Macherey Establet Lire Le Capital

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La 4. partie de Lire le capital d'althusser et balibar ...

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Louis AlthusserEtienne Balibar, Roger Establet Pierre Macherey, Jacques Rancire

Lire le Capital

QUADRIGE / PUF

i Editions La Dcouverte, anciennement Franois Maspero, 1965 ISBN 2 1 3 046875 6 ISSN 0291-0489 D p t lgal 1" dition Quadrige : 1996, janvier Presses Universitaires de France, 1996 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris |

Table des matires

PRSENTATION

Liste des errata LOUIS ALTHUSSER Du Capital la philosophie de Marx

xv

1

81 I. La critique de l'conomie politique dans les Manuscrits de 1844 1. 2. 3. 4. 5. Le niveau de l'conomie politique, 89 L'laboration critique, 92 L'amphibologie et son fondement, 96 Dveloppement de la contradiction, 103 Discours critique et discours scientifique, 107 111 85

II. Critique et science dans Le Capital 1. Le problme du point de dpart et la question critique, 115 2. Structure du procs et perception du procs, 142 3. La Verusserlichung et la constitution du ftichisme, 171 4. Le monde enchant, 190 III. Remarques en guise de conclusion

194

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Lire le Capital

PIERRE MACHEREY A propos du processus d'exposition du Capital I. Point de dpart et analyse de la richesse II. Analyse de la marchandise et apparition de la contradiction III. Analyse de la valeur LOUIS ALTHUSSER L'objet du Capital I. Avertissement II. Marx et ses dcouvertes III. Les mrites de l'conomie classique IV. Les dfauts de l'conomie classique. Esquisse du concept de temps historique V. Le marxisme n'est pas un historicisme VI. Propositions pistmologiques du Capital (Marx, Engels) VII. L'objet de 1' Economie politique VIII. La critique de Marx IX. L'immense rvolution thorique de Marx Appendice : sur la moyenne idale et les formes de transition ETIENNE BALIBAR Sur les concepts fondamentaux du matrialisme historique I. De la priodisation aux modes de production II. Les lments de la structure et leur histoire III. De la reproduction IV. Elments pour une thorie du passage 345 363 372 396 412 272 310 245 247 255 261 201 214 221 227

419 432 454 494 520

Table des matires

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ROGER ESTABLET Prsentation du plan du Capital I. Prsentation du Capital par Marx lui-mme I I . Les articulations du Capital I I I . Le champ thorique non labor mais exactement mesur des livres I et II et son nom : la concurrence I V . Dfinition de l'objet de la 2' partie de l'articulation I I . Rapport de cet objet avec ses anticipations V. Etude des sous-articulations de la 2 partie de l'articulation II V I . Dfinition de l'articulation II V I I . Conclusione

569 582 587 611 617 619 629 631

VARIANTES

de la premire dition

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PIERRE MACHEREY

A propos du processus d'exposition du Capital (Le travail des concepts)

" Au seuil de la science comme l'entre de l'enfer. Prface de la Contribution la critique de l'conomie politique.

Le processus d'exposition, c'est ce qui dispose le discours suivant le mouvement rigoureux d'un savoir : non mouvement d'apparition, celui qui dcrit l'mergence du savoir [2] (comme on sait, M a r x veut que soient distingus le processus d'exposition et le processus d'investigation), mais ce mouvement, diffrent, de la formulation du savoir, mouvement qu'il ne faut pas assimiler facilement au geste mcanique d'un rangement ou d'une mise en ordre \ mouvement autonome qu'il faut rgler par son rapport des [31 lois propres. Ce processus peut tre tudi dans son mouvement [4] m m e : en refaisant le procs de l'expos, il est possible de voir par quelles conditions cet expos est dtermin, de quels principes objectivement il dpend. Toutefois, le problme ainsi pos reste beaucoup trop vaste : c'est celui, classique, du plan du Capital. La connaissance de cette disposition d'ensemble est essentielle, et elle semble constituer un pralable ncessaire la lecture du Capital ; pourtant, elle n'est pas elle-mme sans pralable : paradoxalement elle dpend d'une lecture faite suivant des modalits trs diffrentes. Avant de savoir comment on passe d'un livre l'autre, d'un chapitre l'autre, il faut savoir comment on passe d'un m o t l'autre, c'est--dire d'un concept l'autre (puisque dans un discours scientifique les mots doivent tre tenus p o u r des concepts). Cette lecture dtaille ne peut porter, au dpart, sur la2

1. C'est p o u r q u o i on v i t e r a autant q u e p o s s i b l e de p a r l e r d'un ordre d ' e x p o s i t i o n . 2. R a p p e l o n s q u ' a u t o n o m e n'est p a s s y n o n y m e d ' i n d p e n d a n t : le p r o c e s s u s de la c o n n a i s s a n c e est spcifique, il n'est p a s spar.

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Pierre Macherey

totalit du texte, mais seulement sur une de ses parties. Cette lecture partielle, de laquelle il faut partir, ne peut tre non plus lecture de n'importe quoi : apprentissage de la lecture sur un chantillon pris au hasard. Elle sera par principe la lecture du commencement. Poser la question du processus d'exposition, cela peut donc se dire en d'autres termes : faire une lecture dtaille du dbut du texte I, 1, 1 (p. 51-56 du texte franais des Editions sociales). Cette transposition de la question doit tre justifie. Elle obit plusieurs raisons essentielles : pour parcourir rapidement le chemin de ces raisons, disons que M a r x donne une importance dterminante au point de dpart, que cette (51 distinction implique une certaine conception et une certaine pratique de l'expos scientifique, qui demandent une faon d'crire, un style scientifique original, que cette criture exige une lecture qui lui soit conforme, et enfin que cette lecture s'apprendra prcisment sur le point de dpart. [6] Le privilge du point de dpart est une caractristique de la mthode de Marx. Avant d'expliquer ce privilge, d'en rendre compte, il est bon simplement de [7] le reconnatre : on sait que M a r x a accord un soin tout spcial au premier chapitre du Capital; on trouve les traces de ce texte ds les premiers brouillons de la Contribution, et il sera indfiniment repris, corrig, remis en chantier jusqu'aux dernires ditions, au point qu'on peut se demander s'il est vritablement achev ; comme si Marx n'en avait jamais fini avec le commencement. Mais, c o m m e on le verra par la suite, le discours scientifique tire sa valeur davantage de son inachvement rel que de son apparence acheve. Cette difficult de mettre fin au commencement ne vient pas de ce que tout devrait tre donn dans le commencement (l'expos se droulant ensuite comme partir d'un germe) : une conception aussi organique du discours est parfaitement trangre l'ide que M a r x se fait de l'institution du savoir. Le commencement a la valeur d'une mise en place : d'une disposition des concepts, et de la mthode (d'analyse). Ce commencement a une double valeur inaugurale : il rompt avec ce qui prcde (puisqu'il apporte de nouveaux concepts et de nouvelles mthodes) ; mais il se diffrencie aussi de ce qui suit : le problme du point de dpart est parfaitement original ; il nous claire sur la structure d'ensemble du discours, justement cause de

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sa position privilgie, grce laquelle certains problmes de mthode vont se poser dans un clairage particulier. [8] Tout ceci implique une certaine conception de l'expos [9] scientifique, une certaine pratique de la science. Le choix d'expliquer le commencement est lui aussi c o m m a n d par une certaine ide de la science : l'explication du passage I, 1, 1 sera une explication pistmologique. Ce qu'il va falloir dgager du point de dpart, ce n'est pas, comme on le ferait par dduction, la suite du discours de Marx, mais tout autre chose : ce qui le prcde, ses conditions . Ainsi la question pose dans cette lecture d'un [10] paragraphe parat fort simple : en quoi le discours de Marx est-il un discours scientifique ? Et peut-on en lire la marque dans le commencement ? Cette question est trs difficile : il n'est pas possible en effet de rapporter l'expos du Capital une ide de la science donne par ailleurs, qui serait dtermine en ellemme, part. En effet, l'ide de la science dont dpend la structure de l'expos s'annonce comme une ide nouvelle, comme un commencement. Marx n'a pas, partir d'une ide acquise, droul un expos ; il a voulu la fois constituer une certaine ide de la science et raliser un discours scientifique : l'un ne va pas sans l'autre, et il est clair qu'il ne pouvait en tre autrement. C'est pourquoi il n'est pas question d'tudier pour lui-mme le processus d'exposition, pas plus d'ailleurs qu'il n'est possible d'exposer part et dans leur ensemble la conception et la structure d'ensemble du Capital, la thorie marxiste de la science. Ces thories vont avec leur pratique ; il est ncessaire de s'engager sur le chemin de cette pratique pour pouvoir tracer celui de la thorie qui, seule, p e r m e t de rendre compte de cette pratique. P a r l, nous voyons dj en quoi Marx rompt avec une certaine conception, une prsentation classique de la science : pas de discours sur la science avant le discours de la science, mais les deux la fois, ce qui ne veut pas dire qu'ils sont confondus. La valeur privilgie du point de dpart se justifie alors aisment : c'est sur lui par excellence que pourront tre distingues (mais non spares) ces deux choses qui vont ncessairement ensemble, la thorie et la pratique de la science.3

3. Il s'agit donc a u s s i de d o n n e r l'ide d ' p i s t m o l o g i e u n e n o u v e l l e signification : l e s c o n d i t i o n s qu'elle p r e n d p o u r o b j e t s ne sont p a s s e u l e m e n t d e s c o n d i t i o n s r a t i o n n e l l e s ; e l l e s sont des conditions objectives.

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Mais expliquer le commencement, cela suppose une mthode de lecture. D'o une nouvelle question : comment lire un discours scientifique ? Comment lire la science dans un discours ? Tout langage scientifique se dfinit par son rapport des normes de validit : ce sont ces normes qui dterminent les formes de lecture de ce langage. Contre toutes les techniques et les idologies conomiques, M a r x prsente lui-mme Le Capital comme une entreprise thorique : la question est de savoir par rapport quelles normes cette thorie se dfinit comme thorie scientifique, et de dduire de ces normes une ou plusieurs faons d'entrer dans la thorie. U n e uvre thorique suppose, en effet, un mode d'apprhension lui-mme thorique : pour qu'un savoir puisse tre reu, il faut que soient au pralable identifis les problmes auxquels rpond ce savoir, dtermines les conditions de ce savoir. Ce programme, qui n'a rien voir avec celui d'une thorie de la connaissance (cette dernire thorie dpend d'un domaine trs particulier qui est celui du problme de la vrit), doit tre actuellement rempli par des philosophes, c o m m e l'explique par ailleurs Althusser. Mais cette tche suppose une dfinition trs prcise du travail des philosophes : la philosophie comme condition d'intelligibilit de l'objet m m e d'une science . La philosophie n'est rien d'autre que la connaissance de l'histoire des sciences. Philosophes sont aujourd'hui ceux qui font l'histoire des thories, et en mme temps la thorie de cette histoire. La problmatique de la philosophie est donc double, mais non divise : philosopher c'est tudier dans quelles conditions et quelles conditions sont poss des problmes [111 scientifiques. P o u r un matrialiste, ces conditions ne sont pas purement thoriques : elles sont d'abord objectives et pratiques. U n e telle dfinition de la philosophie ne va videmment pas de soi. Bien mieux, elle semble aller contre-courant de l'hritage philosophique traditionnel : il ne s'agit pas l seulement d'une apparence, mais d'une situation de fait qui exprime une ncessit de droit. Qu'est-ce que la philosophie en effet nous a jusqu'ici apport, non pour rsoudre, mais pour poser le problme des problmes scientifiques ? Dans sa forme classique^ c'est--dire en gros jusqu'au dbut du x i x sicle, ce problme se pose en termes de lgalit (idale) et de ralit (naturelle) : tout tient danse

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le rapport qui est tabli entre ces deux termes, dans la faon (ou plutt dans le degr) dont ils sont identifis l'un l'autre. La rigueur de la dmonstration est dfinie par la combinaison du rationnel et du rel, ou par leur confusion. C'est cela que correspond l'idal d'un esprit gomtrique, par la construction d'un ordre de propositions conforme un ordre naturel : des propositions primitives aux thormes labors : du simple au complexe. Les concepts de la science se dterminent p a r leur rationalit et par leur ralit : partir de l s'labore toute une philosophie de l'ordre, qui se dfinit par sa prtention [12] contrler en droit le processus des connaissances scientifiques, et par son impuissance de fait en rsoudre les problmes. Si une philosophie est significative historiquement c'est en tant que, par ses difficults spcifiques, elle permet de dterminer, en quelque sorte matriellement, cette contradiction. L'usage classique de la catgorie de mthode donne un exemple caractristique de ce type de problmatique philosophique, qui se ramne un problme mal pos : chez Marx, il n'y a pas, il ne peut justement pas y avoir de question de la mthode pose part. On peut considrer la logique de Hegel comme la prsentation accomplie, la dernire, de cette logique philosophique : accomplie parce qu'elle en reprend les conditions dans toute leur gnralit, et aussi parce qu'elle rsout tous les problmes, transformant en rponses ces difficults. Mais, dans cette forme ncessairement ultime, la philosophie spculative prend un sens nouveau : elle devient une pure idologie scientifique. Pascal, Descartes, Condillac, Kant cherchaient fixer les conditions auxquelles un certain tat de la science pouvait tre tenu pour dfinitif : par cette mise en vidence de conditions ncessairement insuffisantes, ils laissaient voir en transparence, tacitement, la possibilit de conditions diffrentes. La rsolution unanime des conflits opre par Hegel fait au contraire d'un certain tat du s a v o i r un systme absolu : les contradic- [13] tions sont supprimes sur la base de ces contradictions m m e s . La dialectique peut alors tre prsente comme4 5

4. Avec l'ambigut que porte cette n o t i o n d a n s la p h i l o s o p h i e hglienne : s a v o i r de s o l q u i est p a r l m m e a u s s i s a v o i r de tout. 5. On p e u t d i r e de f a o n gnrale q u e toute entreprise de dmystification est d a n s sa nature mystificatrice.

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l'avnement et comme le vendredi saint de la contradiction. La philosophie n'a plus pour fonction que de construire une image de l'achev, du dfinitif. La philosophie spculative, ainsi termine, dans une grandiose mise mort, n'est plus finalement qu'un travestissement paradoxal de la science en idologie, en technique : ou plutt, sur la base d'un renversement du savoir scientifique en savoir faire (la science considre comme un ensemble de rsultats, d'acquisitions, placs, ordonns sur une mme ligne), un travestissement de ce savoir faire en connaissance. C'est l'idologie mme d'une science (cette tentation ncessaire qu'elle a de se considrer comme finie) qui passe pour un savoir, tient lieu d'une connaissance, connaissance dont justement elle marque, et masque, l'absence. Par ce renversement, qui fait des difficults du savoir des solutions, qui transforme les questions en rponses, qui prsente le manque en termes de plnitude, tous les problmes classiques de la logique sont, non pas rsolus, mais supprims : 1) La nature divise du concept est unifie dans sa division mme, rconcilie : le rationnel est rel ; le droulement d'un expos rigoureux s'accompagne de la production de son objet. En consquence (et non en mme temps), le rel est rationnel : la dduction du concept n'est pas en mme temps dduction du rel. La symtrie est dans son essence trompeuse : on peut seulement dire qu'en m m e temps que du concept se dduisent fondamentalement les concepts, du concept se dduit le rel (aussi, dans le dveloppement du concept, la ralit intervient toujours titre d'exemple, d'illustration). De la rationalit du concept, qui est sa ralit, se dduit la rationalit du rel. Parce que, dans le concept, rationalit et ralit s'identifient, en dehors de lui, le rel est rationnel. 2) Le problme du point de dpart est supprim par la mme occasion : processus r | e l et processus d'exposition sont confondus. On peut indiffremment partir de ce qui est le plus intrieur au concept et de ce qui lui est le plus extrieur (l'exprience sensible) : suffisance et insuffisance du point de dpart sont les conditions quivalentes d'une [14] rsolution ; c'est de cette faon qu'on passe de la phnomnologie la logique.

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Ainsi le problme classique de la conformit, de la rectitude du raisonnement, est, c o m m e on dit, dialectis ; par l'efficacit du systme de rsolution, n'importe quel ordre est naturel.

Avec Marx, il se passe quelque chose d'essentiel dans l'histoire des sciences et dans la thorie de cette histoire . [15] A l'occasion de l'mergence d'une science nouvelle, qui, sans rcuser le modle mathmatique, lui assigne une place tout fait nouvelle (un peu la manire de Spinoza qui ne rcupre le more geometrico que pour lui donner un sens original), les conditions d'une nouvelle problmatique de la science, de la premire problmatique matrialiste de la science digne de ce nom, sont ralises. En effet, Le Capital marque le moment d'une mutation au niveau du statut de la science elle-mme. [16] Marx a eu le sentiment qu'il inaugurait, dans la science c o n o m i q u e , une forme nouvelle d'expos, laquelle il donne, dans la lettre La Chtre du 18 mars 1872 (prface la traduction franaise du Capital), le n o m de mthode d'analyse :6 7

La mthode d'analyse que j'ai employe et qui n'avait pas encore t applique aux sujets conomiques rend assez ardue la lecture des premiers chapitres... Il n'y a pas de route royale pour la science et ceux-l seulement ont la chance d'arriver ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer gravir ses sentiers escarps. Le texte inachev de l'introduction la Contribution (1857) nous donne, sinon les principes, au moins le programme de cette mthode. La rigueur scientifique tient dans l'limination de tout ce qui permettrait de confondre6. Naturellement, on ne r a m n e r a p a s l ' u v r e de Marx un vnement de l'histoire d e s s c i e n c e s , d a n s l'lment p u r de la pense : m a i s la r v o l u t i o n opre p a r Marx p a s s e aussi d a n s cette h i s t o i r e , qu'elle arrache s o n statut d'histoire p u r e ment thorique. 7. N o n s u r le terrain de la science c o n o m i q u e , m a i s ct de lui, d a n s le cadre nouveau d'une p r o b l m a t i q u e du m o d e de production.

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le rel et le pens : construire un expos scientifique, cela ne consiste pas trouver entre eux une combinaison, ou dduire l'un partir de l'autre, autrement dit les [171 mlanger. Du point de vue matrialiste, la connaissance est un effet dtermin du processus de la ralit objective : elle n'en est pas un double idal. La question est alors de savoir comment est produite une connaissance. Faire une science de la ralit conomique, cela veut dire construire un expos par concepts ; une thorie, c'est un agencement de concepts en propositions, et de propositions en suites de propositions sous une forme dmonstrative. La question essentielle n'est donc pas de savoir si on va partir du rel ou y a r r i v e r . Ce qu'il faut, c'est trouver les concepts et les formes de raisonnement [ 1 8 ] qui permettent de formuler des propositions exactes ; c'est la question que se posent toutes les sciences au moment o elles s'engagent sur la voie de leur rigueur. On n'a donc plus se demander si les concepts sont rels ou si le rel est rationnel. La maxime hglienne n'est pas renverse, mais clipse en cette autre :8

le rel est rel : matrialisme dialectique le rationnel est rationnel : dialectique matrialiste Ces deux propositions ne sont pas subordonnes l'une l'autre, elles sont identiques, ceci prs qu'elles se tiennent des niveaux diffrents : la seconde est strictement subordonne la premire. 120] La science est en tant que telle un processus de pense. Elle dfinit donc une forme d'exposition qui ne se confond ni avec le processus rel, ni avec le processus d'investiga[ 2 1 ] tion dont elle est le rsultat. Il ne s'agit pas d'un simple renversement, puisque le problme ainsi pos est radicalement nouveau (mme s'il a t rsolu en fait dans la pratique de certaines sciences) : il s'agit de trouver des instruments p o u r penser les rapports matriels de la rationalit du concept et de la ralit du rel. La logique classique montrait, exhibait, les conditions auxquelles ce problme ne pouvait pas tre pos ; la philosophie hglienne tait faite pour l'liminer. Ces rapports doivent tre penss dans de nouveaux concepts. Toute la question est de savoir [1918. H est d ' a i l l e u r s v i d e n t qu'on part du rel ; m a i s cela ne p e r m e t p a s de d i r e q u o i que ce soit; s u r la forme que prendra ce dpart : or l est le p r o b l m e e s s e n t i e l .

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si ces concepts apparaissent en personne dans Le Capital, ou plutt s'ils commencent a y apparatre. 1221 C'est pour rpondre cette question qu'il nous faut apprendre lire Le Capital : en effet, nous sommes habitus une lecture hglienne, qui consiste interprter les concepts directement en termes de ralit. Cette lecture n'est pas absolument arbitraire, dans la mesure o elle rpond bien d'une certaine faon au problme que M a r x s'est pos pour crire Le Capital : pendant trs longtemps, encore en 1858 (voir les premiers brouillons de la Contribution), il a d rsister, tout en y cdant, la tentation d'une criture hglienne. Si M a r x a effectivement trouv le moyen de passer cet obstacle, cela nous donne p a r la mme occasion le principe d'une lecture neuve. Il s'agit de trouver dans la lettre du texte de M a r x les conditions d'une criture scientifique : non seulement par l'tude des corrections successives (qui sont tout le contraire de repentirs : les tapes d'une recherche rigoureuse), mais dans l'agencement du texte dfinitif. L'idologie hglienne a pour corrlat (paradoxal ?) une lecture raliste des textes scientifiques : travers le concept, c'est le contenu qui transparat. On lit comme si les mots taient des trous dans la page, par lesquels la ralit affleure ; ou encore des lucarnes travers lesquelles, dans une sorte de voyeurisme spculatif, puisse tre tudi le processus rel. Ceci correspond d'ailleurs bien l'attitude scientifique spontane, pour qui le concept n ' a d'attrait qu'en tant que substitut de la chose m m e . Pour retrouver le chemin du concept, il faut au contraire mettre l'accent sur ce qui dans le langage ne risque pas d'tre confondu, avec une ralit que le langage scientifique exclut en m m e temps, qu'il la reflte : qu'il doit [ 2 3 ] exclure, mais non videmment annuler ou supprimer, pour en rendre compte. Il faut donc lire ce qu'une lecture nave laisserait de ct, comme scories, ce qui n'tant pas rel directement, ni la place du rel, est seulement considr comme l'instrument d'une rationalit, quand il s'agit, au-del de toute confusion, du rationnel mme. Au lieu donc de lire les mots pour voir o ils sont censs avoir jet l'ancre, ou l'encre, on s'intressera aux intermdiaires, ces liaisons qui sont le lieu mme de la dmonstration, aux concepts qui dterminent aussi matriellement la forme du raison- [ 2 4 ] nement. Ces mots, par lesquels passent le sens et la rigueur

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de l'expos, ne peuvent-ils nous servir de mots de passe ? Au-del donc du souci traditionnel d'une interprtation et d'une explication, il faudra laisser ce qui au premier abord semble l'essentiel, le contenu , pour tre attentif, d'une attention myope, au dtail m m e de l'criture. Cette mthode n'est pas trs originale, mais elle n'a probablement pas encore t applique la lecture du Capital. Elle consiste lire non avec d'autres yeux, mais comme s'il s'agissait d'un tout autre texte, o ce qui saute aux yeux, c'est cela m m e qui tombe comme un dchet devant le regard de la tradition, et ainsi lui chappe (alors que cette tradition croit s'en tre assur la matrise technique). U n e telle lecture est rigoureuse, c'est--dire qu'elle n'est pas arbitraire, mais elle n'est pas non plus exclusive. Elle n'est ni la seule lecture possible du Capital, ni la meilleure : c'est si on veut un artifice provisoire, qui permettra de dgager, l'intrieur du texte, certains des problmes que M a r x a d rsoudre pour Y crire. D'ailleurs, aux deux types de lecture (lecture de contenu et lecture de la forme) correspondent deux critures, la fois distinctes et simultanes. M a r x a crit Le Capital deux niveaux la fois : au niveau de l'expos conomique (o les concepts sont rigoureux dans la mesure o ils sont conformes une pratique scientifique dtermine et o ils rendent possible l'appropriation du rel par la pense) ; au niveau des instruments de l'expos, des moyens de l'criture, qui dterminent la conduite du raisonnement. Ce second niveau possde aussi ses concepts : les concepts de la science, sans lesquels rien ne pourrait tre ni lu ni crit, et qui correspondent la thorie de la pratique scientifique prcdente (celle qui dfinit le premier niveau). Il ne s'agit pas de dire que l'une ou l'autre de ces sortes de concepts a le pas sur l'autre (par exemple : les concepts de contenu seraient la matire de l'expos, quand ceux du second niveau auraient seulement une valeur opratoire , c'est--dire instrumentale) : il faut voir qu'elles vont ncessairement ensemble, qu'aucune page du Capital n'aurait exist sans leur collaboration ou leur conflit. En effet, si on tudie attentivement les corrections qui vont de la premire esquisse de la Contribution au dernier tat du texte du Capital, on s'aperoit que Marx, repre9

9. C'est l ' i d a l i s m e qu'un contenu.

qui

rduit

la

ralit

matrielle

n'tre

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nant sans cesse l'expos pour lui donner une forme jamais dfinitive (puisque toujours elle semble pouvoir tre reprise), a fait le travail d'un crivain scientifique, avec pour horizon la page d'criture. A cette page d'criture nous devons savoir faire correspondre une page de lecture : sur un morceau de texte, avec de gros yeux, non pour lire entre les lignes, mais pour lire ce qu'on n'a pas l'habitude de lire sur ces lignes mmes, il faut essayer de voir comment s'agencent matriellement les diffrents niveaux, [291 les diffrents types de concepts. Il ne s'agit pas pourtant d'tudier un texte au hasard, pour sa seule valeur de fragment. Par hypothse, c'est le commencement, ce qui est donn dans les premires pages, qui doit tre le plus significatif, puisque c'est l peut-tre que l'expos scientifique connat sa plus rude aventure : l'entre dans la science. Le texte I, 1, 1 du Capital, dont il s'agit, comme on l'a vu, de faire une explication littrale, peut tre dcompos en trois parties d'ingale importance. L'unit du texte lui est confre par la permanence d'une unique mthode ; on aura se demander si cette unit est simple ou complexe, si la mthode est si unique qu'elle se veut bien dire. Dans l'ensemble, on dira que M a r x procde une analyse, qui s'applique successivement trois objets : analyse de la richesse (quatre premires lignes), analyse de la marchandise (jusqu'au bas de la page 52, dans le texte franais publi aux Editions sociales), analyse de la valeur. Il faut tudier sparment ces trois analyses, ce qui amnera ncessairement se demander comment on passe de l'une l'autre.

I. - Point de dpart et analyse de la richesse

1. Le point de dpart est ce qu'il y a, thoriquement, de plus difficile : Dans toutes les sciences le commencement est ardu. ( l prface, p. 17.) C'est pourquoi Marx multiplie lui-mme les avertissements : la lecture du premier livre, et surtout du premier chapitre, est particulirement pnible, et il s'inquite spcialement de cette difficult pour le public franais ; c'est la raison pour laquelle ce chapitre fera l'objet d'incessantes rvisions. Marx a tout fait pour donner ces pages une prsentation accessible : mais, de son propre aveu, il y a un niveau de difficult qui ne pouvait tre rsorb. Il n'tait pas possible de remettre l'expos scientifique plus tard, pour le faire prcder d'une initiation, d'une prsentation vulgarise (donc non rigoureuse) ou d'une propdeutique la mthode : on sait que la fameuse introduction de la Contribution, significativement inacheve, n'a pas t reprise dans Le Capital. Donc, pas d'initiation l'objet, pas d'introduction la mthode : seulement d'encourageantes prfaces. Il faut entrer directement dans la science : commencer par ce que M a r x appelle 1' analyse des lments , par P analyse micrologique (prface la premire dition allemande). U n e telle analyse porte sur les concepts les plus gnraux, les plus abstraits . Ce texte, qui rejoint pour l'essentiel celui de l'introduction la Contribution, nous enseigne que le commencement de la science est abrupt : L'abstraction est la seule force qu puisse lui servir d'instrument. (P. 18.) Le livre ne s'ouvre pas sur un passage, mais sur une rupture : il faut tre rompu la pratique thorique pour pouvoir ainsi sauter. U n e fois dfinis ces principes d'exposition, il reste savoir comment les appliquer. U n e science dtermine se dfinit par ses objets et ses mthodes, qui se limitent rciproquement. Pour qu'on puisse commencer par la plus grande abstraction, il faut que cette dlimitation soit donne au dpart. Autrement dit : quels sont les concepts sur lesquels la science va travailler ? D'o lui viennent-ils ?r e

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Le point de dpart doit tre rigoureux, mais il ne peut tre absolument nigmatique. C'est dire qu'il doit tre lui-mme sa popre introduction : ou bien il n'a pas tre justifi (sinon nous serions engags dans une rgression l'infini), ou bien il est simplement injustifi, injustifiable, arbitraire. En effet, le point de dpart de l'expos de Marx est tout fait surprenant : le premier concept, celui dont tous les autres vont sortir , est le concept, de R I C H E S S E . Il ne s'agit videmment pas d'une abstraction scientifique, mais d'un concept empirique, faussement concret, proche de ceux que l'Introduction nous a appris dnoncer (voir par exemple la critique de l'ide de population ). La richesse est une abstraction empirique ; c'est une ide : faussement concrte (empirique), incomplte en elle-mme (elle n'a pas de sens autonome, mais seulement par rapport un ensemble de concepts qui la rcusent). La richesse est une notion idologique, dont on ne peut premire vue rien tirer. Du point de vue du processus d'investigation (le travail de la recherche scientifique), elle constitue le plus mauvais dpart. A p p a r e m m e n t il n'en va pas de mme pour le processus d'exposition, puisque c'est partir d'elle que Marx prsente les concepts fondamentaux de sa thorie. Que faut-il penser de ce dbut ? Plusieurs remarques permettent de rpondre cette question : A) Marx ne demande pas plus cette ide qu'elle ne peut effectivement produire. Au concept empirique il applique une analyse empirique : il dcompose la richesse en ses lments, au sens mcanique du terme (la marchandise est la forme lmentaire , cellulaire, de la richesse); la richesse n'est rien d'autre qu'une accumulation de marchandises. L'ide est exploite dans ses limites mmes : il n'est pas question de lui faire dire ce qu'elle ne peut pas dire. B) Cette ide, dans la mesure o on se contente ainsi de la dcrire, sans rien lui ajouter, sans la doter d'un secret qu'elle a au contraire prcisment limin, n'a pas besoin de justification : elle ne dit rien de plus que ce que comporte son insuffisance. Elle est donc un point de dpart, sinon lgitime, au moins pratique : elle est l'objet [301 empirique, immdiatement donn, de la science conomique . C'est bien ce titre qu'elle donnait un cadre, par

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exemple, l'analyse d'Adam Smith. Tout se passe comme si elle jouait ici le rle d'un rappel : on entend d'habitude par conomie politique l'tude de la richesse ; si nous partons de l'ide de richesse, nous voyons que cette ide se dcompose... Mais ce concept n'a videmment pas de valeur p a r lui-mme : il est profondment transitif, il sert passer autre chose, et en particulier rappeler le lien avec le pass de la recherche scientifique. Cette fonction vocatoire montre bien que le concept ne doit pas sa premire place sa rigueur, mais au contraire son caractre arbitraire. Il manifeste par son vidente fragilit la ncessit de parler d'autre chose, d'entrer dans ce difficile chemin qui n'avance qu' partir de l'oubli de tout ce qui l'a prcd. Ce point de dpart prcaire, donn en un mot, en trois lignes, met en vidence une des conditions fondamentales de la rigueur scientifique : les concepts sur lesquels travaille la rationalit ne sont pas quivalents, placs sur un mme plan d'intelligibilit ; au contraire, ils sont ncessairement htrognes : ils ne se rpondent que dans la mesure o ils sont en rupture les uns par rapport aux autres. Nous retrouverons plusieurs fois cette condition. C) Le rle de l'ide de richesse peut encore se comprendre par contraste. En effet, ce point de dpart n'est pas indit dans l'uvre de Marx : c'est dj partir de lui que dans les Manuscrits de 1844 s'engageait la rflexion sur l'conomie. A ce moment, M a r x reprenait aux conomistes le concept de richesse, parce que ce concept mritait d'tre critiqu : il tirait sa valeur de sa critique. En effet, une analyse (non pas mcanique comme c'est le cas dans Le Capital, mais critique) de ce concept mettait en vidence la contradiction qui l'habite. La richesse est en mme temps pauvret : la richesse des nations, c'est aussi bien la pauvret des nations. U n e fois cette contradiction explicite, exhibe, par la critique, on pouvait considrer le concept c o m m e fcond : par la rsolution de la contradiction, il tait possible de produire de nouveaux concepts, remplis de plus de sens. En effet, dans les Manuscrits, en partant d'une telle analyse de la contradiction contenue dans l'ide de richesse, M a r x arrivait mettre en vidence le fait conomique actuel : la pauprisation et, avec elle, le travail alin, ainsi prsents dialectiquement. P a r les voies classiques de l'analyse hglienne (le moin-

[311

A propos du processus d'exposition

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1

dre paradoxe des Manuscrits est que la mthode hglienne y soit par ailleurs vhmentement dnonce), M a r x arrivait faire produire au concept (vide) de richesse un certain savoir : la fonction du concept n'tait pas dans sa prcarit, mais dans son essentialit, puisque s'y retrouvait toute l'essence du processus conomique. [32] Manifestement, Marx fait du m m e point de dpart, dans Le Capital, une utilisation trs diffrente : il ne lui applique plus la mthode de rsolution (des contradictions), parce que cette rsolution, en exhibant la ralit d'une apparence , est au fond la plus grande illusion. La rsolution fait apparatre c o m m e fconde une ide dans laquelle en fait il n'y a rien, au moins rien de plus que ce qu'on y a mis. Les contradictions de la richesse n'ont prsent plus rien nous apprendre. M a r x n'utilise plus l'ide pour sa prtendue fcondit, mais au contraire pour sa strilit : il va lui faire dire prcisment ce qu'on y a mis, non pas en allant chercher, par une critique, ses prsupposs ou ses conditions, mais en lui demandant ce qu'elle a dire, le sens qu'on lui a donn. C'est pourquoi il ne lui applique pas, de l'extrieur, une analyse critique, mais seulement l'analyse mcanique qui lui convient, la dcoupant suivant ses propres lignes. Ainsi est supprime l'illusion d'une rflexion du concept sur lui-mme (paradoxalement solidaire de sa dissolution), et de la produc- [ 3 3 ] tion spontane, par droulement, d'un savoir nouveau. L'ide de richesse ne peut rien nous apprendre de plus que ce que savaient, d'un savoir trs empirique qui s'apparente ce que M a r x n o m m e si souvent routine , ceux qui l'ont forme : la richesse est une collection de marchandises. Ainsi le point de dpart est suffisamment arbitraire pour qu'on ne risque pas de le prendre au srieux, et il est assez immdiat pour qu'on n'aie pas besoin de lui chercher des raisons, ce qui nous ferait oublier de l'oublier. Le produit de cette ide strile, la marchandise, lment de la richesse , est au dpart un concept de mme nature que celui de richesse. Mais il n'est plus susceptible d'un dcoupage empirique : il va d o n c falloir le travailler par la force de l'abstraction laquelle M a r x donne encore le nom d'analyse. Cette analyse ne pourra ncessairement tre du m m e type que la prcdente, et elle ne sera pas pourtant une analyse critique (qui dmonte la fois et dnonce le concept) : ce sera une recherche des [ 3 4 ] conditions, qui finira bien par rencontrer la contradiction,

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mais une contradiction trs diffrente du modle hglien de la contradiction. En m m e temps donc que le concept de richesse sera abandonn, le concept de marchandise sera transform, suivant le programme dvelopp par Engels dans la prface de l'dition anglaise. L'analyse du point de dpart, l'analyse dans le point de dpart,^ n'puise donc pas le sens de la mthode d'analyse. De m m e que le concept de richesse, l'analyse comme dcomposition n'a de valeur que provisoire. L'analyse de la richesse (dcomposition en lments) ne donne aucunement le modle des analyses ultrieures. En effet, la mthode sera mise l'preuve, non des faits (comme il est de 1 rigueur, sinon rigoureux, dans une routine), mais d'autres concepts : appliqu au concept de marchandise (prsent, mais non obtenu, partir de celui de richesse, il se tient un tout autre niveau), le concept d'analyse va subir plus d'une mutation. 2. Toutefois, il convient de s'arrter encore cette premire analyse, car elle ne nous a pas dit son dernier mot. Avec elle, en effet, apparat tout un vocabulaire, que nous retrouverons partiellement modifi dans les analyses ultrieures, et qui caractrise le dtail de l'opration d'analyse : ce vocabulaire, ou rpertoire conceptuel, subira lui aussi des mutations significatives. Il s'agit des termes qui relient la matire de l'ana lyse ses produits : La richesse... s'annonce comme une immense accumulation de marchandises. Cette expression possde de nombreux quivalents qui, dans leur ensemble, dfinissent une m m e unit smantique : vient au m o n d e sous la forme de apparat comme (erscheint als) s'annonce comme se prsente comme premire vue apparat est d'abord (ist zunchst) se prsente sous l'aspect de

Ces expressions dsignent un m m e concept, qui caractrise et dfinit l'opration d'analyse. Il s'agit du concept de forme : la marchandise est la forme lmentaire de la richesse. L'analyse est un type particulier de relation qui

A propos du processus d'exposition rapproche des termes suivant un rapport de forme. peut donner une dfinition simple de ce rapport :

219 On

si a apparat comme b, on dira par dfinition que b est la forme de a a est le contenu de b Exemple (voir un peu plus loin dans le texte) : la deux le la valeur apparat comme rapport d'change entre marchandises rapport d'change est la forme de la valeur valeur est le contenu du rapport d'change

Autres exemples (qui montrent que la notion de forme n'est pas simple, mais complexe, puisqu'elle ne peut tre diversement spcifie) : la marchandise est la forme lmentaire de la richesse (p. 51) la valeur d'usage est la forme naturelle de la marchandise (p. 62) le rapport d'change est la forme d'apparition de la valeur (p. 52). Peut-on dire qu' travers ces trois usages le m o t recle un sens unique ? Est-ce qu'il dsigne un m m e processus d'analyse, les diffrentes phases d'un m m e processus, ou des processus diffrents ? Tel qu'il est prsent, ou plutt utilis, en ce dbut (la richesse apparat comme marchandise), le concept de forme [ semble dsigner : le mode d'existence empirique de la chose, sa faon d'apparatre, de se montrer, de se manifester. En ce sens, la richesse est bien la forme m m e de la ralit conomique. Le point de dpart de l'analyse s'appuie formellement, mthodiquement, sur le concept de forme empirique, auquel correspond bien l'ide de richesse. U n e des questions sera de savoir si on doit interprter cette forme d'apparition en termes d'apparence, c'est--dire l'intrieur de la relation : apparence ralit, essence manifestation. P o u r le m o m e n t rien ne s'y oppose, mais on peut tout de suite dire qu'il n'en sera plus de mme propos de la forme de la valeur : puisque ce qui dfinit la valeur, c'est qu'e//e ne se montre pas, n'apparat pas (c'est en cela qu'on sait qu'elle est tout le contraire de l'amie de Falstaff, Mistress Quickly), le concept de valeur est empiriquement trs maigre : trans-

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parent. Telle est donc la difficult : ou bien on n'a rien compris au point de dpart, ou bien la notion de forme, et avec elle celle d'analyse, reoit en chemin une nouvelle dfinition, qu'il faudra cette fois encore dgager. En effet, comme nous venons de nous en apercevoir, Marx utilise les concepts qui dterminent la forme du raisonnement dans un sens trs prcis, mais sans dire ce sens, sans le dfinir explicitement, comme s'il n'avait pas besoin de cette dfinition. Cela ne ferait pas beaucoup de difficult si les concepts taient homognes : mais s'ils sont susceptibles, suivant le degr du raisonnement, de dfinitions diffrentes, c'est que ce changement contribue aussi les dfinir. Alors le concept de forme aurait une importance tout fait particulire, parce qu'avec lui serait engag le statut du concept en gnral, en tant que tel, aux diffrents niveaux de son usage : de sa forme naturelle sa forme la plus abstraite. C'est bien cette difficult que dsigne Engels dans la prface de l'dition anglaise : Il y a une difficult que nous n'avons pas pu pargner au lecteur : l'emploi de certains termes dans un sens diffrent de celui qu'ils ont non seulement dans la vie quotidienne, mais aussi dans l'conomie politique courante. Mais cela ne pouvait tre vit. Tout aspect nouveau d'une science implique une rvolution dans les termes techniques de cette science... [suit l'exemple des rvolutions dans le vocabulaire conceptuel de la chimie]. (P. 35.) Ce texte s'applique explicitement aux concepts qui dlimitent le contenu de la recherche conomique ; mais il peut tre rapport aussi aux termes qui donnent forme au raisonnement, et servir caractriser non seulement le passage du langage traditionnel au langage scientifique du Capital, mais aussi, l'intrieur mme de l'expos scientifique, le passage d'un niveau de langage un autre, d'un type de raisonnement un autre. Ce passage est aussi un dcalage, l'intrusion d'une diffrence, d'une rupture, qui ne sont pas le signe d'une insuffisance, mais les conditions m m e de l'expression scientifique. En quels autres termes va se prsenter l'analyse, dans cette diffrenciation qui la dfinit l'intrieur d'elle-mme ? C'est l'analyse de la marchandise de nous l'apprendre.

II. - Analyse de la marchandise et apparition de la contradictionComme l'indique le titre du paragraphe, cette nouvelle analyse consiste distinguer l'intrieur de la marchandise deux facteurs : valeur d'usage et valeur d'change (la deuxime finira par s'appeler simplement valeur). La notion de facteur est nouvelle, et il ne faut absolument pas la confondre avec celle de forme : dans une note sur l'conomiste Bailey (p. 61), M a r x montre qu'une des erreurs essentielles des conomistes a t de confondre valeur et forme de la valeur. Nanmoins, ces deux facteurs seront prsents au cours de l'analyse l'intrieur de rapports que nous avons appris considrer comme des rapports de forme : La marchandise est d'abord... [valeur d'usage] (p. 51) ; La valeur d'change apparat d'abord comme... (p. 52). C'est d'ailleurs la place occupe par chaque facteur dans un rapport de forme qui permettra de les distinguer de la faon la plus claire. L'analyse ne produit donc plus des lments matriels, empiriques (des marchandises), mais des facteurs. Cette analyse est-elle de mme type que la prcdente ? Autrement dit, s'agit-il cette fois encore d'une dcomposition ? Dans ce cas, on pourrait donner de l'analyse de la marchandise la reprsentation suivante : facteur 1 : v. d'us. marchandise . ,> f a c t e u f 2 y d c h

De la rponse qu'on donnera cette question dpend le sens de la notion d'analyse : s'il est vrai, comme le dit Marx, qu'il est le premier avoir appliqu son objet la mthode analytique (mais cet objet existait-il avant l'application de la mthode ?), c'est cette notion qui permettra de dfinir la nature et la structure de l'expos scientifique. 1. La marchandise est d'abord... une chose. (p. 51.) La valeur d'usage, ou encore la chose, est donc la forme de la marchandise. Cette forme peut tre directement, immdiatement reconnue, puisqu'elle apparat dans des contours dcids : il n'y a en elle rien de vague et d'ind-

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cis . La chose a une place dtermine dans le cadre de la diversit naturelle des besoins. Elle peut tre compltement tudie, partir de deux points de vue diffrents : le point de vue qualitatif, qui dgage les cts divers de l'usage, et c'est l'uvre de l'histoire ; le point de vue quantitatif, qui mesure la qualit de choses utiles, et c'est le rle de la routine commerciale . La valeur d'usage peut donc tre entirement connue, puisqu'il s'agit d'une dtermination matrielle ( quelle que soit la forme sociale c'est--dire le mode de rpartition des choses). On dira par dfinition : les choses ne valent que pour elles-mmes, dans leur individualit, dans le cadre de la pure diversit des usages. Pourtant, dans les socits o rgne le mode de production capitaliste , cette dfinition peut tre interprte de deux faons diffrentes : les choses sont la matire (le texte allemand dit : contenu , Inhalt) de la richesse ; mais, en mme temps, elles entretiennent des rapports avec un terme nouveau, le second facteur, la valeur d'change, dont elles constituent le soutien matriel (Stoff). Ainsi la notion de chose, jusqu'ici simple et nette, subit une sorte de dislocation. La valeur d'usage est bien forme de la marchandise (ce que n'est pas la valeur d'change), mais elle est matire la fois de la richesse et de la valeur d'change. D a n s la socit capitaliste ( la socit que nous avons tudier ), la chose est une forme pour deux contenus. Ou bien les mots n'ont plus aucun sens, ou bien cette nigme doit tre rsolue. La chose n'est pas doublement dtermine parce qu'en elle, ct de son caractre matriel, se manifesterait un autre caractre, de nature diffrente, mais parce qu'elle sert de matire deux choses la fois ; elle se rapporte, comme une matire, deux catgories essentiellement diffrentes : la richesse est une catgorie empirique, au contraire de la valeur d'change qui ne se donne pas immdiatement. Ainsi apparat, pour la premire fois, mais ce n'est pas la dernire, l'ide d'une chose double face : selon qu'on la rapporte une catgorie empirique ou non, la chose prsente un visage diffrent. Peut-on dire que l'un est le masque de l'autre ?10

10. I l f a u t n o t e r q u e l a c h o s e n'est p a s u n facteur p u r e m e n t q u a l i t a t i f : e l l e est s u s c e p t i b l e d'un traitement quantitatif.

A propos du processus d'exposition

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Au point o nous en sommes de l'analyse, nous pouvons rcapituler son trajet de la faon suivante : ralit conomique richesse - marchandise v. d'us.

v. d'ch. 2. La valeur d'change Elle ne se donne pas immdiatement dans ses propres contours, comme semblent le faire ces ralits empiriques pures que sont la richesse et la chose. De m m e que la marchandise a besoin pour apparatre des contours de la chose, la valeur d'change ne se donne elle-mme que sous une forme particulire : le rapport d'change (deux marchandises la fois). Pour dfinir la valeur il faut donc faire intervenir une nouvelle notion, emprunte l'conomie classique : celle d'change : la marchandise apparat travers la forme de la chose, la valeur apparat travers la forme de l'change. Donc, dans des rapports de forme distincts, les deux facteurs de la marchandise occupent des places opposes. D'ailleurs, l'analogie apparente de ces deux rapports de forme est en fait une dissymtrie : la chose donne la marchandise des contours nets, o ne se manifeste aucune indcision (en apparence, mais il ne s'agit pour le moment que d'apparatre) ; travers l'change au contraire, la valeur semble quelque chose d'arbitraire et de purement relatif (p. 52). Aussi la marchandise ne peut apparatre c o m m e valeur : au contraire, c'est la valeur qui apparat dans la forme de l'change des marchandises. N o u s disposons donc des dfinitions suivantes : la chose est la forme de la marchandise l'change des marchandises est la forme de la valeur la chose est le soutien matriel de la valeur. Du rapprochement de ces dfinitions, la notion de valeur sort comme clate. La valeur a d'abord t prsente comme facteur de la marchandise : son rapport la marchandise doit signifier quelque chose. Mais les modalits d'apparition de la marchandise (la chose : rien d'indcis) et de la valeur (l'change : quelque chose d'arbitraire)

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semblent exclure toute commune mesure entre la valeur et la marchandise : U n e valeur d'change intrinsque, immanente la marchandise, parat tre une contradictio in adjecto. (p. 52.) La marchandise ne saurait apparatre comme valeur. C'est de cette faon que la contradiction fait son apparition dans Le Capital : en tant seulement qu'elle est l'apparence d'une contradiction. En mme temps que la contradiction est formule (c'est celle qui structure l'expression : valeur de la marchandise), est donn ce savoir : la contradiction est apparente. Le but de l'analyse est d'aller au-del de la contradiction : pour cela, elle n'aura pas la rsoudre (une contradiction apparente n'a pas tre rsolue), [37] mais la supprimer . Au point o nous en sommes, l'expos est parvenu mettre en vidence la difficult suivante : il y a deux faons, incompatibles, de prsenter empiriquement la marchandise. C'est cette difficult qui va mener plus loin l'analyse, et ncessiter la transformation du concept de marchandise. La marchandise, c'est deux choses la fois : la marchandise en elle-mme, dans son immanence elle-mme, dans son intriorit, dans ses contours et sans bavures, s'appelle la chose ; la marchandise, confronte elle-mme ou plutt son double, dans cette exprience dcisive qu'est pour elle l'change, se rvle habite par quelque chose d'tranger et d'trange, qui ne lui appartient pas, mais quoi elle appartient, et qui se n o m m e valeur. Au moment o la marchandise s'abolit comme telle, ou au moins abolit sa forme d'apparition (par l'change, elle est comme remplace : elle se substitue un trange double), au moment o la marchandise disparat parce qu'elle n'a plus de forme propre, il apparat qu'elle est la forme d'autre chose. C'est ici, avec la contradictio in adjecto, que commence une nouvelle phase de l'analyse : l'analyse de11

11. I l n e f a u t v i d e m m e n t p a s d i r e q u e p o u r Marx l a contrad i c t i o n est t o u j o u r s et e s s e n t i e l l e m e n t apparente, c'est--dire proprit de la p e n s e : la d i a l e c t i q u e m a t r i a l i s t e est celle q u i , au contraire, tudie l e s c o n t r a d i c t i o n s d a n s l'essence m m e d e s c h o s e s , s u i v a n t l a f o r m u l e d e Lnine. Mais, a u m o m e n t d u texte que n o u s c o n s i d r o n s , a u c o m m e n c e m e n t d e l'analyse de la valeur, la contradiction fonctionne comme une c o n t r a d i c t i o n f o r m e l l e . D e cela, o n p e u t tirer a u m o i n s u n e h y p o t h s e : l ' a n a l y s e du Capital p r s e n t e et d v e l o p p e p l u s i e u r s sortes de c o n t r a d i c t i o n s , et sa l o g i q u e , si elle est effectiv e m e n t m a t r i a l i s t e , ne p e u t tre rduite u n e Logique de la contradiction en gnral.

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la valeur, fonde sur la distinction entre la valeur et la forme de la valeur. La valeur n'est donc pas une forme empirique, comme l'tait la marchandise : l'analyse de la marchandise, il va falloir aussi substituer une nouvelle forme d'analyse. En rsum : partir des concepts conomiques tels qu'ils taient spontanment dfinis, dans le cadre de l'usage que permettaient ces dfinitions, il est apparu qu'il tait impossible de parler de la valeur de la marchandise ; paradoxalement, ces mots ne peuvent tre prononcs, sinon dans le contexte d'une formulation aberrante. Un emploi rigoureux des concepts a mis en vidence leur insuffisance : c'est cette insuffisance qu'il faut supprimer, en m m e temps que la contradiction formelle, dans une nouvelle phase de l'analyse, dans une nouvelle analyse. Il est alors possible de rpondre la question pose au dpart : l'analyse de la marchandise en facteurs n'est pas une analyse mcanique, une dcomposition en lments. L'analyse n'a permis de diviser le concept que parce qu'elle s'est joue sur un double plan : fact. 2 / 7 march. ** fact. 1 On peut parler de la valeur d'usage d'une marchandise ; on ne peut parler de la valeur d'une marchandise (pour le moment) : selon qu'on le rapporte l'un ou l'autre de ses facteurs, le concept de marchandise prend une signification diffrente ; on pourrait dire que dans un cas il est dvelopp en intriorit (la marchandise en elle-mme, dans ses contours), dans l'autre en extriorit (la marchandise divise dans le cadre de l'change). La contradiction n'est donc pas dans le concept, dduite du concept : elle rsulte des deux faons possibles de traiter le concept, de la possibilit de lui appliquer deux analyses diffrentes, des niveaux diffrents. La contradiction est ici formelle parce qu'elle relve du mode de prsentation du concept. La contradiction entre les termes, qui n'est m m e pas une contradiction entre des concepts, mais une diffrence, une rupture dans le traitement des concepts, appartient en propre au processus d'exposition, et ne renvoie en rien un processus rel : on pourrait mme dire qu'elle renvoie la faon spcifique qu'a le processus d'exposition d'exclure le processus rel. D o n c : la contradiction formelle est une contradiction entre les diffrentes formes du concept ; ces formes tant dtermines par les niveaux

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diffrents de la conceptualisation. Il ne faut pas en conclure que la contradiction est artificielle, qu'elle rsulte d'un artifice d'exposition : elle indique au contraire un moment [ 3 8 ] ncessaire dans la constitution du s a v o i r . Cette analyse rvle comme la prcdente que les concepts qui soutiennent l'expos scientifique ne sont pas de m m e nature. Ils ne procdent donc pas directement les uns des autres : plutt que dduits, ils sont frotts les uns contre les autres. C'est leur disparit qui permet d'avancer dans le savoir, qui produit un savoir nouveau. S'il y a une logique de l'expos, c'est celle, inexorable, qui dirige ce [ 3 9 ] travail des concepts. Cette logique de l'expos qui constitue sa matire propre conduit dfinir sans cesse les concepts ; l'expos passe de concept en concept, nouveaux non seulement dans leur contenu, mais aussi dans leur forme. Ce qui dtermine un m o m e n t de l'expos, une analyse, ce sont les conflits entre les concepts, les ruptures entre les niveaux de l'argumentation : ces dfauts conduisent l'expos jusqu' son terme, la rupture finale, qui oblige le reprendre un niveau diffrent, procder une nouvelle analyse. C'est pourquoi la contradiction formelle n'aura pas tre rsolue : dans une reprise, l'expos l'installera ailleurs [40] que sur le terrain de cette contradiction. On dira alors : la marchandise est une chose double face (les deux facteurs), dans la mesure o elle est deux choses la fois (dans l'exprience de l'change). S'il y a encore analyse, elle ne peut plus porter sur la marchandise conue comme une unit abstraite : son objet minimum, ce sera maintenant deux marchandises. Cette mutation de l'objet m o n tre elle aussi qu'il n'y a pas approfondissement continu de l'analyse, dans un mouvement purement spculatif de type hglien. Le point de vue insuffisant est chang contre un autre point de vue, incompatible avec le premier (et qui ne peut absolument pas tre tenu pour complmentaire) : parler de deux marchandises, c'est faire exactement l'inverse de ce qu'on faisait en parlant d'une marchandise, puisque c'est faire abstraction de la valeur d'usage (voir p. 53-54 : u n e fois mise de ct la valeur d'usage ). On voit quelles conditions extraordinaires sont exiges pour qu'un des deux facteurs de la marchandise puisse tre tudi part.12

12. E n c e contradiction

sens, une relle.

contradiction

formelle

est

aussi

une

III. - Analyse de la valeur Considrons la chose de plus prs. 1. Le point de dpart, ou objet, de l'analyse est maintenant le rapport d'change, rapport d'galit entre deux marchandises : on n'aura donc pas tenir compte de la forme monnaie pour dfinir la valeur ; cette forme est une forme dveloppe (son analyse sera dduite de l'analyse de la valeur : ce sera la gense de la monnaie), alors que l'change est une forme lmentaire. Pour comprendre ce nouveau point de dpart, il est intressant de se reporter tout de suite au clbre texte sur Aristote qui se trouve vingt pages plus loin (p. 73). On sait qu'Aristote est capable de ramener la forme argent de la marchandise la forme lmentaire du rapport d'change : il a compris que la valeur apparat l'tat le plus pur (on pourrait presque dire en personne , si la nature profonde de la valeur n'tait justement de ne pas se montrer) dans un rapport d'galit. C'est ce qui montre le gnie d'Aristote . Mais certaines circonstances historiques, sur lesquelles on ne reviendra pas ici, l'ont empch de trouver quel tait le contenu rel de ce rapport ; il voyait bien que la forme d'apparition de la valeur avait pour allure gnrale : a = b, et il tait m m e capable de donner des modles de cette structure, mais il ne pouvait dire ce qu'taient a et b, de quoi ils taient faits. Ou plus exactement, il croyait le savoir : il croyait que a et b sont tels qu'il apparaissent dans les modles empiriques, qu'ils sont des choses. Mais il avait bien vu en m m e temps qu'on ne pouvait parler d'galit entre des choses : Pareille chose, dit Aristote, ne peut en vrit exister. Aristote tenait donc les deux bouts de la contradiction, il tait all aussi loin que pouvait aller son savoir : la fois il faut affirmer l'galit entre deux lments pour faire apparatre la valeur, et il faut dtruire la notion de chose (donc introduire celle de marchandise) pour maintenir l'affirmation d'une galit. Pour rsoudre l'antinomie, il suffit de savoir que l'galit n'est pas entre des choses, mais entre des marchandises (et pour cela, il faut attendre que la forme marchandise soit devenue la forme gnrale des produits du travail ). La contradictio in adjecto, c'est l

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que commence l'ignorance d'Aristote, et c'est l aussi que commence l'analyse de la valeur. 2. La difficult qui oblige commencer une nouvelle analyse vient de la reprsentation de l'change sous [411 la forme : deux choses la fois. Cette expression, formule en termes empiriques, n'a empiriquement aucun sens. L'analyse ne doit donc plus se faire en termes d'exp[421 rience. U n e chose, toutes les choses, cela a un sens, la rigueur ; mais rien ne permet de distinguer, c'est--dire finalement d'expliquer, le rapport entre deux choses qui, au niveau de l'exprience, ne peut avoir qu'une fonction d'illusion. Dans l'exprience, on peut concevoir que deux choses soient l'une ct de l'autre, qu'elles soient juxtaposes (comme les marchandises dans la richesse) : mais elles ne supportent explicitement aucun rapport ; du point de vue de l'exprience, entre deux choses et une chose, il y a diffrence quantitative, mais absolument pas de diffrence qualitative. Prenons une marchandise particulire (p. 53) : elle n'a de valeur que si elle entre dans le rapport d'change. Or le chapitre suivant nous apprendra qu'elle n'y entre pas d'elle-mme : il faut qu'un maquignon l'y mne, coups de fouet (voir la description des marchs, o tout prend valeur d'y tre pouss, jusqu'aux femmes folles de leurs corps ). Ainsi la relation entre deux marchandises n'a rien de naturel, d'immdiat : elle doit tre produite, matriellement ralise, dans un geste qui pourrait rappeler celui de l'exprimentation. 3. La relation entre deux marchandises, ainsi provoque, se dfinit comme rapport d'expression. Si a = b, on dira, par dfinition, que b est l'expression de a. Les notions de forme et d'expression ne doivent pas tre confondues : le rapport a = b est une forme (la forme d'apparition de la valeur) ; les termes qui composent le rapport sont les expressions non de la forme, mais d'autre chose qui reste encore dterminer. P a r le fait que les deux termes du rapport (deux marchandises) s'expriment entre eux (de faon non rciproque, comme il apparatra plus tard), le rapport est lui-mme une forme d'apparition : c'est donc que la valeur n'est pas dans le rapport, au sens immdiat de l'expression ; elle n'est ni en a ni en b : par le fait que a s'exprime dans b, ce n'est pas a, mais l'ensemble du rapport qui rvle la

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valeur : La valeur d'change a un contenu distinct de ces expressions diverses. (P. 53.) Par le rapport, il y a expression, mais il ne faut pas tenir les termes du rapport pour le contenu du rapport. L'analyse de la valeur s'appuie donc sur une logique matrielle qui permet de passer de concept en concept (par exemple de dduire la valeur), mais elle n'a plus rien voir avec la mthode empirique de la dcomposition ni avec la mthode formelle de la contradiction, qui des moment diffrents de l'expos ont pu tenir un rle analogue. 4. Le rapport ne se ralise pas seulement sous la forme qualitative a b (a c'est du b). Il est aussi et surtout un rapport quantitatif : ax = by (a c'est tant de b). Le rapport est essentiellement le lieu d'apparition de la mesure : c'est ce moment que l'analyse subit une mutation dcisive. La nouvelle analyse commence par un choix dcisif : le refus d'tudier le rapport d'change en tant que rapport qualitatif, pour ne considrer en lui que son contenu quantitatif. Pour connatre la nature de la valeur (comprendre qu'elle n'est pas quelque chose d'arbitraire, telle qu'elle se montre dans le rapport), il faut sortir des apparences, rcuser la forme d'apparition de la valeur pour interroger son contenu, qui est distinct de ses expressions diverses : les modles empiriques. Derrire les deux choses qui forment la matire immdiate du rapport, il faut en chercher une troisime, qui par elle-mme n'est ni l'une ni l'autre : la structure de ce rapport. L'galit du rapport (qui dfinit sa ralit) ne peut tre constitue, et dtermine, qu' partir d'une mesure, ou plutt d'une possibilit de mesurer, en elle-mme distincte de tous les rapports particuliers (qui sont des applications de la mesure, ses soutiens matriels ). Les objets qui entrent dans le rapport d'change ne peuvent tre mesurs, c'est--dire comme on le verra calculs, qu' partir d'un autre objet diffrent de leur aspect visible . Analyser le rapport d'change entre deux marchandises ne signifie donc pas : dgager de la marchandise ce second facteur qui n'apparat pas immdiatement en elle en procdant une comparaison empirique. Pour interprter le rapport, il faut le rapporter lui-mme une norme d'apprciation qui est d'une autre nature. 5. On pourrait partir de cela formuler une rgle gnrale, qui ne vaudrait pas seulement pour l'analyse co-

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nomique : pour comparer non empiriquement des objets, il faut au pralable dterminer la forme gnrale de cette mesure. On rencontre ici pour la premire fois cette exigence qui est un aspect essentiel de la Logique du Capital , que comme on sait Marx n'a pas crite. Toute 1431 tude de forme se tient au moins deux niveaux distincts. 11 n'est pas possible de faire dire ce qu'il exprime un rapport d'expression si on l'interroge seulement dans sa ralit empirique : ainsi s'labore une thorie matrielle de l'expression qui critique, comme aveuglment empiriques, toutes les descriptions de sens (donc toutes les tentatives de smiologie). Pour savoir ce qu'exprime un rapport, il faut aussi, et m m e d'abord, savoir ce qui l'exprime. Autrement dit, on ne peut comprendre comment un sens (ici l'galit : on verra par la suite qu'elle n'est pas neutre, rciproque, mais au contraire polarise) passe entre les termes d'un rapport que si on se reprsente ce rapport lui-mme comme l'un des termes d'un autre rapport d'expression, d'une autre nature. 6. L'analyse du rapport tel qu'il se donne ne peut produire aucun savoir : il faut le transformer, l'interprter, le rduire en quation ; ainsi il signifie autre chose. On est pass de ce qui se prsente d'abord aux conditions de cette apparition. D o n c : la valeur ne se prsente comme telle (dans les limites de sa prsentation) qu' l'intrieur du rapport d'change, mais il est impossible d'analyser ce rapport en luimme, moins de s'arrter, comme le fait Aristote, devant la contradiction. C'est que la valeur n'est pas dans le rapport comme le noyau dans son fruit : on ne passe de la marchandise, ou des deux marchandises, la valeur qu'en se soumettant la rupture qui spare une forme d'une autre. Le rapport d'change est le seul moyen d'accs la valeur, mais il ne donne pas sur elle une prise directe. Le rapport est le seul chemin qui conduise la valeur, mais le chemin passe seulement par le rapport. Quand on parvient au concept de la valeur, il faut se dtourner du rapport lui-mme pour interroger les conditions de son apparition. Paradoxalement, le rapport d'change n'est la forme d'apparition de la valeur que dans la mesure o la valeur n'y apparat pas. C'est l'quation qui donne le moyen de sortir du rapport d'change, et de voir le concept de valeur : Quel que soit

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le rapport d'change entre deux marchandises, il peut toujours tre reprsent par une quation. Alors peut commencer la dduction de la valeur au moyen de l'analyse des quations dans lesquelles s'exprime toute valeur d'change (postface la seconde dition). Il faut d o n c rduire le rapport son quation pour pouvoir ensuite dduire de cette quation la valeur. Il n'est pas question de dduire la valeur de sa forme d'apparition (cette dduction est, comme on l'a vu, impossible). Il n'est pas question non plus de rduire les objets qui remplissent empiriquement le rapport leur valeur abstraite ; sur ce point, M a r x s'explique lui-mme dans une lettre Engels du 25 juillet 1877, avec une grande jovialit : Exemple de la grande perspicacit des socialistes de la chaire . Mme avec une grande perspicacit, telle que celle dont fait preuve Marx, on ne peut rsoudre le problme consistant rsoudre des valeurs d'usage (cette andouille oublie qu'il s'agit de marchandises , c'est--dire des lments de plaisirs) leur contraire, des quantits d'efforts, des sacrifices... (L'andouille croit que je veux, dans m o n quation de valeur, rduire les valeurs d'usage de la valeur .) C'est une substitution d'lments de nature diffrente. La mise en quation de valeurs d'usage de nature diffrente ne peut s'expliquer que par une rduction de celles-ci un facteur c o m m u n de valeur d'usage. (Pourquoi ne pas les rduire plutt tout de suite au... poids ?) Dixit Monsieur Knies, le gnie de l'conomie politique professorale... Effectivement, ce gnie aurait t mieux inspir de s'en prendre, s'il les avait connus, aux Manuscrits de 1844, o les renversements des plaisirs en peines ne sont pas peu nombreux. Dans l'expos rigoureux du Capital, plus de renversement dialectiques, ni de rductions naves : rduction et dduction n'y ont de valeur qu'au prix d'une stricte combinaison, qui a pour fonction d'exclure toute confusion entre le rel et le pens . Un long chemin a t parcouru {13. Si on m a i n t i e n t cette c o n f u s i o n , on s'interdit de c o m p r e n dre c o m m e n t l a p e n s e s'approprie l e rel, s u r l a b a s e d u rel lui-mme.

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depuis le texte de la Sainte Famille sur le procs du fruit, o la dduction hglienne tait remplace, renverse, pour devenir une rduction empirique : le passage par l'quation, qui agence et transforme la rduction et la dduction, met sur le m m e plan, confond dans une unique cri ] tique, les deux mthodes traditionnelles de la connaissance idaliste : l'analyse telle qu'elle est nouvellement dfinie s'loigne autant de l'empirisme que du spiritualisme logique. 7. Au terme de l'opration complexe rduction-dduction, la notion de rapport d'change ne sert plus rien, on peut l'abandonner, comme on l'a dj fait pour beaucoup d'autres : Les deux objets sont donc gaux un troisime qui, par lui-mme, n'est ni l'un ni l'autre. Chacun des deux doit en tant que valeur d'change tre rductible au troisime, indpendamment de l'autre. La valeur n'est pas plus obtenue par une rduction empirique partir de l'change qu'elle n'a t obtenue par une rduction empirique partir de la marchandise. Le paradoxe de l'analyse de l'change, c'est que la valeur n'est ni dans les termes de l'change, ni dans leur rapport. La valeur n'est pas donne, ni dgage, ni mise en vidence : elle est construite comme concept. C'est pour cela que la mdiation du rapport perd tout son sens un certain moment de l'analyse : l'change est le seul moyen d'arriver la valeur (comme l'avait vu Aristote), mais il ne sert absolument pas la dfinir : la valeur ne confond pas sa ralit (de concept) avec les tapes de sa recherche. Ou encore : la valeur ne peut tre un contenu c o m m u n aux deux objets, moins d'tre en mme temps dans chaque objet ; or elle est indpendante de l'objet qui la supporte, elle existe part, par elle-mme . Elle n'est pas non plus entre les deux comme un autre objet de mme nature (c'tait l'illusion d'Aristote) ; c'est un objet d'une autre nature : un concept. L'analyse de la valeur n'est pas dialectique, au sens hglien de ce terme, en ce qu'elle ne dpend pas d'une dialectique des marchandises (identit, opposition, rsolution dans le concept, dj donn au dpart sous une forme non dveloppe). Le mouvement de l'analyse n'est pas continu, mais sans cesse interrompu par la remise en question de l'objet, de la mthode et des moyens de l'expos.

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8. Pour comprendre cette diffrenciation intrieure l'expos, sans laquelle il n'y aurait pas analyse rigoureuse, il faut s'arrter l'exemple de la gomtrie lmentaire, qui joue un rle capital dans l'argumentation puisqu'il a pour fonction de dgager la forme de raisonnement spcialement adapte l'tape finale de l'analyse. Un exemple emprunt la gomtrie lmentaire va nous mettre cela (le passage de l'change la valeur) sous les yeux. Pour mesurer et comparer les surface de toutes les figures rectilignes, on les dcompose en triangles. On ramne le triangle lui-mme une expression tout fait diffrente de son aspect visible : au demi-produit de sa base par sa hauteur. De mme, les valeurs d'change des marchandises doivent tre ramenes quelque chose qui leur est c o m m u n et dont elles reprsentent un plus ou un moins. (P. 53.) L'exemple doit mettre en vidence le rle de l'quation dans la dtermination du concept. Le calcul des surfaces (pour lmentaire qu'il soit, il ne peut tre immdiatement, spontanment, dgag comme une donne empirique, mais ncessite un travail de la connaissance) se fait par la succession de deux analyses : la premire, une dcomposition empirique analogue celle qui a dgag la marchandise, produit une premire abstraction, le triangle, lment de base de toutes les collections ; ainsi le problme est pos : il s'agit de mesurer des triangles. Cette mesure est obtenue par le moyen d'une seconde analyse, celle qui ramne le triangle l'quation de la surface, expression tout fait diffrente de son aspect visible . La mesure de la surface ne se dgage pas de la confrontation empirique de tout ce qui a une surface, c'est--dire des figures. La question du plus ou moins de surface n'est qu'un des aspects de la question fondamentale qui porte sur la notion de surface. L'expression de la surface ne s'obtient pas p a r une rduction partir de la diversit empirique des choses ayant surface, et inversement, ces plus ou moins de surface ne s'obtiennent pas p a r une dduction partir de la notion de surface : le concept est cette ralit particulire qui permet de rendre compte de la ralit. Ainsi l'expression abstraite est finalement, et fondamentalement, en rapport avec chaque objet pris en lui-mme, c'est--dire indpendamment des autres : elle n'est pas le concept des rapports entre

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depuis le texte de la Sainte Famille sur le procs du fruit, o la dduction hglienne tait remplace, renverse, pour devenir u n e rduction empirique : le passage par l'quation, qui agence et transforme la rduction et la dduction, met sur le m m e plan, confond dans une unique cri[ 4 5 ] tique, les deux mthodes traditionnelles de la connaissance idaliste : l'analyse telle qu'elle est nouvellement dfinie s'loigne autant de l'empirisme que du spiritualisme logique. 7. Au terme de l'opration complexe rduction-dduction, la notion de rapport d'change ne sert plus rien, on peut l'abandonner, comme on l'a dj fait pour beaucoup d'autres : Les deux objets sont donc gaux un troisime qui, par lui-mme, n'est ni l'un ni l'autre. Chacun des deux doit en tant que valeur d'change tre rductible au troisime, indpendamment de l'autre. La valeur n'est pas plus obtenue par une rduction empirique partir de l'change qu'elle n'a t obtenue par une rduction empirique partir de la marchandise. Le paradoxe de l'analyse de l'change, c'est que la valeur n'est ni dans les termes de l'change, ni dans leur rapport. La valeur n'est pas donne, ni dgage, ni mise en vidence : elle est construite comme concept. C'est pour cela que la mdiation du rapport perd tout son sens un certain moment de l'analyse : l'change est le seul moyen d'arriver la valeur (comme l'avait vu Aristote), mais il ne sert absolument pas la dfinir : la valeur ne confond pas sa ralit (de concept) avec les tapes de sa recherche. Ou encore : la valeur ne peut tre un contenu commun aux deux objets, moins d'tre en mme temps dans chaque objet ; or elle est indpendante de l'objet qui la supporte, elle existe part, par elle-mme . Elle n'est pas non plus entre les deux comme un autre objet de mme nature (c'tait l'illusion d'Aristote) ; c'est un objet d'une autre nature : un concept. L'analyse de la valeur n'est pas dialectique, au sens hglien de ce terme, en ce qu'elle ne dpend pas d'une dialectique des marchandises (identit, opposition, rsolution dans le concept, dj donn au dpart sous une forme non dveloppe). Le mouvement de l'analyse n'est pas continu, mais sans cesse interrompu par la remise en question de l'objet, de la mthode et des moyens de l'expos.

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8. Pour comprendre cette diffrenciation intrieure l'expos, sans laquelle il n'y aurait pas analyse rigoureuse, il faut s'arrter l'exemple de la gomtrie lmentaire, qui joue un rle capital dans l'argumentation puisqu'il a pour fonction de dgager la forme de raisonnement spcialement adapte l'tape finale de l'analyse. Un exemple emprunt la gomtrie lmentaire va nous mettre cela (le passage de l'change la valeur) sous les yeux. Pour mesurer et comparer les surface de toutes les figures rectilignes, on les dcompose en triangles. On ramne le triangle lui-mme une expression tout fait diffrente de son aspect visible : au demi-produit de sa base par sa hauteur. De mme, les valeurs d'change des marchandises doivent tre ramenes quelque chose qui leur est c o m m u n et dont elles reprsentent un plus ou un moins. (P. 53.) L'exemple doit mettre en vidence le rle de l'quation dans la dtermination du concept. Le calcul des surfaces (pour lmentaire qu'il soit, il ne peut tre immdiatement, spontanment, dgag c o m m e une donne empirique, mais ncessite un travail de la connaissance) se fait par la succession de deux analyses : la premire, une dcomposition empirique analogue celle qui a dgag la marchandise, produit une premire abstraction, le triangle, lment de base de toutes les collections ; ainsi le problme est pos : il s'agit de mesurer des triangles. Cette mesure est obtenue par le moyen d'une seconde analyse, celle qui ramne le triangle l'quation de la surface, expression tout fait diffrente de son aspect visible . La mesure de la surface ne se dgage pas de la confrontation empirique de tout ce qui a une surface, c'est--dire des figures. La question du plus ou moins de surface n'est qu'un des aspects de la question fondamentale qui porte sur la notion de surface. L'expression de la surface ne s'obtient pas p a r une rduction partir de la diversit empirique des choses ayant surface, et inversement, ces plus ou moins de surface ne s'obtiennent pas par une dduction partir de la notion de surface : le concept est cette ralit particulire qui permet de rendre compte de la ralit. Ainsi l'expression abstraite est finalement, et fondamentalement, en rapport avec chaque objet pris en lui-mme, c'est--dire indpendamment des autres : elle n'est pas le concept des rapports entre

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objets, c'est--dire un concept empirique, mais le concept de chaque objet en particulier, dcel grce la mdiation du rapport, mais non produit par elle : ainsi la critique (implicite) de l'hglianisme est en m m e temps une critique (explicite) de l'empirisme. L'quation de la surface, c o m m e celle de l'change, est une ide, c'est--dire un objet d'une toute autre sorte : non un contenu de ralit, mais un contenu de pense, pour reprendre une classification dj utilise, une gn> 1 ralit I I I ; on comprend alors que lorsqu'on dit que l'analyse ramne les objets rels un troisime objet , le terme objet soit utilis dans un sens symbolique (mais non allgorique : le concept est bien une certaine sorte d'objet). De m m e que l'ide de cercle n ' a ni centre ni circonfrence, la surface du triangle n'est pas elle-mme triangulaire ; de m m e aussi, la notion de valeur ne s'change pas. Ainsi on comprend que l'analyse de la relation qui rapporte entre eux les termes dans le cadre de l'change renvoie elle-mme un troisime objet dont la limite elle rvle l'absence : ce troisime et nouvel objet, l'change le cache plutt qu'il ne le montre. La ralit, la pratique des changes et des marchs n'a pas suffi le crer : il a pu y avoir pendant trs longtemps des marchs et des changes, sous des formes trs diffrentes, sans qu'on sache y rapporter cette mesure qu'est pour eux le concept de valeur. Le concept de valeur, M a r x ne l'a pas trouv l'tal d'un quelconque march, l'enseigne de la connaissance : cette boutique, o il n'y aurait gure de matire changer, trouve planter sa tente ailleurs que sur le terrain des marchs. Sans la rigueur de l'expos scientifique, qui seule parvient produire du savoir, le concept de valeur n'aurait aucune signification : c'est--dire qu'il n'existerait 1 pas . L'exemple de la gomtrie lmentaire a donc, malgr sa simplicit, ou peut tre cause d'elle, une considrable importance : il dfinit la nature de la valeur, il lui confre sa qualit essentielle : celle de concept scientifique. Il faut signaler le rle analogue que tiendront par la suite d'autres exemples : celui de la chimie (p. 65) et celui de la mesure des proprits physiques (p. 70) ; eux aussi serviront 1 4 1S

1 4 . Cf. L. A L T H U S S E H , Pour Marx : S u r la dialectique m a t rialistes > 15. La c o n n a i s s a n c e ne reflte la ralit ni m c a n i q u e m e n t ni immdiatement.

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marquer la relation entre le concept et la ralit qu'il reflte. 9. La dmarche de l'expos n'est ni celle d'une rduction empirique, ni celle d'une dduction conceptuelle (si Marx donne l'impression qu'il suit le mouvement d'une telle dialectique nous savons qu'il s'agit seulement d'une coquetterie , c'est en montrant justement qu'elle est trompeuse, qu'elle ne dcrit pas un mouvement rel mais le jeu d'une illusion) : partir des abstractions empiriques (qui orientent, guident, la pratique conomique et ses idologies scientifiques), il faut constituer ce contenu de pense, ce concret-de-pense, qu'est le concept scientifique : ce contenu n'est ni absolument driv ni absolument dduit, mais produit par un travail d'laboration spcifique. Il est possible prsent de donner les dterminations du concept, de ce quelque chose de commun qui est propre chaque objet avant de caractriser les rapports des deux objets (cf. p. 65 : il s'agit d'une proprit inhrente >). Comme la mthode d'analyse n'est pas la figure inverse du processus rel de constitution, mais qu'elle reprend chaque fois le geste de se dtourner des illusions (qui ne montrent que dans la mesure o elle dissimulent : on pourrait, juste terme, dire qu'elles reclent), dans une vritable traverse des apparences, cette dtermination du concept sera d'abord ngative : Ce quelque chose de commun ne peut tre... Par cette ngation sont radicalement carts les modes d'apparition empirique. Le quelque chose de c o m m u n ne peut tre dfini partir des qualits naturelles, ou des valeurs d'usage. Ici il convient de mettre de ct l'exemple : dans le cas de la gomtrie lmentaire, la notion de surface ne peut tre directement dduite partir de la diversit des surfaces parce que justement elle sert dfinir cette diversit. Le rapport entre la valeur d'usage et la valeur d'change prend, partir de maintenant, un caractre trs diffrent : il ne relie le concept sa chose que dans des conditions trs particulires qui font qu'on devra s'interroger sur la constitution historique de ce rapport : comment s'est-il ralis ? Sur ce point, Engels ajoutera, la fin du paragraphe (p. 56), une note trs importante. Pourtant, il est possible de remarquer que le rapport entre le concept et sa chose n'est pas le rapport entre la valeur d'change et la

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valeur d'usage, mais entre la valeur et la marchandise : or la notion de valeur qualifie les marchandises comme la 1491 notion de surface qualifie les surfaces ; L'acte d'changer ne manifeste l'apparition de la valeur que dans la mesure o il fait abstraction de la valeur d'usage , ce qui est mme sa condition ; sans cette abstraction, l'acte d'changer n'aurait aucun sens. Tout rapport d'change est caractris par cette abstraction : proposition dont Aristote avait l'avance compris le sens, mais qu'il ne pouvait lui-mme formuler. L'change se manifeste d'abord (quoiqu'indirectement) comme la suppression de toute qualit, et fait apparatre, sur le fond de cette disparition, une proportion : la valeur ne peut tre distingue qu' partir d'une diversit quantitative (et non plus qualitative). On va voir que ce n'est encore que l'aspect le plus superficiel de l'analyse : il ne faut pas confondre le caractre abstrait de ce rapport quantitatif (la proportion) avec le vrai terme de la rduction analytique. Pour reprendre l'exemple de la gomtrie lmentaire, l'analogue du calcul de la surface, ce n'est pas la proportion qui est pour l'change la condition d'apparition la plus apparente, celle prcisment qu'il s'agit de rduire, dont il faut rendre compte. La proportion, sa faon, dsigne (renvoie ) un concept : elle ne se confond pas avec ce concept. La quantit du rapport ne dfinit pas la valeur en elle-mme, comme la diversit qualitative dfinit l'usage (on a d'ailleurs vu au passage qu'il existait un point de vue quantitatif sur la valeur d'usage). Entre quantit et qualit, il ne peut y avoir discrimination relle, mais seulement opposition superficielle ; il s'agit seulement d'une classification provisoire, d'une faon de reprsenter la distinction entre valeur d'usage et valeur d'change ; la forme relle de cette distinction est chercher ailleurs. L'opposition entre quantit et qualit ne nous parle que dans la mesure o nous ne la prenons pas au mot. Aussi la dtermination ngative de la valeur ( e n faisant abstraction de , ce qui est une faon particulire de n o m m e r la rduction) ne conduit pas une tude purement quantitative (portant sur les proportions), mais la recherche d'une nouvelle qualit : celle d'tre, comme on sait, produit du travail. En tant que simples choses, les objets se diffrencient p a r leur usage, c'est--dire par leur irrductibilit. Si on met ce caractre de ct, en mme temps que disparaissent leurs qualits empiriques, apparat,

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non leur aspect quantitatif, mais une autre qualit (d'une tout autre nature : non directement observable) : Il ne leur reste qu'une qualit... ce sera prcisment la valeur dont va pouvoir tre dtermine la substance. 10. Mais au moment o la valeur apparat en personne, substantiellement, on s'aperoit que l'objet qu'elle caractrise s'est lui-mme mtamorphos (l'expression revient deux reprises) : si on cherche voir ce qui a rendu possible le rapport entre les objets, ce qui ne peut se faire, que par abstraction de leur caractre de choses, on s'aperoit que le rapport est autre que ce qu'on croyait, que ce que croyait Aristote par exemple. N o n seulement la valeur est autre chose, un troisime objet , mais on s'aperoit que le rapport dans lequel elle s'tait d'abord manifeste est lui aussi autre que ce qu'on croyait : pour comprendre la constitution du rapport, il faut faire intervenir un nouveau facteur qui mtamorphose le rapport lui-mme. A ce moment, nous sommes compltement pass de l'autre ct de la contradiction : ce m o m e n t aussi se lvent les fantmes. L'objet s'est mtamorphos : de chose qu'il tait, il est devenu marchandise. Et il ne s'agit videmment pas d'une conversion spculative, mais d'une transformation relle : d'aprs le texte final sur la chose et la marchandise, prcis par la note d'Engels, les choses peuvent trs bien ne pas tre des marchandises, mme en tant des produits du travail : elles le sont devenues. D'une part, on est pass de l'ide de chose celle de marchandise ; d'autre part, les choses sont effectivement devenues des marchandises. Est-ce dire que le mouvement d'exposition des concepts ne fait que suivre (ou remonter en sens inverse : mais c'est finalement la m m e chose) le processus de constitution ? Il n'en est rien : la transformation relle et la connaissance que nous en prenons en voyant la mtamorphose sont htrognes. Voir la mtamorphose, c'est produire [50] une nouvelle connaissance (en dterminant la substance de la valeur) : il n'y a pas eu mouvement du concept correspondant, l'endroit ou l'envers, au mouvement rel, mais suppression d'une illusion. C'est voir que la ralit que nous cherchons connatre n'est pas ce qu'elle manifeste, ce que nous croyons : elle n'est pas constitue de choses, mais de fantmes. Cette connaissance n'est venue ni d'un travail de la [51]

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ralit sur elle-mme, ni d'un travail de l'ide sur ellemme : A) La valeur n'est pas ce concept qui aurait t obtenu partir des objets , en faisant abstraction de leur individualit, ceci grce la situation privilgie que constitue l'change (il serait alors une abstraction empirique) : le concept n'est pas produit immdiatement par la situation d'change. Le concept de valeur est le produit du travail de la connaissance qui supprime justement dans le rapport ce qu'il avait d'videmment caractristique (ce qui le distinguait, le faisant voir), pour dbusquer les fantmes qui le hantent. B) Le concept ne peut tre produit qu' partir des concepts (en tournant le dos aux ralits empiriques) : c'est ce qui pourrait faire croire un processus spculatif. Il y a effectivement un changement au niveau du concept : non l'intrieur du concept, mais l'extrieur (le passage de concept en concept) ; ce mouvement n'est pas produit par le concept, mais il produit la connaissance partir du 1 concept dans des conditions matrielles dtermines. Le rel n'est pas modifi directement par l'apparition de cette connaissance nouvelle : Il subsiste aprs comme avant, dans son indpendance, l'extrieur de la pense. (Intr. de la Contribution.) L'ide de chose n'est pas une tape spculative qui nous mnerait comme par la main au concept de marchandise : elle constitue un des lments du matriel conceptuel sur lequel travaille la connaissance. De la m m e faon, la marchandise n'est telle q u ' partir de la chose : mais la considration des choses ne fait pas que nous sachions ce que c'est qu'une marchandise, ni m m e que le concept de marchandise a un sens. La chose n'est pas une forme aveugle de la marchandise : la rigueur, elle est le signe de notre aveuglement au m o m e n t o apparat la marchandise. La connaissance que nous avons de la valeur n'est obtenue qu' partir d'une critique du concept primitif que nous avons de la chose et de l'change. La mtamorphose n'est d o n c ni empi