils furent
servis rapidement et Alice, en habituée, remarqua
qu'Ivan avait trois épaisses tranches de jambon au lieu
de deux.
— Ce n'est pas juste ! s'exclama-t-elle. Parce que
vous avez plu à Barbara, vous avez double ration, alors
que je ne m'attire que des sifflets !
Ivan sourit.
— Nous reviendrons.
— C'est un endroit au passé riche. Autrefois, par
exemple, il y avait des combats de coqs.
— Pardon?
— Oh, c'était du temps des « Quatre Croix » !
précisa-t-elle devant son air incrédule. C'est ici, aussi,
qu'étaient menées les enquêtes judiciaires, à la suite
d'accidents mortels, en général des chutes dans le puits
de la mine. Le cadavre était étendu sur une table à
tréteaux pour être examiné et, si c'était un jour de
combat de coqs, tous les spectateurs pleuraient le
défunt, qu'ils l'aient connu ou non. Puis on recouvrait le
corps d'un drap, on poussait la table dans un coin et le
combat de coqs démarrait. Ces gens étaient horribles,
vous ne trouvez pas?
— Vos ancêtres?
— J'espère bien que non.
Alice, occupée à décortiquer une énorme crevette,
se tut.
— L'avantage d'être orphelin, c'est qu'on peut
s'imaginer une famille idéale, commenta Ivan d'un ton
détaché.
Elle était orpheline. En témoignait la pierre
tombale de ses parents dans le cimetière de l'église.
Mais lui avait peut-être un père et une mère vivants,
quelque part. Il avait voyagé un peu partout, effectué
des recherches, interrogé des dizaines de gens.
— Vous ne voulez vraiment pas savoir...,
commença-t-elle.
— Non.
Le ton d'Ivan était si catégorique qu'elle craignit de
l'avoir blessé et voulut changer de sujet. Pour faire
diversion, elle se mit à lui parler d'Anthony et d'Arthur.
Cette histoire était tellement ridicule qu'elle éclata de
rire et faillit s'étouffer quand quelqu'un lui tapota sur
l'épaule.
— Oh, je suis désolée ! s'exclama Ros.
Elle était en compagnie de Jason Burroughs, son
petit ami, par ailleurs fils du patron de l'agence
immobilière où elle travaillait.
— Bonsoir, dit Ivan, cependant qu'Alice continuait
à tousser.
— D'après la description de Barbara, nous pensions
bien que c'était vous, déclara Ros sans ambages.
Alice songea aussitôt qu'elle aurait aimé entendre
ladite description.
— Est-ce que tout va bien ? reprit Ros. Je veux
parler de l'appartement...
— Tout est parfait, répondit Ivan.
— Voulez-vous vous joindre à nous ? proposa
Alice.
C'était une table de quatre et elle ne voulait pas leur
donner l'impression d'un tête-à-tête intime.
Ros et Jason hésitèrent un instant.
— Juste pour un rapide café, finit par dire Ros.
Ils s'installèrent et Barbara revint prendre les
commandes.
Jason demanda à Ivan s'il se plaisait dans la région
et, devant sa réponse affirmative, déclara que son
agence aurait quelques locations intéressantes à lui
proposer s'il voulait être tout à fait chez lui.
— Quand je chercherai quelque chose, je ne
manquerai pas de vous contacter, répliqua Ivan.
Tandis que les deux hommes conversaient, Alice
demanda discrètement à Ros :
— Aurais-tu entendu des rumeurs, récemment?
Ros, curieuse, se pencha vers elle.
— Quel genre de rumeur ?
— Eh bien, Arthur est allé raconter que nous
allions nous marier.
— Toi? Ce n'est pas demain la veille! Ne fais pas
cette tête-là, ajouta-t-elle, tu te sortiras de ce mauvais
pas. Comme toujours.
Ce disant, Ros risqua un coup d'œil vers Ivan et
croisa son regard amusé. Gênée, elle se crut obligée
d'expliquer :
— Je disais juste qu'Alice est capable de se sortir
de n'importe quelle situation. Rien ne la déstabilise
jamais. J'aimerais être comme elle, et conserver mon
calme en toute circonstance.
Ivan fronça les sourcils, sceptique. Il ne la
connaissait pas sous ce jour, et c'était bien normal
puisqu'il était la seule personne capable de la faire
sortir de ses gonds.
Ros secoua la tête avec un large sourire.
— Je l'envie vraiment, reprit-elle. Je la connais
depuis l'enfance et jamais je ne l'ai vue céder à
l'affolement. Pas même la nuit du cambriolage ! Elle
était seule, son père étant sorti avec des amis, et le
voleur l'a attachée aux montants du lit avant de piller
tranquillement la maison.
Rien n'aurait pu faire taire Ros et Alice, les mains
crispées sur ses genoux, savait qu'il était inutile
d'essayer.
— A sa place, j'aurais été terrorisée, poursuivit
Ros, mais Alice est restée de marbre. Elle savait que
son père ne tarderait pas à rentrer avec ses amis. De
fait, ils sont arrivés et le voleur s'est enfui. Son père
était bouleversé et c'est Alice qui a dû le rassurer.
N'est-ce pas merveilleux?
— Pas vraiment, protesta Alice. Le voleur a
emporté quelques objets précieux auxquels j'étais
attachée et cela m'a mise très en colère. Pour le reste, je
savais effectivement que mon père allait arriver.
Cela faisait quatre ans et, même si à l'époque
l'histoire avait fait le tour de la ville, Alice souhaitait
qu'on oublie cet épisode. Jason intervint pour dire que
nul n'était à l'abri de ce genre de mésaventure et que
c'était toujours un choc. Une de ses connaissances avait
même été cambriolée quatre fois en un an.
— Qu'a-t-on dérobé? s'enquit Ivan.
— Chez moi ? demanda Alice.
Il hocha la tête.
— Oh, je ne me rappelle plus très bien, répondit-
elle de façon évasive.
C'était faux. Jusqu'à sa mort, elle se souviendrait de
la scène dans ses moindres détails.
— De l'argenterie, des cartes de crédit, de l'argent,
reprit-elle néanmoins. Et quelques bijoux comme le
collier de perles de ma mère et surtout le médaillon que
portait ma grand-mère. Il renfermait sa photo et celle
de son mari. Aussi ne s'en était-elle jamais séparée.
— Comme c'est mignon ! s'exclama Ros.
— Oui, approuva Alice, les doigts toujours noués
sous la table.
Tous les quatre passèrent la soirée à bavarder de
choses et d'autres. Alice observait Ivan du coin de l'œil,
se demandant si la conversation l'intéressait vraiment
ou s'il faisait semblant.
Ros et Jason ne semblaient pas pressés de partir.
Finalement, ils quittèrent le restaurant ensemble et
prirent congé sur le parking, à près de minuit.
— C'est un petit monde, ici, déclara Alice, une fois
installée dans la voiture. Il n'existe guère d'endroits où
je peux aller sans rencontrer une de mes relations.
— Où voulez-vous que je vous cache?
Elle rit doucement, songeant qu'elle aurait aimé
partir loin en abandonnant tout derrière elle.
— A la maison, répondit-elle. Il est tard et une dure
journée de travail m'attend.
Elle se sentait épuisée et, dans le hall, au pied de
l'escalier, elle étouffa un bâillement.
— Dormez bien, dit Ivan en l'embrassant
tendrement.
— Vous aussi, répondit-elle, électrisée par son
baiser. A demain.
Le jour suivant, Alice travailla d'arrache-pied.
Alors qu'elle prenait son petit déjeuner, Ivan fit une
brève apparition dans sa cuisine pour lui annoncer qu'il
serait absent toute la journée. Il ne lui dit pas ce qu'il
comptait faire et elle ne posa pas de questions. Mais
elle décida de prendre son samedi. Elle ne travaillait
jamais le dimanche et, avec deux jours entiers, ils
pourraient envisager de partir quelque part.
Naturellement, il avait peut-être d'autres projets.
Dans le cas contraire, ce serait l'occasion d'apprendre à
mieux se connaître. Elle avait plusieurs idées qu'elle lui
soumettrait dans la soirée.
Elle était au téléphone quand il rentra. Il passa la
tête dans l'entrebâillement de la porte de son bureau et
lui fit signe de monter le rejoindre, après son coup de
fil.
Elle termina sa conversation, griffonna quelques
notes et attendit un peu. Elle ne voulait pas donner
l'impression de se précipiter chez lui. Pourtant, elle qui
d'ordinaire gardait la tête froide se sentait
anormalement excitée.
« Je ne suis même pas sûre qu'il me plaise »,
songea-t-elle. «Je n'aime pas les hommes impitoyables
et il semble en être un. Quelque chose en lui m'effraye.
En outre, son contact physique m'électrise, et cela aussi
peut se révéler dangereux. »
Elle s'efforça donc de monter tranquillement
l'escalier, plutôt que de courir le retrouver.
— Dure journée? demanda-t-il en la voyant.
— Une journée bien remplie.
— Asseyez-vous.
Elle avait passé des heures, assise à son bureau,
mais elle lui obéit.
— J'ai quelque chose pour vous.
Il lui glissa un objet dans la main et, quand elle
découvrit ce que c'était, la pièce se mit à vaciller autour
d'elle. Le médaillon de sa grand-mère ! C'était donc lui
le cambrioleur... Elle ferma les yeux pour prendre une
profonde inspiration et, lorsqu'elle les rouvrit, elle se
rendit compte de sa méprise. Ce pendentif n'était pas le
bijou dérobé. Comment avait-elle pu laisser resurgir le
passé de la sorte? Elle leva vers Ivan un regard embué
de larmes.
— Alice?
— Il ressemble tellement à celui de ma grand-
mère! Où l'avez-vous trouvé?
Chez un bon antiquaire, bien sûr. Mais il avait dû
chercher, et elle sentit son cœur s'emplir de gratitude.
C'était son deuxième cadeau et elle ne lui avait rien
offert en retour, pas même sa confiance.
— Partons quelque part, murmura-t-elle.
— Tout de suite?
— Demain. Je peux prendre mon week-end.
— Cela me plairait beaucoup. Où irons-nous?
— Réservez-moi une surprise.
— Entendu.
— Je serai prête à midi.
— Je vous attendrai.
Elle se leva, serrant le médaillon dans sa main. Elle
savait que, si elle restait là, il allait la prendre dans ses
bras, mais ce n'était ni le moment ni le lieu.
— Je dois encore travailler ce soir.
L'espace d'un instant, une moue de déception
s'inscrivit sur le visage d'Ivan, et Alice lui sourit.
— Je m'occupe de mes clients dans la matinée
mais, à partir de midi, je vous consacre tout mon
temps.
— Est-ce une promesse?
— Oui.
C'était une promesse qu'elle se faisait à elle aussi.
A compter de maintenant, elle allait chasser le spectre
du passé et recommencer à vivre.
6
Le lendemain, Alice s'éveilla, excitée et heureuse
comme une jeune fille amoureuse pour la première fois
de sa vie.
Elle n'était plus une toute jeune fille et elle n'était
pas amoureuse, mais tout lui paraissait nouveau,
palpitant et, tandis qu'elle se douchait, elle se plut à
rêver à cet homme qui réveillait chez elle une
sensualité débordante et qui serait tout à elle, au moins
le temps d'un week-end.
Elle ne voulait pas se projeter dans le futur, trop
heureuse de profiter du moment présent, alors que lui
avaient été volées ses années d'insouciance. Et, c'est le
sourire aux lèvres qu'elle se mit à préparer son sac de
voyage.
Le ciel était aussi gris que la veille et les prévisions
météorologiques n'étaient guère favorables. Aussi
décida-t-elle d'emporter des vêtements chauds. Elle prit
une chemise de nuit en coton fleuri, ce qu'elle avait de
plus féminin, étant donné qu'elle donnait toujours avec
un pyjama d'homme, une robe noire et sa veste de soie.
Elle voyagerait en tailleur et gabardine.
Elle se sentait pleine de vie et se demandait
comment elle avait pu passer des années à ressasser le
même cauchemar. Il aurait fallu attendre l'arrivée
d'Ivan Blackmore dans son existence pour qu'enfin elle
se réveille. Un homme qui résistait même aux
tremblements de terre, à en croire Owen !
Son sac prêt, elle s'installa à son bureau avec une
tasse de café et deux toasts beurrés. Elle ne dirait à
personne qu'elle allait s'échapper deux jours. Elle
brancherait son répondeur et serait de retour avant
qu'on ait remarqué son absence.
Puis elle alla à ses rendez-vous. Plusieurs de ses
clients avaient déjà entendu les rumeurs colportées par
Arthur et Anthony. Elle se contenta de hausser les
épaules. Comment auraient-ils réagi si elle leur avait
annoncé qu'elle s'apprêtait à partir en week-end avec
Ivan Blackmore? Destination tenue secrète et,
naturellement, une seule chambre...
La matinée passa vite. Elle se montra efficace et
tout le monde semblait enclin à collaborer. Sur le
chemin du retour, en passant devant la maison de
Patsy, elle décida soudain de rendre une courte visite à
Granny Rosa. Il n'était pas encore midi et il lui restait
un peu de temps devant elle.
Alice avait toujours aimé la vieille dame. Elle se
dirigea vers le fond du jardin et frappa à la porte de la
caravane.
— Entre, mon petit! s'écria Granny Rosa. Je
t'attendais.
— Vraiment? s'étonna Alice en refermant la porte
derrière elle.
— C'est à cause de ce jeune homme.
— Pourquoi dites-vous cela? demanda Alice qui,
de fait, pensait beaucoup à Ivan.
— J'ai pu observer la manière dont tu le regardais.
— Et alors, Granny? Possédez-vous un véritable
don de voyance? Pouvez-vous prédire l'avenir?
La vieille dame grimaça un sourire.
— Pas celui des chevaux.
Granny Rosa faisait allusion aux courses hippiques,
pour lesquelles le père d'Alice était souvent venu la
consulter.
Puis, redevenant sérieuse, elle poursuivit :
— Non, mon petit, je n'ai pas de pouvoir
particulier. Mais j'ai toujours eu, et j'ai encore le regard
perçant, alors que la plupart des gens ne voient pas plus
loin que le bout de leur nez. Dès que j'ai posé les yeux
sur cet homme, j'ai su qu'il n'était pas pour toi.
— Il a eu un démarrage difficile dans la vie, vous
savez, répliqua tranquillement Alice. Il a grandi dans
un orphelinat.
— Dont il s'est échappé, n'est-ce pas?
— Oui.
Granny Rosa soupira.
— Je reconnais un vagabond dans l'âme lorsque
j'en rencontre un, et il est évident que cet homme ne
tient pas en place. Personne ne le retiendra nulle part. Il
partira d'ici peu. Toi, en revanche, tu es plutôt
casanière; tu as toujours été attachée à ta maison.
— C'est vrai.
Alice regarda autour d'elle.
— Je viendrai peut-être ici avec lui ? En tant que
vagabond, il appréciera sans doute cet endroit.
— Je serai ravie de l'accueillir.
Granny Rosa eut un sourire malicieux.
— Peut-être pourrais-je le convaincre de
m'emmener avec lui, déclara-t-elle.
— Vous pourriez convaincre n'importe qui de
n'importe quoi ! s'exclama Alice.
Lorsque Alice revint à la maison, Ivan avait
préparé ses bagages et l'attendait.
— Je me suis arrêtée chez Granny Rosa, dit-elle.
— Et que vous a-t-elle raconté ?
— Elle m'a mise en garde contre votre âme de
vagabond.
Ivan rit tandis qu'elle rassemblait ses affaires. Le
téléphone se mit alors à sonner, mais Alice ne décrocha
pas ; elle n'avait envie de parler à personne. Et au
moment où elle fermait la porte d'entrée, elle eut
l'impression d'être observée, Karen Morton ou quelque
autre voisin s'interrogeant sur la nature exacte de ses
relations avec Ivan Blackmore.
Mais elle se moquait éperdument de ce qu'on
pouvait penser. Et quand Ivan se tourna vers elle avec
un large sourire, juste avant de démarrer la voiture, son
cœur s'accéléra soudain.
— Vous êtes très belle, Alice, murmura-t-il avec
une indicible douceur.
C'était vraiment un homme troublant.
— Nous allons passer un week-end merveilleux,
ajouta-t-il.
D'ores et déjà, elle était en train de passer un
moment inoubliable, assise à côté de lui, dans cette
voiture qui l'emmenait vers une destination inconnue.
Elle se sentait la tête légère, prête à s'envoler comme
un ballon de baudruche.
Littéralement transportée, elle était au comble du
bonheur. Elle regarda le paysage qui défilait à travers
la vitre et, au bout de quelque temps, remarquant qu'ils
suivaient la direction de l'aéroport, demanda :
— Où allons-nous? Je n'ai pas mon passeport.
— Vous n'en aurez pas besoin.
De fait, ce n'était pas nécessaire pour se rendre à
Jersey. Néanmoins, lorsqu'elle monta à bord du petit
appareil, Alice était beaucoup plus excitée qu'elle ne
l'avait été trois semaines plus tôt, en embarquant avec
Arthur pour la Floride.
Elle n'était pas la même femme et ce n'était pas le
même homme. En compagnie d'Arthur, elle avait passé
de bonnes vacances mais avec Ivan, le moindre détail
possédait le goût du fantastique.
Pendant toute la durée du vol, assise près d'un
hublot, elle suivit le tracé de la côte à travers les
nuages, ayant l'impression de découvrir un paysage
unique qu'elle n'oublierait jamais. Et même le contact
de leurs bras sur l'accoudoir avait quelque chose de
plus sensuel que les étreintes amoureuses d'Arthur.
A l'aéroport, une voiture de location les attendait,
et l'hôtesse qui leur remit les clés eut l'air de les
reconnaître.
— Elle sait qu'elle vous a déjà vu quelque part,
même si elle ne se rappelle pas que c'était sur une
couverture de roman, déclara Alice.
— Ce n'est pas mon visage, mais le vôtre qui lui
était vaguement familier. Elle a hésité entre un
mannequin et une actrice, convaincue qu'avec votre
beauté, vous deviez être l'un ou l'autre.
Alice éclata de rire en rejetant ses cheveux en
arrière d'un gracieux mouvement de tête.
Le palace, qui dominait la baie de Saint-Hélier,
ressemblait à un château français de la Renaissance.
Etant donné sa taille, il paraissait étrangement vide. Le
hall d'entrée était impressionnant, avec son épaisse
moquette et son escalier majestueux conduisant au
premier étage occupé par une galerie marchande.
Leur chambre se trouvait au troisième étage. Elle
contenait deux lits jumeaux aussi larges que des lits
doubles et du mobilier Empire blanc et or, digne d'un
palais royal.
— Oh, mon Dieu ! s'exclama Alice. Sommes-nous
les seuls clients? Comment peuvent-ils entretenir un tel
endroit sans clientèle ?
— L'hôtel entier est souvent réservé pour des
séminaires et la saison touristique n'a pas encore
démarré.
— En tout cas, s'il y a un incendie, j'espère qu'ils se
souviendront de nous !
— Vous êtes trop belle pour qu'ils vous oublient.
— C'est la première fois que je viens sur cette île,
reprit-elle, désireuse de changer de sujet.
Ce n'était pas de la timidité, mais plutôt une envie
de prolonger ces délicieux instants chastes avant de
succomber à la tentation. Car elle ne doutait pas que,
tôt ou tard, elle se retrouverait dans les bras d'Ivan.
— Voulez-vous que nous allions faire un tour?
— Avec plaisir.
Tout en se dirigeant vers la réception du palace, ils
jetèrent un coup d'œil sur l'immense salle de bal et
découvrirent par la baie vitrée l'arrière du parc avec sa
piscine flanquée de statues en marbre et de colonnes
romaines. L'endroit, désert à l'exception d'un personnel
particulièrement discret, avait quelque chose de
féerique.
Ils quittèrent bientôt ce monde irréel pour se
retrouver dans les ruelles animées de Saint-Hélier, la
capitale de l'île.
Alice s'exclamait à tout propos et Ivan finit par se
moquer gentiment de son enthousiasme débordant. La
jeune femme elle-même, qui n'était pas d'un naturel
expansif, s'étonna de ses propres réactions.
Cependant, alors qu'elle achevait une succulente
tarte aux fruits exotiques dans un charmant petit
restaurant, il lui revint à la mémoire les maux de tête
qu'elle pouvait se déclencher, enfant, en anticipant
quelque événement d'importance comme Noël ou son
anniversaire.
Elle était adulte à présent et, tout en buvant une
gorgée de thé au citron, elle s'intima l'ordre de se
calmer et d'agir aussi posément que son âge l'exigeait.
De retour à l'hôtel, ils traversèrent la galerie
marchande qui comprenait une bijouterie, deux
boutiques de mode, une confiserie et une librairie.
Alice s'acheta un guide et Ivan le journal local. Puis ils
atteignirent un salon où se trouvaient des cabines
téléphoniques.
— Je dois passer quelques coups de fil, déclara
Ivan.
— Moi aussi, répliqua Alice. Je vous laisse
téléphoner d'ici et je monte passer mes appels dans la
chambre.
Elle avait invoqué ce prétexte pour pouvoir utiliser
la salle de bains et se changer en son absence. C'était
idiot, mais elle commençait à se sentir nerveuse. Après
un bon dîner et quelques verres de vin, elle serait
sûrement plus détendue.
Quand Ivan frappa à la porte de la salle de bains,
elle cria :
— J'arrive !
Une minute plus tard, elle apparut dans sa robe
bustier, ses cheveux défaits sur ses épaules dénudées.
— Vous ne perdez pas de temps ! s'exclama-t-il.
— Non, répondit-elle, surtout lorsque je suis
affamée.
Il s'approcha d'elle.
— Avez-vous réussi?
— A quoi faire?
— A joindre vos correspondants.
— Eh bien...
Elle fit un geste vague de la main.
— C'était occupé. Je réessaierai plus tard.
— Pourquoi pas tout de suite ?
Alice haussa les épaules.
— Ce sont des appels professionnels qui peuvent
attendre, contrairement à mon estomac...
Il la dévisagea un long moment, puis lui sourit.
— Allons dîner si tel est votre désir.
Elle faillit l'attirer contre elle pour lui exprimer son
souhait véritable, mais la soirée ne faisait que
commencer et ceci n'était, somme toute, que le
préambule.
De plus, elle n'avait aucune intention de brûler les
étapes ; elle entendait profiter pleinement de tous ces
jeux de séduction qui précèdent l'acte d'amour.
Elle sortit de la chambre la première et, dans le
couloir, glissa sa main au creux du bras d'Ivan en
souriant. Elle ne s'était jamais sentie aussi heureuse.
La salle de restaurant était située sous un immense
dôme de verre décoré de palmiers et de fleurs. Il y avait
très peu de clients attablés, quelques voyageurs de
commerce et de rares couples de vacanciers. Leur
arrivée ne passa pas inaperçue et Alice sentit le poids
des regards posés sur eux tandis qu'ils gagnaient leur
table. Quoi qu'en dise Ivan, c'était surtout lui qui
suscitait l'attention, celle des femmes en particulier. Au
cours du repas, lorsqu'elle tournait la tête, il s'en
trouvait toujours une pour l'observer à la dérobée.
Elle foudroyait alors la personne du regard, tout en
se répétant qu'elle n'était pas jalouse et qu'il s'agissait
juste d'une réaction machinale. D'ailleurs, bien qu'elle
en mourût d'envie, elle ne lui demanda pas à qui il
avait téléphoné. Et puis elle ne voulait pas qu'il lui
retourne la question, ce qui l'aurait obligée à mentir.
Il n'existait aucune possessivité dans leur relation,
seulement une merveilleuse intimité. Les amis d'Alice
ne l'auraient pas reconnue s'ils l'avaient vue se
comporter de la sorte.
A les observer, d'aucuns auraient pu croire à un
couple en voyage de noces. Ils se penchaient l'un vers
l'autre, chuchotaient, riaient, l'air complice.
Alice but quelques coupes de champagne et fit
honneur au dîner. Mais quand le serveur s'approcha
d'eux en poussant une table roulante garnie de desserts,
elle songea à la tarte aux fruits de l'après-midi. Aussitôt
lui revinrent à la mémoire ses gâteaux d'anniversaire,
ce qui lui coupa l'appétit.
Elle cessa également de boire et toucha du bout des
doigts ses joues empourprées. Puis elle regarda Ivan. Il
avait l'air normal ; son hâle n'avait pas rosi sous l'effet
de l'alcool et ses mains étaient immobiles,
contrairement aux siennes qui tremblaient.
Il la désirait, le lui avait dit et répété tout au long
du repas. C'était suffisamment grisant pour lui faire
tourner la tête et, à présent, elle se sentait étourdie.
Tout en buvant son café, elle prit conscience d'un
violent battement contre sa tempe gauche, et la fumée
de cigarette qui s'échappait de la table voisine
commença à lui piquer les yeux.
Lorsqu'ils quittèrent la salle de restaurant, sa
migraine s'était encore intensifiée et, l'idée de grimper
l'escalier lui paraissant au-dessus de ses forces, elle
tituba jusqu'à l'ascenseur.
— Vous ne vous sentez pas bien? s'enquit Ivan.
Elle acquiesça d'un faible signe de tête.
Une fois dans la chambre, elle se laissa choir sur le
premier lit et replia un bras devant ses yeux pour se
protéger de la lumière. Puis elle perçut vaguement le
déclic du téléphone.
— Que faites-vous? murmura-t-elle.
— J'appelle un médecin.
— Ce n'est pas nécessaire, Ivan. J'ai seulement
besoin d'un cachet contre le mal de tête.
Il reposa le combiné, disparut quelques instants
dans la salle de bains, et en ressortit avec un gant
mouillé qu'il lui appliqua sur le front.
— Reposez-vous, souffla-t-il, je reviens tout de
suite.
Alice avait toujours été sujette aux migraines mais,
généralement, elle reconnaissait les signes avant-
coureurs d'une crise. Cette fois-ci, elle s'était laissé
surprendre et elle espérait seulement qu'en restant
allongée, elle ne souffrirait pas trop.
Elle prit les pilules rapportées par Ivan, avala de
travers et se mit à tousser.
— Je suis vraiment désolée, balbutia-t-elle.
— Je vais vous aider à vous coucher, dit-il.
Elle ne portait pas grand-chose, et il la déshabilla
avec beaucoup de douceur et de dextérité.
« Vous semblez avoir une grande expérience »,
songea-t-elle en se laissant faire.
Il la fit glisser entre les draps et elle abandonna son
visage brûlant contre la taie d'oreiller fraîche.
Les cachets vinrent rapidement à bout de la douleur
qui lui martelait la tête et elle se sentit peu à peu
gagnée par la fatigue. Le sommeil étant le meilleur des
traitements, elle envisagea de faire un petit somme
avant d'aller rejoindre Ivan dans son lit.
Lorsqu'elle rouvrit les paupières, il faisait sombre,
mais il y avait juste assez de jour pour qu'elle puisse
distinguer une forme dans l'autre lit. Elle se redressa
prudemment tout en pensant qu'Ivan dormait. Mais,
alors qu'elle reposait sa tête sur l'oreiller, il demanda :
— Comment vous sentez-vous?
— J'ai toujours un peu mal à la tête.
— Avez-vous besoin de quelque chose?
— Non, merci. J'irai mieux demain matin.
— Vous me le promettez?
— Oui, répondit-elle avec conviction.
— Alors, rendormez-vous vite.
Ivan avait raison, c'était ce qu'elle avait de mieux à
faire pour se débarrasser de cette horrible migraine.
*
* *
Il faisait grand jour quand Alice se réveilla et la
douleur avait complètement disparu. Elle se redressa
sur un coude et tourna la tête. Le lit d'Ivan était vide.
— Où êtes-vous ? appela-t-elle.
Il sortit aussitôt de la salle de bains, une serviette
nouée autour des hanches.
— Comment allez-vous?
— Un véritable miracle, dit-elle, un sourire radieux
sur les lèvres.
Ivan s'assit à son chevet.
— Etes-vous sujette aux maux de tête ?
Sa sollicitude lui alla droit au cœur.
— Comme soixante-dix pour cent de la population,
d'après de récentes statistiques, répondit-elle sur un ton
léger. En réalité, le champagne est en grande partie
responsable.
Il lui toucha le front pour vérifier qu'elle n'avait pas
de fièvre, et parut rassuré.
— Puis-je utiliser la salle de bains? s'enquit Alice.
Il hocha la tête.
— J'ai fini.
Elle repoussa les draps et posa les pieds sur la
moquette. Elle ne portait qu'un slip minuscule, offrant
au regard d'Ivan une longue paire de jambes fuselées,
un ventre plat, une taille fine et une poitrine ferme.
Malgré tout, elle sentit qu'il posait sur elle l'œil froid
d'un observateur scientifique.
— Est-ce que ça ira? demanda-t-il en lui proposant
son bras comme appui.
— Bien sûr, répondit-elle en se levant prestement.
Elle aperçut alors son reflet dans le miroir de la
coiffeuse. Il n'y avait rien à redire sur sa silhouette,
mais son visage était épouvantable. Pendant la nuit, son
mascara avait coulé, laissant de grandes traînées noires
sur ses joues et sa chevelure était complètement en
désordre.
Lorsque, rafraîchie, elle sortit de la salle de bains,
un plateau avait été apporté.
— J'ai commandé un petit déjeuner continental,
déclara Ivan, car j'ai pensé que vous n'auriez pas envie
d'œufs au bacon.
Elle aurait pu lui dire qu'elle se contentait de
grignoter le matin, mais elle apprécia cette nouvelle
attention.
— Je me rattraperai au déjeuner, dit-elle
simplement.
Elle le laissa lui servir son café et lui beurrer ses
croissants. Elle avait toujours eu des amants prévenants
mais, avec Ivan, la situation était différente. Parce que
c'était un homme fort et décidé, son empressement la
touchait davantage, et elle sentit qu'elle pourrait tomber
follement amoureuse de lui. En même temps, elle était
consciente qu'il ne le fallait pas.
— Comment vous sentez-vous? s'enquit-il encore,
une fois le petit déjeuner terminé.
— Bien. Ma migraine a disparu. Je suis toujours
pâle, même quand je ne suis pas malade, vous savez,
ajouta-t-elle avec un sourire.
Il se leva, elle en fit autant, et il l'attira contre lui,
glissant ses larges mains sous son peignoir en éponge.
Aussitôt, Alice se sentit gagnée par le désir. Pourtant,
lorsqu'il l'embrassa, elle se raidit.
— Qu'allons-nous faire aujourd'hui? demanda-t-
elle.
— Où est le guide que vous avez acheté ?
Elle alla prendre le livre, posé sur sa table de nuit,
et le lui tendit.
Pendant qu'elle s'habillait, Ivan se rassit et
parcourut le guide.
— La côte offre de belles plages de sable blond
tandis que tout l'intérieur de l'île est occupé par la
lande, lut-il à voix haute.
— Pourrions-nous opter pour le bord de mer plutôt
que la bruyère et les ajoncs? interrogea Alice tout en
fardant ses lèvres.
— Etant donné la taille de l'île, il n'y a même pas à
choisir, répondit Ivan. Vous pouvez tout avoir.
Elle se tourna vers lui.
— C'est drôle que vous me disiez cela. C'est
exactement mon sentiment aujourd'hui.
Il n'y avait rien qu'elle ne désirât plus au monde
que d'être avec Ivan et cela, elle l'avait. Il referma le
livre et lui sourit.
En route, ils ne rencontrèrent quasiment aucune
voiture, comme si la terre soudain leur appartenait. Ils
se garèrent et, main dans la main, dévalèrent la colline
jusqu'à la plage. De temps en temps, lorsque le sentier
s'élargissait et qu'ils pouvaient marcher de front, Ivan
lâchait la main d'Alice et lui passait un bras autour des
épaules. Il leur arrivait de se taire, mais ils demeuraient
toujours en contact par le toucher et, pour la jeune
femme, c'était là l'essentiel.
— J'ai envie d'aller me baigner, déclara-t-elle,
s'imaginant courir nue vers la mer. Aimez-vous nager,
Ivan ?
— Oui, mais pas aujourd'hui. Nous ne sommes pas
en Floride, au bord de la piscine, jeune Alice, répondit-
il, reprenant une expression de Granny Rosa.
Alice ne se déshabilla pas, mais elle se mit à courir
et son compagnon se lança à sa poursuite sur la plage
déserte.
Tous deux riaient à perdre haleine. Quand Ivan
faisait mine de l'attraper, Alice prétendait lui échapper
jusqu'à ce qu'il l'empoigne pour de bon. Puis, cessant
soudain de rire, il approcha son visage du sien et, tout
en la scrutant de son regard insondable, murmura :
— Et si nous faisions l'amour ici?
— Comment savez-vous qu'il n'y a pas des
ornithologues cachés dans les dunes qui, tout en
feignant d'étudier les oiseaux, nous observent à l'aide
de leurs puissantes jumelles?
Il sourit de nouveau.
— Une imagination débordante, voilà votre
problème !
Et main dans la main, ils rebroussèrent chemin
jusqu'à la voiture.
Lorsqu'ils regagnèrent l'hôtel en fin de journée, le
parking, pratiquement vide jusqu'à maintenant, était
plein. Naturellement, on était samedi soir.
— C'est rassurant de voir que nous ne sommes pas
les seuls clients, déclara Alice. Je commençais à
m'interroger sur cet endroit.
— Je me serais volontiers passé de tout ce monde,
répliqua Ivan. Que diriez-vous de dîner dans la
chambre ?
— C'est une excellente idée.
Dans l'antichambre, ils trouvèrent une enveloppe
blanche posée contre le miroir de la coiffeuse. Ivan
l'ouvrit.
— C'est la Saint-Valentin, dit-il laconiquement.
— Oui, et alors ?
Alice le savait puisque, chaque année, plusieurs de
ses clients tenaient à exploiter ce thème dans leur
publicité.
Il lui tendit la lettre écrite sur le papier à en-tête de
l'hôtel, lettre qui les conviait gracieusement au dîner
dansant organisé pour l'occasion.
— Une telle invitation ne se refuse pas! s'exclama-
t-elle en riant. Il ne me reste donc plus qu'à me
changer.
Elle fit semblant de se réjouir de ce projet inattendu
même si, en réalité, elle aurait préféré souper en tête à
tête avec Ivan.
Elle remit sa petite robe noire, l'accompagnant
cette fois de la veste de soie. Elle était consciente de
son élégance et elle trouva Ivan superbe dans son
costume bien taillé et sa chemise gris perle. Elle se
sentait fière de lui. Les autres femmes allaient pâlir de
jalousie, songea-t-elle en ébauchant un sourire.
Ivan la regarda d'un air interrogateur.
— Je pensais juste que vous alliez faire tourner la
tête de toutes ces dames, lui expliqua-t-elle.
Il se mit à rire.
— A force de travailler dans les relations
publiques, vous êtes devenue une flatteuse
professionnelle, me semble-t-il.
Toutes les tables de la salle à manger étaient
dressées et la plupart étaient déjà occupées. Ivan et
Alice furent placés à côté d'un couple qui en était à la
moitié du repas. Ils accueillirent les nouveaux venus
comme de vieilles connaissances et, en un rien de
temps, la femme expliqua à Alice qu'ils habitaient tout
près et qu'ils assistaient tous les ans au bal de la Saint-
Valentin parce qu'ils s'étaient fiancés ici même, cinq
ans auparavant.
Elle regarda ensuite la main d'Alice et, constatant
que cette dernière ne portait pas de bague, jeta un bref
coup d'œil à Ivan, avant de lui souhaiter « Bonne
chance ! ».
— Merci, murmura Alice, qui se sentait comblée.
Elle était contente qu'ils soient descendus prendre
part à la fête. Mais elle savait également qu'il lui
suffisait d'en exprimer le désir pour qu'ils regagnent
aussitôt l'intimité de leur chambre.
Tous les éléments de la soirée étaient en forme de
cœur, depuis la composition florale qui ornait le centre
de chaque table jusqu'aux croûtons dans le velouté, en
passant par les ballons couleur argent qui flottaient
dans les airs.
Le menu avait été conçu spécialement pour les
amoureux : des cœurs d'artichaut avec de la mousse de
caviar et un sorbet aux fruits de la passion nappé de
coulis de framboise. Pendant ce temps, une musique
langoureuse, des extraits des plus célèbres chansons
d'amour, s'échappait de la salle de bal.
Peu à peu, les convives quittèrent la salle à manger
pour passer dans l'autre pièce, et Alice et Ivan se
retrouvèrent presque seuls. Ils durent sacrifier au rituel
du ballon d'argent qui leur avait été expliqué par leurs
voisins de table.
Il s'agissait d'inscrire son nom et son numéro de
table sur une étiquette de l'hôtel que l'on accrochait
ensuite à l'un des ballons flottant au-dessus des têtes. A
la fin de la soirée, les portes-fenêtres étaient ouvertes
en grand pour permettre aux ballons de s'échapper vers
les cieux. La clôture du jeu avait lieu le samedi suivant
à minuit, et les personnes dont les ballons avaient
parcouru la plus grande distance recevaient
congratulations et récompenses.
La salle de bal était éclairée au moyen de
chandeliers. Tout autour de la pièce étaient disposés
des canapés et des tables basses. Ils s'installèrent et,
tout en écoutant une valse, commandèrent une bouteille
de vin.
Une serveuse passa avec une coupe contenant des
biscuits roses et bleus et Alice, qui n'avait plus faim,
refusa poliment.
— Cela ne se mange pas, expliqua la jeune fille.
Vous devez faire éclater la gaufrette pour découvrir le
message contenu à l'intérieur.
Alice en prit deux et en tendit une à Ivan.
Elle défroissa son papier de riz et lut : « Une
Princesse Charmante s'apprête à entrer dans votre vie».
— Vraiment?
Elle avait choisi deux « gaufrettes » bleues sans
réfléchir que les bleues étaient destinées aux hommes
et les roses aux femmes.
— Que dit votre billet? s'enquit-elle.
— Vous devriez faire confiance à celle que vous
aimez...
L'amour était partout, ce soir-là, mais c'était un mot
qui n'avait jamais été prononcé entre eux.
— Vous pouvez avoir la Princesse Charmante si
vous le désirez, murmura-t-elle.
— Je ne crois pas aux contes de fées, répliqua-t-il.
A cet instant, un jeune homme s'approcha d'Alice.
— Voulez-vous..., commença-t-il, l'œil pétillant.
Alice avait retiré sa veste, découvrant un buste
parfait, et sa chevelure brillait dans l'éclairage tamisé.
Ivan tournait le dos à la piste de danse, mais
lorsqu'il leva son visage, le jeune homme recula.
— Non, bien sûr, vous... vous n'accepteriez pas,
balbutia-t-il avant de battre en retraite.
— Votre regard l'a pétrifié! s'exclama Alice.
— Souhaitiez-vous danser avec lui?
— Non. En revanche, je danserais volontiers avec
vous.
— Avec plaisir.
Alice savait que leurs pas allaient s'accorder,
comme quelques heures plus tôt lorsque, main dans la
main, ils se promenaient sur la plage. A présent, ils
n'étaient plus seuls et il y avait de la musique.
Mais ils auraient pu être seuls. Elle se blottit contre
Ivan et, quand elle nicha sa tête au creux de son épaule,
elle sentit ses lèvres lui effleurer les cheveux. Elle était
en sécurité dans ses bras, bercée comme une enfant
chérie.
— Allons-nous-en ! murmura-t-il.
Alice acquiesça d'un signe de tête et ils traversèrent
précipitamment la salle. Elle faillit oublier sa veste et,
c'est seulement en retournant la chercher qu'elle se
rendit compte de l'affluence.
Quelques couples devaient passer la nuit ici et elle
se demanda s'il n'y avait ce soir que des amants. Mais
elle avait le regard brouillé et son cœur battait à tout
rompre. Le désir qu'elle éprouvait pour Ivan semblait
réciproque car, sitôt franchi le seuil de leur chambre,
ils échangèrent un long baiser passionné.
Elle avait lâché sa veste, envoyé promener ses
chaussures et sa robe était tombée à ses pieds. Ivan la
souleva alors dans ses bras vigoureux et la déposa nue
sur le lit.
Une faible lumière filtrait dans la pièce à travers les
persiennes. Elle le regarda se déshabiller, admirant ses
épaules carrées, sa musculature, sa taille fine. Un
homme puissant, pouvant se révéler aussi agile et
dangereux qu'un félin.
Mais soudain, alors qu'elle s'étirait, elle se sentit
clouée au lit, comme si quelqu'un l'avait maintenue de
force par les poignets, et son vieux cauchemar refit
surface, plus effrayant que jamais.
Un cri rauque sortit de sa gorge et lorsque Ivan
s'approcha d'elle, elle murmura d'une voix implorante :
— Ne me touchez pas !
C'était pure folie. Elle savait où elle se trouvait, qui
il était; pourtant, elle n'arrivait pas à dominer sa peur.
Le passé se surperposait au présent et elle se sentait
oppressée, comme sous l'effet d'un gaz asphyxiant.
Elle jeta le drap sur son visage. Il fallait qu'elle se
ressaisisse, qu'elle lui fournisse une explication.
Lorsque enfin elle osa lui faire face, il s'était rhabillé et
la fixait durement.
— Je suis las de vos jeux, déclara-t-il sur un ton
cinglant.
— Attendez! souffla-t-elle tandis qu'il refermait
brutalement la porte.
Elle tituba jusqu'à la porte d'entrée, l'ouvrit. Trop
tard. Il était déjà au bout du couloir et elle était toute
nue. Elle chercha du regard ses vêtements éparpillés
dans la pièce, mais elle tremblait tellement qu'elle
aurait été bien incapable de les enfiler.
Elle se dirigea vers la salle de bains, où elle
s'aspergea le visage d'eau froide puis enfila son
peignoir. Après quoi, elle retourna dans la chambre,
s'assit au bord du lit et ferma les yeux.
Elle était en train de devenir folle. Jamais elle
n'avait eu cette réaction avec aucun homme
auparavant, alors pourquoi cela se passait-il avec le
seul qu'elle désirât vraiment? Si elle avait pu, elle se
serait donnée à lui sans aucune retenue.
Avec Ivan, elle aurait perdu toutes ses défenses; et
c'était bien cela qui lui faisait peur. Terriblement peur.
Voilà pourquoi elle avait différé le moment de cet
abandon total et que, mise au pied du mur, elle avait
perdu la raison.
Elle finit par s'habiller, envisagea de partir à sa
recherche mais, ne sachant de quel côté diriger ses pas,
résolut en définitive de l'attendre dans la chambre.
Que pourrait-elle lui dire à son retour? «J'ai un
problème qui, avec vous, a pris une importance
démesurée parce que, d'une part, j'étais prête à me
livrer à vous corps et âme et que, d'autre part, vous me
rappelez le cambrioleur qui m'a agressée... »
7
Alice était toujours seule dans la chambre quand
elle vit les ballons couleur argent passer devant sa
fenêtre pour s'envoler majestueusement vers le ciel.
Cet envol fut ponctué d'une salve d'applaudissements et
de cris tandis que ses yeux s'embuaient de larmes.
Epuisée par des heures d'attente stérile, elle décida
de se coucher. Elle se déshabilla de nouveau, plia ses
vêtements sur une chaise et enfila sa chemise de nuit.
Puis elle éteignit le plafonnier, ne laissant allumée que
la lampe de chevet et elle se rassit sur son lit, les
jambes repliées contre elle, les mains enserrant ses
chevilles et la tête posée sur ses genoux.
Que pouvait-elle dire? Que pouvait-elle faire? Elle
espérait seulement qu'en voyant Ivan, elle trouverait les
mots adéquats, mais plus le temps passait, et plus elle
perdait espoir.
Elle finit par s'allonger, le haut du corps rehaussé
par deux oreillers. Mais dès qu'elle ferma les paupières,
des images se mirent à danser dans sa tête. Elle revit sa
chambre de jeune fille et l'homme qui l'avait agressée;
il était beaucoup moins grand qu'Ivan. Quoi qu'il en
soit, elle n'oublierait jamais la frayeur qu'elle avait
éprouvée alors.
Son esprit était si agité qu'elle renonça bientôt à
trouver le sommeil. La fête de la Saint-Valentin était
terminée et l'hôtel était plongé dans un silence total, à
peine troublé de temps à autre par le ronronnement
d'un moteur, l'aboiement d'un chien dans le lointain ou
une discrète sonnerie de téléphone.
Elle regardait défiler les minutes et les heures sur
son petit réveil de voyage et il était presque 3 heures
lorsqu'elle entendit la porte s'ouvrir.
Elle se redressa d'un bond et, dès qu'Ivan pénétra
dans la pièce, déclara d'une voix mal assurée:
— Je vous dois une explication...
— Il n'y a rien à expliquer. Vous aviez
parfaitement le droit de vous refuser.
Il n'avait même pas l'air en colère.
— N'en parlons plus, conclut-il en passant dans la
salle de bains, la laissant interdite.
Alice ne savait pas vraiment quel genre
d'explication elle aurait pu lui fournir, mais elle
espérait contre toute attente qu'il l'aurait prise dans ses
bras et qu'alors elle aurait trouvé les mots justes. Hélas,
cela ne s'était pas passé ainsi, et Ivan ne semblait pas
près de changer d'avis.
De la salle de bains lui parvenait le bruit de la
douche et elle imaginait l'eau ruisselant sur ses larges
épaules, le long de son dos musclé, jusqu'à la chute de
ses reins.
C'était un homme séduisant et elle le désirait
tellement que, faute de pouvoir parler, elle décida
d'agir.
La douche coulait très fort et il ne l'entendit pas
entrer dans la salle de bains. L'instant d'après, elle
l'avait rejoint sous le jet.
Elle lui adressa un timide sourire, sa chemise de
nuit trempée lui collant à la peau.
Il ne lui avait pas caché qu'il la désirait et son geste
aurait dû le dérider. Il rit en effet, un bref ricanement,
avant de fermer les robinets. Puis il sortit du bac à
douche, attrapa deux serviettes, lui en tendit une, et
entreprit de s'essuyer.
— Très tentant, dit-il. Mais vous n'êtes pas
irrésistible.
Il l'abandonna dans la salle de bains et elle
commença à se frotter rageusement avec la serviette, se
sentant laide et ridicule. Tel un véritable macho, il
avait pris son refus initial pour un rejet et s'était vengé
à la première occasion.
Elle avait l'impression qu'elle ne pourrait plus
jamais lui faire face et elle envisagea un instant la
possibilité de passer la nuit dans la salle de bains, en
s'allongeant sur un tapis de serviettes-éponges.
Mieux valait pourtant regagner son lit. Elle n'était
pas obligée de lui parler, ni même de le regarder. Elle
se sécha les cheveux, puis sortit de la pièce, drapée
dans une serviette.
Elle laissa choir la serviette au pied du lit et se
glissa aussitôt sous les couvertures. Ce n'est qu'une fois
couchée qu'elle risqua un regard vers lui.
Il avait éteint la lampe et lui tournait le dos. « Il
dort déjà ! » songea-t-elle, incrédule.
Elle ne devrait pas tarder à dormir également. Il
était plus de 3 heures du matin et la journée avait été
longue. Dans quelques heures, ils allaient prendre
l'avion et, plutôt que de se torturer à propos de ce
voyage de retour, mieux valait se reposer.
Mais elle était trop tendue pour trouver le sommeil.
Et, malgré tous ses efforts afin de s'imaginer ailleurs,
ou avec quelqu'un d'autre, elle n'arrivait pas à oublier la
présence d'Ivan.
Dans cet état de stress, elle risquait de se
déclencher une nouvelle migraine. Et cette fois, il
n'aurait aucune pitié. Sans doute n'hésiterait-il pas à
partir seul. Elle devait se calmer. Et dormir.
Elle entreprit d'inspirer profondément, comme elle
l'avait appris en séance de relaxation. Ce faisant, elle
remarqua la respiration profonde et régulière d'Ivan : il
dormait à poings fermés. Furieuse, elle faillit lui lancer
son réveil à la figure.
D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, elle ne s'était
jamais mise en colère ; Ivan était le seul être capable de
lui faire perdre son calme. Elle avait envie de le
marteler de coups de poing pour le réveiller, de lui
crier de l'écouter.
Elle finit par s'endormir, se réveilla plusieurs fois,
en proie à d'horribles cauchemars où elle se voyait
courant et trébuchant dans de longues ruelles désertes.
Elle dut pourtant dormir profondément car ce fut
un coup frappé sur la porte qui la réveilla en sursaut.
Elle se retourna et vit Ivan se diriger vers la fenêtre en
portant le plateau du petit déjeuner. Il était 8 heures et
il était déjà habillé, tandis qu'elle était encore au lit,
toute nue entre ses draps froissés.
Elle se précipita dans la salle de bains, s'habilla en
hâte et se maquilla sommairement.
Ivan buvait son café en lisant le journal lorsqu'elle
s'approcha de la table.
— Bonjour, dit-il.
— Bonjour.
Elle se versa une tasse de café et en but une gorgée,
avant d'ajouter :
— J'ai été ridicule, hier soir.
Il posa sur elle son regard perçant et elle détourna
les yeux, en faisant mine de chercher le beurre.
— Quel âge avez-vous? s'enquit-il.
— Vingt-deux ans. Vous ne le saviez pas?
— C'est à peu près l'âge que je vous donnais. Vous
ne ressemblez ni à une adolescente, ni à une vierge
effarouchée, mais vous êtes une actrice consommée. Je
vous avais déjà vue à l'œuvre et j'aurais dû me méfier.
Vous feriez merveille dans un spot publicitaire pour un
quelconque analgésique.
Il soupira.
— Et dire que je me suis inquiété !
— Vous croyez vraiment que..., commença-t-elle.
Mais comment le convaincre que sa migraine était
bien réelle, même si l'origine en était
psychosomatique?
— Ne m'en voulez pas, se contenta-t-elle de dire.
— Oh, je ne vous en veux pas ! J'aurais souhaité
vous faire l'amour, mais j'accepte le fait que ce ne soit
pas possible. Toutefois, je vous invite à cesser cette
comédie.
Elle se sentit blêmir, mais il poursuivit, intraitable :
— Ne faites pas cette tête-là! Le week-end n'est pas
gâché. J'ai été ravi de passer un moment avec vous.
Vous êtes une jeune femme drôle et vive; par ailleurs,
vous êtes plutôt décorative.
La situation ne l'affectait pas, tout simplement
parce qu'il se souciait fort peu d'elle. Pour Alice, c'était
tout le contraire; elle s'était affolée la veille car elle se
sentait déjà très attachée à lui, et elle aurait préféré
affronter sa colère au réveil plutôt que ce curieux
mélange d'indulgence et de cynisme.
Il restait encore plusieurs heures avant de prendre
l'avion. Aussi demanda-t-elle :
— Qu'allons-nous faire? Il est tôt.
Il lui adressa un sourire moqueur.
— Etes-vous en train de suggérer que nous nous
recouchions ?
— C'était une simple question.
— Vraiment? Vous n'êtes généralement jamais à
court de suggestions. En ce qui me concerne, j'ai
rendez-vous avec des amis. Vous pourriez
m'accompagner, mais...
Il n'acheva pas sa phrase, lui laissant entendre qu'il
ne le souhaitait guère.
Heureusement, elle n'avait pas tout à fait perdu son
amour-propre.
— Quant à moi, j'ai l'intention de visiter encore un
peu les lieux, se hâta-t-elle de répliquer.
— Prendrez-vous la voiture?
— Non.
Elle ne savait absolument pas où elle irait, mais
elle avait besoin de marcher.
— Dans ce cas, j'emporte les bagages et nous nous
retrouverons à l'aéroport, disons vers 13 heures.
Il avait déjà fait sa valise, probablement pendant
qu'elle dormait. Abandonnant son toast beurré et son
café, Alice se leva et entreprit de rassembler ses
affaires aussi rapidement que possible.
Une fois dans le corridor, ils se dirigèrent vers
l'escalier, ni l'un ni l'autre n'ayant envie d'attendre
l'ascenseur.
La réceptionniste leur adressa un large sourire.
— A une autre fois, j'espère.
— Qui sait? répondit Ivan laconiquement.
« Moi, je sais qu'il n'y aura pas d'autre fois ! »
songea Alice, morose, en gagnant le parking.
Tandis qu'Ivan rangeait les valises dans le coffre,
elle s'enquit :
— Avez-vous réglé la note ?
— Naturellement !
— Je tiens à partager.
— Bien sûr ! Vous ne voulez rien devoir à
quiconque... Mais ne vous inquiétez pas, vous ne me
devez rien. Il m'est déjà arrivé de dépenser davantage
pour beaucoup moins.
Alice regarda son compagnon disparaître dans la
circulation, tout en se disant que sa dernière remarque
ressemblait plus à une insulte qu'à un compliment.
S'il lui avait proposé de l'accompagner, elle aurait
accepté. Elle n'avait nulle part où aller et elle était
curieuse de connaître ses amis. Peut-être était-il allé
leur rendre visite la nuit dernière? A moins que le
rendez-vous n'ait été fixé à l'avance... Elle se serait
bien comportée, ne lui aurait causé aucun embarras.
A vrai dire, si elle avait été tour à tour rongée par la
culpabilité, puis blessée par l'attitude de rejet d'Ivan,
celui-ci ne semblait nullement affecté par la situation
et, faute d'être devenus amants, ils pourraient peut-être
rester bons amis.
D'ordinaire, elle se promenait volontiers seule
mais, ce matin-là, la solitude lui pesait. Ou, plutôt, la
compagnie d'Ivan lui manquait. Etait-ce parce qu'elle
avait emprunté ces mêmes rues la veille, en marchant
main dans la main avec lui?
Les magasins étaient fermés et elle ne pouvait rien
acheter. Cela valait mieux car, se connaissant, elle
aurait sans doute dépensé des sommes extravagantes
pour se remonter le moral.
De toute façon, elle ne pouvait pas rapporter de
cadeaux sans se trahir. Arthur écouterait ses excuses
d'un air contrit et lui pardonnerait vraisemblablement,
en apprenant qu'elle s'était arrêtée à temps. Mais,
hormis lui, personne ne croirait qu'elle n'avait pas
couché avec Ivan. Elle décida donc que le plus sage
serait de ne rien lui dire.
Elle déambula dans les rues comme une âme en
peine, cherchant à tuer le temps. Puis elle s'assit un
moment dans le vieux port et regarda les bateaux
passer. L'air marin aurait dû la revigorer, mais elle était
encore tout engourdie.
Elle avait hâte de rentrer et, dès qu'elle se retrouva
dans le taxi qui la conduisait à l'aéroport, elle
commença à se sentir mieux. Elle préférait encore se
quereller avec Ivan, s'entendre appeler «jeune Alice»
comme si elle avait été une adolescente attardée, subir
ses sarcasmes, qu'être seule.
Ses amis étaient venus lui dire au revoir à
l'aéroport, un intellectuel barbu flanqué d'une élégante
quinquagénaire. Dès qu'elle les aperçut, Alice se recula
tout en les observant avec intérêt.
La chevelure rousse de la femme était coiffée avec
soin, et son tailleur noir et fuchsia était digne d'un
grand couturier. Ivan était de dos mais, de toute
évidence, le trio se connaissait très bien. La femme lui
posa une main sur le bras, un geste qu'elle avait
apparemment l'habitude de faire, tandis que l'homme
opinait du chef en souriant. Alice était certaine qu'ils
étaient en train de l'inviter à revenir, en insistant pour
qu'il reste plus longtemps la prochaine fois.
Une jeune fille passa devant elle en courant,
fonçant droit sur le petit groupe. Elle portait des
jodhpurs kaki et un col roulé jaune vif ; ses cheveux
flamboyants lui tombaient sur les épaules. C'était une
version plus jeune et plus jolie de l'autre femme. Elle
se jeta dans les bras d'Ivan en criant d'une voix
surexcitée :
— J'ai cru que j'allais te manquer! Je pensais ne
jamais arriver à temps.
Alice, en proie à une jalousie soudaine, allait
s'éloigner quand Ivan, se retournant brusquement,
l'aperçut. Il dit quelque chose et les trois têtes se
tournèrent vers elle.
Forçant un sourire sur ses lèvres, elle s'avança vers
eux. La fille était toujours pendue au cou d'Ivan et le
couple semblait perplexe.
A son expression inquiète, Alice comprit que la
jeune fille, qui devait avoir entre dix-huit et vingt ans,
était amoureuse d'Ivan Blackmore.
Ce dernier effectua les présentations.
— Alice Ashby, John, Diane et Liza Le Breton.
Manifestement, Liza cherchait à savoir ce qu'Alice
faisait là. Ivan avait peut-être parlé d'elle à ses parents,
mais la jeune fille paraissait n'être au courant de rien.
— Je travaille dans les relations publiques, déclara
Alice, laissant entendre que leurs rapports étaient
purement professionnels.
— Je doute qu'Ivan ait besoin de publicité, rétorqua
aussitôt Liza sur un ton agressif.
— Oh, Alice peut être d'une aide précieuse,
intervint Ivan.
Constatant qu'il se moquait d'elle une fois de plus,
la jeune femme regretta d'avoir parlé.
— Mais dis-moi plutôt comment se passe ta
nouvelle vie, reprit-il en adressant un sourire à Liza.
Les parents écoutèrent avec ravissement les
explications de leur fille. Alice comprit que Liza venait
de commencer à travailler dans le club équestre situé
de l'autre côté de l'île. Ce matin, sa mère l'avait appelée
pour lui annoncer qu'Ivan était là et, ne la trouvant pas,
avait laissé un message en précisant l'heure de son vol.
Dès qu'elle avait pris connaissance du message,
Liza avait foncé à l'aéroport, arrivant au grand trot.
Alice pouvait l'imaginer galopant à travers les collines,
sa chevelure flamboyante flottant au vent. Pire, elle
pouvait se figurer Ivan chevauchant à côté d'elle,
parfaitement à l'aise sur sa monture. Elle qui de sa vie
n'était jamais montée sur un cheval se sentait
complètement à l'écart.
Lorsque, enfin, ils prirent congé, Diane lui serra
chaleureusement la main et lui affirma avoir été ravie
de faire sa connaissance. Liza, quant à elle, ne quittait
pas Ivan des yeux. Quand' il l'embrassa sur la joue, elle
se pendit de nouveau à son cou et Alice détourna la tête
pour ne pas assister à leurs adieux.
Quelques instants plus tard, ils enregistraient leurs
bagages.
— Ce sont des gens charmants, déclara Alice.
— Oui.
— Les connaissez-vous depuis longtemps?
— Des années.
La jeune femme sourit.
— Liza m'a tout l'air d'être amoureuse de vous.
— Je suis le méchant oncle; c'est ce qui me rend
attirant.
— Etes-vous vraiment son oncle ?
— Ciel, non! John est archéologue, je l'ai rencontré
au cours d'une mission. Nous sommes toujours restés
en contact.
— Un grand voyageur comme vous doit avoir des
tas d'amis, un peu partout dans le monde, non?
Mieux valait le faire parler que de laisser s'installer
entre eux un lourd et pénible silence. Ainsi, la croirait-
il décontractée.
— Les amis, je ne sais pas ce que c'est. Je possède
simplement des relations, dont certaines très anciennes.
— Vous continuez à leur donner signe de vie, ce
qui est une belle preuve d'amitié. Lorsque votre bail
sera arrivé à expiration, resterez-vous en contact avec
moi?
Elle n'aurait jamais dû poser cette question. Il lui
jeta un regard amusé qui signifiait : « Cessez de jouer
la comédie ». Pourtant, elle était sincère.
— Pourquoi ? s'enquit-il. Etes-vous en quête d'un
méchant oncle?
Elle fit mine de rire, tout en se promettant de faire
plus attention à ses propos, consciente qu'une réponse
trop cinglante d'Ivan pourrait la briser.
Aux yeux des autres, ils formaient un couple
parfait, loquace et souriant. Personne n'aurait pu
deviner à quel point elle se sentait misérable. Ils
avaient perdu toute intimité et Ivan se comportait
maintenant comme un étranger, à la fois courtois et
distant.
La nuit était tombée lorsque Ivan se gara devant la
maison. Il déposa les bagages sur le trottoir pendant
qu'Alice cherchait ses clés. Dans le hall, elle alluma la
lumière et ramassa le courrier de la veille.
— Allez-vous ranger votre voiture? s'enquit-elle.
— Plus tard.
— Les gens vont jaser.
Ivan haussa les épaules.
— Si cela vous gêne, vous n'aurez qu'à raconter
que je vous ai conduite quelque part et que je suis allé
vous rechercher.
Personne ne croirait cela, mais quelle importance?
La maison lui sembla tout à coup si vide qu'au moment
où Ivan allait regagner son appartement, elle demanda
d'une voix hésitante :
— Vous redescendrez? Ou... puis-je monter vous
rejoindre?
— Non, répondit-il sur un ton catégorique. J'ai du
travail, et vous aussi sans doute. A demain.
Elle se dirigea vers son bureau sans se retourner,
fermant la porte au passage, et se laissa choir sur une
chaise. Par son insistance, elle n'avait fait que
provoquer un refus. N'importe qui d'autre aurait
compris qu'Ivan était las et que leur histoire était
terminée avant même d'avoir commencé.
Elle mit en marche son répondeur, non qu'elle fût
pressée d'écouter ses messages, mais elle voulait
surtout briser le silence. Arthur lui demandait de le
rappeler. Plusieurs de ses amis lui avaient aussi
téléphoné, certains pour savoir si elle était libre au
week-end, d'autres pour la questionner sur cette rumeur
qui circulait à propos d'Anthony et d'Arthur. Puis, il y
avait un deuxième appel d'Arthur, la suppliant de
donner signe de vie.
Le dernier coup de fil provenait d'un couple
d'architectes d'intérieur. Ceux-ci exultaient parce qu'on
leur avait confié la décoration de la maison de Felicity
Kerr.
— Elle passe en ce moment à la télévision,
expliquait Max d'une voix surexcitée. Tu imagines la
publicité que cela va nous faire ! Rappelle-nous dès ton
retour, d'accord?
Cette Felicity devait être l'ex-amie d'Ivan. Il lui
avait dit connaître une jeune actrice de télévision qui
venait d'acheter une maison dans les environs et aurait
besoin de conseils pour l'aménager.
Alice téléphona au couple et tomba sur Max.
— Cela paraît être une bonne affaire, déclara-t-elle.
Quand avez-vous l'intention de visiter la maison?
— Dès demain matin, répondit Max.
Et comme la jeune femme exprimait le souhait de
voir la demeure, Max lui communiqua l'adresse. Après
quoi, ils prirent congé.
Alice avait vu Felicity Kerr dans plusieurs séries
télévisées, et force lui était de reconnaître que c'était
une superbe créature doublée d'une très bonne actrice.
Tout en sachant que ce n'était peut-être pas très
habile, elle mourait d'envie de la rencontrer. Sa
curiosité était mâtinée d'une pointe de jalousie,
sentiment que, hélas, elle avait déjà éprouvé en voyant
Liza Le Breton se jeter dans les bras d'Ivan.
A moins qu'elle ne fasse fausse route et se trompe
de personne... Quoi qu'il en soit, elle reporterait ses
rendez-vous du lundi matin et ferait la connaissance de
Mlle Kerr.
Dire que, la semaine précédente, elle avait déjeuné
en tête à tête avec Ivan et sursauté lorsque leurs doigts
s'étaient effleurés ! Elle aurait tant souhaité, à présent,
revivre pareil instant.
Tout s'était déroulé très vite et, selon la logique des
choses, ils auraient dû devenir amants. Le fait qu'elle se
donne à lui n'aurait pas conféré à Ivan plus de pouvoir
sur elle qu'il n'en avait déjà.
Cela, il l'ignorait; et l'aurait-il su, il s'en serait
moqué. S'il l'avait vraiment désirée, il ne se serait pas
arrêté en chemin sous prétexte qu'elle jouait la
comédie.
Elle, en revanche, le désirait ardemment.
L'existence paraissait bien terne sans lui, et elle
espérait pouvoir se faire pardonner cette nuit
désastreuse de la Saint-Valentin.
Toutefois, si Felicity Kerr se révélait être sa rivale,
elle n'avait pour ainsi dire aucune chance de
l'emporter...
8
Felicity Kerr habitait une maison neuve dans une
petite ville des environs. La camionnette de Max et
Maxine était stationnée à l'extérieur et la Jaguar d'Ivan
garée dans l'allée.
Alice l'avait entendu démarrer la veille au soir et ne
l'avait pas entendu rentrer. Cela ne prouvait rien.
Malgré tout, il se trouvait chez Felicity en ce moment,
et Alice commença à regretter d'être venue. Mais,
avant qu'elle ait pu rebrousser chemin, Max, qui l'avait
aperçue depuis la baie vitrée, lui fit de grands signes.
Alice prit quelques profondes inspirations pour se
détendre. Même si elle n'était pas d'une beauté
exceptionnelle, elle réussissait généralement à afficher
la tranquille assurance d'une femme d'affaires qui a
réussi.
Cette attitude faisait partie de son travail. Elle se
devait d'offrir à ses clients l'image d'une jeune femme
solide, quels que soient les sentiments qui la rongeaient
intérieurement.
La porte était entrebâillée.
— Puis-je entrer? cria-t-elle.
Ils étaient tous réunis dans une vaste pièce très peu
meublée : un grand sofa moelleux, quelques chaises, un
bureau, deux tapis indiens sur le plancher. Les murs
étaient peints en blanc et, au-dessus de la cheminée
était accrochée une immense photographie de l'actrice
en noir et blanc.
En chair et en os, elle était encore plus belle. Ses
yeux étaient d'un azur incroyable, son teint mordoré, et
ses cheveux étaient tressés en une immense natte qui
lui tombait jusqu'au creux des reins.
Elle portait un pantalon de cuir et une chemise en
voile de coton noir, nouée à la taille et laissant
apercevoir un morceau de ventre plat, doré comme le
reste de sa peau. A côté d'elle, Alice se sentit aussitôt
anémiée.
Ivan, qui se tenait près de la cheminée, paraissait
tout à fait à son aise, comme s'il avait été chez lui.
Mais il avait l'air chez lui n'importe où. Quant à Max et
Maxine, ils étaient égaux à eux-mêmes. « Petits,
électriques et enthousiastes », songea Alice qui les
connaissait depuis un moment.
— Est-ce vous, la propriétaire? lui demanda
Felicity Kerr, après l'avoir examinée de la tête aux
pieds.
L'actrice devait faire allusion à la maison qu'elle
partageait avec Ivan.
— Non, j'occupe seulement le rez-de-chaussée,
répondit-elle.
— Nous t'avons appelée plusieurs fois au cours du
week-end, intervint Maxine, mais tu n'étais jamais là.
Qu'as-tu fait de beau?
Alice jeta un rapide regard à Ivan qu'elle avait
ignoré jusque-là et comprit qu'elle était censée
répondre : « Pas grand-chose ! ».
Pourtant, mue par un esprit de vengeance qu'elle ne
se connaissait pas, elle déclara avec aplomb :
— Oh, je suis partie vendredi pour Jersey avec
Ivan... Nous ne sommes rentrés qu'hier soir.
Les yeux de Felicity se mirent à lancer des éclairs,
ce qui conforta Alice dans l'idée qu'elle était peut-être
encore aujourd'hui plus qu'une simple amie pour le
romancier.
— Très agréable, Jersey, à cette époque de l'année,
déclara Ivan avec le plus grand naturel.
Felicity salua sa remarque d'un rire un peu forcé.
— Et si on parlait de la maison? dit-elle, changeant
à dessein de sujet.
Ivan fit un pas en direction de la porte.
— Je vous laisse.
Mais Felicity le retint par le bras.
— Tu ne peux pas partir déjà, Ivan. J'ai besoin de
ton avis.
Ce disant, elle lui adressa un sourire éloquent, et
Alice comprit alors qu'elle espérait le convaincre
d'emménager chez elle.
— Possédez-vous une maison quelque part, Ivan?
demanda Max.
— Oh, un simple petit cottage de pêcheur en
Cornouailles où je garde tout mon fouillis.
— Il n'y a guère de possibilités là-bas, intervint
Felicity, aussi préférons-nous concentrer tous nos
efforts ici.
Alice ressentit, malgré elle, un pincement au cœur
en songeant qu'elle ne connaîtrait jamais le cottage en
question.
— Nous aurons besoin d'un bureau, reprit Felicity,
et je crois qu'il serait préférable de l'installer à l'étage, à
côté de la chambre à coucher. Mais si vous voulez bien
me suivre, je vais vous faire visiter.
La jeune actrice se dirigea vers l'escalier et les
autres lui emboîtèrent le pas.
Alice, qui ne désirait pas visiter la maison, encore
moins la chambre à coucher de Felicity Kerr, s'assit sur
le sofa. Elle n'aurait jamais dû venir. Elle avait eu
envie de connaître Felicity, sans se douter qu'Ivan
serait là.
Le bureau lui était probablement destiné. Ce serait
« leur » maison et, si elle n'avait aucun caractère pour
l'instant, nul doute que Max et Maxine sauraient
l'embellir.
Une semaine plus tôt, en discutant avec Ivan, Alice
avait compris que cette fille, Felicity, attendait de lui
un engagement qu'il n'était pas prêt à prendre. Pourtant,
il allait emménager avec elle et, s'il partait en voyage,
c'était chez elle qu'il reviendrait.
En tant qu'actrice, Felicity serait amenée à voyager
également. Cette demeure serait leur point d'ancrage à
tous les deux.
— Vous êtes toujours là ? Que faites-vous ici ?
Alice sursauta. C'était Felicity qui était
redescendue.
— Je m'occupe de la publicité de Max et Maxine.
— Vraiment?
Felicity parut réfléchir un instant, puis elle cria du
bas de l'escalier :
— Je vais accorder une interview à Alice. Je n'en ai
pas pour longtemps.
— Max et Maxine débutent dans le métier et vous
êtes pour eux la cliente idéale : jeune, moderne et
célèbre.
Felicity était une starlette plutôt qu'une star, mais
elle accueillit ce compliment avec un air satisfait.
— Si vous leur confiez la décoration de votre
intérieur, poursuivit Alice, je pourrai publier dans la
presse locale un article accompagné de photos. Quels
sont vos projets actuellement?
Felicity expliqua qu'elle allait commencer à jouer
dans une série télévisée le mois prochain.
— Mais, il y a plus intéressant, ajouta-t-elle avec
une excitation soudaine. L'un des livres d'Ivan va être
adapté pour le cinéma et il a réécrit toute une partie de
l'histoire spécialement pour moi.
Alice avala sa salive avant de demander :
— De quel livre s'agit-il?
— C'est un secret, répondit Felicity avec un sourire
radieux. Mais nous ferions mieux d'aller les rejoindre.
Alice déclina précipitamment son offre.
— Non, merci. J'ai un autre rendez-vous et je suis
déjà en retard. Je reviendrai plus tard pour les photos.
Alice rentra droit chez elle et s'immergea dans le
travail, en oubliant même de déjeuner. Puis, comme
chaque lundi, elle se rendit à la galerie marchande,
même si le cœur n'y était pas. Elle n'avait pas
l'intention de s'arrêter chez Patsy, mais cette dernière,
l'apercevant, courut à sa rencontre. La jeune femme
voulait lui parler de l'article élogieux relatant
l'inauguration de « La Bohême » et, surtout, de
l'extraordinaire photo d'Ivan Blackmore.
L'après-midi parut interminable à Alice qui
n'aspirait qu'au calme et à l'intimité de son
appartement. Mais, à peine avait-elle refermé sa porte
d'entrée que le téléphone sonna :
— Alice? C'est Maxine. Dis-moi, es-tu vraiment
partie en week-end avec Ivan?
— Oui, répondit Alice laconiquement.
— Eh bien, sache que Felicity n'est pas près
d'abandonner la partie. Alors, si j'étais toi, je ne me
ferais pas trop d'illusions.
Maxine paraissait inquiète pour elle.
— Je n'en avais pas l'intention, Maxine,
s'empressa-t-elle de répondre. Merci tout de même du
conseil. Raconte-moi plutôt comment s'est passée la
matinée.
— A merveille ! s'exclama Maxine, recouvrant son
enthousiasme juvénile. Nous allons proposer un devis à
Mlle Kerr.
— J'en suis ravie, et je souhaite beaucoup de
bonheur à Ivan et à Felicity dans ce bel espace que
vous allez leur aménager.
Sur ce, Alice raccrocha. Puis, d'un geste brusque,
elle ouvrit le tiroir de son bureau, prit un crayon et,
donnant libre cours à sa rage, le brisa en deux.
Elle n'avait pourtant aucune raison d'en vouloir à
Ivan. Il ne lui avait jamais fait de promesses et, même
s'il prétendait avoir rompu avec Felicity, une ex-petite
amie pouvait fort bien redevenir une maîtresse.
Alors qu'elle avait cru rencontrer l'homme de sa
vie, il s'était simplement amusé, le temps d'un week-
end. Et, plus que de la jalousie ou de la tristesse, elle
ressentait de la colère. Du moins se réjouissait-elle à
présent qu'il ne se fût rien passé, le soir de la Saint-
Valentin.
Elle devait au cambrioleur ces soudains accès de
panique qui la tétanisaient. Cette pensée la glaça,
faisant retomber brusquement sa fureur. Si seulement
Ivan pouvait s'installer tout de suite chez Felicity! La
vie serait plus facile dès lors qu'il n'habiterait plus sous
le même toit qu'elle.
Elle était encore à sa table de travail lorsqu'elle le
vit passer devant sa porte-fenêtre pour gagner l'escalier
extérieur. Elle se leva d'un bond et courut dehors. Elle
devait lui parler, même si elle ne savait trop quoi dire.
— Quand allez-vous emménager? s'entendit-elle
demander.
Il se retourna et la dévisagea.
— Pardon?
— Emménager chez Felicity...
— Cela ne vous regarde pas.
Puis, l'ignorant, il commença à grimper les
marches. Elle lui emboîta le pas et se retrouva avec lui
dans ce qui avait été la cuisine de Mlle Pringle. C'était
là qu'il lui avait préparé des spaghettis marinara et si, à
cet instant, quelque chose avait mijoté sur le feu, elle
aurait été capable de lui jeter la casserole à la figure.
— Cela ne me regarde sans doute pas, mais vous
êtes allé la retrouver dès notre retour de Jersey, n'est-ce
pas?
— Oui.
— Mieux vaut donc que notre relation soit restée
platonique. Encore que personne ne nous croira...
— Si vous nourrissez des craintes à ce sujet, il
fallait vous taire, fit-il remarquer avec un sourire
ironique. Mais, vous connaissant, vos nombreux
prétendants vous savent sans doute capable de vous
promener toute nue devant un homme pour ensuite
vous refuser à lui.
Et il quitta la cuisine en claquant la porte derrière
lui. Stupéfaite, Alice eut besoin de quelques secondes
pour se ressaisir. Puis elle regagna son appartement par
l'escalier extérieur. Elle trébucha sur les marches
métalliques et, le souffle coupé comme si elle venait de
courir pendant des kilomètres, se cramponna à la
rampe pour ne pas tomber.
La semaine suivante, Alice décida de travailler
d'arrache-pied dans la journée et de sortir le soir pour
se changer les idées. A ses amis qui la questionnaient à
propos d'Ivan Blackmore, elle donnait toujours la
même réponse :
— Etant voisins, nous sommes devenus amis, rien
de plus.
Certains la croyaient, d'autres non.
Arthur arriva un soir, furieux. Elle l'avait ridiculisé,
affirmait-il, juste après l'annonce de leurs fiançailles.
— Quelles fiançailles, Arthur? Je t'ai toujours dit
non.
— Es-tu sérieusement amoureuse de cet homme?
— On se parle à peine. Notre relation n'a jamais été
sérieuse. A vrai dire, nous n'avons jamais eu de
relation.
— Je ne sais vraiment pas à quoi m'en tenir avec
toi, Alice. Maman commence à penser que nous ne
sommes peut-être pas faits l'un pour l'autre.
— Ecoute-la, Arthur. Tu sais bien que « Maman »
a toujours raison.
Alice, pourtant, disait vrai à propos d'Ivan.
Lorsqu'elle le croisait dans le hall d'entrée, elle le
saluait comme n'importe quel voisin. Il leur arrivait
d'échanger deux ou trois banalités, rien de plus.
Elle se déclarait satisfaite de cette nouvelle
relation. Il n'était pas question d'espérer autre chose.
Malgré tout, elle était toujours consciente de sa
présence, à l'étage au-dessus. Surtout la nuit. Allongée
dans son lit, elle entendait parfois ses pas, parfois une
musique en sourdine, Et lorsqu'elle n'entendait rien,
son imagination s'emballait.
En fin de semaine, elle appela Max et Maxine pour
leur annoncer qu'elle avait réussi à persuader un éditeur
local de publier un article sur la maison de Felicity
Kerr. Comme elle s'y attendait, ils explosèrent de joie
au téléphone. Puis elle leur demanda comment se
déroulait leur travail.
— Très bien, dit Maxine, même si Felicity se
montre plutôt pénible en l'absence d'Ivan.
— Vient-il souvent?
— Hélas, non.
Cette dernière remarque laissa Alice songeuse. Elle
y réfléchit tout le week-end et, le dimanche soir, en
arriva à la conclusion que, refusant toute attache, Ivan
ne voulait sans doute pas de ce nid douillet que Felicity
était en train de confectionner pour eux deux.
Il aurait pu s'installer chez la jeune actrice dès le
début, au lieu de louer l'appartement de Mlle Pringle.
Pourquoi penser qu'il avait changé d'avis? C'était
l'attitude de Felicity qui l'avait induite en erreur.
Plus elle y réfléchissait, plus elle se disait qu'elle
devait faire le premier pas et renouer ainsi une relation
amicale avec Ivan. Elle pourrait par exemple lui faire
part de l'invitation de Granny Rosa à une fête tzigane;
peut-être serait-il heureux de revoir la vieille femme...
Quand elle rentra ce lundi-là, Alice remarqua que
la porte en haut de l'escalier était restée ouverte et elle
décida de saisir l'occasion. Si son voisin avait eu de la
compagnie, elle songeait à Felicity, il aurait fermé la
porte. Elle était en train d'ôter son manteau dans
l'entrée quand il apparut en haut des marches.
— J'allais monter vous voir, déclara-t-elle.
— Inutile, je descends.
La gorge d'Alice se noua. Il allait peut-être passer
devant elle et sortir sans lui demander ce qu'elle
voulait. Mais elle était bien décidée à lui parler.
Finalement, ce fut lui qui engagea la conversation :
— Que diriez-vous d'une promenade en
montgolfière?
Elle le regarda d'un air ahuri.
— Pardon?
— Votre ballon argent a gagné un prix. Il y avait
une lettre au courrier, ce matin.
— Vous êtes sérieux? s'enquit Alice, étonnée de sa
chance.
— Absolument.
— Une promenade pour deux ? Dans une vraie
montgolfière ?
Il hocha la tête et elle lui sourit, radieuse.
— C'est un rêve d'enfant qui se réalise! Viendrez-
vous ? ajouta-t-elle, le regard brillant.
— Pourquoi pas? Est-ce que mercredi vous
conviendrait?
— Ce mercredi? Après-demain?
— Oui. J'ai appelé l'aérodrome de Long Logan et
ils ont eu une annulation pour ce jour-là.
Les choses semblaient se mettre en place comme
par magie. Tout en remerciant le ciel, Alice passa
rapidement en revue son emploi du temps du
surlendemain et en conclut qu'il n'y avait aucun rendez-
vous qu'elle ne pût reporter.
— A quelle heure? demanda-t-elle.
— A 9 heures. En partant d'ici à 8 heures, nous
aurons largement le temps d'arriver.
Elle se sentait surexcitée.
— Vous savez, c'est la première fois que je
remporte un concours. Ce doit être une semaine
favorable aux habituels perdants, car le cheval de
Granny Rosa était arrivé en tête, samedi.
Ivan sourit.
— Espérons que le beau temps va se maintenir.
Le mardi, Alice travailla fébrilement toute la
journée et décida de se coucher tôt pour être en forme
le lendemain.
Lorsque Ivan apparut en haut des marches, à 8
heures précises, le mercredi matin, Alice l'attendait au
pied de l'escalier. Elle portait un jean, un pull à col
roulé et une veste matelassée.
— Aurai-je assez chaud? s'enquit-elle.
— Trop chaud, probablement. Les brûleurs
dégagent beaucoup de chaleur et on ne sent pas le vent
dans la nacelle.
Elle troqua donc sa veste contre un cardigan en
laine d'agneau, puis ils sortirent ensemble de la maison.
Karen Morton, les apercevant depuis te trottoir d'en
face, les salua froidement.
Ils prirent la voiture d'Ivan et Alice eut te sentiment
de revivre leur escapade à Jersey. Mais, cette fois-ci, il
ne lui dit pas qu'elle était belle, ne lui effleura pas le
visage.
Quoi qu'il en soit, elle était d'excellente humeur et
elle apprécia chaque minute de ce court trajet jusqu'à
l'ancien aéroport militaire, à présent converti en
aéroclub pour biplaces, planeurs et montgolfières.
Après avoir fait connaissance du pilote, qui portait
un vieux blouson d'aviateur de cuir patiné, ils
rejoignirent dans la nacelle les autres passagers : un
homme d'âge moyen accompagné d'un garçonnet qui
devait être son fils, et un jeune couple qui se tenait par
la main, l'air vaguement inquiet.
Alice agrippa le bord du panier en osier qui lui
arrivait à hauteur de poitrine, puis s'appuya contre Ivan
quand le pilote ouvrit les valves pour laisser s'échapper
le gaz. Une grande flamme jaillit bientôt au milieu d'un
amas de toile, chauffant l'air et gonflant le ballon
multicolore.
Tandis que la montgolfière s'élevait lentement dans
les airs, Alice, observant le personnel resté au sol,
remarqua une voiture qui arrivait en trombe. Elle vit le
véhicule s'immobiliser et un homme en sortir
brusquement.
— C'est Arthur, murmura-t-elle d'une voix
étranglée, contente qu'il fût arrivé quelques secondes
trop tard.
— Lui aviez-vous parlé de cette promenade?
interrogea Ivan.
— Absolument pas !
Elle soupira.
— Mais quelqu'un s'en sera chargé... Je me
demande ce qu'il fait là, ajouta-t-elle, espérant
secrètement qu'il n'attendrait pas jusqu'à leur retour.
Puis, oubliant Arthur, elle se concentra sur la
merveilleuse sensation de dériver dans le ciel, tel un
nuage vaporeux.
Alice s'amusait à identifier les endroits qu'ils
survolaient, les montrant du doigt à Ivan. Les autres
passagers ne parlaient guère, goûtant la quiétude de ce
voyage, à peine troublée de temps à autre par une
explosion de gaz dans les brûleurs.
Ivan avait passé un bras amical autour de ses
épaules. Ce n'était pas le geste d'un amant, plutôt celui
d'un oncle avec sa nièce. Mais au moins étaient-ils
redevenus amis, une amitié qu'elle s'efforcerait de
cultiver dans les semaines à venir.
La promenade dura plus longtemps que prévu. Il
fallut une bonne demi-heure au pilote pour trouver un
terrain d'atterrissage propice, sans cultures, sans
animaux et sans fils électriques.
Puis ils durent attendre que l'équipage au sol,
informé de leur position par le pilote, vienne les
chercher.
Alors que le ballon finissait de se dégonfler, la
camionnette arriva, suivie d'un minibus dont sortirent
deux hommes, trois femmes, quatre enfants et un
chien. En un rien de temps, tout le monde se retrouva
avec une coupe de champagne dans une main, un
morceau de gâteau dans l'autre, en train de chanter
«Joyeux Anniversaire» au plus jeune des passagers.
Alice comprit que cette sortie en ballon était le cadeau
d'anniversaire que lui avait offert toute sa famille pour
ses quatorze ans. Quelle merveilleuse idée ! songea-t-
elle, émue.
Lorsqu'ils atteignirent l'aérodrome, elle avait
complètement oublié l'existence d'Arthur, et elle reçut
un choc en le reconnaissant au volant de sa voiture,
garée sur le parking non loin de celle d'Ivan.
Ce dernier, qui avait suivi son regard, demanda
tranquillement :
— Voulez-vous rentrer avec lui?
— Il n'en est pas question.
— Attendez-moi dans l'auto. Je vais aller lui parler.
Ivan la rejoignit rapidement et, dès qu'il eut pris
place à côté d'elle, Alice s'enquit :
— Que lui avez-vous dit?
— Que j'allais vous raccompagner.
— Vous avez dû vous montrer convaincant.
Il sourit.
— Tant que vous choisirez des mauviettes, je
n'aurai guère de mérite.
— Felicity, elle, au moins, a du caractère, répliqua
Alice.
— Personne ne prétendra le contraire.
Il souriait, mais de profil, son expression avait
quelque chose de dur.
— Il paraît qu'on va tourner un film d'après l'un de
vos romans?
— En effet.
— Et que vous avez réécrit une partie de l'histoire
pour Felicity ?
— Qui vous a raconté cela?
— C'est elle.
Ivan partit d'un grand éclat de rire et Alice n'en sut
pas davantage car il ramena la conversation sur la
promenade en ballon, sujet qui les occupa pendant tout
le reste du trajet, tant ils avaient apprécié cette sortie.
Ayant atteint la maison, Ivan s'arrêta sans couper le
moteur.
— Si vous voulez descendre, j'irai ranger la voiture
au garage.
— Que faites-vous après?
— Je travaille.
Il n'avait marqué aucune hésitation dans sa réponse
et Alice n'eut d'autre choix que de prendre congé.
— Merci pour cette merveilleuse matinée, dit-elle
en s'efforçant de sourire.
Une fois chez elle, elle jeta tout de suite un œil sur
le courrier. Il y avait une publicité, une facture de
téléphone et une enveloppe épaisse à l'en-tête de l'hôtel
de Jersey. Curieuse, elle l'ouvrit.
Une écharpe de soie à damiers violet, vert et jaune
tomba par terre et elle lut la lettre qui l'accompagnait.
Puis elle s'assit sur la dernière marche de l'escalier pour
relire la missive.
Lorsque Ivan pénétra dans le hall, dix minutes plus
tard, elle était toujours assise au pied de l'escalier.
— J'ai d'abord cru que la chance avait tourné pour
moi, mais c'était stupide.
Il la dévisagea sans comprendre.
— Pourquoi cela?
Alice lui tendit la lettre et ramassa l'écharpe.
— Deux prix pour un ballon argent?
Ivan grimaça un sourire.
— Comment pouvais-je deviner que vous alliez
vraiment gagner?
— C'est donc vous qui avez réservé la promenade
en ballon ! s'exclama-t-elle, la réalité commençant à se
faire jour dans son esprit.
— Vous aviez exprimé le désir de faire un tour en
montgolfière et il se trouve que je connais certains
membres de l'aéroclub. Je leur ai donc demandé de me
prévenir dès qu'il y aurait un désistement.
— Pourquoi ne m'avoir rien dit?
Il haussa les épaules.
— Vous auriez sans doute refusé si je vous avais
avoué que j'avais acheté les billets.
Elle s'était vantée de ne jamais rien devoir à
quiconque; et puis, ils étaient plutôt en froid, ces
derniers temps. Quoi qu'il en soit, l'initiative d'Ivan la
comblait.
— En outre, reprit-il, une promenade en ballon me
paraissait un cadeau approprié pour un ballon argent.
C'est exactement ce qu'elle avait pensé; il n'y avait
pas eu l'ombre d'un doute dans son esprit. Elle était
toujours assise au bas des marches, la tête levée vers
Ivan.
— Merci, dit-elle. C'était un cadeau magnifique.
— je suis heureux que cela vous ait plu, répliqua-t-
il platement.
— Entrez donc un instant pour discuter, proposa
Alice en se levant.
Mais Ivan secoua la tête.
— Je n'y tiens pas. J'évite généralement de
recommencer les mêmes erreurs, même si ce n'est pas
toujours facile.
Il passa devant elle et s'engagea dans l'escalier.
Quelles erreurs? Elle devait lui parler afin de dissiper
ce qui semblait être un malentendu. Elle le suivit
jusque dans le salon et s'arrêta à quelques pas de lui.
— S'il vous plaît... j'ai quelque chose à vous dire,
commença-t-elle.
Il se retourna et, comme il se taisait, elle
poursuivit:
— Je ne jouais pas la comédie... J'avais
terriblement peur...
— Peur? Mais, de quoi? demanda-t-il, l'air
interloqué.
Elle se tenait à l'endroit où se trouvait son lit
autrefois et Ivan était près de la fenêtre.
— Le cambriolage, murmura-t-elle. Ros y a fait
allusion, l'autre soir, au restaurant.
— Vous ne paraissiez pas en faire grand cas, si je
me souviens bien.
— C'est vrai, mais cela ne s'est pas passé comme
Ros l'a raconté. L'homme avait le visage masqué et il
m'a arraché ma chemise de nuit.
Instinctivement, elle se recroquevilla sur elle-
même, les bras croisés devant sa poitrine,
— Il a pénétré dans ma chambre par cette fenêtre.
J'étais couchée et il m'a bâillonnée; ensuite, il m'a
attaché les poignets aux montants du lit.
Ivan s'approcha d'elle et la prit doucement dans ses
bras.
— Je n'en ai parlé à personne, continua-t-elle. Mon
père avait le cœur fragile.
Elle frissonna.
— Mon silence n'aura servi à rien puisqu'il est mort
d'une crise cardiaque, moins de deux ans après.
— Expliquez-moi ce qui vous est arrivé, murmura-
t-il.
— Je ne savais pas que mon père allait revenir avec
ses amis. Il rentrait souvent très tard. Je ne pouvais ni
bouger ni crier et, pendant tout ce temps, j'entendais
l'homme se déplacer dans la maison. J'étais persuadée
qu'il allait me violer, puis me tuer.
Elle se mit à trembler de tous ses membres et
s'agrippa à Ivan, cherchant à puiser des forces dans sa
présence rassurante. Sur le point de fondre en larmes,
elle ferma un instant les yeux avant de reprendre d'une
voix faible :
— Sur le moment, je n'ai rien dit et, après la mort
de mon père, c'était trop tard. Mais j'ai toujours eu peur
depuis de me retrouver à la merci d'un homme. Il
m'avait affirmé qu'il reviendrait et, même si c'était une
vaine menace, je ne pouvais m'empêcher d'y penser.
Avec vous, je me suis soudain sentie impuissante, et
cela m'a terrorisée.
Ivan resserra son étreinte.
— Je serai toujours à vos côtés, Alice, non pour
vous réduire à l'impuissance, mais pour vous soutenir,
au contraire.
Aussitôt, elle sentit la force communicative d'Ivan
la pénétrer tel un feu purificateur. C'était comme s'il
venait de lui apporter l'antidote au mal qui la rongeait
depuis des années.
La soulevant dans ses bras, il la déposa
délicatement sur le sofa, avant de se blottir contre elle.
— Je me suis montré trop pressé, mais je vous
promets de faire preuve de patience, à l'avenir.
J'attendrai que vous soyez prête, murmura-t-il en lui
effleurant la joue avec une délicatesse infinie.
Alice ferma les paupières mais, électrisée par son
contact, les rouvrit aussitôt. Le repoussant légèrement,
elle entreprit de se déshabiller.
— Croyez-vous que ce soit une bonne idée ?
demanda-t-il.
Elle lui sourit.
— Je suis prête, dit-elle simplement.
Ivan l'aida à se dévêtir puis, à son tour, ôta sa
chemise et fit glisser son pantalon sur ses jambes
musclées. Pendant ce temps, Alice s'était renversée sur
le sofa, et elle s'offrit à lui avec un gémissement de
désir.
Il commença à la caresser du bout des doigts,
comme s'il avait eu affaire à une poupée de porcelaine,
et embrassa délicatement ses seins, le creux de sa taille,
la peau si fragile de ses épaules. Mais il ne tarda pas à
découvrir la tigresse qui sommeillait en elle et qui
s'était réveillée à son contact. Il prit alors possession de
ses lèvres, tandis que son corps viril imprimait à leur
étreinte un rythme harmonieux, les portant chaque
instant plus haut et plus loin sur la vague du plaisir.
De longues minutes s'écoulèrent avant qu'Alice ne
rouvre les yeux et plonge son regard dans le sien. Au
cours de leurs ébats, ils avaient glissé du sofa et étaient
maintenant allongés sur l'épais tapis. La jeune femme
se sentait épuisée mais comblée, et elle aurait pu se
mettre à chanter si elle en avait eu la force.
— M'aimes-tu? s'enquit-elle.
C'était une question qu'elle n'avait jusqu'alors
jamais posée à quiconque. On lui avait déjà dit qu'on
l'aimait, sans qu'elle ait à le demander mais, à présent,
elle guettait la réponse d'Ivan avec anxiété.
— Oui, je t'aime, répondit-il d'une voix sourde, et
je n'ai jamais dit cela à personne.
— Même pas à Felicity ?
— Non. Nous étions amants, mais je ne lui ai
jamais dit que je l'aimais.
Elle-même ne se rappelait pas avoir déjà dit «je
t'aime » à un homme. Mais aussi n'avait-elle jamais
ressenti ce qu'elle éprouvait en ce moment.
— Avais-tu l'intention d'emménager chez Felicity?
demanda-t-elle encore pour le taquiner, tout en se
blottissant contre lui.
— Je n'y avais même pas songé. Mais c'est quand
tu m'as posé la question que j'ai compris que je ne
pourrais pas vivre loin de toi. Ce jour-là, j'ai téléphoné
à l'aéroclub. J'étais prêt à t'attendre le temps nécessaire.
Il hésita un instant.
— Il y a une autre question qui me brûle les lèvres:
« Accepterais-tu de devenir ma femme ? »
Alice éclata de rire.
— Et Granny Rosa qui prétendait que tu étais un
vagabond dans l'âme et que personne ne pourrait te
retenir!
— Mais tu ne m'as pas répondu...
— Bien sûr que je souhaite t'épouser. Tout de suite,
si tu veux...