CHARLOTTE LAMB

Fiancés sous contrat

Hors de lui, Gilles Kent foudroya Barbara du regard : « Vous m’épouserez pourtant, ma chère ! Ou bien, vous en subirez les conséquences, je vous le promets…De toute façon, vous cèderez. J’obtiens toujours ce que je veux… » Barbara en eut le souffle coupé. Certes, l’enfant qu’elle attendait porterait le nom de Gilles, mais ce dernier n’avait aucun droit sur elle ! Et elle ne se laisserait pas faire. Cependant, ce qu’elle redoutait par-dessus tout, c’était moins la crainte qu’il lui inspirait que le sentiment ambigu qui l’envahissait chaque fois que le regard gris sombre de Gilles Kent se posait sur elle. Jusque là, elle avait réussi à résister à son magnétisme troublant, mais qu’adviendra-t-il maintenant qu’elle allait devenir sa femme, et vivre seule sous son toit…à sa merci ?

1.

Barbara se mit sur la pointe des pieds pour

s'examiner de plus près dans la glace. Qui pouvait bien être cette gracieuse jeune femme en longue robe blanche? Oh, bien sûr, elle reconnaissait ses cheveux blond cendré, trop fins à son goût, le teint pâle de son visage, ses grands yeux d'un bleu profond. Ces traits lui étaient familiers, mais elle avait le sentiment étrange qu'il ne s'agissait pas d'elle! Une robe pouvait-elle la transformer à ce point? — Ce n'est pas moi! s'écria-t-elle à haute

voix. — Reste tranquille, s'impatienta Angela,

sinon je n'arriverai jamais à faire l'ourlet droit ! — Excuse-moi! Barbara se figea et laissa son regard errer

par la fenêtre du salon. Le ciel rayonnait d'un bleu intense, d'une rare pureté en ce début de printemps londonien. Mais il faisait froid. Un vent glacial secouait les arbres dans la rue, malmenant les fleurs à peine écloses sur les rameaux des cerisiers. — Donc, si j'ai bien compris, Malcom s'est

encore absenté pour trois jours ? demanda Angela tout en piquant une dernière épingle dans l'ourlet, avant de prendre un peu de recul pour juger du résultat

Cette robe, elle avait insisté pour l'offrir à son amie en cadeau de mariage. Elle avait payé de sa poche les matériaux précieux, soie, perles, rubans et guipures. Le modèle qu'elles avalent choisi ensemble était empreint d'un grand romantisme, avec son haut plastron et ses longues manches de tulle ; il avait un petit air suranné qui rappelait les parures merveilleuses des princesses de contes de fées.

A l'évocation de Malcolm, Barbara avait

souri. — Oui, il ne revient que jeudi. — Il est souvent absent, il me semble. Le sourire de la jeune femme s'évanouit. — Depuis quelque temps, en effet. J'ai

l'impression que son frère l'envoie à la première occasion en voyage d'affaires pour l'éloigner de moi.

Après une pause, elle ajouta en soupirant: — S'ils pouvaient empêcher Malcolm de

m'épouser, ils le feraient, j'en suis sûre. A leurs yeux, je ne suis pas assez bien pour lui.

La réaction d'Angela fut explosive. — Comment? s'exclama-t-elle, indignée.

Ils sont toujours aussi arrogants avec toi ? Pour qui se prennent-ils ? Pour des princes

? — Peut-être bien! répondit Barbara avec

un rire amer. Ils sont très riches, tu sais. Leur usine de Warlock Mills fabrique du papier depuis le XIXe siècle, et leur manoir est plus ancien encore — bien qu'ils l'aient acheté il y a seulement une cinquantaine

d'années. Ils n'ont pas toujours vécu à Warlock House, mais Mme Kent est issue d'une famille d'aristocrates. Elle a été élevée dans un château quelque part en Ecosse.

Cette éloquente biographie était loin d'impressionner Angela. — Ça ne lui donne pas le droit de te traiter

avec mépris ! Je ne supporte pas les snobs. Angela avait son franc-parler. Cette petite

brune aux yeux noisette, vifs et pétillants, et au caractère bien trempé, avait de l'énergie à revendre. Barbara et elle n'avaient pas du tout les mêmes centres d'intérêts, ce qui ne les empêchait pas d'être d'excellentes camarades depuis l'enfance — peut-être parce qu'Angela avait décelé chez son amie une certaine vulnérabilité et éprouvait le besoin de veiller sur elle, de la conseiller. .

Personne, cependant, ne pouvait se vanter de dicter à Angela sa conduite. Elle était d'un tempérament très indépendant; aussi, au moment de se lancer dans la vie active, sa passion pour la couture l'avait-elle tout

naturellement poussée à travailler pour son propre compte. Le succès se s'était pas fait attendre. — Je comprends que Mme Kent soit déçue

que Malcom n'épouse pas quelqu'un de son milieu, avoua tristement Barbara. — Quelqu'un qui a de l'argent, tu veux

dire! — Je ne pense pas que ce soit seulement

une question d'argent. Ils auraient aimé que Malcolm épouse une femme de leur monde. Pas une simple petite secrétaire. — Ils devraient s'estimer heureux que

Malcolm ait trouvé une fille aussi jolie et gentille que toi, protesta Angela. — Merci, répondit Barbara avec un sourire

de gratitude. Oh, ils devraient s'habituer à moi... avec le temps. Je ferai de mon mieux pour m'intégrer. Après tout, nous nous connaissons depuis déjà neuf mois ; ils doivent bien se rendre compte que nous ne nous marions pas sur un coup de tête... J'espère quand même qu'ils assisteront au

mariage... Angela la regarda avec surprise. — Tu veux dire qu'ils pourraient ne pas

venir? — D'après Malcolm, non. Mais ils n'ont

toujours pas répondu aux invitations envoyées par ma mère. — Ecoute, s'ils ne viennent pas, c'est qu'ils

ne méritent pas que tu te tracasses pour eux ! Le mariage doit rester le plus beau jour de la vie d'une femme. Ils n'ont pas intérêt à gâcher ce moment unique! D'autant que, une fois que vous serez mariés, je suis sûre qu'ils changeront d'attitude à ton égard.

— Tu crois? — J'en suis sûre! Les riches sont des gens

pragmatiques! Quand tu t'appelleras Mme Kent, ils s'habitueront à l'idée que tu es l'épouse de Malcolm et ils t'accepteront.

Le regard d'Angela s'arrêta sur l'horloge de la cheminée.

— Déjà 19 heures passées! J'ai rendez-vous avec Jack dans une vingtaine

de minutes ! Nous sommes invités à une soirée. Je n'aurai jamais le temps de rapporter ta robe chez moi, Barbara. Tant pis, je te la confie, je la reprendrai demain matin. Prends-en grand soin! Il faut qu'elle soit impeccable pour le grand jour.

— Tu peux compter sur moi. Le temps de saisir son sac au vol, Angela

se précipita vers la sortie... puis se ravisa en chemin:

— Je devrais peut-être t'aider à enlever ta robe?

— Je peux le faire toute seule! — Bon... Mais fais très attention,

d'accord? Surtout avec la fermeture Eclair. — Bien sûr! — Et n'oublie pas: que Malcolm ne la voie

sous aucun prétexte, ça porte malheur! — Malcolm n'est pas ici, il ne risque pas

de me surprendre! — C'est vrai... Et remets-la dans la housse

avant de la suspendre, ajouta anxieusement Angela sur le pas de la porte.

— Je n'oublierai pas, promit Barbara en riant. Allez, file! Tu vas rater ton rendez-vous!

— Tu as raison! Alors à demain, s'exclama Angela un peu honteuse.

Puis elle disparut en coup de vent. La porte du petit appartement refermée,

Barbara revint s'admirer dans le miroir, tout à loisir cette fois. Quelle robe magnifique! Elle avait hâte que Malcolm la voie! Barbara voulait briller de mille feux pour leur mariage et, grâce aux doigts de fée d'Angela, ce rêve allait devenir réalité. Alors pourquoi éprouvait-elle par

moments un pincement au cœur? Ce ne pouvait être à cause de Malcolm. Elle était réellement amoureuse de lui! Mais leur mariage ne serait probablement pas cette grande fête tant attendue, et bien des incertitudes pesaient sur leur future vie commune. C'était assurément là la source de tous ses tracas et la raison pour laquelle, depuis des semaines, Barbara passait du

bonheur le plus parfait au plus grand pessimisme. Non, elle ne doutait pas de Malcolm ou de la force de leurs sentiments; c'était l'hostilité de sa famille qui l'inquiétait, et ses conséquences sur leurs relations.

Dès sa présentation aux Kent, ce fameux soir de juillet où Malcom l'avait emmenée au manoir familial, Barbara avait senti la désapprobation tacite de sa famille. Barbara se souvenait de ce moment comme si c'était hier. Ce jour-là, le tonnerre grondait au-dessus des champs de blé entourant la demeure familiale de Warlock House dans l'Essex. Le ciel était sombre, menaçant. De temps à autre, un terrible éclair déchirait l'horizon.

C'est dans cette atmosphère lourde, chargée d'électricité, que lui était apparue la demeure. Saisie par la splendeur des lieux, elle s'était apaisée l'espace d'un instant. Le manoir de pierres se dressait dans toute sa majesté au cœur d'un immense parc. A

l'intérieur, tout n'était que raffinement: boiseries en chêne, parquets cirés, tapis anciens, meubles précieux... Mais le moment des présentations était vite arrivé et sa nervosité avait refait rapidement surface. Barbara était si mal à l'aise qu'elle avait donné à Mme Kent une poignée de main tremblante. La mère de Malcolm était veuve depuis cinq ans. Cette femme mince, distinguée, aux cheveux bruns grisonnants venait juste de dépasser la soixantaine, mais elle ne paraissait pas du tout son âge.

En réponse à son timide sourire, Mme Kent l'avait regardée dédaigneusement de la tête aux pieds. Pétrifiée par cet accueil glacial, Barbara s'était alors tournée vers le frère aîné de Malcolm, Gilles, et lui avait serré la main. Mais elle avait rencontré la même animosité, la même froideur dans le regard. Elle n'était malheureusement pas la bienvenue dans cette famille, il fallait bien se rendre à l'évidence.

Au cours des semaines suivantes, les Kent

s'étaient arrangés pour qu'elle côtoie quelques-unes des jeunes personnes que Malcolm aurait pu choisir à sa place — toutes de jolies filles fortunées, à l'assurance arrogante, et issues, bien sûr, de leur milieu. Les Kent voulaient lui faire sentir son infériorité sociale, sa marginalité ; et elle était si timide, si peu sûre d'elle, qu'ils avaient la partie belle.

Barbara se rappela à ce sujet le souvenir pénible d'un incident survenu plus tard, à l'automne, lors d'un barbecue à Warlock House. Malcolm dansait avec l'une de ses prétendantes. La jeune fille était suspendue à son cou et se serrait contre lui à la limite de l'indécence. Seule dans son coin, Barbara observait la scène, la gorge serrée, s'efforçant de faire bonne figure.

Une voix sardonique derrière elle l'avait brusquement tirée de sa mélancolie. — Ça va? Vous vous amusez bien? C'était Gilles Kent. Dès qu'elle avait croisé

son regard, elle s'était raidie. Le frère de

Malcolm ne lui adressait que rarement la parole, mais chaque fois, elle éprouvait un malaise vague, indéfinissable. — Oui, merci, répondit-elle

machinalement. — Ouf, vous me rassurez; c'est drôle,

j'aurais parié le contraire... Troublée, elle n'avait rien ajouté. Il avait

alors un air mystérieux, ironique, pénétrant, qui avait achevé de la décontenancer. Une étrange chaleur l'avait envahie, car au-delà de l'antipathie à laquelle elle était habituée, les yeux de Gilles Kent exprimaient quelque chose d'autre, quelque chose de... sensuel.

Comme ses joues s'empourpraient, il avait ri, moqueur. — Vous êtes ravissante quand vous

rougissez. Bien des hommes ont dû tomber sous le charme... Malcolm le premier. Je comprends que vous lui plaisiez. Moi-même, je me laisserais volontiers tenter...

Seule la stupeur l'avait empêchée de s'emporter. Comment le propre frère de son fiancé osait-il s'adresser à elle de cette manière? Si seulement il s'était arrêté là! Mais non! La prenant au dépourvu, il avait effleuré du bout des doigts son cou gracile et, très doucement, l'avait caressée jusqu'à la courbe de son épaule. Ce geste d'une incroyable intimité l'avait complètement retournée. Heureusement, Malcolm avait surgi à cet instant, sourcils froncés, et l'avait apostrophé : — Que se passe-t-il ? A quoi joues-tu,

Gilles? — Je faisais des avances à ta petite amie,

avait-il répondu du tac au tac. Mortifiée, Barbara n'avait su comment

réagir. Elle ne comprenait pas l'attitude de Gilles. Pourquoi cette provocation? Dans quel but? Cherchait-il juste à être désagréable? A l'humilier? Ou bien à semer la zizanie entre Malcolm et elle pour en tirer un profit personnel? Elle ne parvenait pas à

l'imaginer attiré par elle. Il lui avait toujours témoigné tant de froideur.

Malcolm était furieux. — Tu faisais des avances à Barbara ? Ne te

gêne surtout pas! Les deux frères se fixaient, silencieux et

tendus, comme deux ennemis prêts à bondir. — Arrêtez! Je vous en prie! était

intervenue Barbara, terrorisée. Devant l'étendue de son trouble, Malcolm

s'était radouci. — Calme-toi, chérie. Et ne t'inquiète pas,

je ne lui mettrai pas mon poing dans la figure. Même s'il le mérite. — Viens, Malcolm, allons-nous-en,

avait-elle supplié. Mais Malcolm n'avait pas dit son dernier

mot. — Je me doutais qu'il en arriverait là, un

jour ou l'autre! Monsieur a tellement l'habitude d'avoir toutes les femmes à ses pieds qu'il a cru que, en claquant les doigts,

tu lui tomberais aussi dans les bras. Gilles écoutait, apparemment impassible,

mais les traits de son visage étaient contractés, tendus à l'extrême. — C'est bien ça? avait poursuivi Malcolm

en s'adressant cette fois à son frère. Eh bien, tu perds ton temps, mon cher! Ce n'est pas de cette façon que tu empêcheras notre mariage. Et tu peux dire à notre mère que toutes ses manœuvres pour nous séparer ne mèneront à rien. Les autres filles ne m'intéressent pas. C'est Barbara que j'aime, et elle aussi m'aime. Nous nous marierons, tu peux faire passer le message !

Ces mots avaient mis du baume au cœur de Barbara! A partir de cet instant, elle avait commencé à croire que rien ne pourrait entraver leur bonheur.

Et maintenant, devant son miroir, dans sa robe de mariée, elle se dit que oui, ils seraient heureux! Quoi qu'en disent les autres, quoi qu'ils fassent, dans quelques jours, Malcolm et elle seraient mari et

femme. Leur amour allait finalement triompher.

Elle s'apprêtait à défaire la fermeture Eclair de sa robe quand on sonna à la porte. Ce devait être Angela qui s'était ravisée et venait récupérer son précieux ouvrage, pensa-t-elle, amusée. Relevant par précaution le bas de sa jupe, elle alla ouvrir, réfléchissant en chemin à une plaisanterie taquine à lancer à son amie.

Il ne s'agissait pas d'Angela mais d'un homme — un homme de haute taille en costume sombre. Gilles Kent ! Quelle surprise! Barbara se raidit aussitôt face à cet homme dont la présence la perturbait. — Vous ? s 'exclama-t-elle en baissant les

yeux, gênée, comme toujours par le regard de Gilles.

Ils se connaissaient maintenant depuis plusieurs mois mais, de toute évidence, le frère de Malcolm ne la trouverait jamais sympathique. Pourtant, depuis l'incident du barbecue, Barbara sentait bien que, derrière

son apparente indifférence, elle ne le laissait pas insensible. Et elle était bien forcée d'admettre que lui non plus! Oh, c'était bien plus qu'une banale attirance. Il provoquait en elle une antipathie instinctive mêlée d'un émoi qui l'irritait au plus haut point, et contre lequel elle luttait. Car elle détestait cordialement cet homme! Comment pouvait-elle cependant éprouver ce trouble chaque fois qu'elle le voyait? Elle expliquait ce paradoxe en s'imaginant qu'il lui était si désagréable que sa seule vue déclenchait en elle une réaction chimique assez proche du désir.

Elle espérait qu'il ne soupçonnât rien de ses sentiments, mais souvent une lueur ironique étincelant dans ses prunelles lui faisait redouter le contraire.

Aujourd'hui, cependant, Barbara ne décela rien de tout cela dans les yeux gris. Gilles Kent lui semblait encore plus renfrogné qu'à l'accoutumée, il avait l'air sombre, la mâchoire serrée. Il n'était jamais venu chez

elle auparavant, aussi s'étonna-t-elle de cette visite impromptue. Elle remarqua qu'il portait une cravate noire — peut-être rentrait-il d'un enterrement? — Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec

nervosité. Il ne répondit pas. La voir en robe de

mariée semblait le stupéfier. — J'étais en train de faire un essayage,

marmonna-t-elle entre ses dents afin de justifier sa tenue. — Ah..., dit-il simplement en hochant la

tête. Puis il détourna le regard comme si ce

spectacle lui était désagréable. De fait, cela devait lui rappeler qu'elle serait sous peu sa belle-sœur, une perspective qui ne les réjouissait pas, ni lui ni sa famille! — Vous êtes seule? s'enquit-il sèchement. — Oui, répondit-elle de mauvaise grâce, se

demandant si elle devait l'inviter à entrer. L'idée d'un tête-à-tête avec Gilles Kent ne

l'enthousiasmait guère. Après son

altercation avec son frère lors du barbecue, Malcolm lui avait conseillé de se méfier de Gilles, de ne jamais le laisser l'approcher. « Il est impitoyable avec les femmes. Il l'est de façon générale, que ce soit en affaires ou dans ses relations avec autrui, y compris avec sa famille. Mais il l'est surtout avec les femmes!»

Le souvenir de cette mise en garde la fit hésiter. Aussi ajouta-t-elle : — Angela — l'amie qui a confectionné ma

robe — vient juste de partir. Mais elle ne devrait pas tarder à revenir-

Gilles acquiesça d'un hochement de tête. — Puis-je entrer? La question était purement formelle. Sans

attendre la réponse, il avait déjà pénétré dans l'appartement, sans lui laisser le temps de s'interposer. Sa curiosité reprit alors le dessus. Quel pouvait bien être le motif de sa visite — puisqu'il était exclu qu'elle fût amicale? Peut-être allait-il lui demander de renoncer à Malcolm? Cela n'aurait rien

d’étonnant! — Vous n'auriez pas un peu de cognac ?

demanda-t-il, lui faisant face tout à coup, ce qui eut pour effet immédiat de la déstabiliser. — Du... du cognac? Non, je regrette... je

n'ai aucun alcool — juste une bouteille de vin blanc que je gardais au frais pour le retour de Malcolm, et... — Malcolm ne reviendra pas !

interrompit-il d'un ton bourru. Son trouble s'intensifia. — Son voyage durera plus longtemps que

prévu? Pour toute réponse, il la poussa vers une

chaise et la fit asseoir, avant qu'elle pût prononcer la moindre parole. Gilles avait l'air bizarre, elle prit peur. Il allait lui faire de nouveau des avances ! C'était là la raison de sa visite! Et cette fois, Dieu sait comment elle allait s'en sortir?

En le voyant se pencher vers elle, approcher son visage, elle en eut la

certitude, ses craintes se confirmèrent... — Non, supplia-t-elle, tremblante. Non, je

vous en prie, ne... — Barbara, écoutez-moi! coupa-t-il. J'ai

déjà bien assez de mal à... à m'exprimer. Ce que j'ai à vous dire sera forcément... douloureux, mais... je ne peux faire autrement. Alors, voilà... autant aller droit au but…

Il prit une profonde inspiration, puis poursuivit: — Il s'est tué. Elle le fixa sans comprendre, stupide. — De qui parlez-vous? — De Malcolm. Malcolm est mort. Barbara se contracta, sa respiration se

coupa, comme si toutes ses fonctions vitales brusquement ne fonctionnaient plus. Aucun son ne sortit de ses lèvres. Hébétée, elle le regardait.

Il poursuivit alors par phrases hachées: — C'est arrivé ce matin. Un accident de

ski. Il descendait trop vite, il a heurté de

plein fouet un autre skieur. Il est mort sur le coup. Rupture des vertèbres cervicales. Une mort stupide! S'il avait été plus prudent, ça ne serait jamais arrivé…

Barbara resta hagarde, sans réaction. Depuis qu'il avait prononcé ces mots: « Malcolm est mort », elle était dans un état second. Il lui semblait qu'une chape de plomb lui avait transpercé le cœur. « Malcolm est mort. » Ces mots, elle continuait de les entendre dans sa tête, résonnant à l'infini. Mort... Non, elle ne le croyait pas. Elle ne pouvait le croire! — J'ai été prévenu par un appel de nos

clients à Zürich, poursuivit Gilles. Ils ont appris les premiers la nouvelle et m'ont téléphoné, il y a à peine quelques heures.

Elle eut un léger tressaillement et pâlit. Ainsi, Malcolm était mort depuis plusieurs heures. Pendant qu'elle menait une vie normale, qu'elle bavardait et riait avec Angela, essayait sa robe de mariée, lui, Malcolm avait trouvé la mort dans la

montagne! Et elle l'ignorait. — J'ai d'abord dû prévenir ma mère,

expliqua-t-il, comme pour s'excuser de ne pas l'avoir informée plus tôt. Elle était effondrée, naturellement. Malcolm a tou-jours été son préféré. Il a fallu appeler un médecin — il lui a administré un calmant. Elle dort à présent.

Il avait beau parler, Barbara ne l'écoutait pas. — Non, ce n'est pas possible! dit-elle avec

entêtement. Malcolm est en voyage d'affaires, il ne pouvait pas être au ski. Vous mentez. Vous mentez dans le but de nous séparer, Malcolm et moi! Parce que vous me haïssez. Vous m'avez toujours haïe, vous et votre famille...

Sa voix avait pris des accents hystériques. Soudain, elle bondit sur ses pieds et repoussa brutalement Gilles, répétant désespérément : — Vous mentez! C'est faux! Il n'est pas

mort, je ne vous crois pas!

Comme il la saisissait par un bras, elle se libéra d'un geste violent. — Je vous interdis de me toucher! — Calmez-vous, alors, répliqua-t-il avec

force. Il faut me croire, Barbara, je dis la vérité. Je ne me permettrais pas de mentir sur un tel sujet. D'ailleurs, vous savez très bien que c'est vrai... N'essayez pas de vous persuader du contraire, ce serait de la folie.

La tête lui tournait. Se sentant chanceler, elle ne protesta pas lorsqu'il la fit se rasseoir. Il s'accroupit ensuite devant elle, prit ses mains glacées dans les siennes et se mit à les frictionner doucement pour les réchauffer.

Barbara ne tenta même pas de se dérober, cette fois — à peine se rendait-elle compte de ce qu'il faisait, absorbée qu'elle était à chercher désespérément de bonnes raisons à son déni. Se pouvait-il vraiment qu'il fût mort? Qu'elle fût là, en cet instant, avec sa robe de mariée alors que Malcolm... que Malcolm...

Non, c'était trop affreux! Son esprit s'épouvantait à l'idée que sa vie pût basculer ainsi, subitement, dans le néant. Car, sans Malcolm, elle n'était plus rien !

— Il était en voyage d'affaires, c'est exact ; et il aurait dû se trouver à Zürich, et non sur les pistes de ski, reprit sèchement Gilles. Il avait apparemment annulé deux rendez-vous pour rejoindre une station et aller skier. Des rendez-vous importants, de surcroît. Oh, ça ne m'étonne guère. Malcolm privilégiait toujours son plaisir...

C'en était trop. Dans un accès de colère, Barbara le repoussa. — Ne dites pas des choses pareilles!

D'ailleurs, je vous interdis de parler de Malcolm. Lui aussi, vous le détestiez. Vous nous détestiez tous les deux. Et ôtez vos sales pattes! Ne me touchez pas! balbutia-t-elle, comme ivre, car de nouveau elle se levait et il tentait de l'en empêcher. — Vous êtes en état de choc, Barbara. — Partez! Laissez-moi!

Elle voulut s'enfuir, et dans sa précipitation trébucha sur le bas de sa robe; alors, furieuse, elle se mit à tirer dessus en tous sens. — Il faut que je l'enlève... il faut que je

l'enlève ! Elle détestait cette robe. Elle se revoyait

avec dans le miroir, future mariée radieuse, pleine de rêves et d'espoirs, et maintenant que tout cela s'effondrait, le contact de ce vêtement lui était insupportable.

Ses doigts cherchaient à faire glisser la fermeture Eclair mais, trop fébriles, n'y parvenaient pas. Barbara s'énerva. — Je veux l'enlever! gémit-elle. Gilles s'approcha pour l'aider. Elle sentit

le frôlement de sa main sur sa nuque, puis la fermeture qui s'abaissait jusqu'à ses reins, dévoilant la blancheur délicate de son dos nu.

Elle se dégagea de la robe, la laissant tomber au sol, sans songer un seul instant qu'elle n'était plus désormais qu'en slip et

soutien-gorge. Et que Gilles, à ses côtés, la regardait vêtue de lingerie en dentelle blanche. Elle ne se rendait même plus compte de sa présence.

Piétinant allègrement la robe, elle fila comme un automate en direction de sa chambre. Gilles la rejoignit le premier, sans qu'elle le vît la dépasser, et lui présenta un peignoir. — Tenez, mettez ça…Vous allez attraper

froid. — Laissez-moi tranquille! — Barbara, de grâce! — Partez, je vous dis! Je ne veux plus vous

voir ici! Il pinça les lèvres mais, au lieu d'obéir, lui

enfila de force le peignoir comme il aurait habillé une poupée. Et bien qu'elle se débattît, il parvint à ses fins. Evidemment! Gilles avait toujours le dernier mot, c'est ce que disait souvent Malcolm. — Vous devez être content, au fond, lui

lança-t-elle alors, pleine d'amertume. Vous

ne vouliez pas qu'on se marie, Malcolm et moi. Vous avez gagné! — Maudissez-moi autant que vous voulez,

ça ne vous fera pas de mal. Mais que vous preniez froid ou que vous tombiez malade ne ramènera pas Malcolm. Aussi, je veux que vous vous couchiez et que vous essayiez de vous reposer.

Elle ne répondit pas. A quoi bon? Malcolm était mort. Plus rien n'avait d'importance à présent!

Gilles lui noua son peignoir autour de la taille, tout en étudiant son visage. — Y a-t-il quelqu'un à qui je pourrais

téléphoner et demander de venir, Barbara? Votre mère peut-être? — Non. Je ne veux personne. — Il n'est pas bon que vous soyez seule

dans ces circonstances. Si je pouvais, je resterais, mais je dois retourner auprès de ma mère — elle aura besoin de moi à son réveil. Je vais appeler la vôtre, d'accord? Quel est son numéro?

— Non, je ne veux pas de ma mère ici. — Une amie, alors? proposa patiemment

Gilles. Celle qui vous a fait votre robe, par exemple? Ne disiez-vous pas qu'elle devait revenir? Je vais lui téléphoner, d'accord? — Non, n'appelez personne, murmura

Barbara avec ce qui lui restait d'énergie. Je veux rester seule.

Oui, il fallait qu'elle soit seule, qu'il n'y ait aucun témoin pour qu'elle puisse enfin penser autrement à la mort de Malcolm, commencer à en accepter l'idée. — Allez-vous-en, s'il vous plaît...

laissez-moi..., chuchota-t-elle, dans une ultime prière de désespoir. Il répondit avec une singulière douceur : — Ecoutez, Barbara, je... Mais Barbara était à bout, elle n'entendit

pas la suite. Il y eut comme un voile noir devant ses yeux, une impression de flottement dans sa tête, puis plus rien...

Lorsqu'elle reprit connaissance, elle était

couchée, l'édredon jusqu'aux oreilles. Tout était silencieux dans la chambre. Pendant une ou deux secondes, elle ne se rappela pas ce qui s'était passé, puis l'horrible réalité s'imposa à sa conscience, et elle laissa échapper un long gémissement plaintif.

C'est alors qu'un mouvement dans la pénombre la fit sursauter. Effrayée, elle reconnut la haute silhouette de Gilles Kent, se découpant en contre-jour devant la fenêtre, et qui maintenant s'approchait du lit. Il n'était donc pas parti. — J'ai téléphoné à votre mère, lui dit-il.

Elle devrait arriver d'ici à une heure. Je vais rester avec vous jusque-là. Voulez-vous quelque chose à boire? Du thé? Du lait chaud? — Non, je ne veux rien, prononça-t-elle

d'une voix faible. Je ne veux personne... Je ne vous veux pas ici... — Je comprends. Mais vous êtes en état de

choc, vous ne pouvez rester seule. Et un thé chaud vous ferait du bien, vous savez.

Laissez-moi vous en préparer un. Prête à toutes les concessions pour se

débarrasser de lui, elle acquiesça d'un geste. Et il esquissa un sourire comme par

reconnaissance, puis s'en fut, refermant doucement la porte derrière lui. Barbara demeura immobile sous les draps, glacée jusqu'aux os malgré l'édredon. Elle pouvait pleurer maintenant qu'elle était seule, mais ses yeux restaient secs — une terrible sensation d'angoisse l'oppressait.

Sur l'écran de ses paupières closes, elle revit le visage adoré de Malcolm, avec ce sourire espiègle qui le rendait si irrésistible. Comme tous les membres de la famille Kent, il était brun aux yeux clairs, grand et élancé. Pourtant son frère et lui ne se ressemblaient guère. Malcolm avait les traits du visage plus fins, et de caractère, ils étaient radicalement différents. Malcolm n'avait pas ce côté intimidant de Gilles, et il était d'un tempérament nettement plus enjoué. Sans doute avait-il parfois des

attitudes d'enfant gâté, comme le lui reprochait Gilles. Sa mère l'aurait-elle trop choyé? Quand bien même ce serait vrai, comment le lui reprocher? Malcolm avait dû être un petit garçon très attachant. Plusieurs fois, il avait confié à Barbara que Gilles était jaloux de lui, mais il en riait, trouvant cela plutôt drôle — peut-être même s'en réjouissait-il en secret.

Quoi qu'il en soit, même s'il lui paraissait par moments un peu immature, Barbara avait confiance en lui. Jamais elle n'avait douté que Malcolm assumerait pleinement ses responsabilités, en bon mari et père de famille.

Désormais, tout cela n'avait plus aucun sens, pensa Barbara en proie à une souffrance si vive qu'elle en fut physiquement affectée. Elle sentit les larmes perler à ses yeux, puis ruisseler sur son visage sans qu'elle pût les contenir. Aussi, quand la porte de la chambre s'ouvrit de nouveau, elle n'eut d'autre ressource que

de se tourner sur le ventre pour se cacher. Elle entendit Gilles poser une tasse sur le

chevet, et demeura sans mouvement, le visage enfoui dans l'oreiller, refoulant désespérément ses sanglots dans l'espoir qu'il la croie endormie et qu'il s'en aille.

Après être demeuré un instant à l'observer, il annonça calmement :

— Je suis dans le salon si vous avez besoin de moi. Buvez votre thé, Barbara, ne le laissez pas refroidir.

Quand il eut de nouveau disparu, la jeune femme se redressa sur son séant, séchant ses pleurs tant bien que mal. Qu'allait-elle devenir? Elle avait toujours espéré sympathiser avec la famille de Malcolm — Gilles, sa mère, et leur sœur aînée, Linda — mais ils étaient restés très distants, et désormais, tout espoir de rapprochement était perdu — bien que Gilles ne lui eût jamais témoigné autant de sollicitude.

Lui aussi devait être ébranlé par la mort de son frère. En fait, ce drame les frappait tous

en plein cœur, elle, lui, toute la famille Kent. Car même s'ils ne l'aimaient pas, les Kent étaient très unis et soudés, contrairement à sa propre famille.

Cela lui rappela que Gilles avait téléphoné à sa mère pour lui demander de venir. Et bien sûr, Martha accourrait. Martha faisait toujours ce qui était conforme aux convenances. Ainsi, elle porterait le deuil. Nul doute qu'elle avait en réserve dans sa garde-robe la petite robe noire de circonstance. Le noir était d'une élégance sobre qu'elle appréciait et qui plus est lui allait bien. Martha parlerait peu, elle aurait l'air attristé, mais Barbara savait qu'elle ne pourrait espérer nul réconfort, ni même un tant soit peu de compréhension de la part de sa mère.

Quel dommage que Gilles l'ait appelée!

2. Deux mois s'étaient écoulés depuis le

terrible drame. Barbara lézardait au soleil sur une plage de l'Adriatique. A ses côtés, Angela se vernissait consciencieusement les ongles des pieds. Elles s'étaient couchées tard, après la soirée disco organisée par leur hôtel, et elles avaient été réveillées de bonne heure par les ébats des enfants dans la piscine. Aussi Angela n'en finissait-elle pas de bâiller.

— Je suis rompue! A ce train-là, il va me falloir d'autres vacances pour me reposer de celles-ci!

La remarque amusa Barbara. — C'est toi qui as eu l'idée de venir ici! — Je ne pouvais pas me douter qu'il y

aurait une telle effervescence dans l'hôtel, depuis l'aube jusque tard dans la nuit. Rimini me paraissait un bon choix. Et nous

avions besoin de changer d'air, reconnais-le.

— C'est vrai, je l'avoue. — Tu ne regrettes pas d'être venue, alors? Barbara dissipa d'un sourire l'inquiétude

de son amie. — Tu sais bien que non. Cet endroit est

vraiment magique. La mer s'étalait devant elles, immense,

sous l'azur limpide du ciel. Oui, ce décor était vraiment magique — surtout le matin, quand le soleil encore bas jouait avec l'eau, faisant miroiter à sa surface mille reflets dorés.

Au début de leur séjour, Barbara n'avait guère été sensible à l'environnement; elle s'était contentée de suivre docilement Angela de l'hôtel à la plage, et de la plage à l'hôtel, avec le même détachement que lui inspirait toute chose depuis la mort de Malcolm. Puis, peu à peu, avec le temps, le charme irrésistible du décor avait eu raison de son indifférence, et elle s'était de

nouveau ouverte au monde. C'est Angela qui avait eu l'idée de ce

voyage. Une fois de plus, il pleuvait en ce samedi matin de mai à Londres, quand son amie, venue lui rendre visite, avait tout à coup décrété: — Des vacances, voilà ce qu'il nous faut! De fait, le spectacle des toits de Londres

sous la pluie n'avait rien de réjouissant. Pendant qu'Angela contemplait ce triste paysage par la fenêtre, Barbara s'obstinait à assembler un puzzle commencé le lendemain de l'enterrement de Malcolm. Deux mille pièces, et un modèle particulièrement difficile. Jusque-là, elle en avait réalisé à peine le quart, bien qu'elle y travaillât à tous ses moments perdus. Cela l'occupait. Durant la semaine, au bureau, prise dans le tourbillon du travail et grâce à la compagnie de ses collègues, Barbara tentait d'oublier sa peine. Mais le week-end, seule dans son appartement, elle se mettait à broyer du noir. Aussi Angela avait-elle

pris l'habitude de lui rendre visite et l'incitait-elle à sortir le plus souvent possible. — Des vacances au soleil, loin d’ici! avait

renchéri Angela avec enthousiasme. Barbara avait placé une pièce de ciel bleu

dans son puzzle avant de lever les yeux vers son amie. Derrière elle, le ciel de Londres était uniformément gris ; il pleuvait, et Barbara avait pris conscience qu'il en était ainsi depuis des semaines.

— Il est vrai que nous n'avons pas beaucoup vu le soleil, ces derniers temps, avait-elle admis. — Alors, que dis-tu de mon idée ? Si nous

allions dans une agence de voyages consulter quelques brochures ?

En fait, elles n'eurent pas besoin de magazines pour se décider. L'agence leur fit part d'une promotion intéressante sur un séjour de deux semaines dans une station balnéaire animée de la côte adriatique en Italie. Outre le prix, particulièrement

attractif, la photo de l'hôtel avait fini de convaincre Angela. Quant à Barbara, après avoir hésité un instant, elle avait pensé que c'était là l'occasion d'oublier pour un temps Londres, où tout lui rappelait Malcolm, et elle s'était ralliée à l'avis de son amie.

Il y avait maintenant une semaine qu'elles étaient en vacances à Rimini, et Barbara ne regrettait nullement sa décision. Non pas qu'elle fût moins malheureuse, mais du moins commençait-elle à reprendre espoir et à se dire qu'il lui serait possible de connaître de nouveau le bonheur un jour. Après avoir touché le fond, elle refaisait lentement mais sûrement surface. Et cela grâce à l'amitié d'Angela.

Celle-ci avait maintenant terminé de vernir ses ongles et s'étendait sur sa natte avec un sourire béat. — Qu'on est bien... Je pourrais rester une

éternité ici à me dorer au soleil. Pas toi ? — Une éternité... peut-être pas. Je

risquerais de m'ennuyer au bout d'un

moment — Hum, c'est à voir..., approuva

mollement Angela. Mais elle ne pouvait demeurer longtemps

en place, et moins de cinq minutes plus tard, elle changea de position, basculant sur le flanc pour faire face à Barbara. — Dis-moi, ça te tenterait cette excursion à

Ravenne cet après-midi? L'église byzantine est splendide, paraît-il. — Pourquoi pas? L'art byzantin n'est pas

spécialement ma tasse de thé, mais ça nous changerait de la plage et des magasins.

L'excursion à Ravenne, à une heure de route, était organisée toutes les semaines par leur hôtel. C'était une sortie très prisée. Angela et Barbara eurent de la chance : elles arrivèrent à temps pour acheter les deux derniers billets disponibles! Mais l'autocar était déjà plein lorsqu'elles s'y présentèrent. Faute de pouvoir trouver deux places assises contiguës, Angela s'installa près d'une vieille dame, bavarde comme une pie,

et Barbara à côté d'un jeune homme, un gringalet en short qu'elle reconnut pour avoir remarqué ses regards insistants au restaurant de l'hôtel.

Ravi de sa compagnie, il en profita pour lier connaissance. Après lui avoir annoncé d'une seule traite qu'il s'appelait Adrian, était architecte stagiaire et vivait avec ses parents à Sheffield, il lui posa quantité de questions. D'où était-elle? Vivait-elle seule ou avec ses parents? Que faisait-elle dans la vie? Oh, elle travaillait dans un cabinet d'expertise comptable... Très intéressant! Aimait-elle son métier?

Barbara fournissait des réponses brèves et aussi peu précises que possible. Mais son admirateur s’enhardit: il laissa négligemment son genou effleurer le sien et donna bientôt un tour plus personnel à la conversation: — Je mourais d'envie de vous connaître,

Barbara. Barbara... quel adorable prénom. C'est la première fois que je rencontre

quelqu'un qui le porte. Et avec quelle grâce! Vous êtes, de loin, la plus jolie fille de l'hôtel. Que dis-je, de toute la ville... Mais vous avez un petit ami, je suppose?

La poitrine de Barbara se serra. Par chance, elle fut dispensée de répondre car ils passaient justement devant San Vitale, la fameuse cathédrale de Ravenne, et des cris d'admiration fusèrent de toutes parts dans l'autocar. — Nous sommes arrivés! se réjouit Adrian.

J'ai hâte d'admirer ces célèbres mosaïques! Les plus renommées de l'art byzantin, comme vous le savez, sans doute. — Non, je l'ignorais, confessa la jeune

femme. — Vraiment? Leur réputation est sans

égale, renchérit-il, avec l'air excité de l'amateur à qui il est donné l'occasion d'étaler sa science. Dans beaucoup d'églises byzantines, les mosaïques ont malheureusement été endommagées, voire détruites au cours des siècles — surtout

lorsqu'elles se trouvaient sur le chemin des envahisseurs musulmans. Mais ici, à Ravenne, elles sont dans un état de conservation remarquable. Pourtant elles datent du VIIe siècle, vous vous rendez compte! Les plus connues représentent l'empereur Justinien et son épouse, Théodora. Avez-vous entendu parler d'elle? On prétend que c'était une prostituée, ou du moins une courtisane très appréciée, avant qu'elle se marie avec l'empereur. Je ne sais ce qu'il faut en penser...

Intarissable, Adrian continua à pérorer tandis qu'ils descendaient de l'autocar avec les autres passagers et que Barbara, silencieuse, recevait au passage un sourire amusé d'Angela.

Elle espérait qu'il finirait par se taire une fois que leur guide attitré entamerait la visite. Peine perdue! Dans la cathédrale, il la suivit comme une ombre, lui offrant sa propre version de l'histoire du lieu, jusqu'au moment où leur guide, irrité, le pria de bien

vouloir se tenir tranquille. Le bavard se résolut enfin à faire silence,

et un instant plus tard, le voyant absorbé par les mosaïques, Barbara en profita pour lui fausser compagnie.

A sa sortie du lieu saint, sous un soleil ardent, elle commença à flâner dans les boutiques environnantes, en quête d'un souvenir pour sa mère. Cela mettrait sans doute Martha dans de bonnes dispositions si elle pouvait lui trouver un beau cadeau — un pull raffiné ou un sac de cuir typiquement italien.

Martha Priestley aimait les vêtements distingués, et elle les portait avec élégance. Il n'était pas rare qu'on lui donnât entre trente-cinq et quarante ans, alors qu'elle en avait bien dix de plus — ce qu'elle répugnait vivement à admettre. L'âge avait toujours été tabou chez elle. Il arrivait parfois qu'on les prenne pour des sœurs, sa fille et elle, ce qui la flattait au plus haut point. De même, quand Barbara était petite, Martha avait

exigé qu'elle l'appelle par son prénom et non « maman ». En fait, elle n'avait jamais vraiment désiré d'enfant, mais ce qui lui déplaisait par-dessus tout, c'était d'avoir une fille déjà adulte.

— Je n'étais qu'une gamine quand je me suis mariée, aimait-elle à dire pour se faire plaindre.

En réalité, elle était tombée enceinte à l'âge de dix-huit ans, et Barbara était née l'année de ses dix-neuf ans. Mais à l'entendre, on aurait cru qu'elle n'était encore qu'une collégienne.

Quand son auditoire savait qu'elle avait une fille, Martha ajoutait dans un soupir: « Et mon mari n'a rien trouvé de mieux que de mourir, me laissant seule au monde avec un enfant... »

Si son interlocuteur était un homme, et qu'il ignorait qu'elle fût mère, Barbara la soupçonnait d'omettre son existence. Ce devait lui être d'autant plus facile que Barbara avait quitté très jeune le foyer

maternel. Au décès de son père, alors qu'elle avait à peine neuf ans, on l'avait envoyée vivre avec sa grand-mère paternelle dans le Hampshire; elle y était restée jusqu'à la mort de celle-ci, survenue au cours de sa dernière année de lycée.

Barbara n'avait pas eu une enfance malheureuse: elle aimait tendrement sa grand-mère et était aimée en retour par cette vieille dame solitaire, à qui la vie avait pris son mari et son fils unique. A certains égards, c'était même très agréable d'habiter la campagne, dans un petit village entre mer et forêts, où elle avait de nombreuses camarades de lycée.

Barbara n'éprouvait aucune rancune contre sa mère; elle comprenait qu'un enfant se prêtât mal au genre de vie auquel aspirait Martha et pour lequel elle avait tant sacrifié.

Martha possédait maintenant une boutique de vêtements chic, et logeait dans l'appartement situé au-dessus.

Elle avait un cercle d'amis qui lui ressemblaient, et quelques admirateurs — bien qu'elle ne souhaitât apparemment pas se remarier. Le mariage l'avait déçue, et elle préférait le charme sans cesse renouvelé de la cour que lui faisaient ces messieurs à la routine d'une vie conjugale.

C'était une très belle femme, blonde comme Barbara, mais avec des yeux plus clairs que ceux de sa fille, d'un bleu qui tirait sur le gris, froid, presque dur. Elle s'imposait un régime draconien, grâce auquel elle avait toujours gardé la ligne. Ses goûts la portaient vers des tenues à l'élégance intemporelle, qui seyaient parfaitement à sa froide beauté d'Anglaise : le noir, les matières nobles, lin, laine et soie, les twin-sets pastel rehaussés de bijoux en or ou des colliers de perle, et même des vêtements griffés Chanel ou Dior.

Barbara avait grandi sans voir beaucoup sa mère. En fait, elles n'avaient réellement fait connaissance qu'après les fiançailles de

Barbara. C'est là que la jeune femme avait appris à mieux connaître Martha, mais hélas, elle avait rapidement été déçue par la personnalité de sa mère.

Malcolm était d'une famille très riche, il habitait une somptueuse maison et fréquentait des milieux que Martha avait toujours rêvé de pénétrer. Aussi la nouvelle des Fiançailles de Barbara l'avait-elle comblée. Elle avait immédiatement commencé à planifier le mariage; ce serait l'événement social de l'année. Elle tenait à s'occuper de tout, sans regarder à la dépense.

Mais le décès subit de Malcolm était venu ruiner ces beaux projets. Martha était blême quand elle s'était présentée à l'appartement de sa fille ce jour-là. Blême, non de chagrin mais de rage. Barbara n'oublierait jamais ses propos. « J'ai dépensé une fortune pour ce mariage, en pure perte... J'espère que les Kent participeront aux frais que j'ai engagés. » Et plus tard, dans un accès de

dépit: «Comment a-t-il pu être aussi imprudent? Skier, juste avant le mariage... Pourquoi l'as-tu laissé y aller seul? Tu aurais dû l'accompagner. Ce ne serait pas arrivé si tu avais été là.»

Au souvenir éprouvant de cette semonce, Barbara ferma un bref instant les yeux. Depuis que sa mère avait ainsi semé le doute en elle, Barbara ne pouvait s'empêcher de se demander si c'était vrai, si elle aurait pu éviter le drame par sa simple présence.

Se sentant observée, elle s'efforça de poursuivre son chemin. Tout à coup, ses yeux tombèrent sur un homme assis à la terrasse d'un café, de l'autre côté de la rue. Leurs regards se rencontrèrent, et Barbara s'arrêta net.

Ce n'était pas possible ! Elle rêvait! Un frisson lui parcourut l'échine malgré la chaleur accablante. Gilles Kent? Ici?

Aussitôt, il se leva pour aller à sa rencontre.

— Que faites-vous à Ravenne ? demanda-t-il d'un ton abrupt, comme s'il la soupçonnait de le suivre. — Je suis en vacances, rétorqua-t-elle. Et

vous, que faites-vous ici? — Voyage d'affaires, répondit-il

laconiquement. Barbara se sentit pâlir. C'était à Malcolm

qu'incombaient autrefois ces déplacements à l'étranger. Son charme, son naturel chaleureux faisaient merveille auprès des clients qu'il devait convaincre d'acheter les produits de l'usine. — Le nouveau directeur des ventes a

attrapé un mauvais rhume, expliqua après coup Gilles. J'ai dû le remplacer au pied levé.

Une onde de chagrin la submergea. Malcolm était mort, et c'était un autre qui effectuait désormais son travail. La vie continuait, certes, mais cela faisait mal, et Barbara ne put retenir ses larmes.

Gilles l'observait en fronçant les sourcils.

Visiblement, ses larmes le mettaient mal à l'aise. Elle-même en était gênée. — Excusez-moi... excusez-moi,

bredouilla-t-elle en se détournant. Mais au même instant, Gilles fit un

mouvement, et elle se heurta à lui, le visage contre sa poitrine. Elle allait se dégager quand il l'entoura de son bras et la tint ainsi, étreignant son épaule tout en murmurant des mots apaisants : — Calmez-vous... La tentation fut grande pour Barbara de

s'abandonner complètement, de laisser couler ses larmes, et d'évacuer ainsi le chagrin qui la rongeait depuis des semaines. Mais elle refusait de se laisser aller à la faiblesse, surtout avec Gilles Kent ! Aussi, très rapidement, la jeune femme se ressaisit. — Ça va maintenant, merci, répondit-elle

fermement — Ça n'a pas l'air d'aller si bien que ça!

Venez vous asseoir un instant. Il la poussa en direction de la table qu'il

occupait et lui offrit une chaise à l'ombre du parasol. Quel être autoritaire! pensa-t-elle, pendant qu'il prenait place sur l'autre chaise. Elle considéra non sans perplexité les traits durs de son visage. Même quand il se montrait gentil, il avait quelque chose de tyrannique.

Un serveur parut à leur table. — Café? proposa Gilles. La jeune femme acquiesça. Le départ du serveur fut suivi d'un silence

un peu contraint. Barbara ne savait où poser les yeux. C'est que Gilles avait une façon de l'observer qui la mettait mal à l'aise. L'expression irréductible de ce visage, de ce regard perçant, évoquait tant de virilité que cela lui donnait éminemment conscience de sa propre féminité; une sensation d'autant plus troublante qu'elle était suscitée par Gilles Kent ! — Alors, qu'êtes-vous venue faire ici?

s'enquit calmement son compagnon. Et Barbara répéta qu'elle était en

vacances. — A Ravenne ? s'enquit-il avec

étonnement, car si la ville attirait de nombreux visiteurs, ce n'était pas un lieu de séjour touristique.

— Non. Nous logeons à Rimini, dans un hôtel en bord de mer. Nous sommes venues ici en excursion pour l'après-midi.

— Nous? releva aussitôt son interlocuteur.

— Je suis avec Angela, l'amie qui m'avait fait…

La suite mourut au bord de ses lèvres. Elle se rappelait tout à coup le jour où Gilles, venu lui annoncer le décès de Malcolm, l'avait trouvée en robe de mariée.

S'en souvenait-il aussi? se demanda Barbara en rougissant. Qu'avait-il dû penser de cette crise d'hystérie où il l'avait vue arracher et piétiner sa robe? Elle s'était efforcée d'oublier ces pénibles souvenirs. Maintenant, en y repensant, elle se demandait comment elle avait bien pu agir

ainsi... Le désespoir. Un moment de folie. En temps normal, jamais elle ne se serait montrée vêtue de sa seule lingerie devant un homme tel que Gilles Kent !

— Votre robe de mariée, c'est ça? Ainsi, lui aussi se souvenait! Craignant d'autres questions gênantes,

elle s'empressa d’ajouter: —Oui, ma robe... Elle était bien belle

pourtant. Quel dommage de... de l'avoir tant malmenée. Angela s'y était tellement appliquée... cela a dû la contrarier quand elle l'a trouvée…

Cette robe, Barbara ne l'avait plus jamais revue. Sans doute Angela l'avait-elle reprise quand elle était venue le lendemain matin. Barbara n'avait jamais pu se résoudre à lui demander ce qu'elle en avait fait.

— Elle aura très bien compris, dit Gilles. La jeune femme hocha doucement la

tête. — Angela est une amie de longue date;

nous nous connaissons depuis le lycée.

C'est elle qui a suggéré ce voyage en Italie. Il a fait si mauvais temps ces dernières semaines en Angleterre... Elle voulait prendre le soleil, ajouta Barbara avec un sourire. Angela adore la plage. Elle est capable d'y rester du matin au soir. Ce n'était là que bavardage destiné à

conjurer le malaise que suscitait en elle son compagnon. Pas de doutes, Gilles Kent la rendait nerveuse. Il s'exprimait peu, et elle devinait les pensées qui se cachaient derrière son regard énigmatique. Peut-être n'était-ce qu'une impression, mais il ne semblait pas aussi hostile qu'à l'époque où elle devait épouser Malcolm. Les raisons en étaient simples: elle ne représentait désormais plus une menace pour lui et sa famille. — Et vous, Barbara? Aimez-vous la plage?

Avez- vous plaisir à y passer vos journées? — Je n'en sais rien. En tout cas, je me sens

plus reposée. — Ça se voit. Vous qui avez le teint si clair,

vous avez réussi à prendre des couleurs. Ce détail de sa physionomie la troubla, lui

rappelant que Gilles l'avait vue à moitié nue. Et comme de surcroît la remarque s'accompagnait d'un coup d'œil sur son décolleté, Barbara se sentit horriblement embarrassée. — Peut-être devrais-je m'accorder un jour

de congé pour profiter de la plage, moi aussi? ajouta-t-il avec nonchalance, de toute évidence ravi d'augmenter sa confusion.

Cherchait-il à flirter avec elle? Le trouble de la jeune femme atteignit son comble. Heureusement, le retour du serveur lui permit d'esquiver ces allusions.

Quand il eut posé les cafés sur la table, elle le gratifia d'un sourire et d'un timide « grazie », auxquels il répondit également par un sourire et quelques mots polis que, malheureusement, elle ne comprit pas.

Elle devinait le regard de Gilles sur elle mais garda prudemment les yeux baissés

sur sa tasse, heureuse de pouvoir se donner un semblant de contenance en remuant son café.

— Vous parlez italien? demanda-t-il. — Non, juste quelques mots. Et vous? — Oui, couramment. Rien d'étonnant à cela! Malcolm disait

que Gilles était doué pour tout. Qu'il s'agisse du travail ou des loisirs, il avait tant de succès qu'il en était déconcertant.

Leur secrétaire abondait dans ce sens. « Chaque fois qu'il rentre dans mon bureau, je me sens nerveuse! » avait-elle confessé un jour à Malcolm. Barbara se souvint qu'il avait répondu par quelque plaisanterie.

De fait, Barbara distinguait de mieux en mieux les différences de caractère entre les deux hommes. Gilles n'avait pas cette affabilité qui plaisait tant chez son frère. Dans le travail, ses rapports avec ses subordonnés restaient distants, il ne plaisantait pas avec eux comme Malcolm, et évitait les familiarités. On le respectait,

on l'admirait même, mais il suscitait également une certaine crainte, dont il avait parfaitement conscience.

Afin de meubler la conversation, Barbara lui demanda s'il se trouvait à Ravenne pour rencontrer un client. Non, son client étant dans une ville voisine, il était venu là par simple intérêt touristique.

— Mais pas en voyage organisé, précisa-t-il.

— Evidemment, répondit Barbara, un brin sarcastique.

Elle l'imaginait mal participant à une sortie en groupe!

— Je préfère me déplacer en voiture, expliqua-t-il. Au moins, je reste libre de mes mouvements. J'avais envie depuis longtemps de connaître Ravenne, et comme je n'en étais pas très loin, c'était l'occasion. Je ne regrette vraiment pas le détour.

— Les mosaïques sont très belles, n'est-ce pas? fit Barbara, heureuse de ce sujet de

conversation anodin. — Magnifiques! Gilles ouvrit une brochure sur la table et

lui montra une photo de la mosaïque de l'empereur Justinien. — J'ai souvent vu dans des livres des

représentations des mosaïques de Ravenne, dit-il. Mais la réalité est autrement plus saisissante.

Comme elle se penchait pour mieux voir, ses cheveux vinrent effleurer la main de Gilles. — Vous avez eu ce livre ici? Dans celui que

j'ai acheté, les illustrations sont loin d'être aussi réussies.

Gilles à son tour se pencha pour regarder les photos, écartant doucement au passage les cheveux de Barbara. Elle réagit d'instinct à ce contact par un sursaut nerveux et redressa la tête. Le visage de Gilles se trouvait à quelques centimètres du sien — ce visage qui de loin l'impressionnait tant ne pouvait que la troubler davantage à cette

distance. Elle se prit à espérer qu'il ne remarquât pas l'émoi où la plongeait le spectacle de ses traits vigoureux, déterminés. — Oui, je l'ai acheté ici, répondit-il d'un

ton brusque. Leurs regards se rencontrèrent, et ce

fut-un choc. Il était si proche qu'elle distinguait jusqu'au moindre détail de ses prunelles, la pupille, noire, et le gris transparent de l'iris, que rehaussaient de multiples paillettes d'or sur le pourtour.

Ils demeurèrent ainsi à se fixer l'un l'autre dans une espèce d'extase sous le soleil brûlant de cet après-midi d'été, dans le brouhaha de la ville — bien qu'aucun d'eux ne semblât conscient de ce qui les entourait. Barbara ignorait ce qui se passait dans la tête de Gilles; elle ne savait pas elle-même que penser de tout cela, mais force était de reconnaître que son cœur battait la chamade, à lui rompre la poitrine.

Que lui arrivait-il? Ce devait être le soleil,

pensa-t-elle avec fièvre. Elle devait mal supporter la chaleur.

L'arrivée inopinée d'Angela rompit le sortilège. Son amie semblait mécontente. — Enfin, te voilà! Je te cherchais partout!

Tu aurais pu me prévenir que tu sortais! La dernière fois que je t'ai vue, c'était avec ton admirateur de l'autocar; et puis, brusquement, envolée! Mets-toi à ma place, j'étais inquiète.

— Quelle mère poule tu fais! Que voulais-tu qu'il m'arrive?

Angola soupira et parut se radoucir. — Tu me feras toujours des frayeurs !

Allez, viens. J'aimerais acheter quelques souvenirs avant de rentrer.

Barbara achevait rapidement son café quand Angela remarqua tout à coup son compagnon de table. Elle le fixa avec curiosité, et finit par le reconnaître, ce qui la laissa interdite.

Amusé, Gilles la salua : — Bonjour.

— Mais... vous... vous n'êtes pas... ? Il était rare qu'Angela fût aussi

déconcertée — elle en bégayait. — C'est exact Votre mémoire ne vous fait

pas défaut. Je suis bien Gilles Kent... Et vous êtes Angela, l'amie de Barbara, n'est-ce pas?

— En effet, approuva-t-elle, non sans jeter à Barbara un regard inquisiteur.

Gilles se leva pour lui offrir une chaise. — Asseyez-vous, vous boirez bien un

café... Mais Barbara à son tour se leva

précipitamment. — Non, il faut que nous y allions. Merci

beaucoup pour le café. Et passez une bonne fin de séjour en Italie.

— Et vous, une bonne fin de vacances. — Merci, répondit-elle, en s'efforçant

d'éviter son regard. Puis, prenant Angela par le bras, elle

l'entraîna d'un pas pressé vers l'autocar. Dès qu'elles furent suffisamment

éloignées, Angela harcela son amie de questions:

— Qu'est-ce que ça veut dire? Que fait-il ici à Ravenne ? Et comment savait-il que tu t'y trouvais?

— Il l'ignorait. Nous nous sommes rencontrés tout à fait par hasard.

— Tu plaisantes! La coïncidence est trop grande.

— C'est pourtant vrai. Il est en voyage d'affaires en, Italie, et il est venu à Ravenne pour voir les mosaïques. Il en avait envie depuis longtemps, et c'est tout à fait plausible. Je me souviens fort bien avoir entendu Malcolm dire que son frère était passionné d'histoire, qu'il profitait de ses déplacements à l'étranger pour admirer les vestiges du passé.

— Je persiste à croire que c'est une bien étrange coïncidence qu'il se soit trouvé là en même temps que nous. Peut-être te surveille-t-il ?

De surprise, Barbara marqua un temps

d'arrêt. — Pourquoi me surveillerait-il? — Tu as failli être sa belle-sœur —

peut-être se sent-il responsable de toi? — Ça m’étonnerait! répondit Barbara

avec un rire amusé. Je ne lui suis même pas sympathique, et il doit se réjouir que je ne sois pas devenue sa belle-sœur, crois-moi!

Angela fit la grimace. — Dommage que tu ne le sois pas. Tu

aurais pu t'arranger pour nous présenter, lui et moi.

— Tu plaisantes! — Pas du tout. Je le trouve terriblement

sexy. Cette fois, Barbara ne répondit pas. Le

soleil lui tapait sur la tête comme un gong, ses oreilles bourdonnaient et elle se mit à avoir étrangement froid. Une fine sueur commença à perler sur son front. Elle se sentit vaciller, et la voix d'Angela lui parvint de très loin.

— Barbara! Que se passe-t-il? Tu ne vas pas t'évanouir?

— Non... Le bourdonnement de ses oreilles se fit

grondement, s'amplifia... Ce dont Barbara eut conscience ensuite, c'est qu'elle était étendue par terre et qu'autour d'elle des gens, debout, la fixaient en chuchotant. Ses yeux parcoururent la ronde de ces visages inconnus, et elle identifia enfin parmi eux celui d'Angela. — Tu t'es évanouie, lui expliqua son amie

avec anxiété. Comment te sens-tu à présent? Ça va mieux ? Tu es si pâle encore! Je vais faire venir un médecin... Si tant est que j'arrive à me faire comprendre!

Elle s'adressa au cercle des badauds: — Un médecin! Il nous faudrait un

médecin, s'il vous plait! Zut, comment dit-on ce mot-là en italien ?

Alors qu'elle se désolait de ne pas parler cette langue, quelqu'un fendit la foule des

curieux qui, aussitôt, s'écartèrent, comme impressionnés par tant d'assurance et par les propos qu'il tenait en italien.

Barbara, horrifiée, reconnut Gilles Kent. Que faisait-il là? Elle le croyait déjà loin d’ici! Elle tenta de se redresser mais, d'un geste leste, il s'accroupit près d'elle, glissa un bras sous ses épaules, l'autre sous ses genoux, et la souleva du sol comme une plume. — Mon Dieu..., balbutia-t-elle,

désemparée, en rougissant jusqu'aux oreilles. Reposez-moi par terre, Gilles. Je vais très bien! — C'est pour cette raison que vous vous

êtes évanouie? J'ai ma voiture garée tout près d'ici; je vais vous conduire chez le médecin le plus proche.

Elle secoua la tête dans le mouvement qui fit retomber sa blonde chevelure sur la manche de Gilles, telle une cascade dorée. La foule observait la scène avec le plus vif intérêt.

— Bonne idée! approuva Angela. Je pense qu'à cette pharmacie, là-bas, on devrait nous indiquer un médecin.

Gilles acquiesça d'un bref signe de tête. — Voulez-vous bien vous renseigner

pendant que j'installe Barbara dans ma voiture? — Le problème, c'est que je ne connais que

deux ou trois mots d'italien. Que dois-je dire?

Gilles lui indiqua une phrase simple à répéter.

— Qu'ils vous écrivent l'adresse sur un papier! ajouta-t-il.

— Bien, chef! répondit Angela en mimant un salut militaire.

Il sourit à demi de la plaisanterie, puis commença à s'éloigner tandis qu'elle se hâtait vers la pharmacie.

— Ce n'est pas la peine de déranger un médecin, intervint alors Barbara d'une voix faible.

Mais Gilles ne tint pas compte de cette

remarque. En l'observant à la dérobée, Barbara

découvrait sous un angle insolite les traits énergiques de son visage, la fermeté de la mâchoire, le galbe de la bouche et toute la sensualité qui s'en dégageait. Son cœur s'accéléra de nouveau, et une sorte de vertige lui tourna la tête. Autant de réactions qui ne firent qu'augmenter ses craintes. Comment pouvait-on être aussi sensible physiquement à un être que, par ailleurs, on détestait?

Il fallait absolument qu'il la repose sur le sol, elle ne supportait plus cette proximité !

— Gilles... Ils étaient parvenus à la voiture. Arrêté

près de la portière, il étudia son visage, le menton relevé dans une attitude arrogante.

— Gilles, supplia-t-elle, intimidée par cette mine sévère. S'il vous plaît, reposez-moi par terre. Je n'ai pas besoin d'un médecin, je ne suis pas malade, je me sens bien à présent. C'est juste la chaleur

qui m'aura étourdie... — Il faut que vous consultiez un médecin,

Barbara ! Etre ainsi dans ses bras lui excitait

dangereusement les sens, la pâleur de son teint avait cédé à une chaleur intense, qui la brûlait intérieurement depuis qu'elle avait repris connaissance.

— Non, je ne veux pas! s'impatienta-t-elle. Vous n'avez pas à me dicter ma conduite! — Soit. Puisque vous refusez, je vais vous

ramener à votre hôtel à Rimini, dit-il, l'installant sur le siège passager. — Mais non! Vous n'allez pas vous

détourner de votre route. Je peux très bien revenir en autocar avec le groupe.

Se penchant vers elle, il prit son visage dans une main, le poussa contre l'appui-tête et la fixa avec sévérité, l'œil luisant. — Pourquoi êtes-vous si têtue? — C'est vous qui êtes borne,

répliqua-t-elle, partagée entre la

détermination et le trouble que lui causait sa façon insolente de fixer ses lèvres.

Assez ! Arrêtez! aurait-elle voulu lui crier. Il n'imaginait pas dans quel tumulte la plongeaient ces regards! — Non. Je suis simplement raisonnable.

Contrairement à vous, Barbara. J'ai trop peur que vous ne vous évanouissiez de nouveau, je préfère vous raccompagner. Et à notre arrivée à l'hôtel, je tiens à ce que vous soyez examinée par un médecin.

Elle ne daigna même plus discuter, Angela arrivant vers eux au pas de course. — On m'a donné une liste des médecins du

quartier, haleta-t-elle, brandissant un papier. A mon avis, le plus proche doit être... — Barbara préfère rentrer à Rimini et

consulter un médecin sur place, interrompit Gilles. Je vais l'y conduire avec ma voiture, cela lui évitera d'attendre le bus. — Très bien, approuva Angela, le ton

enjoué. Je m'installe à l'arrière.

Gilles prit place au volant et démarra. La tête abandonnée contre le dossier,

Barbara ferma les yeux, espérant ainsi qu'il ne lui adresserait pas la parole. Angela se chargea de faire la conversation avec leur chauffeur; volubile, elle parla de leurs vacances, interrogea Gilles sur son travail, lui demanda des nouvelles de sa mère. Il répondait poliment, mais Barbara le sentait ailleurs. Du coin de l'œil, elle observait le jeu de ses mains sur le volant. Avec quelle aisance il conduisait. Gilles était très sûr de lui. Qu'elle aurait aimé posséder pareille confiance en soi et en la vie en général ! S'enhardissant, elle laissa errer ses yeux sur le reste de son corps. Il était solidement bâti, mais sans lourdeur, avec un torse puissant et de longues jambes. Angela le disait sexy, et peut-être était-ce pour cette raison qu'elle-même semblait si sensible à son charme?

Bientôt, ils entrèrent dans Rimini. Sur les indications d'Angela, Gilles arriva

sans difficulté à leur hôtel, et sitôt garé, sortit de voiture pour aider Barbara à descendre. Elle le remercia mais refusa catégoriquement de consulter un médecin en dépit de ses nouvelles tentatives. — Soit, répliqua-t-il d'un ton résigné. Mais

promettez- moi que s'il vous arrive de nouveau quelque chose, vous suivrez mes conseils.

Elle le lui promit. — Alors je m'en vais, concéda-t-il. — Restez donc dîner avec nous! proposa

Angela avec empressement. Mais après un coup d'œil à Barbara,

visiblement peu enthousiaste, il répondit qu'il ne pouvait s'attarder, un rendez-vous l'obligeant à se lever de bonne heure le lendemain. — Merci beaucoup pour votre aide, déclara

sans réelle chaleur Barbara, feignant d'ignorer les grimaces désespérées que lui adressait Angela dans le dos de Gilles afin de l'appuyer dans sa demande.

Mais ce dernier les salua d'un bref signe de tête et disparut.

Angela laissa éclater son dépit: — Pourquoi t'es-tu montrée aussi froide?

Avec un peu d'insistance, je suis sûre qu'il aurait accepté l'invitation!

— Je n'avais pas envie qu'il reste. Je veux me coucher tôt!

— Toi, peut-être! Pas moi! L'occasion de le revoir ne se représentera certainement pas de sitôt!

— Désolée! Tu m'excuseras, mais je suis fatiguée, je vais me coucher.

Barbara attendit son retour en Angleterre pour consulter un médecin. Et le doute qui avait commencé à germer en elle se confirma. Elle était enceinte.

3. Quel choc ! Angela n'en revenait pas. — Mon Dieu! Que vas-tu faire, Barbara? — Le garder! répondit-elle sans

hésitation. — Mais... as-tu bien réfléchi aux

conséquences? Elever seule un bébé... ce n'est pas une mince affaire!

— Je sais. Je me débrouillerai. Avoir un enfant de Malcolm mérite à mes yeux tous les sacrifices!

Un silence lourd de questionnements envahit la pièce.

— Crois-tu qu'on acceptera de te garder à ton travail jusqu'à la naissance du bébé? finit par demander Angela.

— Je l'espère. Cette fois, le ton de Barbara, trahissait

une certaine appréhension. Le responsable du cabinet d'expertise comptable pour lequel elle travaillait était un vieux

monsieur de près de soixante-dix ans, aux principes très conservateurs. Ne serait-il pas choqué d'apprendre qu'elle attendait un enfant?

— De toute façon, on ne peut pas te licencier parce que tu es enceinte! affirma Angela. Ces procédés n'ont plus cours aujourd'hui.

Barbara n'en était pas si sûre. Cette question la tracassait. Elle y avait déjà réfléchi et ne pouvait s'empêcher de redouter la réaction de M. Rawlings, son patron, quand il découvrirait sa grossesse.

— Pour l'instant, personne au bureau n'est au courant. M. Rawlings est myope comme une taupe — d'ici à ce qu'il s'aperçoive de quelque chose... Quant aux autres, ils ne devraient rien remarquer pendant quelque temps; cela me laisse la possibilité de trouver un emploi ailleurs... Ainsi qu'un logement, ajouta-t-elle en soupirant.

— Comment? Tu ne comptes pas conserver ton appartement?

— Je le voudrais bien, mais mon bail m'interdit d'avoir chez moi des animaux domestiques ou des enfants. Tu comprends, ces logements sont conçus pour des personnes seules ; ils sont minuscules. Angela se renfrogna.

— Comment peut-on établir de telles règles ? Pourquoi ne te retournerais-tu pas contre ton propriétaire?

— Ce serait sans effet. Je connais la loi dans ce domaine, Angela. En signant ce bail, j'en ai accepté les termes. — Que vas-tu faire alors? Je voudrais bien

t'aider, t'héberger chez moi, mais c'est impossible, je n'ai pas la place.

Angela habitait en effet un studio, plutôt spacieux, certes, mais composé d'une pièce unique. — Bien sûr! approuva Barbara. C'est gentil

tout de même d'y avoir pensé! Ne t'inquiète pas, je trouverai bien une solution pour me loger. Et je ne me fais pas trop de soucis non

plus pour mon travail. Même si M. Rawlings ne voulait plus de moi, je suis sûre d'obtenir de lui de bonnes références. De toute façon, je serai peut-être obligée de quitter Londres; les loyers y sont si élevés! J'aurai des frais de nourrice pour faire garder le bébé pendant mon travail. Tout cela mis bout à bout... — Tu quitterais Londres? balbutia Angela,

horrifiée, car elle-même n'aurait pu concevoir de vivre ailleurs. Mais tu ne connaîtras personne, Barbara! Tous tes amis sont ici! Ce serait une erreur de t'installer dans un lieu inconnu au moment où tu auras le plus besoin du soutien de tes proches. Franchement, ça ne me paraît pas une bonne idée.

Le temps d'une brève pause et elle hasarda:

— A moins que... tu n'envisages de vivre avec ta mère?

Barbara eut un sourire rempli amertume. — Elle ne verrait pas la chose d'un bon

œil! Tu la connais, ma mère n'a pas franchement le sens de la famille. Elle n'a pas voulu de moi quand j'étais enfant; elle ne m'acceptera pas davantage maintenant que je vais avoir un bébé.

— Est-elle au courant? — Pas encore, admit Barbara, dont

l'expression s'assombrit Si je lui annonçais la nouvelle, elle ferait tout pour me persuader de me débarrasser du bébé tant qu'il en est encore temps. Et comme j'ai bien l'intention de le garder... Je préfère ne rien lui dire pour le moment

— C'est sans doute plus sage, approuva Angela, songeuse. Dis-moi, et dans la famille de Malcolm, ils ne pourraient pas t'aider? Après tout, c'est son enfant; s'il était en vie, il en aurait la responsabilité. Les Kent sont riches, ils ont les moyens de te soutenir financièrement...

— C'est hors de question! répliqua Barbara d'un ton déterminé.

— Pourquoi pas? s'étonna son amie.

Après tout cet enfant sera le petit-fils de Mme Kent... ou la petite-fille!

— Non, je ne veux surtout pas qu'ils apprennent son existence!

Cette réponse acheva de déconcerter Angela.

— Ce n'est pas sérieux! Tu ne comptes même pas les informer que tu attends un enfant de Malcolm?

— Non. D'un geste bref, Barbara repoussa ses

cheveux en arrière, dégageant ainsi son visage, et Angela remarqua pour la première fois combien elle ressemblait à sa mère. Bien qu'elle eût les traits fins, délicats, ils exprimaient une volonté farouche, et il s'en dégageait une force qu'Angela ne lui avait jamais connue auparavant.

— Mais pourquoi? balbutia-t-elle, ne comprenant décidément pas l'attitude de Barbara.

— Je n'étais pas la bienvenue dans leur

famille. Ils n'ont même pas répondu aux invitations pour le mariage; ils n'y auraient probablement pas assisté... Oh, bien sûr, Gilles Kent a été plutôt gentil avec moi depuis...

Un léger tremblement parcourut sa voix, et elle se mordit la lèvre pour étouffer l'émotion qui l'envahissait. Puis elle reprit:

— ... depuis la mort de Malcolm. Le jour où il est venu m'annoncer la nouvelle, il a d'abord été un peu brutal, puis il a fait preuve d’une grande compassion, touché par ma détresse. Et en Italie, quand nous nous sommes rencontrés par hasard, il était presque sympathique...

— Ce qu'il peut être sexy, en tout cas! ne put s'empêcher de s'exclamer Angela, l'œil brillant. Je sortirais bien avec lui!

Barbara fit la moue. — Sexy? Tu le trouves sexy? — Et comment! Si tu ne t'en rends pas

compte, c'est que tu es aveugle. En plus, il a de l'argent, ce qui ne gâte rien!

— Eh bien, je te le laisse. Je ne veux pas avoir affaire ni à lui, ni à aucun autre membre de sa famille.

— Mais les Kent ont de la fortune... — Justement! C'est ce qui les rend

puissants... et dangereux... Ils risqueraient de vouloir m'enlever le bébé.

— Ils ne peuvent pas faire ça! — Pas si sûr... Après tout, ils seraient en

mesure d'offrir à cet enfant de bien meilleures conditions de vie que moi, qui vais être obligée de travailler dur pour joindre les deux bouts.

— Raison de plus pour ne pas rejeter leur aide! Je suis certaine qu'ils n'essaieraient pas de te prendre ton bébé; au contraire ! Ils seraient peut-être prêts à te verser une pension qui te serait bien utile ! — Je ne veux pas de leur argent. — Enfin, Barbara... — Je t'en prie, Angela, n'en parlons plus.

D’accord? Ma décision est prise. Je ne dirai rien aux Kent. Si tu es vraiment mon amie,

je t'en prie, n'en parle pas autour de toi. Il faut me le promettre!

Angela promit à contrecœur, puis demanda dans un soupir: — Si tu ne vas pas chez ta mère, où

comptes-tu aller? Pendant un bon moment encore, elles

réfléchirent à cette question épineuse : quel était l'endroit l'idéal où Barbara pourrait trouver à la fois un emploi, une nourrice pour son bébé et un logement à un prix raisonnable ? Rien de vraiment concret, cependant, ne sortit de la discussion.

Le temps passa. Après un mois sans événement notable, Barbara remarqua que la légère rondeur de son ventre commençait à susciter des regards étonnés ou incrédules de la part de ses collègues de bureau. Embarrassée, elle se mit à redouter des questions ou des commentaires, mais il n'y en eut aucun. Sans doute ses collègues n'osaient-ils évoquer une éventuelle grossesse étant donné qu'elle n'en avait

parlé à personne. Mais on se mit à jaser. Barbara surprit des conciliabules qui cessaient, comme par hasard, dès qu'elle paraissait, chacun s'en allant alors de son côté en évitant de croiser son regard ou lui adressant au contraire un sourire hypocrite.

Après plusieurs jours de ce manège, son patron la fit venir un matin dans son bureau. Il s'éclaircit à plusieurs reprises la gorge, saisit un stylo pour s'occuper les mains et prit enfin la parole d'un ton bourru : — Mademoiselle Priestley, je suis désolé

d'avoir à vous demander ceci mais... des rumeurs circulent dans le bureau... Selon certains, il paraîtrait que... que...

Barbara eut pitié de lui. Il avait tant de mal à poser sa question qu'elle lui épargna cette épreuve et déclara calmement : — C'est exact, monsieur Rawlings, je vais

avoir un bébé. Il laissa échapper un profond soupir. — Seigneur... j'en suis vraiment navré...

— Moi, non, je suis très heureuse de cette grossesse, monsieur Rawlings. Avoir cet enfant me consolera un peu de la perte de Malcolm. — Je comprends parfaitement, fit-il sans la

regarder, et jouant toujours avec son stylo. Je ne voudrais pas me poser en moralisateur, croyez-le bien... mais comment ferez-vous pour travailler une fois que l'enfant sera né ? — J'espère trouver une nourrice pour s'en

occuper durant la journée... — Je crains qu'avec votre salaire, ce ne soit

difficile, répondit M. Rawlings, osant enfin la regarder, avec une étonnante bonté. Mais soit... Si vous parvenez à trouver une solution, je ne vois aucun inconvénient, naturellement, à ce que vous conserviez votre emploi. Je vous ferai remplacer par une intérimaire pendant votre congé maternité. Je vous demanderai juste de m'avertir suffisamment à l'avance si vous décidiez de ne pas reprendre votre travail.

Et si toutefois vous ne pouviez faire garder l'enfant à plein temps, nous pourrions aménager vos horaires de travail, étudier un mi-temps ou d'autres solutions.

Barbara fut soulagée de trouver en lui tant de bienveillance. — Merci, monsieur Rawlings! Je m'engage

à vous faire connaître ma décision aussi vite que possible.

L'agence immobilière qui lui louait son appartement se montra tout aussi compréhensive. On lui fit certes remarquer d'emblée qu'il ne lui serait pas possible d'occuper le logement avec un bébé, mais on fermerait les yeux pendant quelque temps. Ainsi disposait-elle d'un délai confortable pour déménager.

Prudente, Barbara commença néanmoins ses recherches rapidement. Sans trop de succès. Outre le prix exorbitant des loyers à Londres, les propriétaires ne louaient pas volontiers à des mères célibataires, à moins qu'elles ne disposent de revenus

conséquents. Elle avait encore près de trois mois avant l'accouchement, mais le temps passait extrêmement vite.

La dernière personne à apprendre sa grossesse fut celle qui, en situation normale, aurait dû être parmi les premières à en être informée : sa mère... Barbara ne l'avait pas revue depuis leur rencontre houleuse après le décès de Malcolm ; elle venait d'entamer son septième mois de grossesse quand Martha débarqua chez elle sans prévenir, un samedi après-midi.

Quand elle lui ouvrit la porte, sa mère demeura clouée sur place, frappée de stupeur, fixant le ventre rond de sa fille. — Ne reste pas là, entre, proposa Barbara

avec lassitude. Martha lui obéit. Après avoir refermé la

porte, sa fille lui emboîta le pas dans le salon, s'attendant à ce qu'éclate l'orage.

Mais Martha la toisa d'abord avec une moue de dégoût. — C'est pour quand?

Dès que Barbara eut répondu à la question, sa mère s'enquit, glaciale : — Il est de Malcolm Kent, je suppose ? — Evidemment ! confirma-t-elle

sèchement. Martha pinça les lèvres. — Ma pauvre fille, je ne te croyais pas

assez bête pour qu'il t'arrive une chose pareille ! Je comprends que tu te sois faite si discrète ces derniers temps ! Enfin, sa famille va au moins pouvoir t'aider financièrement, c'est une chance !

Barbara ne releva pas. Devant son silence, Martha s'impatienta : — Tu peux compter sur eux au moins ? — Je ne veux rien leur demander... — Mais enfin, c'est ridicule ! Comment

ont-ils réagi? Ils ne t'ont pas proposé de... ? — Je ne leur ai rien dit ! coupa Barbara. — Quoi ? s'étrangla Martha, verte de rage.

Tu n'as pas mis les Kent au courant? Quelle idiote, tu fais ! Il faut les informer! Ils ont beaucoup d'argent, il est de leur devoir de

t'aider financièrement. Je leur parlerai, moi, si ta fierté t'empêche de le faire ! — Ne t'en avise pas ! rétorqua vivement

Barbara, trouvant pour une fois le courage de s'opposer à sa mère.

Cet acte de rébellion parut déconcerter Martha, au point qu'elle aussi, pour une fois, resta sans voix. Et Barbara renchérit avec force : — Ne te mêle pas de ça. Je ne veux plus

avoir affaire à la famille de Malcolm, tu entends? Les Kent me détestent. Il n'est pas question que je les sollicite. Plutôt vivre de la charité publique que leur demander le moindre centime! — C'est bien beau, mais tu peux

difficilement te le permettre! Et moi, de même! Je te rappelle que je comptais demander aux Kent de participer à divers frais que j'avais engagés pour le mariage. Certaines dépenses ont pu être annulées, mais pas toutes, et la liste est longue! Les cartons d'invitation, le voile de dentelle

assorti à ta robe, et tous les autres accessoires, les gants, les escarpins en chevreau... La facture était salée ! Et je ne parle pas de la robe que je devais porter...

Sans doute décela-t-elle à cet instant l'indignation sur le visage de sa fille car, bien que celle-ci n'eût rien dit, Martha ajouta pour sa défense : — Il me fallait bien une toilette qui sorte

de l'ordinaire ! Je ne voulais pas que les Kent s'imaginent que leur fils épousait une indigente. J'avais acheté une robe chez un couturier et il m'a été impossible, bien sûr, de la rendre. Si ce n'avait pas été ton mariage, je n'aurais jamais fait une telle dépense, tu t'en doutes. Je n'ai pas l'habitude de jeter l'argent par les fenêtres. Cela dit, je ne vois pas pourquoi les Kent, avec toute leur fortune, seraient dispensés de mettre la main à la poche. Après tout, c'était le mariage de leur fils au même titre que le tien. Et si j'ai fait tous ces frais, c'était pour qu'ils puissent s'y rendre sans rougir.

— Je sais, soupira Barbara. Le sujet commençait à lui être pénible.

Elle avait bien assez de soucis avec sa future maternité. Au moins ces difficultés lui occupaient-elles suffisamment l'esprit, la distrayant d'une certaine façon de son chagrin. Elle n'avait pas oublié Malcom, oh non — il lui manquait toujours autant — mais elle avait tellement de problèmes à régler par ailleurs ! Et le temps passait vite, l'accouchement approchait. — Je n'ai pas l'impression que tu sois bien

consciente de la situation! rétorqua Martha. Je n'avais demandé aucune aide aux Kent parce que tu étais particulièrement hostile à l'idée. Mais du coup, c'est moi qui ai dû assumer toutes les dépenses, alors qu'ils auraient probablement accepté de participer! Et si maintenant tu espères me mettre à contribution pour t'aider à élever cet enfant, tu te trompes ! — Je n'espère rien du tout ! protesta

Barbara, au bord des larmes. Je regrette que

tu aies engagé tous ces frais à cause de moi. J'aimerais pouvoir te rembourser. Je le ferai, un jour! En attendant, je ne te demande ni ton argent, ni ton aide... rien du tout ! Je réussirai bien à me débrouiller toute seule! acheva-t-elle dans un ultime effort.

Martha darda sur elle le regard froid, étincelant de ses yeux bleus. Tout son visage était contracté par la colère. Barbara appréhendait sa réaction, mais sa mère se contenta de tourner les talons et disparut en claquant la porte.

Le samedi suivant, Barbara occupa sa matinée comme d'habitude à faire les courses et le ménage. Autant de tâches qui lui étaient plus pénibles à ce stade de sa grossesse, aussi allait-elle à son rythme, économisant ses forces.

Quand elle eut terminé, elle déjeuna d'un repas froid, pressée d'aller se reposer. Mais à peine s'était-elle allongée pour sa sieste qu'on sonna à la porte. Elle se leva à

contrecœur pour aller ouvrir, pensant qu'il devait s'agir d'Angela.

Il n'était pas rare que, le samedi, son amie s'invite chez elle pour boire un café et bavarder un moment. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir sur le pas de sa porte, non pas Angela, mais Gilles Kent !

Barbara resta sans voix. Comment allait-il réagir à sa grossesse? pensa-t-elle aussitôt, non sans inquiétude. Très vite, cependant, elle devina qu'il en avait déjà connaissance — ses traits n'exprimaient nul étonnement ou incrédulité. Après l'avoir rapidement parcourue du regard, il s'avança pour entrer, l'obligeant à s'écarter de son passage.

L'esprit de Barbara était en plein tumulte. Ainsi, Gilles savait qu'elle était enceinte avant même qu'elle ouvre la porte. C'était donc que quelqu'un l'avait mis au courant ! Et qui d'autre, sinon Martha? Il n'y avait que sa mère pour avoir osé faire une chose pareille ! Barbara fut partagée entre le

dégoût et l'indignation. Mais comment lui avait-elle présenté la

situation? Qu'avait-elle demandé à Gilles? De l'argent, assurément — c'était là le vrai mobile de sa démarche! L'argent avait toujours été la première des préoccupations de Martha. Pourtant, Barbara lui avait clairement dit ne rien vouloir des Kent ! Et sa mère était passée outre !

— Vous n'avez pas l'air en forme, remarqua froidement Gilles.

Elle l'observa, incrédule. — Peut-être n'avez-vous pas remarqué,

mais... — Vous êtes enceinte, je sais. Je suis

suffisamment observateur pour m'en être aperçu... Mais j'ai toujours cru que les femmes enceintes étaient resplendissantes de santé, or vous me semblez bien pâle et fatiguée. Prenez- vous soin de vous?

— Je me sens le mieux du monde, répondit-elle, sarcastique.

Ce qui le fit à demi sourire.

— Asseyez-vous, lui intima-t-il ensuite, redevenu sérieux, en lui désignant une chaise.

La jeune femme obéit avec un soupir résigné — mieux valait réserver son énergie pour la discussion qui allait probablement suivre. Elle était toujours aussi résolue à ne pas laisser les Kent se mêler de sa vie privée. Mais Gilles 1 ' accepterait-il ?

A son tour, il s'assit puis l'observa, mais son visage en contre-jour restait plus impénétrable que jamais.

— Votre mère m'a téléphoné. Une vive rougeur enflamma les joues de

Barbara. — Je m'en suis doutée dès que je vous ai

vu. Sachez qu'elle a agi ainsi sans mon accord. Je lui avais expressément demandé de ne pas se mettre en rapport avec vous ou votre famille !

— Je sais, elle me l'a dit, confirma sèchement Gilles. Nous avons eu une conversation très franche.

— Si ma mère vous a demandé de l'argent, n'en tenez aucun compte, je...

— Elle ne m'a pas demandé d'argent, interrompit-il. Du moins, pas directement. Bien sûr, elle a insisté sur le fait que la vie serait difficile pour vous quand le bébé serait né. Elle m'a dit vouloir vous aider mais avoir des problèmes financiers en ce moment. Apparemment, elle s'était beaucoup endettée pour votre mariage.

— Oh, non..., gémit Barbara, accablée. Je suis vraiment désolée... — Et pourquoi donc? Je m'en veux de

l'avoir laissée contracter des dettes. J'aurais dû me rendre compte depuis longtemps qu'elle risquait d'être dans l'embarras. Je pensais que Malcolm avait veillé à ce que tous les frais du mariage ne soient pas supportés par votre mère, étant donné qu'elle est veuve et qu'elle a des revenus modestes. Je vais arranger tout cela sans délai. Je regrette simplement de ne pas y avoir pensé plus tôt mais... mais j'avais

d'autres soucis. Barbara ne fut pas sans remarquer comme

son visage s'était assombri. Les soucis de Gilles, elle en devinait la cause. La mort de Malcolm avait dû jeter toute la famille Kent dans le plus grand désarroi, en particulier sa mère! Souvent au cours des derniers mois, Barbara avait regretté de n'avoir pas établi de meilleures relations avec Mme Kent — elle aurait pu lui offrir soutien et réconfort! — Comment va votre mère? s'enquit-elle

avec douceur. — Elle traverse une sérieuse dépression

depuis des mois. — J'en suis désolée, murmura Barbara. — A votre mine, j'ai l'impression que ça ne

va pas très bien non plus ! Elle ne répondit pas, et il poursuivit : — Elle a beaucoup de mal à surmonter la

perte de Malcolm. Il était son préféré... Toutes les mères, je crois, ont un faible pour leur dernier enfant. L'ennui, c'est qu'elle

refuse toute aide médicale, quelle qu'elle soit. C'est dommage, un psychiatre aurait pu l'aider. Cela soulage parfois d'exprimer sa souffrance. Mais non, elle ne parle à personne, garde tout en elle, et son état ne fait qu'empirer. J'avoue être de plus en plus inquiet à son sujet

Ces aveux émurent Barbara. — En un sens, je comprends qu'elle ne

souhaite pas avoir affaire à un psychiatre. On n'a pas forcément envie de se confier. — Vous et ma mère avez beaucoup plus de

points communs qu'elle ne l'imagine, remarqua alors Gilles en l'observant fixement.

Et cela la troubla. Mais sans lui laisser le loisir de méditer plus longuement ces paroles, il reprit : — J'ai tout essayé pour la tirer de là, en

vain. Aussi, quand votre mère m'a appelé ce matin, j'y ai vu comme une providence. Voilà qui va enfin pouvoir sortir ma mère de sa dépression ; ce bébé va lui redonner une

raison de vivre. Ce sera comme si elle retrouvait Malcolm. Vous n'avez donc plus à vous inquiéter, Barbara, ou chercher comment vous allez bien pouvoir vous débrouiller à l'avenir. Désormais, vous pouvez vous reposer entièrement sur nous.

4. Barbara sentit la colère l'envahir. Ce

qu'elle redoutait le plus venait de se produire : les Kent lui faisaient la charité ! Sa réaction ne se fit pas attendre : — Je ne sais pas ce qu'a pu vous dire ma

mère, mais cela m'importe peu; elle n'exprimait pas mon opinion. J'ai peut-être des problèmes, mais ils ne regardent que moi, et je n'ai besoin de personne pour les résoudre. Quant au bébé, c'est mon bébé, je le veux et j'entends le garder. Je suis tout à fait capable de m'en occuper sans l'aide de ma mère ou de quiconque. Il n'est pas question que je l'abandonne.

Gilles plissa les yeux et son expression se durcit. Barbara réagit instinctivement à l'éclat menaçant de ce regard en se levant, apeurée. Mais c'était oublier que sa grossesse diminuait sa souplesse, et ce

mouvement trop rapide le lui rappela. — Faites attention! s'exclama Gilles en la

voyant vaciller. En un instant, il fut près d'elle, les bras

autour de sa taille pour la soutenir. — Vous n'auriez pas dû vous lever si

brusquement, Barbara! Il faut que vous vous ménagiez maintenant, dans l'intérêt du bébé. — Ça va très bien, merci ! se défendit-elle,

raidie à la sensation des paumes de Gilles Kent dans le creux de ses reins.

Il y avait longtemps qu'elle ne s'était trouvée ainsi enlacée, et il était tentant de s'abandonner à la douceur de cette étreinte. Que de fois elle avait rêvé la nuit d'un semblable réconfort, quand la solitude devenait trop pesante. Etre forte, solide, courageuse n'était pas toujours facile... Et ce besoin d'une présence, de bras qui vous rassurent, était profondément humain, après tout.

Mais elle ne devait pas accepter de

réconfort de sa part, aussi plaisant fût-il ; elle risquait d'y prendre goût. Car ce n'était pas la première fois que Gilles la tenait dans ses bras et la consolait A Ravenne, déjà, elle avait pleuré sur, son épaule, se remémora-t-elle, non sans embarras. Et maintenant elle était tout près de recommencer ! Non, ce n'était pas prudent. Il avait beau se montrer sensible et prévenant, elle ne devait pas oublier l'antipathie qu'il lui avait témoignée jusqu'au décès de son frère.

En fait, Gilles ne s'était amadoué que parce qu'elle avait cessé de représenter une menace pour lui ou sa famille. Et qu'en conclure, sinon qu'il n'obéissait qu'à la froide loi de sa raison ? De toute façon, même s'il lui arrivait d'éprouver des émotions, elles ne s'extériorisaient : pas et n'influaient pas sur son comportement. C'eût été de la folie de l'ignorer.

— Je n'ai pas l'impression que vous soyez aussi en forme que vous le dites,

murmura-t-il, balayant de son souffle une mèche de cheveux sur sa tempe. Peut-être ne souhaitez-vous pas notre aide, Barbara, mais il est évident que vous en avez besoin.

Ces paroles n'étaient pas pour la rassurer. Elle possédait quelque chose — ou plutôt quelqu'un — de la plus haute importance pour Gilles : l'enfant qu'elle portait et qui, croyait-il, redonnerait espoir à sa mère. Et cet enfant, Gilles le voulait! Malcolm se plaisait à répéter avec un mélange d'admiration et de reproche que, quand il désirait quelque chose, Gilles s'arrangeait toujours pour l'obtenir. En serait-il de même pour cet enfant?

Son intuition lui soufflait que si, en l'occurrence, elle s'opposait à sa volonté, il cesserait d'être bienveillant et se montrerait de nouveau sous son vrai jour, dur et implacable comme autrefois.

Mais Gilles Kent ne lui faisait pas peur. Barbara avait bien trop à perdre en lui cédant. Aussi, elle se dégagea du cercle de

ses bras et le défia du regard. — Je suis tout à fait capable de m'assumer

— ainsi que le bébé! Je n'ai toujours compté que sur moi-même depuis que j'ai quitté le lycée, je me débrouillerai. Ma mère a bien réussi à m'élever seule.

Barbara songea néanmoins avec tristesse au comportement de sa mère. Contrairement à celle-ci, elle ne se débarrasserait pas de son bébé, quoi qu'il lui en coûtât ! Elle n'agirait pas avec son enfant comme sa mère avec elle !

Comme elle le redoutait, Gilles changea de ton : — Tenez-vous vraiment à ce que votre

enfant soit élevé comme vous l'avez été? demanda-t-il, cinglant.

Sa remarque la surprit. Comment pouvait-il être au courant de son enfance solitaire ? Sans doute Malcolm lui en avait-il parlé. Ou alors, il s'était peut-être renseigné sur elle en apprenant qu'elle allait épouser son frère?

— Je ferai en sorte que mon enfant soit heureux, répondit-elle sans fléchir. — Vous allez devoir travailler. Donc,

inévitablement, passer un temps limité auprès du bébé. — J'y ai déjà réfléchi. Bien des femmes

assument ce genre de situation, pourquoi pas moi? L'important est d'aimer son enfant. C'est la première chose qui compte.

Il allait répliquer, mais elle fut plus rapide : — De toute façon, c'est mon problème, je

me débrouillerai ! Je ne doute pas que vous agissiez par gentillesse mais, franchement, je préférerais que vous vous absteniez.

Avant qu'il ait pu protester, elle enchaîna : — Je suis sincèrement désolée pour votre

mère. Si je n'avais pas craint de l'importuner, je serais volontiers déjà allée la voir, cela m'aurait fait du bien de lui parler. Après tout, nous pleurons l'une et l'autre la mort du même homme. Mais je pensais que je ne serais pas la bienvenue.

Que ma présence lui rappellerait probablement les nombreux heurts qu'elle a eus avec Malcolm mon sujet. Ce doit lui être pénible d'y penser. Mais il déjà dû lui pardonner, j'en suis sûre. Elle peut cesser de se sentir coupable. Par ailleurs, si elle souhaite voir le bébé quand il sera né, je lui ouvrirai volontiers ma porte ou je le lui amènerai. Mais qu'une chose soit bien claire: cet enfant est le mien et il restera avec moi.

Gilles dut décider à ce stade de changer de tactique. Finies les manières abruptes, autoritaires. Il adopta un ton apaisant qui ne fut pas sans rappeler à la jeune femme le charme de Malcolm : — Bien évidemment, Barbara! Vous

n'imaginiez tout de même pas que j'envisageais de vous l'enlever? Cela ne m'est jamais venu à l'esprit.

Loin d'en être persuadée, elle répondit néanmoins : — Eh bien, j'en suis heureuse. Dans la

mesure où vous comprenez ma position... Ne souhaitant pas prolonger la discussion,

elle feignit d'étouffer un bâillement et ajouta : | — Je ne voudrais pas être impolie mais...

je m'apprêtais à faire la sieste quand vous êtes arrivé. — Vous avez l'air bien fatiguée, en effet,

renchérit-il. Il n'est pas bon de vous angoisser dans votre état, Barbara... — Comment ça, dans mon état? La

grossesse n'est pas une maladie ! Et la mienne se déroule on ne peut mieux.

En parlant, elle se dirigeait ostensiblement vers la porte et l'ouvrit. Il comprit le message. Avant de se retirer, cependant, il la regarda de nouveau droit dans les yeux. — Malcolm voudrait très certainement que

nous prenions le plus grand soin de vous. C'était un coup bas, qui irrita la jeune

femme au plus haut degré. — Je n'ai pas souvenir que vous vous soyez

tant inquiété des sentiments de Malcolm de son vivant !

La mâchoire de Gilles se contracta. — C'est peut-être que j'ai beaucoup appris

depuis le décès de mon frère, dit-il avec âpreté.

Il s'en fut, et elle le regarda s'éloigner, un peu penaude.

Quand plus tard Barbara relata sa visite à Angela, la réaction de son amie ne la surprit guère. Pour Angela, c'était simple, elle était folle ! Folle de ne pas comprendre que son intérêt était d'accepter la main que lui tendaient les Kent ! — Après tout, ce bébé sera aussi le leur,

souligna-t-elle avec force. Toi et Malcolm n'avez pu vous marier, mais vous l'auriez fait si ce malheur n'était pas survenu; par conséquent, les Kent ont des devoirs envers toi. Tu sais pertinemment qu'élever seule ce bébé sera très dur. Tu n'as toujours pas trouvé de logement, et il n'est pas impossible que tu te retrouves sans emploi !

Comment te débrouilleras-tu si tu dédaignes l'aide de Gilles Kent? — Je ne sais pas, admit-elle d'une voix

lasse. Ne m'en dis pas davantage. J'ai bien assez des reproches de Gilles Kent — En clair, tu admets que j'ai raison ! Estimant sans doute avoir réussi sa

démonstration, Angela abandonna là le sujet pour lui parler de tout autre chose : Andrew, son nouveau petit ami.

Le précédent, Jack, s'était récemment installé dans le nord du pays pour cause de mutation. Il lui avait proposé de rester en relation, de correspondre et se voir chaque fois que possible; mais Angela avait refusé, bien trop pragmatique pour ne pas pressentir les inconvénients d'une telle situation. « Désolée, Jack, ça ne marcherait pas, lui avait-elle répondu sans ambages. Je ne pourrais jamais vivre en dehors de Londres, et je n'ai pas les moyens de multiplier les voyages pour te rendre visite. Nous y perdrions notre patience tous les

deux. Autant se séparer et rester bons amis. Si un jour tu passes par Londres, appelle-moi, mais si tu viens à rencontrer quelqu'un d'autre, n'aie aucun scrupule à te lancer dans une idylle parce que, très franchement, j'agirai de même. »

Angela chérissait plus que tout sa liberté et son indépendance. Bien sûr, elle avait des aventures et appréciait la compagnie des hommes, mais aucun jusqu'alors n'avait réussi à la retenir. Aussi Barbara fut-elle étonnée de l'enthousiasme avec lequel elle évoqua cet Andrew, un jeune médecin interne dans un hôpital londonien! Angela avait les yeux brillants et des accents exaltés qu'elle ne lui avait jamais connus auparavant... — Alors, quand comptes-tu me présenter

cette perle, lui demanda Barbara. Angela expliqua qu'elle avait déjà prévu

d'organiser chez elle une petite soirée entre amis, à laquelle Andrew bien sûr, assisterait.

— Il te plaira, tu verras. C'est un garçon formidable. Vous aurez l'occasion de parler — nous ne serons pas très nombreux. Une douzaine, au maximum. De toute façon, mon studio pourrait difficilement contenir davantage.

Elles discutèrent encore de l'événement, des personnes à inviter, des possibilités de menu, et Barbara promit de l'aider à faire la cuisine. Cela la distrairait de ses problèmes, pensait-elle. Et Dieu sait qu'elle avait des inquiétudes. Il lui restait désormais neuf semaines avant la date prévue de l'accouchement. D'ici là, elle espérait bien trouver un logement... et une nourrice. La clinique qui assurait son suivi médical lui en avait donné une liste.

Barbara en avait rencontré deux, qui lui plaisaient l'une et l'autre; mais cela l'ennuyait de prendre des engagements fermes tant qu'elle ne savait pas où elle habiterait. Et puis, elle aurait encore six semaines de congé de maternité après la

naissance, ce qui lui laissait un peu plus de trois mois au total pour prendre une décision.

D'un côté, ce délai confortable était un soulagement, mais de l'autre, prolonger une situation emplie d'incertitudes la tracassait. En plus, pour ne rien arranger, elle était souvent fatiguée en ces derniers mois de grossesse.

Aussi, la soirée d'Angela lui apparaissait-elle dans ce contexte comme une fête, et ce fut avec plaisir que Barbara participa aux préparatifs. Elles cuisinèrent une immense paella, qu'elles mirent au four pour la tenir au chaud, recouverte d'un papier aluminium, et Barbara fit un saladier géant de mousse au chocolat qui fut placé au réfrigérateur une bonne heure avant l'arrivée des invités.

Le premier à se présenter fut Andrew, à qui Angela réserva un accueil empressé — et ce d'autant plus qu'il tenait dans chaque

main une bouteille de Champagne ! — Formidable ! Tu es un amour !

s'exclama-t-elle, se suspendant à son cou pour l'embrasser.

Il plut aussitôt à Barbara. C'était un grand garçon très mince, brun aux yeux noisette, pas beau à proprement parler, mais avec un sourire si sympathique qu'il en était communicatif. — Voici Barbara, lança négligemment

Angela en la désignant. Tu te souviens, je t'ai déjà parlé d'elle?

Barbara fut un peu confuse — qu'avait bien pu lui raconter Angela? Elle croisa les yeux noisette, mal à l'aise, et Andrew lui adressa un chaleureux sourire et lui tendit la main. — Bonjour. Moi, c'est Andrew, et si j'en

juge à votre mine, vous vous inquiétez de ce qu'a pu me dire Angela?

Barbara sourit et se détendit. — C'est un peu ça ! — Comme si elle avait lieu de s'inquiéter!

intervint Angela. Ah... on sonne de nouveau

à la porte. Pendant que je vais ouvrir, débouche le Champagne, Andrew veux-tu? Barbara, essaie de dénicher des verres qui conviennent ! — Elle adore commander son monde, dit

Andrew par taquinerie. Mais Angela filait déjà pour accueillir les

nouveaux arrivants. Bientôt, la pièce se remplit de monde et du

brouhaha grandissant des conversations. Barbara se trouva prise dans un tourbillon d'activités, et ce fut seulement plus tard dans la soirée qu'elle eut de nouveau l'occasion de parler avec Andrew. En la voyant revenir de la cuisine avec un plateau de verres qu'elle venait de laver, il fronçait un sourcil réprobateur, confia son chargement à un garçon qui passait par là, puis s'adressa à elle en ces termes : — Et maintenant, Barbara, trêve

d'agitation ! Il délogea gentiment un petit groupe

installé sur le canapé, et lui intima de

prendre leur place. Comme elle commençait à protester, lui-même la fît asseoir. Mais la confusion de la jeune femme s'accrut lorsqu'il lui souleva les jambes pour qu'elle s'allonge sur le siège. — Les pieds légèrement relevés, s'il vous

plaît, pour activer la circulation ! Elle obtempéra sans broncher cette fois,

peu désireuse de devenir l'objet de l'attention générale, comme cela en prenait la tournure. — Tu ne vas pas accoucher? s'inquiéta

quelqu'un. — Sûrement pas, répondit Andrew. Mais

elle s'est beaucoup trop dépensée ce soir, elle a besoin de se reposer.

Lui-même s'installa à une extrémité du canapé, prit les pieds de Barbara sur ses genoux et, à sa plus grande surprise, lui retira ses chaussures! — Angela me disait que vous cherchez un

logement bon marché pour y vivre avec votre bébé, remarqua-t-il, tout en

commençant à lui masser presque distraitement les chevilles. — Autant dire que je demande la lune,

répondit-elle en essayant de dissimuler sa gêne. — Presque ! admit-il en riant. Trouver un

logement à Londres à un prix abordable relève quasiment de l'impossible. Mais si vous n'êtes pas fixée sur Londres, je peux peut-être vous aider.

Le naturel d'Andrew eut cependant tôt fait de la détendre. Son attention se fixa sur cette nouvelle intéressante. — Vraiment? Andrew s'expliqua : — Je ne voudrais pas vous donner trop

d'espoirs — l'idée pourrait ne jamais aboutir, mais voilà de quoi il retourne. Ma mère vit seule dans une grande maison — elle est veuve depuis cinq mois. Elle n'a jamais loué de chambre mais, si je le lui suggérais, il n'est pas du tout impossible qu'elle accepte de vous prendre comme

pensionnaire. Voyant s'éclairer toute la physionomie de

Barbara, il crut bon d'ajouter : — Je vous le répète, c'est une idée qui

m'est venue. Il faudrait la lui soumettre, bien sûr. Justement je dois aller la voir samedi prochain. Depuis que mon père est mort, la solitude lui pèse, et elle attend avec impatience mes visites. Je le comprends, mais mon métier ne me laisse guère de loisirs. Je fais de mon mieux. — Quel âge a-t-elle? — Soixante-quatre ans. Ce n'est pas si

vieux. En fait, il lui manque juste un peu de compagnie. — Où habite-t-elle ? — Au fin fond de l'Essex — un village non

loin de l'estuaire de la Tamise, près de Burnham. Et c'est là qu'il risque d'y avoir un problème. Habiter là-bas et travailler à Londres supposerait des temps de trajet épuisants. Mais vous devriez pouvoir trouver un emploi sur place... Ecoutez,

Barbara, je propose que vous vous rencontriez toutes les deux pour en discuter — si tant est que vous soyez intéressée ! — Et comment! s'exclama-t-elle, avec un

enthousiasme qui amusa Andrew. Il fut alors convenu que Barbara

accompagnerait Andrew le samedi suivant dans l'Essex.

Infatigable, il lui massait toujours les chevilles, et elle savourait pleinement tout le bien-être que cela lui procurait.Mais Angela parut sur, ces entrefaites et, avec son habituel franc-parler, les apostropha :

— Que complotez-vous tous les deux

depuis un moment? Que signifient ces messes basses?

Et sans leur laisser le temps de répondre :

— A croire, Andrew, que tu es un fétichiste du pied. Tu es là, à caresser celui de Barbara depuis un bon quart d'heure !

Mortifiée, Barbara ôta aussitôt ses pieds

des genoux d'Andrew et les posa par terre. — Que vas-tu imaginer. Angela? Andrew

me massait les chevilles parce qu'elles sont enflées. C'est tout !

— Ah, oui, c'est tout? dit-elle, manifestement peu convaincue.

— Parfaitement! Regarde-moi bien! J'ai l'air d'une baleine en ce moment — il n'y a aucun risque qu'Andrew me trouve attirante ! Figure-toi qu'il m'a peut-être trouvé un logement, ajouta-t-elle dans la foulée pour changer de sujet.

— Un logement ? Et où ça ? Quand Andrew le lui eut expliqué,

Angela fit la grimace. — Mais cela signifierait qu'elle quittera

Londres, ses amis... moi, par exemple. Barbara est une Londonienne, elle ne se plaira pas à la campagne. Et elle me manquera.

Barbara la caressa d'un sourire affectueux. — Toi aussi, tu me manqueras, ainsi que

tous mes amis. Mais à mon avis, je vais

devoir quitter Londres. C'est la seule façon pour moi de m'en sortir, je le crains. — Non, pas la seule, rétorqua Angela. Il te

reste toujours la solution de Gilles Kent. — Pas question ! Je n'accepterai pas la plus

petite aide de sa part ! Elle protesta avec une telle détermination

qu'elle mit fin à la discussion. Le lendemain soir, Barbara reçut un coup

de téléphone d'Andrew : sa mère voulait bien la rencontrer afin d'étudier avec elle les possibilités de la loger.

Barbara appréhendait beaucoup cette rencontre, ce en quoi elle avait tort, Mme Colpitt se révélant aussi avenante et sympathique que son fils. C'était une énergique petite bonne femme aux cheveux gris, souriante et d'un abord très agréable. — Un peu de compagnie me mettrait du

baume au cœur, avoua-t-elle d'emblée à Barbara. Certains jours, je ne vois personne, hormis quand je vais au village et que j'échange quelques mots avec l'épicière ou

une voisine. Cela dit, nous serions indépendantes. Vous disposeriez d'un logement bien à part dans la maison, avec une entrée personnelle. Mais venez, allons le visiter, vous me direz ce que vous en pensez.

L'appartement plut beaucoup à Barbara. Sans être très spacieux, il disposait de sa propre cuisine, d'une pièce faisant office de salon et salle à manger, d'une petite chambre ainsi que d'une minuscule salle de bains.

En l'espace d'une demi-heure, tout fut réglé.

Barbara emménagerait dans trois semaines, date à laquelle commençait son congé de maternité. Si bien qu'elle avait plusieurs mois devant elle avant de se soucier de la recherche d'un nouvel emploi. Cela lui laisserait le temps de s'adapter à son futur cadre de vie. Par ailleurs, elle allait devoir s'organiser matériellement pour l'arrivée du bébé, notamment trouver

un nouveau médecin et s'inscrire à la maternité du secteur, comme le lui fit remarquer Andrew quand il la raccompagna à la gare en fin d'après-midi.

Mais, désormais, la jeune femme pouvait appréhender l'avenir avec plus de sérénité.

Le dimanche, n'ayant heureusement aucun impératif pressant, elle fit la grasse matinée jusque vers 10 heures. Après le petit déjeuner, elle s'installa à la table du salon afin de dresser la liste des problèmes à régler avant le déménagement. Barbara s'était habituée à l'idée qu'elle avait encore du temps or, désormais, plus que trois semaines, trois petites semaines, la séparaient de son installation en province. Sa vie allait changer — elle quitterait tout ce qui lui était familier, son travail, son logement, sa ville, ses amis, et ce grand saut dans l'inconnu faisait naître en elle une sourde angoisse...

Elle se ressaisit néanmoins très vite. Tout

se passerait bien ! C'était ce qu'elle se répétait depuis des mois : elle s'en sortirait! Pourquoi commencer à s'imaginer le contraire?

La sonnette de l'entrée interrompit ses réflexions. Un dimanche matin, ce ne pouvait être qu'Angela ! Tout heureuse à cette idée, Barbara alla ouvrir. Elle avait tenté de joindre son amie au téléphone, la veille, pour lui annoncer les dernières nouvelles, mais Angela était de sortie, et Barbara, fatiguée de sa journée dans l'Essex, s'était couchée sans attendre son retour pour réitérer son appel. Depuis quelque temps, d'ailleurs, elle se mettait au lit de très bonne heure, bien qu'elle eût souvent un sommeil léger, ponctué de fréquents réveils. En ouvrant, elle s'exclama gaiement — Andrew est vraiment adorable ! Tout est arrangé...

Horreur! Il ne s'agissait pas d'Angela comme elle l'avait sottement présumé, mais de Gilles Kent !

— Ah, oui? Qu'est-ce qui est arrangé? demanda-t-il, avec son habituel air arrogant.

Et Barbara, au comble de la confusion, bredouilla :

— Mon Dieu... je croyais que c'était Angela!

— Comme vous pouvez le constater, non, répondit-il sèchement. Mais qu'est-ce qui est arrangé? Une sortie que vous aviez prévue pour aujourd'hui, peut-être?

— Non, mais... — Mais quoi? s'impatienta Gilles. Vous

avez aiguisé ma curiosité, Barbara. En parlant, il s'avança d'un pas et, en

dépit de ses réticences, elle s'effaça pour le laisser entrer, se demandant fébrilement si elle devait le mettre au courant de ses projets.

Non, mieux valait qu'il les ignore ! Qu'elle rompe une bonne fois avec son passé et n'entende plus parler de lui, qu'elle oublie tous les mauvais souvenirs qu'il lui

rappelait! Après avoir refermé la porte sur son

visiteur, elle le rejoignit dans le salon où il l'avait précédée. Et là, Barbara comprit qu'elle n'aurait pas le choix : Gilles avait pris la liste qu'elle avait abandonnée sur la table, et la lisait, sourcils froncés.

— De quoi s'agit-il? demanda-t-il d'un ton brusque.

— J'ai trouvé un nouvel appartement, balbutia Barbara. J'emménage dans trois semaines — cela coïncidera avec le début de mon congé de maternité — et je viens d'établir la liste de tout ce que j'ai à faire d'ici là.

— Tiens donc. Où est-il, cet appartement? Sans la laisser répondre, il ajouta, glacial

: — Et qui est donc cet Andrew ?

5. La question lui avait coupé le souffle ;

Barbara tenta de se ressaisir. — Eh bien... l'appartement en question...

C'est son appartement, voilà! Gilles se raidit. — Son appartement? répéta-t-il avec

rudesse. Dois-je comprendre que vous allez vivre avec cet homme? — Non ! se défendit-elle, rougissant

jusqu'aux oreilles. Bien sûr que non ! Vous... vous me perturbez ! Je voulais simplement dire que ce logement appartenait à Andrew... — Andrew, comment? Quel est son nom de

famille? interrompit sèchement Gilles. — Colpitt, répondit Barbara, agacée, car

elle détestait qu'il s'adresse ainsi à elle, comme s'il était le procureur, et elle, sur le banc des accusés. C'est son logement, mais il ne l'occupe pas en ce moment. Il est

médecin, il habite à l'hôpital où il travaille, à Londres. — C'est là que vous l'avez rencontré? C'est

lui qui vous suit peut-être ? — Non, nous avons été présentés par mon

amie. Comme elle lui avait parlé de mes difficultés pour trouver un appartement, Andrew m'a proposé le sien, dans l'attente d'une meilleure opportunité. Il est situé dans l'Essex, tout près de l'estuaire de la Tamise, quelque part entre Malden et Burnham... — C'est à une trentaine de kilomètres à

peine de chez nous, fit remarquer Gilles. Cette particularité avait échappé à

Barbara. Elle ne s'était rendue que de rares fois

chez les Kent, Warlock House, et n'en gardait d'ailleurs pas de très bons souvenirs. Bien que l'endroit fût très agréable et la campagne alentour magnifique, elle ne s'était jamais senti vraiment à l'aise dans le manoir familial.

Comme il était curieux qu'elle n'ait pas songé à cela en s'installant dans le village d'Andrew ! Mais peut-être avait-elle délibérément écarté de son esprit ce détail importun... — Et votre travail? demanda Gilles. Vous

ne ferez tout de même pas le trajet tous les jours pour vous y rendre ? — Non, évidemment, la distance est trop

grande. C'est pour cette raison qu'Andrew a dû renoncer à occuper logement, comme je vous l'expliquais. Personnellement, ça ne me gêne pas vraiment, car je serai bientôt en congé de maternité et pour plusieurs mois...

Il hocha pensivement la tête. — J'aurais pu rester ici, à Londres, jusqu'à

la naissance du bébé, reprit Barbara, mais il m'aurait fallu toute façon déménager ensuite. Aussi, quand Andrew m’a| proposé ce logement, j'ai sauté sur l'occasion. Gilles la considérait d'un œil sombre. — Et s'il décide de revenir s'y installer?

demanda-il avec un rictus cynique. Cela ne vous a pas traversé l'esprit? Ne me faites pas croire que sa proposition est parfaitement désintéressée ! — Vous ne comprenez pas! Je n'ai pas dû

être assez explicite. Voilà... —Oh, si ! coupa Gilles. J'ai parfaitement

saisi! — Non ! Vous tirez les conclusions qui vous arrangent. Vous le faites exprès! Dans le seul but de m'offenser. Vous cherchez à me culpabiliser, comme vous l'avez toujours fait !

L'expression de Gilles se durcit plus encore.

— Je ne fais que constater l'évidence. Je vous ai proposé mon aide, vous l'avez refusée; mais vous acceptez celle de cet homme. Pourquoi ? Est-ce un ami de longue date?

Elle hésita puis, par honnêteté, secoua négativement la tête.

— Mais ça n'entre pas en ligne de compte,

ajouta-t-elle d'un ton bourru. Il afficha un sourire glacial. — Vous trouvez? Alors, depuis combien

de temps le connaissez-vous ? — Euh... un certain temps. — Mais encore? Quelques mois?

Quelques semaines ? Comme elle ne répondait pas, il ajouta,

méprisant : — Et vous acceptez son aide alors que

vous avez refusé la mienne? — C'est différent, protesta-t-elle, soudain

exaspérée. Je préférerais mourir plutôt que d'accepter quoi que ce soit de vous ou votre famille! Et vous savez parfaitement pourquoi. Ce que je fais ne vous regarde pas. Je ne vois pas de quel droit vous m'interrogeriez comme si j'étais dans le box des accusés et vous le procureur. Ou le juge! Car c'est bien ce dont il s'agit — vous vous croyez en droit de me juger, n'est-ce-pas? Vous m'avez toujours donné cette impression.

Elle acheva cette tirade avec des tremblements dans la voix, dans tout le corps, tant l'émotion en elle était vive. Une émotion faite d'un mélange de sentiments aussi divers que le désespoir, la colère ou l'amertume.

Mais il se contenta de répondre : — Vous ne devriez pas vous mettre dans

de tels états. Ce n'est sûrement pas bon pour le bébé.

Barbara avait envie de hurler. Cet homme était infernal! — Allez-vous-en! s'écria-t-elle, excédée. Je

ne veux pas de vous ici. Et vous êtes prié de ne plus surgir ainsi l'improviste chez moi. Nous n'avons rien à nous dire, nous n'avons aucune sympathie l'un pour l'autre. Je ne veux plus jamais vous revoir.

Cette fois, enfin, l'offensive fit mouche. Elle vit ses narines frémir, ses yeux étinceler de façon menaçante. Remuant à peine les lèvres, il répliqua : — Dommage, Barbara, parce que vous

allez être obligée de me revoir! J'ai consulté mon avocat... — Votre avocat ! répéta-t-elle en

blêmissant. — Oui, et l'entretien s'est révélé très

édifiant, dit-il d'une voix triomphante, Malcolm a laissé un testament, figurez-vous. Il l'avait rédigé avant de vous connaître mais cela n'ôte rien à sa validité; mon frère me désigne comme son exécuteur testamentaire. Ce qui implique, vous l'aurez compris, que je vais régler toutes ses affaires, d'un point de vue légal. Il laisse certains biens, notamment un coquet capital, ainsi que sa part, bien sûr du patrimoine familial. J'en étais normalement l'héritier mais, d'après mon avocat, votre enfant pourra en totale légalité se prévaloir d'un droit sur la succession de son père... — Peu m'importe ! Je ne réclamerai rien! — Des droits qu'en tant qu'oncle de

l'enfant ainsi| qu'exécuteur, je compte bien faire appliquer — que cela vous plaise ou

non, poursuivit Gilles, imperturbable. L'enfant de Malcolm ne sera pas dépossédé de ses droits. De toute manière, la question se serait très certainement posée un jour. Vous dédaignez cet argent, mais l'enfant plus tard, ne tiendra sûrement pas le même discours. Autant prendre en compte le problème dès maintenant.

Barbara se mordit la lèvre. — Soit. Je ne dois pas pouvoir m'y

opposer, j'imagine. Mais je n'accepterai pas d'argent! Vous n'avez qu'à le déposer sur un compte à son nom par exemple. — C'est une possibilité. C'est même, sans

doute, la solution qui sera retenue, puisque l'enfant n'est pas encore né, approuva-t-il d'un ton doucereux. Ce qui, naturellement, soulève d'autres questions majeures. — Lesquelles ? demanda Barbara,

brusquement étreinte par une sourde angoisse. — Celles de la garde et du droit de visite. — Pardon?

— En tant qu'exécuteur testamentaire de mon frère, je serai aussi amené à gérer les placements financiers effectués pour le compte de l'enfant, ce qui ferait de moi le tuteur légal, énonça Gilles, avec un calme, un flegme qui lui mettaient les nerfs à vif. — Malcolm ne vous a pas nommé tuteur

du bébé, il ne savait même pas que j'étais enceinte ! — Bien sûr que non, approuva-t-il, avec un

sourire narquois. Mais s'il avait su qu'il allait être père, et s'il avait pu prévoir qu'il mourrait prématurément, je suis sûr qu'il aurait pris des dispositions pour faire de moi le tuteur de l'enfant, tout comme il m'a nommé exécuteur de son testament — Malcolm avait confiance en moi. Il savait que je veillerais sur ses intérêts, et, comme l'enfant fait partie d'une certaine façon de son héritage, je vais par conséquent devenir le tuteur légal de cet enfant. — Ce n'est pas possible ! balbutia Barbara,

le souffle court.

Elle sentit ses jambes se dérober, et eut juste le temps de s'asseoir sur la chaise la plus proche.

En deux enjambées, Gilles la rejoignit. — Ça va? Vous n'allez pas vous évanouir? Elle secoua la tête, fermant les yeux pour

se soustraire au feu inquisiteur du regard de Gilles, qui demanda d'un ton inquiet : — Voulez-vous boire quelque chose ? Du

thé ? Un peu de cognac ? — Juste un verre d'eau, s'il vous plaît...,

articula faiblement Barbara. Il disparut aussitôt et revint quelques

secondes après avec un verre qu'il plaça entre ses mains et l'aida à porter à ses lèvres, comme si elle était un enfant.

La jeune femme but avec avidité, les yeux toujours clos, mais néanmoins consciente de la chaleur de ses mains, de sa présence troublante à ses côtés. Non, elle ne se sentait vraiment pas la force de s'opposer à lui. Aussi, quand il se releva et demanda comment elle se sentait, Barbara répondit :

— J'aimerais m'allonger un moment. Si ça ne vous ennuie pas de me laisser me reposer...

Il y eut un silence. — Pourrions-nous d'abord terminer notre

discussion? demanda-t-il froidement. Il serait bon, je crois, que vous soyez au courant des mesures légales que je compte prendre. — Des mesures légales? Affolée, elle rouvrit grand les yeux et

sursauta de le sentir toujours aussi près. — Oui. Je compte devenir tuteur légal de

l'enfant en vertu de mon statut d'exécuteur testamentaire, et je suis sûr que la justice accédera à ma requête. — Je suis la mère du bébé ! lui rappela

Barbara avec véhémence. Cela le fît doucement sourire. — Vous n'avez pas d'argent, pas de

logement propre, bientôt vous serez sans emploi et totalement dépendante de l'aide publique. Et même si vous retrouvez du

travail, ce n'est pas votre maigre salaire qui vous permettra d'élever un enfant et de subvenir correctement ses besoins.

Elle ne pouvait contredire une seule de ces affirmations et demeura dans un silence farouche. — C'est la vérité, n'est-ce pas? reprit-il.

Alors que pour ma part, j'ai les moyens d'offrir à l'enfant de réelles perspectives d'avenir — bref, le genre de vie qu'il aurait eu si Malcolm avait vécu et vous avait épousée. — L'argent n'est pas tout dans la vie.

J'aimerai mon bébé, et je ferai en sorte qu'il soit heureux, répliqua Barbara, retenant ses larmes avec peine. — Je n'en doute pas, mais la vie serait dure

pour vous deux, et il n'y a pas de raison qu'il en soit ainsi ! Vous êtes têtue et égoïste, Barbara. — Egoïste ! explosa-t-elle, indignée. — Comment appeler cela autrement? Vous

ne vous préoccupez pas de ce qui est bon

pour le bébé, vous ne pensez qu'à vous. Vous avez une vieille rancune contre moi parce que j'étais opposé à votre mariage avec mon frère. Du coup, vous refusez mon aide, même si votre enfant doit en pâtir.

Elle se mordit nerveusement la lèvre, réduite au silence, une fois de plus à court d'arguments.

Et Gilles poursuivit : — Nous pourrions demander à la justice de

trancher, certes, mais je gagnerais, c'est évident.

Elle le considéra sans broncher, ne doutant pas un seul instant qu'il disait vrai. Gilles avait toujours le dernier mot. Malcolm ne le lui avait-il pas dit et répété? Déjà, elle avait le sinistre pressentiment qu'il allait remporter la bataille qui les opposait, et qu'elle serait impuissante à se défendre.

Comme elle continuait de se taire, il reprit la parole : — Je ne conteste pas votre droit, en tant

que mère, à avoir la garde de l'enfant. Mais de mon côté, en tant que tuteur, j'estime qu'il serait peut-être nécessaire de me reconnaître juridiquement certains droits — en rapport par exemple avec des choix d'éducation, de domicile... — ainsi que de nous garantir, à ma mère et moi-même, la possibilité de rendre visite à l'enfant. — Je vous ai déjà dit que votre mère

pourrait voir le bébé! Barbara n'en menait pas large. Toutes ces

références à la loi l'inquiétaient. Allait-il bientôt revendiquer l'enfant, tenter de le lui enlever? En avait-il vraiment la possibilité? Seul un avocat pourrait le lui dire; mais une consultation coûterait cher !

— Je sais, acquiesça tranquillement Gilles. Mais il est toujours plus sage de formaliser par écrit ce genre d'engagement. Qui sait, vous changerez peut-être d'avis plus tard, ou vous nierez avoir fait pareille promesse.

— Je ne suis pas ainsi !

Il haussa les épaules. — Nous préférerions tout de même que

ces choses soient couchées noir sur blanc... Et ce n'est pas tout. L'enfant héritera des biens de Malcolm mais il ne portera pas son nom, et cela chagrine beaucoup ma mère. Elle aimerait qu'il s'appelle Kent.

Barbara soupira. — J'ai déjà réfléchi à cela, avoua-t-elle

après une hésitation. Moi aussi, je préférerais que mon bébé porte nom de son père, mais cela risque d'être gênant que lui et moi n'ayons pas le même nom de famille.

— En effet... Mais il y aurait une solution. — Ah, oui? Laquelle? Impassible, il répondit : — Vous pourriez m'épouser avant que le

bébé naisse ainsi, selon la loi, il porterait le nom de Kent.

Barbara le fixa, abasourdie, se demandant s'il s'agissait d'une plaisanterie, ou même si elle avait bien

entendu. — Ce n'est pas drôle! murmura-t-elle

enfin d'une voix étranglée. — Mon but n'était pas d'être drôle ! — Comment? Il n'est pas possible que

vous parliez sérieusement ! — Je suis on ne peut plus sérieux,

Barbara, répondit-il de ce ton posé, presque détaché, qui lui donnait de plus en plus l'impression d'être en pleine science-fiction. Nous voulons nous prémunir pour l'avenir. Ma mère a songé notamment que vous pourriez vous marier avec quelqu'un d'autre... Elle secoua la tête. — Non, je ne ferais pas ça... — C'est ce que vous dites aujourd'hui. Le

décès de Malcolm est encore très récent Mais vous êtes jeune, le temps guérira vos blessures, et vous rencontrerez bien un jour un autre homme. Ce médecin dont vous me parliez, par exemple... Ce Dr Colpitt... Je suis persuadé qu'il a des vues sur vous,

sinon il ne vous aurait jamais offert si généreusement son toit. — Andrew n'a aucune vue sur moi ! — C'est que vous n'avez pas dû encore vous

apercevoir que vous lui plaisez! s'impatienta Gilles. De toute façon, si ce n'est pas lui, ce sera un autre. Vous êtes belle, vous ne resterez pas longtemps célibataire, même avec un enfant. Tôt ou tard, il est évident que vous vous marierez, et votre époux exigera peut-être que le bébé porte son nom; il nous empêchera alors de le voir; peut-être même tentera-t-il de faire main basse sur ses biens. Nous devons préserver nos droits, ainsi que ceux de l'enfant. — Vous êtes fou ! Complètement fou ! Il se mit à rire, ce qui ne fit qu'ajouter au

désarroi de Barbara. — Au contraire, je ne suis que l'expression

même du bon sens. Nous ne permettrons pas que vous épousiez quelqu'un d'autre et que l'enfant de Malcolm passe ainsi sous la coupe d'un étranger. Et comme il ne reste

guère de temps avant la naissance, je suggère que nous nous mariions civilement le plus tôt possible.

Ce fut le coup de grâce. Barbara demeura hagarde, le souffle coupé. — Mais... c'est insensé... Je... je... — Je me charge de toutes les formalités,

dit-il, coupant court à ses bredouillements. Elle se mit à secouer désespérément la

tête, tandis qu'il enchaînait : — Je propose de n'inviter que la proche

famille. Votre mère, la mienne, ma sœur et son mari. Pas d'amis. Pas même votre copine, Angela.

— Non. Non! hurla presque Barbara. Je n'ai pas l'intention de vous épouser, vous entendez?

— Pour le lieu de la cérémonie, avez-vous des préférences? Peut-être à Londres? Cela passerait plus inaperçu que chez moi, dans l'Essex. Si l'on peut éviter d'attirer l'attention...

Barbara leva les yeux au ciel.

— Ce n'est pas possible... pas possible... — Au fait, je vous demanderai de signer

un contrat prénuptial — c'est devenu une pratique courante, de nos jours. Vu le contexte un peu particulier de notre mariage, je me dois de me protéger, vous le comprenez...

— Mais je ne me marierai pas avec vous ! martela Barbara.

— Bien sûr, je ferai établir par la même occasion tous les documents légaux relatifs à l'enfant de Malcolm, afin qu'il n'y ait aucune ambiguïté ultérieurement quant à la paternité...

Barbara n'en pouvait plus de ce dialogue de sourds. Elle se leva et, avec un calme dont elle fut la première étonnée, déclara:

— Je vais partir d'ici, quitter cet appartement. Et vous aurez beau dire, beau faire, cela n'y changera rien ! Je ne me marierai pas avec vous. J'espère même n'avoir plus jamais à vous revoir. Et il faudra que vous me traîniez en justice pour

exercer des droits sur mon enfant, car j'ai bien l'intention de me battre contre vous, quoi qu'il m'en coûte !

— C'est simple, il vous en coûtera votre enfant !

Elle le fixa, pétrifiée de stupeur. — Vous ne seriez pas capable de... de... — Détrompez-vous! Un frisson glacé la parcourut. Elle était

piégée. Gilles venait de lui en apporter la démonstration : quoi qu'elle fasse, où qu'elle aille, il se dresserait sur son chemin, l'obligerait à se plier à ses exigences. — Vous m'épouserez, Barbara, lâcha-t-il,

comme pour confirmer cette terrifiante analyse.

Alors, la jeune femme ne contrôla plus ses réactions. Epouvantée, elle tourna les talons pour fuir. Mais où? Avait-elle seulement une issue ? De toute façon, Gilles la rattrapa quelques mètres plus loin en l'agrippant par les épaules. — Otez vos mains de moi! lança-t-elle,

frémissante. Vous auriez beau être le dernier homme sur terre que je refuserais de vous épouser ! Je vous déteste !

A ces paroles, il l'observa fixement, immobile, les traits contractés en un masque dur, impénétrable. Un masque qui bientôt se fendilla, exprimant alors une telle colère qu'il en devint terrifiant. — C'est dommage, dit-il entre ses dents.

Car, que je vous plaise ou pas, vous allez m'épouser, Barbara. Autant vous résigner à cette idée. — Non, murmura-t-elle, hypnotisée par

l'éclat magnétique de son regard. Comment pourrais-je me marier avec vous ? Je ne supporte même pas que vous me touchiez !

A peine eut-elle laissé échapper ces mots qu'elle comprit son erreur. Ce n'était vraiment pas la chose à dire en telles circonstances, et l'expression de Gilles, plus menaçante que jamais, lui en apportait la preuve ! — Vraiment? Eh bien, nous allons voir,

Barbara... Déjà, il se penchait vers elle. L'affolement

la saisit. — Non ! Arrêtez ! Je... Mais la pression de sa bouche la fit taire.

Sous l'assaut, la tête de Barbara bascula même en arrière. Elle se débattit, tenta de le repousser, mais il l'enlaça plus étroitement, pressant son corps contre le sien, le parcourant tout entier de ses mains, depuis les hanches jusqu'aux épaules, le cou, la gorge, les seins. Elle ne pouvait presque plus respirer, et bientôt se mit à trembler tandis qu'une chaleur traîtresse montait en elle sous l'action de cette étreinte follement sensuelle et d'un baiser qui, de seconde en seconde, devenait de plus en plus passionné.

Une réaction à laquelle Barbara était loin de s'attendre! Ce fut un choc, un tel choc qu'elle en perdit jusqu'à la force de lutter... et ne put que se soumettre à la loi du désir qui la possédait. C'était elle qui maintenant

s'accrochait à lui, caressait son corps, dont elle percevait la chaleur à travers les vêtements, et qui semblait vibrer à l'unisson du sien. La passion les réunissait dans une : même puissante ivresse. Eperdue, elle finit par s'abandonner totalement, telle une fleur trop lourde pour tenir droite sur sa tige...

Quand Gilles mit enfin un terme à son baiser, Barbara n'était pas loin de défaillir. Il scruta son visage, et elle l'observa en retour, égarée, incapable pour l'heure de la moindre pensée cohérente. Il lui sembla, néanmoins, que Gilles était pareillement ému, et cela augmenta sa propre émotion. Se pouvait-il qu'il ressente le même trouble? Mais que leur arrivait-il donc ?

Un petit sourire moqueur se dessinait à présent sur ses lèvres. — Alors, que disiez-vous juste avant? Barbara se sentit rougir et détourna le

regard. Avec le retour à la réalité, elle se maudissait. Comment avait-elle pu le

laisser agir ainsi ? Comment avait-elle pu se laisser humilier de la sorte? Dans un sursaut d'amour-propre, elle se rebiffa : — Ne criez pas victoire ! Vous avez eu le

dessus parce que vous êtes plus fort physiquement, mais n'allez pas croire que j'ai trouvé plaisir à cette démonstration virile! Et je vous préviens : si vous vous avisez de nouveau de me toucher, je porterai plainte !

Il frémit, non plus de plaisir, cette fois, mais de rage. — Il n'empêche, Barbara, vous

m'épouserez! Sinon, il vous faudra en assumer les conséquences et, croyez- moi, je gagnerai. Au bout du compte, je finis toujours par gagner.

Elle le croyait et garda le silence. Quelle alternative avait-elle ?

— Ce n'est pas possible ! s'indigna Angela quand elle apprit la nouvelle. Tu n'as cessé de répéter à quel point tu détestais cet

homme, et voilà que tu m'annonces que... Non, je n'y crois pas ! C'est insensé ! Tu ne peux pas te marier avec lui ! — Tu étais la première à me conseiller de

lui demander de l'aide ! fit remarquer Barbara. — Tu sais très bien ce que je voulais dire !

Je maintiens que la famille Kent devrait t'aider. Après tout, cet enfant est aussi celui de Malcolm. Et je suis sûre que d'un point de vue juridique, tu serais fondée à leur réclamer quelque chose. Dieu sait qu'ils sont suffisamment nantis ! Cela ne les priverait pas s'ils te donnaient un peu d'argent. — L'argent, voilà le maître mot, répondit

d'un ton amer Barbara. Tu as raison, je pourrais leur demander un soutien financier. Mais ils ont appris que l'enfant serait en droit de réclamer sa part de l’héritage de son père, et cela leur a donné la frousse.

Tout le visage d'Angela s'éclaira.

— C'est formidable! Tu n'auras plus de soucis à te faire si... — Tu ne comprends pas ! interrompit

Barbara. Ils n'ont pas l'intention de m'allouer une somme d'argent — d'ailleurs, j'ai dit à Gilles que je ne voulais pas de leur argent — mais il ne me croit pas, il ne me fait pas confiance. D'après lui, je tiens ce discours aujourd'hui, mais rien ne le garantit que je ne changerai pas d'avis. Bref, il a décidé d'ouvrir un compte d'épargne au nom du bébé, un compte dont il assurera la gestion, étant donné que Malcolm l'a nommément désigné comme son exécuteur testamentaire.

Angola parut réfléchir. — Ça me paraît une bonne chose, non?

Malcolm aurait approuvé un tel projet, il me semble. Tu ne peux décemment refuser que le bébé hérite de la fortune de son père? — Bien sûr que non ! — Dans ce cas... je ne te suis plus, Barbara.

Tu me dis que Gilles t'a fait du chantage pour que tu l'épouses ! Et maintenant, tu prétends qu'il est d'accord pour que lé bébé hérite de sa part du patrimoine du Malcolm. — Mais oui, je viens de te l'expliquer! Ces

fonds seront versés sur un compte épargne dont Gilles entend assurer la gestion. Mais il a peur que j'épouse un jour quelqu'un d'autre qui aurait un droit de regard sur cet argent en tant que beau-père de l'enfant. Aussi, par sécurité, il préfère se marier avec moi, conserver ainsi son autorité sur le bébé et s'assurer du même coup que l'argent restera dans le giron des Kent. Angela ouvrit d'abord des yeux ronds puis

s'absorba dans un silence pensif. — Ça se comprend. — Tu trouves ? répliqua Barbara,

indignée. Il faut être dénué de toute espèce de sentiments pour imaginer un scénario pareil ! Son amie considéra avec curiosité sa mine

rebelle. — Ne te marie pas avec lui si tu le détestes

à ce point ! Après tout, il ne peut pas t'y obliger! — Si, il le peut. — Pas à notre époque, allons! Que veux-tu

qu'il fasse? Qu'il t'entraîne de force à l'église? — Non, il entamera une procédure pour

m'enlever le bébé juste après sa naissance. — Tu plaisantes ! s'exclama Angela,

incrédule. — C'est ce dont il me menace. Il

demanderait la garde de l'enfant sous le prétexte qu'il hérite d'une importante somme, et que, de mon côté, je ne suis pas en mesure de l'élever correctement. — Jamais aucune cour n'accéderait à

pareille requête ! Barbara eut un petit sourire mélancolique. — Peut-être... Mais s'il obtenait gain de

cause? Ce n'est pas à exclure. Quand on est riche, on peut s'offrir les meilleurs avocats,

on sait exploiter toutes les failles du système. Et de toute manière, il est clair que, matériellement, les Kent ont des moyens sans commune mesure avec les miens pour élever un enfant. Bien sûr, quantité de mères célibataires se débrouillent très bien, mais elles n'ont pas la vie facile, et la justice pourrait décréter qu'il serait dans l'intérêt de l'enfant de le confier plutôt à sa grand-mère.

Angela eut un air grave, cette fois. — C'est un risque, effectivement. — Il va falloir que j'appelle Andrew pour

lui expliquer la situation, et m'excuser ! soupira Barbara. Il a été si gentil... Et sa mère, également. Je suis sûre que je me serais beaucoup plu dans cet appartement. Ah, pourquoi la vie est-elle si... si pleine d'imprévus ? Au moment où je pensais avoir enfin trouvé la solution à mes problèmes, réorganisé tant bien que mal mon existence, voilà que le destin s'acharne de nouveau contre moi !

— Le destin... Tu veux dire, Gilles Kent ! Barbara hocha tristement la tête puis se

leva de la chaise, non sans difficulté, soutenant ses reins d'une main. Elle n'avait guère dormi la nuit précédente, en partie parce qu'elle avait longuement ressassé les propos de Gilles, mais aussi parce que le bébé, particulièrement agité, n'avait cessé de lui donner des coups de pied. Avant même qu'il vînt au monde, Barbara avait l'impression que ce serait un vrai Kent, un obstiné, un autoritaire. — A mon avis, il n'a pris la décision de

m'épouser qu'après que je lui ai annoncé mon intention d'emménager chez Andrew, dit-elle. Il craignait qu'il y ait quelque chose entre lui et moi; j'ai eu beau lui expliquer que ce n'était pas le cas, qu'aucun homme ne serait susceptible de s'intéresser à moi dans mon état, il n'y a rien eu à faire.

Angela ne commenta pas cette remarque, mais demanda au contraire avec un intérêt soudain :

— Comment comptes-tu t'habiller? La question fit rire malgré elle Barbara.

Cela ressemblait bien à Angela de se préoccuper, quelles que fussent les circonstances, de sujets vestimentaires ! — C'est bien le cadet de mes soucis ! De

toute façon, personne ne sera habillé. Si tant est qu'il y ait qui que ce soit! — Il y aura moi ! Et j'ai bien l'intention de

me pomponner ! — Désolée, je ne peux pas t'inviter; Gilles a

dit « pas d'amis », répondit Barbara avec regret. Juste la famille, et aussi limitée que possible. De toute manière, quel intérêt aurais-tu à y assister? Tu ne manqueras pas grand-chose, tu sais. Ce n'est pas un vrai mariage. De plus, j'ai l'impression que Gilles veut faire le moins de bruit possible autour afin de faire machine arrière quand bon lui semblera. — En tout cas, monsieur ne m'empêchera

pas d'être présente au mariage de ma meilleure amie, décréta Angela. Quels sont

ses projets pour la suite? Il compte te cacher quelque part jusqu'à la naissance du bébé?

Barbara pâlit. Elle n'avait pas encore songé à « la suite ». Et maintenant qu'Angela évoquait le sujet, la perspective de l'avenir l'emplissait d'appréhension, d'interrogations. Interrogations que son amie, toujours aussi directe, se chargea de formuler à haute voix : — Où allez-vous habiter par exemple? A

Warlock House ? Avec sa mère, cette vieille femme acariâtre ? Et que veux-tu dire par « ce n'est pas un vrai mariage »? Vous ne vivrez pas comme mari et femme, c'est ça?

Barbara n'en savait rien, elle ne put que secouer la tête dans un aveu d'impuissance. Ce qui laissa apparemment Angela stupéfaite.

— Tu es complètement dingue si tu acceptes de t'engager dans cette aventure !

Barbara convint en son for intérieur qu'elle avait raison. C'était de la folie d'épouser un homme qui ne l'aimait pas

d'amour, bien sûr, mais à qui elle n'était même pas sympathique. Pis, elle avait souvent eu le sentiment que Gilles la haïssait. Maintes fois, elle avait surpris au fond de son regard une lueur ardente, féroce, menaçante. Et cette tension qui s'installait entre eux dès qu'ils étaient ensemble, cette conscience aiguë qu'ils avaient l'un de l'autre l'effrayait !

Jusque-là, Barbara avait réussi à surmonter tant bien que mal cette situation — ils se voyaient très peu —, mais maintenant qu'elle allait devenir sa femme...

6.

Le mariage eut lieu trois semaines plus

tard lors d'une brève cérémonie civile. Une cérémonie si vite expédiée que Barbara eut presque l'impression de l'avoir rêvée.

Tout était si banal, si terre à terre. Elle portait un ensemble en lainage beige; Gilles, lui, était habillé de gris. Ni l'un ni l'autre ne souriait. Ils parlaient à voix basse dans le silence de la salle, exécutant comme des automates ce qui leur était demandé sans même échanger un regard.

Derrière eux, sur un banc, avait pris place une poignée de personnes : la mère de Gilles, sa sœur et son mari, la mère de Barbara, Angela et Andrew. Ils étaient en si petit nombre que Barbara les entendait respirer malgré le clapotis de la pluie.

Il pleuvait sur Londres. D'une certaine

façon, ce temps maussade semblait approprié à l'événement. L'atmosphère de la ville pluvieuse était empreinte d'une même morosité...

Evidemment, il n'y eut pas de repas, ni de réception — Gilles ayant décrété que, vu les circonstances, ce serait inutile. La cérémonie terminée, il l'entraîna rapidement à l'extérieur, de sorte qu'elle eut à peine le temps d'échanger quelques mots avec les invités. Ce dont, au fond, elle se réjouit — même si, par ailleurs, il lui déplaisait que Gilles se croie autorisé à lui donner des ordres. — Quel temps épouvantable, déplora sa

sœur, Linda en s'efforçant de ne pas regarder le ventre rond de Barbara. |

Elles ne s'étaient pas revues depuis l'enterrement de Malcolm, et bien que Linda eût été informée de sa grossesse, la voir enceinte lui causa manifestement un choc. — J'espère que vous avez fait bonne route?

lui répondit Barbara pour dire quelque

chose. Tous en étaient réduits à dire des

banalités, les sujets, ceux qui les préoccupaient réellement, étaient tabous.

Barbara avait aussi adressé quelques mots à Mme Kent, si insignifiants qu'elle les avait oubliés. Cette dernière avait répondu, sans que leurs regards se croisent vraiment. Peut-être pensaient-elles toutes deux à cet autre mariage qui n'avait jamais eu lieu?

Barbara ne pouvait que remarquer, cependant l'effrayante maigreur de la mère de Malcolm. Et quelle pâleur ! Cette femme, mince par nature, toujours élégante était maintenant littéralement décharnée, comme si mort de son fils avait rongé sa propre vie. En quelque mois, elle semblait avoir vieilli de dix ans.

Puis ce fut le tour d'Angela. Son amie était venue l'embrasser, la larme à l'œil. Craignant de céder elle aussi à l'émotion, Barbara s'était vite tournée vers Andrew

pour lui serrer la main. Elle n'avait pu, en revanche, parler à sa

mère dont elle avait noté l'air triomphant en entrant dans la salle. Elle était tendue aussi, mais d'excitation, de jubilation. Ce mariage inespéré de sa fille avec un si bon parti la comblait.

Bien évidemment, elle était sur son trente et un, impeccablement coiffée, maquillée, toute de soie vêtue, avec escarpins assortis, et un petit chapeau de soie blanc avec voilette.

Ces atours avaient dû lui coûter une petite fortune! Et ce serait à Gilles, sans doute, de payer la facture — Martha ferait le nécessaire pour cela. C'était tellement humiliant que Barbara éprouva presque de la haine pour sa mère à ce moment-là. — Nous partons, avait alors annoncé

Gilles, sans que Barbara eût encore décidé si elle allait ou non saluer Martha.

Et elle quitta les lieux, fermement guidée par la main de Gilles.

Une limousine les attendait à l'extérieur. Après l'avoir aidée à s'installer à l'arrière, Gilles s'assit à côté d'elle sur la banquette, et la voiture démarra sous la pluie fine qui tombait sans discontinuer sur Londres. Barbara laissa reposer sa tête contre le dossier et ferma les yeux de lassitude, soulagée cependant de n'avoir plus à échanger des civilités, sourire, faire semblant.

Gilles, lui, paraissait détendu. Très élégant dans son complet anthracite, il portait un œillet blanc à la boutonnière, seul signe de leur mariage. Il restait muet.

Au bout d'un moment, elle rouvrit les yeux et lui jeta un rapide regard du coin de l'œil. — Où allons-nous ? — A la maison. — A la maison ? répéta-t-elle, confuse, ne

sachant trop ce qu'il voulait signifier par là. — Oui, à Warlock. Barbara ne put réprimer un frisson. Pour

lui, Warlock House était peut-être « la

maison », mais en ce qui la concernait, c'était tout autre chose. Elle y avait été trop malheureuse, trop mal accueillie, les quelques fois où elle y était venue avec Malcolm, pour ne pas ressentir l'hostilité du lieu.

Gilles, à demi tourné vers elle, l'observait de ce regard perçant qui la troublait tant, les sourcils froncés comme s'il devinait ses réticences. — Maintenant, c'est aussi chez vous,

Barbara, fit-il remarquer d'un ton cassant. Sa voix trahissait un agacement dont elle

soupçonnait la cause. Cela déplaisait à Gilles d'avoir dû l'épouser et par voie de conséquence, de l'emmener à présent chez lui, dans l'intimité du domaine familial. — Non, dit-elle, secouant la tête, plus pâle

que jamais; Warlock House ne sera jamais ma maison, je ne m'y sentirai jamais chez moi. Comment le pourrais-je? Je ne suis pas vraiment votre femme. Ce mariage n'est qu'une fiction, un artifice purement légal, ce

n'est pas un vrai mariage ! — Ne vous leurrez pas, Barbara! Et

n'essayez pas d'abuser non plus votre entourage! Ce Dr Colpitt, par exemple. J'ai bien remarqué la façon dont il vous couvait des yeux, et vous, presque en larmes quand il vous a serré la main. S'il s'avisait de venir à Warlock, je lâcherais les chiens sur lui. N'oubliez surtout pas ceci: ce mariage est bien réel. Et non seulement vous êtes ma femme, mais vous le resterez tant que je n'en aurai pas décidé autrement !

Elle resta atterrée, le souffle coupé, partagée entre indignation et incrédulité. — Mais que... que dites-vous là?

bégaya-t-elle. Andrew? Andrew n'est pas mon... Nous ne sommes pas… — Ah, bon ? Pas encore ! coupa-t-il,

sarcastique. Puis, sans prévenir, il la prit par le

menton, fit basculer sa tête en arrière et, plongeant ses yeux dans les siens: — C'est un peu un autre Malcolm, n'est-ce

pas? Plutôt beau garçon, sympathique. Un charmeur, en somme… — Andrew ne ressemble absolument pas à

Malcom. Ni physiquement — Malcolm était beaucoup plus beau — ni de caractère. De toute façon... — Vous pensez toujours à lui?

l'interrompit de nouveau Gilles. Et Barbara se sentit pâlir. — Vous m'agacez ! Ce n'est ni le moment ni

l'endroit pour parler de Malcolm ! — Vous avez raison, admit-il en la

relâchant. Néanmoins, n'oubliez pas: si je trouve de nouveau le Dr Colpitt près de vous, cette fois, je serai sans pitié.

Accablée, elle s'enfonça dans la banquette et regarda défiler par la vitre les banlieues sinistres sous la pluie, tandis que la limousine roulait bon train en direction de l'est, vers les plaines de l'Essex.

La question de Gilles à propos de Malcolm lui avait fait prendre brusquement conscience que son souvenir de lui s'était

insensiblement modifié. Non que son amour pour lui fût mort, mais plutôt qu'il s'était affaibli, comme les couleurs d'une photo laissée longtemps à la lumière et dont les contrastes s'estompent. Elle pensait beaucoup moins à lui. Il arrivait que des jours passent sans que son souvenir pénètre dans sa conscience, et bien qu'elle éprouvât toujours de la tristesse, ce n'était plus ce chagrin déchirant, cette détresse atroce des premiers temps.

Cela faisait sept mois qu'il était mort. Sept mois seulement... Un sentiment de honte la submergea et elle ferma les yeux. Elle qui avait cru son cœur brisé à jamais le jour où Gilles était venu lui annoncer le décès de son frère ! Comment avait-elle pu s'en remettre si rapidement? C'était donc cela l'amour? En sept mois à peine, il s'effaçait? — Ça va? demanda tout à coup Gilles. Bien qu'il eût parlé doucement, elle

sursauta et rouvrit grands les yeux. — Pardon?

— Je craignais que vous ne fussiez malade. Vous n'avez pas l'air bien.

Elle se détendit légèrement en le voyant mieux disposé à son égard, moins belliqueux. C'était un homme étrange, Barbara avait du mal à le comprendre, mais lorsqu'il s'adressait ainsi à elle avec douceur, elle s'imaginait pouvoir un jour l'apprécier. — Je suis un peu fatiguée, c'est tout,

murmura-t-elle. La journée a été éprouvante, cette cérémonie et tout le reste...

Il approuva d'un hochement de tête. — C'est vrai. Pardonnez-moi si je vous ai

contrariée. C'était stupide de ma part de vous chercher querelle sans raison. Je devais être un peu tendu, moi aussi.

Elle laissa échapper un léger soupir de soulagement. — C'est compréhensible. La journée a été

pénible pour tous les deux. La suite du voyage s'effectua dans un

silence moins pesant. Chacun regardait de son côté le paysage par la vitre. L'Essex n'était pas l'une des perles de l'Angleterre ; c'était une région plate, très urbanisée par endroit mais dont certains vieux villages ne manquaient pas d'attrait. Beaucoup conservaient un habitat traditionnel, de coquettes maisons avec façades ornées de moulures de plâtre, ainsi que de pittoresques églises surmontées de clochers de bois.

Après quelques ultimes kilomètres le long d'étroites routes en lacets, ils arrivèrent en vue de Warlock House et l'appréhension commença à s'emparer de Barbara. A chacune de ses visites ici, elle s'était sentie mal à l'aise. Parviendrait-elle à y vivre, à partager le même toit que Gilles et sa mère?

C'était là une question qui la tracassait. Ce mariage s'était décidé si rapidement. Gilles et elle s'étaient peu vus au cours des dernières semaines, et ils n'avaient guère

évoqué ce qui se passerait après le mariage. Les rares indications qu'il avait laissé filtrer lui permettaient de supposer qu'une fois le bébé venu au monde, il prendrait de nouvelles dispositions — peut-être pour annuler le mariage, ou en tout cas envisager une séparation. Il serait, évidemment, le tuteur du bébé mais elle conserverait la garde de son enfant; de même, d'après ce qu'elle avait cru comprendre, ses projets antérieurs resteraient d'actualité, à savoir trouver un logement, un emploi ainsi qu'une nourrice pour s'occuper du bébé.

De toute façon, ce mariage pour elle n'avait rien de réel. Comme elle l'avait déclaré à l'instant à Gilles, il n'était qu'un artifice légal, un stratagème pour lui donner davantage de pouvoir en tant qu'exécuteur testamentaire de Malcolm. Elle ne s'y était pliée qu'à cause de ses menaces, et n'avait pas l'impression d'être une femme mariée, ni que Gilles fût son mari.

Elle l'observa du coin de l'œil. Il regardait

droit devant lui, le front plissé, absorbé dans ses pensées. Et pour la première fois, face à ce profil sévère, Barbara prit la pleine mesure de la situation : eh bien, oui, cet homme était en dépit de tout son mari!

Tout à coup, se sentant peut-être observé, il tourna la tête dans sa direction. Leurs yeux se rencontrèrent, et Barbara resta prisonnière de ce regard gris et or qui semait le trouble dans son esprit... Un instant plus tard, Gilles détournait le regard et annonçait d'un ton bref : — Nous sommes arrivés. La limousine se gara devant la maison. Il

en sortit aussitôt un homme qui s'avança vers eux d'un pas pressé, tout en boutonnant sa veste noire. Il ouvrit la portière et, avec un luxe de précautions, comme si elle était handicapée, aida Barbara à descendre. Il souriait poliment. — Soyez la bienvenue, madame. Barbara murmura un remerciement. Elle

ne l'avait jamais vu à Warlock House et

ignorait de qui il s'agissait. L'homme coula un regard incertain en

direction de Gilles, à présent à leurs côtés. Qu'avait-il bien pu dire d'elle et de leur mariage à son entourage? Sa grossesse était si évidente que Barbara en éprouva un vif embarras.

Gilles procéda aux présentations : — Voici George. C'est lui et son épouse qui

s'occupent de la maison en ce moment. Marjorie est-elle à l'intérieur, George? — Oui, monsieur. — Bien. Dans ce cas, venez, Barbara, je

vais vous la présenter. Glissant une main sous son bras, il la

conduisit vers la porte d'entrée. Le manoir l'avait toujours beaucoup

impressionnée. Ce ne fut pas sans un étrange sentiment qu'elle y pénétra. Après la mort de Malcolm, elle pensait ne plus jamais revoir Warlock House, et voilà qu'elle y revenait en qualité d'épouse de Gilles Kent!

Heureusement, sa mère était absente, elle passait la semaine chez sa fille — ce qui ne laissait que peu temps à Barbara pour s'habituer à sa nouvelle vie.

Qu'ils soient désormais mari et femme continuait de l'emplir d'un sentiment d'incrédulité, mêlé de confusion et d'un certain malaise... Elle préféra ne plus y penser songea à celle qui était maintenant sa belle-mère, Mme Kent, espérant qu'elle se montrerait mieux disposée à son égard.

Leurs rencontres au cours du mois écoulé avaient été trop rares, trop brèves, pour laisser présager de meilleurs rapports à l'avenir. Cela dépendait beaucoup de la façon dont Mme Kent percevait le bébé. Si, comme le prétendait Gilles, elle se faisait une joie d'accueillir cet enfant, le sort de Barbara devrait s'en trouver du même coup amélioré. Si en revanche il avait tort, la vie dans cette maison deviendrait vite un enfer.

Dans le hall d'entrée, ils virent une femme arriver de l'autre extrémité du couloir.

— Ah, vous voici, Marjorie ! s'exclama Gilles.

C'était donc l'épouse de George. Agée d'une quarantaine d'années environ, comme son mari, elle était blonde, plutôt petite mais vigoureuse, avec des yeux bleus pétillants. Elle sourit à Barbara et lui adressa aussitôt la parole en évitant pudiquement de regarder son ventre. — Excusez-moi de n'avoir pas été là pour

vous accueillir, j'étais à l’étage; je finissais de préparer votre chambre quand j'ai entendu la voiture arriver. — Ce n'est pas grave, murmura

timidement Barbara en lui serrant la main. Marjorie se tourna alors d'un air un peu

gauche vers Gilles. — J'espère que tout s'est bien passé? Je

veux dire... que c'était un beau mariage? En tout cas, félicitations et... mes meilleurs vœux pour l'avenir...

Elle bredouillait un peu, visiblement troublée par la moue ironique de Gilles.

— Merci, Marjorie, c'est très aimable, répondit-il d'un ton bref. Maintenant, voulez-vous bien montrer sa chambre à mon épouse? Elle est fatiguée et aimerait se reposer avant le déjeuner.

Puis, s'adressant à Barbara : — Nous nous retrouverons ici dans une

demi-heure, d'accord? Elle acquiesça et emboîta le pas à la

femme de ménage dans l'escalier. Gilles lui avait promis que leur mariage

serait un mariage blanc, bref qu'ils ne dormiraient pas ensemble. Elle constata avec soulagement qu'il avait tenu parole, même si par ailleurs cela l'embarrassait un peu vis-à-vis de l'entourage qu'ils fassent chambre à part. Quoique, dans son état, cela ne surprendrait personne ! A quelques semaines de l'accouchement...

Marjorie ouvrit une porte et s'effaça pour la laisser passer. — Comme c'est joli ! s'exclama

spontanément Barbara en entrant.

— Je suis contente que cela vous plaise! Marjorie s'était manifestement appliquée

à rendre le lieu agréable. La chambre était impeccable et sentait bon — un beau bouquet de roses trônait sur l'un des chevets. Le décor de l'ensemble était frais, de style champêtre, dans des tons vert et crème, que réchauffait la teinte miel du mobilier. — Et par ici, vous avez la salle de bains,

indiqua Marjorie. Barbara jeta un coup d'œil dans la pièce,

qui était attenante à la chambre, et tout aussi pimpante. — Quelle belle baignoire ! Et il y a aussi

une douche… — Et enfin, la chambre de M. Gilles,

conclut sa compagne avec un petit sourire, en ouvrant une porte.

Barbara sentit ses joues s'empourprer et se détourna sans regarder dans la pièce, espérant que Marjorie allait à présent se retirer et la laisser seule.

Comme si elle devinait ce souhait, cette dernière s'enquit : — Y a-t-il quelque chose qui vous ferait

plaisir? Une tasse de thé? Du lait? — Non, je vous remercie. — Dans ce cas, je vous laisse...

Reposez-vous bien, dit-elle gaiement avant de disparaître.

La porte se referma et Barbara se retrouva seule, debout au milieu de la chambre. Ses yeux en fit machinalement le tour, et elle se sentit perdue, désemparée.

Ainsi, c'était donc ici chez elle désormais. Elle s'observa avec incrédulité dans le miroir de la coiffeuse: ses grands yeux bleus écarquillés. Non, ce n'était pas possible… Elle n'était pas ici à Warlock House, chez Malcolm, et mariée à son frère !

Il n'était pas imaginable que Gilles fût son mari. Il la détestait, s'était dressé contre son mariage avec Malcolm, hostile à l'idée de la voir intégrer leur famille. Et pourtant, elle était bien là, aujourd'hui, chez eux, dans

cette maison, et membre de cette même famille !

Barbara ne parvenait pas à y croire. Son esprit refusait d'accepter ces réalités. Même son propre reflet dans le miroir, ce visage blême au regard égaré, ce corps étrangement déformé, ne semblaient pas lui appartenir.

Elle finit par aller s'allonger sur le lit et ferma les yeux mais fut incapable de dormir ni même de rester tranquille; elle se tournait, se retournait, soupirait, sans pou-voir empêcher mille pensées de tournoyer dans sa tête...

En roulant sur le côté d'un, mouvement brusque, elle fit tomber au sol un objet qui se brisa dans un bruit de verre. Confuse, Barbara se redressa afin de voir ce qu'elle avait renversé.

Gilles parut à cet instant dans la chambre. — Que se passe-t-il? Tout va bien?

demanda-t-il d'un ton abrupt. — Je suis désolée, j'ai cassé un verre !

Déjà, elle était assise au bord du lit, prête à se lever pour ramasser les débris, mais Gilles la retint. Il la poussa doucement par les épaules pour la faire allonger de nouveau, agenouillé lui-même au bord du lit. — Vous êtes folle? Vous pourriez vous

blesser les pieds avec ces éclats de verre ! Barbara s'était bêtement mise à trembler. — Je... je ne pensais pas que... — C'est bien là le problème, vous ne

pensez pas suffisamment, Barbara, dit-il en la dévisageant, penché au- dessus d'elle.

Elle l'observa en retour, en proie à une confusion grandissante. Par une espèce d'étrange sortilège, elle ne pouvait s'arracher à la contemplation de ce visage aux traits vigoureux, dont les yeux n'exprimaient plus de froideur à présent, et dont la bouche, derrière son pli sévère, évoquait tant de passion... — Il faut balayer ces débris avant que

quelqu'un ne marche dessus, dit-il alors

d'une voix sourde, un peu rauque. — Oui, acquiesça-t-elle dans un souffle,

toujours incapable de détacher ses yeux de lui, et d'éloigner ces folles pensées de son esprit.

Que lui arrivait-il? Et pourquoi son cœur battait-il si fort dans sa poitrine, comme s'il s'y sentait à l'étroit et voulait s'en échapper?

Pour ne rien arranger, Gilles, penché au-dessus d'elle, immobile, continuait de la fixer intensément. Elle sut avec certitude que, cette fois, l'éclat barbare de ses prunelles ne traduisait aucune inimitié envers elle, seulement le même trouble puissant, primitif qui la chavirait. Oui, Gilles la désirait au même titre qu'elle le désirait. Et soudain, sous le feu brûlant de ce regard, Barbara prit peur. — Il faudrait appeler Marjorie, dit-elle,

assez fort. Il cligna une ou deux secondes des yeux,

puis la relâcha et se remit debout, en évitant les éclats de verre au pied du lit.

— Vous avez raison, dit-il d'un ton bourru. Il prit le téléphone et prononça quelques

mots, auxquels Barbara ne prêta pas attention tant elle était émue. — Marjorie ne va pas tarder, l'informa

Gilles. Et arrêtez de trembler, ajouta-t-il, un petit sourire sardonique aux lèvres. Vous n'avez rien à craindre !

L'instant d'après, il quittait la chambre, et elle resta comme tétanisée sur le lit, prête à fondre en larmes. Vivre sous le même toit que Gilles promettait d'être une aventure à haut risque. Comment allait-elle pouvoir y survivre?

Au déjeuner, cependant, Gilles lui témoigna une distance courtoise et la traita comme une invitée, presque comme une étrangère. Trop heureuse de cette tournure des choses, elle accepta ce rôle et fit poliment la conversation, évitant tout contact fortuit avec lui, s'abstenant même de croiser son regard.

Lorsqu'elle regagna sa chambre, une heure plus tard, il l'accompagna jusqu'à la porte et lui ouvrit.

— Vous allez vous reposer, Barbara? Eh bien, faites de beaux rêves, dit-il, non sans une pointe d'ironie qu'elle feignit de ne pas remarquer.

La jeune femme demeura dans la chambre tout l'après midi. Quant au repas du soir, il ne différa guère du déjeuner : échanges courtois et impersonnels, puis séparation.

Et ainsi, le ton fut donné. Tous les matins, ils prenaient leur petit déjeuner ensemble puis partaient se promener en voiture une heure ou deux pour visiter la région, et rentraient à l'heure du déjeuner. Ensuite, Gilles insistait pour qu'elle se repose longuement dans sa chambre. Le soir, ils prenaient l'apéritif dans le salon avant de partager un dîner léger; après quoi, ils écoutaient de la musique ou regardaient la télévision, puis Barbara se retirait de bonne heure pour se coucher.

Gilles la traitait avec sollicitude et civilité. Ils bavardaient quand ils étaient ensemble aux repas, le soir et durant leurs promenades, apprenant ainsi à mieux se connaître. Elle découvrit à sa surprise qu'ils avaient bien plus de points communs qu'elle ne le soupçonnait. Dans le domaine de la musique, de la littérature, du cinéma, leurs goûts bien souvent se rejoignaient. Au moins n'étaient-ils jamais à court de sujets de conversation. Il arrivait parfois, cependant, que leurs regards se croisent ; invariablement, Barbara se mettait à rougir et détournait rapidement la tête, non sans avoir eu le temps d'apercevoir une ironie familière dans les yeux de Gilles.

Il savait, bien sûr, le pouvoir qu'il exerçait sur elle; mais lui, comment la percevait-il à présent? Au-delà du désir qu'il éprouvait manifestement à son égard, regrettait-il toujours autant de l'avoir épousée? La détestait-il encore?

Dans ce contexte tendu, ce fut presque

avec impatience que Barbara attendit le retour de Mme Kent. Sa belle- mère lui inspirait toujours bien des appréhensions, mais peut-être la vie serait-elle plus facile sans ce permanent tête-à-tête avec Gilles.

Mme Kent rentra en fin d'après-midi par une froide journée et, sous prétexte d'un mal de tête dû au long voyage en voiture, monta tout droit se coucher.

Le lendemain, Gilles reprit son travail. Il partit au bureau de bonne heure, avant que Barbara fût levée, si bien que la jeune femme affronta seule sa belle-mère au petit déjeuner.

Elle avait fini de manger quand Mme Kent arriva. Lorsqu'elle la vit, sa belle-mère eut un léger sursaut comme si sa présence l'étonnait. Elle marmonna un bonjour et s'assit en face d'elle. Elle se servit du jus d'orange, en but quelques gorgées, prit une biscotte et étala un peu de confiture, le tout en silence.

Barbara sentit le découragement l'accabler. Etait-ce un avant-goût de ce que seraient leurs relations ? La froideur ? Le mutisme ? L'exclusion ? Elle n'était pas certaine de pouvoir le supporter longtemps.

Mme Kent lui jeta alors un rapide regard. — Barbara..., commença-t-elle, les sourcils

froncés. Elle s'interrompit, soupira. — Oui?

Barbara l'encourageait de la voix, du regard. Car elle en était sûre à présent : la vie ici serait intenable si elle devait y avoir deux ennemis, Gilles et sa mère. — Barbara... Mme Kent lui prit soudain les mains. Les

siennes toutes grêles, étaient agitées de tremblements. — Mon enfant, dit-elle, ne me regardez

pas ainsi... j'ai tellement honte. Je n'ai pas été gentille avec vous; si vous saviez comme je le regrette ! Vous auriez dû vous marier plus tôt, Malcolm et vous, il ne serait pas allé skier et... et...

Elle dut de nouveau s'interrompre, étouffée par un sanglot. — Mais à quoi bon regretter? reprit-elle,

la voix mouillée de larmes. Il n'est pas possible de revenir est arrière. — Je vous en prie... ne pleurez pas,

supplia Barbara, atterrée. Mme Kent lui lâcha les mains pour essuyer ses larmes.

— Vous avez raison, il ne faut pas se lamenter sur un passé sur lequel on n'a aucune prise... Nous devons songer à l'avenir maintenant, c'est tout ce qui compte — cet enfant, son enfant. Quand Gilles m'a annoncé la nouvelle, j'y ai vu un vrai miracle — j'étais tellement malheureuse, et quand j'ai appris qu'il allait y avoir un bébé, un bébé de Malcolm... cela a tout changé ! J'ai retrouvé une raison de vivre.

Mme Kent sortit un mouchoir et se moucha, puis lui adressa un pâle sourire. — Si c'est un garçon, Barbara, vous

l'appellerez Malcolm, voulez-vous? Barbara acquiesça d'un hochement de

tête, non sans éprouver un vague malaise. Connaissant la personnalité de Mme Kent, elle n'était guère rassurée. Si sa belle-mère devenait trop possessive avec le bébé ? Si elle essayait de se l'approprier? Barbara n'était pas agressive de nature, mais si ces craintes devaient se vérifier, elle se battrait.

C'était son enfant, personne ne le lui prendrait !

Deux jours plus tard, elle se promenait dans le jardin avant le déjeuner quand une douleur dans le bas du dos la cloua sur place.

Ce ne pouvait être le bébé qui s'annonçait! La naissance n'était prévue que dans une dizaine de jours, pensa-t-elle, se massant les reins. La douleur diminuait et finit par disparaître. Etait-ce une fausse alerte ? Barbara, néanmoins, reprit tranquillement le chemin de la maison et monta faire un brin de toilette avant de passer à table.

Une nouvelle crampe la surprit devant le lavabo et, cette fois, elle n'eut plus de doutes. Barbara regarda sa montre. Elle avait encore du temps — les contractions étaient espacées — mais une chose était sûre : le bébé allait naître.

Elle décida de ne rien dire pour le moment à sa belle- mère. Elle allait d'abord déjeuner puis attendrait que les contractions soient

beaucoup plus rapprochées. Inutile de toute façon de se précipiter à la maternité ; on ne voudrait pas d'elle tant que le travail ne serait pas plus avancé.

Barbara avait craint de paniquer quand le bébé s'annoncerait. Eh bien, non, curieusement, elle était tout à fait sereine et détendue. Après un repas frugal, elle alla s'allonger dans sa chambre, bien heureuse de pouvoir gérer ses contractions sans personne à côté d'elle. Les cours qu'elle avait pris se révélèrent très utiles pour l'aider à respirer.

Quatre heures plus tard, elle se décidait à annoncer la nouvelle. Ce fut Mme Kent qui paniqua. Elle pâlit, se mit à trembler, et c'est à peine si elle put composer le numéro de la maternité pour annoncer l'arrivée imminente de Barbara. Toujours aussi émue, elle appela George afin qu'il y conduise immédiatement Barbara. — Je viens aussi! ajouta-t-elle, en aidant la

jeune femme à se lever de sa chaise. Vous

aurez besoin d'aide. Le bébé naquit à 9 heures du soir. C'était

un petit garçon de trois kilos tout juste, mais Mme Kent n'était pas présente quand le fils de Malcolm vint au monde. En fait, on ne lui permit même pas d'être au chevet de Barbara durant le travail. Seuls les pères y étaient autorisés, expliqua avec fermeté la sœur qui faisait office de directrice. — C'est mon petit-fils ! protesta Mme

Kent, cramoisie d'indignation. — Madame, nous ne savons encore pas s'il

s'agit d'un garçon ou d'une fille, rétorqua avec aigreur la sœur. Désolée, mais il ne m'est pas possible de déroger au règlement. Nous sommes ici dans une maternité, pas dans une salle de spectacle. Je ne peux laisser envahir ma salle de travail par toute une famille !

Devant la mine ulcérée de Mme Kent, Barbara redouta le pire, mais elle ne sut ce qu'il advint en définitive : une infirmière, parue sur ces entrefaites, l'emmena

discrètement de la salle d'attente dans la salle de travail.

Ce fut donc Gilles qui annonça à Barbara qu'elle avait un garçon. Il arriva à la maternité environ une heure après que la jeune femme s'y fut présentée, et resta à ses côtés durant tout l'accouchement Ce qui ne manqua pas de la surprendre — elle ne s'attendait pas à cela de sa part.

Pour commencer, sa présence lui parut tellement incongrue quand il entra, vêtu d'un strict costume trois-pièces gris et d'une cravate de soie! Il était là, tiré à quatre épingles, et elle qui peinait pour mettre son enfant au monde. Elle en fut si agacée qu'elle faillit lui demander de repartir. Cela lui déplaisait qu'il la voie ainsi, échevelée, en train de transpirer. — Vous êtes le mari? s'enquit alors la

sage-femme, visiblement charmée par cette apparition. — Oui. En quoi puis-je me rendre utile?

répondit sobrement Gilles.

Et sous l'œil incrédule de Barbara, il se mit à ôter sa veste, puis son gilet, se débarrassa de sa cravate, ouvrit le col de sa chemise, se remonta les manches et prit le relais de la sage-femme, sollicitée par un autre accouchement dans un box voisin.

Il essuya le front de Barbara avec un linge humide. Entre les spasmes des contractions, il lui prodiguait des paroles apaisantes et, quand la douleur revenait, il l'aidait à rythmer sa respiration.

Ce fut Gilles qui lui tint la main durant la phase finale précédant la naissance, Gilles qui lui annonça enfin tranquillement : — Vous avez un fils, Barbara, un

magnifique petit garçon. Epuisée par cet ultime effort, elle avait

presque les yeux qui se fermaient déjà, mais les rouvrit au son de sa voix et regarda fébrilement autour d'elle. — Un garçon? Où est-il? Je veux le voir. — Plus tard. Il est parti pour ce soir à la

nursery, déclara la sage-femme.

Barbara s'alarma. — Déjà? Pourquoi ne m'avez-vous pas

laissée le voir? Y a-t-il un problème? Dites-le-moi si... — Il est en parfaite santé, interrompit

Gilles. Tout va bien. — C'est la procédure habituelle, renchérit

la sage-femme. Vous êtes fatiguée, et le bébé est un peu prématuré. Nous préférons le garder dans la nursery pendant que vous vous reposez un peu. — Mais je ne l'ai même pas vu !

Ramenez-le ici. — Attendez d'être installée dans votre

chambre, répondit calmement la sage-femme. Après, nous aviserons.

Gilles se pencha vers elle. — Je l'ai vu, il est en pleine forme,

l'assura-t-il. Il a une épaisse tignasse de cheveux, tout noirs, et il sera grand, je crois. Il a de très longues jambes. C'est un vrai Kent. — Il ressemble à son père, approuva la

sage-femme en souriant à Gilles. C'était le genre de père qu'elle aimait avoir

pendant ses accouchements, capable, efficace, sachant se rendre utile. Il l'avait déchargée d'une bonne partie de son travail en calmant et rassurant son épouse. Sans compter qu'il n'était pas mal du tout physiquement! Un beau brun, comme son fils, pensa-t-elle. Grand, élancé, et avec un sourire irrésistible — quand il n'était pas trop absorbé par son épouse pour lui en laisser des miettes !

Barbara croisa le regard de Gilles et y décela une lueur malicieuse. La sage-femme le regardait, mais tous deux pensaient à Malcolm. — C'est vrai, dit-il. Il ressemble à son père.

7. Noël approchait. Barbara dormit cette

nuit-là d'un sommeil profond. Sitôt éveillée, elle tendit l'oreille, guettant un signe du petit Malcolm, qui dormait à côté, dans ce qui avait été autrefois la nursery et qu'on avait entièrement refaite pendant son séjour à la maternité. Une surprise de plus de Mme Kent, toujours prompte à exprimer de mille façons son adoration pour son petit-fils.

A chacune de ses visites à la maternité, elle était venue, les bras chargés de jouets et de vêtements pour le bébé, de fleurs, de magazines et de livres à l'intention de Barbara.

Une autre surprise attendait la jeune femme à son retour à Warlock House : une nourrice. — Je n'ai pas besoin de nourrice pour

Malcolm ! avait protesté Barbara. Je veux m'en occuper moi-même !

Mme Kent s'était voulue rassurante : Bien sûr ! C'est vous qui vous en occuperez. Mais un bébé impose une présence vingt-quatre heures sur vingt-quatre et, croyez-moi, vous apprécierez d'avoir quelqu'un pour vous seconder. Mes enfants avaient une nounou, une femme adorable ! Elle est restée à mon service de longues années, même après que Malcolm fut devenu un grand garçon et parti en pension. Voyez-vous, elle n'avait pas de famille, mais nous considérions tous qu'elle faisait partie de la maison. Vous n'imaginez pas comme elle m'a soutenue quand mon mari est mort. Nous parlions pendant des heures toutes les deux, nous évoquions le souvenir des enfants quand ils étaient petits. Elle les adorait. D'ailleurs, quand j'ai reçu des candidates pour s'occuper de votre petit Malcolm, Barbara, j'ai particulièrement veillé à ce détail : qu'elles aiment les

enfants! — Celle qui a été retenue, Susan Brown,

est une personne très compétente, avait renchéri Gilles. Tant mieux si elle aime les enfants, mais je puis garantir que, par ailleurs, elle a suivi une formation très sérieuse pour ce métier et m'a paru tout à fait responsable et sensée. Vous pouvez lui confier le bébé sans aucune appréhension, Barbara. Quant au fait que vous ne vouliez pas de nourrice, permettez-moi de vous rappeler que vous comptiez faire garder le bébé quand vous reprendriez le travail; donc je ne vois pas à quoi riment ces histoires.

Cette fois, elle était fâchée. — Je comptais aussi passer le plus de

temps possible avec mon enfant! Je n'avais nullement l'intention de le confier à plein temps à une nourrice ! — Vous pourrez vous organiser comme il

vous plaira avec Mlle Brown. De toute façon, elle aura besoin de temps libre. Je

suis sûr qu'elle ne demandera pas mieux que vous vous occupiez du bébé quand vous le souhaiterez. J'ai déjà prévu avec elle de lui laisser ses samedis et dimanches. Schématiquement, elle devrait travailler sur une base de cinq jours par semaine, sans compter quelques heures de repos dans la journée ainsi que certains soirs; mais, je vous le répète, vous avez toute latitude pour planifier à votre guise ses horaires. — Tout est réglé d'avance, à ce que je vois ! Mme Kent était intervenue une fois de

plus pour calmer le jeu: — Susan vous plaira, Barbara; c'est une

fille très gentille, je vous assure. Je suis certaine qu'elle vous donnera toute satisfaction.

Par chance, Barbara partagea cet avis — il eût été difficile de ne pas trouver Susan sympathique. Le teint frais, des cheveux blonds bouclés, des yeux doux, Susan était d'un tempérament chaleureux, pleine de bonne humeur, et, surtout, il fut d'emblée

évident qu'elle trouva adorable le petit Malcolm. Barbara ne pouvait pas nourrir de rancœur envers quelqu'un qui choyait tant son bébé.

Présentées le jour même devant une tasse de café, elles s'étaient concertées et avaient décidé de façon tout à fait amiable de se partager dans l'immédiat le bébé. Barbara s'en occuperait le matin, Susan l'après-midi, et chacune à tour de rôle le soir et la nuit. Si Barbara désirait s'absenter un matin, ou Susan un après-midi, elles s'arrangeraient entre elles. — Et quand je commencerai à travailler,

avait promis Barbara, nous adopterons un système qui nous convienne à l'une et à l'autre. — Vous allez donc reprendre le travail?

s'était étonnée Susan. — Sans doute, avait répondu Barbara, sur

la défensive. Mais j'ignore encore quand. — Quel est votre métier? Il est intéressant? — J'étais secrétaire.

— Ah... De quelqu'un d'important? Vous gagniez bien votre vie?

Susan était visiblement stupéfaite; elle le fut encore plus quand Barbara répondit : — Cela n'avait rien de palpitant, et je

n'étais pas si bien payée que cela. Susan fit la grimace. — Pourquoi me regardez-vous ainsi?

s'esclaffa Barbara. Et l'autre répondit sans ambages : — A votre place, je préférerais de beaucoup

rester chez moi. Je veux dire... vous avez cette belle maison, un bébé adorable, et un mari formidable !

Barbara se troubla. — J'apprécie mon indépendance ! Au fond d'elle-même, elle avait néanmoins

le sentiment que la nourrice avait raison. Il n'eût été que trop facile d'oublier ses recherches d'emploi et de se consacrer au plaisir d'élever son petit garçon dans le confort paisible du manoir.

Mais elle redoutait de s'habituer à la

douceur de cette vie, car, un jour, il lui faudrait partir. Son mariage avec Gilles n'était pas un vrai mariage, il était susceptible de s'interrompre à tout moment.

Barbara se mit donc à consulter les offres d'emploi dans le journal local, afin de se faire une idée du marché du travail. Les propositions intéressantes étaient rares — l'Essex était avant tout une région rurale, et les emplois de bureau nécessitaient de longs trajets en voiture jusqu'à la ville voisine.

L'approche de Noël générait bien quelques emplois saisonniers, mais pas dans le secrétariat. Peut-être, avec la nouvelle année, les offres se feraient-elles plus nombreuses? N'entendant aucun bruit de la nursery, Barbara se pelotonna de nouveau sous les couvertures.

Malcolm avait déjà un rythme de vie bien rôdé, alternant tétées, périodes d'éveil et de sommeil, si bien qu'il était plus facile d'organiser les journées. La veille, Susan

s'était rendue à une soirée qui s'était prolongée jusqu'à l'aube, aussi ferait-elle la grasse matinée, et Barbara devait veiller sur Malcolm jusqu'à midi.

Elle se donnait encore quelques minutes avant d'aller le voir, tant la douceur du lit lui était agréable.

Barbara portait un cadeau que lui avait offert Gilles durant son séjour à la maternité : un coffret contenant une parure de nuit raffinée, composée d'une nuisette, d'une petite liseuse assortie, d'un pyjama et d'un déshabillé, le tout de soie blanche, avec la lettre « K » brodée de noir. Un ensemble à l'élégance distinguée, qui portait la griffe d'un grand couturier parisien connu dans le monde entier, et qui avait dû coûter une fortune.

Il lui avait donné le paquet enveloppé d'argent sous l'œil subjugué de l'une des infirmières. Elle l'avait ouvert avec des doigts tremblants, déconcertée par ce geste inattendu et avait murmuré des

remerciements en rougissant. — J'espère bien vous voir les porter, lui

avait-il dit de ce ton un tantinet moqueur qui avait le don de lui mettre les nerfs à fleur de peau.

L'infirmière, témoin de la scène, avait gloussé. Barbara avait gardé la tête baissée comme pour admirer la parure, mais c'était en réalité pour échapper au regard de Gilles.

De retour à Warlock House, elle avait relégué le coffret, tel quel, dans un coin, n'ayant aucune intention de porter un seul de ces vêtements. Mais la femme de ménage était tombée dessus et avait rangé le tout dans un tiroir de la commode. — Ils vont s'abîmer si vous les laissez dans

cette boîte ! avait-elle reproché à Barbara — heureusement, en l'absence de Gilles.

Et hier soir, quand elle était montée à sa chambre, elle avait trouvé la nuisette posée avec soin sur le lit. Encore un coup de Marjorie ! s'était-elle dit, irritée. Elle avait été tentée de remettre le vêtement dans le

tiroir, mais c'eût été donner une importance exagérée à la chose, aussi s'était-elle résignée à le porter.

Soudain, croyant entendre un bruit, Barbara se redressa sur un coude, faisant glisser de son épaule l'une des bretelles de sa nuisette.

Ce n'était pas Malcolm qui pleurait, mais quelqu'un qui poussait la porte de la chambre.

A la faveur des premières lueurs de l'aube, la jeune femme reconnut la silhouette de Gilles qui se découpait dans l'encadrement, et aussitôt son cœur battit la chamade. — Bien, vous êtes réveillée, fit-il d'un ton

qui sonnait vaguement comme une menace. Elle le regarda, le souffle court, refermer la

porte puis s'approcher lentement dans un peignoir de soie sombre sur un pyjama assorti. — Que voulez-vous? murmura-t-elle,

détournant le regard, car, à la façon dont il la contemplait, elle devina que son

vêtement dévoilait trop généreusement ses épaules et sa gorge.

Dans un réflexe de pudeur, Barbara ramena le drap sur elle.

Comme il s'arrêtait près du lit, elle lui jeta un coup d'œil furtif et nota l'ironie familière de son expression. — Ce n'est pas tant ce que je veux, dit-il, la

voix traînante. En tout cas, en ce moment. C'est ce qu'il veut.

Dans un premier temps, Barbara ne comprit pas. En proie au plus grand trouble, elle n'avait pas remarqué tout de suite qu'il tenait le bébé dans ses bras. — Oui... oui, évidemment, bredouilla-t-elle

en rougissant. Quelle idiote! se reprochait-elle en son for

intérieur. Gilles devait penser qu'elle le croyait venu lui faire des avances, alors qu'il lui amenait simplement le bébé ! Elle en fut mortifiée. — A mon avis, ce jeune homme réclame

son petit déjeuner, dit-il sur le ton de la

plaisanterie. — Oui, bien sûr, répéta Barbara, au

comble de l'embarras. Il ne vous a pas réveillé, j'espère? Désolée... je ne l'ai pas entendu pleurer. — Oh, il ne pleurait pas. Il gazouillait

gentiment et il se mordillait le poing comme s'il avait faim, mais mon sommeil doit être plus léger que le vôtre... Je lui ai changé sa couche et je lui ai mis un pyjama propre, ajouta-t-il à la stupéfaction de la jeune femme. — Ah, bon! Eh bien, je vous remercie...

c'est très aimable à vous. — C'est un plaisir pour moi de m'en

occuper, répondit-il gravement. Maintenant, il ne vous reste plus qu'à lui donner la tétée.

Comme pour confirmer, Malcolm se mit à pleurer, et Gilles éclata de rire. — Et je ne crois pas qu'il soit d'humeur à

patienter plus longtemps ! Depuis le début, elle espérait ardemment

qu'il lui donnerait le bébé et s'en irait. Aussi fut-elle horrifiée quand, avant de lui remettre le petit Malcolm, Gilles s'assit sur le lit!

Déjà, au contact maternel, le nourrisson cherchait de sa bouche le sein familier à travers le tissu de soie.

La voyant hésiter, Gilles eut un sourire amusé : — N'oubliez pas que je vous ai vue lui

donner le sein le jour où il est né. Se penchant vers elle, il défit

promptement les deux boutons sur le devant de sa nuisette.

La stupeur la pétrifia, lui coupant la respiration. Gilles glissa alors la main dans son décolleté et en enveloppa le sein dur et gonflé, écartant au passage la soie qui le dissimulait encore en partie.

Barbara tressaillit. Comme en écho, elle entendit s'accélérer le souffle de Gilles, qui contemplait sa gorge dénudée, le visage tendu, les yeux luisant d'un feu sombre et

secret, tandis que sa main lui caressait le sein en mouvements circulaires, d'une affolante sensualité. Elle ferma les yeux, chavirée par les frissons magiques de la volupté. Il y avait si longtemps qu'un homme ne l'avait caressée ainsi. Elle ne pouvait s'empêcher d'en éprouver du plaisir, un plaisir si violent qu'elle en tremblait.

Tout à coup, Malcolm se remit à pleurer, plus fort cette fois. Le sortilège fut rompu. La jeune femme rouvrit grands les yeux et se raidit, submergée de honte à présent.

Quelle folie l'avait prise? Que s'apprêtait-elle à faire? Que s'apprêtait-il à faire?

Gilles abandonna son sein. — Vous feriez mieux de lui donner la

tétée avant qu'il ameute toute la maison ! Là-dessus, il se leva et quitta rapidement

la chambre avant qu'elle ait eu le temps de se ressaisir. Tel un automate, elle mit alors le petit Malcolm au sein et le sentit

aussitôt téter avec avidité. Pendant qu'il se nourrissait, Barbara

resta là, les yeux dans le vague, abasourdie par une vérité qui venait de la frapper. Elle avait désiré Gilles, si éperdument que tous ses sens encore l'appelaient. Mais il y avait pire... Elle avait à présent la certitude d'éprouver pour lui bien plus qu'une simple attraction physique : elle l'aimait!

Barbara ferma les yeux. L'effarement de cette découverte lui donnait le vertige. Depuis quelque temps, elle admettait être attirée par Gilles, mais amoureuse... non, elle se refusait à croire qu'elle pût être amoureuse de lui !

Il était trop tard, cependant, pour espérer désormais s'en dissuader. Maintenant qu'elle avait reconnu l'existence de ses sentiments, ils s'imposaient à elle, comme l'eau d'un torrent en crue s'engouffre dans une brèche, emportant tout sur son passage.

Comment était-ce arrivé? Quand était-ce arrivé? Depuis combien de temps lui inspirait-il ces sentiments ? Et quand avait-elle cessé d'aimer Malcolm pour aimer Gilles ?

Elle essaya de se remémorer le visage de Malcolm, tout l'amour qu'elle lui vouait. Mais Malcolm s'était lentement éloigné d'elle jour après jour depuis des mois, son souvenir s'enfonçait dans les limbes d'un passé qui semblait de plus en plus lointain. Il y aurait bientôt un an qu'il était décédé, et elle n'éprouvait plus ni les tourments du chagrin ni ceux de la passion. Bien sûr, elle chérirait toujours le souvenir de celui qui était le père de son enfant mais, pour Barbara, la période cruelle du deuil était révolue. Tout un monde maintenant les séparait — elle était d'un côté, vivante, et lui sur l'autre rive, à jamais disparu.

Elle n'oublierait jamais tout à fait Malcolm, évidemment, elle l'avait trop.aimé

pour cela. Mais avec le temps, son amour s'était mué en une tendre affection, et son chagrin en mélancolie, puis en acceptation résignée. Elle était vivante, d'un tempérament passionné; elle avait besoin en retour d'une égale passion.

Mais qu'elle lui vînt de Gilles, non, sa raison ne parvenait toujours pas à le concevoir! Et pourtant...

Encore à cet instant, le souvenir de ses caresses la brûlait. Barbara se refusait à l'admettre, mais l'évidence était là : si Malcolm ne s'était pas interposé, s'il ne s'était pas mis à pleurer, Gilles et elle auraient fait l'amour.

A la pensée de son enfant, elle posa les yeux sur la petite tête brune dans le creux de son bras. Malcolm avait fini de téter et dormait à moitié. Barbara sourit devant son expression béate de bébé repu et heureux.

Elle reboutonna avec précaution sa nuisette afin de ne pas le réveiller et se rallongea, l'enfant toujours dans les bras, se

demandant comment elle oserait reparaître devant Gilles après ce qui venait de se passer.

Il avait bien vu qu'elle avait failli lui céder, et comme il était opportuniste... Eh bien, non! Il ne devait pas s'imaginer qu'en plus de détenir des droits sur son enfant, il en avait aussi sur elle !

Une heure passa avant qu'elle se décidât à descendre, laissant le petit Malcolm profondément endormi dans son berceau. Elle s'était habillée avec décontraction d'un jean, d'un pull en shetland bleu et avait attaché ses cheveux avec un ruban assorti en queue-de-cheval.

Gilles avait fini son petit déjeuner et lisait un journal, toujours attablé. Lui aussi portait des vêtements décontractés car on était dimanche, il n'allait pas travailler.

Lorsqu'elle parut, il abaissa le journal et eut un mouvement de surprise devant son allure. — On vous donnerait quinze ans ! Vous

vous réfugiez dans l'adolescence, Barbara? Ça ne vous apportera pas grand-chose. On ne peut pas échapper à son destin. Il se fait toujours un malin plaisir à vous rattraper, tôt ou tard. — Excusez-moi, mais vous êtes trop subtil

pour moi ! répliqua-t-elle avec froideur, s'asseyant face à lui puis se servant du café.

Il rit. — Oh, je crois que vous comprenez très

bien ce que je veux dire. Vous aimeriez que la vie soit toute simple, n'est-ce pas ? Comme elle l'était avec Malcolm — il était beau, il vous faisait rêver, il vous donnait l'impression d'être une princesse de conte de fées. Vous aimez penser par stéréotypes, aussi vous m'avez catalogué comme le méchant itère parce que j'ai eu l'audace de dire que vous ne seriez pas heureux, Malcolm et vous. Vous avez vu en moi le mauvais génie qui voulait faire obstacle à votre mariage, et depuis, vous me considérez toujours ainsi, n'est-ce pas?

Peu désireuse de se laisser entraîner sur ce terrain, Barbara se leva et, comme si de rien n'était, alla se faire griller un toast.

Toujours sans desserrer les dents, elle revint à table, étala un peu de beurre et de confiture sur le toast puis mordit dedans bien qu'elle ne se sentit aucun appétit

Gilles la dévisageait. — J'ai l'impression que vous êtes de

mauvaise humeur ce matin! Vous sentiriez-vous coupable, par hasard?

Malgré elle, Barbara se troubla. — Je n'ai à me sentir coupable de rien ! Il rit de nouveau. — Oh, je suis bien d'accord... mais pas

vous. Vous essayez de rester fidèle à la mémoire de Malcolm, mais tout à l'heure dans la chambre, vous l'avez un instant complètement oublié ! — Taisez-vous ! Je ne resterai pas ici pour

entendre de pareilles insanités ! Furieuse, elle s'était levée, renversant sa

chaise d'un brusque mouvement.

Gilles se mit immédiatement debout. — Rasseyez-vous, Barbara, et finissez

votre petit déjeuner. Je m'en vais — et cessez de prendre cet air terrorisé. Il se dirigea vers la porte ; elle reprit

lentement place à la table et porta la tasse de café à ses lèvres d'une main tremblante. Avant de disparaître, il se retourna, de nouveau impassible. — Au fait, nous allons ce soir à une soirée

donnée par mon parrain, lord Caimmore. Nous ne serons pas très nombreux, mais je connais tous les invités ; aussi, je veux que vous fassiez bonne impression. Tâchez de vous habiller. Ce ton péremptoire avait le don de la

hérisser. — Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous !

Je ne suis pas votre propriété ou une domestique, et je ne m'habillerai pas pour vous faire plaisir ou impressionner vos amis ! Ne comptez pas sur moi pour vous accompagner !

— Eh bien, justement, si, j'y compte ! — Vous ne pouvez pas m'y obliger!

rétorqua-t-elle, des éclairs dans les yeux. — Vous croyez? — Parfaitement! — Vous voulez parier? — Je parle sérieusement, Gilles ! — Moi aussi, fit-il entre ses dents. Cessez

ces enfantillages, Barbara. Cette soirée est donnée en notre honneur. Mon parrain souhaite faire votre connaissance, il veut vous présenter à nos amis. Nous nous sommes mariés dans l'intimité, aucun n'était invité ; maintenant, ils sont curieux de vous connaître. C'est légitime, non ? Aux yeux de tous, il est normal que je sois accompagné de ma femme!

— Cessez de m'appeler votre femme! répliqua Barbara, hors d'elle.

Elle allait provoquer une autre scène, et c'était folie de sa part, elle le savait, mais ce fut plus fort qu'elle.

— C'est ce que vous êtes ! s'emporta en

effet Gilles. Vous êtes ma femme. Ma femme, vous entendez? Il serait temps que vous en acceptiez l'idée, parce que c'est une réalité !

La colère qui contractait ses traits procura à Barbara une joie secrète. Tant mieux s'il perdait son sang-froid. Pourquoi resterait-il maître de lui-même alors qu'elle se laissait complètement déborder par ses émotions ?

Comme il revenait vers elle, menaçant, elle bondit de nouveau sur ses pieds, nullement décidée à se laisser impressionner.

— Je ne suis pas vraiment votre femme. Notre mariage n'est pas un vrai mariage. Ce n'est qu'un artifice légal, décidé dans le seul intérêt du bébé.

— Laissons le bébé en dehors de cela. — Comment serait-ce possible? C'est à

cause de lui que je me suis laissé imposer ce mariage de pacotille, et que vous-même avez voulu m'épouser !

— Oh, il y avait d'autres raisons, Barbara, croyez- moi ! répliqua-t-il, goguenard.

Il était tout près, beaucoup trop près à son goût, et son regard si hypnotique...

— Quelles raisons? demanda-t-elle dans un souffle.

Une question dont elle se repentit aussitôt. Comment avait-elle pu être assez sotte pour la poser? C'était se prêter à un jeu dangereux auquel Gilles était rompu, alors qu'elle n'était qu'une débutante.

Il répondit, en effet : — En voulez-vous de nouveau la

démonstration ? Vous n'avez qu'à remonter dans votre chambre, et je m'en ferai un plaisir.

C'en était trop ! A bout de nerfs, elle le gifla de toutes ses forces. Gilles vacilla légèrement sous la violence du geste. Son visage prit une expression terrible, comme elle ne lui en avait jamais vu. — Ne me frappez plus jamais, Barbara. La

prochaine fois, je serais bien capable de

vous rendre la pareille ! — Une gifle me serait moins désagréable

qu'un de vos baisers ! lança-t-elle. Sa mine se décomposa, il pâlit de fureur.

Et au-delà de la peur, bien légitime, Barbara en éprouva une immense satisfaction. Ah, il n'était plus aussi fier maintenant !

Ce fut Marjorie qui la sauva de ce qui aurait pu être un de leurs pires conflits. Le pas de la femme de ménage approchait dans le corridor.

Gilles tourna instinctivement la tête vers la porte, puis, très vite, déclara, retrouvant son masque de froideur : — Je vous conseille de vous préparer pour

cette soirée, Barbara. Sinon, je monterai en personne vous chercher dans votre chambre, je vous habillerai, et je vous traînerai là-bas s'il le faut ! Et ne croyez pas que ce soit des paroles en l'air. Vous êtes ma femme, vous m'accompagnerez. Si vous voulez la guerre, vous l'aurez ! Mais ne venez pas ensuite me demander grâce !

8. Tout au long de la journée, Barbara ne

cessa de balancer entre deux attitudes — tantôt résolue à tenir tête à Gilles, et tantôt estimant que la prudence était plutôt de mise. Par précaution, elle fit en sorte de ne pas se trouver en tête à tête avec lui, et, pour cela, privilégia le plus possible la compagnie de sa belle-mère.

A 18 h 30, quand s'acheva le journal télévisé que tous trois venaient de regarder, Gilles consulta sa montre et se leva. — Il est l'heure d'aller se préparer pour

notre soirée, Barbara, dit-il d'un ton faussement nonchalant.

Sa mère, occupée à tricoter une brassière pour le bébé, remarqua en souriant : — C'est vrai, j'avais oublié que vous alliez

chez lord Caimmore. Vous passerez une bonne soirée, Barbara, j'en suis sûre. C'est

un homme charmant. — Venez-vous, aussi? s'enquit la jeune

femme avec espoir. — Non. On m'a invitée, mais je préfère me

coucher tôt. — Allez, ne nous attardons pas, Barbara,

murmura Gilles. Sa main se referma autour du bras de la

jeune femme et le serra comme un étau. Faire un esclandre en présence de Mme Kent était hors de question, aussi Barbara se laissa-t-elle entraîner vers la sortie. Sitôt hors de la pièce, cependant, dès qu'on ne put ni les voir ni les entendre, elle se libéra d'un geste résolu. — Je vous interdis de me brutaliser! — Ce ne serait pas nécessaire si vous ne

discutiez pas en permanence ! Marjorie parut, portant un plateau dans la

salle à manger pour le dîner de Mme Kent. Elle posa sur eux un regard intrigué. Barbara grimaça à son adresse un sourire, puis monta à l'étage, dans le souci d'éviter

une rixe devant témoin. Gilles la suivit, mais elle alla résolument

se réfugier dans sa chambre et voulut fermer à clé, mais la clé avait justement disparu.

A travers la porte, il lui lança, moqueur : — Je passe vous chercher dès que je suis

prêt Vous avez environ une demi-heure, Barbara.

Il avait rejoint sa propre chambre alors qu'elle était toujours à se demander ce qu'elle devait faire. Céder? Ou tenir bon, refuser de l'accompagner à cette soirée? Après tout, pourquoi se montrerait-elle docile quand monsieur se permettait de lui soustraire la clé de sa chambre ? Et de quel droit la menaçait-il ? Pour qui donc se prenait-il ?

Barbara entendit la douche couler dans la pièce voisine et regarda l'heure. Le temps filait — elle devait se décider.

Mais n'était-ce pas déjà fait? Pouvait-elle s'opposer à Gilles alors que la moindre

dispute parviendrait inévitablement aux oreilles de sa belle-mère et du personnel, et qu'elle ne voulait pas faire de scène? Cela, Gilles le savait, le monstre !

Dès lors, Barbara ouvrit presque rageusement son placard et considéra sa garde-robe. Elle n'avait guère de tenues qui conviennent à une soirée habillée. De quoi aurait-elle l'air quand toutes les femmes invitées ce soir rivaliseraient d'élégance?

Ses yeux tombèrent sur une robe qu'elle n'avait pas mise depuis de longs mois — sa grossesse ne le lui aurait pas permis de toute façon. C'était un cadeau de Malcolm. Il la lui avait offerte pour une soirée à laquelle ils s'étaient rendus environ un an auparavant. Elle ne s'y sentait pas très à l'aise et ne l'avait portée qu'à cette unique occasion, bien que la robe eût fait son petit effet ce soir-là. Mais Malcolm l'adorait, et il l'avait incitée à plusieurs reprises à la remettre, sans succès. C'était un modèle très sexy en satin noir, près du corps, qui la

moulait de la poitrine jusqu'aux genoux, et laissait nu tout le reste — les bras, les épaules et la gorge jusqu'à la naissance des seins. Le style de robe qui vous garantissait immanquablement le succès auprès de la gent masculine. Mais Barbara n'avait jamais recherché à être remarquée de cette façon par le sexe opposé.

Quand elle avisa la robe, un sourire malicieux anima ses lèvres. Gilles voulait qu'elle « impressionne » ses amis, n'est-ce pas?

Barbara l'ôta du cintre et la présenta devant elle, face au miroir. Ensuite, elle l'étendit sur le lit et alla se doucher.

Quand Gilles se présenta dans sa chambre, une trentaine de minutes plus tard, il resta tout interdit en la voyant.

Barbara fit mine de ne rien remarquer et d'être absorbée par une mèche de cheveux qui refusait de se placer correctement sur sa tempe, mais elle attendait bien sûr sa réaction avec une impatience nerveuse.

Tout à coup, comme une explosion, il s'exclama : — Ah, non! — Pardon? fit-elle, l'air innocent. — Je ne vous emmène pas dans cette

tenue, Barbara ! Elle pivota vers lui, les yeux ronds,

feignant la surprise. — Que voulez-vous dire? — Vous le savez très bien. — Je ne vous plais pas avec cette robe?

murmura-t-elle, promenant les mains du creux de sa taille jusqu'à l'arrondi des hanches.

Gilles en suivit des yeux le parcours, et ceux-ci se mirent à luire de façon éloquente. — Attention à ne pas me pousser trop loin,

Barbara. Je vous montrerais bien, autrement qu'en paroles, à quel point vous me plaisez... malheureusement le temps me manque, dit-il, sardonique.

Elle n'en éprouva pas moins un frisson et ne sut que répondre. Gilles ne lui en laissa

d'ailleurs pas le loisir. — Et le temps manque aussi pour que vous

vous changiez et mettiez autre chose de plus convenable! ajouta- t-il, après un bref coup d'œil à sa montre. — Vous m'aviez dit de m'habiller! Eh bien,

voilà, c'est ce que j'ai de plus habillé! C'était la robe préférée de Malcolm.

Un long silence s'ensuivit, un silence d'une telle intensité qu'elle eut l'impression de le sentir vibrer entre eux dans l'atmosphère. Brusquement, Gilles tourna les talons et sortit, lui lançant par-dessus l'épaule : — Dépêchez-vous, nous allons être en

retard. Le temps d'enfiler sa veste du soir, un

velours noir matelassé gansé de soie, de prendre le petit sac assorti, et elle quitta à son tour la chambre, déjà moins hardie à l'idée de se rendre à cette soirée.

Comment réagiraient les amis de Gilles en la voyant ? Ces gens riches et snobs allaient se sentir offensés, atteints dans leur

respectabilité par sa seule apparence. L'humeur de la jeune femme vira carrément au découragement. Pourquoi avait-elle fait cela? Pourquoi avoir joué la provocation en choisissant cette robe? Pour contrarier Gilles, s'était-elle dit, mais c'était faux.

La vérité, c'est qu'elle avait voulu provoquer en lui le désir, en voir l'expression sur son visage. Cela l'émoustillait d'exciter Gilles, ce qui était stupide, insensé, et surtout dangereux !

Gilles la tenait en son pouvoir — n'était-ce pas déjà bien assez? Pourquoi lui avoir donné des idées en s'habillant ainsi? Barbara n'avait jamais aimé vivre dangereusement, jouer avec le feu comme certaines femmes, et ce qu'elle ne voulait surtout pas, c'était plaire à Gilles.

Un doute dut poindre en elle au moment où elle se disait cela, et Barbara frissonna, troublée. « Vraiment ? Je ne le veux pas ? Je ne veux pas lui plaire ?» La question résonnait dans sa tête sans qu'aucune

réponse ne vînt. Elle parvenait à l'escalier. En bas, au pied

des marches, Gilles l'attendait, silhouette élancée, air ténébreux, éblouissant d'élégance dans sa tenue de soirée. Elle ressentit à le voir une sorte d'enivrement qui lui donnait le vertige.

« Non, ce n'est pas vrai, pensa-t-elle, éperdue. Je ne suis pas vraiment tombée amoureuse de lui ? Ce serait de la folie ! Je ne peux pas laisser faire cela ! »

Elle faillit retourner se réfugier dans sa chambre, mais à cet instant Mme Kent parut pour leur dire au revoir. Au léger sursaut de sa belle-mère, Barbara comprit que sa tenue ne la laissait pas indifférente. Néanmoins, Dieu seul sut ce qu'elle en pensa, car elle s'abstint de tout commentaire et se contenta de leur souhaiter une bonne soirée.

Dehors, la limousine les attendait — c'était George qui allait les conduire chez lord Cairnmore. Du fait de sa présence, ils ne

parlèrent pratiquement pas pendant le trajet, qui ne dura de toute façon qu'une dizaine de minutes.

Bientôt, ils franchissaient l'imposante grille d'entrée du parc de Cairn House. Une file de voitures s'étirait déjà devant eux — George alla se placer à leur suite. Ils avancèrent dès lors à une vitesse d'escargot jusqu'au porche majestueux qui soulignait l'entrée du manoir du XVIIIe siècle, l'un des plus beaux de tout l'Essex.

— A quelle heure dois-je venir vous chercher, monsieur? s'enquit le chauffeur, après les avoir déposés.

— 23 h 30, à moins d'un contrordre. Pendant que George s'éloignait, Gilles et

Barbara gravirent les quelques marches du porche, sous lequel attendait lord Caimmore lui-même en tenue de soirée, un vieux monsieur aux cheveux gris.

Une main sous le bras de son épouse, Gilles la guida vers son parrain qui lui sourit avec un mélange de curiosité et

d'admiration. — Monsieur, je vous présente Barbara, dit

Gilles. — Barbara. Je suis ravi de faire enfin

votre connaissance, dit le vieil homme en lui serrant la main. J'aurais aimé assister à votre mariage — malheureusement, je me trouvais à l'étranger. Je souhaite que vous soyez pleinement heureux tous les deux.

— Merci, murmura la jeune femme, intimidée.

De nouveau, il lui sourit. — Savez-vous que c'est un véritable feu

follet que vous avez réussi à attraper ! Bien des jolies filles s'y sont essayé avant vous par le passé, sans succès ; et personne n'en croyait ses oreilles en apprenant qu'enfin il se mariait. Mais en vous voyant, on comprend aisément pourquoi vous avez réussi là où tant d'autres ont échoué ! Tous les hommes présents ici ce soir vont envier mon filleul. C'est d'ailleurs mon cas! Gilles, j'espère que tu mesures la chance que tu as

? — Tout à fait, approuva celui-ci d'un ton

suave. Barbara trouva l'homme sympathique. Il

y avait de l'humour et de la gentillesse dans son expression, mais une grande force s'en dégageait également.

— J'espère avoir le plaisir de vous voir souvent à l'avenir, Barbara, dit-il.

Elle lui sourit, agréablement surprise par la chaleur de cet accueil.

—Merci, lord Caimmore. — Appelez-moi Harry ! — Quand cesserez-vous de flirter avec ma

femme? plaisanta Gilles. Le vieux monsieur feignit la surprise. — Moi, flirter avec Barbara? Désolé, Gilles,

ajouta- t-il ensuite en riant. Mais il va falloir t'y habituer, je le crains. Tu n'aurais pas dû épouser une aussi belle femme si cela t'ennuie que les hommes la regardent. — S'ils se contentent de la regarder... je

serai indulgent, répondit-il, glissant un bras

possessif autour de la taille de Barbara. Lord Caimmore partit d'un grand rire. — J'ai l'impression, mon cher, que te voilà

devenu un mari jaloux... Ma foi, je te comprends. Ce n'est pas moi qui t'en tiendrai rigueur. Emmène donc notre Barbara à l'intérieur et offre-lui à boire. Nous nous reverrons tout à l'heure.

Il se porta à la rencontre de nouveaux arrivants, et Barbara et Gilles s'avancèrent sous les lustres de cristal du hall d'entrée, qu'embaumaient de magnifiques bouquets de fleurs artistiquement disposés çà et là. Ils furent accueillis par la fille aînée de lord Caimmore, Jess Cutler, dont le mari, Neil Cutler, était un célèbre joueur de polo et connu aussi pour son élevage de chevaux.

Barbara avait vu suffisamment de photos de Jess Cutler dans la presse pour la reconnaître sur-le-champ. La quarantaine environ, elle était réputée pour être l'une des meilleures cavaliers d'Angleterre.

Après avoir serré la main de Barbara, et

échangé juste quelques mots avec elle, Jess parla à Gilles d'amis communs, entrecoupant régulièrement ses phrases de grands éclats de rire.

Puis, tout à coup : — Je n'arrive pas à y croire, que toi, tu te

sois marié ! Neil, non plus, n'en revenait pas ! Pour lui, c'est un terrible gâchis. Il disait qu'il comptait te demander ton carnet d'adresses pour aller consoler toutes tes anciennes conquêtes. Mais s'il vient réellement à te le demander, tu as intérêt à refuser, sinon tu auras de mes nouvelles !

Gilles rit. — Ne t'inquiète pas, je ne le lui donnerai

pas. — J'espère bien, répondit-elle de sa voix

forte et arrogante. Puis, après un coup d'œil à Barbara, elle

ajouta : — Au fait, je préfère te prévenir : Steffie est

dans les parages. A l'énoncé de ce nom, Barbara se raidit.

Steffie? Qui était donc Steffie? Soudain, cela lui revint — il devait s'agir de Stéphanie Ibbotson, une rousse pétulante que fréquentait Gilles à l'époque où Malcolm l'avait emmenée la première fois chez lui pour la présenter à sa famille.

Stéphanie Ibbotson exerçait actuellement le métier de paysagiste pour une clientèle fortunée, mais avait été photographe à une époque, et même mannequin lorsqu'elle avait dix-huit ans. Elle n'avait jamais vraiment percé dans aucun de ces domaines, mais savait à merveille « se vendre », si bien qu'on la connaissait sans qu'elle fût une célébrité. — J'ignorais que c'était une amie à toi,

remarqua Gilles, imperturbable. — Je n'emploierais pas le mot amie,

répliqua Jess Cutler, un peu hautaine. J'ai fait appel à ses services pour aménager le jardin de ce manoir du Suffolk dont Neil a hérité, l'année dernière. Tu te souviens? Une bâtisse assez délabrée. J'ai confié la

restauration à un bon architecte, et le jardin à Steffie. — C'est une femme très douée, murmura

Gilles. Barbara lui jeta un coup d'œil en biais.

Dans quel domaine ? se demanda-t-elle avec aigreur. Comme Gilles coulait aussi un regard dans sa direction, elle s'appliqua à paraître impassible, craignant qu'il la croie jalouse. Elle n'était pas jalouse ! — Elle a fait un excellent travail. L'endroit

est complètement transformé ! Jess s'interrompit pour regarder

par-dessus l'épaule de Gilles. — Tiens ! Quand on parle du loup... Suivant l'un et l'autre son regard, Barbara

et Gilles reconnurent non seulement Stéphanie, mais aussi celui avec qui elle conversait — Je lui avais demandé de venir

accompagnée, et la voilà qui nous est arrivée avec ce séduisant jeune médecin, ajouta Jess en riant

Barbara et Gilles, eux, ne rirent pas, mais elle n'y prêta pas attention. Son attention était relancée par un nouvel arrivant, au-devant duquel elle s'empressa, mains tendues. Gilles se tourna vers Barbara, l'air sévère. — Ce garçon avec Steffie, c'est bien celui

qui a assisté à notre mariage, non? Andrew... je ne me rappelle plus comment. Celui qui proposait de vous loger? Elle acquiesça d'un hochement de tête. — Je me demande ce qu'il vient faire ici !

remarqua-t-elle, formulant tout haut ses interrogations. — Vous espériez qu'il vous reste à jamais

fidèle? demanda Gilles de ce ton blessant dont il avait le secret. — Il n'y a jamais rien eu entre Andrew et

moi. C'est Angela qui était sa petite amie ! — Angela? répéta Gilles, visiblement

sceptique. — Parfaitement ! L'évocation de son amie s'accompagna

d'un sentiment de culpabilité chez Barbara. C'est qu'elle avait négligé un peu Angela depuis la naissance du bébé. Celle-ci était venue la voir à la maternité, et depuis, Barbara ne lui avait ni écrit ni téléphoné. Il est vrai qu'elle avait eu tant à faire, tant de préoccupations ! — Depuis sa visite à la maternité, je n'ai

aucune nouvelle d'Angela, dit-elle, comme pensant tout haut. Andrew et elle ont peut-être rompu? J'espère que non. C'est un garçon si sympathique, et Angela était très éprise de lui. — A la façon dont Steffie le dévore des

yeux, tout porte à croire qu'elle aussi est très éprise de lui !

Au ton aigre-doux de Gilles, Barbara se demanda s'il était jaloux. Lequel des deux avait rompu — Gilles ou Stéphanie Ibbotson ? Et qu'éprouvait-il encore pour cette femme ? Barbara ne pouvait la regarder sans un serrement de cœur. Cette Stéphanie dégageait une telle aura avec sa crinière de

cheveux cuivrés, ses yeux verts, pétillants, qu'en comparaison elle se sentait bien terne. — Il semblerait que ça vous chagrine,

remarqua sèchement Gilles. — Moi? Pas du tout... Pourquoi cela me

chagrinerait-il? Je m'étonnais simplement qu'Andrew ait déjà remplacé Angela, je ne le croyais pas ainsi. — Vous l'incriminez sans savoir ! Qui vous

dit que ce n'est pas elle qui l'a quitté pour un autre? Elle n'en était pas à sa première aventure que je sache ! La fidélité, ce n'est pas vraiment son fort. — Vous ne la connaissez pas suffisamment

pour l'accuser ainsi! — Malcolm m'avait parlé d'elle — j'ai pu

me faire une idée assez précise de sa personnalité. — Angela n'a jamais eu de chance avec les

hommes, marmonna Barbara, bien décidée à défendre son amie. Elle a le chic pour tomber toujours sur ceux qu'il ne faut pas. — C'est une situation classique entre

hommes et femmes. Elle ne sut trop ce qu'il voulait signifier par

cette remarque. A son expression, il lui sembla qu'il ne faisait pas seulement référence à Angela. Gilles n'avait jamais caché qu'à ses yeux, elle n'était pas la femme qu'il fallait pour Malcolm. Cherchait-il encore à faire passer indirec-tement ce message?

Elle lui jeta un regard irrité. — Pourquoi êtes-vous toujours si critique

? Comment osez-vous émettre de tels jugements? En tout cas, je vous interdis de dire du mal d’Angela — elle est ma meilleure amie.

Gilles soudain se mit à rire. Tout son visage se détendit. — J'ai l'impression que je vais me heurter

à une véritable franc-maçonnerie féminine, n'est-ce pas ? C'est bon, je ne critiquerai plus personne. De toute façon, Angela est quelqu'un de très bien.

Barbara se mordit la lèvre, puis éclata à

son tour de rire. Et c'est ainsi qu'ils se retrouvèrent à se

sourire mutuellement, partageant un même amusement. Barbara se sentit alors comme soulevée par un étrange bonheur, et devenir toute légère, libre comme l'air! Il y avait bien longtemps qu'elle n'avait pas éprouvé pareille félicité; mais le plus étonnant, le plus incroyable, c'est que ce prodige, elle le devait à Gilles ! Il n'avait eu qu'à lui sourire pour la rendre heureuse. Ce qui n'était pas sans danger, à bien y réfléchir. Etait-il en train de prendre une si grande importance pour elle ? — Barbara ? prononça tout à coup une voix

étonnée à proximité. La jeune femme se tourna à regret vers

celui qui venait de lui adresser ainsi la parole. — Oh... Andrew... — Je n'en crois pas mes yeux!

s'exclama-t-il en détaillant sa silhouette moulée de satin noir. Désolé si je vous

regarde avec tant d'insistance; mais la dernière fois que nous nous sommes vus, vous étiez si différente ! — J'étais enceinte de sept mois à l'époque !

répliqua-t-elle d'un ton léger. — C'est vrai ! Le sourire qui accompagnait cette réponse

s'évanouit lorsqu’Andrew avisa la mine renfrognée de Gilles. — Félicitations pour votre fils! dit-il,

changeant de sujet. C'est Angela qui m'a appris l'heureuse nouvelle.

Après un bref moment d'hésitation, Barbara posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Comment va Angela? Il y a une éternité que je ne l'ai pas vue.

— Moi aussi, répondit-il avec une grimace. Elle travaille actuellement pour le cinéma — elle réalise les costumes d'un film, et elle est partie trois mois en Espagne, le temps du tournage. Au début, j'ai eu quelques cartes postales, deux ou

trois coups de fil, puis plus rien. Je me demande si je la reverrai.

Dans un élan de sympathie, Barbara lui étreignit impulsivement le bras.

— Je le regrette pour vous, Andrew. Angela a toujours été un peu...

Comme elle hésitait, Andrew formula la suite à sa place :

— Versatile, vous voulez dire? Oui, je m'en rends compte maintenant. Je m'étais attaché à elle, et j'ai été assez affecté pendant quelque temps, mais ça va mieux, beaucoup mieux. J'ai rencontré une fille formidable...

Il souriait à présent. — Eh bien, je m'en réjouis, répondit

Barbara, lui souriant en retour. Il passa un bras amical autour de ses

épaules. — Vous êtes vraiment gentille, Barbara ! Il y eut alors un bruissement de soie près

d'eux, et Stéphanie Ibbotson — car c'était elle — susurra :

— Mais enfin, que se passe-t-il par ici ? Gilles, vas-tu laisser tous les hommes présents ici ce soir courtiser ta femme?

— A ton avis, je devrais mettre mon poing dans la figure à ton nouveau petit ami ? demanda-t-il sans sourciller.

— Oh, tu en serais bien capable, répondit-elle en riant, mais pas très rassurée, visiblement.

— Tu as raison de le croire. Sous l'œil ulcéré de Barbara, Stéphanie se

mit à caresser le bras de Gilles. — J'adore les hommes qui vivent

dangereusement... Mais ce serait dommage de gâcher cette soirée, Gilles. Je suis sûre qu'Andrew saura bien se tenir maintenant... N'est-ce pas, chéri? L'intéressé grimaça un sourire. Il n'était

pas un habitué de ces finesses de salon et ne savait trop comment se tirer de la situation. — Allons, Steffie dit-il, manifestement

embarrassé. Tu ne penses pas sincèrement

que je faisais des avances à Barbara? — En tout cas, une chose est sûre : ce qui

est autorisé pour l'un l'est aussi pour l'autre, roucoula Stéphanie. Et là-dessus, elle passa les bras autour du

cou de Gilles et l'embrassa langoureusement sur la bouche. Il posa automatiquement les mains sur sa

taille. Pour Barbara, ce fut un choc, une souffrance si aiguë qu'elle en fut presque étourdie. « C'est idiot ! se reprocha-t-elle dans sa détresse. Il est le dernier homme dont je doive tomber amoureuse. Pourquoi être jalouse ? Il se moque bien de moi ! Il ne m'a épousée que pour garder tout pouvoir sur l'enfant de son frère. Il ne faut pas que je l'aime ! » Mais comment s'en empêcher? — Steffie, un peu de tenue ! dit alors Gilles. Barbara, osant de nouveau regarder la

scène, vit qu'il tenait la jeune femme à bout de bras. Et elle, la tête penchée de côté, les paupières mi-closes, l'enveloppait d'un

regard languide. — Gilles, tu restes l'homme le plus sexy

que je connaisse, lui murmura-t-elle. Andrew pâlit. Soudain, il tourna les talons

et s'en fut — ce dont Stéphanie fit semblant de s'étonner. — Tiens donc, il y a de la bouderie dans

l'air... — Tu ferais bien d'aller retrouver ton

nouveau joujou si tu ne veux pas que quelqu'un d'autre ne te le prenne, lui conseilla Gilles. — Il est adorable, susurra Stéphanie. Eh

bien, à plus tard, Gilles... Sans avoir adressé ni un mot ni un regard

à Barbara, elle s'éloigna à son tour. Barbara avait bien du mal à ne pas montrer sa peine. — Alors, toujours de mauvaise humeur?

demanda Gilles en étudiant sa physionomie. Venez, je vais vous présenter quelques-uns de mes amis. Et pour l'amour du ciel, tâchez d'être polie et de sourire !

Elle ne discuta pas, trop absorbée qu'elle

était à refouler son chagrin, et suivit docilement Gilles, en espérant que son pâle sourire réussirait à faire illusion.

Le reste de la soirée se passa un peu comme dans un rêve. Barbara s'entretint avec des gens sans trop savoir ce qu'elle disait ni qui ils étaient; elle but du Champagne, grignota des petits fours, et tout cela avec le sentiment d'une totale irréalité.

Gilles lui présenta toute une kyrielle d'amis, et il s'en trouva certains de fort sympathiques. Quelques-uns se montrèrent révérencieux, d'autres spontanés et chaleureux, et d'autres, totalement inintéressants. Mais la curiosité se devinait sur la plupart des visages lorsqu'on s'adressait à elle.

Personne n'ignorait, bien entendu, que Gilles et elle s'étaient mariés quelques semaines à peine avant qu'elle ait un bébé et, de toute évidence, la chose faisait jaser. Barbara se rendait bien compte des regards

dont elle était l'objet, scandalisés ou fascinés, de ce mélange de réprobation, d'inimitié et d'envie qu'elle suscitait.

Elle réussit à surmonter l'épreuve en s'abritant derrière un rempart d'indifférence feinte. Toutes ces réactions, elle faisait semblant de ne pas les remarquer, se contentant de sourire et bavarder sans se laisser atteindre par quiconque.

Mais si la majorité de son entourage semblait dupe, ce n'était pas le cas de Gilles; il ne cessait de lui jeter des coups d'œil inquisiteurs qui en disaient long.

Ce n'était pas non plus le cas, apparemment, d'Andrew.

— Vous n'avez pas l'air heureuse, lui dit-il à un moment.

Elle eut un petit rire où perçait une pointe d'amertume.

— Vraiment? dit-elle, regrettant qu'il soit aussi perspicace. Je viens de traverser une année difficile.

— Je sais, Barbara. Vous avez subi bien des revers, cela a dû être très dur pour vous. Je souhaite simplement que ce mariage ne vienne pas envenimer la situation.

— Angela vous a fait des confidences à ce que je vois !

Il rit. — Ça ne vous ennuie pas trop, j'espère,

que je sois au courant ? — Non, pas vraiment, répondit Barbara,

lui rendant son sourire. Vous savez, je ne me plains pas. Il y a plein de bonnes choses dans ma vie. J'ai un bébé adorable, je suis en bonne santé... Que demander de plus?

— Si je puis vous aider en quoi que ce soit, n'hésitez pas.

— Merci, Andrew, c'est très gentil à vous. Le sourire de Barbara témoignait de sa

reconnaissance. A cet instant, Gilles les rejoignit. — Il serait temps que nous rentrions,

dit-il d'un ton abrupt. Le bébé avait encore

une tétée, il me semble? — Il réclame toujours à boire, la nuit?

s'enquit Andrew par intérêt professionnel. — Non, en général, il dort d'une seule

traite jusqu'à 6 heures du matin, répondit aimablement la jeune femme. Mais il lui arrive encore parfois d'avoir faim la nuit et de se réveiller. C'est de plus en plus rare, Dieu merci. La plupart du temps, je peux profiter d'une pleine nuit de sommeil. — Ce bébé m'a l'air parfait, commenta

Andrew d'un ton amusé. Il faudra que je fasse sa connaissance ! — La prochaine fois que vous rendrez

visite à votre mère, passez donc nous voir ! proposa spontanément Barbara. — Partons-nous, oui ou non? s'interposa

sèchement Gilles avant qu'Andrew ait pu répondre.

L'attrapant par le poignet, il l'entraîna vers la sortie sans même lui laisser le temps de faire ses adieux à Andrew.

Il s'arrêta cependant en chemin pour

prendre congé de son parrain. — Nous avons passé une merveilleuse

soirée. Malheureusement, il faut que nous partions — la voiture doit déjà nous attendre. Merci encore pour l'invitation. — Je suis heureux que tu te sois bien

amusé, mon garçon, lui répondit lord Cairnmore, non sans une pointe d'ironie. J'en doutais un peu.

Gilles se rembrunit, et le vieil homme sourit puis se tourna vers Barbara. — J'ai eu grand plaisir à vous rencontrer,

et je viendrai bientôt vous voir pour faire connaissance du dernier né de la famille Kent.

Un sourire illumina la physionomie de Barbara. — J'y compte bien, lord Cairnmore ! — Harry, rectifia-t-il, déposant un baiser

sur sa joue. Après avoir souhaité le bonsoir à son

parrain, Gilles entraîna sans ménagement Barbara vers la sortie. Dehors, la nuit était

froide. Les étoiles luisaient comme des diamants dans le ciel, mais la jeune femme n'eut guère le temps de les admirer. George attendait; ils montèrent à bord de la limousine qui, sans tarder, se mit en route et prit la direction de Warlock House.

Barbara regardait distraitement par la fenêtre. Que de dureté lui avait témoigné Gilles, ce soir! De toute évidence, il la haïssait, et elle, pauvre sotte, qui était amoureuse de lui ! Pourquoi la vie était-elle si mal faite ?

9. A leur retour à Warlock House, Mme Kent

était déjà couchée et la maison plongée dans l'obscurité. Barbara se précipita à l'étage.

— Je suis fatiguée, lança-t-elle à Gilles de l'escalier. Je jette un coup d'œil sur Malcolm et, s'il dort, je vais directement au lit.

Il ne répondit pas et entra dans le salon, où elle l'entendit sortir une bouteille du bar. Parvenue devant la porte de la nursery, elle tendit l'oreille. Pas un bruit. C'était Susan qui ce soir était chargée de veiller sur le bébé, mais s'il ne s'était pas manifesté, sans doute la nourrice dormait-elle à cette heure d'un sommeil de plomb, comme en attestait d'ailleurs le silence absolu dans sa chambre, à l'opposé de la nursery.

Barbara poussa doucement la porte et s'approcha à pas de loup du berceau. Grâce

à la seule clarté du couloir, elle distingua nettement son bébé, couché sur le côté, ses petits poings fermés devant lui, le visage détendu dans la quiétude du sommeil. Elle résista à l'envie de l'embrasser, craignant de le réveiller, et se contenta de le contempler, le cœur débordant d'amour. Au bout d'un moment, elle ressortit sans bruit et referma la porte. Avec un peu de chance, Malcolm dormirait jusqu'à l'aube.

Sitôt dans sa chambre, Barbara retira ses chaussures à talons hauts pour se mettre à l'aise et, après avoir bâillé à s'en décrocher la mâchoire, entreprit de se déshabiller. Enlever sa robe se révéla presque aussi difficile que l'enfiler, tant elle était ajustée! Cela nécessitait des talents de contorsionniste.

Elle n'avait pu verrouiller sa porte, Gilles en détenant toujours la clé, mais, avant de se coucher, elle avait glissé devant le battant une chaise dont le dossier arrivait juste sous la poignée — si bien que celle-ci ne pouvait

théoriquement pas être ouverte de l'extérieur. Non qu'elle eût peur de lui ! Cela faisait maintenant plusieurs mois qu'elle vivait ici, et pas une fois Gilles n'avait tenté de forcer son intimité.

Enfin débarrassée de la robe, Barbara s'assit au bord du lit pour enlever ses bas. Elle portait une guêpière en tulle noir, qui faisait pigeonner les seins et soulignait encore plus la finesse de sa taille, lui dessinant une silhouette de rêvé. La base, toute en broderies d'un extrême raffinement, s'arrêtait juste en haut des cuisses. Le contraste du noir avec sa peau laiteuse était d'un effet très sexy.

Ses bas étaient également noirs, tout aussi précieux, mais Barbara n'eut pas le temps de les retirer. La porte s'ouvrit, malgré son fragile dispositif de fermeture, et Gilles parut alors qu'elle était assise au bord du lit, un genou relevé pouf détacher plus aisément la jarretelle.

Il ne dit pas un mot, restant immobile à la

regarder, et un émoi si violent s'empara de Barbara qu'elle crut presque s'évanouir. — Sortez de ma chambre ! lâcha-t-elle

dans un souffle. — C'est donc ça qu'il y avait sous cette robe

noire ! — Sortez ! répéta Barbara, feignant la

colère pour dissimuler ses craintes. — Je me suis posé la question toute la

soirée, poursuivit-il, imperturbable. Et je n'ai pas dû être le seul ! Tous ces hommes qui vous dévoraient des yeux devaient aussi se demander ce que vous cachiez là-dessous. — Ça suffit ! Allez-vous-en ! — Pas encore. Pas avant que nous ayons eu

une petite discussion. Que lui voulait-il? Pourquoi la

tourmentait-il ainsi? Elle l'ignorait mais s'appliquait vaillamment à ne pas trahir son inquiétude, de crainte qu'il devienne encore plus dangereux. — A cette heure-ci? Il est tard, Gilles. Cela

ne peut-il attendre demain? — Non. Impossible. — Ecoutez, je m'apprêtais justement à me

coucher. — Je vois, murmura-t-il nonchalamment. Et il détailla son anatomie avec tant

d'impertinence qu'elle eut envie de le gifler. De quel droit la regardait-il ainsi?

— De toute façon, nous n'avons rien à nous dire ! lança-t-elle, bien résolue à ne pas céder.

— Vous savez pertinemment que ce n'est pas vrai, Barbara.

Horrifiée, elle le vit s'agenouiller devant elle et le fixa, hébétée, les pupilles dilatées.

— Me voici maintenant à vos pieds... Elle était encore désorientée par cette

remarque sibylline quand il lui toucha la cuisse.

Barbara sursauta, se raidit. — Que faites-vous? — Vous le voyez bien. Gilles commençait à détacher

tranquillement ses jarretelles, lui effleurant la peau de ses doigts agiles. Un frisson d'excitation la traversa, et elle se maudit de sa réaction.

— Arrêtez! murmura-t-elle, afin de masquer ses véritables sentiments.

Gilles dirigea sur elle un regard amusé. — Vous voulez les enlever, il me semble?

N'est-ce pas ce que vous étiez en train de faire quand je suis arrivé?

Il faisait glisser le bas le long de sa jambe, sans hâte, et elle se mit à trembler de tout son corps.

— Je préfère le faire moi-même ! Un petit rire moqueur salua cette

réplique. — Oh, mais ça me fait tellement plaisir !

Elle ne sut que répondre, et pendant qu'elle essayait désespérément de recouvrer ses esprits, il continuait son œuvre.

Le premier bas complètement enlevé, il commença à ôter le second. Le frôlement de ses doigts sur la face interne de sa cuisse

l'électrisa malgré elle, émoussant ses sens. — Vous avez des jambes superbes... Des

chevilles fines, des petits pieds adorables... et une peau si douce.

Le deuxième bas était enlevé. Gilles caressait avec volupté ses jambes dénudées, des mollets jusqu'aux cuisses, lui arrachant d'incoercibles frissons. Dégageant le pied qu'il caressait voluptueusement, Barbara se leva, sans trop savoir cependant comment le persuader de partir.

Gilles se mit debout à son tour, et, avant qu'elle ait pu esquisser un geste, il la prit par les épaules pour la faire pivoter vers lui. Ils se retrouvèrent face à face, lui toujours en habit de soirée, strict, et elle, à moitié nue, dans sa guêpière. Etrange contraste... La scène évoquait l'atmosphère de quelque peinture impressionniste — sensuelle, suggestive. Barbara trouvait cela dérangeant, et en même temps excitant, ce qui l'irrita encore plus. — Lâchez-moi ! protesta-t-elle en se

débattant — Pas avant que nous ayons eu cette

discussion ! — Cela peut attendre jusqu’à demain. — J'ai attendu bien assez longtemps,

répliqua-t-il avec âpreté. Et j'ai pris conscience, ce soir, que je ne pouvais me permettre de patienter davantage, sinon il serait peut-être trop tard.

Elle fronça les sourcils, soudain inquiète. — De quoi donc parlez-vous? — A votre avis, Barbara? De cette comédie

qu'est notre mariage, évidemment ! Cette ridicule comédie !

Son sang se glaça. Gilles allait-il lui annoncer qu'il était temps qu'ils se séparent? se demanda-t-elle, au désespoir. — C'est bon, répondit-elle néanmoins avec

dignité, je partirai quand vous voudrez. Nous pouvons divorcer, ou casser le mariage, ou tout ce que bon vous semble, mais je vous préviens, je prends Malcolm avec moi ; il n'est pas question que je vous le

laisse ! Un rictus tordit la bouche de Gilles. — Il n'y aura pas de divorce. Pas de

mariage cassé. Et vous n'irez nulle part, Barbara. Vous êtes ma femme, vous resterez ici avec moi.

Elle le fixa, stupide, sans comprendre. — Mais... mais alors... je ne vous suis pas.

Que vouliez-vous donc me dire? Il eut un petit rire, puis referma un bras

autour d'elle, la pressant contre lui — Simplement ceci! Il est temps que vous

preniez conscience que vous êtes bien ma femme, et que notre mariage va être un vrai mariage.

Pendant qu'il disait cela, elle sentit qu'il faisait glisser la fermeture Eclair de sa guêpière. Son désarroi décupla. — Arrêtez! Que se passait-il ? se demandait Barbara,

l'esprit en plein tumulte. Se serait-elle trahie pour qu'il agisse ainsi? Avait-il fini par se douter qu'elle était tombée

amoureuse de lui? Probablement, sinon il ne se serait jamais permis ces audaces!

Tout de même, quel odieux opportuniste il était ! pensa-t-elle, pleine d'amertume. Il avait découvert ses sentiments et profitait de la situation, sans égard pour le mal qu'il pouvait lui causer.

Car il ne l'aimait pas, c'était une certitude. Encore ce soir, chez lord Cairnmore, elle avait constaté avec quelle froideur il la regardait Cette même froideur qu'il lui avait de tout temps témoignée, depuis le jour où son frère l'avait amenée chez lui pour annoncer leur mariage.

Ce regard si dur qu'il avait eu pour elle ce jour-là lui avait fait l'effet d'une gifle. Et malheureusement le temps n'avait rien arrangé. Gilles la haïssait S'il lui faisait l'amour, ce serait par mépris, pour la blesser, la punir, et elle ne pouvait supporter l'idée qu'il la touche dans un tel état d'esprit

Ce serait le coup de grâce, une humiliation

de plus à ajouter à toutes celles qu'il lui avait déjà infligées; à la différence que, cette fois-ci, elle se mépriserait elle-même pour lui avoir cédé. Non, elle n'y survivrait pas. — Arrêtez, je vous dis ! Furieuse, elle continuait de lutter,

cherchait à le repousser, mais Gilles était plus fort et ses tentatives restaient vaines. La guêpière finit par tomber au sol et Barbara se retrouva nue dans ses bras, tremblant de la tête aux pieds, et en larmes. — Je ne veux pas..., sanglota-t-elle.

Lâchez-moi... Je vous déteste ! — Dommage. Parce que je n'ai pas

l'intention de vous laisser partir, Barbara ! Ma patience est à bout.

Il se pencha vers elle et effleura de ses lèvres son épaule nue. Ce fut comme si une secousse la traversait. Elle était sa prisonnière, et l'idée qu'il voie son visage, qu'il y lise l'étendue de son émoi lui était intolérable. Aussi, avec une plainte sourde, elle s'appuya contre lui, le front contre son

épaule, et se soumit vaincue, aux caresses de ses mains sur sa peau. Des caresses qui faisaient monter en elle une fièvre irrésistible, brûlante, sans cesse grandissante.

Soudain, sa main lui attrapa le menton et lui releva la tête, jusqu'à ce qu'elle n'eût d'autre solution que le regarder dans les yeux. Quel choc ! Elle croyait bien le connaître, mais ce soir, il lui semblait être un étranger avec ce regard à la fois sombre et luisant ces traits tendus par le désir.

Elle le fixa en retour, subjuguée, telle une proie hypnotisée, et son cœur chavira, ses tremblements s'accrurent. Que Gilles la détestât ou non, là n'était plus la question : il la désirait; et cette certitude la rendait encore plus faible sur ses jambes, si faible qu'elle en chancelait presque et dut s'agripper à lui. — Gilles... non... — Plus rien ne m'arrêtera à prêtent. Je suis

à bout. J'ai suffisamment attendu. Une

année. Une année qui m'a semblé une éternité. Bien sûr, après la mort de Malcolm, je savais qu'il était encore trop tôt pour y songer... — Quoi? Que voulait-il dire, « après la mort de

Malcolm » ? Songer à quoi ? se demanda-t-elle, égarée.

Mais il ne lui laissa pas le loisir de poser la question. Déjà il enchaînait : — Je me suis dit que je laisserais passer

quelques mois avant de reprendre contact, mais quand votre mère m'a appris que vous étiez en vacances en Italie, j'ai décidé de prendre le risque de vous rejoindre là-bas... — Quoi ? répéta-t-elle, incrédule. — Oui, je vous ai suivie, avoua-t-il, d'une

voix tendue. J'aurais pu envoyer quelqu'un d'autre pour ce voyage d'affaires — ma présence n'était pas nécessaire — mais j'ai vu comme un présage dans le fait qu'il survienne au moment précis où vous vous trouviez là-bas. Un signe du destin. Alors,

j'y suis allé. Quand je me suis présenté à votre hôtel, on m'a appris que vous étiez en excursion à Ravenne... Ce jour-là, vous avez pleuré sur mon épaule, souvenez-vous — je vous ai sentie mieux disposée à mon égard ; mais de toute évidence, votre cœur appartenait toujours à Malcolm. J'ai compris que ma démarche était stupide, que je perdais mon temps, et je ne me suis pas attardé.

Elle fut si effarée de découvrir que sa présence à Ravenne n'avait rien, en fait, d'une coïncidence, qu'elle demeura sans voix. — Je suis donc retourné en Angleterre,

convaincu qu'il était beaucoup trop tôt, et je me suis préparé tant bien que mal à patienter encore. Je me donnais six mois supplémentaires avant toute nouvelle tentative.

Il eut un petit rire bref. — Et puis j'ai appris que vous étiez

enceinte ! Quel choc cela m'a fait ! Si

Malcolm m'a vu de l'au-delà, il a dû bien en rire !

L'amertume durcissait son visage, et elle reconnut dans ses yeux l'éclair de la jalousie. — J'étais... ébranlé ! Je ne pouvais

m'empêcher de penser que, par-delà la mort, Malcolm continuait de vous revendiquer comme sienne. Et j'étais jaloux de mon frère, même décédé!

« Pendant un temps, j'ai été désemparé, puis, une fois le premier choc passé, je me suis rendu compte que je vous aimais toujours autant, et que ce bébé faisait partie de vous-même, et que je l'aimerais aussi. J'ai compris qu'il allait tout changer : déjà, il me fournissait un prétexte pour vous revoir, reprendre contact avec vous. Il devenait ce trait d'union que je cherchais désespérément à établir entre nous.

Barbara était abasourdie. Il lui présentait les événements de l'année écoulée sous un jour tellement inattendu ! Mais comment

pouvait-elle le croire? — Naturellement, toutes mes pressions

pour devenir le tuteur de l'enfant, mes menaces de vous l'enlever, n'étaient que balivernes! Aucun tribunal n'aurait jamais accepté pareilles requêtes, et je le savais... — Vous m'avez raconté des histoires, alors! — Je vous voulais, j'étais prêt à tout pour

cela ! admit-il d'une voix sourde. En fait, je ne pensais pas que vous tomberiez dans le panneau ; n'importe quel avocat vous l'aurait dit : je racontais des sottises — aucune cour ne vous aurait enlevé votre enfant, ni ne m'aurait nommé tuteur de votre vivant Mais il me fallait bien une excuse ! Et c'est devenu d'autant plus urgent quand vous m'avez annoncé votre intention d'aller vivre chez cet Andrew Colpitt...

Barbara s'indigna : — Je n'ai jamais rien dit de tel ! Le

logement appartenait à sa mère. Il me

proposait d'en occuper une partie pour me rendre service, et non pour je ne sais quelles autres raisons ! Je vous l'ai dit je vous le répète, il n'y a jamais rien eu entre Andrew et moi. — Soit je veux bien vous croire, mais cela

n'empêche pas que vous lui plaisiez. Et vu la façon dont il vous regarde, je sais à quoi il pense dans ces moments-là. Et pour cause ! Moi aussi, cela m'obsède quand je vous regarde !

Comme à ces mots elle baissait les yeux, Gilles s'impatienta : — Et ne réagissez pas ainsi, Barbara I J'en ai

assez des mensonges, des faux-semblants. Désormais, je ne dirai que ce que je ressens, même si ça doit vous déplaire. — Franchement, j'ai peine à croire tout

cela, murmura-t-elle. Jamais vous ne m'avez donné l'impression que... que... vous m'aimiez bien...

— Seigneur, je passe le plus clair de mon temps à lutter contre cet élan qui me porte

vers vous! — Et moi qui croyais que le seul fait de

poser les yeux sur moi vous mettait en colère! répondit-elle, profondément troublée. — Vous avez raison ! C'est la frustration

qui me rend fou ! Bien sûr que je suis en colère — j'attends depuis si longtemps, si longtemps...

L'émotion dans sa voix la bouleversa. Comme elle brûlait de le croire ! Car s'il l'aimait, tout devenait possible ! Mais s'il mentait... — Et depuis que le bébé est né, je crains de

trop précipiter les choses, par peur de vous perdre, poursuivit-il d'un ton morne. Mais ce soir, j'ai compris l'absurdité d'un tel comportement Quand je vous voyais flirter avec d'autres hommes... — Comment? Certainement pas! — Appelez ça comme vous voulez, Barbara,

mais une chose est sûre : je ne veux plus vous voir sourire à cet Andrew Colpitt de

cette façon ! — Ne seriez-vous pas jaloux de lui plutôt

parce qu'il était avec Stéphanie ? Gilles ouvrit des yeux ronds, puis se mit à

rire. — Moi, jaloux de Stéphanie ? Aucun risque

! Si je tenais à elle, nous serions toujours ensemble. J'ai rompu justement parce que je n'éprouvais pas grand-chose à son égard, et que ce n'était pas honnête de poursuivre dans ces conditions.

Barbara ne put réprimer un long, long soupir.

Gilles l'étudia intensément — Barbara? murmura-t-il, avec une

émotion vibrante. Etais-tu... Est-ce que cela t'a fait quelque chose de penser que... que Steffie et moi... ?

Elle baissa les paupières dans un battement de cils, et fut incapable de proférer un son.

— Oh, ma chérie, souffla-t-il. Et il l'embrassa dans le cou, sur les joues,

les lèvres, des baisers rapides, furtifs, qui lui donnaient le vertige. Malgré tout, elle doutait de la réalité des événements. Comment Gilles l'avait-il appelée?

Il le dit de nouveau, un tremblement dans la voix :

— Ma chérie... Elle leva les yeux vers lui, guettant un

indice sur son visage, une preuve qu'il ne prononçait pas le mot à la légère.

Il la souleva alors dans ses bras et la déposa sur le lit avec délicatesse, comme si elle était de porcelaine et aurait pu se briser. S'agenouillant près d'elle, il écarta d'une caresse légère les petits cheveux sur son front et ses tempes.

— Il y a si longtemps que j'attends ce moment, chuchota-t-il d'une voix sourde. Je n'ose presque pas te toucher de crainte de me réveiller et de découvrir que tout ça n'est qu'un rêve. Cela m'a si souvent hanté la nuit… je n'arrive pas à y croire.

Il promena un doigt sur son visage — le

front l'aile du nez, la joue, les lèvres, le menton — et cela, sans la quitter des yeux.

— Que tu es belle... La première fois que je t'ai vue, j'ai eu un véritable coup de foudre... Si seulement je t'avais rencontrée le premier, avant Malcolm — c'est ce que je ne cessais de me dire. C'était idiot! Je voyais bien que tu ne m'aimais pas, et je ne parle pas d'amour évidemment Il avait raison. Avant même de faire sa

connaissance, elle ne l'aimait pas. Avec tout ce que lui avait raconté Malcolm sur son compte, Gilles lui était antipathique. Et si Malcolm l'avait fait exprès? s'interrogea-t-elle pour la première fois. Avait-il voulu faire d'eux des ennemis ?

Que ce fût ou non le cas, en tout état de cause, il n'avait pas menti. Gilles désapprouvait leur relation, lui avait-il dit, et c'était vrai. Elle s'était rendu compte de son animosité à son égard dès leur première rencontre, sans en soupçonner la cause, bien sûr. Stoïque, elle s'était cependant

résolue à gagner envers et contre tout l'amitié de Gilles et de Mme Kent; mais en même temps, une autre partie d'elle- même se préparait déjà à un conflit, et ce fut ce qui se produisit : une guerre ouverte. — Tu n'as pas fait grand-chose pour te

rendre plus sympathique à mes yeux, Gilles, tu ne trouves pas ? dit-elle d'un ton de tendre reproche. Toi et ta mère laissiez clairement entendre que je n'étais pas désirée ! — Désirée — oh, si, tu l'étais ! répondit-il,

un mélange de passion et d'espièglerie dans le regard.

Il la caressa tendrement, plus bas, cette fois, sur la gorge, tout en contemplant son corps avec une intensité qui la pétrifia. — C'était bien là le problème! reprit-il. Je

te désirais à un point inimaginable, mais je ne pouvais le montrer — il me fallait au contraire le cacher, et cela me rendait fou. C'était terrible. Par réaction, sans le vouloir vraiment, je tombais dans l'excès inverse et

j'étais désagréable avec toi. — Oh, oui. Gilles plongea dans ses yeux un regard

vibrant qui l'émut profondément Puis, dans un élan exalté, il prit sa bouche.

Elle lui rendit ardemment son baiser, les bras noués autour de son cou, et une brûlante passion s'empara d'eux en l'espace de quelques secondes. — Que je t'aime... que je t'aime,

chuchotait-il, éperdu, entre les baisers. Le bonheur la submergeait, un bonheur

inouï, insensé, qui l'emportait dans son tourbillon, l'enivrant jusqu'au vertige. Et c'est à peine si elle parvint à murmurer en retour : — Moi aussi, je t'aime, Gilles. Il se raidit. — Il ne faut pas dire cela simplement parce

que tu sais que j'ai envie de l'entendre... Barbara secoua la tête. — Je suis tombée amoureuse de toi, il y a

quelques semaines. Cela m'a horrifiée. A

mes yeux, c'était de la folie de m'éprendre de toi alors que, selon toute apparence, tu me haïssais... En fait, je devais déjà t'aimer avant que nous nous mariions — c'est pour cette raison, au fond, que j'ai dit oui, et non par crainte de tes menaces.

Il prit une expression contrite. — Ah, mes menaces... C'est le désespoir

qui m'a poussé à bout. Pardonne-moi, ma chérie. J'avais si peur que tu partes avec un autre, peur de n'avoir jamais la possibilité de te faire changer d'avis à mon sujet J'en ai perdu le sens de la mesure, j'ai eu recours à ce stupide chantage pour que tu consentes à m'épouser. Sache cependant que, même si légalement j'en avais eu la possibilité, je ne t'aurais jamais pris ton bébé, je le jure. Je regrette de t'avoir tourmentée et si tu refusais de me pardonner, je le comprendrais. Je ne mérite pas ton indulgence. — C'est vrai, dit-elle, non sans un certain

amusement car il avait beau prétendre le

mériter, il ne devait pas moins espérer son pardon.

La façon dont il la regardait guettant un signe de magnanimité de sa part en attestait — Barbara, murmura-t-il, tu m'en veux

vraiment beaucoup? Elle fit mine de réfléchir. — Il faut me jurer que tu n'agiras plus

jamais ainsi avec moi... — Je le jure, promit-il aussitôt Et devant l'anxiété qu'exprimait son

visage, elle se laissa attendrir et lui sourit. — Ce doit être plus fort que moi — je t'aime

trop, Gilles, pour te garder rancune. Il l'étreignit avec une ardeur redoublée,

frémissant, l'embrassant éperdument sur tout le visage. — Barbara, mon amour... mon amour... Impatiente de sentir la chaleur de sa peau,

elle tira sur le bas de sa chemise. Le désir les consumait, les jetait l'un contre l'autre en une étreinte impétueuse, exaltée, d'une intensité toujours grandissante.

Gilles se débarrassa en un tournemain de ses vêtements. Et de nouveau, leurs bouches se joignirent, leurs corps, nus cette fois, roulèrent enlacés sur le lit… Jusqu'au moment où ils entendirent le bébé pleurer. — Oh, non... pas maintenant Malcolm,

pour l'amour du ciel ! gémit Gilles avec une grimace.

Mais les pleurs se faisant plus pressants, Barbara ne put s'empêcher de rire. — Il ne semble pas décidé à s'arrêter! — Peut-être Susan l'entendra-t-elle? De

toute façon, n'est-ce pas à elle de se lever? — Si, en principe, mais la nuit dernière,

elle a fait la fête jusqu'à l'aube ; et je crains que ce soir, elle ne compense le manque de sommeil. Il va falloir que j'y aille, soupira Barbara.

Elle se détacha doucement du cercle possessif de ses bras, se leva et après avoir enfilé un peignoir, gagna la nursery. A sa grande surprise, Gilles l'y rejoignit un instant plus tard, lui aussi en peignoir.

Assise sur une chaise basse, elle donnait le sein au bébé. Il s'approcha tranquillement s'agenouilla près d'elle et contempla la scène avec une évidente fascination.

Elle lui sourit émue par un je-ne-sais-quoi sur son visage, une douceur, une tendresse, qui ne lui étaient pas destinées simplement à elle, mais aussi à l'enfant qu'elle nourrissait Elle s'était plusieurs fois demandé si Gilles lui en voudrait d'aimer l'enfant de son frère, et cette chaleur dans son regard la rassurait

Il caressa délicatement la tête soyeuse du petit Malcolm, qui tourna un instant les yeux vers lui avant de les refermer pour mieux se concentrer sur sa tétée, une main sur le sein de sa mère. — Je regrette qu'il ait choisi un si mauvais

moment murmura la jeune femme. — Ce n'est pas grave, la rassura-t-il,

effleurant des lèvres la peau ivoire du sein que tétait l'enfant. Je patienterai. Il y a si longtemps que je t'attends, Barbara.

Qu'est-ce qu'une demi-heure de plus ou de moins?

S'il pouvait patienter, elle aussi le pourrait se dit-elle — mais cette demi-heure fut la plus longue de toute sa vie...