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Résumé :

En regardant Annie paisiblement assoupie, Frederik Carlyle se demanda comment elle

faisait pour avoir l'air si calme, si innocente. Furieux, il se leva du lit et ramassa ses

vêtements dispersés dans la chambre. Il n'y avait aucune chance pour qu'il trouve le

sommeil auprès d'elle...

Qu'est-ce qui lui avait pris de céder à ses avances ? Son amour pour elle était mort

depuis longtemps, 5 ans, exactement. Depuis ce jour fatidique où, quelques jours après

leur mariage, Annie avait disparu sans raison, et surtout, sans laisser d'adresse,

l'abandonnant à l'angoisse, au doute et au désespoir.

Pourquoi resurgissait-elle à présent dans sa vie aussi inopinément qu'elle en était

partie?

Quelles que soient les explications qu'elle ne manquerait pas d'inventer pour justifier son

attitude impardonnable, Frederik était bien décidé à la lui faire payer...

Chapitre 1

Annie s'arrêta au beau milieu de l'escalier de son joli cottage victorien, un mystérieux sourire de

satisfaction aux lèvres. Ses grands yeux gris d'ordinaire si vifs étaient perdus dans le vague. Elle

avait encore fait ce rêve la nuit dernière. Elle avait encore rêvé de « lui ». Et cette fois-ci, il lui

était apparu encore plus réel que jamais. Si réel, même, que c'en était troublant.

Sentant ses joues s'empourprer, Annie garda un instant les paupières closes comme pour chasser

ce trop-plein d'émotion. D'irrépressibles vagues de plaisir parcouraient sa nuque au simple

souvenir de la nuit magique qu'elle avait passée dans les bras de cet homme. Elle s'abandonna à

un dernier frisson, plus intense encore, puis secoua la tête pour reprendre ses esprits.

Confuse de s'être ainsi laissée aller, elle se dépêcha de rejoindre sa chambre à l'étage pour se

préparer : il ne lui restait plus qu'une heure avant de passer prendre Helena et Bob, le mari de

celle-ci, pour le dîner. Il y avait un événement important à célébrer ce soir : voilà ce à quoi elle

devait penser au lieu de se laisser distraire par un homme aussi merveilleux qu'irréel. Après tout,

il n'existait qu'en rêve.

Elle fronça légèrement les sourcils. Pour la jeune femme de vingt-trois ans sans expérience

qu'elle était, elle faisait des rêves particulièrement sensuels et avait une image singulièrement

précise de ce que devait être l'amant idéal. Fallait-il y voir le signe d'une frustration grandissante

ou bien d'une imagination naturellement débridée ? Elle n'en avait pas la moindre idée. En tout

cas, depuis qu'elle faisait ces rêves, aucun des hommes qu'elle avait rencontrés dans la vie réelle

ne parvenait à la séduire ou même à l'intéresser un tant soit peu : à ses yeux, ils n'arrivaient pas à

la cheville de l'amant en tout point parfait qu'elle retrouvait le soir en s'endormant.

La perspective du dîner de ce soir l'emplissait de joie. C'était toujours un plaisir pour elle de voir

Helena, la chirurgienne qui l'avait soignée après son accident.

Depuis cette époque, elles étaient devenues les meilleures amies du monde, et Annie, qui était

orpheline, la considérait un peu comme sa mère. Après tout, Helena ne lui avait-elle pas d'une

certaine manière donnée la vie en s'obstinant à la sortir du coma alors que d'autres médecins,

moins dévoués, moins talentueux aussi, l'avaient jugée perdue ?

Sa gorge se noua. Cinq ans après l'accident qui avait failli lui être fatal, Annie tressaillait

toujours d'effroi à la simple pensée d'avoir frôlé la mort d'aussi près.

Aujourd'hui encore, cet accident et ces semaines qu'elle avait ensuite passées dans le coma

étaient comme un gigantesque trou noir dans sa vie, et l'idée qu'elle aurait pu ne jamais en sortir

lui donnait le vertige.

Elle ouvrit la porte de sa chambre d'un geste mal assuré.

Cette gaucherie du bras était l'unique séquelle qui lui restait de l'accident. Celui-ci avait été si

endommagé par le choc que le médecin qui l'avait prise en charge aux urgences avait même cru

l'amputation inévitable.

Mais, par chance, il avait croisé Helena qui était venue à l'hôpital sur ses heures de repos pour

voir un patient récemment opéré, et il en avait profité pour lui demander un second diagnostic.

En sa qualité de chef du service de microchirurgie, Helena avait immédiatement pris Annie en

charge, avec la ferme intention de sauver son bras.

La première chose que celle-ci vit en se réveillant à l'hôpital fut donc le visage d'Helena, qui était

alors une parfaite inconnue pour elle. Ce n'est que plus tard qu'elle apprit par les infirmières tout

ce que son ange gardien avait fait pour la sauver.

C'était Helena qui avait passée des heures et des heures à lui parler quand elle était plongée dans

le coma, c'était elle qui, par la force de sa volonté et de son amour, l'avait ramenée à la

conscience et à la vie. Pour tout cela, Annie lui vouait une reconnaissance éternelle et un amour

sans borne.

« Mais tu n'es pas la seule à y avoir gagné ! Plaisantait souvent Helena à ce sujet. Tu n'imagines

pas la publicité que j'ai eue grâce au succès de ton opération. Tout le monde médical parle de ma

nouvelle technique opératoire ! Je t'assure, Annie, pour moi, ton bras vaut de l'or. » Elle ne

pouvait alors s'empêcher d'ajouter d'une voix tendre : « Mais toi, ma chérie, tu es la plus

précieuse de toutes mes découvertes : tu es la fille que je pensais ne jamais avoir. »

La première fois qu'Helena avait prononcé ces mots, elles en avaient eu les larmes aux yeux

toutes les deux. Leur rencontre avait été providentielle pour l'une comme pour l'autre : Helena, la

brillante chirurgienne, cachait derrière son succès professionnel la douleur d'une stérilité

prématurée qui lui avait ôté toute chance d'avoir un jour un enfant ; quant à Annie, abandonnée à

la naissance, elle avait toujours cruellement manqué de cette tendresse maternelle que toute

l'attention du personnel de l'orphelinat n'avait jamais pu remplacer.

Annie avait sauté de joie lorsqu'il y a deux ans, Helena avait enfin accepté la demande en

mariage de son compagnon Bob Lever, après de longues années de vie commune. Jusqu'alors,

Helena avait toujours refusé ce mariage, parce qu'elle tenait à laisser Bob libre de partir un jour

avec une femme capable de lui donner des enfants. Annie et Bob avaient dû déployer tous leurs

efforts pour la faire changer d'avis.

Ce fut finalement Annie qui emporta sa conviction en lui faisant gentiment remarquer que son

argument ne tenait plus, maintenant qu'elle se targuait d'avoir une fille adoptive.

« Tu as gagné, j'accepte ! » avait dit Helena en riant de bon cœur. Elles avaient immédiatement

décidé de célébrer la nouvelle autour d'une coupe de champagne. En trinquant, Helena avait

malicieusement glissé à Annie : « Bien sûr, en ma qualité de mère, et vu mon grand âge, tu te

doutes bien que je ne vais pas tarder à te sermonner pour que tu trouves un mari et que tu me

donnes des petits-enfants ! »

Annie n'avait alors rien osé dire de l'homme mystérieux qui peuplait ses nuits. Ce n'était que

quelque temps plus tard, le soir de Noël, qu'elle s'était laissée aller à la confidence, grisée sans

doute par l'excellent vin ouvert par Bob pour l'occasion.

— Quand est-ce que cela a commencé exactement ? Avait tout de suite demandé Helena, en

vraie professionnelle.

— C'est difficile à dire... Maintenant que je t'en parle, je réalise que j'ai dû faire ce rêve

pendant un bon moment sans m'en apercevoir, car quand je m'en suis souvenue pour la première

fois c'était comme si je le connaissais déjà par cœur. Oui, c'était un peu comme si je connaissais

cet homme depuis toujours.

Annie avait alors abandonné le ton de la plaisanterie pour afficher un air grave : malgré ses

efforts, elle n'avait pas su trouver les mots justes pour décrire l'extraordinaire complexité de ses

sentiments, ni pour faire sentir à son amie à quel point cet homme lui paraissait réel.

Tout en se remémorant cette conversation, Annie se dirigea vers l'armoire de sa chambre pour

sortir la tenue qu'elle avait spécialement achetée le mois dernier avec Helena pour le dîner de ce

soir. En apercevant son reflet dans le miroir, elle ne put réprimer un sourire satisfait : quelle

chance elle avait eue de ne pas être défigurée dans l'accident ! A en juger par les rares

photographies qu'elle avait de son enfance, elle n'avait d'ailleurs pas beaucoup changé : elle avait

toujours le même visage délicat et gracieux, les mêmes cheveux d'un blond éclatant. C'était là le

seul legs de ces parents qu'elle n'avait jamais connus. Avec le temps et l'expérience, elle avait

gagné en sérénité, et ne se torturait plus pour savoir d'où elle venait, ni qui étaient ses parents. Ils

lui avaient donné la vie, et c'était le plus inestimable des cadeaux.

De l'accident, Annie ne savait rien d'autre que ce qui avait été dit pendant le procès qu'elle avait

intenté au conducteur. Celui-ci avait été reconnu coupable de conduite en état d'ivresse et son

assurance condamnée à verser d'importants dommages et intérêts.

Certaines mauvaises langues, et au premier chef les avocats de la compagnie d'assurance, avaient

dit que c'était un peu cher payé tout compte fait pour une convalescence d'un an et une petite

blessure au bras. Annie ne l'ignorait pas, et elle était la première à reconnaître qu'au fond, elle

avait beaucoup gagné dans cet accident. A ses yeux, bien sûr, le plus important n'était pas

l'argent qu'elle avait touché, mais sa rencontre avec Helena et Bob, qui n'aurait jamais eu lieu

sans cela.

Comme les avocats de l'assurance s'étaient empressés de le souligner, ses blessures ne l'avaient

pas empêchée de passer avec succès le diplôme qu'elle commençait tout juste à préparer au

moment de l'accident, ni d'obtenir par la suite un emploi chez Petrofiche, le plus grand groupe

industriel de la région. Ils avaient même soutenu que le fait d'être obligé comme elle de travailler

à mi-temps pour des raisons médicales serait considéré comme une aubaine par beaucoup de

gens.

Ah, ça, les avocats de l'assurance avaient déployé des trésors d'imagination dans leur plaidoyer !

Mais les faits étaient trop accablants. Pas moins de cinq témoins étaient venus à la barre pour

raconter comment la voiture avait percuté la jeune femme en plein milieu du passage piéton.

Annie soupira. A en croire les avocats, les problèmes d'alcool du conducteur étaient liés à son

état dépressif, pour lequel il suivait depuis un traitement. Sa femme était même venue implorer la

clémence du jury, en expliquant les larmes aux yeux que, si on lui retirait son permis, son mari se

retrouverait sans emploi avec trois enfants en bas âge à nourrir.

Ce témoignage avait profondément bouleversé Annie, qui avait même songé à abandonner les

poursuites. Mais Helena l'avait fermement rappelée à l'ordre, en lui répétant qu'il ne fallait pas

inverser les rôles, et que c'était elle la victime.

Annie était malgré tout soulagée que le conducteur et sa famille n'habitent pas la région : les

rencontrer inopinément au coin d'une rue en allant faire ses courses aurait été terriblement

éprouvant pour elle.

Elle se sentait vraiment chez elle à Wryminster. La rivière, la cathédrale, l'université, tout lui

paraissait si familier qu'elle avait l'impression d'avoir toujours vécu ici. Pourtant, tout portait à

croire qu'au moment de l'accident elle venait à peine d'arriver dans la ville pour y commencer des

études supérieures. La rentrée universitaire n'avait pas encore eu lieu et personne ne semblait la

connaître dans la région. En tout cas personne n'était venu la voir à l'hôpital. La seule adresse que

les secours avaient trouvée sur elle était celle de l'orphelinat où elle avait grandi.

Quand Annie s'était réveillée de son coma amnésique, Helena avait tout de suite pensé à se

renseigner en appelant l'orphelinat. Mais elle n'avait pas appris grand-chose, si ce n'est qu'Annie

avait laissé le souvenir d'une enfant intelligente et plutôt solitaire. Ainsi privée de son passé,

Annie était orpheline une seconde fois. Alors, Helena s'était occupée d'elle comme une mère :

elle avait signé son autorisation de sortie de l'hôpital, elle l'avait recueillie chez elle, elle l'avait

soignée, choyée, aimée. Et, quelque temps plus tard, elle l'avait même aidée à prendre son

indépendance en lui trouvant, avec l'aide de Bob, ce charmant petit cottage non loin de chez eux.

Lorsqu'elle sortit son nouvel ensemble de la housse qui le protégeait, Annie laissa échapper un

soupir ému. Elle avait parcouru tant de chemin, franchi tant d'obstacles pour en arriver là !

Il y a quelques mois encore, elle n'aurait jamais osé s'offrir une telle tenue. Elle avait eu un

véritable coup de foudre en voyant l'ensemble dans la vitrine, mais il avait fallu toute la

persuasion d'Helena pour qu'elle se décide à entrer l'essayer. Elle avait été obligée d'admettre

qu'il lui allait à merveille. Cette couleur bleu clair faisait magnifiquement ressortir la fraîcheur de

son teint et l'éclat de ses yeux. Le pantalon de crêpe soulignait la longueur de ses jambes et la

veste trois-quarts assortie lui donnait une allure à couper le souffle. Au-dessous, un joli corsage

brodé ajoutait à l'ensemble une touche de glamour irrésistible.

« C'est ridicule, je ne le mettrai jamais ! N'avait cessé de répéter Annie en sortant son portefeuille

à la caisse. Je n'ai jamais l'occasion de m'habiller si élégamment ! » « Mais cela ne tient qu'a toi,

ma chère, avait répondu Helena dans un sourire. Sayad, par exemple, ferait n'importe quoi pour

que tu acceptes de dîner avec lui un soir. »

Sayad était un jeune anesthésiste qui venait juste d'intégrer l'équipe de l'hôpital. » Dès son

arrivée, il avait suscité bien des convoitises, mais c'était sur Annie qu'il avait jeté son dévolu.

« Non avait répondu Annie, il est très bien mais ce n'est pas mon genre. »

Surtout, ce n'était pas l'amant de ses rêves. C'était même tout le contraire. Alors que Sayad

arborait un air affable, avec un visage aux traits doux et presque enfantins, le prince de ses nuits,

lui, était sombre et presque ténébreux : c'était un homme, un vrai. Sans savoir pourquoi, elle

avait l'intime conviction qu'il était d'une force et d'une virilité avec lesquelles Sayad ne pourrait

jamais rivaliser.

Si elle s'était finalement décidée à acheter cet ensemble hors de prix, ce n'était donc pas pour

séduire Sayad, mais pour une bien plus grande occasion : le dîner qu'elle avait prévu d'organiser

ce soir pour célébrer un double anniversaire — celui de Bob et de son mariage avec Helena.

Annie avait tenu, pour une fois, à s'occuper de tout elle-même.

Elle avait réservé une table dans le meilleur restaurant de la région, au bord de la rivière, et avait

même prévu de passer prendre Helena et Bob dans sa Mercedes flambant neuve.

L'achat de cette voiture avait été une étape importante pour elle.

Après l'accident, la simple vue d'une voiture la terrifiait littéralement : il lui était donc difficile

d'envisager de prendre un jour le volant. Mais petit à petit, elle avait appris à surmonter sa peur

et avait fini par s'inscrire à des cours de conduite. Elle avait même réussi son permis du premier

coup. A cause de son bras, il lui était tout de même un peu difficile de passer les vitesses et c'est

pourquoi, de nouveau poussée par Helena et Bob, elle s'était offert cette petite merveille de

technologie entièrement automatique.

Elle ne mit pas longtemps à se préparer.

Elle laissait toujours ses longs cheveux au naturel, et ne se maquillait pas beaucoup, puisque,

comme Helena le lui répétait avec envie, elle avait la chance d'avoir un très joli teint. Elle se

contentait simplement d'atténuer avec une touche de rose le contour de ses lèvres charnues, qui

sans cela obnubilaient un peu trop les hommes à son goût.

L'ensemble lui allait encore mieux que dans son souvenir. Depuis la fin du procès, elle avait

enfin repris un peu de poids, et cela lui allait plutôt bien.

En jetant un dernier coup d'œil à sa chambre avant de refermer la porte, elle sourit en repensant à

l'état dans lequel elle l'avait trouvée en emménageant. Quand elle avait acheté ce petit cottage

avec l'argent du procès, il était presque à l'abandon. Pendant les mois qu'avait pris la rénovation,

elle avait vécu dans un véritable chantier, partageant même la maison avec les ouvriers. Malgré

tout, elle avait obstinément refusé les invitations répétées d'Helena et Bob à rester chez eux le

temps des travaux : il était important pour elle d'être en première ligne afin de se prouver qu'elle

était redevenue autonome. Maintenant que tout était fini, elle avait simplement consenti à

prendre sur leurs conseils quelques mois sabbatiques pour se remettre de tous ces événements.

Le grand lit double qui trônait au milieu de la pièce attira une fois de plus son regard. Encore

aujourd'hui, elle ne savait pas exactement pourquoi elle l'avait acheté. Quand elle l'avait vu parmi

tous les autres dans le magasin, elle s'était dirigée vers lui sans réfléchir, comme une

somnambule. « C'est celui-ci qu'il me faut, et pas un autre », avait-elle immédiatement pensé.

Dès le lendemain, elle était revenue à la boutique avec Helena pour avoir son avis. « Oui, j'aime

beaucoup. Et puis ce style victorien ira très bien dans ta maison », avait commenté cette dernière

avec enthousiasme.

C'était toujours dans ce lit qu'elle se voyait en rêve avec son amant imaginaire. Pourtant, dans ses

rêves, il y avait quelque chose de légèrement différent... Mais ce n'était vraiment pas le moment

de rêvasser, elle allait finir par se mettre en retard ! Les joues légèrement empourprées, Annie

descendit l'escalier avec empressement.

— Eh bien, il a l'air d'y avoir du monde, ce soir ! s'exclama Helena lorsqu'ils arrivèrent sur

le parking bondé du restaurant.

— Oui, dit Annie tout en manœuvrant pour prendre la dernière place libre. Quand j'ai

téléphoné pour réserver, ils m'ont prévenue que Petrofiche avait retenu tout le jardin d'hiver. Ils

donnent une réception en l'honneur de leur nouveau consultant en biologie marine.

— Ah oui, j'ai entendu dire qu'ils avaient enfin trouvé quelqu'un pour remplacer le Pr

Satter, fit Helena. D'après ce qu'on m'a raconté, ils seraient allés jusqu'au Moyen-Orient pour

dénicher la perle rare. Il s'agirait d'un jeune prodige d'une trentaine d'années qui aurait déjà

travaillé pour Petrofiche il y a quelque temps de cela.

— C'est bizarre qu'un spécialiste en biologie marine travaille dans l'industrie

pétrochimique, quand même, remarqua Bob à haute voix.

Helena adressa à son mari un sourire attendri, puis échangea avec Annie un regard complice.

— Ah oui ? lança-t-elle à Bob pour le taquiner. Parce que tu crois peut-être tous les

spécialistes en biologie marine sont des hommes-grenouilles qui passent leur temps en mer pour

filmer les requins blancs ou les barrières de corail ?

Un brin vexé, Bob répondit du tac au tac :

— Je n'ai jamais dit ça voyons !

Mais sa mine penaude montrait qu'Helena avait touché juste.

— De nos jours, il est de bon ton pour les multinationales de montrer aux consommateurs

qu'elles sont en première ligne sur les questions écologiques, expliqua Annie pour trancher le

débat. Et vu les conséquences qu'ont les marées noires pour la faune et la flore marines, une

entreprise comme Petrofiche a tout intérêt à disposer de spécialistes dans ce domaine.

Le trio sortit de la voiture et se dirigea vers les grilles en fer forgé menant à l'ancien manoir

rénové qui abritait le restaurant. Avec son immense jardin d'hiver et son parc parsemé d'arbres

rares et de statues anciennes, l'endroit était vraiment magnifique. L'été on pouvait même manger

dehors, près de la rivière.

Liz Rainford, la propriétaire, leur adressa un large sourire lorsqu'elle ouvrit la porte pour les

accueillir.

— Je vous ai réservé votre table préférée, leur glissa-t-elle en confiant à un serveur le soin

de les placer.

Liz connaissait bien Annie puisque celle-ci venait souvent faire du bénévolat dans l'association

caritative dont elle s'occupait. Elle était donc au courant de son histoire et savait la profondeur

des liens qui unissaient ses trois hôtes.

— Je sais que vous fêtez une grande occasion ce soir, ajouta-t-elle dans un sourire amical.

Leur table préférée se situait dans un coin tranquille du restaurant, avec vue sur tout le parc et la

rivière en contrebas. Ils s'y installèrent confortablement et le serveur vint très vite leur apporter

les menus. Ravie, Annie poussa un soupir de contentement et commença à examiner la carte.

Parfois, elle se disait que ce jour où elle avait ouvert les yeux à l'hôpital et découvert Helena

assise à son chevet avait été comme une seconde naissance pour elle. Même si aujourd'hui elle

parvenait à se rappeler son enfance et son adolescence, elle avait l'impression que ces souvenirs

étaient ceux d'une étrangère.

Il lui arrivait de s'en inquiéter, mais Helena la rassurait en lui expliquant que c'était là une

conséquence normale du traumatisme qu'avaient subi son corps et son esprit. Une façon

inconsciente de se protéger, en quelque sorte.

A travers les portes closes du jardin d'hiver, on percevait les rumeurs de la fête organisée par

Petrofiche. Quelque temps plus tôt, Annie avait entendu ses collègues parler du nouvel arrivant.

« Il a sa propre agence de conseil, et nous ne serons que l'un de ses nombreux clients, avait

affirmé avec importance Beverley Smith, l'une des secrétaires de direction. Il ne viendra

travailler ici que quelques jours par semaine entre deux missions sur le terrain. »

« Dis donc, il n'aurait pas besoin d'une secrétaire, celui-là ? Parce que moi, je ne serais vraiment

pas contre un petit voyage sur la barrière de corail de temps en temps ! » Avait affirmé une autre

des filles d'un ton envieux.

« La barrière de corail, tu rêves ! Etait intervenue une troisième. Si tu veux mon avis, c'est plutôt

en Alaska que tu devras le suivre, ton biologiste marin... »

Annie avait écouté leurs bavardages d'une oreille amusée.

Depuis qu'elle était arrivée chez Petrofiche, beaucoup des jeunes célibataires de l'entreprise

s'étaient risqués à l'inviter à dîner, mais elle avait systématiquement repoussé leurs avances. A

maintes reprises, Helena l'avait mise en garde en lui faisant remarquer que l'homme de ses rêves

était peut-être en train de lui faire rater de bonnes occasions dans la vraie vie. Mais Annie avait

l'intime conviction que les rêves qu'elle faisait n'étaient pas la seule cause de ses réticences.

Quelque chose en elle lui disait qu'il ne fallait absolument pas qu'elle s'engage dans une relation.

Elle aurait bien été incapable d'expliquer pourquoi. Et son sentiment était si vague et si difficile à

exprimer qu'elle n'avait pas voulu en parler à Helena, de peur de se ridiculiser. Tout ce qu'elle

savait, c'était qu'elle devait attendre. Attendre quoi ? Attendre qui ? Elle n'en avait pas la moindre

idée...

Chapitre 2

— Oh, mais nous n'avons pas commandé de champagne, bredouilla Annie en voyant le

serveur arriver avec une bouteille et trois flûtes.

Mais elle comprit bien vite en voyant le regard complice qu'échangeaient Helena et Bob.

— Vraiment, vous êtes incorrigibles ! Je vous avais pourtant dit que je m'occupais de tout

ce soir ! leur reprocha-t-elle gentiment pendant que le serveur emplissait leurs verres.

— C'est vrai, mais après tout, nous sommes les héros de la soirée, non ? Donc, nous

pouvons agir comme bon nous semble, répondit Bob affectueusement.

Annie acquiesça en silence. L'attention de ses amis la bouleversait et c'est les larmes aux yeux

qu'elle se tourna finalement vers Helena pour déclarer :

— Si je ne vous avais pas, je...

Elle s'interrompit, la gorge nouée. Tous trois se regardèrent sans rien dire, gagnés par l'émotion.

Ce fut finalement Bob qui se décida à rompre le silence pour porter un toast :

— A ta santé, Annie, déclara-t-il d'une voix résolue.

— Oui, à toi, ma chérie, reprit Helena en levant elle aussi son verre.

En contemplant la mine réjouie d'Annie, Helena ne put s'empêcher de s'émerveiller devant

l'extraordinaire capacité de récupération du corps humain. A la voir aujourd'hui si heureuse et si

pleine de vie, on avait du mal à imaginer que c'était la même jeune fille qui, cinq ans plus tôt,

était arrivée aux urgences entre la vie et la mort.

Plus tard dans la soirée, alors qu'ils venaient de commander les desserts, Annie s'excusa un

instant.

— Je reviens tout de suite, dit-elle en se levant de table.

Elle traversa la salle en direction des toilettes. Lorsqu'elle passa l'entrée du jardin d'hiver, la porte

s'ouvrit brusquement, et quatre tommes surgirent devant elle. Annie reconnut immédiatement

trois des dirigeants de Petrofiche, même si elle n'arrivait plus à retrouver le nom de l'un d'entre

eux. Quant au quatrième homme...

Elle n'arrivait pas à en croire ses yeux ! Le cœur battant, elle ne pouvait plus détacher son regard

de ce visage.

C'était lui ! Lui, l'homme de ses rêves ! Aucun doute n'était permis, il lui ressemblait comme

deux gouttes d'eau ! Comment était-ce possible puisqu'il n'était rien d'autre que le fruit de son

imagination, de ses fantasmes ? Non, elle devait être victime d'une hallucination. C'était

sûrement à cause de tout le champagne qu'elle avait bu, se dit-elle, prise de vertige.

Pour en avoir le cœur net, elle ferma les yeux, compta jusqu'à dix puis les rouvrit. Non seulement

il était encore là, mais en plus, maintenant, il la regardait fixement ! Elle sentit alors son sang se

figer dans ses veines. La panique l'envahit. Elle tenta de faire un geste, mais en fut incapable.

Elle tenta de parler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Un abominable sentiment de terreur

s'empara d'elle. Son corps ne répondait plus à ses ordres ! Annie eut alors l'horrible certitude

qu'elle allait s'évanouir.

Quand elle reprit connaissance, elle comprit qu'elle se trouvait dans les appartements privés de

Liz, et vit Bob et Helena penchés sur elle.

— Qu'est-ce qui t'est arrivée, ma chérie ? Demanda Helena d'une voix anxieuse en lui

tapotant la main.

Encore toute tremblante, Annie sentit qu'Helena essayait de lui prendre le pouls : derrière l'amie

attentive, la professionnelle veillait toujours. Rassemblant ses maigres forces, elle parvint à

s'asseoir.

— Ne t'inquiète pas, je vais bien, mentit-elle avec conviction. Je me suis juste sentie un

peu faible, voilà tout.

Elle était encore trop bouleversée pour raconter à Helena ce qui s'était réellement passé.

— Je suis vraiment désolée, dit-elle à Liz, tandis que malgré les protestations d'Helena,

elle tentait de se mettre debout, serrant les dents pour lutter contre son vertige. Visiblement, le

champagne millésimé ne me réussit pas ! ajouta-t-elle dans un sourire d'excuse.

Bien sûr, Bob et Helena refusèrent obstinément de la laisser prendre le volant sur le chemin du

retour, pas plus qu'ils n'acceptèrent de la laisser passer la nuit seule. Ils l'installèrent donc chez

eux, dans la chambre d'amis qu'elle avait occupée pendant sa convalescence. Helena faisait les

cent pas dans la pièce en lui répétant que ce serait sûrement une bonne idée de faire un bilan

médical complet.

— Mais je t'assure que je vais très bien ! insista Annie. J'ai juste eu un petit choc, voilà

tout !

— Comment ça un choc ? demanda Helena avec anxiété.

— Je... je... j'ai cru reconnaître quelqu'un, j'ai... Mais non, reprit-elle d'une voix

hésitante, j'ai dû me tromper. J'ai sûrement pris mes rêves pour la réalité. Il n'y a pas d'autre

explication, car il est purement et simplement impossible qu'il...

— Qui ça, il ? Qui penses-tu avoir vu, Annie ? demanda Helena avec empressement.

— Personne, je me suis trompée, répéta Annie avec obstination.

Mais lorsqu'elle voulut prendre la tasse de tisane que venait de lui apporter Bob, elle se mit à

trembler si violemment qu'elle dut immédiatement la reposer.

Cachant son visage dans ses mains, elle avoua alors en sanglotant :

— Oh, Helena, c'était si incroyable ! Je l'ai vu ! Lui, l'homme de mes rêves ! Il était là, à un

mètre de moi !

Elle hocha la tête et reprit :

— Je sais bien que c'est impossible, je sais qu'il n'existe pas ! Et pourtant...

— Calme-toi, tu es encore sous le choc, Annie, dit Helena d'une voix posée. Je vais te

donner un petit quelque chose pour te détendre et t'aider à dormir. Et nous reparlerons

tranquillement de tout cela demain matin.

Annie reposa sa tête sur l'oreiller et adressa à Helena un sourire fatigué. Bien sûr, son amie avait

raison : tout irait mieux après une bonne nuit de sommeil.

Helena sortit de la chambre et revint quelques minutes plus tard avec un verre d'eau et deux

cachets. Avec une bienveillance toute maternelle, elle les tendit à Annie, qui les avala de bonne

grâce.

— Je m'en veux tellement d'avoir gâché la soirée. J'aurais tant voulu que tout soit parfait...,

murmura-t-elle alors que les médicaments commençaient déjà à faire leur effet.

Maintenant que l'émotion était passée, elle commençait à trouver sa réaction franchement

exagérée. Comment avait-elle pu se mettre dans un état pareil ? La ressemblance de cet inconnu

avec l'homme de ses rêves n'était qu'une simple coïncidence, voilà tout. D'ailleurs, il ne devait

pas lui ressembler tant que cela, en réalité. Son imagination lui avait sûrement joué des tours. Et

puis de toute façon, à bien y réfléchir, jamais l'homme de ses rêves ne l'aurait regardée de cette

manière. Jamais il ne lui aurait lancé ce regard froid qu'elle avait reçu en plein cœur, ce regard

implacable, qui n'exprimait que haine, mépris et rancune.

Perdue dans ses réflexions, Annie commença à sentir ses yeux se fermer tous seuls. Dix minutes

plus tard, elle était profondément endormie.

Helena sortit de la chambre en refermant tout doucement la porte derrière elle. Elle descendit les

escaliers pour rejoindre Bob dans le salon. La conversation s'engagea immédiatement sur

l'incident de la soirée.

— Je suppose que le malaise d'Annie est à mettre sur le compte de l'émotion, dit Helena.

Le dîner de ce soir était très important pour elle, et il a ravivé pas mal de souvenirs. Et puis le

champagne ne doit pas y être pour rien non plus.

— Hmm, tu as sans doute raison, répondit Bob. A moins bien sûr que...

— Tu veux dire : à moins bien sûr qu'elle ait connu cet homme avant son accident ? reprit-

elle. C'est une possibilité, c'est vrai. Comme tu le sais, il y a des choses dont Annie ne se

souvient toujours pas. Elle se rappelle bien son arrivée à Wryminster, mais elle est incapable de

retrouver les raisons qui l'ont poussée à venir s'y installer, ni de dire ce qu'elle a fait exactement

pendant les jours qui ont suivi. Peut-être bien qu'elle l'a rencontré à ce moment-là. Mais

franchement, j'ai du mal à croire qu'un homme qui aurait été suffisamment proche d'elle pour lui

inspirer aujourd'hui encore des rêves d'une telle intensité ait pu avoir la goujaterie de ne pas venir

la voir à l'hôpital après l'accident. Toute la presse locale en a parlé, il aurait forcément fait le

rapprochement.

— Tu as raison, cela ne tient pas debout, reconnut Bob.

Dans sa chambre à l'étage, Annie dormait d'un sommeil agité. Son corps tressaillait de nervosité

et de désir. Un sourire de ravissement se dessina bientôt sur ses lèvres.

— Oh, mon Dieu, ta peau est si douce, Annie ! Laisse-moi te regarder, te serrer contre moi.

J'en ai tellement envie !

Quand il posa ses mains chaudes sur sa peau et commença à la déshabiller d'un geste expert.

Annie eut un sursaut et sentit son cœur battre à tout rompre. Mais progressivement, le plaisir et la

volupté provoqués par les paroles de son amant eurent raison de son appréhension. Prise d'une

irrépressible envie de répondre à ses avances, elle s'abandonna peu à peu, à mesure que

lentement, délicatement, il dénudait son corps. Oui, il fallait qu'il la débarrasse de ces derniers

vêtements devenus soudain insupportables, pour qu'elle puisse sentir enfin la chaleur de ses

caresses sur sa peau nue, pour qu'elle découvre enfin, guidée par la puissance de ses étreintes, le

monde de sensations nouvelles qui s'offrait à elle.

Elle lui avait timidement confié que c'était sa première expérience, sa toute première fois. Lui

l'avait patiemment rassurée, en expliquant que c'était à elle seule de décider si elle voulait ou non

aller plus loin, en répétant qu'elle pourrait changer d'avis à tout moment, qu'il arrêterait tout si

elle le lui demandait. Mais à présent qu'elle était dans ses bras, elle n'avait aucune intention de

changer d'avis, et ne voulait pas du tout qu'il arrête. Bien au contraire...

Elle laissa échapper un gémissement de contentement quand ses caresses se firent plus osées.

Soudain, elle se sentit submergée par une onde de plaisir d'une intensité inconnue. Chacun des

gestes de son amant libérait un flot de sensations dont elle n'avait pu jusqu'alors que soupçonner

l'existence, et que lui et lui seul semblait pouvoir déchaîner.

Elle l'aimait tant que sa passion lui faisait oublier sa peur. Ce qui aurait été impensable avec un

autre homme n'était pas seulement envisageable avec lui, mais désirable, impérieusement

nécessaire. Tout son corps tremblait d'impatience. Elle avait envie de lui, elle avait besoin de lui.

Un seul de ses regards et plus rien d'autre n'avait d'importance.

La façon qu'il avait de dire son nom valait pour elle tous les poèmes du monde, toutes les plus

belles chansons d'amour. Ce qu'elle ressentait était si fort que c'en était presque effrayant : elle

était fascinée, passionnée par lui. Son bonheur lui donnait le vertige et elle avait en permanence

envie de rire et de pleurer tout à la fois. Dans ses bras, elle se sentait presque immortelle, et en

même temps plus fragile, plus vulnérable que jamais. La simple pensée qu'elle pourrait un jour le

perdre alors même que sa vie entière dépendait de lui et de son amour la plongeait dans une peur

panique.

Il caressa la courbe de ses seins. Immédiatement son corps se tendit, ses yeux se troublèrent, ses

lèvres s'entrouvrirent.

— On t'a déjà dit que tu avais la bouche la plus sensuelle du monde ? lui murmura-t-il

tendrement tout en caressant le contour de ses lèvres.

En guise de réponse, elle fit mine de vouloir le mordre. Il sourit :

« Non, pas comme ça, voyons. » Il glissa son doigt dans sa bouche et le fit doucement aller et

venir. « Comme ça, c'est mieux. »

Annie laissa échapper un petit cri de surprise qui se transforma en un gémissement de plaisir.

Tout son corps réclamait d'être contre lui.

Les rayons du soleil couchant inondaient la chambre d'une douce lumière. Annie savait qu'en

ouvrant les yeux elle aurait pu voir, derrière les immenses baies vitrées, les coteaux rougeoyants

des collines au loin à l'horizon. Même à cette distance, elle entendait le doux murmure de la

rivière qui coulait en contrebas, et elle se sentit presque emportée par son courant, comme elle

était transportée par le flot de son désir.

— Si tu ne veux pas aller plus loin, dis-le-moi maintenant Annie, murmura-t-il d'une voix

suave et pressante. Dis-le-moi maintenant, parce qu'après il sera trop tard...

Elle eut le souffle coupé en sentant à quel point il la désirait. Mais elle savait qu'elle ne dirait

rien. Ce qu'il faisait, ce qu'elle faisait avec lui, était à mille lieues des quelques baisers volés

qu'elle avait échangés jusqu'alors, mais elle le voulait trop, elle l'aimait trop pour ne pas

continuer.

Lui-même avait émis quelques scrupules : « Je suis bien trop vieux pour toi, Annie. » Mais loin

de lui faire peur, cette mise en garde n'avait fait qu'accroître et intensifier la fascination qu'il lui

inspirait. Cette franche confession révélait l'homme de chair qui était en lui, un homme

expérimenté, rompu aux choses de l'amour, et nimbé par là d'une aura presque magique qui

exacerbait encore son désir de femme.

Enfin, ce qu'elle avait tant attendu allait arriver, enfin...

Annie se réveilla en sursaut en poussant un cri perçant. Elle était en nage et ressentait une

panique inexplicable. Elle s'assit sur son lit et couvrit son visage de ses mains tremblantes.

Ce rêve lui avait semblé si intensément réel, et son amant si incroyablement vivant que c'en était

terrifiant.

Bouleversée, elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration pour recouvrer ses esprits.

Alors, elle se revit embrasser la petite cicatrice que son amant imaginaire avait au niveau de la

tempe, cette même petite marque, exactement, qu'elle avait vue sur le visage de cet homme au

restaurant ce soir. Combien de fois avait-elle dû rêver de cette cicatrice sans même s'en rendre

compte ?

Elle n'en avait aucune idée. Mais une chose était sûre : chaque fois qu'elle effleurait cette

cicatrice, son amant sursautait légèrement. Ce petit mouvement lui était aussi familier que son

propre reflet. Comment cela était-il possible ? Que lui arrivait-il ? Peut-être avait-elle une sorte

de sixième sens, un instinct surnaturel qui lui permettait d'entrevoir l'avenir. Peut-être le destin

l'avertissait-il qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, et que ces rêves n'étaient qu'un avant-goût de ce

qui les attendait dans la réalité ?

Annie trembla de tout son corps. Elle avait frôlé la mort, et, bien qu'elle soit réticente à l'admettre

ou à en parler, elle devait bien avouer que dans sa lutte pour revenir à la vie, elle avait vécu cette

étrange expérience décrite dans la plupart des témoignages qu'elle avait lus sur ce sujet. Elle était

passée par toutes les étapes : ce long tunnel, puis cette lumière extraordinaire, éblouissante, et

enfin cette sensation d'être brusquement repoussée en sens inverse, avec l'écho d'une voix

étrange lui annonçant que son heure n'était pas encore venue.

Cette proximité de la mort lui avait-elle donné, si incroyable, si impossible que cela puisse

paraître, la capacité de voir un événement de sa vie à venir ?

Cela semblait complètement absurde. Mais après tout, bien des choses mystérieuses se

produisaient dans le monde, résistant à toute explication logique, à toute analyse rationnelle.

Alors, au fond, pourquoi pas ?

L'extraordinaire panique qui l'avait saisie au restaurant, le choc, la peur, laissaient maintenant

place à un enthousiasme presque euphorique. Son amant n'était pas qu'un rêve ! Il existait

réellement, elle en était persuadée à présent ! Ivre de bonheur, Annie ferma les yeux pour mieux

se réfugier dans cette certitude, un peu comme si elle se blottissait dans les bras de cet homme.

Elle mit longtemps à se rendormir et, lorsqu'elle succomba enfin au sommeil, elle était

définitivement convaincue que la rencontre qu'elle avait faite au restaurant était un signe du

destin auquel ses rêves l'avaient préparée depuis longtemps.

— Bonjour, Annie, comment te sens-tu ce matin, ma chérie ?

Encore un peu endormie, Annie vit Helena entrer dans la chambre pour lui apporter une bonne

tasse de café bien chaud.

— Je ne sais pas trop, répondit-elle. Je crois que les cachets que tu m'as donnés m'ont un

peu assommée.

Annie s'assit et regarda son amie et confidente droit dans les yeux :

— Helena, demanda-t-elle d'une voix soudainement plus grave, est-ce que tu crois au

destin ?

— Que veux-tu dire exactement ? répondit prudemment Helena.

— Cet homme, tu sais, celui que j'ai vu au restaurant hier soir... J'ai d'abord cru que je me

trompais, que j'avais exagéré sa ressemblance avec l'amant de mes rêves. Mais c'est bien lui, j'en

suis sûre à présent : j'en ai encore rêvé cette nuit !

Elle reprit sa respiration, et ajouta d'une voix rauque :

— Je crois que nous étions destinés à nous rencontrer, et que lui et moi nous allons...

Elle s'interrompit en voyant la moue sceptique d'Helena :

— Oh, je sais bien que ça a l'air complètement stupide, mais tu vois une autre explication,

toi ? J'ignore pourquoi je rêve de cet homme, et pourquoi j'ai l'impression de le connaître, mais

c'est comme ça. Je t'en supplie, ne pense pas que je suis devenue folle !

— Ce n'est pas ce que je pense, répondit calmement Helena en s'asseyant sur le lit et en

posant sa tasse sur la table de nuit.

D'un geste tendre, elle écarta les mèches de cheveux qui cachaient le visage d'Annie. Elle l'aimait

et la chérissait comme sa propre fille, mais elle savait aussi combien celle-ci était fragile et

vulnérable. En raison de la gravité de son accident et de ses blessures, elle avait dû consacrer

toute l'énergie de ses dix-huit ans à se rétablir, au lieu de pouvoir grandir et s'épanouir comme

toutes les autres jeunes filles.

Ce n'était pas qu'Annie manquait d'intelligence ou de maturité. Bien au contraire, elle avait

brillamment réussi ses études, et témoignait d'une curiosité sans borne pour le monde extérieur

qui la rendait beaucoup plus avisée que la plupart des gens de son âge.

Mais incontestablement, sa longue convalescence l'avait empêchée d’avancer dans sa vie de

femme : toutes les expériences, les aventures, les erreurs, bref, toutes les folies qui scellent

habituellement le passage de l'adolescence inconsciente à l'âge adulte, Annie ne les avait pas

connues.

Dès lors, il n'y avait vraiment rien d'étonnant à ce qu'elle préfère se réfugier dans les bras de cet

amant imaginaire plutôt que d'affronter les affres de vraies aventures, à ce qu'elle préfère croire

au destin plutôt que vivre en phase avec la réalité.

— Tu penses vraiment que je suis folle, n'est-ce pas ? Dit Annie sur le ton de l'accusation.

Tu le penses, je le vois dans tes yeux.

— Non, pas folle, corrigea Helena. Mais peut-être que tu oublies un peu trop vite certaines

choses, ajouta-t-elle avec un sourire embarrassé. As-tu pensé au fait que si tu avais l'impression

de connaître cet homme, c'était peut-être tout simplement parce que tu le connaissais

effectivement ?

— A cause de mes rêves, tu veux dire ? demanda Annie, perplexe.

— Non, les rêves n'ont rien à voir avec ça, répondit Helena d'une voix posée. Annie, il est

tout à fait possible que vous vous connaissiez réellement.

— Que nous nous connaissions ? répéta la jeune femme, interloquée. Voyons, c'est idiot, je

m'en souviendrais quand même !

Helena prit son ton le plus caressant pour aborder ce sujet qu'elle savait délicat :

— Il y a toujours des périodes dont tu ne te souviens pas bien, ma chérie. Et notamment les

semaines qui ont précédé l'accident.

— Oui, je sais, dit Annie qui commençait à désespérer de convaincre son amie. Mais il est

impossible que nous nous connaissions. Pas de cette manière. Si c'était le cas, il aurait

forcément...

Elle s'arrêta pour réfléchir un moment, puis déclara avec certitude :

— Non, décidément, c'est impossible. Je n'aurais pas pu l'oublier.

— Je dois bien admettre que cela paraît peu probable, reconnut Helena. Mais j'ai pensé

qu'il était de mon devoir de t'évoquer cette possibilité.

— Je comprends, c'est très gentil de ta part, répondit Annie en la serrant dans ses bras pour

lui signifier sa gratitude. Mais s'il m'avait connue au moment de l'accident, il se serait manifesté

après l'annonce que tu as passée dans le journal, tu ne crois pas ? En plus, je t'assure que si ce

que je vois dans mes rêves s'était réellement passé...

Elle ne put réprimer un sourire qui en disait long.

— Non, vraiment, je m'en souviendrais, crois-moi, conclut-elle d'un ton convaincu. En tout

cas, je suis absolument désolée de vous avoir fait peur en m'évanouissant comme cela hier soir.

Je pense que c'est à cause du choc que cette rencontre m'a causé, et puis aussi du champagne que

nous avions bu.

Ce n'est rien, ne t'en fais pas pour cela. Au moins on peut dire que cette soirée aura été riche en

émotions !

— Vous avez été si gentils avec moi, je ne sais pas comment vous remercier, dit Annie en

prenant les mains d'Helena dans les siennes.

— Ma chérie, tout ce que je fais pour toi, tu me le rends au centuple, lui répondit

affectueusement son amie. Et puis j'ai ma petite idée sur la façon dont tu pourrais nous remercier

: tu ne vas pas tarder à nous donner des petits-enfants, n'est-ce pas ? Fit-elle pour détendre

l'atmosphère. Tu ne trouves pas que nous ferions des grands-parents formidables, Bob et moi ?

Puis soudain elle s'exclama :

— Mon Dieu, Bob ! J'avais promis de l'aider à faire les valises. C'est demain matin que

nous prenons l'avion pour ma conférence ! Oh, et puis tant pis, il se débrouillera très bien sans

moi. D'ailleurs, je ne sais même pas plier une chemise ! ajouta-t-elle malicieusement.

Annie rit aux éclats.

— Oh, toi alors ! Quatre jours à Rio de Janeiro, quelle chance vous avez, tout de même !

— Tu parles d'une chance ! répondit Helena d'une voix morne. La conférence va durer trois

longues journées et à peine aurai-je eu le temps de me remettre du décalage horaire que Bob

voudra me traîner pour voir tous les sites archéologiques de la région !

— Arrête un peu de te plaindre ! tu adores ça, au fond. Quand nous sommes allés à Rome

tous les trois l'an dernier, c'était moi qui n'arrivais pas à vous suivre et qui devais rentrer me

reposer à l'hôtel pendant que vous couriez aux quatre coins de la ville !

— Ah. Rome ! C'était magnifique, n'est-ce pas ? dit Helena en se relevant.

Puis elle ajouta d'une voix tendre :

— Bon, je te laisse un peu tranquille maintenant. Prends ton temps pour te lever, ma chérie.

Même si tu te sens mieux, ton corps, lui est toujours sous le choc.

— Voyons, Helena, ce n'était rien qu'un petit malaise ! On ne va pas en faire toute une

histoire, dit Annie pour rassurer son amie.

Mais plus tard dans la journée, elle ne fut qu'à moitié surprise quand cette dernière insista pour la

conduire à l'hôpital afin de lui faire passer des examens de contrôle.

— Ah, les mères, toutes les mêmes ! Plaisanta l'interne en tendant à Annie ses excellents

résultats. Il faut toujours qu'elles se fassent du souci pour rien.

— A qui le dites-vous ! Acquiesça Annie, qui se sentit rougir un peu sous le regard

séducteur du jeune homme.

Chapitre 3

Le lendemain, Annie conduisit Bob et Helena à l'aéroport.

— Bon, tu es vraiment sûre que tout ira bien ? lui demanda une dernière fois Helena avant

d'embarquer.

— Mais oui, arrête de t'en faire pour rien ! assura Annie dans un large sourire.

Elle embrassa Helena et Bob pour leur dire au revoir, puis ajouta d'une voix enjouée :

— Tiens, pour vous prouver que je suis en pleine forme, je peux vous dire que dès mon

retour je vais enfin me mettre au jardinage, alors que cela fait des mois que je renâcle à le faire !

Le jardin à l'arrière de son cottage était plutôt étroit. Il était entouré d'un mur de briques qui le

protégeait des regards indiscrets, mais qui du même coup le rapetissait encore un peu plus.

A Noël, Bob et Helena lui avaient offert, entre autres cadeaux, un livre de jardinage très bien fait

avec plein d'idées faciles à réaliser ainsi qu'un bon d'achat d'une somme importante pour le plus

grand magasin d'horticulture de la région. Annie avait lu le livre avec un vif intérêt, et elle avait

maintenant une idée très précise de ce qu'elle voulait faire chez elle.

La première chose dont elle avait besoin, c'était d'un joli treillis coloré pour habiller un peu son

mur. Alors, après avoir regardé l'avion de Bob et Helena décoller, elle reprit sa voiture pour se

rendre au magasin.

Après quelques heures de shopping particulièrement fructueuses, elle revint à sa voiture les

mains chargées de paquets. Elle avait littéralement dévalisé les rayons.

Sur le chemin du retour, Annie fredonnait joyeusement. C'était vraiment une belle journée : le

soleil brillait et une légère brise éloignait les rares nuages loin à l'horizon. Sur une impulsion,

elle décida de ne pas rentrer directement chez elle et de faire un petit détour par la rivière pour

profiter de ce beau temps.

Très vite en sortant de Wryminster, on arrivait sur de jolies petites routes bordées d'arbres qui

traversaient un charmant coin de campagne. Il était très facile de s'y égarer, surtout si on perdait

de vue la rivière. Et c'est exactement ce qu'Annie venait de faire. Arrivée à une fourche, elle

s'arrêta un moment, ne sachant pas lequel des deux chemins prendre.

En dépit de la logique qui voulait que la rivière soit à droite, son instinct lui disait d'aller à

gauche. Après une brève hésitation, Annie haussa les épaules et décida de suivre son intuition.

Au bout d'un moment, la route commença à rétrécir considérablement et à grimper en pente

raide.

Elle se demandait dans quoi elle s'était embarquée mais la végétation sur les bas-côtés était si

dense et si haute qu'il lui était impossible de voir où elle allait ou de faire demi-tour. Elle était

sûre de n'avoir jamais emprunté cette route auparavant et, en même temps, tout lui paraissait

étrangement familier.

Après un virage particulièrement serré, elle se retrouva juste devant l'entrée d'une grande maison

victorienne. Elle laissa échapper un sifflement d'admiration en apercevant les incroyables statues

qui ornaient les frontons. Visiblement, elles avaient été faites à partir de gigantesques harpons,

ceux-là mêmes avec lesquels le constructeur de la maison, un chasseur de baleines, avait fait

fortune. Annie fronça les sourcils : comment donc savait-elle tout cela ? Perplexe, elle gara sa

voiture juste devant le portail de la maison et coupa le contact. Elle devait avoir lu quelque chose

là-dessus, sans doute. Pendant sa convalescence, elle avait tué le temps en dévorant tous les

livres qui lui étaient tombés sous la main, parmi lesquels quelques ouvrages sur l'histoire de la

région. C'était sûrement cela l'explication.

Pourtant, elle avait l'intime conviction qu'il y avait autre chose.

Haletante, elle sortit de la voiture, bien décidée à aller y voir de plus près. Son cœur battait la

chamade. D'imposants massifs de rhododendrons plongeaient dans l'ombre la longue allée qui

menait à la maison, si bien que lorsqu'elle arriva enfin sur le perron inondé de soleil, la lumière

l'aveugla et l'étourdit un peu, l'obligeant à fermer les yeux un instant. Mais sentant que quelque

chose venait de s'interposer entre elle et la chaleur du soleil, elle les rouvrit aussitôt.

— C'est toi ! murmura-t-elle, tremblant tout à la fois de peur et de plaisir, en reconnaissant

l'homme qui se tenait devant elle. C'est bien toi, répéta-t-elle.

Les yeux étincelant d'une joie incrédule, elle s'approcha, chancelante.

En le voyant d'aussi près et à la lumière du jour, Annie put constater à quel point il ressemblait

trait pour trait à l'homme de ses rêves. Paralysée, elle le contempla longuement en remerciant le

ciel de l'étrange intuition qui lui avait fait prendre cette route.

Elle le dévisagea avidement, détaillant ses traits avec soin pour les comparer mentalement aux

images qu'elle voyait dans ses rêves. Tout, absolument tout était parfaitement identique : le bleu

profond de ses yeux, sa peau tannée, ses cheveux d'un noir de jais. Et même sa bouche. Oh, oui,

surtout sa bouche !

Annie attarda son regard sur ses lèvres viriles et charnues, frissonnant de plaisir en réalisant

combien elles étaient sensuelles. Elle était sûre qu'en fermant les yeux et en se concentrant très

fort, elle pourrait presque sentir cette bouche se refermer sur la sienne, la dévorer avidement,

presser ses lèvres de s'ouvrir, tandis qu'elle...

— Alors comme ça, tu es venue, dit-il soudain.

Sa voix grave fit sursauter Annie. Il avait parlé d'un ton étonnamment sec, presque cassant. Et

pourtant, cette voix était si reconnaissable, si délicieusement familière.

Annie se sentit submergée par l'émotion. Des flots de réminiscences assaillaient son esprit

troublé. Elle avait tant attendu ce moment, cette ultime révélation !

— Oui, répondit-elle dans un murmure.

Elle parvenait à peine à parler tant elle avait la gorge serrée.

La porte restée ouverte derrière lui laissait entrevoir l'intérieur de la maison. Annie avait le

sentiment de pouvoir la décrire parfaitement avant même de l'avoir vue. On arrivait dans un

grand hall d'entrée, avec, posé sur une table, le buste du premier propriétaire. Au fond se trouvait

l'escalier avec sa rampe sculptée de toutes sortes de créatures marines, réelles ou mythologiques :

des dauphins, des baleines, des pieuvres, des hippocampes et même des sirènes.

— Tu... tu savais que je viendrais ? demanda-t-elle.

— Oui. Non. Enfin, je...

Au son de sa voix, on le sentait tendu, interloqué. Lui aussi semblait pendre conscience du

miracle qui était en train de se produire.

Elle croisa son regard et vit qu'il détournait immédiatement les yeux, comme s'il était trop

intimidé pour pouvoir soutenir cette incroyable confrontation. Annie se sentit alors déborder de

joie et d'amour.

Sans réfléchir, elle s'avança vers lui et posa doucement une main sur son bras.

— Tout va bien, je suis là maintenant. Nous sommes enfin réunis, murmura-t-elle

tendrement.

Elle vit ses lèvres se serrer et sentit ses biceps se contracter sous ses doigts. Il était

manifestement bouleversé. Rien d'étonnant à cela : elle-même sentait que son corps supportait

mal le choc émotionnel, le séisme qui venait de se produire.

— Pouvons-nous.., pouvons-nous aller à l'intérieur ? demanda-t-elle, un peu gênée.

Sans savoir pourquoi, Annie se sentait irrésistiblement attirée par cette maison. C'était comme si

elle en connaissait déjà toutes les pièces, tous les recoins, comme si son histoire, son odeur lui

étaient familières.

A peine entrée dans le hall, elle fut tétanisée. Tout était exactement comme elle l'avait imaginé !

Se retournant vers lui, elle s'écria avec enthousiasme :

— Je ne pensais pas que c'était possible !

II était encore dans l'encadrement de la porte, en plein dans la lumière du jour. N'en revenant pas

qu'il puisse exister ainsi en chair et en os. Annie le contempla d'un œil rêveur.

II était grand, beaucoup plus grand qu'elle, et très bien bâti. Cela, elle l'avait su bien avant de le

rencontrer, comme elle savait déjà de quoi il aurait l'air sans sa chemise de travail et sans ce

vieux jean délavé qui soulignait les muscles de ses cuisses d'une façon si sexy. Elle l'avait déjà

vu, elle l'avait déjà touché. Elle pouvait même affirmer avec certitude qu'il avait une petite

cicatrice en haut de sa cuisse droite, souvenir d'une égratignure d'enfance, et qu'a chaque fois

qu'elle l'embrassait à cet endroit, il...

— Est-ce qu'on peut... est-ce qu'on peut monter à l'étage ? lui demanda-t-elle d'une voix à

peine audible, sans le quitter des yeux.

Le silence qui précéda sa réponse lui sembla durer des siècles, une éternité. Finalement, il

répondit sur un ton légèrement désabusé :

— Si c'est vraiment ce que tu veux...

— Oui, lui répondit-elle avec audace. C'est ce que je veux !

Elle brûlait d'ajouter : « Je te veux, je te veux toi tout entier pour moi, je t'aime », mais tout allait

trop vite dans sa tête pour qu'elle puisse articuler quoi que ce soit de plus.

Au lieu de cela, elle se retourna et fit quelques pas en direction de l'escalier. Puis, se ravisant

soudain, elle revint vers lui et porta une main jusqu'à ce visage tant aimé, tant rêvé, pour en

palper la réalité, la chaleur, la vie.

Bien qu'il fût rasé de frais, elle put sentir sous ses doigts délicats la rugosité de sa barbe virile.

Bouleversée par cette sensation, elle retira brusquement sa main, comme si quelque chose la

brûlait. Elle leva les yeux vers lui, ensorcelée, possédée.

— Tu as envie de moi, dit-il crûment.

Cela sonnait plus comme un constat que comme une question, mais Annie hocha tout de même

la tête en guise de réponse, sans prononcer un mot. Maintenant que le destin les avait réunis,

maintenant que tout était dit, que le désir qu'ils avaient l'un pour l'autre était explicite, elle

n'éprouvait plus le besoin de parler.

Elle le dévorait littéralement des yeux. Il avait l'air tendu, en attente, comme un prédateur

guettant sa proie. Ses yeux, d'un bleu sombre à présent, brillaient d'une flamme incandescente.

Tous les muscles de son visage étaient contractés, faisant plus que jamais ressortir ses pommettes

saillantes. Et sa bouche, sa bouche...

Elle le désirait tellement qu'elle se sentait ivre, prise de vertige.

Dans ce silence, la tension était à son comble, fragile et dangereuse comme une couche de glace

au-dessus d'un océan profond et fatal, une couche de glace si fine que n'importe qui d'assez

inconscient pour s'y aventurer la briserait immédiatement.

— Viens, commanda-t-il à mi-voix.

Elle lui obéit sans attendre. Une fois près de lui, elle sentit la chaleur volcanique qui émanait de

son corps. Lorsqu'il la prit enfin dans ses bras, elle en eut le souffle coupé. Haletante de plaisir,

elle leva la tête vers lui, les yeux fermés, prête à recevoir un baiser sur ses lèvres entrouvertes,

plus sensuelles que jamais.

— Oh oui... oui, tu as envie de moi.

Il répéta plusieurs fois ces mots terriblement excitants tout en déposant des baisers autour de ses

lèvres avec la voix grave et sensuelle d'un homme sûr de son charme. Passant ses bras autour de

sa taille, il la serra fermement contre son corps et, doucement, la renversa en arrière.

Le temps semblait s'être arrêté. Et quand il se pencha enfin pour l'embrasser, son baiser fut si

fougueux qu'Annie eut l'impression qu'il voulait la faire sienne pour toujours, si sauvage qu'elle

n'arrivait même plus à respirer. Il avait envie d'elle, maintenant. Annie était bouleversée.

Soudain, elle eut envie d'éclater en sanglots et de lui crier qu'elle était fragile, qu'elle n'avait

aucune connaissance, aucune expérience en amour. Mais en même temps, sans pouvoir se

l'expliquer, elle avait l'étrange sensation d'y connaître quelque chose, de savoir.

— Ça t'a plu ? lui demanda-t-il d'une voix enjôleuse en relâchant son emprise.

Mais avant qu'elle ait pu dire un mot, avant qu'elle ait pu faire le moindre geste, il se pencha de

nouveau vers elle. Cette fois, ce fut sa poitrine qui fut l'objet de ses assauts impétueux. D'un

geste expert, il glissa une main sous son chemisier et son soutien-gorge pour lui caresser le sein

tandis que, trop impatient pour attendre, il happa son autre téton directement par-dessus ses

vêtements.

Annie crut qu'elle allait mourir de plaisir. Elle dut faire un effort surhumain pour reprendre sa

respiration, comme si sa vie était un instant en suspens. Les paupières closes, elle vit alors la

même lumière formidablement blanche qu'elle avait aperçue lors de son voyage vers la mort :

une lumière parfaite, incandescente, totale, comme son amour.

Quand elle rouvrit les yeux, son regard se fixa sur la nuque de son amant. Sous des cheveux noirs

de jais, cette peau blanche et légèrement duvetée offrait un contraste attendrissant avec la virilité

de l’homme qui l'étreignait si sauvagement : c'était la peau d'un petit garçon, d'un enfant

innocent, de cet enfant qu'ils auraient un jour tous les deux ensemble.

A cette pensée, Annie se pétrifia d'un coup, comme si une ancienne plaie s'était soudain rouverte

en elle. La douleur disparut rapidement, Annie en ressentait encore les effets.

Il releva la tête et la regarda droit dans les yeux.

— Qu'est-ce qu'il y a? Tu as des remords tout d'un coup ? lui demanda-t-il d'un ton presque

rude.

Annie trouva son regard étrangement sombre, presque effrayant. Du plus profond de son cœur

meurtri, quelque chose en elle lui commandait la retenue, la prudence. Quelque chose lui disait

de faire attention. Mais elle refoula bien vite ce sentiment. Rien, non, rien ne pouvait venir

gâcher le moment magique de leur rencontre. Absolument rien !

— Non, je...

Aucun autre son ne sortit de sa gorge. Elle aurait voulu trouver les mots pour lui dire ce qu'elle

ressentait, pour lui demander d'adoucir la peine qui lui vrillait le cœur, de dissiper la menace

qu'elle sentait planer au-dessus d'elle.

Mais sans lui laisser le temps d'aller plus loin, il déclara, hochant la tête d'un air déçu :

— Je pensais que tu voulais que nous montions dans la chambre. C'est bien ce que tu veux,

Annie ?

« Annie » ! Il connaissait son prénom ! Son cœur se mit à battre à tout rompre contre sa poitrine

et tout son corps palpitait sous la magie de ce choc merveilleux. Sa douleur, ses scrupules

s'envolèrent en un instant et elle répondit d'une voix tremblante de bonheur :

— Oui, c'est ce que je veux. Je veux que nous fassions l'amour.

Puis, pour lui montrer la force du destin qui leur donnait à tous deux une intuition, une

connaissance intime de ce qui allait se passer, elle ajouta dans un souffle :

— En haut, dans la chambre celle de...

— Je sais laquelle, lui répondit-il.

L'espace d'un instant, elle crut percevoir un soupçon de colère ou d'énervement dans sa voix si

sensuelle, si grave. Mais elle se persuada bien vite que ce n'était qu'un effet de son imagination.

Ils montèrent l'escalier, serrés l'un contre l'autre. Il passa son bras autour d'elle et, à chaque

marche, elle s'appuyait de plus en plus fort contre lui. A mi-chemin, elle regarda mécaniquement

par la fenêtre en direction de la rivière.

— Cette maison a été construite par un chasseur de baleines, lui dit-elle à mi-voix.

— Oui, je suis au courant, répondit-il sèchement, relâchant un moment son étreinte.

— Je rêve souvent de cet endroit, poursuivit-elle en s'efforçant de trouver les mots justes

pour lui expliquer la nature exacte de ses pressentiments. Je rêve surtout de la chambre et... et de

toi.

Puis sans rien ajouter d'autre, elle revint se blottir tout contre lui. Elle fut soulagée de sentir qu'il

passait de nouveau son bras autour de sa taille.

Ils étaient arrivés en haut de l'escalier, juste devant la porte de la chambre, quand il déclara :

— Moi aussi je rêve de toi.

A ces mots, Annie sentit son cœur chavirer. Il rêvait d'elle ! Elle n'était donc pas la seule à

comprendre ce qui leur arrivait, à connaître le sens de leur rencontre ! Folle de joie, elle se

retourna vers lui et posa la main sur son bras :

— Alors c'est bien cela, tu m'as reconnue l'autre soir, n'est-ce pas ? Au restaurant... ?

demanda-t-elle.

Le brusque mouvement de tête qu'il ne put réprimer en guise de réponse attendrit Annie et

exacerba son instinct protecteur. Il semblait timide, gêné, presque apeuré de lui révéler ses

sentiments. Oh, comme elle l'aimait ! Quelle chance qu'ils se soient enfin trouvés !

— Cela va être formidable, lui assura-t-elle tendrement. Nous allons si bien nous entendre...

La chambre était exactement comme elle l'avait rêvée. Tout y était : la grande baie vitrée donnant

sur la rivière et les collines au loin, le parquet ancien, les épais murs blancs, les voilages

vaporeux aux fenêtres. Et surtout le lit !

Elle n'arrivait pas à en croire ses yeux. C'était le même que le sien, à cela près que celui-ci n'était

pas une copie. Son regard s'attarda longuement sur le cadre en fer forgé qu'elle connaissait si

bien. Tout doucement, elle s'en approcha pour le toucher. Sous ses doigts, le métal semblait

chaud et légèrement patiné. En s'avançant un peu plus encore pour caresser les riches couvertures

et les draps d'un blanc ivoire, elle sentit un délicat parfum de lavande qui lui rappelait quelque

chose.

— Ce lit…, commença-t-elle d'une voix mal assurée.

— Un vrai lit nuptial, n'est-ce pas ? coupa-t-il sèchement.

Croyant de nouveau sentir un soupçon d'amertume dans sa voix, elle se retourna vers son

compagnon d'un air interrogateur.

Mais avant qu'elle ait pu lui demander quoi que ce soit, il l'avait déjà attrapée par la taille et la

serrait contre lui, dans un geste qui trahissait l'intensité dévorante, l'urgence douloureuse de son

désir.

Annie ne put réprimer un mouvement de surprise : elle s'attendait à le voir ardent, passionné,

enflammé même, mais la ferveur impérieuse dont il venait de faire preuve, l'avidité qu'elle

pouvait lire dans son regard obstiné, dépassaient toutes ses espérances.

— Donne-moi ta bouche. Embrasse-moi comme j'aime. Tu sais exactement comment faire,

l'entendit-elle demander, tandis que ses baisers devenaient si fougueux qu'ils commençaient

presque à lui faire mal.

Mais oubliant la douleur, elle s'exécuta, trop heureuse de pouvoir satisfaire son désir. Leurs

souffles s'entremêlèrent et Annie poussa un gémissement de plaisir lorsqu'il se mit à jouer

sensuellement avec sa langue. Ils commencèrent à se déshabiller et elle fut surprise de constater

avec quelle dextérité, avec quelle expérience ses propres mains s'affairaient à le dévêtir.

Elle n'avait rien à craindre, bien sûr. Grâce à ses rêves, elle le connaissait déjà intimement et lui

aussi la connaissait. Il n'y avait pas un détail, pas une parcelle de leurs corps qu'ils n'aient déjà

exploré, déjà possédé.

Et pourtant... Un sursaut de nervosité et de pudeur la parcourut soudain. Rien qu'un très léger

frisson, mais elle comprit immédiatement qu'il l'avait perçu, qu'il avait senti sa peau frémir sous

ses doigts.

— Que se passe-t-il ? Tu as peur ?

A sa voix, on aurait dit que cette idée l'excitait, ce qui accrut l'appréhension d'Annie.

— Non, mentit-elle.

Puis, en le regardant tendrement, elle ajouta :

— Comment pourrais-je avoir peur, puisque je suis dans tes bras ?

Ce fut alors comme si elle venait de déclencher quelque chose, de libérer en eux un instinct

primitif d'une force incontrôlable. Brusquement, il la souleva de terre pour la porter sur le lit et se

pencha sur son corps offert, la dévorant de ses yeux sombres et étincelant de désir. Annie vit son

visage si proche du sien qu'elle ne put s'empêcher de tendre la main pour le caresser.

Il s'en empara et mordilla la chair tendre de sa paume avec un grognement sauvage, presque

animal.

— Oui... oui... Oh, oui ! gémissait-elle à mesure qu'il lui retirait fébrilement ses derniers

vêtements.

Elle se surprit même à se cambrer pour lui faciliter la tâche, pour être au plus près de lui,

obéissant à un désir charnel irrépressible qui lui faisait perdre tout contrôle sur son corps. Même

les yeux fermés, elle pouvait sentir la puissance de ses muscles tendus, l'urgence virile de son

désir. Au plus profond d'elle-même, elle connaissait déjà la vigueur de son étreinte et

l'extraordinaire sensation de chaleur qu'elle ressentirait quand il entrerait en elle.

L'excitation d'Annie était si forte que c'en était presque douloureux.

— J'ai envie de toi. J'ai envie de toi, répétait-elle inlassablement tout en le débarrassant

frénétiquement de ses vêtements, repoussant rageusement les pans de tissus qui étaient autant

d'obstacles entre leurs deux corps.

Sous les draps blancs qui tamisaient la lumière du crépuscule, elle sentait son odeur enivrante et

elle enfouit sa tête dans son cou pour mieux le respirer, le posséder.

Sous sa chemise ouverte, son torse nu était bronzé et superbement velu. Lorsqu'elle l'effleura de

ses mains, elle sentit ses muscles puissants se contracter, sa peau ambrée frémir sous ses

caresses. En réponse à l'invitation muette qu'il semblait lui adresser, elle posa les mains à plat sur

sa poitrine et la parcourut, fascinée par la puissance qui en émanait. D'un geste, elle porta une

main à sa bouche, puis de son doigt humide dessina de petits cercles concentriques autour de

chacun de ses tétons durcis par le plaisir. Elle sentit des frissons d'excitation parcourir le corps de

son amant.

— Arrête, Annie. Tu n'imagines pas l'effet que tu me fais, gémit-il.

Mais Annie, fascinée par le pouvoir de ses caresses, ignora sa supplication.

Que se passerait-il si elle faisait la même chose du bout de la langue ? Comme elle tendait la tête

vers son torse, il lui attrapa fermement les poignets, la plaqua brusquement sur le lit et se pencha

au-dessus d'elle.

Son jean, qu'elle avait elle-même déboutonné, tombait à présent sur ses hanches, révélant sous la

blancheur éclatante de son caleçon la preuve manifeste de son désir.

Annie sentit sa gorge s'assécher tout à coup. Même ses rêves n'avaient pas la même intensité, la

même puissance, elle se rendait compte à présent qu'ils n'avaient été qu'une pâle copie de ce qui

allait maintenant se passer.

— Tu as envie de moi, répétait-il en se délectant de ce constat.

Et quand elle lui répondit d'un sourire, Annie se sentit soudain si femme, si désirable, si épanouie

que, tout naturellement, elle prit l'initiative de lui baisser son jean. Puis, en le regardant droit

dans les yeux, elle posa les mains sur ses hanches et commença à faire glisser doucement son

caleçon sur sa peau.

Tandis qu'elle hésitait le temps d'un battement de cils, elle l'entendit gémir « Vas-y... Vas-y... ».

C'était un ordre autant qu'une supplication et Annie s'exécuta, un sourire aguicheur aux lèvres.

Mais bientôt ce sourire s'évanouit, chassé par l'irrépressible vague d'émotion qui l'assaillit quand

enfin elle le découvrit nu.

Les rêves, c'était une chose...

Mais la réalité était bien plus belle encore. Son plaisir la faisait presque souffrir et, étouffant un

sanglot, elle enlaça son compagnon et cacha son visage dans son cou pour dissimuler ses larmes.

— Non, cria-t-il soudain en la repoussant d'un geste brusque.

Annie ne comprenait plus rien. Le souffle coupé, le cœur battant à tout rompre, elle sonda

désespérément son regard, à la recherche d'un indice capable d'expliquer la violence de sa

réaction. Elle aurait voulu lui demander ce qui se passait, le réconforter. Mais elle fut incapable

d'articuler un mot en voyant l'expression de son visage. Il était pâle, plus pâle que jamais et ses

yeux semblaient hantés par un tourment sans fond. Hypnotisée, elle ne sentit même pas la force

avec laquelle il serrait son bras, elle oublia aussi la violence avec laquelle il venait de la rejeter et

sa propre surprise quand il avait crié si brutalement son refus.

Dans son regard, elle distinguait la peur, l'angoisse, la colère. C'était comme si elle pouvait lire

dans son âme, comme s'il était à nu devant elle. Dans toute sa fragilité, dans toute sa

vulnérabilité. En le voyant soudain si désarmé, elle se sentit submergée par l'amour et la

tendresse.

Elle ne parvenait pas à s'expliquer pourquoi il changeait aussi brusquement d'attitude à son

égard. Ses sentiments paraissaient aussi violents que contradictoires. Tout ce qu'elle savait, c'était

qu'à présent, il avait besoin de réconfort et de douceur. Alors, elle s'approcha de lui pour

l'envelopper de caresses protectrices, pour le rassurer, pour l'apaiser.

En collant son corps contre le sien, Annie fut émue aux larmes.

— Je t'aime, lui murmura-t-elle tendrement. Je t'ai toujours aimé et je t'aimerai toujours.

Elle vit alors un éclair passer dans ses yeux, une émotion si vive et si intense qu'elle n'eut pas le

temps de la comprendre ou de la déchiffrer. Par contre, elle entendit bien la rage qu'il y avait

dans sa voix lorsqu'en s'éloignant brusquement d'elle, il lui demanda avec indignation :

— Comment oses-tu dire cela ?

Pourquoi, pourquoi remettait-il ainsi en cause l'amour qu'elle lui portait ? Il devait bien savoir

pourtant à quel point elle le désirait, tout comme elle savait à quel point... Un doute terrible

l'assaillit soudain.

— Tu n'as pas envie de moi ? lui demanda-t-elle, tremblante.

Avec une franchise bouleversante de sensualité, il porta un regard à la partie de son corps qui ne

laissait aucune ambiguïté sur son désir.

— Est-ce que j'ai l'air de ne pas avoir envie de toi ? Au contraire, Annie, je meurs d'envie

de te faire l'amour, lui dit-il sur un ton farouche. Et toi aussi, tu as envie de moi, non ?

D'une voix plus langoureuse que jamais, il répondit lui-même à cette question :

— Oh, oui, tu as envie de moi. Tu meurs d'envie que je te fasse l'amour.

Soudain, il reprit le contrôle de la situation et l'attira dans ses bras d'un geste fougueux. Sous ses

baisers torrides, Annie laissa échapper un soupir d'excitation. Elle collait le plus fort possible son

corps à celui de son amant, pour sentir la chaleur ensorcelante de sa peau nue. Le fait d'être là,

avec lui, de pouvoir le regarder, le sentir, le toucher, le fait qu'il soit maintenant si réel la rendait

presque folle.

Elle ferma les yeux, sentant son corps trop faible pour résister à l'érotisme débordant de ses

pensées.

— Oh, oui, tu as envie de moi, l'entendit-elle répéter inlassablement de sa voix grave et

virile, tandis qu'il la couvrait de baisers. Tu as envie de moi, et tu vas m'avoir tout entier. Tu

m'auras tout entier et je t'aurai tout entière.

Leurs corps, leurs bouches s'entremêlèrent frénétiquement, avidement, jusqu'à ce qu'ils ne fassent

plus qu'un.

Elle avait tant rêvé de ce moment, son corps s'y était tellement préparé, qu'elle pensait en

connaître déjà tout le déroulement.

Mais dans la réalité... Lorsque, à travers ses yeux mi-clos, Annie vit leurs deux corps si

parfaitement emboîtés, lorsqu'elle le regarda aller et venir en elle, elle cria de plaisir. C'était si

bon, leurs corps semblaient tellement faits l'un pour l'autre que rien, plus rien d'autre au monde

ne comptait pour elle que ce mouvement de plus en plus rapide, de plus en plus intense.

Eperdue, Annie tendit la tête vers son amant, entrouvrant les lèvres pour qu'il l'embrasse. Quand

parfois il semblait vouloir s'éloigner un peu, elle plaquait son corps contre le sien avec urgence.

Chacun de ses assauts virils lui faisait perdre la tête, la faisait monter plus haut vers endroit

merveilleux et inaccessible. Puis, soudain, une explosion de plaisir la transperça. Elle était loin,

plus loin encore qu'elle aurait pu imaginer. Son extase était absolue, sans limites.

Lorsque les derniers soubresauts de l'orgasme eurent fini de parcourir son corps, Annie s'étira

voluptueusement. Elle était si heureuse qu'il lui sembla d'abord impossible de trouver les mots

pour décrire à son amant l'immensité de ce sentiment. Alors, sans rien dire, elle caressa

doucement son visage, les yeux pleins de reconnaissance. Puis, tout à coup, les mots se

bousculèrent sur ses lèvres :

— Je t'aime, oh, oui, je t'aime tellement ! Et dire que, jusqu'à présent, tu n'étais qu'un rêve

pour moi... Et dire que je trouvais mes rêves si merveilleux, si parfaits que je les croyais

irréalisables ! Mais tu m'as fait comprendre que tout cela n'était rien par rapport à ce qui était

possible dans la réalité.

Les larmes aux yeux, elle porta ses lèvres sur sa main et l'embrassa avec empressement en

murmurant :

— Merci, oh, oui, merci, mon amour, mon seul amour, mon unique et véritable amour !

Annie fut un peu déçue que son amant ne lui réponde rien. Mais elle se rassura vite : il venait

juste de lui montrer en actes toute la force de ses sentiments, toute la puissance de son amour

pour elle. Et puis les hommes n'exprimaient pas facilement ce qu'ils ressentaient, c'était bien

connu.

En s'endormant, elle songea qu'elle était la femme la plus heureuse du monde.

En regardant Annie si paisiblement assoupie, Frederik Carlyle se demanda comment elle faisait

pour avoir l'air si calme, si innocente, si insouciante.

Furieux, il se leva brusquement du lit et ramassa ses vêtements dispersés dans la chambre. Il n'y

avait aucune chance pour qu'il trouve le sommeil auprès d'elle.

Qu'est-ce qui lui avait pris de céder à ses avances ? Elle ne représentait plus rien pour lui...

Comment aurait-il pu en être autrement d'ailleurs ? Son visage se contracta lorsqu'en fermant les

yeux, il revit malgré lui le visage radieux qu'elle arborait juste avant de s'endormir, épuisée par

leur étreinte. Juste après qu'elle eut embrassé sa main, avec ces mots incroyables : « Merci, oui,

merci, mon amour, mon seul amour... » Il déglutit avec peine, la gorge serrée par la colère. Elle

lui avait joué la comédie, elle avait fait l'innocente éperdue d'amour. Il n'y avait pas d'autre

moyen d'expliquer la façon aberrante dont elle s'était comportée et les choses insensées qu'elle

lui avait dites.

Ses vêtements à la main, il se dirigea, nu, vers la porte de la chambre. Avant de sortir, il se

retourna pour regarder une fois encore le visage endormi d'Annie. Elle souriait comme s'il était

encore à côté d'elle. Un rictus d'amertume déforma sa bouche. Même dans son sommeil, elle

continuait à faire semblant... Mais pourquoi, pourquoi jouait-elle ainsi la comédie ? Toutes ces

bêtises sur le destin qui les faisait se rencontrer, sur ses rêves... Qu'est-ce que cela signifiait ? II

décida que le moyen le plus simple de le savoir serait encore de le lui demander quand elle se

réveillerait.

Il ouvrit la porte et se dirigea vers une autre chambre, en secouant la tête d'incompréhension.

Comment avait-elle le culot de faire comme si de rien n'était, de revenir comme ça dans sa vie ?

Comme si toutes ces années n'avaient pas existé...

Chapitre 4

Nerveux, Frederik se redressa dans son lit et regarda sa montre. 4 heures du matin : jamais il

n'arriverait à se rendormir, c'était évident. Il était bien trop bouleversé par la soirée qu'il venait de

vivre. Les souvenirs se bousculaient dans son esprit et la perplexité faisait maintenant place à la

colère.

Déjà, il n'en avait pas cru ses yeux lorsqu'il était tombé sur Annie au restaurant, le soir de la

réception que Petrofiche avait organisée pour célébrer son arrivée. Alors quand il l'avait vue

devant chez lui...

Comment savait-elle qu'il était revenu dans cette maison ? II n'avait jamais pensé la garder après

ce qui s'était passé. Mais au moment de son départ pour le Moyen-Orient, les prix de

l'immobilier étaient si bas qu'il avait jugé plus sage de la conserver et de la louer. Puis, quand,

malgré les souvenirs qu'il avait ici avec Annie, il avait accepté de revenir pour assumer ce poste

de consultant en biologie marine, il avait trouvé idiot de ne pas profiter d'une si belle demeure.

Qui plus est, elle avait une valeur sentimentale pour lui : il l'avait héritée d'une grand-tante qui

était presque sa seule famille.

Comment Annie avait-elle pu oser revenir dans sa vie comme ça ? Son corps ressentait encore la

chaleur et l'intensité de leur étreinte. Mais il se reprit très vite : cet épisode d'hier soir n'était en

rien de l'amour : c'était uniquement sexuel, rien d'autre. Une nuit pour se délivrer définitivement

d'elle. Ah, Annie !

Il ferma les yeux et eut une moue de désespoir.

Hier soir, elle avait fait comme si... comme si quoi ? Il se retourna dans son lit. Les draps lui

rappelaient cruellement la douceur de sa peau nue. Elle ne s'attendait quand même pas à ce qu'il

gobe toutes ces histoires sur le destin qui les réunissait et sur leur amour éternel ! Elle ne le

croyait tout de même pas idiot à ce point-là !

Repoussant les draps d'un geste impulsif, il se leva et alla à la fenêtre. Il était nu, mais la maison

était suffisamment isolée pour qu'il ne craigne pas d'être vu.

C'était il y a cinq ans, presque jour pour jour, qu'ils s'étaient rencontrés pour la première fois.

Elle avait dix-huit ans à l'époque et lui vingt-huit. Mais des deux, c'était peut-être lui le plus

fragile, tant il était amoureux. Quand il l'avait croisée dans la rue, il avait immédiatement eu le

coup de foudre et il l'avait suivie jusqu'à la pension où elle résidait.

La première fois qu'il l'avait abordée, elle avait d'abord eu l'air très gênée et s'était montrée

méfiante. Pendant la conversation, elle avait tant bien que mal essayé de prendre un air dégagé et

de paraître naturelle.

Mais, en fait, elle avait eu l'air si timide et si paniquée qu'il avait immédiatement eu envie de la

prendre dans ses bras pour la protéger, pour la prévenir qu'il était dangereux de tomber

amoureuse d'un homme comme lui.

Il avait fallu plusieurs jours de visites assidues et de prières incessantes pour qu'elle accepte enfin

un rendez-vous avec lui. Et encore, juste au café. Il se souvenait qu'elle avait même insisté pour

qu'ils s'installent au milieu de la salle, au su et au vu de tous. Si une partie de lui avait trouvé

cette prudence bien légitime, une autre, plus primitive, s'en était agacée et aurait préféré disposer

de bien plus d'intimité qu'un café n'aurait pu en offrir. Mais comme il était tout de même civilisé,

il s'était bien entendu plié à ses exigences de la façon la plus courtoise du monde.

Ce premier rendez-vous s'était merveilleusement bien passé. Ils avaient parlé de mille et une

choses. Ils n'avaient pas vu le temps passer et étaient finalement restés plus de quatre heures

ensemble, sans compter le chemin du retour où il lui avait arraché la promesse d’une seconde

entrevue.

Tomber amoureux si rapidement, qui plus est d'une femme aussi jeune qu'Annie, avait été un vrai

choc pour Frederik.

Juste avant de la rencontrer, il venait d'accepter un contrat de cinq ans pour partir travailler

auprès du sultan d'un petit pays du Moyen-Orient. A l'époque, cela représentait une occasion

unique pour sa carrière, et il s'était empressé de la saisir.

Il avait prévu de consacrer les quelques mois qu'il lui restait avant son départ à régler ses affaires

personnelles, à trouver des locataires pour sa maison et à rendre visite à quelques amis un peu

partout dans le pays. Et puis Annie avait tout chamboulé.

D'un air maussade, il tourna le dos à la fenêtre.

Dès les premiers jours qui avaient suivi leur rencontre, il avait su qu'il était irrémédiablement,

dangereusement amoureux d'Annie. Et si fou que cela puisse paraître, en moins d'une semaine, il

était certain de devoir l'épouser.

Elle était si jeune... Bien trop jeune, à vrai dire, pour le type d'engagement que le mariage

implique, et trop inexpérimentée pour décider avec quel homme elle voulait partager sa vie. Mais

elle était également seule et vulnérable. Lorsqu'il lui avait annoncé qu'il devait quitter le pays, il

avait perçu dans son regard une peur panique d'être de nouveau abandonnée. Alors, il avait tenu à

s'engager fermement auprès d'elle pour la rassurer.

Au bout du compte, l'amour passionnel qu'elle disait lui porter s'était révélé n'être qu'une simple

amourette d'adolescente. Et après ? Etait-elle à blâmer pour s'être ainsi méprise sur ses propres

sentiments ?

Frederik fronça les sourcils d'un air agacé. Aujourd'hui encore, il fallait qu'il lui trouve des

excuses qu'il cherche à tout prix une explication rationnelle à son comportement ! Mais à quoi

bon ?

Même si elle était très jeune, elle avait bien dû se rendre compte que lui n'était plus un petit

garçon, et que l'amour qu'il lui portait était tout ce qu'il y a de plus sérieux. Elle le savait, et cela

ne l'avait pas empêchée de le quitter froidement, sans explication. Sans même lui donner

l'occasion de... De quoi, d'ailleurs ? D'essayer de la persuader de rester ?

Il avait retourné le problème dans tous les sens des milliers de fois, et il ne savait toujours pas

qu'en penser. S'il avait eu tort de la pousser au mariage prématurément, elle avait également eu

tort de ne pas lui dire qu'elle avait changé d'avis et qu'elle voulait le quitter. Mais si elle le lui

avait dit, qu'aurait-il fait de plus ? Profité de l'attirance sexuelle qu'il lui inspirait pour tenter de la

retenir par tous les moyens ? Ou bien aurait-il eu la force de faire passer les intérêts d'Annie

avant les siens, et accepté de la laisser partir ?

Il aimait à penser qu'il aurait opté pour la seconde solution et respecté son choix. Mais peut-être

qu'Annie avait été moins optimiste. Peut-être avait-elle craint qu'il n'essaye de la reconquérir, et

de son côté, de n'être pas capable de résister à ses avances, au désir extraordinaire qu'elle

continuait d'avoir pour lui.

Car cela, au moins, ne faisait aucun doute : leurs corps étaient faits l'un pour l'autre. Il n'avait

jamais rien vécu d'aussi fort avant Annie, et il ne revivrait certainement jamais rien de

comparable avec aucune autre femme. Depuis son départ, il n'avait d'ailleurs même pas essayé.

Avec Annie, c'était une partie de son être qui s'était envolée, lui retirant le goût de la vie.

Les souvenirs continuaient de remonter à sa mémoire. La première fois qu'il avait amené Annie

dans cette maison, c'était au retour d'une longue balade au bord de la rivière. A l'origine, il avait

promis de la raccompagner à la pension et il s'apprêtait sincèrement à le faire quand soudain il

s'était mis à pleuvoir des cordes. Ils étaient tous les deux en T-shirt et n'avaient pas de parapluie.

Sa maison n'était qu'a quelques pas. Aussi avait-il tout naturellement proposé à Annie de venir

s'y abriter le temps de l'averse.

Elle avait ouvert de grands yeux pleins d'admiration en découvrant l'imposante et luxueuse

bâtisse. Elle avait même voulu rester sur le pas de la porte sous prétexte que ses chaussures

mouillées allaient faire des traces sur le parquet, et il avait dû insister gentiment pour qu’elle se

décide enfin à entrer. Il avait bien vu le douloureux sentiment d'infériorité qui s'était emparé

d'elle en découvrant l'endroit où il vivait. Pour essayer de détendre un peu l'atmosphère, il lui

avait raconté l'histoire de la maison et de celui qui l'avait fait construire.

Il se souvint avec quelle fascination elle avait contemplé les dauphins sculptés sur la rampe. Les

yeux brillant d'émerveillement, elle s'était tournée vers lui et s'était exclamée : « Je n'ai jamais vu

une chose pareille, c'est vraiment extraordinaire ! »

C'est à ce moment qu'il avait cédé à son envie de la prendre dans ses bras. C'est à ce moment

qu'il avait compris qu'il était amoureux d'elle.

La première fois qu'ils avaient couché ensemble, Annie était encore vierge, une jeune fille sans

expérience. Mais hier soir, les choses avaient été bien différentes. C'était avec une femme

épanouie qu'il avait fait l'amour.

Frederik sentit ses muscles se tendre, comme si tout son corps répondait instantanément à ses

pensées. Ah, ce moment où elle s'était appuyée contre lui et avait commencé à le caresser !

Il se racla la gorge, tentant de penser à autre chose. Mais rien ne semblait en mesure de le

détourner de ses souvenirs.

Le soir, après l'averse, il avait insisté pour qu'elle reste dîner à la maison.

— Qu'est-ce que tu aimerais manger ? lui avait-il demandé. Je voudrais qu'on prépare quelque

chose de spécial, qui te ferait vraiment plaisir.

La question avait eu l'air de la désarçonner. Indécise, elle avait rougi d'une façon terriblement

attendrissante.

Déjà, lors de leurs précédents rendez-vous au restaurant, il avait remarqué qu'elle attendait

toujours de voir ce qu'il commandait pour se décider, comme si elle ne savait pas vraiment que

choisir toute seule. Mais ce fut ce soir-là seulement, alors qu'il la pressait de composer le menu

pour qu'ils puissent aller acheter les provisions, qu'elle lui avoua ne pas avoir l'habitude de ce

train de vie : personne à l'orphelinat ne se souciait de l'art de la gastronomie !

Elle avait déjà parlé plusieurs fois de son enfance, mais toujours de façon assez allusive. Lui-

même avait perdu ses parents très jeune il comprenait donc très bien ce qu'elle ressentait. Mais

bien sûr, son cas n'était pas comparable : même s'il avait trouvé la vie à l'internat plutôt

rigoureuse et difficile, au moins ses grands-parents l'avaient soutenu financièrement. Il n'avait

donc jamais eu à se soucier du lendemain et avait toujours vécu confortablement.

Emu par la confession d'Annie, Frederik s'était montré particulièrement doux et prévenant

lorsqu'il lui avait fait découvrir l'épicerie fine où il avait ses habitudes. Il avait été bouleversé de

voir sa mine incrédule devant les étalages de mets exotiques et les ingrédients raffinés qu'il

commandait pour leur dîner.

— Mais je ne saurai jamais cuisiner tout cela..., avait-elle bredouillé d'un ton apeuré.

La réaction d'Annie avait éveillé en lui un instinct paternel dont il n'avait jamais soupçonné

l'existence. Il s'était empressé de la rassurer :

— Ne t'inquiète pas : c'est moi qui m'occuperai de tout.

Et c'est ce qu'il avait fait.

Avant de rencontrer Annie. Frederik s'était toujours considéré comme un célibataire endurci. Sa

priorité était sa carrière.

Il avait toujours rêvé de devenir biologiste marin, et il était fier de suivre les traces de ses

parents, qui avaient travaillé ensemble jusqu'à leur mort dans un tragique accident au large de

l'île Maurice.

Oh, bien sûr, il aimait les femmes. Mais il ne prenait que des maîtresses suffisamment averties

pour comprendre au premier coup d'œil qu'il ne cherchait rien d'autre qu'une aventure sans

lendemain.

Avec Annie, pourtant, cela avait tout de suite été autre chose. Ce n'était pas une nuit qu'il voulait

passer avec elle, mais la vie tout entière.

Ce jour-là, ils étaient revenus à la maison après les courses et il s'était mis à cuisiner. Elle avait

écarquillé les yeux de plaisir en goûtant une bouchée de ce qu'il était en train de préparer.

— Tu n'as pas faim, toi ? lui avait-elle demandé innocemment.

— Je n'ai faim que de toi.

Elle avait rougi devant l'intensité du regard qui accompagnait cette réplique.

Après le dîner, ils étaient allés finir la soirée dans le petit salon en dégustant du champagne et

des fraises nappées de chocolat noir.

A un moment, il avait remarqué qu'elle avait une minuscule trace chocolat sur la lèvre. Incapable

de résister, il s'était approché pour passer son pouce sur cette bouche tant convoitée. Puis il avait

tendrement caressé son visage et, doucement, avait penché la tête pour l'embrasser. Il avait alors

vu dans ses yeux un mélange de désir et de peur.

— Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer, lui avait-il dit pour la rassurer, tu n'as rien à craindre

de moi, je ne vais pas te faire souffrir.

Au souvenir de ces mots, Frederik eut un rictus amer. S'il avait su à ce moment-là ce qui allait se

passer, ce qu'il allait endurer comme souffrances à cause d'elle ! Mais comment aurait-il pu le

deviner ? Elle avait l'air si innocente, si pure, si amoureuse !

Un mois après leur rencontre, ils avaient fait l'amour pour la première fois. Dès le départ, pour la

rassurer et faire tomber ses inhibitions, il avait pris les choses en main en entreprenant de la

déshabiller. Mais bien vite, quand il avait commencé à la caresser et à l'embrasser, lui-même

avait perdu tout contrôle.

Six semaines après leur premier rendez-vous, ils étaient mariés.

Deux semaines plus tard, elle le quittait.

D'emblée, il avait été honnête avec elle au sujet de son départ pour le Golfe. Il lui avait aussi dit

qu'il refuserait catégoriquement qu'elle sacrifie ses études pour le suivre.

— Alors tu pars pour combien de temps ? lui avait-elle demandé en prenant son courage à deux

mains.

— Eh bien, j'ai signé un contrat de trois ans.

En voyant son expression de détresse, il s'était empressé d'ajouter :

— Mais j'aurai plein d'occasions de revenir, ne t'inquiète pas un mois à Noël, deux mois pendant

l'été. Et puis avec tes examens à préparer, tu ne verras même pas le temps passer !

— Tu es sûr de vouloir te marier avec moi ? lui avait-elle demandé de ton inquiet.

— Sûr et certain ! Avait-il aussitôt répondu, sans même réalisé un instant que c'était elle qui

avait des doutes.

Cette question, Annie la lui avait reposée quelques jours plus tard et là encore il n'avait pas

compris qu'elle tentait de lui faire part de ses propres hésitations. Il lui avait répondu

tranquillement :

— Bien sûr, puisque je t'aime !

— Mais nous sommes si différents, avait-elle objecté.

— C'est vrai... Par exemple, moi je suis un homme, et toi, tu es une femme, avait-il plaisanté.

— Arrête, tu vois bien ce que je veux dire... Je sais bien que ce qui compte c'est ce que l'on est, et

pas le milieu dont on vient. Mais qu'on le veuille ou non, les gens nous jugent quand même aussi

sur nos origines. Et sur ce point, toi et moi nous n'avons rien en commun. Je ne sais même pas

qui sont mes parents !

— Mais tout cela n'a aucune importance, voyons ! Avait-il coupé.

— Si, cela en a ! Tes amis, ton mode de vie, tes...

— Tu seras ma femme, un point c'est tout. C'est tout ce qui compte à mes yeux, avait-il conclu

sur un ton péremptoire.

— C'est tout ce qui compte, sauf que tu t'en vas, lui avait-elle répliquée.

— Tu sais bien que ça n'a rien à voir ; je ne peux pas faire autrement, avait-il répondu tout en

réalisant combien elle allait lui manquer.

— Oui, oui, je sais, avait-elle dit en soupirant.

A ce moment-là, Frederik s'était maudit de son propre égoïsme. Après tout, dès le début, il savait

qu'il avait ce contrat à honorer impérativement au Moyen-Orient. Il n'aurait même pas dû essayer

de la séduire. Elle était si malheureuse à présent... Il s'était efforcé de la consoler :

— Ne t'inquiète pas, je sais que ce sera difficile pour nous deux, mais je suis certain que ça

ne se passera pas si mal qu'on le craint. Beaucoup de couples sont confrontés à ce genre

d'épreuve et réussissent très bien à les surmonter.

— Oui, oui..., avait-elle répondu d'un ton encore plus morne. Tu sais, parfois, je me

demande si je ne suis pas destinée à demeurer seule toute ma vie durant.

— Mais tu ne seras pas toute seule !

Les yeux d'Annie étaient restés sombres et embués de larmes. Après un long silence, elle avait

murmuré :

— Après tout, peut-être qu'il vaut mieux ne pas se laisser aller à des sentiments si forts. Peut-être

vaut-il mieux tout bonnement renoncer à l'amour.

Etait-ce à ce moment-là qu'elle avait décidé de prendre ses distances vis-à-vis de lui ? Pourtant,

elle avait eu l'air si heureuse, si amoureuse le jour de leur mariage, quelque temps plus tard !

Mais peut-être avait-il confondu son propre bonheur avec celui d'Annie ?

Aujourd'hui encore, Frederik n'avait aucune réponse à ces questions. Il avait beaucoup changé

depuis qu'Annie l'avait quitté, beaucoup souffert aussi. Il n'avait jamais compris pourquoi elle

était sortie de sa vie comme ça, d'un seul coup. Progressivement, la révolte avait fait place à la

résignation. Il y avait encore tant de questions sans réponse qu'il aurait aimé élucider !

II se replongea de nouveau dans le passé. Après le mariage, il avait fallu régler toutes les

formalités administratives et même renvoyer l'alliance d'Annie pour la faire resserrer, tant ses

mains étaient fines et ses doigts délicats.

Le soir de leur nuit de noces, il l'avait portée jusqu'à leur chambre et ils avaient fait l'amour la

fenêtre ouverte pour entendre le doux murmure de la rivière.

L'intensité de leur étreinte avait arraché à Annie un cri strident qui avait résonné dans le silence

de la nuit. Et l'espace d'un battement de cœur, Frederik avait eu l'impression que le temps s'était

arrêté comme pour préserver à jamais la magie de cet instant.

Après l'amour, ils avaient tous les deux versé quelques larmes d'émotion. Mais plus l'échéance de

son départ pour le Golfe approchait et plus il sentait Annie s'enfermer dans la tristesse et la

mélancolie. A son propre désespoir de la quitter s'était greffé un terrible sentiment de culpabilité.

Il était responsable du malheur d'Annie : c'était lui qui l'avait poussée à se marier et voilà qu'il

s'apprêtait déjà à la laisser seule.

C'est alors qu'avait éclaté leur première et fatidique dispute. Le temps était orageux cette nuit-là

et ils étaient tous les deux à cran. Frederik redoutait de plus en plus de quitter Annie et l'idée lui

avait même traversé l'esprit de rompre son contrat avec le Sultan pour trouver un travail plus près

de Wryminster.

Mais où ? Dans une compagnie pétrolière basée en mer du Nord ?

Dans le Golfe, il savait qu'il allait être à la tête de toute une équipe de biologistes chargée

d'étudier l'impact de la pollution sur la faune et la flore des fonds marins de la région. C'était une

place en or, une opportunité unique pour un chercheur. D'autant qu'il comptait bien publier à son

retour un rapport complet de ses activités dans une revue scientifique et il savait que c'était une

chance à ne pas laisser passer. Non, décidément, un poste comme celui-là ne se refusait pas.

Et pourtant il détestait de plus en plus l'idée de devoir abandonner Annie. A plusieurs reprises, il

l'avait entendue pleurer dans son sommeil. Leur relation était de plus en plus tendue et il ne

savait plus quoi faire pour lui redonner le sourire.

La rentrée universitaire d'Annie devait avoir lieu une semaine après son propre départ. Ce soir-là,

pour se changer les idées et éviter de trop penser à leur séparation imminente, ils avaient donc

longuement discuté des différents débouchés qui s'offriraient à elle après son diplôme.

— Je ne suis plus très sûre de vouloir aller à l'université, lui avait-elle avoué. Après tout, nous

sommes mariés à présent, et nous aurons bientôt des enfants...

— Des enfants ! S'était-il alors brutalement exclamé.

Il n’avait encore jamais abordé cette question avec Annie. Pour sa part, le souvenir de sa propre

enfance, le sentiment qu'il avait toujours pas compter pour ses parents, même s'il comprenait à

présent combien leur travail avait été prenant, l'avait conduit à penser que tout le monde n'était

pas capable d'assumer la responsabilité d'un enfant. Il se demandait s'il était lui-même prêt pour

cela.

A l'époque, il s'était rendu compte qu'Annie ne partageait pas du tout son point de vue. Mais il

comptait bien la persuader qu'ils devaient se donner du temps pour eux avant même de songer à

former une famille.

De toute façon, il était hors de question qu'ils aient un enfant tant qu’il travaillerait dans le Golfe.

Hors de question que leur enfant souffre de son absence comme il avait lui-même souffert de

celle de ses parents quand il était plus jeune.

— Tu ne veux pas d'enfant ? Mais... mais pourquoi ? Avait bredouillé Annie.

— Je n'en veux pas, c'est comme ça, avait-il fermement répondu.

— Mais enfin pourquoi ? Avait-elle de nouveau demandé.

Annie avait prononcé ces mots d'une voix si triste, si pleine de désespoir qu'il s'était senti

horriblement coupable de la faire souffrir à ce point. Il avait alors pris le ton le plus doux qu'il

pouvait pour tenter de lui expliquer sa position :

— Annie, être parent ne se résume pas à avoir un enfant. C'est bien plus compliqué que cela.

C'est une très grande responsabilité. En concevant un enfant, on ne se contente pas de lui donner

la vie : on lui impose également notre propre vie, notre personnalité, notre histoire personnelle.

Et je ne suis pas sûr pour le moment de vouloir imposer ça à un enfant.

Puis il avait ajouté d'une voix désespérée en la regardant droit dans les yeux :

— Tu m'as moi, cela ne te suffit pas ? Je t'ai épousée pour ce que tu es, Annie, pas pour avoir des

enfants.

— Oui, je sais. Mais, avait-elle ajouté d'un ton presque suppliant, parfois il y a des accidents et

un bébé arrive sans qu'on l'ait nécessairement prévu !

— Je ne veux pas que ce soit le cas pour nous, avait-il immédiatement rétorqué. Je refuse...

Il s'était alors interrompu et avait demandé d'une voix tendre :

— Pourquoi se dispute-t-on, Annie ? Après tout, il n'y a aucun risque que tu sois enceinte ?

Une des premières choses qu'il lui avait dites quand leur relation était devenue plus sérieuse était

qu'elle n'avait pas à s'inquiéter pour la contraception, qu'il était parfaitement responsable sur ce

point. Il avait été attendri et amusé à la fois le jour où Annie lui avait timidement confié qu'elle

avait lu quelque part que faire l'amour pouvait être encore plus agréable s'il n'avait pas à « mettre

quoi que ce soit » et que, pour cette raison, elle avait décidé de prendre la pilule.

Il avait accepté, en partie parce que, pour être honnête, il mourait d'envie d'être en contact direct

avec son corps et de la sentir tout entière contre sa chair.

— Nous ne risquons pas d'avoir un accident, Annie, avait-il fermement assuré.

— Mais si c'était le cas ? Avait-elle insisté avec un entêtement inhabituel.

Il l'avait alors regardée d'un air grave. Elle rougissait à présent et son regard affichait un mélange

inattendu d'angoisse et de détermination. Pourtant elle n'était pas du genre à faire des scènes,

d'habitude, et la dernière chose dont il avait envie de son côté était de passer le peu de temps qu'il

leur restait ensemble à se disputer à propos d'une grossesse plus qu'hypothétique. Il se frotta la

tempe pour soulager le mal de tête qui l'avait fait souffrir toute la journée.

— Si c'était le cas, lui avait-il simplement répondu, alors il faudrait prendre la seule décision

raisonnable et mettre fin à cette grossesse. Toute blême, Annie s'était alors exclamée :

— Tu voudrais que j'avorte ! Tu voudrais te débarrasser de notre bébé ?

— Annie, je t'en prie, cesse d'être aussi émotive. Le moment venu, nous reparlerons

tranquillement de fonder une famille. Mais d'ici là, il serait complètement irresponsable de

concevoir un enfant. Regarde-toi, avait-il ajouté d'un ton moqueur. Tu es presque une enfant toi-

même.

— Tu ne disais pas cela quand tu as voulu me faire l'amour, ou quand tu as voulu m'épouser,

avait-elle répondu du tac au tac. Et c'est de mon corps à moi dont nous parlons, pas du tien. Et je

peux te jurer, Frederik, que jamais au grand jamais je ne me débarrasserais de notre enfant. Si tu

essayais de m'y obliger, alors je... je...

— Alors tu quoi ? L'avait-il coupée, à bout.

Son léger mal de tête s'était transformé en une horrible migraine qui exaspérait ses nerfs déjà à

vif et lui faisait serrer les dents.

— Alors je te quitterais, avait-elle répondu d'un ton catégorique.

— Tu me quitterais ? Pour l'amour du ciel, Annie, ne sois pas ridicule ! Tout cela est

complètement puéril. Nous sommes mariés depuis à peine un mois, tu n'es pas enceinte et...

— Et si je l'étais, hein ? Tu me ferais avorter, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ?

Frederik avait alors répété dans un soupir :

— Dans tous les cas, il est impossible que nous ayons un enfant maintenant.

— Impossible ? Et pourquoi ? Parce que tu en as décidé ainsi ?

— Tu connais ma situation, Annie, l'avait-il brutalement interrompue. Je dois penser à ma

carrière, et...

— Ah, oui, ta carrière ! Je ne dois surtout pas oublier ta carrière, n'est-ce pas ? s'était-elle écriée,

les yeux pleins de larmes. Rien ni personne ne doit s'immiscer dans ta sacro-sainte carrière, n'est-

ce pas, Frederik ?

C’est à ce moment qu'il avait compris, ou du moins l'avait-il cru, le véritable motif de leur

dispute. Comme lui, elle redoutait leur prochaine séparation.

Il s'était alors immédiatement radouci :

— Allez, viens près de moi, avait-il murmuré en lui ouvrant les bras.

Mais à sa grande déception, Annie, loin de se précipiter vers lui pour l'embrasser, avait fait un

pas en arrière avec une expression de dégoût.

— Décidément, il n'y a vraiment que le sexe qui t'intéresse. Tu t'imagines que tout va se résoudre

sur l'oreiller ? Eh bien, je suis désolée de te décevoir, Frederik, mais je ne suis vraiment pas

d'humeur.

Sur ce, elle avait quitté la pièce d'un air hautain. Il était resté là, bouche bée, ne sachant s'il devait

rire ou pleurer.

Il avait fini par aller la retrouver et avait déployé des efforts désespérés pour l'amadouer, mais en

vain. Jamais auparavant Annie n'avait fait preuve de tant de dédain et d'obstination devant lui.

Alors, agacé tant par ce comportement puéril que par sa propre migraine, il lui avait lancé

méchamment :

— Si j'étais toi, Annie, avant de penser à avoir des enfants, je commencerais par m'interroger sur

mon propre manque de maturité !

Cette nuit-là, pour la toute première fois depuis leur mariage, ils n'avaient pas dormi dans les

bras l'un de l'autre. A plusieurs reprises, Frederik avait failli se retourner vers elle pour l'enlacer

et mettre fin à cette dispute absurde en lui répétant combien il l'aimait et combien il redoutait lui

aussi d'être séparé d'elle. Mais son entêtement, et bien plus encore sa peur d'être rejeté par Annie,

l'avait finalement retenu. Incontestablement, une partie de lui avait besoin que ce soit elle qui

fasse le premier pas. Il aurait voulu qu'elle lui fasse sentir, qu'elle lui dise combien elle tenait

réellement à lui et qu'il comptait plus à ses yeux que cet hypothétique enfant pour lequel ils

s'étaient si violemment disputés. Mais elle n'en avait rien fait. Frederik s'était alors résolu à

prendre de puissants antalgiques pour calmer sa migraine, ce qui lui avait valu de ne pas se

réveiller le lendemain matin.

Quand il avait finalement réussi à s'extirper de ce sommeil artificiel, Annie n'était plus là.

Elle était partie, pour ne plus jamais revenir...

Dans un premier temps, Frederik avait cru qu'elle était simplement allée faire une course en ville.

Mais elle n'était pas rentrée pour le déjeuner, ni pour le dîner, et il avait commencé à réaliser

qu'elle pourrait être définitivement partie.

Il avait sillonné la ville à sa recherche et même arpenté l'université encore vide, mais en vain.

En désespoir de cause, il avait fini par se rendre à la pension de famille où elle résidait lorsqu'il

l'avait rencontrée. Mais la propriétaire était partie en vacances et sa cousine qui tenait la maison

en son absence n'avait jamais entendu parler d'Annie.

Il n'avait pas fermé l'œil cette nuit-là, ni la nuit suivante d'ailleurs, espérant à chaque instant

entendre Annie rentrer.

Une autre journée s'était écoulée, puis toute une semaine, et Annie n'avait toujours pas donné

signe de vie. Alors, Frederik avait commencé à entrevoir l'impensable. Annie l'avait quitté, tout

cela à cause de cette dispute absurde.

Il avait essayé de se rassurer comme il avait pu : « Elle a dix-huit ans, ce n'est qu'une gamine. Sa

réaction est tout à fait naturelle et compréhensible. Elle reviendra quand elle aura pris un peu de

recul. Notre amour est trop fort pour qu'elle me quitte pour de bon ».

Dix jours plus tard, à la veille de son départ pour le Proche-Orient, Frederik n'était toujours pas

parvenu à réaliser qu'Annie l'avait bel et bien quitté et que ce n'était pas seulement un petit jeu

destiné à le punir de son attitude. Jusqu'au dernier moment, il avait espéré la voir surgir dans la

salle d'embarquement de l'aéroport pour lui sauter au cou en lui disant qu'elle regrettait ce qu'elle

avait fait, qu'elle avait agi sur un coup de tête et qu'elle l'aimait toujours.

Même après son départ, il n'avait pas perdu tout espoir et avait demandé au couple qui louait sa

maison de le prévenir immédiatement si jamais Annie se manifestait.

Bien entendu, elle n'avait jamais réapparu et Frederik avait bien dû se rendre à l'évidence : Annie

avait rompu, non pas tant à cause de cette stupide dispute qui n'avait été qu'un élément

déclencheur, mais parce qu'elle s'était rendu compte qu'elle ne l'aimait pas vraiment et qu'elle

regrettait de l'avoir épousé.

Il n'avait même pas envisagé de rentrer chez lui pour Noël. Quel intérêt, de toute façon ? Trois

mois plus tard, il avait fêté son anniversaire tout seul, comme tous les suivants. Même chose

pour les dates qui comptaient pour eux : celle de leur première rencontre, celle de leur première

nuit, celle de leur mariage...

Les années avaient passé et avec elles le sentiment de révolte qu'il avait d'abord ressenti. Il s'était

résigné à la douleur mais il était encore hanté par les questions qu'il se posait : pourquoi était-elle

partie sans rien dire. Bien sûr, il n'aurait pas pu prévoir qu'elle resurgirait dans sa vie tout aussi

inopinément qu'elle en était partie, il n'aurait pas pu imaginer qu'elle se présenterait comme une

fleur sur le pas de sa porte et le suivrait jusque dans son lit comme si rien ne s'était passé. Sans la

moindre explication, sans même s'excuser de ce qu'elle lui avait fait subir. Et il aurait encore

moins pu prévoir qu'elle se comporterait aussi bizarrement.

Ses muscles se tendirent de nouveau. Il tenta de réprimer la vague de désir qu'il sentait monter en

lui. A l'époque, au lit, c'était lui l'expert et elle était un peu sa disciple. Mais la nuit dernière...

Avec toute l'amertume d'un homme qui a aimé plus qu'il n'a été aimé en retour, il serra les dents

en pensant avec jalousie à tous les amants qu'Annie avait dû avoir depuis leur rupture pour être

devenue si expérimentée.

Toutes ces salades qu'elle lui avait racontées sur le fait que le destin les avait réunis, c'était

vraiment n'importe quoi ! Elle n'avait tout de même pas pu croire qu'il allait la laisser s'en sortir

comme ça. Mais alors, pourquoi n'avait-il rien dit ? Pourquoi ne l'avait-il pas arrêtée, pourquoi ne

s'était-il pas retenu lui-même ? Parce qu'il était un homme, voilà pourquoi. Mais sur un plan

sentimental, elle ne représentait plus rien pour lui à présent, rien du tout, et la première chose

qu'il allait faire quand elle se réveillerait serait d'exiger une explication sur les raisons qui

l'avaient poussée à revenir.

Oui, c'était la première chose à faire. Et la deuxième, c'était de demander le divorce !

Chapitre 5

Annie se réveilla en sursaut et jeta un regard anxieux autour d'elle. Lorsqu'elle aperçut enfin,

postée devant la fenêtre, l'imposante silhouette de Frederik, elle laissa échapper un soupir de

soulagement. Un sourire de satisfaction aux lèvres, elle murmura :

— Ce n'était donc pas un rêve, cette fois.

Il la regarda fixement. A quoi rimait son petit cinéma ? Oh, et puis après tout, si elle voulait

jouer, il allait jouer lui aussi.

— Non, ce n'était pas un rêve, dit-il d'une voix langoureuse. Et j'ai des cicatrices dans le dos qui

sont là pour le prouver. Tu veux les voir ?

La voyant rougir et baisser les yeux pudiquement, il se dit en lui-même qu'elle était décidément

assez bonne comédienne. Même lui, qui connaissait la vérité et qui n'était pas disposé à se laisser

attendrir, ne put s'empêcher de ressentir un léger pincement au cœur en la voyant si confuse et

dut réprimer l'envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter.

Très vite pourtant, il se rembrunit, bien décidé à lui dire ses quatre vérités en face et à lui faire

comprendre que son petit jeu ne la mènerait à rien. Mais c'est alors qu'elle prit timidement la

parole pour enfoncer le clou :

— Je sais que ça a l'air idiot, mais j'ai encore du mal à réaliser que tu existes pour de vrai !

— Ah bon ? Qu'est-ce que je pourrais bien faire pour t'en convaincre, Annie ? lui demanda-t-il

d'un ton courtois. Te rejoindre dans le lit et...

Il s'interrompit brusquement en réalisant que ces paroles, destinées à remettre Annie à sa place,

ravivaient en lui les souvenirs de leur récente étreinte et produisaient sur son propre corps un

effet qu'il n'avait pas prévu. Au cas où il en aurait encore douté, il comprenait à présent combien

il avait envie d'elle.

— Je ferais mieux de me lever, déclara calmement Annie. Tu dois avoir plein de choses à faire.

— Mais toi aussi tu dois avoir plein de choses à faire ! Dis-moi, à quoi passes-tu tes journées,

Annie ? Que fais-tu de ta vie ? demanda-t-il d'un ton agressif.

L'espace d'un instant, elle parut légèrement déconcertée. Mais elle se ressaisit bien vite et, quand

il la vit s'envelopper dans les couvertures avec une mine imperturbable et un calme olympien,

Frederik ne put s'empêcher d'admirer la maîtrise dont elle était capable.

— Je... je travaille à mi-temps chez Petrofiche, lui avoua-t-elle à mi-voix. Frederik se raidit. Pas

étonnant qu'elle ait été au courant de son retour : elle avait dû entendre parler de son recrutement

au bureau.

— A mi-temps, voyez-vous ça ! dit-il d'un air moqueur.

Mais Annie, qui ne semblait pas avoir perçu tout le mépris de sa remarque, ne releva pas.

— C'est vraiment un rêve qui se réalise pour moi, murmura-t-elle d'une voix tendre. Quand je t'ai

vu l'autre soir au restaurant, je n'en croyais pas mes yeux ! Jamais je n'aurais imaginé qu'une

chose pareille était possible.

Tout en parlant, elle avait posé sa main sur la sienne. Un sourire extatique aux lèvres, elle ajouta

alors d'une voix tremblante :

— Tu sais, on dit souvent que la réalité ne peut jamais être aussi belle que les rêves, mais c'est

faux. C'est toi ma réalité et tu...

Elle s'arrêta pour reprendre son souffle et le regarda droit dans les yeux. Elle semblait si

authentiquement émue que Frederik dut faire un effort surhumain pour se rappeler qu'elle jouait

la comédie et qu'elle ne pensait pas un mot de ce qu'elle racontait.

—... tu es tellement, tellement plus extraordinaire que tout ce dont j'ai pu rêver. Je n'en reviens

toujours pas d'avoir eu la chance de te rencontrer, que le destin t'ait mis sur ma route...

Voilà qu’à présent ses yeux se troublaient sous le coup d'une émotion dont Frederik savait

pourtant qu'elle était complètement factice.

— Tu es un véritable don du ciel, reprit-elle à mi-voix, tout en l'attirant sur le lit. Hier soir, ce fut

la plus belle, la plus merveilleuse, la plus magique des nuits de toute ma vie.

Elle marqua une nouvelle pause et ajouta de sa voix la plus enjôleuse :

— C'est à toi que je le dois. Je t'aime tellement ! Frederik serra les dents. Des mensonges... ce

n'étaient que des mensonges !

— Oh, mon Dieu, s'exclama-t-elle avec un petit rire d'excuse, voilà que j'ai les larmes aux yeux

maintenant ! Je sais bien, pourtant, que les hommes détestent les pleurnicheuses !

Quand il l'avait connue, il était tout de suite tombé amoureux de son charmant sens de l'humour.

Mais, comme tout le reste, ce n'était que du vent. Il ne devait pas l'oublier.

Il se releva brusquement.

— J'ai faim, déclara-t-il d'un ton abrupt. Je descends préparer le petit déjeuner. Il lui semblait

plus raisonnable de quitter cette chambre. Il serait plus facile d'avoir une vraie discussion avec

Annie dans un contexte moins chargé en émotion. Mais, à sa grande consternation, elle s'agrippa

tendrement à son bras.

— Moi aussi j'ai faim... de toi, murmura-t-elle d'une voix sensuelle.

— Tu veux qu'on fasse l'amour ? lui demanda-t-il, outré.

Mais avant qu'elle ait pu répondre quoi que ce soit et sans lui-même comprendre sa réaction,

Frederik revint sur le lit et enlaça Annie de ses bras puissants en l'embrassant rageusement.

Annie crut s'évanouir. Se réveiller ainsi et voir que ce n'était pas un rêve, qu'elle était bien dans

le lit de l'homme de sa vie, que leur histoire était bel et bien réelle, c'était déjà trop de bonheur

d'un seul coup. Alors le sentir maintenant si impétueux, si sauvage dans ses étreintes, deviner,

voir combien il la désirait... Elle brûlait de le toucher, de le caresser partout, mais il y avait

encore certaines choses pour lesquelles sa timidité l'empêchait de prendre elle-même l'initiative.

Lorsqu'il la plaqua sur le lit tout en l'embrassant et qu'il lui murmura « C'est toi qui l'auras voulu

», toutes ses hésitations s'envolèrent d'un seul coup :

— Oui, c'est moi ! Je le veux, je te veux, répondit-elle dans un souffle. Je t'aime tellement !

Annie sentit une vague de désir envahir son corps. Elle s'approcha doucement de lui pour...

— Non ! dit soudain Frederik sur un ton autoritaire, tout en la repoussant.

Lui tournant le dos, il se leva d'un bond et ajouta :

— Je vais descendre préparer le petit déjeuner.

Surprise, Annie le taquina tendrement :

— Eh bien, tu as vraiment faim, on dirait...

Elle le regarda sortir de la chambre. Son corps vibrait encore de l'urgence du désir mais, en

même temps, le souvenir de la nuit qu'ils avaient passée ensemble l'emplissait d'un délicieux

sentiment de chaleur et de satisfaction.

Elle trouva très rapidement la salle de bains attenante à la chambre, comme si elle avait toujours

su où elle était. Il y avait tant de choses qui lui semblaient familières dans cette maison que, dans

d'autres circonstances, cela lui aurait sûrement fait un peu froid dans le dos. Mais elle attribua

tout simplement cela au destin qui les réunissait.

Une fois arrivée au rez-de-chaussée, elle trouva tout aussi facilement la cuisine, cette fois moins

guidée par son instinct que par la délicieuse odeur de bacon qui s'en échappait.

— Je t'ai fait des œufs brouillés. Je sais que c'est comme ça que tu les préfères, lui dit-il sans la

regarder.

En voyant l'assiette appétissante qui l'attendait à sa place. Annie ouvrit de grands yeux surpris :

— Je ne prends jamais de petits déjeuners aussi copieux, sauf pour...

— Sauf pour Noël ou pour les autres grandes occasions, je sais, enchaîna Frederik.

Du coin de l’œil il vit Annie contempler son assiette d'un air perplexe.

— Je trouve ça vraiment incroyable que tu saches tant de choses sur moi alors que nous ne nous

connaissons pas, dit-elle doucement.

Puis un large sourire illumina son visage et elle ajouta, radieuse :

— Je suis si heureuse que nous nous soyons enfin trouvés, que tu m'aimes et que...

— « Que nous nous soyons trouvés », « que tu m'aimes » ? reprit Frederik d'un ton moqueur. Ça

suffit, Annie, la comédie a assez duré maintenant. Mais pour qui est-ce que tu me prends ? Si tu

veux une explication pour ce qui s'est passé entre nous hier soir, laisse-moi te dire que ça n'a rien

à voir avec de l'amour ! J'ai juste répondu à une envie masculine vieille comme le monde, voilà

tout.

Frederik s'arrêta un instant pour observer la réaction d'Annie.

Elle le regardait fixement. Son cœur battait si fort contre sa poitrine qu'elle avait du mal à

respirer.

— Je ne comprends pas, dit-elle d'un ton grave. Qu'est-ce que tu essaies de me dire exactement ?

— Oh, allons, Annie, arrête un peu, tu veux ! Tu as fini de me prendre pour un imbécile ? Toutes

ces salades sur le destin qui nous unit... ah vraiment, tu ne manques pas d'air, toi ! Revenir

comme ça dans ma vie, revenir dans mon lit comme si ces cinq dernières années n'avaient pas

existé !

Annie eut l'impression que le monde s'écroulait autour d'elle. Elle n'arrivait plus à réfléchir, elle

ne pouvait plus parler, elle avait même du mal à respirer. Un immense sentiment de chagrin et de

peur l'envahit.

— Je t'en prie, parvint-elle enfin à dire d'une voix à peine audible. Explique-moi, je ne

comprends pas.

— Tu ne comprends pas ? reprit immédiatement Frederik, hors de lui.

Elle le voyait trembler de tout son corps sous l'effet de la colère. Mais elle était bien trop sous le

choc de sa propre douleur pour craindre d'exciter sa fureur.

— Parce que tu crois que j'ai compris, moi, quand tu es partie sans explication, quand tu as coulé

notre mariage ?

Leur mariage !

Sans s'en rendre compte, Annie s'était levée brusquement, mais elle n'arrivait pas à tenir en

équilibre. Haletante, prise de vertige, elle entendit Frederik s'écrier d'une voix pleine d'amertume

:

— Oh non, pas la peine de faire semblant de t'évanouir, tu ne t'en sortiras pas comme ça, Annie.

Annie ? Annie !

Mais tandis que Frederik hurlait furieusement son nom, elle s'enfonça dans les douces ténèbres

de l'inconscience. Lorsque Annie revint à elle, elle était de nouveau assise, mais cette fois dans

un fauteuil très confortable. Comme tout le reste de la maison, la pièce dans laquelle elle se

trouvait lui semblait vaguement familière.

— Je... Nous... Nous ne pouvons pas être mariés, ce n'est pas possible, murmura-t-elle, affolée.

Je ne te connais pas, je ne sais même pas comment tu t'appelles...

Son compagnon eut l'air si furieux que, l'espace d'un instant, elle crut qu'il allait lever la main sur

elle. Mais alors qu'elle se recroquevillait, il tourna les talons et se mit à rire à gorge déployée.

— Eh bien, j'aurai vraiment tout entendu. Hier soir, tu disais que c'était le destin qui nous

réunissait, que notre amour était éternel et, maintenant, tu essaies de me faire croire que tu ne

sais pas qui je suis ! Mais dis-moi, Annie, c'est une habitude chez toi de coucher avec des

inconnus ? Est-ce que c'est encore une autre facette de ta personnalité que tu m'avais cachée,

comme ce goût que tu as pour disparaître sans explication ? Est-ce qu'une fois, une seule fois

pendant ces cinq années, tu t'es demandé ce que je pouvais bien ressentir, ce que...

Frederik remarqua qu'il transpirait et réalisa qu'il était en train de perdre le contrôle de ses

émotions. Il s'enflammait beaucoup trop. Après tout, qu'est-ce que cette histoire pouvait bien lui

faire, aujourd'hui ?

Annie, quant à elle, avait le cœur vrillé de douleur. Elle nageait en plein cauchemar, toutes ses

plus grandes craintes devenaient réalité.

— Nous ne pouvons pas être mariés, répétait-elle, toute tremblante. Ce n'est pas possible.

— Tu veux que je te le prouve ? demanda Frederik. Très bien...

Passant devant elle, il se dirigea vers un bureau ancien au fond de la pièce pour aller y chercher

un document. Puis il revint vers elle et brandit la feuille devant ses yeux en ordonnant :

— Lis ça !

Le cœur battant à tout rompre, Annie obéit. Son sang semblait s'être pétrifié dans ses veines, ses

mains étaient froides comme la mort et sa tête lui faisait horriblement mal.

Lentement, de façon presque enfantine, elle lut le papier. C'était un certificat de mariage. Levant

les yeux vers celui qui était en face d'elle et qui était censé être son mari, elle lui jeta un regard

consterné, avant de relire le document une seconde fois. Alors qu'il repliait la feuille d'un air

triomphal, la seule chose qu'elle parvint à dire fut :

— Tu t'appelles Frederik !

Sa gorge était sèche et son cœur battait si vite qu'elle en avait la nausée. Elle avait tant de

questions à lui poser, mais elle avait bien trop peur de ses réponses.

Par deux fois déjà, il avait fait allusion au fait que c'était elle qui était partie, qui avait disparu.

Qu'est-ce qui avait bien pu se passer entre eux pour qu'elle fasse une chose pareille ? D'instinct,

elle sut qu'elle n'était vraiment pas du genre à rompre à la légère un engagement aussi important

que le mariage... Quel genre d'homme était-il pour... peut-être le genre à coucher avec la

première venue, comme avec elle hier soir ?

— Je ne peux pas rester ici, il faut que je m'en aille, dit-elle d'une voix empressée. Mais Frederik

s'était déjà interposé pour l'empêcher de se lever.

— Pas question ! Dit-il avec colère. Tu ne partiras pas avant... avant de m'avoir dit pourquoi tu

as fait ça, Annie, pourquoi tu es sortie de ma vie comme ça. C'est quand même la moindre des

choses, non ? Surtout après cette pathétique comédie que tu m'as fait endurer hier soir.

Il l'imita en prenant une voix aiguë :

— « J'ai tant rêvé de toi », puis, ajoutant des trémolos dans sa voix, poursuivit : « Oh oui, j'ai tant

rêvé de toi... c'est le destin qui nous réunit...»

Annie grimaça devant la cruauté de l'imitation. Il n'était pas tendre avec elle. Mais que pouvait-

elle dire ? Comment pouvait-elle s'expliquer ? Chacun des mots qu'il prononçait était un coup de

plus qu'elle recevait en plein cœur.

Elle tenta de se défendre :

— C'est sans doute... je n'aurais jamais...

Elle n'alla pas plus loin. Elle était trop blessée, trop fière pour continuer et lui assurer que tout ce

qu'elle lui avait dit hier soir était vrai.

— C'est sans doute quoi ? demanda Frederik, toujours en caricaturant sa voix. Tu ne t'en

souviens pas peut-être ?

Annie avala sa salive avec difficulté et lui répondit en le regardant droit dans les yeux.

— Eh bien, non. Frederik, je ne m'en souviens pas, figure-toi. Ils se fixèrent l'un l'autre pendant

plusieurs secondes sans rien dire. Puis, après avoir murmuré un juron, Frederik fit volte-face.

Tout en lui tournant le dos, il lui demanda, agacé :

— Qu'est-ce que ça veut dire, ça ? Tu me prends pour un imbécile, Annie ? Tu avais l'air de te

souvenir de beaucoup de choses, hier, au lit. Toutes les caresses, tous les mots qui marchent avec

moi, tu...

— Je ne le faisais pas exprès, coupa Annie. Mais elle n'alla plus loin dans ses explications. Ce

qu'elle avait à raconter remuait trop de choses douloureuses en elle pour qu'elle puisse poursuivre

maintenant.

Il fallait à tout prix qu'elle parte, il fallait qu'elle reste seule un moment pour digérer la nouvelle

qu'il venait de lui annoncer. Profitant d'un instant d'inattention de Frederik, elle se précipita vers

la porte.

— Eh ! Où crois-tu aller comme ça, Annie ? lui demanda-t-il en se lançant à sa poursuite dans le

hall d'entrée.

Mais arrivés sur le perron, ils tombèrent sur le postier qui venait livrer un colis. Ce dernier

demanda une signature à Frederik, qui n'eut d'autre choix que de s'exécuter de mauvaise grâce

tandis qu'Annie se précipitait vers sa voiture, mettait en marche son moteur et démarrait sur les

chapeaux de roues.

Elle l'avait fait, elle avait réussi à s'enfuir ! Au volant de sa voiture, Annie tremblait de tous ses

membres. Elle savait bien qu'il n'était pas raisonnable de conduire dans cet état, mais elle n'allait

tout de même pas s'arrêter maintenant que le plus dur était fait ! Il fallait absolument qu'elle

rentre chez elle au plus vite, qu'elle se mette à l'abri.

Les larmes coulaient sans arrêt le long de ses joues et son cœur battait encore la chamade. Elle

n'était donc pas Annie White, mais Mme Frederik Carlyle : une femme mariée. Elle était mariée

à l'homme de ses rêves !

Lorsqu'elle arriva enfin devant son cottage et qu'elle coupa le moteur, Annie resta un moment

dans la voiture. Encore sous le choc, elle éclata d'un rire nerveux, hystérique. L'homme de ses

rêves ! La belle affaire ! Quelle importance, puisque leur relation venait de tourner au

cauchemar?

Chapitre 6

— Ecoute, ce voyage était vraiment formidable ! Bob ne pense déjà plus qu'à retourner là-bas

et...

Helena s'interrompit, inquiète de constater qu'Annie ne l'écoutait que d'une oreille distraite.

— Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.

— Je..., commença Annie.

Elle avait dans l'idée de tout nier en bloc et de faire comme si de rien n'était. Après tout, elle était

suffisamment adulte à présent pour pouvoir affronter ses problèmes toute seule. Mais le choc de

la découverte de son mariage avec cet homme, ajouté aux deux nuits blanches qu'elle avait

passées depuis, avait émoussé sa volonté.

— J'ai enfin découvert pourquoi j'avais l'impression de si bien connaître Frederik, l'homme qui

était au restaurant, annonça-t-elle solennellement à Helena.

Cette dernière reposa la tasse de café qu'Annie venait de lui servir. Anxieuse, elle attendait la

suite des explications. Annie se leva et se versa un verre d'eau qu'elle descendit d'un trait. Puis,

tremblante, elle articula :

— C'est mon mari.

— Quoi ? dit Helena en écarquillant les yeux.

— C'est la vérité, je t'assure, répondit Annie, désespérée. Il m'a montré notre certificat de

mariage.

Une demi-heure plus tard, Annie avait raconté à Helena toute l'histoire depuis le début. Enfin,

presque toute l'histoire. Elle avait passé sous silence les événements les plus humiliants, ne

parvenant pas à les admettre elle-même.

— Tu lui as dit, pour ton accident ? demanda Helena.

Annie secoua la tête.

— Non, je... je n'ai pas trouvé la force de le faire. Il prétend que je l'ai quitté et... Oh, Helena, je

ne sais vraiment pas pourquoi il m'a épousée, il a tellement l'air de me détester à présent...

— Et toi, où en es-tu de tes sentiments pour lui ? S'enquit Helena, pleine d'attention pour son

amie.

— Je n'en sais rien, avoua Annie. Cela a été un tel choc pour moi. Je n'arrive toujours pas à

croire que...

— Tu dois lui dire pour ton accident, coupa Helena d'un ton ferme.

— Voyons, je ne peux pas ! protesta Annie. En plus, je pense qu'il n'est pas du tout disposé à

écouter ce genre d'histoires. Qu'est-ce que j'ai dû avoir l'air bête. Toutes ces idioties que je

n'arrêtais pas de répéter sur le fait qu'il était l'homme de mes rêves... Non, vraiment, je ne veux

plus jamais le revoir.

— Mais vous étiez mariés, tu te rends compte ! Insista Helena. Tu lui dois une explication.

Il y avait encore une question à poser à Annie, mais c'était la plus éprouvante de toutes. Helena

prit une profonde inspiration et demanda :

— Et lorsque Frederik t'a parlé de votre mariage, tu ne t'es pas...

— Je ne me suis souvenue de rien, interrompit immédiatement Annie, qui avait deviné la fin de

la question. De rien ! Et pourtant j'aurais tellement aimé, au moins, pour pouvoir...

Elle se leva nerveusement de sa chaise et se mit à faire les cent pas dans la cuisine.

— Il faut que je me souvienne de ce qui s'est passé, Helena... II le faut à tout prix, sinon...

Elle s'arrêta un instant de parler. Elle avait l'air en plein désarroi.

— Mais pourquoi est-ce que j'aurais fait ça ? Pourquoi est-ce que j'aurais quitté un homme que

j'aimais assez pour me marier avec lui ? Je ne comprends pas, il faut absolument que je fasse la

lumière sur cette histoire.

— Frederik pourrait peut-être t'aider à te souvenir de quelque chose...

— Je ne sais pas... Il était si en colère contre moi...

Helena voyait bien la détresse d'Annie et elle ne voulait surtout pas trop la brusquer. Alors, au

lieu de poursuivre cet interrogatoire, elle tenta de calmer le jeu et de la rassurer en changeant de

sujet de conversation. Mais, en secret, elle avait déjà décidé qu'elle irait elle-même prévenir

Frederik au sujet de l'accident de sa femme si Annie ne s'en sentait pas capable.

Après le départ d'Helena, Annie lava les tasses à café, tout en s'efforçant de maîtriser le léger

tremblement de ses mains qui s'amplifiait depuis le matin. Cela faisait maintenant deux jours

qu'elle n'avait pas fermé l’œil. Elle était épuisée, mais elle savait que si elle essayait d'aller se

reposer, elle n'arriverait toujours pas à dormir.

« Ce dont tu as besoin, ma fille, c'est d'un bon bol d'air et d'un peu d'exercice », se dit-elle pour

se motiver. Mais au fond d'elle, une petite voix beaucoup moins rassurante lui soufflait que la

seule chose dont elle avait réellement besoin, c'était de se souvenir des événements qui avaient

précédé son accident. Sans cela, jamais elle ne pourrait réfuter les accusations de Frederik.

En appelant Petrofiche, Helena apprit que Frederik travaillait chez lui ce jour-là. Elle décida

d'aller le voir directement sans le prévenir, de peur qu'il ne refuse de lui parler.

En sortant de la voiture et en parcourant l'allée qui menait à la maison, Helena dut reconnaître

que l'endroit était vraiment très impressionnant. Qu'est-ce qui avait bien pu pousser Annie à

déserter le domicile conjugal ? Frederik Carlyle détenait la clé du mystère, Helena en était

persuadée. Avait-il connaissance d'informations décisives qu'il se gardait bien de livrer, ou bien

était-il vraiment dans la complète ignorance des raisons qui avaient conduit Annie à le quitter,

ainsi qu'il le prétendait ?

Bien décidée à en avoir le cœur net, elle sonna à la porte et attendit un instant.

— Monsieur Frederik Carlyle ? demanda-t-elle dans l'entrebâillement de la porte.

— Oui ? répondit Frederik en détaillant le visage de cette visiteuse qu'il ne connaissait pas.

— Bonjour, je m'appelle Helena Lever. Je suis le médecin d'Annie et son amie également.

— Son médecin ? demanda Frederik en levant un sourcil.

Il fit entrer Helena dans le hall et la conduisit dans le salon, fermant au passage la porte du

bureau où il était en train de travailler.

— Annie ne sait pas que je suis venue vous voir, dit Helena tout en refusant d'un geste de la main

les rafraîchissements qu'il lui proposait. Mais il y a quelque chose dont je devais absolument

vous parler.

Frederik la regarda avec attention. Elle avait l'attitude d'une vraie professionnelle. C'était le

médecin d'Annie. Tout d'un coup, un abominable frisson le parcourut.

— Est-ce qu'elle est malade ?

— Non, pas physiquement, répondit Helena d'un ton froid et détaché.

Pourtant, l'angoisse qu'elle avait perçue dans la question que Frederik lui avait posée l'avait un

peu rassurée sur le personnage. D'après le récit d'Annie, elle s'attendait à affronter quelqu'un de

beaucoup plus farouche.

— Annie a été victime d'un grave accident de la route qui l'a rendue amnésique. C'est la raison

pour laquelle...

Elle fut coupée par Frederik, qui lui demanda, mort d'inquiétude :

— Qu'est-ce que vous voulez dire par un grave accident ?

Sans se démonter, Helena raconta toute l'histoire à Frederik et conclut finalement :

— C'est la raison pour laquelle Annie vous a dit qu'elle ne se rappelait pas que vous étiez mariés.

Elle n'a aucun souvenir de son accident et des semaines qui l'ont précédé. Si vous ne me croyez

pas, je peux vous montrer son dossier médical, ajouta-t-elle promptement.

Mais Frederik ne semblait pas disposé à mettre en doute ses allégations. Il la croyait sur parole et

avait l'air complètement abasourdi par la nouvelle.

— Mais pourquoi diable Annie ne m'a-t-elle rien dit ?demanda-t-il d'une voix rauque. Si elle

m'en avait parlé...

— Si elle vous en avait parlé, vous ne l'auriez pas humiliée et menacée comme vous l'avez fait ?

demanda fraîchement Helena. Oh non, poursuivit-elle, vous ne l'auriez sûrement pas fait, n'est-ce

pas ? Car enfin quel genre d'homme serait capable de traiter une femme de la sorte ?

En voyant Frederik rougir à ses paroles, Helena comprit qu'elle avait touché juste.

— J'ai sans doute réagi un peu violemment, c'est vrai, reconnut-il. Mais avez-vous la moindre

idée de ce que j'ai enduré quand elle a disparu sans laisser d'adresse ?

— Non. Mais je sais combien Annie a souffert, elle, quand elle s'est réveillée amnésique à

l'hôpital après des mois de coma profond et que personne n'est venu la voir, lui répondit-elle d'un

ton implacable.

— Quand l'accident a-t-il eu lieu ? demanda brutalement Frederik.

— Mardi 28 septembre, il y a cinq ans, un peu avant midi si l'on en croit les témoins. Cette date

est gravée à jamais dans ma mémoire : je l'ai entendue si souvent au tribunal... Car Annie a dû

intenter un procès au conducteur pour obtenir des dommages et intérêts, expliqua Helena.

Frederik était blanc comme un linge à présent.

— C'est le jour de mon départ, dit-il d'un ton grave. Cette date est gravée dans ma mémoire

aussi, figurez-vous. Jusqu'au dernier moment, avant de monter dans l'avion, j'ai espéré qu'elle

revienne. Cela faisait dix jours qu'elle était partie, ajouta-t-il sèchement.

Après un long silence, il demanda :

— Vous dites qu'elle ne se souvient absolument pas de notre mariage ? Elle ne se souvient pas de

moi ?

Helena sentit combien il était douloureux pour Frederik de poser cette question et comprit à quel

point sa réponse risquait de le faire souffrir.

— Non, elle n'en a aucun souvenir, dit-elle simplement.

— Mais elle m'a reconnu pourtant, insista Frederik.

— C'est vrai, admit Helena. Enfin en quelque sorte... Mais elle ne se souvient pas vraiment de

qui vous êtes. Disons qu'elle ne se souvient pas que vous êtes...

— ... son mari, coupa Frederik. Mais n'y a-t-il pas une chance qu'elle recouvre la mémoire un

jour ? Est-ce qu'on ne peut pas faire quelque chose pour ça ?

— Il y a une chance, mais on ne peut pas réellement établir de pronostic. Et puis croyez-vous

vraiment que si Annie avait pu faire quoi que ce soit pour recouvrer la mémoire, elle n'aurait pas

déjà essayé ? Vous savez, quand elle m'a raconté ce qui s'était passé entre vous, elle m'a juré

qu'elle serait prête à tout, absolument tout, pour être capable de se souvenir de quelque chose. Je

comprends à quel point toute cette histoire doit vous sembler éprouvante, mais, je vous en prie,

essayez au moins d'imaginer ce qu'Amie ressent de son côté. Non seulement cela fait maintenant

cinq ans qu'elle se demande ce qui a bien pu se passer durant cette période de sa vie, mais voilà

qu'aujourd'hui elle découvre qu'elle est mariée à un inconnu qu'elle a quitté sans même savoir

pourquoi ! Je vous assure, monsieur Carlyle, qu'Annie n'est pas du tout le genre de femme à se

séparer de son mari sans avoir une très, très bonne raison de le faire.

Puis, elle ajouta avec un regard en coin :

— Mais, d'ailleurs, peut-être que vous en savez plus sur ce point que vous n'êtes prêt à le dire.

Elle retint son souffle en voyant l'expression de Frederik passer de la concentration à la colère.

— Je vous assure que je n'ai pas la moindre idée des raisons qui l'ont poussée à me quitter. Nous

nous sommes disputés, c'est vrai. Une chamaillerie absurde pour savoir si nous aurions

éventuellement un jour des enfants.

Helena leva un sourcil circonspect.

— Vous trouvez que c'est une question sans importance ? demanda-t-elle d'un air narquois.

— Bien sûr que non, répliqua aussitôt Frederik avec amertume. Bien au contraire. Ma propre

expérience m'a appris combien il était fondamental pour un enfant de se sentir désiré par ses

parents. Ce n'était qu'une petite dispute, je vous l'ai dit. Et je crois qu'elle était moins due à nos

conceptions divergentes de la famille qu'au fait que j'allais bientôt partir et que nous allions être

séparés.

Il se tut un moment, puis demanda soudain :

— Et Annie, comment va-t-elle ? Comme je n'étais pas au courant de son accident, j'ai réagi un

peu brusquement avec elle...

Cette inquiétude exprimée de façon si spontanée désarma complètement Helena.

— Elle a eu un gros choc, admit-elle. Mais c'est quelqu'un de très fort. Il fallait qu'elle le soit

pour survivre à son accident.

Elle consulta sa montre. Il était grand temps de partir à présent.

— Annie a besoin de votre soutien, pas de votre haine, dit-elle à Frederik.

Puis, après un silence, elle précisa :

— Je ne lui en ai pas parlé pour ne pas lui donner de faux espoirs. Mais il n'est pas impossible

que votre retour dans la vie d'Annie déclenche quelque chose en elle qui brisera son amnésie.

Quand Helena était arrivée, Frederik était penché sur un dossier particulièrement complexe et

assez urgent. Mais après ce qu'il venait d'apprendre, il lui était impossible de se remettre au

travail.

Bien qu'il ait fait tout son possible pour ne pas perdre la face devant Helena, ces révélations sur

Annie l'avaient tellement bouleversé qu'il n'avait même pas été en mesure de comprendre tout ce

que sa visiteuse lui disait.

Le simple fait d'imaginer Annie grièvement blessée, transportée d'urgence à l'hôpital, si seule et

si proche de la mort, le faisait tellement souffrir qu'il lui était impossible de tenir en place une

seule seconde. Mais pourquoi ne lui avait-elle rien dit, pourquoi ne lui avait-elle pas tout raconté

l'autre jour ? Pourquoi ne lui avait-elle pas expliqué qu'elle était amnésique ? Peut-être alors

aurait-il compris ses histoires de prémonition et de destin qui les réunissait.

Mais, de toute façon, c'était trop tard maintenant pour avoir des remords, trop tard pour regretter

d'avoir...

D'avoir fait quoi, au juste ? D'avoir couché avec elle l’autre soir ? D'avoir abusé de son

ignorance? A la lumière de ce que venait de lui dire Helena, tout ce qu'il avait fait relevait d'une

ignoble cruauté.

Mais il n'était au courant de rien à ce moment-là, se dit-il pour se justifier. Il croyait qu'elle jouait

simplement la comédie, qu'elle se jouait de lui... Mais elle, pensait-elle vraiment ce qu'elle lui

avait dit ? Avait-elle réellement ressenti, revécu, le bonheur, la force de l'amour qu'ils avaient

autrefois partagé ? Avait-elle vraiment cru... qu'ils étaient réunis par le destin... Avait-elle

vraiment cru qu'ils allaient s'aimer pour toujours ?

Eh bien, en tout cas, elle devait être revenue à la réalité à présent, et de la façon de la plus brutale

qui soit. Bien sûr, Frederik n'oublierait jamais qu'en partant ainsi de chez eux, Annie avait

délibérément détruit leur couple. Mais cela n'excusait en rien son comportement à lui. Il décida

qu'il irait la voir. Il lui devait une explication pour le présent, même si elle ne pouvait ou ne

voulait pas lui en donner une pour le passé.

Il se rendit compte avec lassitude qu'il risquait de laisser de nouveau libre cours à des émotions

contre lesquelles il avait longuement combattu par le passé. Mais penser à Annie, à sa petite

Annie, blessée et sans défense, cela lui faisait si mal, cela lui donnait envie de... Mais ce n'était

plus du tout sa petite Annie à présent, se dit-il pour se rappeler à l'ordre. Depuis le jour où elle

avait quitté cette maison, elle ne lui appartenait plus.

L'air abattu, Annie décrochait d'un geste mécanique le linge qu'elle avait mis à sécher dans le

jardin. Depuis qu'Helena était partie, elle avait passé des heures et des heures à nettoyer sa

maison de fond en comble : un moyen de s'occuper pour ne plus penser à Frederik, pour ne plus

essayer, en vain, de se souvenir de quelque chose.

Elle savait qu'elle avait dû être follement amoureuse de cet homme : ses rêves suffisaient

d'ailleurs à le prouver. Sûrement l'avait-il aimée en retour, bien qu'il soit aujourd'hui difficile de

trouver une trace de cet amour... Mais non, elle ne devait pas penser à ça. Même si elle l'avait

aimé, elle avait de toute évidence décidé de le quitter. Ensuite, son imagination avait dû déformer

la vérité pour en faire un amant parfait.

Bien sûr, elle comprenait beaucoup mieux ses rêves à présent. Mais ce qu'elle n'arrivait toujours

pas à s'expliquer, c'était pourquoi elle avait fait de Frederik un héros, un homme idéal, alors que

visiblement dans la réalité, c'était tout le contraire.

Soudain gagnée par une peur irrationnelle, elle se dépêcha de ramasser son linge et de rentrer

dans la maison.

Elle se disait qu'en s'occupant l'esprit, elle pourrait maintenir son sentiment de peur à distance, au

moins pour un temps. Elle ne voulait pas s'arrêter un seul instant pour prendre du recul et

réfléchis à sa situation singulière : elle était mariée ! Et qui plus est, mariée avec un parfait

inconnu : elle était Mme Frederik Carlyle !

Une vague de frissons parcourut son corps. Visiblement, elle était à bout de nerfs. Abandonnant

son linge, Annie décida d'aller se faire une tasse de thé. Elle venait juste de remplir la bouilloire

et de la mettre sur le feu quand on sonna à la porte. Elle alla ouvrir en pensant que c'était de

nouveau Helena, qui revenait à la charge pour la convaincre de venir passer quelque temps chez

eux.

Voir Frederik sur le perron de sa maison lui fit un tel choc qu'elle sentit ses jambes flageoler.

Mais, malgré l'émotion, elle resta debout, luttant avec courage et détermination contre la panique

qui l'envahissait.

— Qu'est-ce que tu veux ? lui demanda-t-elle le plus froidement qu'elle put.

— Je voudrais te parler, répondit Frederik avec douceur. Mais cette gentillesse apparente ne

trompait plus Annie : elle savait ce qu'il y avait derrière.

— Eh bien moi, je n'ai aucune envie de t'écouter, dit-elle d'un ton dédaigneux, en se cramponnant

au montant de la porte entrouverte.

A quelques pas delà, une voisine descendait l'allée de son jardin et, du coin de l’œil Annie vit

immédiatement que leur confrontation attirait son attention.

Par réflexe, elle voulut tout de suite se soustraire aux regards indiscrets. Et comme si Frederik

pouvait lire dans ses pensées, il lui dit à voix basse :

— Je crois que tu ferais mieux de me laisser entrer, Annie. A moins que tu veuilles que tout le

monde profite de la conversation.

Annie n'avait pas le choix et s'avoua vaincue.

D'un pas mal assuré, elle se recula pour le laisser entrer dans la maison. En refermant la porte,

elle entendit Frederik lui demander :

— Ça va, tu te sens bien ?

Si elle se sentait bien ? Elle avait l'impression que son cœur et sa gorge étaient remplis de verre

brisé, comme si la douleur la meurtrissait physiquement. Dès qu'elle put parler, elle lui répondit

d'un ton glacial :

— Je me sentais bien avant que tu n'arrives.

Ils étaient devant le salon à présent et, à travers la porte de la cuisine, elle entendit la bouilloire

siffler. Mécaniquement, elle entra pour aller l'éteindre, sentant avec angoisse qu'il l'avait suivie

dans la pièce.

« Ne viens pas ici, mourait-elle d'envie de lui crier. Ne m'approche pas ! Je ne veux pas de toi ici,

dans ma maison, mon refuge. »

— Helena est venue me voir, annonça-t-il sans détour. A ces mots, Annie fut assaillie par une

immense douleur, assortie d'une formidable impression de panique.

La bouilloire qu'elle venait juste de saisir lui glissa des mains. Instinctivement, elle poussa un cri

tout en écartant ses pieds de la cascade d'eau bouillante qui se déversait. Elle vit bien une brûlure

sur son bras, elle entendit bien son cri sous l'effet du choc mais, en même temps, c'était comme si

tout cela arrivait à quelqu'un d'autre.

Frederik se précipita vers elle et laissa échapper un juron avant de s'exclamer vivement :

— Fais-moi voir.., tu t'es ébouillantée !

— Ce n'est rien, mentit-elle en essayant de dissimuler sa douleur. Juste quelques petites

éclaboussures.

Mais c'était trop tard : Frederik avait déjà attrapé sa main pour l'examiner. Immédiatement, ses

yeux s'écarquillèrent en voyant l'impressionnante cicatrice qu'Annie avait sur le bras depuis son

accident. Elle s'était beaucoup atténuée avec le temps, mais Annie préférait toujours que les

autres ne la voient pas. C'était son insigne de bravoure, comme disait Helena.

Bouleversé, Frederik demanda de but en blanc :

— Pourquoi m'as-tu quitté, Annie ?

Mais c'en était trop pour elle. Le choc qu'elle avait subi deux jours plus tôt en apprenant son

mariage eut finalement raison des barrières qu'elle avait tenté de dresser pour le contenir. Elle se

mit à pleurer, à trembler, laissant enfin libre cours à ses émotions. Elle dissimula son visage dans

ses mains, comme si elle pouvait par ce geste se cacher de Frederik, cacher la honte qu'elle

ressentait à fondre ainsi en larmes devant lui.

— Je ne sais pas... Je ne me souviens pas, tu comprends, je ne me souviens pas !

Mais l'aveu de cette impuissance ne fit que libérer en elle une douleur et une angoisse encore

plus fortes : tous les doutes qu'elle avait accumulés depuis son accident refaisaient surface.

Elle avait perdu tout contrôle sur son propre corps à présent : elle grelottait et tenait à peine

debout. Lorsque Frederik s'approcha d'elle, elle se mit à crier comme si on allait l'agresser. Mais

quand il l'enveloppa de ses bras puissants et la serra tout contre lui, elle eut l'impression que

toute sa détresse s'évanouissait, exactement comme un incendie qu'on éteint.

— Voilà, c'est mieux comme ça, l'entendit-elle dire à mesure qu'elle se calmait. Bon, il est hors

de question que tu restes toute seule dans cet état. Tu vas venir chez moi.

— Non, n'y pense même pas ! s'écria tout de suite Annie. Je ne suis plus une enfant à présent, je

suis une adulte, une femme et...

— Et tu es aussi ma femme, jusqu'à preuve du contraire, lui fit vertement remarquer Frederik.

Peut-être que tu ne t'en souviens pas, mais nous sommes quand même mariés.

— Nous pourrions divorcer...

— C'est vrai, reconnut Frederik. Mais en ce qui me concerne, je pense que nous devrions faire la

lumière sur quelques points avant de mettre un terme officiel à notre union. Il y a des choses que

toi comme moi voulons tirer au clair, insista-t-il d'un ton lugubre.

Annie détourna les yeux. Elle n'était pas encore remise de sa crise de larmes. Ou plutôt de sa

crise de nerfs ! Les petites éclaboussures sur son bras la brûlaient toujours douloureusement,

mais elle se sentit dangereusement apaisée par le fait que Frederik la prenne ainsi en charge.

— Tu es en état de choc, lui dit-il d'un air presque grave. Nous le sommes tous les deux, je crois.

Mais toute cette histoire entre nous, il faut que nous la réglions ensemble, tu comprends ? Je n'ai

aucune idée de la raison qui t'as poussée à me quitter et toi non plus, apparemment.

— Qu'est-ce que tu veux dire par « apparemment » ? rétorqua aussitôt Annie d'un ton outré. Tu

crois que je le fais exprès, peut-être ? Qu'est-ce que tu t'imagines ? Que je n'ai pas envie de

recouvrer la mémoire ?

Elle sentit de nouveau les larmes lui monter aux yeux. Elle était à bout, épuisée, et la seule chose

dont elle avait envie était d'aller se blottir dans le noir, de se recroqueviller sous des couvertures

en attendant que cela passe.

— Il faut soigner cette brûlure, affirma Frederik.

— Laisse-moi tranquille, je vais très bien, répondit-elle en se dégageant.

Mais elle mentait : elle avait le vertige et la nausée, elle sentait sa vision se troubler et ses jambes

se dérober sous elle. La voix de Frederik, son visage, lui paraissaient de plus en plus lointains.

Elle essaya de lutter contre son malaise, mais sentit que la réalité lui échappait complètement,

qu'un mur de brouillard s'était dressé entre sa conscience et le monde extérieur.

Durant les premiers mois de sa convalescence, Annie avait sincèrement pensé qu'elle ne

récupérerait jamais totalement. Elle était notamment persuadée que son amnésie était le

symptôme de dommages irréversibles que l'accident aurait causés sur ses facultés mentales.

Helena s'était empressée de la rassurer sur ce point au vu de ses examens. Mais cette crainte

n'avait jamais réellement quitté Annie et n'était d'ailleurs pas étrangère au fait qu'elle ait mis un

tel point d'honneur à décrocher au plus vite son diplôme et à obtenir un emploi : il fallait qu'elle

se prouve à elle-même qu'elle valait encore quelque chose intellectuellement.

Elle baissa les yeux et, en voyant les cloques sur son bras, réalisa que sa brûlure était bien plus

sérieuse qu'elle ne l'avait cru. A vrai dire, elle n'avait pas vraiment senti qu'elle s'était fait mal.

Commençant sérieusement à tourner de l'œil, elle entendit alors Frederik déclarer :

— Ça suffit comme ça. Je t'emmène à l'hôpital.

Aux urgences, l'interne les avait rassurés en leur disant qu'Annie ne souffrait que de brûlures

sans gravité et qu'elle avait seulement fait un petit malaise. Mais Frederik n'avait voulu prendre

aucun risque et avait insisté pour qu'on lui administre un calmant et des antalgiques.

Dès qu'ils étaient revenus dans la voiture, Annie, assommée par les médicaments, s'était

assoupie. Frederik avait fait un détour par son cottage pour lui prendre quelques affaires et la

conduisait maintenant chez lui. Quoi qu'il en dise, la voir dans cet état, si vulnérable, si fragile,

avait réveillé en lui des sentiments qu'il croyait depuis longtemps disparus.

C'était aussi pour cette raison, il devait bien l'admettre, qu'il faisait preuve de tant de froideur à

son égard. Il avait trop peur de succomber de nouveau. Tout à l'heure, quand il avait lu la

panique et la détresse dans son regard, il avait failli...

Mais ce n'était rien, décréta Frederik en garant la voiture devant chez lui. Rien d'autre que l'écho

d'un passé lointain et définitivement révolu.

— Ne bouge pas, j'arrive, lança-t-il sèchement à Annie en contournant la voiture pour venir

l'aider à descendre.

— Je peux marcher toute seule, répliqua-t-elle.

Mais alors qu'elle tentait de repousser le bras de Frederik, Annie sentit une vague de sommeil

irrépressible s'abattre sur elle.

Tout comme il avait ignoré ses supplications aux urgences quand elle s'était opposée à ce qu'on

lui prescrive des médicaments, Frederik ne prêta aucune attention à ses protestations et la porta

malgré elle jusqu'à la maison. Ce fut la dernière chose dont Annie eut conscience avant de

succomber à son envie de dormir.

Frederik n'avait pas prévu de ramener Annie chez lui et il était trop tard à présent pour préparer

la chambre d'amis. Il emmena donc la jeune femme à l'étage et l'installa avec précaution dans son

propre lit.

En évitant soigneusement de la regarder, il lui retira ses chaussures, lui enleva ses vêtements et

se dépêcha de la border sous les couvertures.

II l'avait toujours connue mince, d'autant plus que lorsqu'il l'avait rencontrée, elle n'était encore

qu'une adolescente. Mais aujourd'hui, bien que le corps d'Annie ait gagné des formes autrement

plus féminines — pour le plus grand malheur de Frederik, d'ailleurs —, elle était tout de même à

la limite de la maigreur.

L'Annie qu'il avait connue autrefois, quand il l'invitait au restaurant pour lui faire la cour, avait

un appétit innocent et joyeux, qui lui avait inconsciemment donné l'intuition qu'elle pourrait faire

preuve du même enthousiasme pour la chair, pour lui... Et là-dessus, au moins, il ne s'était pas

trompé. La première fois qu'ils avaient fait l'amour, il...

Tout à coup, il se ressaisit. Il y avait certains souvenirs que la prudence commandait de ne pas

raviver et leur première nuit d'amour était l'un d'eux, à n'en pas douter. Mais Frederik se rendit

bien vite compte, en essayant de se remettre au travail, qu'il n'arriverait pas à refouler ce souvenir

aussi délicieux que dangereux.

Laissant échapper un soupir d'exaspération, il se leva de son fauteuil et alla ouvrir la porte-

fenêtre qui donnait sur le jardin. Il sortit pour marcher un peu et réfléchir à tout ce qui s'était

passé. Force était de le constater, il se comportait comme s'il était toujours amoureux d'elle. Mais

il ne l'était pas, il ne voulait pas, il ne devait pas l'être !

Après qu'Annie l'eut quitté, qu'elle eut détruit leur mariage et brisé son cœur, Frederik s'était

servi de sa colère et de son angoisse pour étouffer l'amour qu'il lui portait. Mais aujourd'hui,

lorsqu'il avait vu la peur et la douleur sur le visage d'Annie, il avait compris que tous les

sentiments qu'il avait enfouis au plus profond de son cœur étaient sur le point de se réveiller.

Plus encore que l'amnésie dont elle souffrait, c'était le fait de savoir qu'elle était passée si près de

la mort qui avait tant touché Frederik et ravivé en lui des sentiments dont il se croyait devenu

incapable.

Il ne put s'empêcher de lever la tête vers la fenêtre de sa chambre. Dans cette pièce, derrière cette

fenêtre, dans son lit à lui, il y avait Annie, qui dormait paisiblement Annie... sa femme, sa petite

Annie, l'amour de sa vie...

Il jeta un regard morose en direction de la rivière. Comme elle aimait autrefois ouvrir les fenêtres

le soir venu pour s'endormir au bruit de l'eau ! Une fois, ils étaient même sortis en pleine nuit

pour aller se baigner nus dans la rivière. Au début, elle avait protesté en disant que l'eau serait

trop froide et que quelqu'un pourrait les voir. Mais ensuite, il l'avait embrassée avec tant de

sensualité qu'elle avait oublié tous ses scrupules et accepté de le suivre.

Il se souvenait encore de la scène dans ses moindres détails. L'eau de la rivière était froide, en

effet, mais ils avaient bien vite su comment se réchauffer.

« Tu ressembles à un dieu ! lui avait dit Annie. Tu es le dieu de la rivière. » Elle avait posé des

mains tremblantes sur son corps nu. Quand il était entré en elle, elle avait laissé échapper un cri

qui avait résonné dans la nuit.

Plus tard cette même nuit, ou plutôt le lendemain matin de bonne heure, elle s'était blottie contre

lui dans le lit, dessinant de la main le contour des muscles de son torse. Puis elle s'était mise à

l'embrasser et, pour la première fois, elle avait pris l'initiative de baisers plus osés.

— Promets-moi de m'aimer toujours, lui avait-elle demandé.

— Toujours, je te le promets, lui avait-il répondu le plus sincèrement du monde.

Tentant de reprendre ses esprits, Frederik regagna la maison.

Il était un homme mûr à présent, il avait un dossier important à finir : pas question de perdre du

temps à s'apitoyer sur son sort en se promenant dans le jardin. Pas question de laisser ses pensées

dériver sur des terrains aussi glissants...

Qu'importait la compassion qu'il pouvait ressentir pour l'histoire d'Annie aujourd'hui, il ne devait

sous aucun prétexte oublier ce qui s'était passé ente eux.

« Je ne me souviens pas », lui avait-elle dit, les larmes aux yeux, prise de panique. Mas il fallait

qu'elle se souvienne, à tout prix, pour qu'enfin ils puissent tous les deux tirer un trait définitif sur

le passé — et sur leur mariage.

Chapitre 7

— Comment te sens-tu ce matin ? demanda Frederik.

— Mieux, répondit Annie en évitant soigneusement de croiser son regard.

Elle traversa la cuisine pour aller se servir une tasse de café. Cela faisait trois jours qu'elle vivait

dans cette maison. Et, pour elle, c'était déjà trois jours de trop. Certes, elle avait passé les

premières vingt-quatre heures au lit pour se remettre de l'incident. Mais maintenant qu'elle avait

récupéré, elle se sentait vraiment idiote d'avoir réagi de façon si disproportionnée.

Il était temps pour elle de rentrer. Elle voulait retourner chez elle, elle en avait besoin.

Elle était toujours furieuse contre Frederik à cause de son comportement de l'autre jour, mais en

même temps, elle devait bien reconnaître qu'il s'était occupé d'elle avec attention depuis qu'elle

se trouvait chez lui.

Le premier soir, il était monté la voir à l'heure du dîner avec un plateau repas.

— Je n'ai pas faim, lui avait-elle lancé froidement

— Mange, ça te fera du bien, avait-il simplement répondu.

Mais cette marque d'attention avait encore exacerbé ses émotions. Quand il était parti, elle s'était

mise à pleurer à chaudes larmes et, lorsqu'il était revenu pour débarrasser le repas, elle lui avait

dit d'un air décidé :

— Je ne peux pas rester là, c'est ta chambre.

— Non, c'est notre chambre, avait-il corrigé.

Puis en la voyant se raidir, il avait ajouté sur un ton ironique :

— Oh, mais ne t'inquiète pas, je n'ai pas l'intention de te rappeler à tes devoirs conjugaux. Je me

suis installé dans la chambre d'amis.

Ce soir-là, Annie n'avait pas eu le courage de pousser plus loin l'affrontement. Mais maintenant

qu'elle avait repris des forces, elle était déterminée à partir au plus vite.

— En fait, je me sens tellement mieux que je pense pouvoir rentrer chez moi.

— Et puis quoi encore ? Je crois que toi et moi nous avons pas mal de choses à régler, Annie.

— Mais il faut que je rentre ! Qui va s'occuper de ma maison, de mon jardin ? s'écria-t-elle.

Devant la moue sceptique de Frederik, elle insista :

— Les voisins vont sûrement s'inquiéter.

— Ne t'occupe pas des voisins, répondit-il calmement. Je suis déjà allé leur parler. Et en ce qui

concerne tes plantes, je peux demander à mon jardinier de s'en occuper et...

— Et qu'est-ce que tu as raconté à mes voisins, s'il te plaît ? Coupa-t-elle brutalement, le souffle

court.

— La vérité : je leur ai parlé de l'incident de la bouilloire et je leur ai expliqué que puisque tu

étais ma femme...

— Ta femme ! Tu leur as dit que nous étions mariés ! s'écria-t-elle, folle de rage.

— Quel est le problème ? lança Frederik. C'est la stricte vérité après tout.

— Mais nous allons divorcer, objecta-t-elle avec colère. Tu n'avais pas le droit de faire ça. Je n'ai

aucune envie que...

— Que quoi ? Que les gens sachent que je suis ton mari ? demanda-t-il cyniquement.

Annie hocha la tête de dépit. Comment lui faire comprendre combien elle redoutait les rumeurs

qui ne manqueraient pas de courir sur son compte ? Tout le monde allait savoir qu'elle était

mariée et qu'elle ne s'en souvenait même pas !

— Non, tu n'avais pas le droit, répéta-t-elle à mi-voix.

Elle se mit à arpenter nerveusement la cuisine, puis déclara d'un ton déterminé :

— Je veux rentrer chez moi, Frederik. Je veux rentrer chez moi tout de suite.

— Mais c'est chez toi, ici, répliqua-t-il d'un ton acide. Après notre mariage, figure-toi que j'ai fait

mettre la maison à nos deux noms. Raison pour laquelle d'ailleurs je n'ai pas pu la vendre depuis

lors : il me fallait ton accord écrit.

— Tu l'auras, mon accord, répondit-elle du tac au tac. Je n'ai aucune envie de rester dans cette

maison.

— Pourquoi ? Qu'est-ce qui te fait si peur ici ?

— Oh, mais je n'ai pas peur, lui dit-elle en le défiant du regard. — Tu te comportes avec moi

comme si j'étais ton ennemi. Je ne te veux aucun mal, tu sais. Tout ce que je veux c'est...

— ... c'est que je recouvre la mémoire pour pouvoir t'expliquer pourquoi je t'ai quitté, je sais,

reprit-elle vivement. Mais qu'est-ce que tu crois au juste ? Que je joue à l'amnésique ? Que je te

cache quelque chose ? Est-ce que tu as la moindre idée de ce que ça fait d'apprendre brutalement

qu'on est marié sans le savoir, qu'on a partagé sa vie avec un parfait inconnu ?

Annie dut s'interrompre pour ne pas fondre en larmes une fois de plus.

— Bien sûr que je veux recouvrer la mémoire. Mais je ne peux pas, désolée.

— Peut-être pas toute seule. Mais avec mon aide..., insista Frederik.

— Ton aide ? Qu'est-ce que tu veux dire par là ? demanda Annie, perplexe.

— Toutes ces semaines dont tu ne te souviens pas, nous les avons vécues ensemble. Je ne les ai

pas oubliées, moi. Je me rappelle même chacun des instants que nous avons passés tous les deux

et je pense que si nous essayions de revivre ces moments, de les reconstituer, alors peut-être que

cela t'aiderait, que cela déclencherait quelque chose.

— Comment ça les « revivre » ? fit Annie d'un ton suspicieux.

— Pas la peine de me regarder comme ça, reprit-il promptement. Je ne suis pas une espèce de

détraqué qui essaye de t'embobiner pour coucher avec toi. Disons que ce sera une reconstitution

de vie conjugale sans la dimension sexuelle. Après tout, de ce côté-là, tu ne sembles pas avoir

oublié grand-chose, je me trompe ?

Annie rougit, mais se garda bien de protester. S'il voulait parler de ses rêves, force était d'avouer

qu'il n'avait pas tort.

— Ça ne marchera pas, déclara-t-elle sèchement.

— Comment peux-tu dire ça ? Essaye au moins. Tu nous dois bien ça à tous les deux.

Annie détourna les yeux, à court d'arguments. Il avait raison, elle le savait bien. D'autant qu'elle

lui avait juré quelque temps plus tôt qu'elle serait prête à tout pour recouvrer la mémoire.

— Tu as gagné, répondit-elle à contrecœur. Mais il n'est pas indispensable que j'habite ici.

— Bien sûr que si, rectifia Frederik. C'est ici que nous vivions.

— Avant même d'être mariés ? demanda-t-elle, un peu ébranlée par cette révélation.

— Oui, fit-il d'un ton laconique. Quel est le problème ? Nous nous aimions, je ne vois pas

pourquoi nous aurions dû vivre séparément.

Certes, il n'y avait aucune raison, reconnut Annie en elle-même. Mais tout de même, elle ne

s'était pas attendue à cela.

— Ecoute, lui dit finalement Frederik. Nous avons vécu ensemble pendant deux mois. Tout ce

que je te demande, c'est que tu m'accordes de nouveau deux mois de ta vie. Pas un jour de plus.

Si, passé ce délai, tu ne te souviens toujours de rien, alors je m'avouerai vaincu et...

— ... et nous demanderons le divorce, enchaîna Annie.

— Marché conclu, concéda-t-il d'un ton parfaitement neutre.

Annie brûlait d'objecter qu'elle ne voyait pas très bien l'intérêt de retarder l'échéance puisqu'ils

allaient divorcer de toute façon. Mais elle savait bien qu'il serait inutile de chercher à raisonner

Frederik. La motivation profonde de son comportement, elle la connaissait : il avait été blessé

dans son orgueil masculin quand elle l'avait quitté. Voilà pourquoi il voulait à tout prix obtenir

une explication de sa part.

Quant à elle, ses motivations pour recouvrer la mémoire étaient plus compliquées. L'image de

Frederik qu'elle s'était forgée d'après ses rêves était si idéale qu'elle ne parvenait pas à s'expliquer

pourquoi elle s'était séparée de lui. Du coup, elle sentait poindre en elle une impression de

manque semblable à celle qu'elle avait éprouvée en apprenant que ses parents l'avaient

abandonnée. Mais cette fois, c'était elle qui était partie. Pourquoi ? C'était ce qu'elle devait

absolument tirer au clair.

— Comment ça, tu vas emménager chez lui ? s'écria Helena lorsque Annie lui exposa son projet

au téléphone.

— Frederik pense que cela pourrait m'aider à recouvrer la mémoire. Et puis, tant que je ne me

souviendrai pas des raisons qui m'ont poussée à le quitter, nous ne pourrons ni l'un ni l'autre tirer

un trait sur cette histoire, expliqua Annie.

— Bon, effectivement, il n'a pas tort, admit Helena. Et si c'est vraiment ce que tu veux...

Annie brûlait d'envie de confier à son amie que c'était en réalité la dernière chose dont elle avait

envie. Mais elle préféra ne rien dire. Frederik semblait fermement résolu à ce que cela se passe

ainsi et elle avait l'intuition que même Helena ne parviendrait pas à l'en dissuader. Alors elle

s'était résignée à considérer cette pénible cohabitation de deux mois un peu comme les longues

semaines de rééducation qu'elle avait dû endurer après son accident : c'était un mal nécessaire.

— En un sens, c'est vrai que je suis plutôt rassurée de ne pas te savoir toute seule, enchaîna

Helena. C'est une période très difficile pour toi, Annie, et même si tu es très attachée à ton

indépendance, je ne suis pas mécontente qu'il y ait en permanence quelqu'un pour s'occuper de

toi.

Puis, après un silence, elle demanda :

— Du coup je suppose que le divorce est ajourné pour le moment ?

— Oui, reconnut Annie, la gorge serrée, mais pour deux mois seulement. Ça ne change rien

sur le principe.

« Seulement » deux mois ? Annie s'était peut-être un peu surestimée... Au bout de trois jours, elle

regrettait déjà amèrement d'avoir accepté cette proposition.

Helena et Frederik étaient au moins d'accord sur un point : Annie était encore fragile et ne devait

pas se surmener. Mais, de son côté, elle commençait à trouver le temps long. Frederik était

tellement pris par son travail qu'elle avait à peine eu l'occasion de le voir. Théoriquement, elle

aurait dû s'en réjouir, mais, en réalité, c'était loin d'être le cas. En plus d'être fatiguée, elle avait la

migraine en permanence. Il faut dire qu'elle dormait très mal : elle s'empêchait toujours de se

laisser aller à un sommeil profond de peur de rêver de Frederik.

Annie alla s'installer dans le jardin pour prendre un bain de soleil. Encore une fois, elle était

seule. Frederik était au travail.

Ah, Frederik !

Vivre ici avec lui la rendait horriblement nerveuse. Et pas seulement à cause du passé qu'ils

avaient partagé, elle s'en rendait compte.

Le simple fait de penser à lui irritait ses sens. Elle était si attirée par son corps, si tentée par lui...

Voilà, c'était dit. Elle admettait enfin ce qu'elle avait mis tant d'énergie à ignorer, à se cacher à

elle-même. Elle s'avouait enfin le motif profond de son angoisse. Aussi soulagée qu'effrayée,

Annie ferma les yeux pour tenter de mettre de l'ordre dans ses pensées. Elle sentait la chaleur du

soleil sur ses paupières closes et entendit une abeille bourdonner sur le rosier tout près d'elle.

Soudain, un frisson la parcourut. Des flots d'images confuses assaillirent son esprit : des roses

magnifiquement épanouies sous un soleil resplendissant, leur odeur pénétrante se mêlant au

parfum musqué de l'homme qui était à ses côtés.

— Non, ne la cueille pas ! Elle vivra plus longtemps si tu la laisses ici.

— Tu es vraiment adorable... L'écho de cette voix virile et suave résonnait dans sa tête de façon

aussi distincte que lointaine, comme le bruit de la mer dans un coquillage.

A mesure qu'il se penchait pour l'embrasser, elle sentait le désir monter en elle. Inclinant la tête

en arrière, elle retint son souffle pour recevoir son baiser.

Il posa délicatement sa bouche contre la sienne. Ses lèvres étaient aussi douces que des pétales

de roses. Elle le sentait caresser ses bras, remonter vers l'arrondi de ses épaules. Et elle se serra

tout contre lui lorsque, du bout de la langue, il tenta de forcer doucement le passage de ses

lèvres.

Tout son corps frissonna et elle finit par laisser échapper un soupir de plaisir.

« Oh, Frederik... »

Brusquement, Annie revint à elle. Elle qui, il y a à peine une seconde, se sentait si

délicieusement enveloppée dans une sensation de chaleur et de plaisir, se trouvait maintenant

dans un état épouvantable : son corps était paralysé par l'angoisse et elle avait des sueurs froides.

Que lui arrivait-il ? Est-ce qu'elle devenait folle, ou bien était-ce un souvenir qui la mettait dans

cet état en tentant désespérément de remonter à la surface de sa conscience ?

Frederik l'avait-il réellement embrassée, autrefois, dans ce merveilleux jardin de roses ?

— Annie ?

Lorsqu'elle entendit la voix de Frederik qui arrivait, elle tenta de se donner une contenance pour

dissimuler ce qui venait de se passer. Mais, à en juger par la tête qu'il fit quand il la vit de plus

près, c'était un échec.

— Qu'y a-t-il, Annie ? Quelque chose ne va pas ? lui demanda-t-il avec inquiétude.

Il avait fière allure dans ce costume élégant et cette chemise impeccable. Il était si beau et si

viril... Mais peut-être était-ce à cause de ses souvenirs qu'elle le voyait de cette manière.

Machinalement, Annie ferma les yeux.

— Je... je crois que je viens de me rappeler quelque chose, s'entendit-elle murmurer d'une voix

tremblante.

Mais pourquoi donc avait-elle dit cela ? Pourquoi avait-elle commencé à lui en parler ? En tout

cas, c'était trop tard maintenant pour avoir des regrets : Frederik avait pris sa main et demandait

d'une voix anxieuse :

— C'est vrai ? De quoi te souviens-tu ?

Gênée à l'idée de lui raconter une scène aussi intime et sensuelle. Annie tenta de faire marche

arrière :

— Non, ce n'était rien, en fait, je crois que je me suis trompée.

— Tu mens ! dit Frederik avec un air de défi. Dis-moi. Annie, j'ai le droit de savoir !

La jeune femme déglutit avec peine. La tête lui tournait un peu, peut-être à cause de la chaleur,

peut-être à cause de ce qui se passait. Elle se mit à trembler légèrement.

— Désolé, Annie, je ne voulais pas te brusquer, dit Frederik en voyant combien il l'avait

bouleversée.

Ces excuses suffirent à avoir raison de la résistance d'Annie. Balbutiante, elle tenta de raconter sa

réminiscence :

— C'est en sentant le parfum des roses que tout a commencé. J'étais allongée là à somnoler

quand soudain...

Elle s'interrompit. Frederik ne put s'empêcher de trouver que son air un peu gêné lui donnait un

charme fou.

— Est-ce qu'une fois nous sommes..., hasarda-t-elle, indécise. Frederik sut tout de suite de quoi

elle voulait parler. D'une voix posée, il lui dit :

— Tu adorais cet endroit du jardin. Tu y allais souvent et...

A cet instant, il détourna les yeux, gagné par l'émotion.

— Je sais combien ça doit être dur pour toi, Annie, lui dit-il en s'animant. Mais moi,

contrairement à toi, j'ai des souvenirs très précis des moments que nous avons passés ensemble

et...

Il s'interrompit et lâcha le bras d'Annie. Contre toute attente, elle fut déçue qu'il s'éloigne ainsi et,

sans même réaliser ce qu'elle était en train de faire, tendit la main vers lui. Sous ses yeux ébahis,

elle vit alors la main de Frederik se refermer sur la sienne. Leurs doigts s'entrelacèrent pour ne

plus se quitter. Visiblement ébranlé par ce contact, il poursuivit :

— Désolé, mais ces souvenirs ne me laissent pas complètement indifférent...

Il prit alors une grande inspiration et regarda Annie droit dans les yeux.

— C'est à cet endroit précis que je t'ai dit que je voulais prendre une photo mentale de toi pour

l'emporter quand je serai parti et que...

— ... que tu m'as embrassée et que tu m'as dit que ma peau était plus parfumée que la plus

délicate des roses, termina Annie d'une voix sombre.

Il y eut un long silence, puis Frederik hocha la tête en signe d'acquiescement et répondit d'un ton

grave :

— Oui. C'est exactement cela.

— Je... je m'en suis souvenue quand tu as mentionné cette histoire de photographie. Avant cela,

je me rappelais seulement que tu... que tu m'avais embrassée dans ce jardin.

— C'est vrai, je t'ai embrassée dans ce jardin. Et tu m'as embrassé en retour et... Oh, Annie !

Brusquement, elle se retrouva dans les bras de Frederik, sa bouche plaquée contre la sienne.

Cette fois, il ne s'agissait plus du tout d'une simple réminiscence du passé : le baiser torride qu'ils

échangeaient à présent n'avait plus rien d'imaginaire.

Annie savait qu'elle aurait dû le repousser mais, au lieu de cela, elle ne pouvait s'empêcher de se

coller à lui, de dévorer avidement ses lèvres. Elle se sentait envoûtée par le parfum viril de sa

peau, bien réel cette fois, bien plus ensorcelant encore que dans ses souvenirs.

Etait-ce à cause des flashes qu'elle venait d'avoir et qui l'avaient replongée dans leur bonheur

passé qu'elle se sentait à ce point attirée par lui ? Quoi qu'il en soit, Annie oublia bien vite ses

questions et s'abandonna aux baisers de plus en plus pressants de Frederik.

— Frederik. Frederik... oh, Frederik, s'entendit-elle murmurer.

— Oui, je suis là.

Soudain, il resserra son étreinte. Leurs deux corps se collèrent l'un contre l'autre et ils

s'embrassèrent langoureusement, comme seuls de vrais amants peuvent le faire.

Il y a des choses qui ne s'oublient pas. Certaines sensations, certains gestes... Annie s'en rendait

compte à présent. Son corps réagissait instinctivement au moindre des mouvements de Frederik

et elle anticipait chacune de ses caresses avec un plaisir inouï.

Elle savait qu'il l'embrasserait bientôt dans le cou, puis qu'il dégraferait son chemisier pour

caresser sa poitrine. Il lui dirait qu'elle est la plus belle de toutes les femmes et elle...

— Non, arrête ! s'écria-t-elle d'une voix perçante en se dégageant brusquement de son étreinte.

Ils restèrent un court instant face à face, à se regarder dans les yeux. Mais, très vite, chacun fit

mine de reprendre une contenance pour cacher à l'autre l'intensité de ses émotions.

— Tu n'aurais pas dû faire ça, lui reprocha Annie.

— Et toi, tu n'aurais pas dû me laisser faire, rétorqua Frederik.

Le laisser faire ! Comme s'il lui avait demandé l'autorisation avant de l'embrasser ! Enfin, au

moins il ne l'accusait pas de l'avoir provoqué, se dit Annie pour se rassurer.

Soudain, elle se sentit terriblement abattue. Frederik dut s'en apercevoir, car il lui dit alors très

gentiment :

— Ecoute, je comprends à quel point tout cela est difficile à vivre pour toi. Mais, tu sais, ce n'est

pas toujours évident pour moi non plus.

— Je sais, admit Annie. Mais au moins, toi, tu te souviens de ce que nous avons vécu ensemble.

Moi, je...

Sentant les larmes lui monter aux yeux, elle décida de changer de sujet :

— Je ne t'attendais pas de si bonne heure, dit-elle d'une voix chevrotante.

— C'est une belle journée : j'ai pensé que tu aurais peut-être envie d'aller te promener. Mais si tu

ne te sens pas bien...

— Je suis en pleine forme, mentit Annie.

En réalité, elle était en proie au plus grand trouble, sans pouvoir dire si elle devait attribuer ce

malaise aux souvenirs qu'elle venait d'exhumer ou au baiser de Frederik. D'ailleurs, elle préférait

ne pas le savoir : elle avait bien trop peur de la réponse.

— Peut-être que maintenant que tu as eu un premier flash on pourrait essayer d'aller un peu plus

loin, suggéra posément Frederik.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? demanda Annie d'un air suspicieux.

S'il s'imaginait qu'elle allait le laisser l'embrasser de nouveau, il se trompait.

Mais Frederik, qui avait perçu de l'inquiétude dans sa voix, la rassura immédiatement :

— Je pensais juste qu'on pourrait faire un petit tour en voiture pour retourner dans des endroits

où nous aimions aller autrefois. Peut-être que ça pourrait stimuler ta mémoire.

Annie réfléchit longuement à sa proposition.

— Tu crois vraiment que ça pourrait marcher ? Remarque, je ne pense pas que cela puisse me

faire de mal, admit-elle du bout des lèvres.

A vrai dire, même si elle n'était pas très sûre d'avoir envie d'aller se promener avec Frederik, elle

était certaine en revanche de ne pas vouloir rester coincée avec lui dans ce jardin.

Au moins, ils n'avaient pas de souvenirs en commun dans la voiture de Frederik, se dit Annie

avec un soupir de soulagement en attachant sa ceinture : le véhicule était flambant neuf.

— Tu avais quoi comme voiture à l'époque ? lui demanda-t-elle, soudain en proie à une curiosité

qu'elle ne s'expliquait pas.

— A l'époque ? demanda-t-il en démarrant. Tu veux dire quand nous nous sommes rencontrés ?

Annie acquiesça de la tête.

— Tu ne t'en souviens pas ? Insista-t-il.

Elle s'apprêtait à lui répondre par la négative quand, soudain, l'image d'une grosse voiture vert

foncé, toute cabossée et pleine d'éraflures, lui revint vaguement.

— Ce n'était pas... non, non, je t'assure, je ne m'en souviens absolument pas, déclara-t-elle

vivement.

Mais Frederik sentit tout de suite qu'elle bluffait. Qu'à cela ne tienne, il pouvait jouer à ça, lui

aussi.

— C'était une voiture de sport, dit-il nonchalamment.

Une décapotable rouge.

— Quoi ?

— Qu'est-ce qu'il y a, Annie ? Tu as l'air bien surprise ! Avec quel genre de voiture m'imaginais-

tu ?

— Euh... je ne sais pas. Je pensais plutôt à une Land Rover ou quelque chose comme ça, risqua-

t-elle timidement

— Une Range Rover, corrigea Frederik. C'était une Range Rover vert foncé. Tu vois que tu te

souviens.

Ils étaient arrivés dans le centre-ville, et Frederik se gara sur le parking qui longeait le parc

municipal.

— Suis-moi, Annie. Nous allons faire une petite balade.

— Toujours rien ? demanda Frederik, en traînant Annie par la main pour lui faire faire un énième

aller-retour dans la petite ruelle où ils s’étaient rencontrés la première fois.

— Non. Rien de rien, répondit-elle en toute sincérité.

En voyant combien il avait l'air déçu, Annie éclata en sanglots.

— Tu crois que c'est facile ? S'exclama-t-elle violemment. Il n'y a pas si longtemps, je rêvais de

toi toutes les nuits. Je pensais que tu étais l'homme de mes rêves, au sens propre, et rien d'autre.

Mais cela n'a plus rien d'idyllique à présent. Au contraire, c'est un horrible cauchemar,

insupportable, invivable, et je ne veux pas...

— Tu ne veux pas de moi ? suggéra Frederik.

En guise de réponse, Annie détourna le regard.

— Ça ne marchera pas, déclara-t-elle, à bout de forces. Au loin, elle aperçut un couple qui

s'avançait vers eux. La jeune fille était blottie tout contre son amant. Tendrement enlacés, ils

dépassèrent Annie et Frederik puis s'arrêtèrent pour s'embrasser passionnément. Hypnotisée,

Annie ne pouvait s'empêcher de les regarder. Le rire de la jeune fille résonnait dans sa tête et lui

donnait le tournis.

— Annie ? En entendant Frederik prononcer son nom, elle s'efforça de recouvrer ses esprits et de

le regarder en face.

— Je n'en peux plus. Je suis épuisée. Je voudrais qu'on rentre maintenant.

Elle fut légèrement surprise qu'il n'insiste pas pour rester et qu'il ne fasse aucun commentaire

désagréable. Mais au lieu de retourner directement à la maison, il la conduisit dans un petit pub

traditionnel situé un peu à l'extérieur de la ville. L'endroit était réputé pour la bonne cuisine qu'on

y servait et elle y avait déjà dîné une ou deux fois avec Helena et Bob. Mais il était en revanche

impossible qu'elle y soit allée avec Frederik, puisque ce restaurant n'était ouvert que depuis deux

ans.

— Nous ne sommes jamais venus ici ensemble, lui fit-elle remarquer.

— Je sais, répondit-il. Mais j'ai pensé que cela serait mieux pour nous d'aller dans un endroit

neutre pour souffler un peu. Et puis, il faut bien que nous mangions un petit quelque chose.

Annie voulut lui dire qu'elle n'avait pas du tout envie de manger. Mais tout à coup, contre toute

attente, elle sentit qu'elle mourait de faim.

Les deux verres de vin qu'elle avait bus pendant le repas l'avaient considérablement détendue. Un

peu trop d'ailleurs, se dit Annie lorsqu'elle ouvrit les yeux et comprit qu'elle s'était assoupie dans

la voiture et qu'ils étaient arrivés à la maison.

— Bien dormi ? lui demanda Frederik.

Elle crut percevoir un certain amusement dans sa voix. En tout cas, il arborait un sourire de

supériorité masculine qui l'agaça profondément.

— Très bien, je te remercie, fit-elle en se redressant sur son siège. Arrête de me regarder comme

ça, voyons... Je n'ai bu que deux verres de vin. Ça ne suffit pas à me rendre complètement soûle !

— Non, non, répondit-il avec un sourire suggestif. Mais si ma mémoire est bonne — et je sais

qu'elle l'est — ça suffit à faire de toi la plus aimante et la plus délurée des épouses et...

— Tais-toi ! ordonna Annie en plaquant ses mains sur ses oreilles pour ne pas entendre la fin

de sa phrase.

Elle se sentait déjà assez vulnérable comme ça et n'avait pas du tout besoin qu'il la mette encore

plus mal à l'aise. Sans attendre, elle se précipita hors de la voiture et se rua vers la maison.

Elle était presque arrivée sur le perron quand Frederik, qui lui avait couru après, l'attrapa par

l'épaule. Mais à la grande surprise d'Annie, c'était pour lui faire ses excuses.

— Je suis désolé, dit-il. Je n'aurais pas dû dire ça.

— En effet, répondit-elle sèchement.

Puis, pour tenter de calmer le jeu, elle ajouta d'une voix radoucie :

— Je sais bien que tu es impatient que je recouvre la mémoire. Mais de là à me lancer des

piques sur des histoires dont je ne me souviens absolument pas pour raviver mes souvenirs...

Frederik ouvrit la porte en silence, puis, lorsque Annie passa devant lui pour entrer, il lui glissa

d'un ton malicieux :

— Qui te dit que ce sont tes souvenirs que j'essaie de raviver ?

« Il doit être un peu éméché lui aussi, se dit immédiatement Annie pour se rassurer. Sauf qu'il n'a

presque rien bu et qu'il tient très bien l'alcool de toute façon. » Elle se souvenait comme il la

taquinait parfois quand elle avait du mal à finir son premier verre alors que lui en était déjà à...

Mais oui ! Elle s'en souvenait ! Chancelante, elle se dirigea vers la cuisine où Frederik était en

train de faire du café.

— Ça va, ça va, je n'aurais pas dû dire ça, je m'excuse..., commença-t-il en l'apercevant sur le pas

de la porte.

Mais quand il vit l'expression de son visage, il reposa la cafetière et se précipita vers elle pour la

réconforter.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Que s'est-il passé ?

Trop ébranlée pour lui demander comment il avait tout de suite vu que quelque chose n'allait pas.

Annie répondit d'une voix tremblante :

— Ce n'est presque rien, j'ai juste... Elle leva les yeux vers lui et, avec une expression de

triomphe mêlée d'appréhension, elle déclara :

— Je me suis souvenue de quelque chose.

Elle sentit les doigts de Frederik se resserrer légèrement sur son bras :

— Je me rappelle que tu te moquais de moi parce que je n'arrivais jamais à terminer mon verre

alors que toi, tu t'étais déjà resservi. Elle vit qu'il fronçait les sourcils d'un air perplexe.

— C'était comme si tu étais en face de moi. Je nous revoyais, j'entendais ta voix ! C'était comme

si j'y étais...

Frederik ne répondit rien.

— Je t'ai fait une fausse joie ? demanda Annie. Je suis désolée, je t'avais dit que ce n'était pas

grand-chose.

— Non, non, répondit vivement Frederik pour la rassurer. Tu n'as pas à être désolée. Je ne suis

pas du tout déçu. C'est un bon début.

— Oui, tu as sans doute raison, conclut-elle.

Mais elle voyait très bien qu'il s'était attendu à autre chose et elle-même commençait à regretter

de ne pas pouvoir faire mieux. Sa tête lui faisait mal, peut-être aussi à cause du vin.

Elle aurait aimé que Frederik ne se montre pas aussi gentil et compréhensif. A bien y repenser,

elle préférait largement quand il faisait preuve d'hostilité et d'agressivité envers elle.

Pendant ce temps-là, au moins, elle pouvait faire semblant d'ignorer les sentiments qui

commençaient à naître en elle...

— Je suis fatiguée, lui dit-elle d'une voix mal assurée. Je pense que je vais aller me coucher tout

de suite.

Frederik la regarda sortir de la cuisine en fronçant les sourcils. Elle avait l'air si fragile, si triste,

si déboussolée qu'il aurait voulu courir vers elle pour la prendre dans ses bras et pour lui dire de

ne pas s'inquiéter, que le passé ne comptait pas et qu'ils pourraient... Qu'ils pourraient quoi ?

Repartir de zéro ? Qu'est-ce qu'il s'imaginait, au juste ? Tout ça parce qu'il avait repensé à l'Annie

d'autrefois, celle qu'il avait si passionnément embrassée dans le jardin aux roses...

Pourtant, à présent, c'était l'Annie d'aujourd'hui qui faisait déborder son cœur de tendresse, non ?

Est-ce que cela signifiait qu'il avait toujours des sentiments pour elle ? Qu'il avait toujours envie

d'elle ? Eh bien quoi ? C'était bien naturel chez un homme après tout ! Et puis cela ne voulait pas

forcément dire qu'il retombait amoureux d'elle, de cette magnifique femme qu'elle était

devenue... Ou peut-être que si ?

Il but une gorgée de café et grimaça : il était affreusement fort. Agacé, il vida sa tasse dans

l'évier. C'était peut-être du gâchis, mais cela valait toujours mieux que de subir les conséquences

d'un excès de café : les insomnies, le cœur qui bat trop vite... Non, vraiment, côté cœur, il avait

déjà assez donné comme ça.

Chapitre 8

Dans le noir, Annie s'assit sur son lit en soupirant, regarda par la fenêtre, puis tenta de lire l'heure

sur sa montre. Il était à peine plus de 2 heures du matin. Elle était à bout. Cela faisait un bon

moment déjà qu'elle était réveillée.

Elle était obsédée par ces maigres fragments de souvenirs dont elle ne comprenait pas le sens

précis. Ils semblaient se jouer d'elle, lui glisser entre les doigts.

Quelque part au fond de son esprit, il y avait la réponse que Frederik et elle attendaient si

avidement. Mais elle n'avait pas avancé d'un pouce sur ce sujet. Les bribes de souvenirs qu'elle

avait pu glaner sur la période de son mariage lui disaient exactement la même chose que ses

rêves : son corps avait besoin de Frederik, c'était son complément indispensable. En tout cas,

quelle que soit la raison pour laquelle elle l'avait quitté — et cela devait nécessairement être

quelque chose de très grave —, cela n'avait pas suffi à éteindre le désir qu'elle ressentait pour

lui...

Son désir ? Mais qu'est-ce qu'elle racontait ?

Agacée, Annie repoussa les couvertures et descendit de son lit. Il n'y avait plus aucune chance

pour qu'elle parvienne à se rendormir à présent. Alors autant aller se faire cette tasse de thé à

laquelle elle n'arrêtait pas de penser depuis tout à l'heure.

En attrapant sa robe de chambre, Annie ne put réprimer un sourire. C'était Helena et Bob qui la

lui avaient offerte en guise de plaisanterie parce qu'un jour, elle leur en avait parlé après l'avoir

vue dans une vitrine : c'était une nuisette en coton blanc avec, dessinés en noir, des petits cœurs

et des petits messages. Elle ne savait pas vraiment pourquoi cette robe de chambre avait attiré

son attention. Avec cette coupe très courte et ces dessins naïfs, on aurait plutôt dit un vêtement

pour fillette mais, malgré tout, Annie l'adorait.

En descendant à pas de loup vers la cuisine, elle s'arrêta machinalement pour admirer les

sculptures de la rampe et en caresser le bois lustré. Pendant sa convalescence, elle avait eu le

temps de lire et avait acquis une culture générale vraiment très large. Du coup, la jeune fille un

peu timide qu'elle était alors, craignant toujours d'être rejetée à cause de ses origines, s'était

progressivement transformée en une femme sûre d'elle et déterminée.

Bien sûr, il lui était toujours douloureux de penser que sa mère l'avait abandonnée, de se dire

qu'elle ne saurait jamais qui étaient ses parents. Mais maintenant qu'elle était si proche d'Helena

et qu'elle cultivait avec elle ce rapport de complicité et de tendresse, Annie savait que, loin d'être

aimée seulement en dépit de son passé, on pouvait aussi l'aimer justement pour ce qu'elle était et

pour ce qu'elle avait vécu dans son enfance.

A l'orphelinat, elle avait été une petite fille très calme et très en retrait par rapport aux autres.

Beaucoup trop en tout cas pour se faire une bande de copines, ou pour attirer l'attention de

parents candidats à l'adoption.

Annie s'arrêta au pied de l'escalier. Elle fronça les sourcils en se souvenant d'un épisode

particulièrement douloureux.

Elle avait à peu près quatre ans à l'époque. Un couple était venu plusieurs fois à l'orphelinat en

vue d'adopter une petite fille. Leur choix final arrivait et Annie était parmi les deux dernières sur

leur liste. Elle ne demandait qu'à être choisie, mais elle s'était montrée trop réservée pour oser

leur en parler directement pendant leurs entrevues. Au lieu de cela, elle passait ses nuits à prier et

prier pour qu'ils décident de l'adopter. Et puis il y avait eu ce jour où ils étaient revenus avec un

couple de personnes plus âgées — les parents de l'un d'entre eux, sans doute. Elle était juste

derrière la porte, attendant qu'on l'appelle pour venir les voir. Elle avait alors entendu toute leur

conversation.

— J'aime beaucoup Annie, avait dit la plus jeune des femmes. Elle est vraiment très mignonne.

— Annie ? avait répété la femme plus âgée. Ce n'est pas celle qui a été abandonnée par ses

parents ? Oh, tu sais. Elaine, je ne pense pas que tu devrais la choisir. Tu n'as aucune idée de ses

origines. Enfin.., en même temps les choses parlent d'elles-mêmes, non ? Quel genre de personne

serait capable d'abandonner son enfant ? Tu sais ce qu'on dit : les enfants abandonnés ont du

mauvais sang dans les veines... Non, je pense que tu devrais plutôt choisir la petite fille brune.

Au moins, celle-là, tu sais d'où elle vient.

A l'orphelinat, comme dans toute société, il y avait une structure, une hiérarchie et Annie avait

déjà compris qu'elle était différente de la plupart des autres petites filles parce que personne

n'avait la moindre idée de l'identité de ses parents. C'était une vieille dame qui l'avait trouvée

dans les toilettes d'une gare, enveloppée dans un gros pull en laine. Malgré tous les efforts des

autorités pour que quelqu'un de sa famille vienne la récupérer, personne ne s'était jamais

manifesté. Et au moment où elle entendit cette conversation, Annie comprit enfin pourquoi : il y

avait du mauvais sang qui coulait dans ses veines.

Elle alla dans la cuisine pour se faire son thé puis se dirigea vers le salon avec sa tasse. Tout à

coup, au moment où elle s'apprêtait à entrer dans la pièce, elle s'arrêta net.

C'était ici qu'elle venait autrefois avec Frederik pour parler, pour lire, blottie tout contre lui... Elle

s'en souvenait à présent !

Tremblante, elle fit quelques pas en direction, non pas du canapé, mais du gros fauteuil qui se

trouvait juste à côté. Elle posa sa tasse sur la table basse, s'installa dans le fauteuil, puis se mit à

fixer le canapé comme si elle attendait que quelque chose se passe.

Mais quoi au juste ? Espérait-elle avoir une vision d'elle et de Frederik assis là, en tain de

discuter ?

Elle se rendit compte qu'en effet elle était en train de retenir son souffle et de faire tous les efforts

du monde pour voir quelque chose. Pour se rappeler... Mais ce souvenir restait informe, de plus

en plus vague, et bientôt il lui avait complètement échappé.

Exaspérée, Annie se laissa retomber dans son fauteuil. Elle avait l'impression que sa mémoire

jouait délibérément avec ses nerfs : chaque fois, elle avait un petit indice auquel s'accrocher,

mais elle n'arrivait jamais à aller plus loin.

Il y avait un bloc-notes et un stylo sur la table. Impulsivement, Annie s'en empara puis se

recroquevilla sur son fauteuil. Sans réfléchir, elle se mit à gribouiller pour se changer les idées.

De grands arbres, une petite maison inaccessible avec des rideaux aux fenêtres et de la fumée qui

sortait de la cheminée. Un jardin à côté, bien protégé par une clôture. Eh bien, il ne fallait pas

beaucoup d'imagination pour analyser ce que cela signifiait. Mais pourquoi donc avait-elle aussi

dessiné cette rivière sur le côté et cette grosse voiture qui ressemblait un peu à un 4x4 ? Etait-ce

la voiture de Frederik ?

« Réfléchis, réfléchis..., s'ordonna-t-elle à elle-même, le stylo dans la main. Souviens-toi ! »

Elle commença à écrire le nom de Frederik. Elle se rendit compte qu'elle avait dessiné un petit

cœur à la place des points sur le « i ». Mais pourquoi donc avait-elle fait ça ? Elle écrivit ensuite

le mot « mariage » et puis, en dessous, elle se mit à griffonner toute une liste de mots, de plus en

plus vite à mesure que les idées se bousculaient dans sa tête.

Quand enfin elle s'arrêta, son cœur battait à toute allure et elle était essoufflée comme si elle

venait de faire un effort physique important.

Nerveusement, elle commença à étudier la liste : « Amour », « confiance », « respect », «

bonheur », « partage », « demande en mariage », « oui », « Frederik ».

Elle avait les larmes aux yeux.

Frederik fit une grimace en regardant sa montre. Il était parfaitement réveillé et aurait juré que le

jour allait bientôt se lever. En fait, il était 3 heures.

Il n'y avait aucune chance pour qu'il arrive à se rendormir. Alors autant aller travailler, ce serait

toujours ça de fait. Il se leva et enfila sa robe de chambre.

Annie était si concentrée sur sa liste de mots qu'elle n'entendit pas Frederik arriver. Quand il fut

juste devant elle, elle rougit des pieds à la tête et leva les yeux vers lui.

— Je n'arrivais pas à dormir, lui dit-elle avec un sourire d'excuse. Alors je suis descendue pour

me faire un thé.

— Mmm ? Pareil pour moi..., dit Frederik en s'accoudant sur le dossier du fauteuil pour jeter un

œil à ce qu'Annie avait écrit sur son bloc-notes. Qu'est-ce que tu faisais ? demanda-t-il avec

curiosité.

— Rien, c'est juste... J'ai pensé qu'en écrivant tout ce qui me passait par la tête, ça pourrait peut-

être m'aider...

— Je peux voir ? dit-il en s'asseyant sur le canapé.

A contrecœur, Annie lui tendit le bloc-notes.

— Je ne sais pas pourquoi je me suis mis ça dans la tête. C'était une idée stupide, en fait, et...

Elle s'interrompit en le voyant soudain froncer les sourcils.

— Qu'est-ce qu'il y a, Frederik ?

— Non, rien, dit-il laconiquement.

Puis, réalisant que sa réponse était un peu sèche, il s'expliqua :

— C'est ce cœur que tu as dessiné sur le « i ». Il est exactement comme celui qu'il y a sur ta robe

de chambre.

Annie n'y avait pas pensé.

— C'était toujours comme ça que tu écrivais mon nom. Tu disais que ça symbolisait l'union de

nos deux cœurs…

Il se remit à étudier la liste. Lorsqu'il releva finalement la tête, Annie évita soigneusement son

regard. Elle était consciente de l'intimité de ce moment : c'était comme si tous les deux, ils

avaient momentanément abaissé leur bouclier.

— Mais pourquoi est-ce que ça n'a pas marché entre nous ? demanda-t-elle d'un ton désespéré.

Pourquoi ?

Elle prit une profonde inspiration et, tremblante, elle confessa :

— Parfois, j'ai l'impression que je suis destinée à n'avoir que des questions sans réponse dans ma

vie, des vides...

— Tu fais allusion à tes parents ? lui demanda-t-il.

Annie hocha la tête en guise d'assentiment.

— Tu sais, je me demande souvent si elle, enfin je veux dire, si ma mère pense à moi parfois.

Cet aveu tellement intime bouleversa Frederik. Après une hésitation sur l'attitude qu'il devait

adopter, il déclara le plus tendrement du monde :

— Je suis sûr qu'elle pense à toi.

C'est ce dont il avait toujours été convaincu.

— Jamais je ne pourrais abandonner mon enfant ! s'exclama Annie, les larmes aux yeux. Jamais

! Pour aucune raison, pour personne...

Elle éclata soudain en sanglots.

Mais pourquoi réagissait-elle si violemment ?

— Je peux te poser une question ? Commença-t-elle avec hésitation.

Elle prit une profonde inspiration pour se donner du courage et demanda très vite :

— Peux-tu me dire comment c'était entre nous, quand nous étions mariés ?

— C'était formidable, dit Frederik d'un air grave.

Puis, après un temps d'arrêt, il leva les yeux vers elle et lui dit :

— En fait, c'était encore mieux que ça. Annie, nous étions...

En entendant l'émotion dans la voix de Frederik, en voyant un éclair de douleur passer dans ses

yeux, Annie fut mortifiée par le chagrin et le remords. Désemparée, elle voulut se confondre en

excuses :

— Mais, Frederik, je...

Mais elle s'interrompit, envoûtée. Ses yeux, sa bouche... elle était irrésistiblement attirée par sa

bouche.

— Annie, qu'est-ce que tu...

Elle entendit ses protestations, mais son désir était plus fort que tout. Soudain, leurs visages se

rapprochèrent. Ils se frôlèrent ils s'embrassèrent. Annie savait qu'il leur serait impossible de

résister.

Elle sentit qu'il la soulevait doucement du fauteuil où elle était assise pour la serrer tout contre

lui. Pas une seule seconde elle ne tenta de se débattre ou de s'enfuir. Au contraire, elle se sentait

merveilleusement bien dans ses bras. Peut-être avaient-ils déjà fait l'amour des centaines de fois

ensemble, mais, cette fois, Annie sut que ce serait complètement différent : ce qu'ils s'apprêtaient

à vivre n'allait pas être un simple écho d'autrefois, mais un moment intense, neuf.

Le Frederik qui la tenait maintenant dans ses bras et qu'elle désirait tant n'avait plus rien

d'imaginaire. Il n'était pas non plus un fantôme du passé. C'était le vrai Frederik, le seul, l'unique.

Sous la lumière tamisée de l'unique lampe qu'elle avait allumée tout à l'heure, Annie contempla

son visage, à la fois familier et mystérieux. D'une main, elle caressa le contour de sa puissante

mâchoire, remonta le long de ses joues. Puis, en voyant le regard de braise qu'il lui lançait, elle

s'arrêta. Le temps lui-même semblait s'être arrêté. Aucun son, aucun mouvement, pas même un

souffle, ne vint perturber ce moment magique.

Frederik pencha doucement la tête vers elle. D'instinct, elle entrouvrit les lèvres et ferma les

yeux.

Elle s'offrait complètement à lui, plus émue que jamais. Elle sentit la chaleur de sa bouche contre

la sienne, elle sentit l'intensité de ses caresses qui la firent frissonner. Lorsque Frederik passa ses

mains sous sa robe de chambre pour toucher sa peau nue, Annie laissa échapper un gémissement

de plaisir.

Elle comprenait mieux maintenant ce qui l'avait attirée dans cette nuisette. Incontestablement, les

petits cœurs qui étaient dessinés dessus ressemblaient trait pour trait à celui qu'elle avait fait en

écrivant le nom de Frederik. Elle se lova encore plus fort contre lui et lui mordilla sensuellement

la lèvre.

Frederik était bouleversé. Sous ses caresses, le corps d'Annie semblait se réveiller, s'épanouir

pleinement. Mais son corps à lui aussi manifestait les signes extérieurs d'un désir incroyablement

intense. Ses baisers se firent de plus en plus pressants.

Ce qui avait commencé comme une simple tentative pour lui faire comprendre la profondeur de

leur amour passé devenait quelque chose de bien plus réel et de bien plus dangereux aussi. La

femme qu'il tenait dans ses bras, ce n'était pas l'Annie d'autrefois, celle qu'il avait épousée alors

qu'elle était encore une jeune fille. Non, la femme qu'il embrassait à présent et qu'il désirait si

fort, c'était Annie telle qu'elle était aujourd'hui. Et la force de son amour était même sans

comparaison avec ce qu'il avait pu ressentir pour elle dans le passé.

Depuis quelque temps déjà, il commençait à entrevoir le danger de la situation dans laquelle il se

trouvait. Mais, maintenant, il ne pouvait plus se voiler la face. Il était vraiment en train de

retomber amoureux d'Annie. Pire encore, il utilisait la place particulière qu'il avait occupée dans

sa vie pour s'attirer ses faveurs, il profitait de ce qui n'était de sa part qu'un appel au secours, pour

l'embrasser.

Il devait absolument s'arrêter avant qu'il ne soit trop tard, avant que...

Annie sursauta lorsque Frederik s'arracha brusquement à leur étreinte. Elle vit qu'il respirait avec

peine et elle-même sentit que son cœur battait à tout rompre.

— Frederik protesta-t-elle d'une voix langoureuse.

Mais soudain, il lui tourna le dos.

— Nous ne devrions pas faire ça, dit-il sur un ton sec. Ce n'est pas bien, Annie. Nous jouons

avec le feu... Bien sûr, je n'aurais aucun mal à te mettre dans mon lit, mais...

Annie se sentit humiliée par cette affirmation. Mais comme elle ne pouvait pas la réfuter, elle se

contenta de rougir sans rien dire. Elle réalisa combien elle avait été frivole. Où était donc passée

sa fierté ? Comment avait-elle pu s'offrir à lui comme ça, sans aucune retenue ?

— C'est vrai, tu as raison, lui dit-elle sur un ton qui se voulait ferme et indifférent. Et puis, pour

être honnête, ajouta-t-elle en tendant la main vers le bloc-notes, je ne pense pas que ce soit si

important de savoir pourquoi notre mariage a été un échec, finalement. Admettons que je me

souvienne de quelque chose : qu'est-ce que ça changerait, au fond ? Je crois qu'il vaudrait mieux

qu'on demande tout de suite le divorce.

Frederik était chamboulé.

Il se demanda comment elle réagirait si là, maintenant, il la prenait par la taille et lui disait qu'il

ne la laisserait jamais partir. Mais était-ce encore la peine de se poser cette question ?

A présent, il réalisait qu'au fond, depuis quelques jours, son désir de savoir pourquoi Annie

l'avait quitté était moins motivé par la volonté de tirer un trait définitif sur leur mariage que par

le rêve qu'il avait de pouvoir tout arranger. Ce qui l'intéressait, ce n'était plus de comprendre le

passé, mais c'était au contraire de préparer l'avenir, en persuadant Annie de lui redonner une

seconde chance.

Mais tous les maigres espoirs qu'il avait accumulés depuis ces quelques jours venaient d'être

pulvérisés par les paroles de la jeune femme.

— Pour qui est-ce que ça vaudrait mieux, Annie ? lui demanda-t-il sur un air de défi. Pas pour

moi en tout cas, je te le garantis. Il y a toujours des choses que j'ai besoin de tirer au clair, sans

quoi...

Il s'interrompit pour prendre une profonde inspiration.

— Ecoute, tout cela ne nous mènera nulle part. Je pense que nous pourrons en discuter de façon

plus posée demain matin. La nuit porte conseil.

Annie savait qu'il avait raison. Elle-même n'ignorait pas que ses nerfs étaient à fleur de peau. Le

désir qu'elle ressentait pour Frederik la rendait folle de rage. Il n'avait pas le droit d'être aussi

attirant !

Une demi-heure plus tard, de retour dans son lit, Annie peinait à retrouver le sommeil. Elle laissa

échapper une larme en pensant à l'étreinte fusionnelle qu'ils avaient brièvement partagée tout à

l'heure. Est-ce que ça avait été toujours été aussi fort entre eux ? Avaient-ils toujours été si

proches, si intimes, si amoureux ?

Annie se sentit incroyablement seule dans son lit. Elle avait mal en pensant à cette histoire

d'amour qu'ils avaient, en un sens, complètement gâchée.

— Raconte-moi tout encore une fois. Tout depuis le début, quand nous nous sommes

rencontrés..., demanda Annie avec insistance.

Frederik soupira. Annie était pâle et avait les traits tirés. Depuis la nuit où ils avaient failli

déraper, ils se tenaient tous les deux prudemment à distance l'un de l'autre. Il avait de la peine à

la voir s'épuiser ainsi pour tenter de raviver ses souvenirs.

Ce jour-là, ils se baladaient le long de la rivière. Lorsque deux jeunes gens à bicyclette qui

étaient juste derrière eux firent soudain sonner leur clochette, Annie laissa un échapper un cri de

surprise et bondit sur le côté.

D'instinct, Frederik se précipita pour l'empêcher de tomber et, en la sentant trembler violemment

dans ses bras, il fut pris d'une vive inquiétude.

— Ça va ? lui demanda-t-il d'un ton préoccupé.

— Ils m'ont fait peur.

Elle claquait des dents et semblait si faible qu'il hésitait à la laisser marcher toute seule.

— Tu disais que nous nous étions rencontrés quand ? reprit-elle pour détourner son attention.

Mais Frederik ne fut pas dupe.

— Tu ne te sens pas bien, Annie. Je pense que nous devrions rentrer.

— Et moi je me moque éperdument de ce que tu penses, Frederik, répondit-elle, la gorge serrée.

Tout ce que je veux, c'est me rappeler pourquoi je t'ai quitté.

Frederik était de plus en plus inquiet pour elle. S'il n'intervenait pas rapidement, elle allait finir

par se rendre folle à force de s'infliger une telle pression pour recouvrer la mémoire.

C'était de pire en pire. Tous les jours, plusieurs fois par jour, elle le suppliait de lui raconter

encore et encore tout ce qu'il savait de leur histoire. Elle exigeait qu'il restitue chaque épisode de

leur vie commune dans les moindres détails et semblait chaque fois plus désespérée de constater

qu'elle ne se souvenait de rien.

— Pourquoi est-ce que je n'y arrive pas ? s'écria Annie d'un air désemparé. Pourquoi, pourquoi ?

Elle semblait si tourmentée que Frederik ne put s'empêcher de la prendre dans ses bras.

— Arrête, Annie. Tu ne dois pas te torturer comme ça.

Mais quand elle leva la tête et posa sur lui ses grands yeux noyés de larmes, il ne put se contenir

plus longtemps et se pencha pour l'embrasser.

Immédiatement, Annie se colla contre son torse puissant. Sentir ainsi l'odeur de sa peau éveillait

en elle un désir incontrôlable. Elle l'aimait tellement... Comment pourrait-elle lui résister ?

— Arrête, Frederik, protesta-t-elle mollement.

Mais il était trop tard : déjà, elle s'abandonnait à ses caresses et approchait son visage du sien

pour quémander un baiser.

Alors, ils s'embrassèrent comme de jeunes amants, intensément, passionnément.

Malgré tout, Annie était bien trop fière pour dévoiler ainsi ses sentiments. Sans trop savoir

comment, elle trouva la force de le repousser, mais tandis qu'elle se détournait de lui, sa vision se

troubla et elle fut soudain prise de vertige.

— Annie ?

Elle n'entendit la voix anxieuse de Frederik que de façon lointaine : elle était ailleurs, dans une

autre dimension, un autre temps... Tout à coup, elle eut un nouveau flash : elle se voyait, très

indistinctement, marcher avec Frederik le long de cette même rivière. Ils venaient de s'embrasser,

puis... Elle dut faire un douloureux effort pour reprendre son souffle.

— Annie, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui ne va pas ? Dis quelque chose ! demanda

Frederik, gagné par l'inquiétude.

A grand-peine, elle tenta de revenir à la réalité. Sa vision s'était évanouie à présent, mais elle s'en

souvenait dans les moindres détails.

— Nous... nous marchions sur ce chemin, dit-elle d'une voix neutre, presque mécanique. Tu m'as

embrassée et puis...

Elle s'interrompit et regarda derrière elle, en direction de la maison.

— Et puis je t'ai dit que j'avais envie de rentrer à la maison pour te faire l'amour, poursuivit

Frederik d'une voix rauque. Alors tu m'as regardé dans les yeux et...

— Ça suffit, je ne veux pas en savoir plus ! Coupa-t-elle brusquement.

Elle sentit qu'elle était à deux doigts de craquer. Les paroles de Frederik réveillaient en elle des

souvenirs qu'elle n'était pas encore prête à affronter.

— Allez, viens, reprit-il après un long silence. Je te ramène à la maison.

Puis, en lisant la panique sur le visage d'Annie, il ajouta avec aigreur :

— Encore une fois, tu n'as rien à craindre. Je ne vais pas essayer de rejouer le passé en couchant

avec toi.

Il s'arrêta et Annie le dévisagea longuement, le cœur battant, la gorge sèche.

— Tu es épuisée. Pas la peine de le nier, je le vois dans tes yeux. Tu es trop exigeante avec toi-

même.

— Je te rappelle qu'à l'origine, c'est toi qui veux que je recouvre la mémoire, lui rétorqua-t-elle

violemment.

Mais Frederik s'abstint de surenchérir.

— Je croyais que c'était quelque chose que nous voulions tous les deux, Annie, conclut-il

simplement.

Puis, voyant qu'elle ne réagissait pas, il reprit gentiment :

— Allez, viens. On rentre chez nous.

Chez nous ! Annie se dépêcha de fermer les yeux pour dissimuler ses larmes. Pas question de

s'humilier encore une fois en pleurant devant lui !

Pourtant, elle venait de se rappeler le bonheur, la fierté qu'elle avait ressentis à l'époque, quand

elle avait réalisé que la maison de Frederik serait aussi la sienne.

— Eh bien quoi, tu t'attendais à ce que nous allions vivre à l'hôtel ? lui avait-il gentiment dit pour

la taquiner.

— Non, bien sûr. C'est juste que... C'est une si belle maison !

— Tu sais, ce ne sont jamais que des briques et du ciment ! Sans toi, elle n'a pas d'âme.

Annie n'en revenait pas. L'âme d'une maison, elle ? Elle qui n'avait jamais vécu que dans des

lieux anonymes !

A vrai dire, Frederik avait tout fait par la suite pour qu'elle s'y sente parfaitement à l'aise. Il

l'avait emmenée dans toutes les boutiques de décoration des environs, en insistant pour qu'elle

aménage à son goût leur nouvelle chambre. Gentiment, il l'avait encouragée à suivre son instinct

et à choisir ce qui lui plaisait le plus. Elle sourit en repensant aux heures qu'elle avait passées à

lire et à relire des magazines de déco pour se faire une idée du style qui conviendrait le mieux

chez eux.

Soudain, revenant à l'instant présent, elle déclara :

— La soie aurait été parfaite, mais je n'ai pas osé. Elle était si chère !

Ils échangèrent un regard surpris, puis Frederik reprit sans hésiter :

— Tu veux dire pour les rideaux de la chambre ? Oui, ça aurait été du meilleur effet. Surtout si tu

m'avais laissé acheter ce magnifique lit à baldaquin.

Annie ferma les yeux puis, d'une voix désespérée, s'exclama :

— Qu'est-ce qui ne va pas avec moi, à la fin ? Pourquoi est-ce que j'arrive sans problème à me

souvenir de détails insignifiants et que les choses vraiment cruciales m'échappent

systématiquement ?

Après un silence pesant, Frederik répondit d'un ton grave :

— Peut-être qu'il t'est moins pénible de te souvenir pourquoi tu as abandonné un simple rouleau

de tissu.

Il n'ajouta pas un mot. Tout était dit, en réalité, reconnut Annie en elle-même. S'il sous-entendait

qu'elle refoulait les raisons qui l'avaient poussée à le quitter, il avait certainement raison.

Elle réalisa que, de toutes les questions qui la préoccupaient, il y en avait une qu'elle n'avait pas

encore osé poser à Frederik. Elle s'en sentit soudain le courage et elle lui demanda à mi-voix :

— Et toi, pourquoi penses-tu que je suis partie ?

Elle crut d'abord qu'il n'allait rien répondre. Il arborait un air sombre qui ne lui disait rien de bon.

— Tu n'imagines pas combien de fois j'ai pu me poser cette question, Annie, dit-il dans un

souffle. Et je n'ai jamais pu y répondre. Je ne vois aucune explication logique. Tu m'en voulais

parce que je partais. Nous nous sommes disputés à ce propos. Ou plutôt l'ambiance était tendue

entre nous à cause de mon départ.

— Mais je savais depuis le début que tu devais partir. Tu me l'avais dit.

Voilà que c'était elle qui le défendait à présent ! Frederik eut un sourire narquois.

— Tu te fais l'avocat du diable, Annie. Je te l'avais dit, en effet, mais cela ne m'empêchait pas de

me sentir coupable de te laisser seule.

— Mais tu n'avais pas le choix, insista Annie.

Le sourire de Frederik s'évanouit instantanément.

— Dans la vie, on a toujours le choix. J'aurais pu dénoncer le contrat. J'aurais pu te faire passer

avant mes obligations professionnelles. Te montrer que tu comptais plus à mes yeux que ma

carrière. Tu étais trop jeune pour supporter une telle séparation.

Frederik marqua une courte pause. Il tenait à trouver les mots justes pour ne pas la blesser ou la

mettre en colère.

— Compte tenu de ton histoire, tu avais besoin d'encore plus d'attention et de tendresse que

n'importe quelle autre femme. Tu avais besoin de te sentir aimée, désirée. Sans doute plus encore

que je ne te le montrais. Peut-être...

— Peut-être que c'est pour ça que je me suis enfuie comme une enfant capricieuse ? poursuivit

Annie d'un ton amer. Que je suis partie bouder dans mon coin pour faire mon intéressante parce

que tu ne t'occupais pas assez de moi à mon goût ? Est-ce que j'étais ce genre de femme,

Frederik?

— Non. Pas du tout.

— Mais pourtant c'est ce que tu penses, n'est-ce pas ? Tu crois vraiment que je t'ai quitté pour te

punir de partir dans le Golfe. Quelle réaction puérile j'aurais eue !

— C'est une hypothèse que je n'exclus pas totalement, admit-il. Tu étais très jeune. A cet âge, on

peut facilement se méprendre sur ses sentiments.

Annie fronça les sourcils. La thèse de Frederik était plausible, mais elle ne pouvait se résoudre à

l'admettre. Cette idée ébranlait toutes les certitudes qu'elle s'était forgées sur elle-même.

— Bon, ça suffit, reprit Frederik. Tu es épuisée. Ce dont tu as besoin, c'est d'un bon bain chaud

avant d'aller au lit. Je te monterai un plateau-repas.

— Non, mais tu ne veux pas me lire une histoire pendant que tu y es ? Je ne suis plus une enfant,

Frederik.

— C'est vrai, reconnut-il. Et de toute façon, les contes de fées ne sont manifestement pas mon

rayon.

Il avait dit ces mots d'une voix si lugubre qu'Annie en eut le cœur brisé.

Il avait touché juste : leur histoire n'avait vraiment plus rien d'un conte de fées. A moins bien

sûr... A moins que quoi au juste ? Que Frederik lui dise qu'il se moquait du passé, qu'il l'aimait

trop pour lui en vouloir, qu'il souhaitait qu'ils vivent ensemble de nouveau, et pour toujours ?

Etait-ce cela qu'elle voulait ? Oui, s'avoua-t-elle à contrecœur. Elle le voulait lui, Frederik,

l'amour de sa vie, son mari, son âme sœur.

— Je dois passer au bureau et il y a des chances pour que je rentre tard, annonça Frederik en

finissant son petit déjeuner.

Annie détourna les yeux de la table. Cela faisait trois jours qu'elle se sentait barbouillée et, ce

matin, l'odeur du café chaud lui soulevait littéralement le cœur.

— Tu vas pouvoir te débrouiller toute seule ?

— Tout ira bien, ne t'inquiète pas.

Sa brûlure était parfaitement cicatrisée à présent, et le médecin avait enfui réussi à convaincre

Frederik qu'Annie était complètement guérie.

Avant de partir, il leva la tête et la regarda droit dans les yeux.

— Je voudrais que tu me promettes quelque chose.

Elle poussa un petit soupir d'exaspération.

— Je te promets de te dire si je me souviens de quoi que ce soit, entonna-t-elle d'une voix lasse.

Mais Frederik l'interrompit

— Non, ce n'est pas ce que j'allais te demander.

Il voulut avancer vers elle, mais se ravisa finalement et se retourna vers la fenêtre. Alors, tout en

lui tournant le dos, il déclara :

— Je veux que tu me promettes que tu ne disparaîtras pas une nouvelle fois, Annie. Promets-le-

moi, répéta-t-il en voyant qu'elle ne répondait rien.

— Et si je ne te le promets pas ? Finit-elle par demander à mi-voix.

Il fit volte-face.

— Alors je n'irai pas travailler, répondit-il d'un ton qui ne laissait aucun doute sur sa

détermination.

Annie n'en croyait pas ses oreilles.

— Je ne partirai pas, dit-elle d'une voix mal assurée.

Elle jeta un coup d'œil distrait au calendrier qui était accroché sur le mur de la cuisine et réalisa

que cela faisait plus d'un mois qu'elle vivait ici avec lui. Plus d'un mois ! Son cœur fit un bond

dans sa poitrine. Mais alors, ça voulait dire que...

Elle attendit que Frederik soit parti pour se ruer sur le calendrier et le consulter fébrilement.

L'estomac serré, elle sentit la panique l'envahir et sa nausée s'intensifier quand elle réalisa qu'elle

ne s'était pas trompée. Machinalement, elle lâcha le calendrier et s'empara du téléphone. D'une

main tremblante, elle se mit à composer le numéro de téléphone d'Helena, mais raccrocha

aussitôt.

Non ! Elle ne devait en parler à personne avant d'être parfaitement sûre. Elle devait en avoir le

cœur net. Il y avait une pharmacie en ville, juste en haut de la colline. Elle y trouverait ce dont

elle avait besoin.

Trois heures plus tard, Annie était dans la salle de bains, sonnée par le résultat de son test de

grossesse. C'est le deuxième qu'elle faisait de suite et l'un comme l'autre étaient positifs. Elle

était enceinte ! Frederik serait...

Frederik ! Soudain, la salle de bains autour d'elle commença à tourner, de plus en plus vite. Elle

parvint à s'appuyer contre la porte de la cabine de douche pour ne pas tomber.

Un flot d'images confuses déifiait dans sa tête, des sons, des bribes de conversation, des

souvenirs.

Sans trop savoir comment, elle réussit à se traîner jusque dans la chambre de Frederik pour

s'effondrer sur le lit. Le verrou qui maintenait le passé enfermé quelque part dans sa tête venait

de sauter. Elle connaissait la réponse à la question de Frederik. Elle savait pourquoi elle l'avait

quitté. Oh oui, elle savait.

A l'époque déjà, elle avait craint d'être enceinte de lui. Il s'était avéré qu'il n'en était rien et qu'elle

s'était fait peur sans raison... Et Frederik qui croyait qu'elle l'avait quitté pour le punir de la

laisser seule, qui croyait que son amour pour lui n'était qu'une erreur de jeunesse ! Comme il se

trompait...

Bouleversée, Annie ferma les yeux.

— Tu ne veux pas d'enfants ? Mais... mais pourquoi ? Lui avait-elle demandé, effarée.

— Je n'en veux pas, c'est comme ça, avait-il fermement répondu.

Elle avait accusé le coup. Cela faisait déjà plusieurs jours qu'elle était morte d'inquiétude — tout

ça parce qu'une fois, elle avait oublié de prendre la pilule. Elle savait bien qu'il était beaucoup

trop tôt pour envisager d'avoir un bébé, que cela chamboulerait tout dans leur vie. Elle avait

vraiment besoin de tout le soutien de Frederik pour la rassurer. Mais, au lieu de cela, sa réaction

l'avait complètement anéantie et avait détruit la confiance aveugle qu'elle lui portait.

— Mais enfin pourquoi ? avait-elle de nouveau demandé, incapable de comprendre ses

réticences.

— Annie, être parent ne se résume pas à avoir un enfant. C'est bien plus compliqué que cela.

C'est une très grande responsabilité. En concevant un enfant, on ne se contente pas de lui donner

la vie : on lui impose également notre propre vie, notre caractère, notre histoire personnelle. Et je

ne suis simplement pas sûr pour le moment de vouloir imposer ça à un enfant.

« Notre histoire personnelle », elle savait ce que cela voulait dire, bien sûr. Il faisait allusion au

fait qu'elle ne savait rien de ses origines. On ne pouvait donc pas savoir quels gènes, quels traits

de caractère elle allait elle-même transmettre à ses enfants. Peut-être les contaminerait-elle avec

tout ce mauvais sang qui coulait dans veines. Voilà ce que pensait Frederik ! Il avait peur que

leur enfant hérite de son mauvais sang à elle !

A ce moment-là, Annie avait été effondrée. Quelque chose en elle était définitivement détruit.

Elle qui n'avait pas douté une seule seconde de Frederik quand il lui avait dit qu'il l'aimait, que

son passé n'avait aucune importance pour lui ! Il lui avait pourtant menti.

Mais le pire était à venir. Lorsque, toute pâle, elle avait tenté de lui faire comprendre qu'il était

peut-être déjà trop tard, qu'elle portait peut-être déjà le fruit de leur union, la réaction qu'il avait

eue l'avait littéralement écœurée.

— Tu voudrais que j'avorte ! Tu voudrais te débarrasser de notre bébé ? Lui avait-elle demandé

en bredouillant.

— Annie, je t'en prie, cesse d'être aussi émotive, avait-il répondu avec colère.

Annie humecta ses lèvres. Elle n'arrivait pas à croire que la scène qu'elle revoyait s'était

réellement passée. En l'espace de quelques minutes, simplement à cause de quelques phrases

atroces, son amour, son avenir, toute sa vie avaient été anéantis : Frederik avait voulu se

débarrasser de leur enfant.

Abasourdie, elle tenta de revenir sur ce qui s'était passé ensuite. Frederik avait essayé de la

raisonner, de la calmer, mais c'était trop tard. Quelque chose s'était cassé entre eux ; elle ne

voulait plus l'écouter, elle ne voulait plus respirer le même air que lui, elle ne voulait même plus

l'approcher.

Soudain, il n'était rien de plus qu'un étranger pour elle, un étranger qui voulait supprimer l'enfant

qu'elle portait. Mais elle, elle se battrait jusqu'au dernier souffle pour défendre ce petit être et le

protéger. Jamais elle ne pourrait abandonner son bébé, comme sa mère l'avait fait avec elle.

Pauvre petit, pourquoi devrait-il souffrir ainsi ? Elle ne pouvait plus rester avec Frederik à

présent. Il fallait qu'elle le quitte.

La nuit qui avait suivi, elle n'avait pas réussi à trouver le sommeil. A ses côtés, Frederik, lui,

dormait profondément à cause des cachets qu'il avait pris pour sa migraine. La logique lui disait

qu'il serait plus raisonnable d'attendre qu'il se soit installé dans le Golfe pour le quitter, mais il ne

partirait pas avant deux longues semaines et elle n'était pas sûre de pouvoir tenir tout ce temps.

Désespérée, elle avait décidé de s'en aller sur-le-champ. Elle s'était levée, avait pris quelques

affaires et quitté la maison.

Chapitre 9

A présent, Annie revoyait toute cette époque de sa vie défilée dans sa tête.

Sans savoir pourquoi, elle avait choisi de se réfugier dans la ville qui l'avait vue naître. Elle avait

pris une chambre dans l'auberge la moins chère qu'elle avait trouvée. Elle s'était rendue à la

bibliothèque pour consulter le numéro du journal relatant l'histoire de la vieille dame qui l'avait

trouvée dans les toilettes de la gare. Elle était morte depuis longtemps aujourd'hui et Annie savait

bien qu'elle n'avait presque aucune chance de faire un jour la lumière sur son passé, de découvrir

qui elle était réellement. Ce dont elle était sûre, en revanche, c'est que jamais plus elle ne serait

Mme Frederik Carlyle.

Ah, Frederik !

Il lui manquait terriblement et, malgré tout le mal qu'il lui avait fait, elle ne pouvait s'empêcher

de penser sans cesse à lui.

Que faisait-il à présent ? Est-ce qu'il pensait à elle ? Se demandait-il où elle était ? Etait-il

vraiment possible qu'il l'aime comme épouse alors même qu'il ne voulait pas d'elle comme mère

pour ses enfants ?

Cela faisait deux semaines qu'elle s'était enfuie de chez Frederik. Dans très peu de temps, il

s'envolerait pour le Golfe. Et une fois qu'il aurait quitté le pays, il était très probable qu'ils ne se

reverraient jamais. Le matin de la date fatidique, Annie s'était réveillée en pleurs.

Elle n'y tenait plus. Il fallait qu'elle revoie Frederik. Juste une fois. Rien qu'une dernière fois. Elle

ne lui adresserait pas la parole, elle en était incapable d'ailleurs. En silence, elle le regarderait

partir. Sortir de sa vie. Quitter sa femme et son enfant. L'enfant qu'il ne la trouvait pas digne de

porter.

Elle se précipita à la gare et prit le premier train pour Wryminster. Bien sûr, avec la voiture de

Frederik, et Frederik au volant, elle aurait pu s'y rendre en moins de deux heures. Mais il n'y

avait pas de ligne directe reliant sa ville natale à Wryminster et elle devait faire de nombreux

changements.

Ce matin-là, elle se trouvait sur le quai de la dernière gare de son périple quand elle avait eu la

preuve qu'elle s'était inquiétée pour rien : elle n'était pas enceinte.

Immédiatement, elle s'était précipitée dans les toilettes de la station et, après s'être fabriqué une

protection de fortune avec les moyens du bord, avait tenté de sécher ses larmes.

Avec tout ça, elle avait bien sûr raté sa correspondance. Fébrile, elle avait tout de même sauté

dans le train suivant. Elle n'attendait pas d'enfant. Elle avait quitté Frederik pour rien. Sauf qu'il

pensait qu'elle ne méritait pas de porter sa descendance.

Si elle parvenait à l'intercepter avant que son avion ne décolle, elle irait lui dire en face qu'elle

voulait divorcer et le laisser libre de trouver une femme qu'il jugerait digne de lui.

Le voyage fut plus long qu'elle ne le pensait. Le train qu'elle avait raté était un direct alors que

celui-ci s'arrêtait constamment. Elle était enfin arrivée à Wryminster, mais elle savait que

Frederik serait déjà en route pour l'aéroport lorsqu'elle parviendrait à la maison. Désemparée, elle

traversa sur le passage protégé... et vit une voiture lui foncer dessus à toute allure.

Toujours assise sur le lit de Frederik, Annie revint à elle et sécha ses larmes.

A quoi cela servait-il de ressasser tous ces souvenirs à présent ? Pleurer le passé n'allait pas

l'aider à se sortir de sa situation présente.

Elle jeta un coup d'œil autour d'elle. A présent, elle se rappelait parfaitement ce qu'avait été sa

vie avec Frederik. Elle se souvenait exactement de ce qu'avait été leur amour. Leur amour ? Elle

eut un rictus amer. Pas étonnant qu'elle ait échoué à étouffer les sentiments qu'elle croyait

renaître en elle : en réalité, elle n'avait jamais cessé de l'aimer. Pas une seule seconde.

« Tu m'as quitté », disait-il. Mais la vérité, c'était que lui l'avait abandonnée.

Bien sûr, elle devait lui faire part de sa réminiscence, il avait le droit de savoir, elle le lui avait

promis. Mais il n'avait aucun droit sur le présent, en revanche. Elle n'était absolument pas

obligée de lui parler du bébé qu'elle portait Non, décréta Annie. Cela ne le regardait pas. C'était

son problème à elle et ça devait le rester.

Elle ferma les yeux, bien décidée à ne plus verser une larme.

La raison voulait sans doute qu'elle attende que Frederik rentre du bureau pour lui faire part de sa

découverte. Mais elle était bien trop anxieuse. Aussi décida-t-elle d'aller le trouver directement

au travail. Plus vite ce serait fait, plus vite elle serait libre de s'en aller.

Elle allait faire ses valises, sauter dans le premier taxi venu et, après avoir parlé à Frederik, elle

rentrerait directement chez elle.

Frederik regarda par la fenêtre de son bureau d'un air morose. Vu le rythme auquel il avançait, il

aurait mieux fait de rester à la maison. Il n'avait pas du tout la tête au travail et ne pouvait

s'empêcher de penser à Annie. Annie... sa femme... l'amour de sa vie...

Cela ne servait à rien de se voiler la face, reconnut-il dans un éclair de lucidité. Il était toujours

amoureux d'elle. Il l'aimait encore plus qu'il ne l'avait aimée dans le passé, si toutefois c'était

possible.

Avec le temps, elle s'était épanouie et sa personnalité s'était encore affirmée.

En devenant une femme, la jeune fille d'autrefois avait décidément rempli toutes ses promesses

et était devenue plus formidable encore qu'il n'aurait pu l'espérer. Il fallait qu'il la voie. Il fallait

qu'il lui parle, qu'il lui avoue ce qu'il ressentait pour elle. Elle choisirait alors en connaissance de

cause de reprendre ou non sa liberté.

Aussitôt, il claqua la porte de son bureau et se dirigea vers la sortie du bâtiment.

Annie demanda au taxi d'attendre son retour et, nerveusement, traversa le parc en direction de

l'immeuble où travaillait Frederik. II était 17 heures. Le personnel commençait déjà à partir et

Annie sursauta en apercevant une silhouette familière dans la foule.

— Frederik ! s'écria-t-elle, à bout de souffle, sans prêter la moindre attention aux gens qui la

bousculaient.

Instinctivement, Frederik tourna la tête.

— Annie ?

Qu'est-ce qu'elle faisait ici ? Il s'avança vers elle. Elle restait sur place, immobile, et le regardait

fixement.

— Annie !

Elle sembla réaliser qu'il venait de l'appeler, mais ne bougeait toujours pas.

— ANNIE...

Du coin de l'œil, Frederik vit une voiture débouler et réalisa qu'Annie se tenait au beau milieu de

la route, inconsciente du danger qui menaçait. Sentant ses forces décuplées sous l'effet de

l'inquiétude, il courut le plus vite qu'il put et la plaqua au sol. Elle était hors d'atteinte à présent.

C'est alors qu'il sentit quelque chose le heurter violemment, lui arrachant un hurlement de

douleur. Son corps lui semblait incroyablement lourd, étrangement engourdi... Au loin, il

entendit des cris, une voix parler dans un téléphone, puis les hurlements d'une sirène...

— Ah, vous revenez enfin à vous. Très bien, je vais prévenir le Dr Spears.

Groggy, Frederik leva légèrement la tête et vit une infirmière à son chevet.

— Cela fait si longtemps que vous dormez qu'on a pensé que vous étiez peut-être en train

d'hiberner, plaisanta-t-elle en appuyant sur le bouton de la sonnette.

Mais où diable était-il ? Que s'était-il passé ? Soudain, Frederik se souvint de tout. Ignorant les

protestations de l'infirmière ainsi que sa douleur, il s'assit sur son lit et demanda avec inquiétude :

— Et ma femme, est-ce qu'elle... ?

— Ne vous en faites pas, elle va très bien, dit l'infirmière dans un sourire. Et le bébé n'a rien non

plus.

« Le bébé » ? Quel bébé ? Frederik sentit l'adrénaline monter en lui d'un coup. Son cœur battait à

toute allure.

— Dites-moi, cela a fait croître votre rythme cardiaque, ce que je vous dis là, fit remarquer

l'infirmière en regardant les écrans à côté du lit. Vous savez, votre femme a vraiment eu de la

chance que vous ayez eu le réflexe de la protéger, sinon, cela aurait été une tout autre histoire

pour elle et pour votre enfant...

Annie était enceinte !

Frederik ferma les yeux. Tout son corps palpitait d'angoisse à l'idée de ce qu'il avait failli perdre.

— Où est-elle ? Où est ma femme ? demanda-t-il d'une voix enrouée.

— Le Dr Spears l'a obligée à rentrer chez elle. Elle ne voulait pas partir, elle est restée près de

vingt-quatre heures assise là, à vous veiller. Mais le médecin a fini par la convaincre : il n'est pas

prudent de se surmener au tout début de la grossesse.

Vingt-quatre heures ! Annie était restée près de vingt-quatre heures à ses côtés !

— Depuis combien de temps suis-je ici ? demanda-t-il à l'infirmière.

— Mmm, voyons.., ça va faire presque deux jours. Le choc de l'accident vous a complètement

assommé et puis après, le Dr Spears a été obligé de vous donner un sédatif pour faire tous les

examens complémentaires. On avait un peu peur pour votre dos au départ mais finalement il n'y

a rien de grave. Depuis le début de l'après-midi, vous commencez à émerger doucement de votre

léthargie, mais, cette fois, je pense que ça y est, vous êtes revenu avec nous pour de bon.

— Je veux rentrer chez moi, dit Frederik en essayant de se lever. L'infirmière sourit.

— Et vous comptez emporter avec vous toutes les machines auxquelles vous êtes relié ? On y

tient, vous savez...

Frederik se retourna et vit qu'il était perfusé de partout. Il fronça les sourcils.

— Si je vais bien, alors pourquoi est-ce que j'ai tous ces fils ? demanda-t-il sèchement.

— Parce qu'on vous soigne. Figurez-vous que c'est ce qu'on fait dans les hôpitaux, dit l'infirmière

d'un ton léger. Peut-être que vous ne vous en rendez pas compte, mais votre corps est encore

sous le choc. La bonne nouvelle, c'est que vous n'avez rien de cassé. Mais vous avez quand

même subi une commotion importante : vous avez des hématomes sur tout le corps.

Cela va mettre un certain temps avant que vous puissiez marcher.

— Combien de temps exactement ? Enchaîna Frederik, morose.

— Eh bien, disons... ah ! Voilà le Dr Spears, fit-elle en souriant. Bon, je vous laisse, à plus tard.

Dès que l'infirmière eut quitté la pièce, Frederik réitéra sa question :

— Tout ce que je veux savoir, docteur, c'est dans combien de temps je pourrai rentrer chez moi.

Je dois voir ma femme, elle est enceinte.

— Oui, je sais, dit le médecin. La pauvre, je crois qu'au début, elle ne savait pas si elle devait

être plus inquiète pour vous ou pour le bébé. Mais une fois que nous avons pu la rassurer à

propos de son enfant, elle a reporté toute son attention sur vous. C'est pour cette raison que je l'ai

renvoyée à la maison : il fallait absolument qu'elle se repose.

— Mais il ne faut pas qu'elle reste toute seule, dit Frederik avec emportement. Elle a eu un grave

accident il y a quelques années et...

— Oui, je sais cela aussi, dit le docteur sur un ton calme. J'étais de service quand elle est arrivée

aux urgences il y a cinq ans. Mais ne vous inquiétez pas. Vous savez, l'instinct maternel confère

une faculté de résistance incroyable aux femmes.

— Je veux rentrer chez moi, répéta Frederik.

— Désolé, mais ce n'est pas possible pour le moment. Je veux vérifier que vos hématomes se

résorbent normalement avant de vous laisser sortir. Ah, voilà l'infirmière qui vient pour votre

injection d'antalgique.

— Je n'en veux pas..., dit Frederik.

Mais il était trop tard : l'infirmière l'avait déjà piqué et, quelques secondes plus tard, il

replongeait dans le sommeil.

— Frederik va pouvoir sortir de l'hôpital aujourd'hui, annonça Helena.

— Oui, je sais, dit Annie. Ils m'ont appelée tout à l'heure. Je dois aller le chercher avec la voiture

cet après-midi et...

Helena l'interrompit :

— Quand est-ce que tu vas lui dire pour le bébé ?

Annie détourna les yeux et, la gorge serrée, répondit :

— Je ne vais pas lui dire.

Devant le silence d'Helena, elle poursuivit :

— Ça ne servirait à rien. Tu sais bien ce qu'il en pensait autrefois, je te l'ai raconté. Il n'y a

aucune raison qu'il ait changé d'avis depuis.

— Mais toi non plus, tu n'as pas changé : tu l'aimes encore, tu me l'as avoué.

— Oui, c'est vrai. Mais ce bébé...

Annie posa une main protectrice sur son ventre et reprit :

— Ce bébé, c'est le mien, Je dois le faire passer avant tout, Helena.

— Tu sais, s'ils laissent sortir Frederik, c'est aussi parce qu'ils savent que tu seras à ses côtés pour

t'occuper de lui.

— Je sais, et je serai là. Il ne s'apercevra de rien : on ne voit pas encore que je suis enceinte. Et

puis je lui dois bien ça. Sans lui...

— Pas la peine de te justifier avec moi. Mais en tant qu'amie, c'est mon devoir de te conseiller

d'y réfléchir à deux fois. Cet enfant, c'est aussi le sien.

— Non, il est à moi ! répliqua Annie avec colère. Lui, il n'en voudrait même pas, je le sais : je

me souviens de ce qu'il m'a dit à l'époque...

— Mais c'était il y a cinq ans, objecta Helena.

— Cinq ans ou cinquante, qu'est-ce que ça peut faire ? On ne peut pas changer un homme...

— Mais si, justement, on le peut.

— Peut-être, reconnut Annie. Mais quoi qu'il en soit, moi, je ne changerai pas d'avis.

Près d'une semaine s'était écoulée depuis l'accident de Frederik. Annie était allée le voir tous les

jours à l'hôpital, sachant elle-même combien il était important d'avoir des contacts avec

l'extérieur quand on est alité.

A présent, il pouvait se lever et marcher, même si elle savait que cela lui faisait atrocement mal à

cause de ses hématomes.

Il avait toujours un bandage sur une jambe. Le pansement devait être changé tous les jours.

— Vous arriverez à vous débrouiller ? lui avait demandé le médecin lors de sa dernière visite.

Avant qu'elle ait pu ouvrir la bouche, Frederik avait sèchement affirmé :

— Mais elle n'aura pas à s'en occuper, je pourrai très bien le faire moi-même.

Annie avait ignoré sa réflexion :

— Ne vous en faites pas, j'y arriverai, avait-elle simplement répondu au médecin. Frederik se

dirigea en boitant vers la porte de sa chambre.

— Attends, appuie-toi sur moi, lui dit Annie en le rattrapant. La voiture n'est pas garée très loin,

mais si tu veux un fauteuil pour aller jusque-là...

— Ce que je voudrais, Annie, dit-il en serrant les dents, c'est être traité comme un adulte. Je ne

suis pas impotent, je peux marcher.

Il était dur avec elle, mais, pour l'avoir vécu elle-même, Annie savait trop bien ce qu'il ressentait

pour lui en tenir rigueur.

A vrai dire, il avait l'air plutôt en forme pour quelqu'un qui venait de passer une semaine à

l'hôpital. Il était encore hâlé et son corps rayonnait toujours de cette force virile qui la rendait

folle.

Tout en luttant contre la douleur, Frederik se demandait quand Annie allait se décider à lui

annoncer qu'elle était enceinte. Jusque-là, elle n'y avait pas fait la moindre allusion et il était

furieux de sentir toute l'ironie de la situation : c'était elle qui prenait soin de lui alors qu'au

contraire c'était à lui de la protéger, de la chérir.

— Le Dr Spears a dit que ce serait peut-être mieux pour toi de dormir en bas dans un premier

temps, dit Annie tout en conduisant.

— Pas question ! Enfin, bon sang, je ne suis pas handicapé ! S’emporta Frederik. Je n'ai vraiment

pas besoin qu'on s'occupe de moi, en fait, je...

— En fait, tu préférerais que je parte, c'est ça ? Coupa Annie en élevant le ton. Mais je te signale

que les médecins ne t'auraient jamais laissé sortir s’ils n’avaient pas su que je serai là pour

prendre soin de toi.

Qu'elle parte ? Comment pouvait-elle croire ça ? Frederik regarda par la fenêtre de la voiture.

Quand il avait appris qu'elle avait passé tout ce temps à son chevet, il avait cru, il avait espéré...

Mais depuis qu'il avait repris conscience, Annie, au lieu de se rapprocher de lui et de le laisser

partager sa joie d'avoir un enfant, s'était montrée distante, comme si elle avait décidé de dresser

une barrière infranchissable entre eux.

— Nous y sommes. Reste là, je vais ouvrir la porte et je reviens te chercher.

Frederik attendit qu'Annie soit sur le perron pour ouvrir sa portière et s'extirper de la voiture.

Pour une raison qu'il ne s'expliquait pas, se tenir debout était beaucoup plus difficile et beaucoup

plus douloureux ici que dans sa chambre d'hôpital. Alors pour ce qui était de marcher... En

serrant les dents, il parvint tout de même à avancer de quelques pas en direction de la maison.

Après avoir ouvert la porte, Annie se retourna et vit ce que Frederik était en train de faire.

— Frederik ! protesta-t-elle en accourant vers lui alors qu'il penchait dangereusement sur le côté.

— Ça va, je vais bien, dit-il, tout essoufflé. Arrête donc de t'en faire comme ça.

— Tu ne vas pas bien, Frederik. Tu aurais dû m'attendre avant de sortir de la voiture.

— T'attendre ? Elle vit un rictus d'amertume se dessiner sur son visage.

— Qu'est-ce que ça aurait fait, Annie ? Qu'est-ce que ça m'a jamais apporté de t'attendre ?

Un instant, elle crut lire dans ses yeux plus qu'une simple souffrance physique. Mais à quoi bon

se faire des idées ? Frederik lui avait dit on ne peut plus clairement qu'il n'était plus amoureux

d'elle.

— Le Dr Spears m'a donné des antalgiques pour toi, fit-elle calmement. Dès que tu seras couché,

je te les apporterai. Ils étaient arrivés dans le hall d'entrée, au pied de l'escalier.

— Attends-moi ici, dit-elle. Je vais à la voiture chercher ton sac et je reviens t'aider.

— Pas question, répondit-il vivement. Je vais me débrouiller. Tu pourrais te faire mal en

m'aidant...

Quoi ? Voilà qu'il se préoccupait des conséquences de ses actes à présent ? C'était un peu tard !

Annie ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. En tout cas, il ne croyait pas si bien dire : si

jamais elle se faisait mal, ce serait très ennuyeux...

Désemparée, elle le regarda monter l'escalier à grand-peine.

Une fois arrivé en haut, il s'appuya lourdement contre la balustrade. Elle voyait la douleur lui

déformer le visage. N'y tenant plus, elle se précipita vers lui et, ignorant ses protestations, le

soutint pour le conduire jusqu'à sa chambre.

— Merci, ça va maintenant. Je vais me débrouiller tout seul pour me déshabiller, fit-il

sèchement. A moins, bien sûr, que tu veuilles rester pour regarder.

Annie sortit de la pièce, rouge comme une pivoine. Elle ne se souciait pas de la mauvaise

humeur de Frederik, elle savait trop bien comment on réagit dans ces moments-là. Mais la simple

idée de le voir nu... Elle se dépêcha de descendre l'escalier en se rappelant à l'ordre : la pensée du

corps de Frederik ne devait même plus l'effleurer, à présent.

Au milieu de la nuit, un bruit provenant de la chambre de Frederik réveilla Annie en sursaut.

Sans réfléchir, elle sauta de son lit, enfila sa robe de chambre et se précipita pour voir si tout

allait bien.

Arrivée devant la porte, elle entendit une sorte de râle. Affolée, elle ouvrit la porte sans prendre

la peine de frapper.

Frederik était étendu au beau milieu du lit. Il avait repoussé les couvertures, dévoilant son corps

nu, parfaitement bronzé et musclé. Seul le pansement qu'il avait sur la jambe trahissait son récent

accident.

En s'efforçant de ne pas remarquer la preuve manifeste de l'objet du rêve qu'il était en train de

faire, Annie se pencha pour lui remettre sa couverture.

Mais à ce moment précis, Frederik ouvrit brusquement les yeux et l'attrapa par le bras.

— Annie, chuchota-t-il d'une voix suave. Justement, j'étais en train de rêver de toi.

A ces mots, elle se mordit nerveusement la lèvre.

— Tu es si belle, continua Frederik. Si parfaite.

— Arrête, Frederik. Tu n'es pas dans ton état normal. Tu ne devrais pas...

— Je ne devrais pas quoi ? demanda-t-il d'un air enjôleur. Je ne devrais pas faire l'amour à ma

femme ? Le docteur m'a dit de faire tout ce dont je me sentais capable. Et ça, je m'en sens

capable, ma chérie. Oh oui, tout à fait capable !

Sa chérie ! Elle n'était plus du tout sa chérie à présent !

— Frederik, murmura-t-elle doucement.

Mais insensiblement, elle sentait qu'elle se rapprochait du lit et s'exposait dangereusement à ses

caresses.

— Je me rappelle la première fois que nous avons fait l'amour dans ce lit, reprit-il.

Annie dut faire un effort surhumain pour ne pas lui avouer qu'elle aussi ne s'en souvenait que

trop bien.

— C'était si bon de faire l'amour tous les deux, Annie. J'aimerais tellement que tu t'en

souviennes, dit-il en passant la main sous sa robe de chambre et en essayant de la caresser.

Annie sursauta : était-ce son imagination ou bien s'attardait-il délibérément sur son ventre ?

— Je te désirais tellement.., mais pas autant qu'aujourd'hui, ajouta-il crûment.

Annie songea que c'était sans doute ses médicaments qui le mettaient dans cet état. Quoi qu'il en

soit, elle ne pouvait pas se cacher qu'elle respirait de plus en plus rapidement et qu'elle sentait les

pointes de ses seins se durcir de plaisir sous les caresses ensorcelantes de son mari.

— Frederik, non ! protesta-t-elle quand il la fit doucement rouler sur le lit et commença à lui

mordiller l'oreille, puis l'extrémité tendue de désir de ses seins.

— Si, Annie, répondit-il dans un souffle en resserrant son étreinte.

C'était meilleur encore que dans ses rêves, ou que dans ses souvenirs. Elle devait l'arrêter avant

qu'il ne soit trop tard. Il était tout juste convalescent et quant à elle... Mais bien loin de le

repousser, elle réalisa qu'elle se collait maintenant à lui, gémissant de plaisir, de désir.

Elle était trop absorbée par l'envie irrésistible qu'elle avait de lui pour songer à s'offusquer quand

il entra immédiatement en elle.

— Ça ne te pose pas de problème ? lui demanda-t-il en la pénétrant doucement.

Tout doucement, comme si...

— Frederik, je veux...

« Que tu arrêtes. » Voilà ce que la raison lui commandait de répondre. Mais au lieu de ça, elle se

sentit soudain submergée par le plaisir et cria désespérément :

— Je veux que tu me fasses l'amour ! Je veux te sentir en moi...

Elle oublia sa colère, ses scrupules, ses plus fermes résolutions et plaqua son corps contre le sien,

s'agrippant violemment à lui chaque fois qu'il s'écartait d'elle.

— Oui, oh oui, c'est si bon ! murmura-t-elle en se cambrant sous l'effet du plaisir. Oui, Frederik,

encore, mon amour, oui, oui !

— Frederik, mais ta jambe, tes blessures ! s'écria-t-elle quelques minutes plus tard, quand elle

réalisa à quel point ils s'étaient montrés imprudents.

— Quelle jambe ? Quelles blessures ? Plaisanta-t-il d'un air taquin.

Ce qu'elle venait de faire était impardonnable. Jamais elle n'aurait dû succomber ainsi. Elle sentit

les larmes lui monter aux yeux et se détourna pour que Frederik ne voie pas son visage. Mais,

aussitôt, il revint se blottir contre elle.

— Ne t'en va pas comme ça, ordonna-t-il d'un ton un peu brusque.

Puis il reprit d'une voix tendre :

— Je veux te sentir près de moi, Annie. J'ai besoin de toi... S'il te plaît, reste.

« J'ai besoin de toi », « reste » ! II disait ça à cause des médicaments, voilà tout. Dans le noir,

Annie garda les yeux grands ouverts en attendant que Frederik soit profondément endormi. Puis

elle se dégagea de son étreinte protectrice et se glissa tout doucement hors du lit. Elle ramassa sa

robe de chambre par terre et alla se coucher dans sa chambre. Mais son lit avait l'air si grand, si

vide... Dès qu'elle fermait les yeux, elle s'imaginait avec lui, dans ses bras...

Frederik fronça les sourcils en regardant Annie par la fenêtre de son bureau. Elle était allée

cueillir de la menthe dans le jardin pour le repas. Cela faisait plusieurs jours maintenant qu'il

était rentré et elle ne lui avait toujours pas parlé du bébé. Depuis le soir où il était revenu et où ils

avaient fait l'amour, l'ambiance était tendue entre eux.

Il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir pour cela, d'ailleurs. A vrai dire, elle avait même toutes

les raisons du monde d'être furieuse qu'il ait ainsi abusé de sa gentillesse.

Lorsqu'il la vit revenir d'un air morose vers la maison, il se dit que si elle ne se décidait pas à

aborder le sujet de sa grossesse, il allait le faire pour elle.

— Mais tu n'as pas touché à ta viande ! protesta Annie lorsque Frederik repoussa son assiette.

— Non, c'est vrai. Mais il y a quelque chose que...

— Pourtant, tu adores l'agneau en principe. Enfin, tu adorais ça.

Annie s'interrompit en réalisant la bêtise qu'elle venait de dire. Elle vit que Frederik la regardait

d'un air noir.

Après un silence interminable, il demanda :

— Tu te souviens de tout, n'est-ce pas ?

— Oui, dut-elle admettre.

— Quand est-ce que ça t'est revenu ? demanda Frederik.

En la voyant détourner la tête, il répéta en élevant la voix :

— Quand ça. Annie ?

— C'était juste avant ton accident, avoua-t-elle sans réfléchir.

Puis se rendant compte qu'elle ne faisait qu'aggraver son cas, elle tenta de se justifier :

— J'avais l'intention de te le dire ! J'étais même sur le point de te le dire, mais...

— Mais tu as préféré le garder pour toi, fit Frederik d'un ton acerbe. Quelle belle preuve de

maturité, Annie ! Tiens, je me demande vraiment pourquoi tu m'as quitté, poursuivit-il

ironiquement. Allons, essayons de deviner : soit tu n'étais rien d'autre qu'une petite gamine

capricieuse, soit tu t'es brutalement rendu compte que jouer à la femme mariée ne t'amusait plus.

Alors ?

— Ce n'est ni l'un ni l'autre, lui répondit-elle avec calme.

— « Ni l'un ni l'autre » ? Tu crois que tu vas t'en tirer avec ce genre de réponse ? Sûrement pas,

Annie. Je veux tout savoir, tu entends ? Tout !

— Tu veux tout savoir ? Très bien. Je vais tout te raconter, répondit-elle en s'assombrissant à son

tour.

Voilà, le moment qu'elle avait tant redouté arrivait enfin. L'heure était venue de tout lui dire en

face, pour une ultime confrontation avant de pouvoir tirer un trait sur cette période de sa vie et

reprendre sa liberté. Mais, à sa grande surprise, elle ne se sentait pas soulagée le moins du

monde. Au contraire, elle était totalement submergée par l'émotion.

— Alors, j'attends, fit Frederik sans desserrer les dents.

Eh bien, il allait l'avoir, son explication. Annie prit son courage à deux mains et se décida à tout

lui révéler. Mais à son propre effarement, elle s'entendit s'écrier à la place :

— Je te quitte, Frederik ! Je ne peux pas rester une seule seconde de plus dans cette maison ! Je

ne te dois aucune explication ! Nous n'avons plus rien à faire ensemble, voilà tout.

— Quoi ? s'écria Frederik en se levant et en tapant des deux poings sur la table. Je pensais

justement que nous avions une excellente raison de rester ensemble. Le bébé, Annie. Notre bébé

!

Abasourdie, Annie n'arrivait pas à prononcer un mot. Il savait ! Mais comment l'avait-il appris ?

Où ? Quand ?

— Ils m'ont tout raconté à l'hôpital, dit-il comme s'il lisait dans ses pensées.

— Ce n'est pas ton bébé, déclara Annie d'un ton hostile en détournant le regard. C'est le mien.

Puis elle poursuivit avec un sourire narquois :

— Comme tu le vois, je me souviens à présent de la raison pour laquelle je t'ai quitté. Je me

rappelle mot pour mot notre dispute et j'entends encore ce que tu m'as dit... Tu ne voulais pas que

je porte ton enfant.., tu voulais que j'avorte.

— Qu'est-ce que tu racontes ? dit Frederik, soudain très pâle. Il fit le tour de la table et la prit par

les épaules :

— Tu étais enceinte à ce moment-là ?

— Non, reconnut Annie. Mais je pensais l'être. Et j'avais peur, j'avais besoin que tu me rassures.

Au lieu de ça, tu m'as dit que tu ne voulais pas que je sois la mère de tes enfants à cause de mon

passé. A cause du mauvais sang qui coulait dans mes veines. J'ai essayé de t'en parler ! Mais tu

ne m'écoutais pas, tu...

— Quoi ? Mais je n'ai jamais dit une chose pareille ! s'écria Frederik, atterré.

— Si tu l'as dit, insista Annie. Tu as dit que tu ne voulais pas imposer à notre enfant...

— ... un père perpétuellement absent, qui ne pense qu'à sa carrière, exactement comme l'ont fait

mes parents. J'ai su ce que c'était de grandir dans l'idée qu'on n'était pas tout à fait désiré. Voilà le

fardeau que je refusais d'imposer à notre enfant !

Il s'interrompit et hocha la tête, incrédule.

— Enfin, Annie, comment as-tu pu penser ça de moi ? J'étais fou amoureux de toi !

Je pensais qu'il était trop tôt pour que nous fondions une famille, c'est vrai, et peut-être aussi que

j'ai réagi un peu trop violemment quand tu m'en as parlé. Mais jamais je... Ah, si j'avais

soupçonné un seul instant que tu croyais être enceinte ! Moi je pensais simplement que tu te

laissais tenter par cette idée parce que tu avais peur de te retrouver toute seule. De mon côté, je

ne faisais nullement allusion à toi en exprimant les réticences que j'avais à fonder une famille...

La révélation qu'elle venait de lui faire l'avait littéralement bouleversé. Et profondément blessé

aussi, il devait l'avouer. Mais il tenta de mettre ce sentiment de côté et de se souvenir de ce

qu'Annie avait pu ressentir à l'époque, elle qui n'avait jamais connu ses parents. Il prit une

profonde inspiration. Il devait absolument trouver un moyen de la rassurer et de la convaincre

qu'elle s'était complètement trompée à son sujet.

— L'identité de tes parents n'a aucune importance, Annie. Ce qui compte, c'est qui tu es, toi. Un

être merveilleux, unique. Et quelque part, tu dois sûrement tenir cela d'eux.

Il s'approcha et prit le visage d'Annie entre ses mains. D'un air grave, il ajouta alors :

— Annie, peut-être que tu n'as jamais connu tes parents, mais sache que, pour ma part, je serais

fier qu'ils soient les grands-parents de mes enfants. Quant à toi, tu ferais la plus formidable des

mamans. Ta personnalité parle d'elle-même : ton honnêteté, ta bonté, ton courage, ton

intelligence et surtout la générosité de ton cœur.

Après une courte pause, il reprit :

— Franchement, j'aimerais vraiment pouvoir en dire autant de ma famille. Mes parents à moi

étaient des êtres égoïstes et bornés, qui ne se souciaient que de leurs petits problèmes. Pour eux,

j'étais une gêne, un fardeau dont ils se déchargeaient sur mes grands-parents, qui se sentaient

obligés de s'occuper de moi. Voilà quel « mauvais sang » je ne voulais pas transmettre à mes

enfants.

En sondant son regard, Annie sut qu'il disait la vérité. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

Mais quand il se pencha pour l'embrasser, elle fut prise de panique et détourna vivement la tête.

Elle avait besoin de temps pour digérer ce qu'il venait de lui dire et pour se résoudre au fait

qu'elle s'était lourdement trompée sur lui. Elle l'avait quitté et elle avait détruit leur amour et leur

mariage pour un simple quiproquo. Pourrait-elle jamais s'en remettre ?

Frederik ne fit pas un mouvement, ne dit pas un mot pour la retenir. Cette attitude était à elle

seule le symbole de tout ce qui n'allait pas dans leur relation : même dans un moment comme

celui-ci, ils étaient incapables de communiquer, il fallait qu'ils dressent des barrières ente eux.

L'amour pouvait naître d'un coup de foudre mais, pour la confiance, il fallait du temps : le temps

de grandir, de se fortifier, de s'épanouir pleinement. En lui-même, Frederik reconnut sa faute : il

n'avait pas su laisser le temps au temps, il n'avait pas su gagner la confiance d'Annie. Au fond,

elle n'avait rien fait de mal, elle n'avait rien fait d'autre que fuir sa grossière insouciance.

Annie ne savait pas ce qui lui faisait le plus mal : savoir que son histoire avec Frederik

appartenait pour toujours au passé ou bien se rendre compte que c'était son propre manque de

confiance en elle, ses doutes quant à ses origines, qui avaient détruit leur amour. Mais pire

encore que sa propre souffrance, elle imaginait celle de son enfant qui par sa faute ne connaîtrait

jamais le bonheur d'une famille unie.

Son amour pour Frederik était total, absolu, irréversible. Elle s'en rendait compte à présent, mais

c'était trop tard. Même s'il la trouvait encore désirable, ce n'était plus de l'amour.

Ce matin, Frederik avait réussi à descendre l'escalier tout seul. Il était temps pour elle de partir,

pendant qu'elle pouvait encore le faire la tête haute.

Sans lui dire un mot, elle s'éclipsa afin de préparer sa valise et vint le trouver dans la cuisine pour

lui faire ses adieux.

— Il est temps pour moi de partir, annonça-t-elle posément, puisque nous connaissons tous les

deux la réponse à la question que tu te posais. Le divorce ne sera qu'une formalité.

— Le divorce ? Quel divorce ? demanda Frederik, outré. Annie, tu portes notre enfant, il est hors

de question que nous divorcions maintenant !

La jeune femme se figea. Au fond d'elle-même, elle avait craint une réaction de ce genre, mais

elle s'était juré d'être assez forte pour résister à la tentation.

— Ecoute, je sais que nous avons beaucoup de temps à rattraper tous les deux. La confiance, ce

n'est pas quelque chose qui se construit en l'espace d'une journée ou d'une semaine. Mais je crois

vraiment qu'on peut y arriver.

Annie trembla de tout son corps. Elle tenta désespérément de garder les pieds sur terre en se

répétant sans arrêt qu'il n'était plus amoureux d'elle.

Elle ne comprit même pas où elle trouva la force de lui dire :

— Arrête, je sais que tu dis ça parce que tu te sens responsable. Tu crois que c'est ton devoir de

rester avec moi.

— Responsable ? Tu penses que c'était responsable de ma part de vouloir coucher avec toi l'autre

soir ? Et pardonne-moi d'être impoli, mais je ne pense pas que toi tu aies fait l'amour par devoir.

— Tu n'as pas le droit de dire ça ! s'écria Annie, hors d'elle. Ce qui s'est passé l'autre nuit c'était...

— C'était quoi, Annie ? lui demanda Frederik. Je vais te dire, moi, ce que c'était.

Devant son silence, il poursuivit d'une voix suave :

— Ce qui s'est passé l'autre soir, c'est ce que le destin voulait, c'était magique...

Puis dans un murmure presque inaudible, il ajouta :

— Je n'ai jamais cessé de t'aimer, Annie. Et je pense que toi non plus, tu n'as jamais cessé de

m'aimer. Peut-être que ta conscience m'avait refoulé, mais ton cœur, lui, ne m'a jamais oublié.

Au fond de toi, ton amour est resté intact. Il faut que nous nous donnions une seconde chance,

nous le devons au moins à notre enfant.

— Non, répondit-elle en secouant la tête.

Frederik garda le silence et, l'espace d'un instant, elle crut qu'il allait la laisser partir. C'est alors

qu'il s'approcha pour prendre son visage dans ses mains et qu'il lui dit d'une voix si aimante

qu'elle en fut bouleversée :

— Tu sais ce que je pense ? Je pense que tu as peur.

— Je n'ai pas peur du tout. Je pourrai très bien me débrouiller toute seule, Frederik. Je n'ai pas

besoin...

— De moi ? Peut-être que ce que tu dis est vrai pour toi, Annie. Mais pour le bébé..., dit-il en

caressant doucement son ventre. Notre enfant aura besoin de son père. Nous savons tous les deux

trop bien ce que c'est que de grandir seul, rejeté, mal aimé.

— Mon enfant ne manquera jamais d'amour. Je l'aimerai, moi, fit sèchement remarquer Annie.

Tu ne pourras pas m'obliger à rester vivre avec toi, Frederik, tu ne pourras pas m'obliger à rester

ta femme.

— Non, c'est vrai, je ne peux pas t'y obliger, admit-il en relâchant son emprise.

Mais qu'est-ce qu'elle avait cru ? Songea Frederik. Qu'il allait la séquestrer pour l'empêcher de

partir ?

Sans lui accorder un seul regard, Annie se dirigea vers la porte de la cuisine et se retrouva dans

l'entrée, où elle avait laissé ses valises.

« Je n'ai jamais cessé de t'aimer », lui avait-il dit. Mais comment pouvait-elle le croire ?

Comment pourrait-elle être sûre que ce n'était pas qu'un stratagème pour ne pas se séparer d'elle

et de l'enfant qu'elle portait ?

Avant de partir, elle vit que la porte du bureau de Frederik était entrebâillée. Elle se glissa à

l'intérieur. Les fenêtres étaient ouvertes et une légère brise soulevait les rideaux. Le vent avait

fait tomber une feuille. Spontanément, elle se pencha pour la ramasser et la remettre en place.

Mais elle se figea d'un coup en voyant la photographie qui dépassait d'un tiroir du bureau. Avec

précaution, elle prit le cadre dans ses mains et le contempla. C'était une photo de leur mariage,

cinq ans plus tôt. Elle se souvenait combien Frederik avait insisté pour immortaliser ce moment.

Les yeux remplis de larmes, elle caressa l'image de ce bonheur perdu.

Comme elle était heureuse ce jour-là, comme elle était amoureuse !

Frederik avait été un vrai chevalier servant. Mais à présent, cinq ans s'étaient écoulés et il avait

bien changé. Elle aussi d'ailleurs. Malgré tout, leurs sentiments étaient restés les mêmes.

La douleur lui vrillait le cœur. Pourtant, si elle cédait à Frederik maintenant, elle ne saurait

jamais s'il l'aimait vraiment.

Elle remit le cadre à sa place dans le tiroir, ferma la fenêtre et revint dans l'entrée pour prendre

ses bagages.

Ses clés à la main, elle sortit sur le perron et jeta un coup d'œil en direction de sa voiture.

« Frederik ? Mais qu'est-ce que...» Juste à côté de sa voiture, Frederik l'attendait, avec un gros

sac de voyage.

— Si tu ne veux pas rester vivre avec moi, ma chérie, c'est moi qui vais venir vivre avec toi. Où

que tu ailles à présent, je te suivrai. Il n'est pas question que je te perde une seconde fois.

— C'est ridicule, protesta Annie. Tu ne m'aimes pas, tu fais ça seulement à cause du bébé.

— C'est vraiment ce que tu crois ? demanda-t-il d'une voix si douce et si attentionnée qu'Annie

en fut déconcertée.

Il laissa tomber son sac à terre et se dirigea droit vers elle.

— Alors il va falloir que je te prouve combien tu te trompes. Il était trop tard pour qu'elle

s'enfuie.

— Frederik ! Fais attention, ta jambe !

Mais toute sa résistance s'envola quand il la prit dans ses bras. Après l'avoir tendrement serrée

contre lui, il la porta jusque dans la chambre.

— C'est ici, dans ce lit, que nous avons si passionnément fait l'amour. C'est ici que je t'ai montré

combien je t'aimais et que tu m'as montré combien tu m'aimais.

— Mais c'était il y a cinq ans...

— Non, je ne te parle pas du passé, dit Frederik dans un sourire ravageur. Je te parle de la nuit où

nous avons conçu notre enfant, la nuit où tu m'as avoué que j'étais l'homme de tes rêves.

— Non ! Coupa Annie en se bouchant les oreilles et en fermant les yeux.

— Si ! répondit-il d'un ton enflammé. Nous avons tous les deux des souvenirs douloureux, des

peurs, des doutes. Mais ce que nous ressentons l'un pour l'autre est réel... Laisse-moi te faire

l'amour et après, dis-moi, si tu l'oses, que tu ne m'aimes pas et que toi et moi nous n'avons pas

quelque chose à vivre ensemble.

— Je t'en prie, Frederik, ne fais pas ça, le supplia-t-elle, haletante. Je ne veux pas...

— Qu'est-ce que tu ne veux pas ? Tu ne veux pas que je fasse ça ?

Elle poussa un gémissement de plaisir quand il commença à l'embrasser. Elle sentait le désir

monter en elle et anéantir ce qui lui restait de volonté.

— Tu n'avais pas envie que je t'embrasse ? demanda Frederik en se serrant tout contre elle. Ou

bien que je fasse ça ?

Il lui mordilla tendrement l'oreille et commença à la déshabiller. En sentant la chaleur de ses

mains sur sa peau nue, Annie réalisa qu'elle n'avait plus aucune résistance à lui opposer. Elle

était comme envoûtée.

— Tu es un magicien, tu m'as ensorcelée, lui reprocha-t-elle en souriant.

Sa voix s'était adoucie sous l'effet du désir et tout son corps se languissait de lui.

— Je ne suis pas un magicien, je suis un homme. Et tu es ma femme, mon seul et unique amour.

Je t'aime tellement, lui dit-il d'une voix suave. Je t'en supplie, aime-moi toi aussi. Tu es toute ma

vie : mon passé, mon présent, mon avenir. Sans toi, Annie...

Frederik couvrit sa poitrine de baisers. Mais Annie voulait plus : elle voulait tout son corps

contre elle, en elle. Quand il la pénétra, elle se sentit submergée par un plaisir inouï. Il était si

doux, si délicat dans ses mouvements, qu'elle comprit qu'il faisait attention au bébé.

Lorsqu'elle commença à pleurer, il essuya tendrement ses larmes et la prit dans ses bras, la

rassura en lui disant que c'était normal, qu’elle avait besoin d'évacuer son trop-plein d'émotion.

Et soudain, elle sut qu'il disait vrai. Elle sentit presque physiquement l'amour et la joie prendre le

dessus sur tout le reste. Elle était heureuse, enfin ! Les hommes imaginaires avaient leurs

avantages, mais la réalité...

— Mmm ? fit Frederik en voyant qu'elle voulait dire quelque chose.

— Je t'aime, déclara-t-elle simplement.

Mais pour Frederik, ces quelques mots étaient la plus belle de toutes les déclarations d'amour.

Épilogue

— Ça veut dire quoi, ce « A» ? demanda Helena, intriguée, en jetant un coup d'œil aux faire-part

de baptême.

— Ça veut dire Amnésie, plaisanta Frederik. Comme ça, nous nous souviendrons toujours des

circonstances de la naissance de notre fille.

— Non, protesta Helena, vous n'avez quand même pas fait ça...

Elle s'interrompit en voyant le regard complice qu'Annie échangeait avec son mari.

Helena et Bob étaient passés à l'improviste pour aider à régler les derniers préparatifs du

baptême. Bob l'avait bien prévenue :

— Je crois que nous devrions les appeler pour les avertir qu'on arrive. Tu te souviens de ce qui

s'est passé la dernière fois : manifestement, nous les avons interrompus à un mauvais moment...

— Oui, mais c'était il y a quatre mois, huit semaines après la naissance de Charlotte ! Ils avaient

du temps à rattraper.

— Tu parles ! Ces deux-là, il suffit de les regarder pour comprendre qu'ils sont en permanence

attirés l'un par l'autre.

— Il faut les comprendre : ils ont été séparés pendant cinq ans, après tout.

Elle n'avait jamais vu un couple aussi amoureux. Annie était littéralement transfigurée par le

bonheur. Quant à Frederik, Helena n'aurait su dire quand elle l'avait vu le plus fier : le jour où

Annie et lui avaient renouvelé leurs vœux un mois avant la naissance de Charlotte, ou bien la

première fois qu'il avait tenu sa fille dans ses bras.

— Tu vois bien qu'il te taquine ! Le «A », c'est pour Alice, expliqua Annie en reprenant son

sérieux.

— Alice ? Mais c'est mon deuxième prénom ! s'exclama Helena, ravie.

— Oui, je sais, dit Annie.

Lorsque Annie et Frederik avaient demandé à Helena d'être la marraine de Charlotte, elle avait

d'abord objecté qu'elle était trop vieille pour remplir ce rôle. Mais ils avaient fini par la

convaincre et elle était absolument enchantée à l'idée d'avoir une filleule si adorable.

— Charlotte Alice... Oui, ça sonne très bien ! reconnut-elle en se remettant de sa surprise.

— Charlotte Amnésie, ça sonne encore mieux, répliqua Frederik

Et puis, au moins, on ne risquerait pas de l'oublier.

— Ne fais pas attention à lui, dit Annie en lançant un coussin à son mari.

Quand Frederik le rattrapa, Helena l'entendit murmurer à sa femme :

— Toi, tu ne perds rien pour attendre...

La nuit commençait à tomber lorsque Helena et Bob partirent. Et quand Helena se retourna pour

attraper sa ceinture de sécurité, elle vit une lumière s'allumer à l'étage. Elle savait que c'était la

fenêtre de la chambre d'Annie et de Frederik.

— Frederik, enfin, arrête ! minauda Annie lorsqu'il la jeta sur le lit.

— Tu dois avoir chaud, avec tous ces vêtements ! dit-il sur un ton taquin.

— Helena et Bob ont dû voir la lumière ! Ils vont se douter...

— Se douter de quoi ? murmura-t-il langoureusement. Que je ne peux pas attendre une seule

seconde avant de faire l'amour à ma femme ?

Il sourit en la voyant rougir et ajouta :

— En plus, c'est toi qui m'as dit juste avant leur arrivée que tu irais bien faire une petite sieste...

— Une petite sieste, mais je ne pensais pas... Mmm, Frederik..., fit-elle lorsqu'il commença à la

caresser.

— Oui, qu'est-ce qu'il y a?

— Non, ça n'a pas d'importance, dit-elle en passant ses bras autour de son cou. Rien n'a

d'importance à part toi. A part, mmm

— Mmm..., fit-il à son tour.

— Pauvre Helena, en tout cas. Tu ne devrais pas la faire marcher comme ça. Tu ne devrais pas...

oh...

Sa voix se transforma en un gémissement de plaisir. Les caresses de Frederik se faisaient plus

intimes et elle était loin d'y être indifférente.

Couchée dans son berceau, celle que ses parents appelleraient toujours en secret Charlotte

Amnésie souriait en regardant le mobile qui tournait au-dessus de sa tête.

— Pas étonnant que je n'aie jamais pu t'oublier complètement, dit Annie en soupirant

langoureusement.

— L'amant de tes rêves, répliqua Frederik dans un sourire.

— Mais la réalité est encore mieux que mes rêves, lui assura Annie avec tendresse. Ma

réalité, c'est toi, c'est notre vie ensemble avec Charlotte et notre avenir à tous les trois !

***