Pierre Macherey

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Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, François Maspero, 1966 Table I . QUELQUES CONCEPTS ÉLÉMENTAIRES 1. Critique et jugement 2. Domaine et objet 3. Questions et réponses 4. Règle et loi 5. Jugement positif et jugement négatif 6. Envers et endroit La genèse d’un poème Thaumantis regia : Les visions du Château des Pyrénées 7. Improvisation, structure et nécessité 8. Autonomie et indépendance 9. Image et concept : Beau langage et langage vrai 10. Illusion et fiction 11. Création et production 12. Pacte et contrat 13. Explication et interprétation 14. Implicite et explicite 15. Dire et ne pas dire 16. Les deux questions 17. Intérieur et extérieur 18. Profondeur et complexité II. QUELQUES CRITIQUES 1. Lénine, critique de Tolstoï L’image dans le miroir 2. L’analyse littéraire, tombeau des structures III. QUELQUES OEUVRES 1. Jules Verne ou le récit en défaut I. Le problème posé par l’oeuvre II. Analyse de l’oeuvre A. Le point de départ : le projet idéologique B. La réalisation de ce projet : sa figuration et la symbolique de cette figuration C. Le thème révélateur. L’Ile, figure pour une fable ou fable pour une figure : L’Ile mystérieuse 1. Le thème comme instrument idéologique 2. Le nouveau récit La configuration de départ 1

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Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, François Maspero, 1966

Table

 I . QUELQUES CONCEPTS ÉLÉMENTAIRES 

1. Critique et jugement2. Domaine et objet3. Questions et réponses4. Règle et loi5. Jugement positif et jugement négatif6. Envers et endroit La genèse d’un poème Thaumantis regia : Les visions du Château des Pyrénées7. Improvisation, structure et nécessité8. Autonomie et indépendance9. Image et concept : Beau langage et langage vrai10. Illusion et fiction11. Création et production12. Pacte et contrat13. Explication et interprétation14. Implicite et explicite15. Dire et ne pas dire16. Les deux questions17. Intérieur et extérieur18. Profondeur et complexité

 II. QUELQUES CRITIQUES

1. Lénine, critique de Tolstoï L’image dans le miroir2. L’analyse littéraire, tombeau des structures

 III. QUELQUES OEUVRES

1. Jules Verne ou le récit en défautI. Le problème posé par l’oeuvreII. Analyse de l’oeuvre

A. Le point de départ : le projet idéologiqueB. La réalisation de ce projet : sa figuration et la symbolique de cette figurationC. Le thème révélateur. L’Ile, figure pour une fable ou fable pour une

figure : L’Ile mystérieuse

1. Le thème comme instrument idéologique2. Le nouveau récit

La configuration de départL’épreuve de la fictionL’erreur de Nemo

III. La fonction du romanAnnexe : L’ancêtre thématique : Robinson Crusoé

2. Borgès et le récit fictif3. « Les paysans » de Balzac ; un texte disparate

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QUELQUES CONCEPTS ÉLÉMENTAIRES   1. Critique et jugement.  

Qu’est-ce que la critique littéraire ? La question n’est simple qu’en apparence. Si on répond : critiquer, c’est chercher à savoir ce qu’est une oeuvre littéraire, on donne à l’activité critique un domaine de recherche, mais non à proprement parler un objet. D’autre part, on emploie un peu vite sans doute le terme de savoir : il faudra alors se demander quels sont le sens et l’usage du mot critique, qui semble s’être imposé depuis le XVIIe siècle pour désigner, à l’exclusion de tout autre, l’étude des oeuvres littéraires ; l’expression « histoire littéraire », avancée à un certain moment, n’a pas réussi à le remplacer : il a fallu bien vite distinguer l’histoire littéraire de la critique littéraire, donc maintenir ce terme contre l’autre. Or le terme de critique est ambigu : tantôt il implique le refus, par une dénonciation, jugement négatif ; tantôt il désigne (et c’est son sens fondamental) la connaissance positive des limites, c’est-à-dire l’étude des conditions de possi-bilités d’une activité. On passe aisément d’un sens à l’autre : ils sont comme les aspects inverses d’une même opération, solidaires dans leur incompatibilité même : une discipline qui recevra le nom de « critique » le devra peut-être à cette ambiguïté, qui parvient à nommer la présence d’une double attitude. La disparité entre jugement négatif (la critique comme condamnation) et connaissance positive (disons provisoirement : la critique comme explication) suscite en effet une division entre deux positions non plus seulement inverses, mais effectivement distinctes : la critique comme appréciation (l’école du goût), et la critique comme savoir (la « science de la production littéraire »). Activité normative, activité spéculative : énonçant tantôt les règles, tantôt les lois. D’un côté une science, de l’autre un art1[1].

L’une ou l’autre ? Ou les deux à la fois ? Et quels seraient alors le domaine où s’exerce cet art, l’objet travaillé par cette science ?  2. Domaine et objet.  

Dire : la critique littéraire est l’étude des oeuvres littéraires, c’est lui donner un domaine, non un objet ; c’est donc la considérer dès l’abord comme un art, et non comme une forme de savoir. La raison de cette tentation se comprend très bien : le domaine où s’exerce une technique est nécessairement donné empiriquement, ou doit être tenu pour tel. Il est donc facile d’en faire un commencement, de le prendre pour point de départ : toute activité raisonnée a naturellement tendance à se présenter à nous au début comme un art. Dans la pratique théorique, comme le montre l’histoire des sciences l’objet ne vient pas d’abord, mais après coup. Il n’y a pas de données immédiates de la connaissance : sinon celle-ci, très générale et très vague, nécessairement insuffisante, qu’elle a la réalité pour l’horizon. C’est bien de cette réalité que finalement, à la limite, elle nous parle : mais la limite justement n’est pas tracée à l’avance ; elle doit être ajoutée, surimposée au domaine de la réalité, pour que puisse, à l’intérieur de cette limite, s’inscrire un savoir. Ainsi, dire d’une science qu’elle a un domaine réel et aussi qu’elle a un objet, sont deux propositions différentes. La science part du réel : c’est dire qu’elle s’en éloigne. De quelle distance ? Par quel chemin ? Tout le problème de l’institution d’une forme de connaissance est ainsi posé.

Cela signifie qu’une connaissance rigoureuse doit par principe se garder de toute forme d’empirisme : ce sur quoi porte directement la recherche rationnelle n’existe pas déjà mais est produit par elle. L’objet n’est pas déposé devant le regard qui l’inspecte ; savoir ce n’est pas voir, suivre les lignes très générales d’une telle disposition, suivant laquelle l’objet s’offrirait, dans un partage de lui-même, comme un fruit éclaté, ajustant dans un même geste l’exhibition et le recel. Connaître ce n’est pas écouter une telle parole préexistante, qui serait fable, et la traduire : c’est inventer une nouvelle parole, donner la parole à ce qui par essence garde le silence, non qu’il soit empêché de rien dire, mais bien plutôt parce qu’il est le gardien du silence.

Connaître, ce n’est donc pas retrouver ou reconstituer un sens latent : oublié ou caché. C’est constituer un savoir neuf ; c’est-à-dire un savoir qui ajoute à la réalité d’où il part et dont il parle quelque

1[1] C’est-à-dire, au sens strict, une technique.

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chose d’autre. Souvenons-nous que l’idée de cercle n’est pas elle-même circulaire : ce n’est pas parce qu’il y a le cercle qu’il y a l’idée du cercle. Et retenons que l’apparition du savoir institue une distance, un certain écart : en limitant par cet écart le domaine initial, elle en fait un espace mesurable, l’objet d’un savoir.

Il faut bien comprendre que cet écart est irréductible : c’est justement le propre de la tentation empiriste de ramener toute activité raisonnée à la forme générale d’une technique, et de considérer qu’à mesure que le savoir avance, entre l’objet vrai (support de vérité, puisque c’est sa vérité qu’on veut exhiber) et la connaissance qu’on en prend, la distance peu à peu s’amenuise. Savoir alors, c’est déployer, décrire ; c’est traduire : absorber l’inconnu dans le donné ou inversement. C’est réduire à un point (l’apparition du vrai) le champ de la connaissance. Et le vrai savoir, ponctuel, est aussi ins tantané : il dure le temps d’un vrai coup d’oeil jeté sur les choses. L’entreprise du savoir est en tant que telle provisoire : elle finira bien par s’abolir, par se résorber dans une réalité qu’elle laisse inchangée, après l’avoir seulement interprétée. Dans une telle perspective, où le savoir est réduit à n’être qu’un art, et même, comme nous le verrons, art de lire, il se trouve avoir aussi perdu son histoire : son passé, son avenir, et son présent. Asservi à une fonction technique d’universalité, il a été comme dissipé.

Si nous voulons laisser au savoir sa valeur, lui conserver une certaine consistance, nous devons donc cesser de le considérer comme un artifice provisoire, un chemin, un intermédiaire, qui nous rapprocherait de la vérité, ou de la réalité, pour nous mettre effectivement en contact avec elle. Autrement dit, il faut lui restituer toute son autonomie (cela ne veut pas dire : son indépendance), sa dimension propre : il faut lui reconnaître le pouvoir de produire du nouveau, donc de transformer effectivement la réalité telle qu’elle lui est donnée. Il faut le considérer non comme un instrument, mais comme un travail : ce qui suppose au moins l’existence de trois termes effectivement distincts, matière, moyen et produit. Pour parler comme Bachelard, il faut reconnaître la discursivité caractéristique du vrai savoir.

On dira donc : ou bien la critique littéraire est un art, et alors elle est complètement déterminée par l’existence préalable d’un domaine (les oeuvres littéraires), qu’elle cherchera à rejoindre, pour en trouver la vérité, et finalement se confondre avec lui, puisqu’elle n’aura plus par elle-même aucune raison d’exister. Ou bien elle est une certaine forme de savoir : elle a alors un objet, qui n’est pas sa donnée mais son produit : à cet objet elle applique un certain effort de transformation : elle ne se contente pas de l’imiter, d’en produire un double ; entre le savoir et son objet, elle maintient donc une distance, une séparation. Si le savoir s’exprime dans un discours, et s’applique à un discours, ce discours doit être par nature différent de l’objet qu’il a suscité pour pouvoir en parler. Si le discours scientifique est rigoureux c’est parce que l’objet auquel, par sa propre décision, il s’applique, se définit par un autre type de rigueur et de cohérence.

Cette distance, l’écart suffisant pour que s’y installe une discursivité vraie, est essentielle, et caractérise définitivement les rapports entre l’œuvre et sa critique : ce qu’on pourra dire de l’oeuvre en connaissance de cause ne se confondra jamais avec ce qu’elle dit d’elle-même, parce que les deux discours ainsi superposés ne sont pas de même nature. Ni dans leur forme ni dans leur contenu ils ne peuvent être identifiés : ainsi, entre le critique et l’écrivain, une différence irréductible doit être posée au départ ; elle n’est pas ce qui distingue deux points de vue sur un même objet, mais l’exclusion qui sépare l’une de l’autre deux formes de discours. Ces discours n’ont rien de commun : l’oeuvre telle qu’elle est écrite par son auteur n’est pas exactement l’oeuvre telle qu’elle est expliquée par le critique. Disons provisoirement que, par l’utilisation d’un langage neuf, le critique fait éclater en l’œuvre une différence, fait apparaître qu’elle est autre qu’elle n’est. 3. Questions et réponses.  

Pour caractériser l’entreprise critique, il ne suffit pas de la décrire empiriquement : il faut justifier rationnellement son activité, et montrer qu’elle sait, à l’occasion et à sa manière, prendre une forme déductive. On dira alors qu’elle inaugure un type spécifique de déduction : appliquant à l’objet suscité une méthode qui lui convient. Mais il est évident que la méthode, pas plus que l’objet, n’est donnée au départ  ; ils se déterminent l’un l’autre conjointement : la méthode est nécessaire pour construire l’objet ; mais la juridiction de la méthode est elle-même subordonnée à l’existence de l’objet.

La question est donc la suivante : seule la détermination de son objet et de sa méthode permet de caractériser la forme de rationalité propre à une activité. Mais cette détermination dépend elle-même de l’exercice, donc de la connaissance de cette forme de rationalité. Comment sortir du cercle ?

On dira encore que l’objet et la méthode permettent d’identifier une forme de connaissance après coup, en tant qu’elle est une doctrine. C’est-à-dire en tant qu’elle présente un savoir cohérent : mais non en

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tant qu’elle est une activité de recherche ; c’est-à-dire en tant qu’elle est encore à élaborer. Objet et méthode définissent bien le savoir une fois qu’il est produit, mais ne montrent pas, au moins ne montrent pas directement, comment il a été produit, quelles sont les lois de sa production, autrement dit : quelles sont les conditions effectives de sa possibilité.

Or, pour identifier une forme de connaissance, plutôt qu’à la quantité de savoir qu’effectivement elle nous apporte, il importe de s’intéresser aux conditions qui ont rendu possible l’apparition de ce savoir : au lieu de considérer cette connaissance comme une doctrine, c’est-à-dire comme un système de réponses, on cherchera à formuler la question qui la fonde, qui donne sens à ses réponses. Si les réponses sont toujours explicites, ou au moins tendent à l’être, la question qui les supporte reste le plus souvent ignorée : dissimulée par ces réponses, elle est à leur profit vite oubliée. Faire la théorie d’une forme de connaissance, cela consiste d’abord à exhiber la question autour de laquelle elle est bâtie, et qui l’entoure d’ailleurs si bien qu’elle finit par la cacher. Avant donc de s’engager dans un dénombrement des doctrines critiques, il faut déceler la question à laquelle elles sont censées répondre : il faudra donc au préalable formuler en de justes termes, remplir, la question : « Qu’est-ce que la critique littéraire ? ». La remplir, car, ainsi dite, elle n’est qu’une question vide, une fausse question, une question empirique.

Mais il n’est pas si facile de revenir à une telle question initiale : non seulement parce que toute la séquence des réponses nous en éloigne, mais surtout parce que cette question n’est pas unique. Il y a non pas une, mais plusieurs questions. Une activité spéculative n’est pas unifiée, ponctuelle, groupée autour d’un problème, comme pourrait le faire croire l’image qu’en donne, par projection, une doctrine particulière  : elle est éparse, déployée tout au long d’une histoire (non pas spéculative mais réelle), qui est l’histoire des questions. L’état actuel d’une question (prenons cette expression dans son vrai sens), dans la mesure où il ne peut être tenu pour un état inerte, définitif (ce qui dissiperait son actualité en la forme vague d’une éternité), apparaît comme réellement partagé entre plusieurs questions. Ainsi : il n’y a pas de question définitive, et il n’y en a probablement jamais eu une seule à la fois.

Rapporter une histoire à la question qui l’anime, qui lui donne sens et nécessité, ce n’est donc pas la réduire à n’être que le déploiement linéaire d’une question donnée, le développement progressif d’un état initial. La question qui fonde une histoire n’est ni simple ni donnée : elle est constituée de plusieurs termes agencés de façon à produire un problème, nécessairement complexe, et ne pouvant donc s’abolir en une réponse. Dans un texte essentiel (Essais de linguistique structurale, p. 36), Jackobson a montré que « synchronique n’est pas égal à statique » : la question qui donne corps à une histoire (et rien n’interdit d’appeler « structure » cette question) n’implique pas seulement la possibilité du changement ; elle est faite de cette possibilité, à laquelle elle donne sa réelle inscription. Inscrire ne doit naturellement pas être confondu avec écrire, au sens, traditionnel et très pauvre, d’enregistrement qu’on donne souvent à ce mot ; la question, ou la structure, n’est pas la matérialisation ultérieure, l’incarnation tardive d’un sens déjà existant : elle est sa réelle condition de possibilité. De ce que la question soit ou non posée, résulte que l’histoire aura ou non lieu. De la façon dont la question est posée résulte le déroulement de l’histoire. La question, pour réunir des termes simultanés, n’est pas l’indice d’une instantanéité, ou le signe d’une continuité linéaire. A partir de la question ainsi instituée, une histoire réelle, non pervertie par le biais d’une anticipation mythique, peut être décrite. Ceci a été démontré en particulier à propos de l’histoire des sciences : rien, dans le principe, n’interdit que ce soit vrai de l’histoire de la critique littéraire.

Cependant il faut s’entendre sur le sens des termes : condition d’une part, et complexité d’autre part. Quand on propose de mesurer une histoire en la rapportant à la condition d’une question initiale, il ne faut pas entendre cette initiation au sens d’un début ou d’un commencement. L’opposition avant-après, début-suite, est ici manifestement insuffisante : la question n’est pas donnée avant l’histoire, dans la mesure où elle est elle-même constituée historiquement ; son institution accompagne celle de l’histoire, à un niveau différent. La condition n’est pas la cause empirique d’un processus, le précédant comme elle le ferait d’un effet : elle est le principe sans lequel ce processus ne saurait être connu. Connaître les conditions d’un processus : voilà le véritable programme d’une investigation théorique. On comprend de cette façon que l’idée du changement et celle d’une simultanéité (des termes de la question) ne soient pas incompatibles, mais s’accompagnent au contraire nécessairement.

La « condition » est donc un objet théorique : il ne faut pas croire qu’elle soit pour autant de nature purement spéculative. En particulier, sa complexité est réelle : elle n’est pas agencée suivant ces principes de division idéale, dont la contradiction hégélienne donne à la fois l’image la meilleure et une parfaite caricature. Dire que la question critique est non pas simple mais complexe ne veut pas dire qu’elle contient un conflit interne dont la résolution (par aggravation puis déformation) produirait, par développement interne, une histoire. Le principe théorique qui nous permet de faire la théorie de l’histoire réelle, d’en formuler le texte,

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n’est, comme on vient de le voir ni avant l’histoire ni après elle. Pas plus qu’il n’est contenu en elle il ne la contient : il en est séparé (sinon indépendant), et se tient à un tout autre niveau. L’expérience, dans ce domaine éclairante, nous montre assez qu’une histoire peut se faire sans sa théorie. L’interprétation hégélienne du processus historique tend justement à confondre histoire et théorie : et, sous couleur de théoriser l’expérience (en faisant d’elle une manifestation de l’idée), paradoxalement elle empirise la théorie.

En résumé : l’histoire des doctrines critiques ne deviendra pour nous intelligible qu’au moment où nous aurons déterminé la question complexe qui est sa condition.  4. Règle et loi.  

L’oeuvre de l’écrivain ne s’énonce pas dans les termes d’un savoir : ce point sera développé par la suite. Mais l’acte de l’écrivain peut bien, par ailleurs, être l’objet d’un certain savoir : au moins les deux questions peuvent être dissociées. Alors, s’il est vrai que le discours critique fait advenir par rapport au discours de l’écrivain l’exigence nouvelle d’une rationalité, il faudra donner à la critique un statut propre, en particulier renoncer à la maintenir dans les limites de la littérature.

Ceci suppose que la critique littéraire, ne se contentant plus de décrire le produit achevé, le préparant ainsi à être transmis, c’est-à-dire consommé, déplace son intérêt, et se propose comme objet (à expliquer, et non plus seulement à décrire) l’élaboration de ce produit. Par rapport à toutes les tendances effectivement réalisées de la critique littéraire, ceci suppose une conversion radicale, par la constitution d’une question critique nouvelle : quelles sont les lois de la production littéraire ? On voit quel prix il faudra payer pour réintroduire la critique dans la sphère de rationalité : il faudra lui donner un nouvel objet. Si la critique ne procède pas à cet échange, ne rompt pas définitivement avec son passé, elle se condamne à n’être qu’une forme plus ou moins élaborée du goût public : c’est-à-dire à n’être qu’un art. Une connaissance rationnelle se propose, comme on sait, d’établir des lois (universelles et nécessaires, dans les limites que définissent les conditions de leur formulation). Un art, connaissance non plus théorique mais pratique et empirique à la fois (c’est la loi des règles qu’elles ordonnent toujours l’usage d’une réalité donnée empiriquement), formule des règles générales, qui n’ont qu’une valeur approchée, moyenne (ce que traduit très clairement l’expression usuelle : « en règle générale »), et ne mettent en évidence, malgré leur valeur contraignante, aucune vraie nécessité. L’exception confirme la règle mais détruit la loi. En règle générale, les critiques, qui se sont jusqu’ici définis comme des techniciens du goût, ne se trompent jamais : mais, dans la mesure justement où ils cherchent à fixer cette réalité moyenne qu’est le goût, en fait ils se trompent toujours, et ne sauraient faire autrement, parce que leur travail, qui ne produit pas un savoir au sens strict du mot, échappe au contrôle de la rationalité. La règle supporte une activité à la fois normative et approximative (c’est la même chose) : on pourrait dire aussi contradictoire, dans la mesure où elle est incapable de se justifier elle-même, et ainsi doit recevoir d’ailleurs ses normes, qu’elle est incapable de constituer. A tous les sens du mot, l’art critique se distingue par son attitude empruntée : il se contente finalement d’appliquer des principes extérieurs dont il ne peut donner la raison. On comprend alors très bien que la critique, lorsque elle fonde son activité sur des règles, traite son objet, la « littérature », comme un produit de consommation : elle prépare, « dirige », oriente, l’usage de ce qu’elle considère comme une réalité donnée, toute faite, empiriquement proposée à son regard ; et elle résout le problème de son apparition, de sa constitution, une fois pour toutes, en l’attribuant au fait nécessairement mystérieux d’une création, nouvel asile de l’ignorance.

Ce n’est pas un hasard si l’art critique propose uniquement des règles de consommation : une connaissance rigoureuse devra au contraire élaborer d’abord des lois de production. On peut donc prendre comme hypothèse au départ : lire et écrire ne sont pas deux opérations équivalentes ou réversibles : il faut éviter de les prendre l’une pour l’autre.

Dans les pages qui précèdent, a été identifiée une difficulté fondamentale de la méthode critique traditionnelle : sa tendance à glisser sur la pente d’une illusion naturelle, qui est l’illusion empirique. Celle-ci traite l’oeuvre, objet de l’entreprise critique, comme une donnée de fait, immédiatement découpée, et s’offrant spontanément au regard qui l’inspecte. Ainsi, par l’intermédiaire de l’opération critique, l’oeuvre n’aurait qu’à être reçue, décrite, assimilée. Le jugement critique, entièrement placé dans la dépendance de son objet, n’aurait qu’à le reproduire, l’imiter, c’est-à-dire le suivre dans ses lignes nécessairement évidentes, pour faciliter le seul déplacement que l’oeuvre puisse accomplir : celui qui la fait consommer, c’est-à-dire qui la fait passer du livre, qui la retenait provisoirement dans ses liens, jusque dans la conscience plus ou moins claire, attentive et avertie de ses lecteurs possibles ; alors le modèle de cette communication est donné par le

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regard critique. Cependant, cette illusion n’est pas la seule. Il est temps d’en étudier une autre, en apparence très

différente, et même opposée, qui est l’illusion normative.

 5. Jugement positif et jugement négatif.  

L’activité critique, entendue en son sens le plus large, semble impliquer une modification de son objet : critiquer, si ce n’est effectivement et activement changer, c’est évoquer la possibilité d’un changement, et, à l’occasion, le provoquer. Au fond de l’attitude critique, il y a, sous-entendue mais déterminante, cette affirmation : « il pourrait ou devrait en être autrement ». Ainsi la critique a-t-elle à la fois un aspect positif et un aspect négatif : elle détruit ce qui est, par référence à une norme idéale, et construit, en substituant à une réalité initiale sa version « corrigée », « révisée », « conforme ». Que cette élaboration soit le plus souvent idéale, se limitant comme elle le fait ordinairement à l’énoncé d’un voeu, ne change rien à l’affaire  : ce n’est pas seulement le possible qui est préféré au réel, mais le réel lui-même qui est représenté comme la forme possible, et manquée, ou fidèle au contraire, d’une norme donnée en même temps que lui. On dira, géné-ralement, qu’il n’y a de critique qu’à partir de la volonté que s’effectue un changement.

Ainsi la critique n’est jamais absolument satisfaite de ce qui lui est donné : elle risquerait même de s’abolir dans la satisfaction, s’il ne lui restait, pour faire entendre sa voix, cette possibilité de redoubler l’oeuvre d’un point de vue différent, dans le langage quasi conforme et déjà décalé de l’éloge. La critique semble donc, par sa nature même, rompre dès le départ avec l’illusion empirique : elle prétend, à la place du donné indiquer une possibilité autre. A la limite, une certaine critique, appliquée aux oeuvres, se proposera modestement de les traduire : même dans ce cas, où elle prétend, par sa fidélité et sa réserve, imposer un minimum de transformation, elle cherche à mettre à la place de ce qui lui est proposé autre chose ; la transformation critique prend alors la forme d’une transposition. Comme on le verra par la suite, cette opération suppose cependant la permanence et l’autonomie d’un lieu, en lequel s’opère la substitution : on tombe alors dans une série de métaphores spatiales, et on parle d’un espace de l’oeuvre, et même d’un espace de la littérature.

La critique, telle au moins qu’elle se présente spontanément commence donc toujours par la dénégation : son geste élémentaire est celui d’un refus. Pourtant elle prétend par ailleurs apporter une connaissance : le droit qu’elle applique doit être reconnu pour être déterminant. Elle veut dire le vrai en même temps qu’elle dénonce le faux ; et ainsi elle énonce un savoir, même si ce savoir obéit à des règles originales, même si par exemple il est un savoir subjectif, ce qui est une contradiction dans les termes  : la critique définissant son point de vue par le fait que pour elle il n’y a pas là contradiction. Ainsi la critique se propose-t-elle non seulement d’écarter et de dissiper ce qui ne tient pas devant son regard et ne saurait lui résister  : elle veut construire et produire. Elle aimerait être constituante : jusque dans son regret à l’occasion exprimé de ne pas l’être, elle institue le fantôme d’une telle production. Alors son entreprise prend la forme positive d’une évaluation, ou d’une révélation : manifestant ce qui en l’oeuvre constitue une puissance d’affirmation, resti-tuant l’œuvre à une autre présence, qui est celle de sa vérité, elle montre qu’elle a sur elle d’une certaine façon pouvoir, que, dans l’intervalle suscité par son geste initial de refus et d’écart, elle peut faire apparaître un objet inédit, peut-être d’une autre nature, mais que sans elle nous n’aurions jamais possédé.

Refusant à l’œuvre telle qu’elle est un caractère définitif, et mettant au contraire l’accent sur ses altérations, le jugement critique affirme en elle la présence de l’autre, sous les espèces de la norme qui permet de la juger. L’oeuvre est donc bien soumise au principe d’une légalité : mais cette légalité ne lui appartient pas en propre, et la dépossède au contraire de son autonomie, puisqu’elle met en évidence son insuffisance à elle-même. Jusque dans sa prétention à construire, à juger positivement, la critique normative affirme son pouvoir de destruction.

La légalité dont elle parle est une légalité extérieure, elle intervient après coup, et s’applique à un objet déjà donné qu’elle n’a pas contribué à produire. La légalité esthétique a un statut juridique et non théorique : tout au plus elle contrôle l’activité de l’écrivain en la restreignant par des règles. Impuissante à la considérer dans ses limites réelles, c’est-à-dire à la constituer, elle ne peut qu’exercer sur elle l’action corro -sive de son ressentiment. En ce sens toute critique se résume en un jugement de valeur porté sur les marges du livre : « Pourrait mieux faire ». Et, sachant ce mieux si elle ne l’effectue guère, elle traverse du regard l’oeuvre réelle pour voir au-delà son double de rêve. Qu’une telle légalité ait une signification purement

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réactive ne fait aucun doute : elle n’a d’autre valeur que celle d’une défense, et n’affirme cette hypothétique distance entre le fait (l’oeuvre) et la loi (la norme) que pour pouvoir y prendre et garder place. Le coup ainsi porté à l’empirisme n’est pas de ceux dont il ne peut se relever : la critique qui goûte (sans poser de questions), et la critique qui juge (sans s’encombrer de scrupules) sont essentiellement apparentées. Le consommateur innocent et le juge sévère sont finalement les partenaires d’une même action.

Entre eux une seule vraie différence, et elle apparaîtra clairement plus tard : l’empiriste en critique se veut complice de l’écrivain, car il croit que l’oeuvre n’est faite que de cette exigence de complicité, alors que le magistrat se voudrait aussi son maître, voyant mieux cette même chose que l’auteur ne sait pas voir, et la disant s’il néglige de l’écrire, c’est-à-dire d’en faire une oeuvre, pressé comme il l’est d’aller immédiatement, sans se soumettre aux délais d’une réelle production, à l’essentiel.

Cette fin de l’oeuvre, qui lui est assignée par les règles de la légalité esthétique, à force d’être évoquée, finit par être réalisée, et incarnée : elle acquiert un statut autonome qui permettra d’en parler pour elle-même, à moins que, par respect, on la désigne sans la nommer. Cette fin c’est le modèle, à partir duquel se détermine la conformité.

L’illusion normative voudrait que l’œuvre soit autre qu’elle n’est : ceci suppose que l’œuvre n’a de réalité et de consistance que par son rapport à un modèle auquel elle peut sans cesse être confrontée, et qui fut la condition de son élaboration. L’oeuvre suppose un modèle : ainsi elle peut être corrigée ; elle peut être effectivement modifiée, ou faire l’objet d’un procès. L’oeuvre ne dépend donc du jugement que dans la mesure où elle renvoie à un modèle indépendant, qui à la limite pourrait être connu directement, sans que soit besoin du détour par la mise en oeuvre. La critique, par son jugement ne fait que rectifier le travail de l’écrivain, et ainsi elle le prolonge, et s’installe dans l’intimité du texte, à laquelle elle participe profondément. On voit combien l’illusion normative s’apparente directement à l’illusion empiriste. Le droit à la critique est fondé sur la juridiction du modèle, et déterminé par les règles qui définissent l’accès au modèle. L’oeuvre parfaite, achevée, est donc celle qui est parvenue à résorber sa propre critique : elle s’est critiquée jusqu’au bout, jusqu’au modèle. Prise entre le modèle et la critique, l’oeuvre en tant que telle finit par s’abolir, au moment où est réalisée leur jonction.

Par hypothèse, l’oeuvre est précédée : le déroulement de son texte est pour une part essentielle fictif. L’oeuvre n’avance que pour retrouver la donnée initiale du modèle : quel que soit le mode d’accès choisi, il sera toujours possible d’en imaginer un autre, étant entendu que le meilleur chemin est toujours le plus court. Toutes les lectures, tous les détours sont donc possibles. La lecture la plus directe est la lecture critique, qui est nécessairement une lecture anticipée, puisque plus rapide qu’une autre, plus rapide que le récit lui-même, elle retourne au modèle. On dira que cette lecture n’existe que par la volonté de percevoir immédiatement le contenu du récit, par la tentative de l’appréhender indépendamment de la médiation du récit lui-même. Le récit apparaît dans sa lettre inessentiel, parce qu’il est là finalement pour cacher un secret en la révélation duquel il s’accomplit et s’annule.

La littérature policière reste la meilleure allégorie pour un tel avènement qui est aussi une disparition : elle est tout entière construite autour de la possibilité de cette lecture prophétique, au terme de laquelle s’achève le récit, au moment où il est fini et a perdu sa raison d’être. Dans un tel récit, dont le sens manifeste est la recherche d’une vérité, on trouve la tentation nécessaire d’un court circuit qui permettrait d’aller directement à la solution de l’énigme. C’est à cette tentation que cède le lecteur qui « commence par la fin » : c’est le propre de l’illusion normative qu’elle prend la fin pour un commencement. C’est bien elle que Spinoza définit dans l’appendice au livre I de l’Ethique par la confusion des effets et des causes. De façon analogue, le critique commence par le modèle : comme si le récit énigmatique ne donnait pas la solution en même temps que le problème, les deux à la fois, sans qu’il soit possible de les dissocier. D’ailleurs la distinc-tion d’un avant et d’un après n’est qu’un des éléments de la constitution du récit  ; elle ne permet pas de porter sur lui un jugement d’ensemble.

Si le but de la lecture était d’accéder à la vérité, et même à une vérité symboliquement déposée dans les dernières pages, le critère du bon récit serait son honnêteté. Le problème, correctement et franchement posé, pourrait être naturellement résolu, sans artifice, par les moyens donnés au départ : rien ne serait, sinon provisoirement caché, et ainsi la vérité pourrait apparaître indépendamment du récit. Le récit vrai, et sincère, serait celui qui, abolissant graduellement ses propres contours, construirait lui-même sa propre inutilité  : présentant le déroulement de sa ligne comme un détour qui pourrait être évité. Hors des délais exigés par l’accomplissement de l’oeuvre, apparaît dans l’éclair d’un vrai coup d’oeil, l’objet qui restait jusque-là dissimulé en les plis du récit.

C’est par un moyen analogue qu’une certaine critique parvient à confronter l’oeuvre à sa vérité. Vérité corrosive, tellement substantielle qu’en sa présence l’oeuvre finit par disparaître, inessentielle de n’être

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qu’une apparence. Le récit n’est plus qu’un guide, un moyen d’accès : il accompagne l’avènement du contenu, le retarde parfois, mais ne le constitue pas effectivement.

Toute une littérature, « mystérieuse », est comme l’illustration d’une telle doctrine : des héroïnes d’Anna Radcliffe à Sherlock Holmès, on retrouve, sous une forme dégradée peut-être, mais d’une inégalable clarté, cette méditation romancée sur le détour par l’apparence, qui sert de doctrine à une certaine forme de jugement critique, qui s’apparente au jugement moral. Au moment où l’énigme est dénouée, éclate le sens réel qui donnait leur efficacité illusoire aux épisodes intermédiaires. Par les ruses d’un récit s’accomplit une aventure dilatoire. Mais une telle littérature est évidemment à double sens : si elle dénonce en l’oeuvre l’écart qui la sépare vainement d’un vrai sens, elle la montre aussi au travail, construisant ce long chemin qui l’écarte de sa fin autant au moins qu’il l’en rapproche. L’envers de l’oeuvre, c’est peut-être ce modèle en lequel elle avoue sa nullité. Mais c’est aussi vraisemblablement ce rien qui, à l’intérieur d’elle-même la multiplie et la compose, la conduisant sur les voies de plus d’un sens.

Pour résumer provisoirement tout ce qui précède :La critique prétend traiter l’oeuvre comme un produit de consommation : ainsi elle tombe aussitôt

dans l’illusion empirique (qui est la première en droit), puisqu’elle se demande seulement comment recevoir un objet donné. Cependant cette illusion ne vient pas seule : elle se double aussitôt d’une illusion normative. La critique se propose alors de modifier l’oeuvre pour pouvoir mieux l’absorber. Elle ne la traite plus alors exactement comme une donnée dans la mesure où elle la refuse dans sa réalité de fait, pour n’y voir que la manifestation provisoire d’une intention encore à effectuer.

Cependant, cette deuxième illusion n’est qu’une variété de la précédente : l’illusion normative, c’est l’illusion empirique déplacée, située en un autre lieu. En effet elle transpose seulement les caractéristiques empiriques de l’oeuvre en les attribuant à un modèle, donnée ultime et indépendante, présente en même temps que l’oeuvre qui, sans cet accompagnement, serait sans consistance, et proprement illisible, ne pourrait être l’objet d’aucun jugement. L’illusion normative, qui n’implique la variation de son objet qu’à l’intérieur de limites fixées une fois pour toutes, est la sublimation de l’illusion empirique : son double idéal et « amélioré ». Mais elle suppose finalement les mêmes principes.

On aura plus tard à parler d’un troisième type d’illusion, apparenté aux premiers, qui est l’illusion interprétative.

 6. Envers et endroit.  

L’illusion normative dégage, comme on vient de le voir, une problématique de la fin et du commencement : le modèle étant ce vers quoi l’oeuvre tend pose la question de son terme. Cet accomplissement s’opère dans une clôture réelle ou idéale. Menant à ce qui n’est pas elle, l’oeuvre, malgré son apparente fermeture, est peut-être déchirée, béante : long corridor qui mène à la Chambre, introduction pure. Ainsi elle n’est peut-être pas, comme elle en a l’air, fixée tout au long de sa ligne manifeste ; mais animée au contraire d’un mouvement qui l’entraîne, la dirige vers ailleurs : elle n’est pas arrêtée, mais parcourue. Arrachant l’oeuvre à elle-même, à son repos, l’illusion normative a au moins le mérite de lui rendre une mobilité : ainsi pour la première fois est identifié, sinon en l’oeuvre elle-même, mais dans son rapport à sa vérité, le pouvoir qu’elle a de bouger. L’illusion normative n’est donc pas absolument stérile  : elle ne nous apprend rien, au sens strict du mot ; au moins nous montre-t-elle du nouveau.

L’oeuvre n’est pas ce qu’elle apparaît : même si cette proposition n’a pas une valeur théorique (elle repose sur la distinction idéologique de la réalité et de l’apparence), elle mérite d’être réfléchie. D’autant plus que cette proposition qui a été jusqu’ici exhibée à partir du déroulement du discours critique, doit en fait être entendue aussi sur un tout autre plan : elle ne caractérise pas seulement ce jugement extérieur à l’oeuvre, qui la trahit dans la mesure où il sert à la condamner. On peut la trouver également dans le dis cours de l’écrivain, à l’oeuvre, l’édifiant réellement en même temps qu’elle contribue à le modifier. L’idée peut donc être dégagée de son contexte idéologique : et recevoir ainsi une autre valeur (même si ce n’est pas celle d’un savoir : comme cela a déjà été dit, on ne cherchera pas dans l’œuvre les éléments d’un savoir sur l’oeuvre), un autre sens.

Cependant, avant même d’avancer des exemples, on doit faire au projet qui vient d’être proposé l’objection suivante : les oeuvres construites à partir de ce principe sont peut-être de fausses oeuvres, des oeuvres critiques qui se posent, sous le déguisement d’un discours, la question de la nature de ce discours  ; critiques camouflés, juges masqués fréquentant les bas-fonds pour les mieux connaître et les mieux détruire.

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En effet, lorsque E. Poe dans un texte célèbre, la Genèse d’un Poème2[2], dit que dans l’oeuvre le commencement est à la fin, manifestement, ce n’est plus le poète qui parle mais le commentateur : et ainsi son entreprise risque d’être par lui-même déviée, détournée de son sens. Jugeant ce qu’elle ne fait pas, et ne faisant que pour juger : à la manière de Valéry, qui doit son succès à ce qu’il a introduit la futilité à la fois dans la poésie et la critique. Cependant le texte de Poe mérite d’être étudié : on verra que la proposition en question y a un sens entièrement poétique, et non critique. Elle pourra ainsi servir d’indice, mais non de raison, pour la mise en question de l’oeuvre. Cette interprétation sera confirmée au moment où on retrouvera le même thème, sous une forme à peine différente, dans une oeuvre qui réfléchit aussi peu sur elle-même que l’est celle d’Anne Radcliffe.

Mais une objection capitale demeure : les thèmes dégagés immédiatement de textes littéraires ne sauraient avoir d’emblée une valeur conceptuelle. En tant que tels, l’envers et l’endroit, pourront légitimement être tenus pour des images indicatives, et rien de plus. Il faudra se souvenir que ces « idées » sont contaminées par l’illusion normative, de laquelle elles auront été artificiellement séparées. Dans l’énu-mération de concepts à laquelle on procède, elles constituent donc une parenthèse, qu’il conviendra de ne pas prendre trop au sérieux. La genèse d’un poème. 

« Un de ses axiomes favoris était encore celui-ci : « Tout, dans un poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dénouement. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit la première. » Grâce à cette admirable méthode, le compositeur peut commencer son oeuvre par la fin, et travailler quand il lui plaît, à n’importe quelle partie. Les amateurs du délire seront peut être révoltés par ces cyniques maximes ; mais chacun en peut prendre ce qu’il voudra. Il sera toujours utile de leur montrer quels bénéfices l’art peut tirer de la délibération, et de faire voir aux gens du monde quel labeur exige cet objet de luxe qu’on nomme Poésie. »

(Baudelaire : préambule à sa traduction du texte de Poe.) 

Le mécanisme de la fabrication poétique tel qu’il est exposé par Poe apparaît bien comme le reflet porté par l’illusion normative sur le travail de l’écrivain : ramassée tout entière en son point final, l’oeuvre dans son ensemble n’est par rapport à ce terme qu’une préparation et une approximation. A la fois organisée et réduite : disant l’essentiel par l’accumulation des apparences. Le juge implacable est devenu un coupable « cynique » comme le dit très bien Baudelaire ; et il plaide la préméditation : « Dans la composition tout entière, il ne doit pas se glisser un seul mot qui ne soit une intention, qui ne tende directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité. » (Baudelaire : Sur E. Poe, op. cité. p. 1069). Le poète exhibe les moyens de son travail, et révèle leur nature intermédiaire en les subordonnant à une fin, qui est aussi l’aboutissement réel du récit. Ainsi engendrée à partir d’un secret de fabrication, l’œuvre n’est pas du tout telle qu’elle se montre : trompeuse, elle se présente à l’envers de son sens véritable. Par cet aveu, l’auteur nous ramène à cette réalité initiale qui est la vérité de toutes ses manifestations ultérieures. Entendre cette vérité, c’est, au contraire du facile lecteur qui s’est placé dans la suite de l’oeuvre et n’en bouge pas, la précéder et lui ouvrir la voie : c’est ne pas se laisser prendre au jeu de l’oeuvre, mais participer à la construction systématique de sa fiction.

Baudelaire le dit bien : le poète est un compositeur. L’oeuvre est essentiellement composée et composite : son texte est constitué d’éléments distincts, placés bout à bout seulement en apparence. Ainsi l’accent est mis sur la diversité de la lettre : le texte ne dit pas une chose, mais nécessairement plusieurs à la fois. Il est donc composé d’éléments d’autant plus différents qu’ils sont instantanés. De cette multiplicité, Poe donne une explication psychologique : « par une nécessité psychique, toutes les excitations intenses sont de courte durée ». Il est permis de penser que cette explication a seulement une valeur de couverture ; mais par son moyen, est avancée l’idée très importante d’un développement inégal du texte, particulièrement évident sur les longs poèmes, qui cessent d’être un poème pour devenir une succession de poèmes distincts : « c’est pourquoi la moitié au moins du Paradis Perdu n’est que pure prose, n’est qu’une série d’excitations poétiques parsemées inévitablement de dépressions correspondantes, tout l’ouvrage étant privé, à cause de son excessive longueur, de cet élément artistique si singulièrement important : totalité ou unité d’effet. » Dans la pensée de Poe, ce décalage est un défaut ; de sa considération, il dégage une loi nécessaire : le texte doit être court pour que soit préservée son unité. Mais l’idée pourra être développée en un tout autre sens : comme on le verra, ce décalage est constitutif de la lettre de tout texte.

2[2] Oeuvres en prose, ed. de la Pléiade, p. 991.

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D’après Poe, l’élaboration est une fabrication. A l’énoncé d’une telle prétention, on peut faire deux remarques préliminaires : d’abord ce mythe de la genèse affirme l’idée très importante d’une séparation entre lecture (au sens ordinaire du mot) et écriture. Lire avec seulement les yeux d’un lec teur, c’est, dit Poe, rester aveugle aux conditions qui déterminent le sens de l’oeuvre, pour n’en voir que les seuls effets (à tous les sens du mot). Connaître réellement le travail de l’écrivain, c’est dégager d’abord ces conditions et, à partir d’elles, suivre le mouvement qu’elles produisent. Lecture et écriture sont des activités antagonistes : leur confusion suppose une profonde méconnaissance de la nature profonde de l’oeuvre.

D’autre part, la thèse avancée par Poe n’a pas une valeur, ni non plus un statut, théorique : comme tout mythe elle a une signification essentiellement polémique. Baudelaire, encore une fois l’a bien compris, lui qui dans la répartition de ses traductions de Poe en a fait une « Oeuvre Grotesque et Sérieuse ». Le but premier du récit (car c’en est un, et non une analyse théorique) est de mettre en déroute les illusions spon-tanéistes de la création : illusions trop ordinaires, auxquelles il était urgent d’opposer une représentation fantastique du travail de l’écrivain. Une simple lecture de l’oeuvre montre seulement le décor superficiel de l’entreprise : mais « derrière la scène » se joue une action inattendue, extraordinaire et dirigée, qui est la genèse. A l’abandon du lecteur s’oppose le pouvoir de décision de l’auteur, qui, dirigé par une logique absolue, procède à des choix raisonnés. « Mon dessein est de montrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l’intuition, et que l’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution, avec la précision et la rigueur logique d’un problème de mathématiques. » Le problème de mathématiques est l’image fantastique de l’oeuvre : il a une solution comme elle a une fin. Mais la solution de l’oeuvre est aussi le principe de sa disparition : ainsi l’oeuvre n’a d’autre consistance que celle qui lui est donnée par la ques tion qu’elle doit résoudre.

Si l’idée ainsi avancée a une incontestable valeur critique, il faut bien voir pourtant qu’elle est l’illusion ou l’image d’un savoir, c’est-à-dire un non-savoir. En effet, une fois dégagée la satire d’une erreur courante, le texte de Poe, à proprement parler ne nous apprend rien : dans ses prétentions positives il ne fait que reproduire le mécanisme de l’illusion qu’il dénonce par ailleurs. Lecture et écriture procèdent à l’inverse l’une de l’autre : il faut se méfier des trop faciles renversements (voir L. Althusser : Pour Marx). Renverser, ce n’est rien d’autre que transposer, affirmer une même chose en lui donnant une forme différente, qui la rend plus acceptable : Poe restitue à l’oeuvre son double diabolique (si diable c’est bien : « Deus inversus »), mais laisse l’un et l’autre, l’envers et l’endroit, dans un rapport d’analogie d’autant plus trompeur qu’il est cette fois définitif. En quelque sens qu’on parcoure son envers ou son endroit, l’oeuvre reste identique à elle-même : construite, donc stable et continue. Qu’elle soit activement élaborée, ou simplement suivie, elle nous présente le même type d’unité, de liaison, qui peut être envisagé également en deux sens différents (pour varier la métaphore spatiale : en avant et en arrière). Molles apparences ou rigoureuse déduction : ce sont les deux versions, ou les deux versants d’une même réalité. La fin est ce qui lie l’oeuvre à elle-même dans ses deux aspects : rapporter l’oeuvre aux conditions de sa nécessité, c’est alors la voir dans sa profonde unité. Envers et endroit n’auront été distingués que provisoirement, pour que puisse être exhibé le principe de liaison du discours.

Proposée ensuite, la déduction des parties du poème « Le Corbeau », qui les rapporte toutes à une intention finale et centrale à la fois, a une signification évidemment parodique : Baudelaire l’avait signalé, en remarquant dans ce texte une « légère impertinence ». « Poe fut toujours grand, non seulement dans ses conceptions nobles, mais aussi comme farceur » : grotesque et sérieux, non l’un à part de l’autre, mais les deux à la fois. Prendre cette déduction tout à fait au sérieux, c’est ne pas voir qu’elle est effectivement impossible : que l’auteur ne peut déduire d’une intention, si initiale soit-elle, les moyens de la mettre en oeuvre (comme ce sera longuement montré par la suite). C’est ne pas voir non plus que la ligne de l’oeuvre n’est ni absolument simple ni absolument continue. Poe le savait lui-même, puisqu’il a affirmé par ailleurs que le discours de l’oeuvre était disposé suivant un développement inégal, donc non déductif. Cependant la parodie est ici poétique, dans la mesure où elle parvient, à un certain moment, à se prendre elle-même au sérieux : le récit est nécessairement, mais d’une nécessité d’un autre type que celle qui est proclamée, interrompu par des considérations idéologiques empruntées, qui, par le biais d’un platonisme d’opérette (« la contemplation du beau ») reconduisent Poe sur le terrain de l’esthétique traditionnelle. Il y a à ce moment dans l’exposé une rupture, qui est révélatrice de son statut non théorique. La construction du « poème », qui agence des moyens en vue d’une fin, est elle-même subordonnée à une fin : l’intention qui la lie à elle-même reproduit un modèle extérieur d’où elle tire sa forme. Le discours poétique s’applique à la réalisation du Beau : entièrement consacré à cette tâche (qui est désignée en termes mythiques et non réels), il reçoit le statut d’une totalité, unité dans laquelle il disparaît. L’oeuvre annonce par chacun de ses moments la fin en laquelle elle s’anéantit, qui est, par hasard, son Jamais Plus ; ainsi le poème est-il l’image un peu facile de lui-même :

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cette coïncidence entre le texte et son objet montre bien que la Genèse est le corrélat du poème ; sa vérité, immanente, est du type de celle qui est proférée par le poème lui-même : encore une fois cette vérité n’est si évidente que parce qu’elle est l’image d’un savoir. Dans un tel contexte idéologique, l’illusion normative redevient un obstacle. Il faut remarquer aussi que l’intrusion de la légalité esthétique introduit dans l’argumentation une gênante contradiction : l’oeuvre est à la fois le produit d’un travail et abandon contemplatif ; de la même façon, Poe qui platonise dans sa « théorie » est, à l’oeuvre, un écrivain fantastique.

Tout ce qui a pu sembler positif dans le texte de Poe ne s’y trouve donc pas en tant que tel, mais pris dans un sens différent : on ne saurait absolument séparer l’idée de son contexte. Ce que dit Poe n’a d’autre sens finalement que celui-ci, très classique : entre l’oeuvre et son commentaire (l’exposé de son mécanisme), il y a un rapport d’équivalence, même si ce rapport est aussi un rapport d’inversion. Ou encore : l’oeuvre et le commentaire occupent, de façon différente, un même espace, relèvent d’un même principe d’organisation. Loin de recevoir la raison de son décentrement, l’oeuvre est fixée doublement par les limites d’une structure arrêtée. La fin de l’oeuvre, perverse, et, semblait-il, divisée, était aussi son point d’arrêt.

Aussi la métaphore : l’oeuvre vit à l’envers d’elle-même, n’est-elle intéressante que comme illustration, plus ou moins caricaturale, d’un savoir qu’il faudra formuler par ailleurs. Le texte de Poe ne propose absolument pas une analyse de la littérature : c’est un conte, qui pourrait être replacé dans la série des histoires du chevalier Dupin. La Genèse d’un poème est bien écrite à l’image de célèbres analyses, qui im-portent en tant qu’elles sont l’élément d’une fiction bien plus que par leur contenu réel. Le conte ne prend son vrai sens que si on sait entendre le grotesque qui donne support et aboutissement au sérieux. Le rapport entre l’auteur et son oeuvre tel qu’il est affirmé dans l’oeuvre elle-même par le récit à la première personne est donc trompeur. Cet auteur, qui démonte la genèse, aussi bavard qu’un héros de roman, est, pour reprendre une autre idée de Poe, trop ingénieux pour pouvoir dire vrai : 

« La vérité n’est pas toujours dans un puits. En somme, quant à ce qui regarde les notions qui nous intéressent de plus près, je crois qu’elle est invariablement à la surface. Nous la cherchons dans la profondeur de la vallée : c’est au sommet des montagnes que nous la découvrirons. »

(Double assassinat dans la rue Morgue.) 

On ne connaîtra pas mieux un texte, quel qu’il soit, pour avoir remplacé sa ligne, simple en apparence, par une autre ligne qui est la même inversée. C’est pourquoi la Genèse en tant que telle est une allégorie, un mythe. Mais nous pouvons utiliser le mythe en le rapportant à une vérité qu’il est absolument incapable de dire : un texte peut être lu en plus d’un sens ; c’est ainsi qu’en lui coexistent au moins un envers et un endroit. Malgré la minceur systématique de son discours, ligne enroulée sur le livre, le texte tire de sa complexité, de son épaisseur, une allure « cossue », pour reprendre une expression de Poe. Il n’est ni si simple ni si direct que sa face éclairée (par la lecture) n’implique au moins la présence d’une face d’ombre. On dira, contre l’idéologie même sur laquelle Poe s’appuie, que le principe du texte c’est sa diversité. Si le texte de Poe est important, c’est parce qu’en lui se trouve évoqué, en un nouveau mythe du clinamen, cette possibilité pour le récit de changer (ce qui s’énonce, en termes mythiques : marcher à l’envers, à rebours), de virer, ou encore, pour reprendre à un autre auteur fantastique une image voisine, d’obliquer : faisant entendre, par une sorte d’hésitation intérieure, la multiplicité de ses voix. Ce sont cette diversité et cette multiplicité qui solliciteront l’explication.

Clos et interminable, achevé ou indéfiniment recommencé, enroulé autour d’un centre absent, qu’il serait donc bien incapable de montrer ou de masquer, diffus et ramassé : le discours d’une oeuvre. Thaumantis regia :les « visions du Château des Pyrénées3[3] ». 

Ce nouvel exemple ne fait pas double emploi avec le précédent : il présente de façon différente la même image ; il illustre autrement le mouvement qui anime le discours de l’écrivain. Il ne s’agit plus cette fois d’un texte critique, se mettant lui-même ironiquement, et confusément, en question : mais d’un texte naïf, spontané, du plus facile des romans. Les thèmes de l’envers et de l’endroit y apparaissent pris dans le mouvement du livre, chargés de toute leur signification poétique, dégagés d’un soupçon capital, celui de re-doubler l’oeuvre par un commentaire artificiel et indiscret. En fait, on aura souvent à le redire, il n’y a pas de livre innocent : la spontanéité apparente du livre facile, promis à une consommation immédiate, suppose la mise en oeuvre de moyens éprouvés, empruntés souvent à la littérature la plus concertée, et transmis d’oeuvre

3[3] Roman d’Anne Radcliffe.

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en oeuvre par une très secrète tradition. La Genèse d’un Poème et les Visions d’un Château des Pyrénées ne sont que les formes différentes, l’une naïve autant que l’autre est savante (mais laquelle est l’une, laquelle est l’autre ?), d’un même thème, qui habite, à tous les niveaux de sa hiérarchie, le genre du récit énigmatique. Mais, et en cela le second exemple est décisif, s’il n’y a pas de livre tout à fait innocent, il n’y a pas non plus de livre tout à fait averti : conscient de la nature des moyens qu’il emploie pour être livre, sachant ce qu’il fait. C’est pourquoi, encore une fois, les thèmes de l’envers et de l’endroit, qui vont à nouveau se trouver à l’oeuvre, ne sont pas des concepts, mais tout au plus des révélateurs. A moins de retomber dans l’illusion empirique, qui devrait être à présent dépassée, on ne saurait les tenir pour parfaitement instructifs, alors qu’ils sont ainsi donnés, offerts et disposés au fil même de quelques livres.

L’oeuvre d’A. Radcliffe n’est pas très connue, après l’avoir été beaucoup, et on doit regretter qu’elle soit tombée dans l’oubli. A. Breton, soucieux de la maintenir dans les limites du roman noir traditionnel pour pouvoir lui préférer ses maîtres d’ombre, Walpole, Lewis et Mathurin, et fâché de son rationalisme conquérant qui lui fait « installer ses comptoirs », comptoirs très bien achalandés et très fréquentés, sur ce domaine interdit qu’est le monde des « vrais prodiges », ne veut voir en elle qu’une « reine du frisson »4[4]. Il y a derrière ce jugement, et confondus en lui, deux reproches en fait distincts : sont suspects dans l’oeuvre de Radcliffe à la fois un rationalisme mesquin et une aisance excessive à satisfaire le goût public. On passe ainsi trop facilement d’une conception magique de la grande littérature à une autre, qui est très traditionnelle : Radcliffe est petite parce que, par le travail de son imagination réductrice, elle a trahi les exi gences de la vraie réalité (ce qui pourrait être admis à la rigueur, au moins à titre d’hypothèse), mais aussi parce qu’elle n’a pas su restreindre sa clientèle au cercle restreint des amateurs. Voulant contenter la foule, elle trahit un genre en le vulgarisant. Ces critiques sont étonnantes : le projet d’une littérature pour le plus grand nombre n’a rien de suspect en lui-même ; ensuite, les déplacements qui conduisent les moyens d’expression de la grande littérature à la petite, ou inversement, ne se font pas si simplement : ils n’impliquent pas nécessairement une déperdition, ou une décadence, mais le plus souvent l’acquisition d’un sens nouveau, l’ajustement d’instruments anciens à des fins nouvelles. La petite littérature peut alors inspirer la grande : et il y a plus d’A. Radcliffe que de Walpole dans l’oeuvre d’E. Poe.

Le livre dont il va être question est un livre sans prétentions, comme on dit. Ce n’est pas un défaut : c’est la raison au contraire pour laquelle il a été choisi. Dans la catégorie des ouvrages mineurs, il tient même une place très secondaire : vraisemblablement, ce livre n’a pas été écrit par A. Radcliffe ; il est une contrefaçon, un pastiche écrit à sa manière, et publié après sa mort sous son nom. Les textes de ce genre, qui sont des faux plus ou moins caractérisés, sont souvent les plus représentatifs d’un genre ou d’un style  : on y trouve à l’état pur, sinon naissant, ce qui définit par excellence le genre auquel ils appartiennent. Si l’imitation est réussie, elle peut être plus révélatrice que le modèle.

Le livre, qui, il faut le rappeler, appartient au genre des « récits énigmatiques », est intéressant essentiellement par l’un de ses éléments : le fait que se trouve inscrite, dans le déroulement même de son texte, cette possibilité d’un double mouvement qui le fait marcher en sens inverse de son progrès apparent :

 Je ne puis vous en dire davantage ; il m’a imposé des conditions que j’ai promis de respecter ; un temps viendra

où tous ces mystères vous seront dévoilés. Jusqu’à cette époque que je ne puis devancer, il m’est du moins permis de vous dire... » (T. II, p. 227).

 Le mouvement du roman est double, puisqu’il s’agit pour lui de cacher, avant de lever les mystères.

Jusqu’à ce terme le secret doit peser sur l’imagination ou sur la raison du héros, et tout le déroulement du récit tient dans la description de cette attente, en même temps que dans son institution. Raconter, c’est aussi construire, édifier cette architecture du caché qui se trouve miraculeusement coïncider avec l’architecture réelle qu’elle suscite ou qui la suscite : la demeure noire d’un château.

Dès le départ, il est avéré que le savoir n’est pas aboli mais différé, et que la déraison vers laquelle on se sent entraîné est provisoire. « Victoria qui ne croyait pas aux visions surnaturelles... » (t. II, p. 3). L’explication des miracles est à chaque moment promise : quelques énigmes déjouées, sans compromettre le mystère qui doit rester jusqu’à la fin en question, annoncent et présagent la résolution terminale, c’est-à-dire rien d’autre que la déroute de l’illusion. On sait toujours qu’il y a quelque chose derrière le mystère, et que ce sera montré. L’interrogation doit donc porter moins sur la nature de ce qu’on finira par savoir, et qui ne sera absolument pas mystérieux, que sur les conditions mêmes d’existence de ce qui tout d’abord apparaît : l’au-delà des choses est moins attrayant que cette surface fragile qui ne cesse de tromper. Le temps du roman, c’est celui qui sépare la formation des illusions de l’irruption d’une vérité qui est aussi la promesse du salut (le

4[4] Voir A. Breton, préface à Melmoth de Mathurin.

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temps de l’ignorance est en même temps le temps du danger). Le récit n’avance que par ce que le vrai en lui n’est pas encore éclos : et son mouvement peut-être est ambigu, cherchant à reculer le moment des révélations plutôt qu’à en hâter la venue. Le roman dure tant qu’il parvient à retenir les apparences, et dénonce ainsi sa vraie nature : surgi d’un intervalle très provisoire, il est un intermédiaire, un intermède, un divertissement.

L’action du roman s’insère dans le déroulement d’une vie, qu’elle sépare en deux parties : celle qui précède le roman, préhistoire d’un bonheur passé, d’une enfance, et celle qui lui succédera, et qui sera un accomplissement. L’intrigue naît à la faveur de l’interruption d’un destin : elle profite de son inachèvement, auquel elle donne forme. Un jour pour quelqu’un la vie est suspendue : le récit sera la répétition de cet épisode fondamental ; il procédera donc par changements brusques, qui répètent la rupture initiale cet enlèvement, la reflètent, comme si nulle autre destinée ne pouvait s’installer dans le précaire intervalle d’une claustration au milieu des « merveilles » : alors surgit l’aventure. Au déroulement continu d’une carrière se substitue l’innovation d’incessantes rencontres. Depuis qu’une fatalité a arrêté l’individu entre deux moments de lui-même, rien ne peut lui être présenté qui ne rappelle cette défaillance persistante : Victoria en se prome-nant dans les jardins du château y rencontre la statue d’un Apollon « qui avait cela de particulier qu’elle n’était achevée qu’à moitié » ; elle apprend que cette statue est l’oeuvre d’un jeune homme qu’une mort brutale a empêché de l’achever (t. I, p. 108). Cet épisode est caractéristique entre tous : il montre que le héros dont l’existence est interrompue ne rencontre que des signes de sa condition. La statue inachevée est l’envers d’une ruine, et ainsi elle est quand même l’annonce d’un autre sort, d’un achèvement ; elle remonte idéalement les étapes d’une dégradation.

L’attente du destin fige jusqu’aux sentiments, dans une indécision radicale. On pourrait en effet trouver un motif essentiel d’interprétation des romans noirs dans le fait que les caractères et les passions y sont toujours ambigus. La figure de Francisco (si on peut parler d’une « figure », puisqu’on ne le voit jamais et que sa réalité est contenu dans les limites de cette quasi-présence), Francisco « dont la vie est pleine de mystères et dont les actions sont autant d’énigmes impossibles à deviner », domine l’intrigue : puissance imprévisible, bénéfique ou maléfique, dont les actes sont dirigés par un dessein supérieur ou improvisés en l’absence de tout dessein, ce qui ne pourra être su qu’après coup. Par là il est une puissance éminemment protectrice, dans la mesure où on peut en attendre tous les retournements, mais il emporte avec lui aussi l’indécision avec laquelle les autres le jugent. Toute rencontre est trompeuse : en cela réside la chance d’un salut. Le corsaire vertueux et le brigand loyal représentent cette duplicité présente en chaque être. Le bonheur et la vertu sont provisoires : le malheur l’est par conséquent aussi, et dans l’aventure tous les recours sont possibles.

Les choix que doivent faire le héros et le lecteur ne sont donc pas entre la réalité et l’apparence, entre la vérité et le mensonge : ils ne s’opèrent pas dans l’altérité qui sépare ici et là-bas, mais dans le découpage immanent qui distingue en la vérité même sa face d’ombre et sa face de lumière. Toute chose, dans l’ouverture que constitue l’aventure romanesque, est définitivement compromise. Le mystère sort de cette entreprise comme laïcisé : il est tout entier dans une irrésistible familiarité de la surprise. Le mal n’est pas ailleurs mais ici, dans la promiscuité du bien : il n’y a partout que des déguisements.

Le roman noir, tel qu’il est pratiqué par A. Radcliffe, confronte l’individu à une indéfinie multiplicité, au-delà d’une dualité rassurante qui se trouve infiniment décomposée : le héros n’est pas seulement balancé entre l’infortune et la félicité, il est devenu aussi incapable d’apprécier son exacte situation. Perdu en les limites de l’illusoire, symbolisées par l’enceinte du château, il ne sait plus rien sur lui-même, et devient incapable de mettre de l’ordre dans ses propres passions. Le château qui l’enferme, asile ou prison (l’un et l’autre sont le plus souvent confondus, et le salut peut s’opérer par le jeu de la confiance qui sait trouver le refuge dans les frontières de la menace, à moins que l’abri ne devienne lui-même danger, par la révélation brutale d’une méprise : il devient alors piège), sans cesse se transforme, s’approfondit par la révéla-tion qu’il fait de nouvelles structures : le double fond n’est jamais définitif. Demeure inachevée, décor inépuisable : à l’image de l’aventure qui le hante. Les lieux eux-mêmes sont innombrablement multiples : ils se décomposent en une série de parcours indépendants les uns des autres, qu’occupent des aventures différentes, pas toujours antagonistes, et qui, souvent sans le savoir, s’affrontent à l’intérieur d’un même mur. Toute façade est creuse, et trompeuse : mais elle ne l’est jamais simplement ; elle se défait en plusieurs façons qui s’ignorent les unes les autres. Avancer dans l’exploration de ce lieu, multiplier les trajets, c’est le seul moyen de se libérer, par l’espoir que pourra enfin y être déterminé ce point central en lequel repose peut-être l’absolu du secret, et qui renferme l’objet aimé et inconnu, dont la découverte métamorphose complètement la structure de ce qu’on habite. L’aventure est donc une initiation : la Flûte enchantée est l’opéra du roman noir. Elle est aussi un voyage : elle conduit jusqu’au lieu où s’affrontent les ambiguïtés, et implique un type analogue de démultiplication, encore qu’elle en donne une image simple, parce que plus contrastée. Par elle

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s’opère le passage du pittoresque au terrifiant, à moins que le mystère et l’inquiétude ne s’abolissent en le refuge d’une vallée secrète : « De l’autre côté de la gorge, le chemin continuait à descendre de l’autre côté du torrent pendant un demi-mille environ, et débouchait sur de larges et riches campagnes ; en face de belles montagnes qu’on avait entrevues au fond du défilé, il semblait qu’on passât de la mort à la vie...  » (l’Italien, chap. 6). Jusqu’à ce que certains indices permettent d’y déceler une insécurité inédite : comme la ruine d’une architecture mystérieuse, la nature est capable de toutes les modifications.

Aussi confiance et abandon ne peuvent-ils être définitivement séparés. Si un individu a pu changer (être arraché à lui-même) au point de devenir le héros d’un roman noir, il se peut qu’aussi les autres, ceux qu’il rencontre, soient devenus ce qu’ils sont, par une étrange dégradation, par une perversion d’eux-mêmes, sans cesser d’être ce qu’ils étaient. Ainsi une irrésistible confiance portera vers certains hommes, en qui on peut lire encore le signe de leur bonté passée, dont on pourra savoir, d’une parfaite certitude, qu’ils ne sont pas ce qu’ils sont (Diego, l’étranger de la chapelle). Inversement on reconnaîtra en certains une perversité accomplie (le duc de Vicence) : « Dès ce moment, la perversité de votre coeur m’a été connue » (t I, p. 141), et nulle explication, nul retournement ne pourra faire revenir sur un tel jugement. Ainsi l’amour peut apparaître puisqu’il doit commencer par la confiance, et que sont donnés les éléments d’un certain discerne-ment. Entourée d’hommes pervers, entraînée vers des inconnus par une obscure inclination, Victoria doit sans cesse départager les motifs qui la font agir ; aussi ses affections sont-elles sans cesse remises en question : l’homme qu’elle commence à aimer ne lui a-t-il pas laissé entendre qu’il en aimait une autre, et n’a-t-elle pas vu elle-même sa rivale, dans le tableau d’un bonheur étranger qui est comme l’illustration de ses doutes (mais il aurait fallu savoir lire cette image pour en connaître le vrai sens) ? Toute rencontre, tout spectacle devient un sujet d’épreuve : toute présence manifeste entraîne avec elle son double équivoque : les figures les plus découvertes sont idéalement voilées. 

« Victoria gardait le silence ; un charme irrésistible entraînait ses sentiments, mais sa prudence ne l’abandonnait pas, et son coeur était en proie à mille incertitudes. Plus elle sentait sa confiance maîtrisée par les regards, le langage et les accents de l’étranger, plus elle appelait la raison à son secours. Elle avait observé que sous les traits les plus aimables, sous l’extérieur le plus séduisant, Don Manuel cachait une scélératesse profonde. Qui sait si cet enchanteur qu’elle a tant de plaisir à écouter ne s’est pas formé à cette dangereuse école ? Et pourtant s’il est honnête et sincère, comme elle le souhaite si ardemment, comme toutes les puissances de son cœur la portent à le croire, quelle mauvaise grâce, quelle ingratitude même dans la froideur avec laquelle elle reçoit ses offres généreuses. Sensible comme elle l’est, elle connaît mieux qu’un autre combien un coeur franc et compatissant est cruellement blessé quand ses avances ne rencontrent que de la défiance et d’injustes soupçons. Tourmentée, acca-blée par cette pénible lutte, elle lève ses yeux humides où se peignaient si bien la douceur de ses sentiments et le trouble de son âme, et les portant tour à tour sur l’aimable inconnu et sur les voûtes du temple, elle semble implorer du ciel un rayon de sa lumière pour l’éclairer sur le parti qu’elle doit prendre. »

 Découvrir les intentions secrètes d’autrui n’est pas le plus petit mystère qu’il faut lever dans la

demeure des illusions.Cette indécision du jugement, qui se reflète dans le trouble des passions (car l’amour naissant ne sait

s’il doit reconnaître comme tel) s’exprime encore dans le silence des images. D’autrui qui menace ou qui aide, on ne connaît qu’une figure, et c’est en jugeant sur elle qu’il faut se décider. Il est donc normal que l’homme à aimer se présente d’abord sous la forme d’un portrait, qu’il s’agit de déchiffrer : « Au reste, ce que nous admirons tant est peut-être tout à fait idéal ; la brillante imagination et l’habileté de l’artiste ont bien pu seules créer ce qui nous paraît si enchanteur dans cette figure, pendant que l’original n’a peut-être qu’une figure ordinaire, ou au moins fort inférieure à l’expression qu’on lui a prêtée. » (T. I, p. 272). Le grand débat est celui des images, des formes et des figures, qui sont autant de signes ambigus. Le roman comporte tout un matériel d’apparitions : géants masqués, fantômes, voix encastrées dans le mur ; une série de profils traverse l’intrigue. L’histoire se termine au moment où ces apparences sont vues dans leur vérité, c’est-à-dire au moment où elles sont dissipées : jusque-là, du milieu de la certitude de n’avoir pas su les regarder, il reste à se demander si on les a réellement vues, puisque aussi bien elles ne font que passer, et ne cessent de disparaître. Les événements qui remplissent la vie suspendue de Victoria sont peut-être des phantasmes : « Dans toute autre circonstance, Victoria aurait ri de sa méprise ; mais accablée de malheurs inouïs, environnée de dangers sans exemple, elle ne s’étonnait pas que son imagination égarée lui créât des fantômes de tous les objets qui étaient autour d’elle. » (T. I, p. 226). Visions et méprises ne seront dissipées que quand sera finie l’aventure.

Le roman énigmatique, tel au moins qu’il est pratiqué par A. Radcliffe, semble donc produit par la rencontre de deux mouvements différents : l’un institue le mystère tandis que l’autre le dissipe. Toute l’ambiguïté du récit tient dans le fait que ces deux mouvements ne se succèdent pas à proprement parler (alors

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ils s’annuleraient seulement à la fin), mais s’accompagnent inextricablement, l’un (mais lequel ?) contestant indéfiniment l’autre : et peut-être, contrairement à ce que pense Breton, la révélation plus que le mystère sort réduite d’une telle aventure. Ainsi le temps du récit est comme un intermède, après lequel tout pourra recommencer comme avant. Mais cet intermède est proprement interminable : les mystères ne finissent pas de naître, ne finissent pas de disparaître. Aussi la fin (« ici s’achève le troisième et dernier tome... »), qui donne la clé dernière des énigmes, est-elle toujours banale, précaire, et d’une gênante brutalité : montrant par sa fragilité et sa gratuité (ce n’était que cela !) que le temps du récit ne connaît ni avant ni après extérieurs à son propre déroulement, parce qu’au contraire il les contient. Le texte est à la fois parfaitement transparent (tout finit par s’expliquer) et parfaitement opaque (tout commence par se dérober). L’énigme ne porte en elle la promesse de sa disparition, le principe de sa nullité, que parce qu’avec elle toute raison est remise en question : l’énigme est provisoire dans le temps même où tout devient énigmatique. Le roman noir nous dit  : toute chose est en même temps elle-même et une autre ; c’est qu’il se développe lui-même sur deux sens : il a en même temps envers et endroit.

L’énigme implique sa résolution, une vérité qui la dissipe : mais cette vérité n’est pas extérieure au récit. Et celui qui voudrait aller directement à cette vérité, la deviner (ce qui n’est jamais bien difficile), manquerait en fait l’essentiel : allant tout droit au modèle, à la lumière, comme voudrait faire la critique qui juge, manquant le parcours qui mène au terme et lui donne sens, il la trouverait singulièrement terne, moins éclatante de n’avoir plus à chasser aucune ombre. 

« Ces raisonnements de Holmès avaient ceci de particulier : une fois l’explication fournie, la chose était la simplicité même. Il lut ce sentiment sur mon visage. Son sourire se nuança d’amertume. « J’ai l’impression que je me déprécie quand je m’explique, dit-il. Des résultats sans causes sont beaucoup plus impressionnants... »

(Conan Doyle, Souvenirs de Sherlock Holmès, chap. 3). 

« Mais oui ! fit-il avec une pointe d’humour. Tous les problèmes deviennent enfantins à partir du moment où ils vous sont expliqués... »

(Résurrection de Sh. Holmès, chap. 3). 

« Bravo, m’écriai-je – C’est élémentaire, fit-il. Voilà un exemple de l’effet apparemment remarquable qu’un logicien produit sur son voisin, parce que celui-ci a négligé le petit détail qui est à la base de la déduction. On pourrait dire la même chose, mon cher ami, de l’effet produit par quelques unes de vos historiettes : effet totalement artificiel, puisque vous gardez pour vous quelques facteurs qui ne sont jamais communiqués au lecteur. Cela dit, je me trouve aujourd’hui dans la situation de vos lecteurs, car je tiens en main un certain nombre de fils appartenant à l’une des affaires les plus étranges qui aient jamais embarrassé la cervelle d’un homme. Et cependant il m’en manque un ou deux qui me sont indispensables pour compléter ma théorie. Mais je les aurai, Watson ! Je les aurai ! »

(Souvenirs sur Sh. Holmès, chap. 7). 

En effet, le texte ne saurait tarder à les produire pour les lui donner.On pourrait multiplier les références ; elles n’ajouteraient rien à ces textes qui sont en eux-mêmes tout à fait remarquables : à condition, cette fois encore, qu’on ne les prenne pas trop au sérieux, et qu’on voie bien quel piège ils indiquent. Le livre tient tout entier dans l’écart qui sépare d’une fin un commencement, et, dans le cas particulier, un problème de sa solution : mais cet écart n’est pas donné, le livre n’ayant plus qu’à s’insérer dans un cadre ainsi donné à l’avance. Il doit au préalable en construire la possibilité  : il s’y tient autant qu’il le fait tenir. Avant de donner l’énigme et sa clé, il institue la distance qui les sépare, sans laquelle il n’aurait jamais lieu. Est-ce à dire qu’il est un détour ou un artifice la perversion d’un droit chemin sans cesse différé ? Il faut comprendre qu’à suivre directement cette ligne idéale, il s’abolirait, disparaîtrait sous les formes de l’évidence. Une des véritables origines du texte est donc l’incompatibilité initiale de son commencement et de sa fin : ainsi il peut être lu dans les deux sens. Mais ces deux sens ne sont pas équivalents, immédiatement superposables : c’est pourquoi ils ne parviennent jamais à s’annuler, et construisent ensemble au contraire la ligne complexe d’un récit. Le livre n’est pas l’apparence prise par une réalité extérieure qu’il cacherait en la montrant : sa réalité est toute dans le conflit qui l’anime, et qui, à l’exclusion de toute autre chose, lui donne son statut. C’est pourquoi au début du récit tout n’est pas donné, ni d’ailleurs perdu : sans quoi il ne s’y passerait effectivement rien, et nous ne pourrions, après avoir été un temps abusés par sa futilité, que le rejeter, déçus de n’y pas trouver ce qu’il ne pouvait nous dire. 

« Il est donc très important que le roman comporte lui-même un secret. Il ne faut pas que le lecteur sache en commençant de quelle manière il finira. Il faut qu’un changement pour moi s’y soit produit, que je sache en

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terminant quelque chose que je ne savais pas auparavant, que je ne devinais pas, que les autres ne devineraient pas sans l’avoir lu, ce qui trouve une expression particulièrement claire, comme on peut s’y attendre, dans des formes populaires comme le roman policier. »

(M. Butor, Cahiers de l’Association Internationale des études françaises, n° 14, mars 62). 

On dira encore : le mouvement du récit ne peut être comparé à celui d’une déduction que dans une intention parodique (que cette déduction soit directe : Sh. Holmès, ou inverse : Poe). En lui, au contraire, nulle continuité, mais une constante disparité, qui est la forme de sa nécessité, et sans laquelle il n’existerait pas, qui fait que pour expliquer son déroulement, nous ne pouvons nous contenter de le suivre dans son apparente progression.

En un même récit, arbitraire et nécessité se rencontrent pour participer à l’élaboration d’une oeuvre : on y reviendra. Le vrai tel qu’il est formulé par le discours de l’oeuvre est toujours arbitraire parce qu’il dépend complètement du développement de ce discours. A la fois, on devrait pouvoir immédiatement le connaître, et une telle connaissance est impossible. C’est que l’énigme, en tant qu’elle constitue une oeuvre, et au fond de toute oeuvre il y a quelque chose d’énigmatique, n’a rien à voir avec une devinette. On connaît ces images à double effet, sur lesquelles, derrière et dans un quelconque paysage, il faut trouver le chapeau du gendarme : au moment où la forme cherchée est devenue la « bonne forme », par la conquête d’un nouvel équilibre des éléments, toutes les autres formes ont disparu. Proprement elles sont oubliées : il ne reste plus que le chapeau du gendarme. Ce qui avait pu sembler auparavant réel disparaît, s’efface, au moment où s’impose une nouvelle réalité. Ainsi le monde païen du Venusberg s’effondre brusquement au moment où apparaît, pour l’édification du chevalier Tannhäuser, l’univers naïf et pastoral de la nature révélée. Ainsi, dans la seconde Méditation cartésienne, la cire perd d’un coup toutes ses déterminations apparentes pour en recevoir une autre, de nature différente, auprès de laquelle les autres ne sont rien, ou sont comme des riens : et l’idée d’extension sort comme un lapin d’un chapeau, dans ce coup de théâtre qui signale toutes les métamorphoses de l’illusion. Comme le héros d’opéra, l’illusionniste qui mène le jeu de cette seconde Méditation, ne peut chanter sa chanson, produire son boniment, étonner et édifier à la fois, que parce qu’il compte sur le brusque changement de décor, sans lequel il n’y aurait ni progrès dans l’action, ni ordre dans la déduction. La vérité devinée, dégagée, découverte, apparaît si éclatante qu’elle écarte tous les moments qui précèdent sa manifestation, même quand ils l’annoncent : présente, elle abolit, dans un brusque retournement, les formes qui la dissimulaient.

Or le livre, sauf dans une intention ironique, ne saurait, comme une devinette, supprimer en une fin son déroulement : s’il a un terme (réel, marqué par le mot fin, ou idéal, le modèle), celui-ci n’est pas une bonne forme en regard de laquelle tout le reste ne serait qu’obstacle illusoire. Le livre n’est pas une réalité ni une expérience, mais un artifice. Cet artifice n’est pas une devinette mais une énigme véritable. L’énigme tient tout entière dans la ligne de sa résolution : la question du sphinx n’a pas de sens par elle-même, mais seulement par le réseau d’allusions qui la lie à l’histoire d’Oedipe, et qui lui donne sa nécessité. C’est pourquoi l’idée qu’en l’oeuvre le mystère (et en toute oeuvre il y a un tel mystère : sans quoi quel besoin serait de l’expliquer ?) pourrait être déchiffré est parfaitement vaine : il ne suffit pas de résoudre la difficulté, c’est-à-dire de s’en délivrer : encore faut-il montrer le procès de son institution. La transparence du livre est toujours rétrospective : elle ne suffit donc pas à le caractériser, et n’est qu’un moment du récit lui-même. Comme dit A. Radcliffe : tout s’expliquera quand le moment sera venu, qu’il faut savoir attendre. Il faut savoir attendre : la consistance de l’oeuvre et sa vérité sont déposées dans cette attente ; il n’y a rien d’autre dans le récit, ou derrière lui, que le déroulement du récit, qui ne cesse ainsi d’être le stéréotype de lui-même. Hâte de comprendre, transparence de la lecture ont pour revers obligé l’opacité et le retard qui en sont les conditions.

Aussi l’œuvre, pour être mesurée, ne peut être confrontée à une vérité extérieure ou cachée en elle. Critique transcendante et critique immanente sont également vaines : l’une comme l’autre tend à distraire l’explication de la complexité réelle de l’oeuvre.

 

7. Improvisation, structure et nécessité.  

L’oeuvre littéraire ne se déroule pas suivant une ligne fragile, aventureusement prolongée et

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poursuivie jusqu’au point où elle périt : son terme. Cette simplicité linéaire qui lui donne son audace et sa fraîcheur n’est que son aspect le plus superficiel : à côté d’elle il faut savoir distinguer la réelle complexité qui la compose. Il faut savoir aussi reconnaître dans cette complexité le signe de sa nécessité : l’oeuvre avance non pas avec cette liberté ingénue, avec cette indépendance d’allure qui serait le gage d’une invention pure, mais soutenue au contraire par l’agencement du divers qui lui donne à la fois forme et contenu.

Aussi le caractère improvisé que l’oeuvre présente à l’occasion n’est-il qu’un effet, un produit : en aucune façon une cause. L’oeuvre ne se fait pas au hasard, selon la loi d’une liberté indifférente : mais parce qu’elle est à chacun de ses moments et à chacun de ses niveaux précisément déterminée. C’est pourquoi désordre et hasard n’y sont jamais prétextes à l’apparition d’une confusion, mais les indices d’une vérité inédite : par eux l’oeuvre est ce qu’elle est et nulle autre. Dans une oeuvre aussi manifestement, aussi explicitement mélangée que le Neveu de Rameau, il est facile de retrouver les éléments traditionnels, éléments fixes, qui la composent : portrait, discours, dialogue théâtral... (il ne faudrait d’ailleurs pas se limiter à une énumération de formes). Surtout, au-delà de la détermination nécessaire de ces arrangements, il faut voir que de façon plus générale, dans la production littéraire, l’improvisation est elle-même un genre.

On a pu montrer5[5] qu’une forme de récit, la plus naïve et la moins intentionnelle en apparence, le conte populaire, n’existait qu’à partir d’une contrainte inéluctable : faute de cette contrainte, elle serait inconsistante et même, simplement, absente. La simplicité d’une fable est l’effet produit par une chaîne d’éléments invariants, chaîne rigide qui lie le texte à lui-même. Cependant cette nécessité est archétypale et résulte du rapport de l’oeuvre à un modèle : modèle donné et fini, « parfait » en son genre puisqu’il se suffit à lui-même et que rien ne le précède dans l’ordre des déterminations. Il s’agit donc d’une nécessité extérieure : du genre de celles qui, on l’a montré, ne peuvent fonder une véritable connaissance de l’oeuvre. Mais ce défaut inhérent à la méthode de Propp ne nous arrêtera pas pour l’instant : il reste que cette méthode met en évidence. même si c’est en passant par une idéologie du système, de la norme et du modèle, le fait que l’oeu-vre n’est pas faite n’importe comment, mais dépend au contraire d’un agencement en quelque sorte obligé qui est la marque de sa réalité.

L’oeuvre est donc déterminée : elle est elle-même, et aucune autre. Au moment où ceci est compris, elle devient l’objet d’une étude rationnelle. C’est parce qu’en elle, ou plutôt sur elle, rien ne peut être changé, que peut être ajouté à son discours un propos qui ne sera pas seulement un commentaire. Ainsi fixée, sinon figée comme on va le voir, l’oeuvre littéraire commence à être une sorte de fait théorique.

Cependant, il ne suffit pas de constater cette nécessité, ni de s’y adapter : il faut en reconnaître le genre et la définir. En effet spontanément on se représente une telle nécessité sous la forme d’une préméditation. Elle semble exprimer l’unité d’une intention ou d’un modèle qui, de bout en bout, soutient l’oeuvre et l’anime, lui donne la vie et le statut d’un organisme. Que cette unité soit subjective (produit d’un choix, conscient ou inconscient, de l’auteur) ou objective (manifestation d’une combinaison essentielle : armature ou modèle), il reste supposé qu’en l’oeuvre c’est le tout qui est déterminant.

Le problème ainsi posé est celui de la structure : si on entend par structure ce qui permet de penser le type de nécessité dont relève l’oeuvre, ce qui fait qu’elle est telle non par hasard mais pour des raisons déterminées. Mais le terme de structure est ambigu dans la mesure où, dans l’oeuvre ou en dehors d’elle, il se propose de nous montrer son image intelligible : tombant ainsi dans l’un ou l’autre des genres d’illusion déjà identifiés. Si on peut à bon droit utiliser le concept de structure, c’est en comprenant que la structure n’est ni une propriété de l’objet ni une caractéristique de sa représentation : l’oeuvre n’est pas ce qu’elle est à cause de l’unité d’une intention qui l’habiterait, ou par sa conformité à un modèle autonome. Tout ceci apparaîtra plus clairement quand il sera montré que l’hypothèse de l’unité de l’oeuvre suppose une nouvelle forme d’illusion (qui est l’illusion interprétative), et que cette hypothèse est aussi inutile que les précédentes.

On vient de voir (envers et endroit) que le livre était composé en plus d’un sens : de telle façon qu’en même temps que lui apparaît une réelle diversité. En même temps qu’il se fait devant l’oeil du lecteur, il peut lui arriver de se défaire pour apparaître sous un jour complètement nouveau : dévoilant à la place de sa fausse simplicité une réelle complexité. Ainsi on peut dire, en donnant à cette expression une valeur allégorique, qu’en tout livre il se passe quelque chose : le récit d’aventure est l’image même de l’oeuvre littéraire, car tout livre constitue par rapport à certaines de ses données initiales un événement, une surprise. En toute oeuvre on peut trouver l’indice de cette rupture intérieure, de ce décentrement, qui manifeste sa dépendance par rapport à des conditions distinctes de possibilité : ainsi l’oeuvre n’a jamais, sinon en apparence, la cohésion d’un tout unifié. Elle n’est ni improvisée ni prédéterminée : elle relève en quelque sorte d’une nécessité libre qu’il faudra mieux définir.

5[5] Voir l’œuvre de Propp et les travaux des formalistes russes.

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Une oeuvre littéraire n’est donc jamais absolument préméditée : ou plutôt elle l’est à plusieurs niveaux à la fois, sans que, dans son ensemble, elle puisse relever de l’exercice d’une unique et simple pensée. Il serait donc insuffisant, pour en fixer la forme, de dire que l’oeuvre est construite, qu’elle résulte d’un agencement calculé et arrêté. Il ne faut pas s’arrêter au procédé, comme ont voulu le faire certains des formalistes russes (Chlovski en particulier), mais derrière lui reconnaître le procès réel sans lequel l’artifice en resterait à sa pure facticité. L’oeuvre est le produit d’un travail, et ainsi d’un art. Mais tout art n’est pas artificiel : il est l’oeuvre d’un ouvrier et non d’un illusionniste ou d’un montreur d’ombres. Le pouvoir de cet ouvrier n’est pas le faux miracle de faire surgir, à partir de rien, une forme absolument choisie (c’est pourquoi il ne sert à rien de dire que l’auteur d’une oeuvre est un créateur) ; et le lieu de son exercice n’est pas la scène d’un théâtre sur laquelle serait seulement présentée, provisoirement, une apparition décorative. C’est justement la raison pour laquelle il ne produit pas n’importe quoi, mais des oeuvres déterminées, des oeuvres réelles. Parler de l’art comme procédé, ce n’est pas savoir ce qu’il est.

Ouvrier de son texte, l’écrivain, en particulier, ne fabrique pas les matériaux avec lesquels il travaille. Il ne les trouve pas non plus spontanément disposés, pièces errantes, libres d’aider à l’édification de n’importe quel échafaudage : ce ne sont pas des éléments neutres, transparents, qui auraient la grâce de s’abolir, de disparaître dans l’ensemble qu’ils servent à constituer, lui donnant matière, prenant sa ou ses formes. Les motifs qui déterminent l’existence de l’oeuvre ne sont pas des instruments indépendants, prêts à servir n’importe quel sens : comme on le verra sur un exemple très précis, ils ont comme un poids spécifique, une force propre, qui fait que, même utilisés et mélangés dans un ensemble, ils conservent une certaine autonomie et peuvent aller dans certains cas jusqu’à reprendre leur vie propre. Non parce qu’il y aurait un destin des formes, une logique absolue et transcendante des faits esthétiques, mais parce que leur inscription réelle dans une histoire des formes fait qu’ils ne peuvent être caractérisés par leur seule appartenance à l’oeuvre qu’ils servent immédiatement. On étudiera plus loin l’aventure d’un de ces motifs, celui de l’île, à propos d’un roman de J. Verne.

Dire que l’oeuvre est nécessaire, cela ne signifie en rien qu’elle soit toute faite, achevée ou conforme à un modèle déterminé indépendamment d’elle. La nécessité de l’oeuvre, si elle est une détermination objective, n’est pas une de ses propriétés naturelles, l’indice en elle de la présence d’un modèle ou d’une intention. La nécessité de l’oeuvre n’est pas une donnée initiale, mais un produit  : à la rencontre de plusieurs lignes de nécessité. En l’oeuvre, l’essentiel n’est pas de voir, par une pensée confuse, l’unité, mais de distinguer le changement. C’est-à-dire par exemple, la contradiction, à condition de ne pas réduire la contradiction à n’être qu’un nouveau type d’unité : la contradiction logique, contradiction idéale, dont la forme pure est donnée par la logique hégélienne, défait la complexité réelle de l’oeuvre pour la réduire à n’être que la manifestation d’un sens (confronté à lui-même).

Si la connaissance de l’oeuvre littéraire veut être théorique, donc rigoureuse, elle doit relever d’une logique, au sens général du mot : à une telle logique incombe le soin de représenter une forme de nécessité qui préserve la réelle diversité qui construit l’oeuvre. Une telle logique ne saurait évidemment s’élaborer à partir d’une étude des seules oeuvres littéraires : elle devra s’appuyer sur le développement de toutes les autres formes de savoir qui se posent elles aussi la question de l’organisation d’un multiple.

Reprenons tout ceci sur un exemple qui, on l’a vu, est allégorique de l’oeuvre littéraire en général, et qui est celui du récit d’aventures. Il est par la loi de sa nature un récit plein d’événements, donc plein d’imprévu. Si tout en lui était donné, inscrit dans le point de départ, il serait infidèle à son genre : rien ne s’y passerait, et la succession des épisodes serait une fausse succession, qui, pour un regard exercé, pour rait être entièrement prévue à l’avance. Lire le récit d’aventures, ce doit être au contraire rencontrer à chaque pas, sinon toujours à chaque mot, l’inédit et la surprise : le lecteur suit le déroulement de l’aventure ; il en éprouve les heurts et la nouveauté sans cesse renouvelée. Pour lui, chaque moment du livre doit être coup de foudre, rupture, apparition. Prenons une fable quelconque, et même pour garder à l’analyse toute sa généralité, choisissons-la dans une oeuvre qui ne relève pas du genre limité qu’est le récit.

Pour montrer sur un objet visible, même s’il n’est pas effectivement exposé au regard des spectateurs, la distance qui sépare Ruy Blas de « sa reine » (ici le cliché devient le motif même de l’intrigue), V. Hugo s’est servi de l’image, plusieurs fois par lui racontée, du mur presque infranchissable qui entoure le « jardin » de la reine ; Ruy Blas, passée cette limite, dépose à l’intérieur une fleur (entendons : en prend une) ; mais l’expédition est si risquée qu’il s’y blesse (entendons : il y blesse) et laisse accroché au mur un morceau de dentelle ensanglantée (l’image n’a plus besoin cette fois d’être traduite6[6]), qui servira plus tard de signe de

6[6] Toutes ces équivalences sont énoncées seulement pour le plaisir de braver la pudeur, et d’indigner ainsi l’honnête M. Picard. Mais il n’est pas question d’en rester à ces exorcismes faciles, à ces trop officielles messes noires  : ne voir partout

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reconnaissance aux deux amants. Ce mur n’est pas seulement un symbole, un peu trop facile à interpréter, mais aussi un des éléments réels de l’intrigue : le héros sur sa route rencontre un obstacle. Pour qui le regarde ou le suit, pour qui le suit du regard, une attente : il passera l’obstacle ou ne le passera pas. Le lecteur, derrière lui, à sa traîne, est affronté à une même épreuve : à ceci près qu’il lui suffit de tourner la page pour que la difficulté se trouve résolue. Inévitablement le mur sera ou non franchi : et la solution, telle qu’elle est donnée par le texte, fera loi. Tourner la page, c’est aussi franchir le mur, ou s’arrêter définitivement devant lui. C’est pour cela que lire est une aventure, par laquelle nous éprouvons l’inéluctable sous la forme de l’imprévu, et inversement. Le récit oblige, de même qu’à l’intérieur de lui-même les circonstances obligent son héros.

Cette obligation montre que le langage « parlé » par l’écrivain n’est plus tout à fait le langage tel que nous l’utilisons ordinairement, en lequel ne se trouve pas déposée cette nécessité manifeste (même si ses lois ne sont guère connues) : il ne faut pas dire que la littérature est un nouveau langage (il n’y a, au sens strict, qu’un langage ; c’est le propre d’une esthétique hégélienne de ramener toute forme d’expression à être un langage). Mais, à travers un usage particulier, tout se passe comme si le langage changeait de nature : langage travesti, langage « orné », langage transformé. Une des caractéristiques essentielles du langage tel qu’il apparaît à l’oeuvre, c’est qu’il fait illusion : on reviendra plus tard sur cette expression pour voir si elle est satisfaisante. Pour le moment, il suffit de comprendre que cette illusion est constitutive : elle ne s’ajoute pas au langage de l’extérieur, lui attribuant seulement un usage inédit ; elle le modifie profondément, faisant de lui autre chose. Disons simplement qu’entre le mot et son sens, entre le langage et son objet, elle institue un rapport nouveau. En effet, le langage modifié par l’écrivain n’a pas à se poser la question de la distinction du vrai et du faux, dans la mesure où, réflexivement mais non spéculativement, il se donne lui-même sa vérité : l’illusion qu’il produit est à elle-même sa propre norme. Ce langage n’énonce pas l’existence d’un ordre indépendant de lui, auquel il prétendrait être conforme : il suggère lui-même l’ordre de vérité auquel on le rapporte. Il ne désigne pas un objet, mais le suscite, dans une forme inédite de l’énoncé.

La nouveauté de ce langage7[7] tient dans le fait qu’il a pour seul sens celui qu’il se donne : n’ayant, apparemment, rien derrière lui ou devant lui, n’étant hanté par nulle présence étrangère, ce langage est autonome dans la mesure où il est effectivement sans profondeur, à sa surface tout entier déroulé. Ainsi, pour se distinguer du langage usuel, il n’a pas fondamentalement besoin de faire de nouveaux mots : tissant entre eux les rapports d’un texte, des mots il fait autre chose que des mots, et, une fois rompus leurs liens ordinaires et inauguré un ordre différent, surgit une « réalité » nouvelle. On dira encore que cette transmutation tient tout entière dans la production d’une tautologie. Langage réduit à sa minceur, en ce sens qu’il trouve à se projeter dans la seule ligne de son déroulement, et semble n’ouvrir de perspective qu’en lui-même : rien ne le double, et, à l’exclusion d’autre chose, c’est lui-même qu’il ne cesse de répéter, de reproduire, de prolonger. Réduite à l’alliance de deux mots, ou développée jusqu’aux limites matérielles du livre, l’œuvre de l’écrivain construit, par le travail même qui la produit, son horizon. L’ « espace littéraire », dans lequel cette oeuvre trouve place n’est rien d’autre finalement que la ligne qu’enroule son texte. En fait cette ligne, si elle exclut toute profondeur, n’est pas absolument simple, mais multiple et diverse.

On dira que le langage tel que l’oeuvre le parle ne peut être confronté à rien d’autre, à rien d’extérieur : sens ou réalité ; on verra pourtant par la suite qu’il n’est pas absolument premier, ou innocent : il n’est pas un langage indépendant. Pour prendre un exemple élémentaire, le « Napoléon » dont parle Tolstoï dans « Guerre et Paix » échappe à la réfutation que pourraient en faire des historiens. Si nous lisons bien le livre, nous comprenons que le nom ne désigne plus tout à fait un personnage réel. Il n’a de sens que par ses rapports avec l’ensemble du texte dans lequel il apparaît. L’acte de l’écrivain, par son efficace propre suscite un objet, et constitue en même temps les seules normes d’appréciation auxquelles cet objet puisse être rapporté. N’étant plus limité par la contrainte d’un usage ou d’une stricte définition, le langage acquiert une liberté singulière, un pouvoir d’improvisation, dont on a très injustement attribué l’exclusivité à la poésie, alors qu’il caractérise l’acte de l’écrivain dans toutes ses manifestations. Sur ce point, la postface des Paysans a presque une valeur de manifeste ; à une attaque, parue dans le Moniteur de l’Armée, qui lui reprochait de déshonorer par ses erreurs la profession militaire, Balzac répond :

 « ...Une fois pour toutes, il (l’auteur) répond ici que ses inexactitudes sont volontaires et calculées... On viendra

bientôt nous prier de dire dans quelle géographie se trouvent La Ville aux Fayes, l’Avonne et Soulanges. Tous ces pays et ces cuirassiers8[8] vivent sur le globe immense où sont la tour de Ravensvood, les Eaux de Saint Ronan, la terre de Tillietudlem, Gunder-Cleug, Lilliput, l’abbaye de Thélème, les Conseillers privés d’Hoffman, l’île de

que sexe et sang, c’est faire après tout oeuvre de ministre.7[7] Tout ce passage est descriptif : il ne saurait donc être tenu pour une analyse définitive. Celle-ci viendra plus tard.8[8] Auxquels se rapportait l’erreur dénoncée par le Moniteur de l’Armée.

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Robinson Crusoé, les terres de la famille Shandy, dans un monde exempt de contributions, et où la poste se paie par ceux qui y voyagent à raison de vingt centimes le volume... »

 Que ces inexactitudes soient « volontaires et calculées », c’est peut-être beaucoup dire, et trop peu

(puisque c’est réduire la spécificité du travail de l’écrivain à l’usage systématique d’un procédé de fabrication) : il faudrait plutôt comprendre qu’elles ne doivent pas être perçues comme des inexactitudes, puisque manquent les normes ordinaires qui rendraient possible un tel jugement. « Une fois pour toutes », mais dans une très caractéristique transposition, ce texte annonce le pouvoir qu’ont les livres de constituer un monde propre. Que ce monde soit un monde écrit, un objet de langage, n’importe guère : Balzac résoudra précisément cette distance en formant le projet d’écrire un livre qui soit comme un monde.

Ainsi le langage « parlé » par l’écrivain – et exprès ont été choisis les exemples d’écrivains dont une préoccupation essentielle est de rester proches de la « réalité » –, n’est réglé par les normes d’aucune conformité extérieure. De ligne en ligne, il avance à sa fantaisie, en toute indépendance : c’est cette indépendance nécessaire qui caractérise et distingue l’usage qu’il fait du langage.

Cependant cette liberté, même si elle est marquée par les apparences de l’improvisation et de la fantaisie, n’est pas une liberté d’indifférence. L’oeuvre littéraire, dans la mesure où elle déplace avec elle le principe de sa véracité institue un certain type de nécessité : cette nécessité se manifeste d’abord dans le fait qu’au texte on ne peut changer un mot. En tant qu’oeuvre, il doit avoir par lui-même une suffisante tenue pour nous obliger à admettre sa validité. Ainsi il serait tout à fait insuffisant de dire que le livre, pour avoir une consistance suffisante doit être vraisemblable : caractère qui appartiendrait par excellence à son contenu. Il existe bien plutôt par le mode contraignant de sa formulation. L’oeuvre peut justement être invraisemblable, faible ou gratuite (ces trois possibilités sont évidemment distinctes), elle est indépassable, et reste, à l’intérieur de ses propres limites, véridique, faute de quoi elle serait proprement illisible, oeuvre défaite : on pourrait d’ailleurs citer de très nombreux exemples de telles absences d’oeuvres. On dira encore que le langage institué par l’acte de l’écrivain, sous la forme que lui donne son énoncé, est irréductible.

La littérature dégradée (qui produit aussi ses livres, et ses lecteurs) pourrait justement se définir par le fait qu’elle est incapable de produire les conditions d’une telle véracité, dont elle est par conséquent obligée de trouver le fondement, ou le prétexte hors d’elle-même : son langage, sans forme propre qui le contienne, s’échappe, glisse indéfiniment vers autre chose : une tradition, une morale, une idéologie.

Cette irréductibilité, qui est le corrélat d’une lisibilité, définit toutes les formes d’écriture : fantastique, poétique ou réaliste. On dira même que l’écriture « réaliste », dans sa prétention souvent affirmée de donner un équivalent vrai du réel, a bien de la peine à ne pas sortir d’elle-même poursuivie comme elle l’est par un idéal de conformité. L’écrivain réaliste est bien le plus méritant de tous, celui qui va le plus loin dans l’entreprise d’écrire, s’il ne réussit pas toujours dans cette entreprise : il est celui qui a le plus de peine à rester un écrivain, et s’installe ainsi sur une limite où tout devient risque.

Il y a donc une vérité du texte, que le texte est d’ailleurs seul à pouvoir dire. Pourtant cette vérité est aléatoire, puisque l’objet que nous fait rencontrer la lecture n’est pas un objet réel. Ce n’est pas par l’effet d’une nécessité naturelle que le mur est ou non franchi : c’est la lettre du texte qui le veut ainsi. Le récit contraint son lecteur parce qu’il enserre l’événement dans un tel tissu de fiction. Ainsi l’aventure est d’autant plus saisissante qu’elle est artificieuse, précaire, arbitraire : par ce moyen elle institue le sentiment du danger, de ce risque sans lequel elle cesserait d’être aventureuse. A chaque moment, il semble qu’un nouveau récit soit possible, qui choisirait une issue différente. Le récit donne l’impression du nouveau dans la mesure où il est, à tout moment, un nouveau récit : d’autres paroles y seraient prononcées, les choses y seraient autres qu’elles ne sont. L’inédit, c’est la présence sans cesse renouvelée, à l’intérieur même du récit, du récit possible, du récit changé. La contrainte implique donc en même temps une certaine transparence : le récit oblige précisément parce qu’il semble qu’il pourrait être transformé.

Mais cette transparence ne reçoit l’existence et son efficacité que de ce qu’elle est combinée à une certaine forme d’opacité : on ne lit pas tous les récits possibles, mais celui-là seul oui est réalisé, ou plutôt qui est écrit. Il n’y a qu’un récit : chacun de ses moments est surprenant, « libre », mais il est définitif aussi. La ligne de l’aventure, simple en apparence, est en fait constituée de façon très complexe, et même contradictoire : à la fois achevée et changeante. Contrainte et aisance, arbitraire et nécessité : c’est toujours la même opposition qui nous surprend quand nous cherchons à connaître la nature du récit ; mais c’est elle aussi qui nous entraîne quand, dans une simple lecture, nous nous laissons aller à le suivre.

La question est donc : en quoi l’illusion est-elle efficace et effective ? Comment, à l’horizon du récit cerné par cette forme achevée, se donne une telle possibilité indéfinie ? Mais elle peut être posée de deux points de vue à la fois : du point de vue d’une simple lecture (par l’amateur de récits), du point de vue de la

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connaissance théorique (par celui qui cherche à savoir ce que c’est qu’un récit).A la question posée du premier point de vue, on répondra : le pouvoir du récit est le produit d’une

intention, d’une décision, d’une volonté. C’est l’auteur qui l’a voulu : c’est lui qui a permis au héros (et au lecteur à sa suite) de franchir le mur. Il dépendrait de lui seul qu’il en fût autrement. Le caractère inattendu de l’aventure est la marque même de la création : parce que par l’auteur arrive un récit nouveau, dans le récit même arrive du nouveau. Le texte achevé est le résultat d’une série de choix : le lecteur subit ces choix ; il ne contribue pas à les effectuer, mais reçoit seulement l’annonce de leurs conséquences.

Cette réponse n’est évidemment pas satisfaisante. C’est bien l’auteur en effet qui décide, mais sa décision est comme on sait déterminée : il serait bien étonnant que le héros disparaisse dans les premières pages, à moins que le livre n’obéisse à une intention parodique. Dans une large mesure, l’auteur rencontre lui aussi la solution, et se contente de nous la transmettre. Plutôt qu’il ne l’invente, il découvre son récit : non parce qu’il serait tout à fait à l’avance, mais parce que certaines directions lui sont définitivement fermées. On dira alors : l’auteur est le premier lecteur de son oeuvre ; avant de nous faire une surprise, il se la fait à lui-même, et se donne le plaisir de louer un choix libre alors qu’il est dirigé. En ce sens, l’écriture est contraignante (elle nous oblige) dans la mesure où elle est déjà lecture. C’est ainsi que l’analyse de Propp, qui porte il est vrai sur des oeuvres collectives, montre comment un récit est déterminé : le mouvement de la fable est organisé de façon nécessaire, non parce que, comme dirait E. Poe, tout y est subordonné à une intention finale, mais parce qu’il est la lecture d’un modèle donné une fois pour toutes. L’obstacle allégorique dont on a parlé tout à l’heure est toujours franchi par le héros dans des conditions analogues. Le choix de l’écrivain, si l’on transpose à l’analyse de la production individuelle les lois de la production collective, est donc l’illusion d’un choix : le mouvement du récit dépend de bien autre chose que d’une telle décision vide. Mais, ce qu’on refuse d’attribuer à la conscience d’un auteur, il n’est pas question de le rapporter à une conscience collective ou à un inconscient personnel : ce serait seulement déplacer la réponse et rester prisonnier d’une même problématique. Il n’y a pas d’inconscient producteur9[9]. On dira donc que c’est le récit en tant que tel qui est déterminant : il produit lui-même son déroulement, par l’effet d’une causalité propre. A lui revient la fonction de dire l’inédit, et de le rendre lisible en l’organisant.

Les inconvénients de cette théorie sont manifestes : l’auteur, sujet personnel, ne cesse d’être maître et possesseur de son oeuvre que parce que l’oeuvre est dépossédée d’elle-même. Définie exclusivement par la structure qui la limite et l’engendre, elle devient une réalité seconde, le produit mythique d’une élaboration sur laquelle elle reste nécessairement muette. Un tel structuralisme est plus proche qu’on ne le pense généralement d’une théorie mécanique du reflet. Evidemment s’impose alors une nouvelle question : qu’est-ce qui produit le modèle lui-même ? A moins de le considérer comme une condition absolue, dont le caractère nécessaire s’apparenterait à une évidence logique, il faut dégager son statut et exprimer les lois de son efficacité. Autrement, mettant les choses à l’envers, on reste prisonnier d’un mythe de l’écriture comme lec-ture, qui révèle une profonde méconnaissance du rapport entre la connaissance et son objet (si écrire c’est lire, alors, inversement, lire c’est écrire : le critique est un écrivain et son activité n’est qu’une variété de l’introspection).

Le défaut le plus grave de ce formalisme logique est qu’il rapporte l’oeuvre, pour l’expliquer, à une seule série de conditions : le modèle est par définition unique, et il se suffit à lui-même. Le postulat de l’unité de l’œuvre, de son caractère total est ainsi subrepticement réintroduit : il en réduit la complexité réelle, qu’il ne défait que pour pouvoir mieux l’oublier. Ceci révèle une profonde méconnaissance du sens de la notion de condition : est condition non pas ce qui est donné au départ, une cause au sens empirique du mot, mais ce principe de rationalité sans lequel nulle oeuvre ne saurait être mesurée. Connaître les conditions d’une production, ce n’est pas ramener le processus de cette production à n’être que le déploiement d’un germe en lequel tout le mouvement du possible serait une fois pour toutes anticipé, dans une genèse qui n’est que l’image renversée d’une analyse. C’est au contraire mettre en évidence le processus réel de sa constitution montrer comment une diversité réelle d’éléments compose l’œuvre, et lui donne sa consistance. On dira encore qu’il ne faut pas confondre nécessité et fatalité : aussi l’oeuvre n’est-elle pas faite n’importe comment, et pourtant elle implique le changement ; elle le porte inscrit dans sa lettre. Sans cette mobilité qui lui permet d’inclure en elle l’événement, elle ne serait pas oeuvre. Non soumise à un modèle, elle perd sa rigidité  : son allure n’est pas pour autant indifférente, mais devient au contraire l’objet d’une connaissance.

On étudiera par la suite un livre, l’Ile mystérieuse de J. Verne, qui peut être considéré comme l’exemple par excellence d’une telle mutation : les premières pages nous montrent qu’il est destiné à illustrer un certain projet (qui est une conception des rapports entre l’homme et la nature) ; les dernières pages

9[9] Au moins, l’inconscient ne produit pas d’oeuvre ; il produit des effets.

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constatent implicitement l’échec de cette entreprise, et la transformation du projet initial en un autre, imprévu et surprenant, qui s’est substitué à lui. Le livre se met paradoxalement à virer : il se détourne du modèle qu’il s’était donné pour permettre l’avènement d’une vérité inédite ; ainsi il ne dit pas une chose, mais plusieurs à la fois : exhibant leur contraste, s’il ne parvient pas à l’exprimer et à l’expliquer effectivement. Ce changement n’a certainement pas été voulu par l’auteur. On pourra même dire qu’il lui aura échappé : non parce qu’il ne l’aurait pas vu (ce qu’on ne saura jamais), mais parce qu’il a été contraint de le laisser advenir, par la logique même de son travail. La surprise ainsi ménagée n’est pas concertée : mais elle est préparée, elle n’a de signification que parce qu’elle apparaît dans le mouvement du livre : autrement, elle serait proprement imperceptible. Pour reprendre l’image autour de laquelle un romancier contemporain a bâti toute son oeuvre, au coeur du livre se joue sourdement l’entreprise d’une modification, qui n’est due ni au hasard ni à la préméditation. C’est cela qu’il convient d’expliquer.

Dégager le type de nécessité dont relève le livre, ce n’est pas montrer qu’avant lui, hors de lui, sont donnés tous les éléments qui permettent de l’écrire et de le lire : une telle nécessité serait pur artifice, et le livre serait à l’image d’un mécanisme. Avant de savoir comment le livre fonctionne il importe de savoir quelles sont les lois de sa production.

8. Autonomie et indépendance.  

On vient de le voir : le texte littéraire possède une vérité propre ; il la contient : nul élément extérieur ne permet de le juger, parce que le jugement s’accompagnerait alors d’une arbitraire déformation. Est-ce à dire que la vérité de l’oeuvre il faudra la chercher en elle, parce qu’elle y est une fois pour toutes déposée ? Connaître, dans ce cas, ce serait lire, d’un regard incisif qui, Perçant les apparences qui nous en séparent, parviendrait à mettre au jour le secret : ce serait bien critiquer, au sens négatif d’une dissipation ; par une telle lecture, l’oeuvre est détruite, pour qu’à sa place apparaisse ce autour de quoi elle est bâtie. Est-il besoin d’y revenir ? Une telle représentation est parfaitement illégitime, pour au moins quatre raisons : elle confond lecture et écriture ; elle décompose là où il faudrait étudier les lois d’une composition ; elle considère qu’en l’oeuvre il faut seulement trouver quelque chose qui y est donné ; elle limite la compréhension de l’oeuvre à la recherche d’un sens unique. Aussi le problème de la spécificité de l’oeuvre n’est-il pas encore définitivement résolu : sur son chemin se trouvent encore bien des illusions.

Que dit-on de vrai quand on parle de la spécificité de l’oeuvre littéraire ? D’abord qu’elle est irréductible : elle ne peut être ramenée à ce qu’elle n’est pas. Elle est le produit d’un travail particulier, et ainsi, elle ne peut être obtenue par passage continu à partir d’un processus de nature différente. On dira encore qu’elle est le produit d’une rupture : avec elle commence quelque chose de nouveau. Comprendre cet avène-ment, ce surgissement de l’inédit, c’est se refuser à le confondre avec ce qui lui est extérieur : c’est au contraire chercher à le distinguer en marquant nettement la séparation qu’il institue d’avec ce qui l’entoure. Pour reprendre un exemple très traditionnel, on dira que la vie d’un auteur en tant qu’elle se joue sur un autre terrain que celui de l’oeuvre ne nous apprend rien sur elle : ce qui ne veut pas dire qu’elle soit absolument indifférente, ne serait-ce que parce qu’elle nous montre comment par son oeuvre l’écrivain a pu modifier sa vie ; une célèbre et très paradoxale biographie de Proust10[10] le montre bien, qui dévoile l’existence de l’auteur comme illustration de sa Recherche, et la découvre entièrement qualifiée par l’œuvre ; pour représenter la vie, rien de mieux que l’énoncer en les termes de l’oeuvre. Ainsi, du point de vue de l’analyse théorique, l’œuvre se dispose comme un centre d’intérêt : mais cela ne signifie pas qu’elle soit elle-même centrée.

La spécificité de l’oeuvre, c’est aussi son autonomie : elle est à elle-même sa propre règle, dans la mesure où elle se donne ses limites en les construisant. Ainsi elle ne peut être comprise par rapport à d’autres normes que celles qui, avec elle, sont effectivement à l’œuvre : le principe de sa nécessité ne saurait être hétéronome. C’est pourquoi les oeuvres littéraires devraient faire l’objet d’une science particulière : faute de quoi elles ne seront jamais comprises. Des disciplines différentes, comme la linguistique, la théorie de l’art, la théorie de l’histoire, la théorie des idéologies, la théorie des formations de l’inconscient doivent collaborer à ce travail (qui, sans cette collaboration, serait incomplet et même impossible) : mais elles ne sauraient le faire à sa place. En particulier il importe de reconnaître que les textes littéraires font du langage et de l’idéologie (qui ne sont peut-être pas choses si différentes) un usage inédit : les arrachant d’une certaine façon à eux-mêmes pour leur donner une nouvelle destination, les faisant servir à la réalisation d’un dessein qui leur appartient en propre.

10[10] Marcel Proust par G. Painter, Le Mercure de France.

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Où l’oeuvre commence, se manifeste une sorte de coupure, qui la fait rompre avec les façons usuelles de parler et d’écrire, et qui la sépare de toutes les autres formes d’expression idéologique. C’est pourquoi il est impossible de comprendre ce qui caractérise l’acte de l’écrivain en le rapprochant, par analogie, d’une attitude voisine en apparence, en fait radicalement différente : c’est pourtant ce que fait R. Barthes, dans la préface de ses Essais Critiques, quand il définit l’écriture par les règles dilatoires de politesse qui dirigent la composition d’une lettre de circonstance. Cette coupure n’est pas exactement ce qui sépare l’« art » de la « réalité » ; elle n’est pas non plus cette vraie coupure qui s’installe entre l’idéologie et la connaissance théorique, et les tient à distance l’une de l’autre : il ne s’agit pas d’une rupture rationnelle, qui s’effectue au niveau des instruments de la connaissance ; mais d’une différence spécifique qui se définit par un usage propre des instruments de la représentation. L’autonomie de l’oeuvre ne dépend pas d’une coupure épistémologique au sens traditionnel du mot : mais, à sa façon, elle instaure une séparation nette, radicale qui interdit que, pour la connaître, on l’assimile à autre chose.

Cependant, il ne faut pas confondre autonomie et indépendance. L’oeuvre n’institue la différence qui la fait être qu’en établissant des rapports avec ce qui n’est pas elle : autrement elle n’aurait aucune réalité et serait proprement illisible et même invisible. Aussi, sous prétexte d’exorciser toute tentative de réduction, il ne faut pas considérer l’œuvre littéraire à part, comme si elle constituait par elle-même une réalité complète : elle serait absolument séparée, et on ne pourrait comprendre la raison de son apparition. C’est qu’elle serait alors sans raison : produit mythique d’une épiphanie radicale. Si l’oeuvre se détermine par des règles qui lui sont propres, elle n’a pu trouver en elle-même les moyens de les élaborer. De façon générale l’idée d’indépendance absolue signale une pensée mythique, soucieuse de constater l’existence d’entités déjà réalisées, incapable d’en expliquer la constitution : la différence entre deux réalités autonomes ne peut être comprise que si l’on voit qu’elle est déjà une certaine forme de rapport, une certaine façon d’être ensemble. Cela d’autant plus que les vraies différences ne sont jamais données une fois pour toutes, mais que, résultant d’un processus de production de la différence, elles doivent sans cesse être reprises, conquises, contre ce qui tend à les dissiper : elles révèlent donc une forme très stricte de relation, relation non empirique, mais pas moins réelle pour autant, puisqu’elle est le produit d’un travail.

On n’étudiera donc pas l’oeuvre littéraire comme si elle était une totalité se suffisant à elle-même. Comme on le verra, si elle se suffit à elle-même, ce n’est pas en tant qu’elle serait une totalité  : les hypothèses de l’unité et de l’indépendance de l’oeuvre littéraire sont arbitraires ; elles supposent une profonde méconnaissance de la nature du travail de l’écrivain. En particulier, l’oeuvre littéraire est en rapport avec le langage en tant que tel ; par lui, elle est en rapport avec les autres usages du langage : usage théorique et usage idéologique, dont elle dépend très directement ; par l’intermédiaire des idéologies, elle est en rapport avec l’histoire des formations sociales ; elle l’est aussi par le statut propre de l’écrivain ainsi que par les problèmes que lui pose son existence personnelle ; enfin, l’oeuvre littéraire particulière n’existe que par sa relation avec une partie au moins de l’histoire de la production littéraire, qui lui transmet les instruments essen tiels de son travail.

En bref, un livre ne vient jamais seul : il est toujours accompagné de l’ensemble des formations par rapport auxquelles il prend figure. Il est ainsi par rapport à elles dans un état de dépendance caractérisé qui ne se réduit pas à la production d’un effet de contraste : comme tout produit, il est une réalité seconde, ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas en vertu de lois qui lui sont propres. On verra plus tard que ce caractère second est même ce qui définit essentiellement l’oeuvre de l’écrivain : s’il est vrai que sa fonction est toujours parodique. 9. Image et concept Beau langage et langage vrai.  

L’entreprise de l’écrivain, à partir du moment où, ne cherchant plus seulement à la suivre dans ses effets, mais, nous libérant de sa juridiction, nous essayons de la connaître, doit se présenter à nous d’abord comme un travail. Ce travail s’appuie (il faudra expliciter les modalités de ce contact) sur l’existence de fait du langage. Nous dirons que l’écrivain fait oeuvre de langage : que cette oeuvre soit une forme de langage ou une forme donnée au langage. Mais nous savons aussi que ce produit n’est pas la seule oeuvre de langage, et que cette expression ne suffit pas à le définir. Discours public, lettre privée, conversation, article de journal, exposé scientifique... sont aussi des oeuvres de langage, parce qu’ils dépendent de l’existence déjà donnée du langage : ces oeuvres manifestent, à l’égard du langage, des attitudes très différentes de celle de l’écrivain. Dans la mesure où elles se conforment électivement à une exigence de sincérité, d’efficacité, ou même à celle

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d’une élégance complètement socialisée, elles se distinguent de l’oeuvre littéraire, qui est traditionnellement rangée au nombre des oeuvres d’art, et relève en principe du domaine très spécialisé du jugement esthétique. Que cette juridiction qualifie son objet de beau, au moins dans le cadre d’une tradition à laquelle théoriquement nous appartenons encore11[11], et que cette idée du beau ait été forgée, au moment de la Renaissance, par des écrivains, que la théorie de l’art dont nous disposons soit pour l’essentiel une théorie de la littérature (c’est par exemple la clé de l’esthétique hégélienne), n’y change rien. A un certain moment des écrivains ont inventé un certain type de légalité et s’y sont soumis : leur décision nous engage encore. Voués à la fabrication d’un beau langage, ceux-ci, se plaçant à l’intersection d’une nature (l’existence du langage, qui en tant que tel, leur est donné même s’ils contribuent activement à le transformer) et d’une convention (la juridiction esthétique du beau), ils ont fait apparaître une réalité spécifique, originale, qui exige d’être définie : l’oeuvre littéraire. Plutôt que décomposer l’acte de l’écrivain, en le projetant sur les axes concurrents, mais pas nécessairement complémentaires, du langage et de l’art, il faut s’interroger sur la spécificité d’une telle entreprise.

Le langage de l’écrivain est un langage neuf, non par sa forme matérielle d’existence, mais par son usage. Provisoirement on dira que ce langage a pour fonction d’instituer l’illusion : sa qualité première est la véracité ; il doit d’autant plus pouvoir être cru sur parole qu’il ne peut être mesuré par rapport à rien d’autre. Il se distingue donc par son pouvoir évocatoire : il construit un sens. Cependant cette analyse ne dépasse pas le niveau de la description : le langage de l’écrivain n’est pas seul à posséder ce pouvoir évocatoire ; la production d’un effet de réalité, qui donne à l’oeuvre littéraire sa nécessité, appartient au langage en général, et ne permet pas de distinguer l’usage propre qu’en fait l’écrivain.

Il ne suffit pas de dire que l’oeuvre littéraire aligne un langage nécessaire. En effet il y a plusieurs types de langages nécessaires : le discours scientifique, par sa forme rigoureuse, implique aussi un certain type de nécessité. Cette nécessité assigne à l’exercice de la pensée une très précise limite, telle que tous les savants doivent s’entendre au moins sur un point préalable : qu’ils occupent un même domaine, qu’ils parlent un même langage ; et leurs débats sont ordonnés par cette commune appartenance. L’horizon de leur discours est celui d’une rationalité : de la rationalité du concept, strictement établie sur des définitions ; et le pouvoir de la définition est tel qu’à la limite, même installé dans le plus extrême écart, chacun sait, à travers la permanence du concept, qu’une même chose reste en question. La nécessité d’une telle raison n’est pas n’importe quelle nécessité, ou la nécessité de n’importe quoi, mais une nécessité déterminée : le langage de la science et de la théorie est un langage fixé, ce qui ne veut pas dire qu’il est arrêté, achevé.

Or l’horizon qui limite l’entreprise littéraire n’est pas celui de la raison, mais de l’illusion : la surface de son discours est le lieu où se joue une illusion. En deçà ou au-delà de la distinction du vrai et du faux  : le texte, tissu serré, qui obéit aux prescriptions d’une logique propre (la stylistique devrait être une partie de cette logique). Remarquons au passage qu’une fois repéré ainsi le lieu où se noue le discours litté raire, il devient difficile de présenter le travail de l’écrivain comme une mystification produisant l’illusion pure ; si, en ce lieu, nulle ligne ne partage le vrai et le faux, par rapport à quoi pourrait être remarquée la tromperie, sinon par rapport à une autre vérité, vérité d’un monde ou d’une intention, extérieure au texte et n’ayant pas le pouvoir de le juger ? L’illusion que « recèle » le texte, ou qui le contient, si elle est vraiment constituante, ne saurait être ainsi isolée et réduite : loin de s’opposer à une réalité sur le fond de laquelle elle mènerait un jeu très précaire, elle doit avoir, en elle-même, une certaine fonction de réalité.

Cependant, la rigueur propre au mécanisme de l’illusion se définit d’abord par la nature des objets qu’elle entraîne dans son mouvement. On dira qu’elle porte non sur des concepts définis mais sur des images fascinantes. L’élément du style (mot, tour ou artifice de composition) s’impose comme objet littéraire d’abord par sa valeur obsédante : il n’y a de littérature que par la répétition et le redoublement en forme de variation  ; le discours scientifique au contraire élimine le plus possible la redondance, et prend volontiers un caractère elliptique. Les éléments qui, réunis, forment un texte ne sauraient avoir de réalité indépendante : au contraire du concept scientifique, qui est susceptible de transports et de déplacements (d’une théorie à une autre), ils sont liés à un contexte particulier, qui définit le seul horizon par rapport auquel ils puissent être lus. C’est dans le cadre du livre, de tel livre, qu’ils acquièrent leur pouvoir de suggestion et deviennent représentatifs : tout déplacement les appauvrit. On voit comment un type spécifique de rigueur (poétique et non plus logique)

11[11] En effet l’esthétique du beau a peut-être été renversée, et effectivement mise en question, au moment par exemple où un certain romantisme et un certain surréalisme ont voulu instaurer une esthétique du laid, mais elle n’a pas été remplacée par une autre théorie. Si le surréalisme et Baudelaire ont réalisé, c’est incontestable, une révolution capitale dans l’art, ils l’ont fait au prix d’une régression théorique considérable, par un retour au platonisme (l’autre monde) : cette régression a pu être pratiquement bénéfique ; elle ne saurait être définitive. La théorie de la révolution surréaliste reste à faire  : ce ne sont pas les surréalistes qui la feront.

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associe étroitement forme et contenu : l’image recélée par le mot peut bien être par elle-même obsédante, elle ne deviendra significative, efficace, qu’insérée, prise dans les liens d’un texte.

Ainsi, pour prendre un exemple élémentaire, le Paris de la Comédie Humaine n’est un objet littéraire que dans la mesure où il est le produit du travail d’un écrivain : il ne le précède pas. Mais, en cet objet, les éléments qui le constituent et la relation qui les réunit pour leur donner une cohésion particulière, se déterminent réciproquement. Ils tirent leur « vérité » l’un de l’autre, et de rien d’autre. Le Paris de Balzac n’est pas une expression de Paris réel : une généralité concrète (alors que le concept serait une généralité abstraite). Il est le résultat d’une activité de fabrication, conforme aux exigences non de la réalité mais de l’oeuvre : il ne reflète ni une réalité ni une expérience, mais un artifice. Cet artifice tient tout entier dans l’institution d’un système complexe de rapports, qui fait qu’un élément particulier (une image) ne tire pas son sens de sa conformité à un ordre différent, mais de la place qu’il occupe dans l’ordre du livre.

Le mouvement de l’exposition n’est rien d’autre que l’exploration de cet ordre, qui multiplie et inscrit chaque image en lui donnant place, par rapport à d’autres et à elle-même. C’est cette reprise continuelle qui fait le texte : elle se manifeste, de la façon la plus simple, dans la relation qui referme le poème autour de son titre, par exemple. 

« Balzac a découvert dans la grande ville une mine de mystère, et le sens qui chez lui est toujours en éveil, c’est la curiosité. C’est sa muse. Il n’est jamais ni comique ni tragique. Il est curieux. Il s’engage dans un enchevêtrement de choses, avec l’air de quelqu’un qui flaire et promet un mystère, et qui vous démonte toute la machine pièce par pièce avec un plaisir âpre, vif, et triomphal. Regardez comment il s’approche de ses nouveaux personnages : il les toise de toutes parts comme des raretés les décrit, les sculpte, les définit, les commente, en fait transparaître toute la singularité et promet des merveilles. Ses jugements, ses observations, ses tirades, ses mots ne sont pas des vérités psychologiques mais des soupçons et des trucs de juge d’instruction, des coups de poing sur ce mystère que, bon Dieu, on doit éclaircir... »

(Pavese, le Métier de Vivre, p. 45). 

Il faut comprendre que cette description d’un génie fureteur n’est pas plus psychologique que les « vérités » qu’elle découvre : le sentiment de curiosité a ici une valeur allégorique. Le mouvement d’investigation qui fait avancer l’auteur comme à la poursuite d’un monde inédit représente le processus de singularisation à partir duquel se construit l’oeuvre (pour reprendre l’idée appliquée à Tolstoï par Chlovsky). La chose romanesque n’apparaît pas seule, mais prise dans un enchevêtrement, inscrite dans ce texte qui fait d’elle, indice pour autre chose, l’annonce d’un prochain mouvement : la prolongeant sans cesse en une autre.

L’image, avant d’être ainsi traitée, n’a aucune consistance, elle ne parvient pas à tenir en elle-même, mais glisse, déborde, verse, cherche ailleurs une fin qu’elle ne peut trouver en elle-même. Ce mouvement d’exposition, d’exploration est à l’image ce que la démonstration est au concept. Ainsi le Paris de Balzac est-il l’analogon du livre : parcouru, bougeant devant le regard qui le travaille, se creusant sans cesse devant lui, pour une nouvelle poursuite. Cette poursuite est constituante, puisqu’elle finit par susciter son objet. La réalité romanesque est solidaire, sinon dépendante, du regard qui la fouille. Objet cristallisé à la limite de sa vue : mais jamais fini, échappant sans cesse à la prise d’un regard arrêté, ne pouvant jamais être complètement saisi, maîtrisé et épuisé, parce qu’il a besoin toujours d’être davantage prolongé. Comme on le verra par la suite, le livre ne parvient à tenir que parce qu’il reste incomplet : ainsi la chose montrée paraît inépuisable. L’image déposée dans le livre donne l’illusion du réel, par la nécessité jamais accomplie de sa multiplication, en elle-même ou en d’autres.

Si le discours de l’écrivain produit un effet de réalité, c’est qu’il utilise les limites mêmes de la fascination par l’image (loin de se laisser emporter par cette fascination, il en joue) : de ce qu’elle ne peut être finie, il tire occasion d’une incessante reprise, construisant ainsi la ligne d’un texte. Cette ligne n’est donc pas si simple qu’elle en a l’air : elle doit bien garder quelque chose de l’enchevêtrement qui la suscite.

La façon dont l’écrivain tire parti des images, de leurs insuffisances comme de leurs propriétés, révèle le caractère illusoire de son oeuvre : mais elle ne parvient pas à caractériser la nature de cette illusion. En effet, si on arrêtait là l’analyse, on en viendrait à considérer la littérature comme un pur artifice : on la réduirait à n’être que le fonctionnement d’un certain nombre de procédés.

Or, derrière cette réalité purement technique, il faut savoir identifier le système de production qui l’utilise : qu’est-ce que l’oeuvre a à faire de tels moyens ? A quoi lui servent-ils ? Autrement dit : quel type de rigueur institue cette logique des images, cette logique appliquée aux images par quoi elles constituent une illusion ?

Reprenons : l’acte de l’écrivain se réalise tout entier au niveau d’un énoncé ; il constitue un discours et est lui-même constitué par ce seul discours : il ne peut être référé à rien d’extérieur ; toute sa vérité, ou sa

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validité, se trouve cristallisée en cette surface mince du discours. Cette définition pourtant reste insuffisante, d’abord parce qu’elle est vide, parfaitement formelle. Surtout, tout discours, celui même de la parole usuelle, suppose l’absence provisoire de ce dont il est discours, qu’il met à l’écart, relègue sur les bords silencieux de son propos. Dire c’est par excellence un acte, qui modifie la réalité à quoi il s’applique. « Dire une fleur », opération analogue à celle de cueillir : par elle surgit « l’absente de tout bouquet », cette chose dont les maigres contours sont ceux du mot, et qui reçoit sa seule profondeur de la transitivité qui permet de passer d’une image à l’autre, interdisant toujours à l’image particulière qu’elle se suffise à elle-même 12[12]. Ainsi la réalité reléguée par l’acte de parole à l’horizon noir de sa manifestation, n’est dite que loin d’elle-même, par son absence. C’est le propre de tout langage qu’il constitue un objet propre qui ne préexiste nullement à sa formulation : la conformité aux choses que profère le discours, quel qu’il soit, est toujours illusoire en elle-même. Dans la parole, ce ne sont pas les choses qui trouvent un discours à leur mesure, et parviennent ainsi à l’expression : c’est le langage qui parle de lui-même, de ses formes et de ses choses. Le parti pris des choses, c’est le parti pris du langage.

Il apparaît donc que le discours de l’écrivain n’a pas, par élection, le privilège de l’illusion qui lui permettrait de dire autre chose. Tout discours suppose l’absence ou non provisoire, de ce dont il est discours, et s’installe dans le creux libéré par la mise à l’écart de ce qu’il dit. Ceci est vrai de la parole quotidienne comme du discours de l’écrivain, c’est vrai aussi de l’énoncé scientifique : l’agencement de concepts est objectivement constituant, il définit un niveau de réalité autonome (ce qui ne veut pas dire indépendant), régi par des lois spécifiques. L’énoncé littéraire assemble des images (éléments échappant par nature à la définition) et non des concepts. Cependant, la fascination de l’image est, comme on l’a vu, détournée de sa fonction ordinaire : elle est utilisée à d’autres fins que celles qui dirigent la parole usuelle, et doit permettre de construire un ensemble autonome, une oeuvre littéraire ; cette modification est obtenue par un usage rigoureux des images, qui les agence dans les limites d’un texte nécessaire.

Ceci nous permet de dire que l’autonomie du discours de l’écrivain s’établit à partir de son rapport aux autres formes d’utilisation du langage : parole usuelle, énoncé scientifique. Par sa vigueur et sa minceur, ce discours mime l’énoncé théorique, dont il répète, s’il ne la reproduit pas exactement, la ligne serrée. Mais, par sa fonction évocatoire, qui lui fait désigner une réalité spécifique, il imite aussi le langage quotidien qui est le langage de l’idéologie. On pourra proposer une définition provisoire de la littérature, en la caractérisant par cette fonction parodique. Mêlant les usages réels du langage, elle finit, par cette incessante confrontation, à en montrer la vérité. Expérimentant sur le langage, si elle ne l’invente pas, l’oeuvre littéraire est à la fois l’analogue d’une connaissance et une caricature de l’idéologie usuelle.

A la lisière du texte, on finit toujours par retrouver, momentanément occulté, mais éloquent par cette absence même, le langage de l’idéologie. Le caractère parodique de l’oeuvre littéraire la dépouille de son apparente spontanéité et en fait une oeuvre seconde. En elle, des éléments différents, à travers la diversité des modes de leur présence, se contestent bien plus qu’ils ne se complètent : la « vie » qu’emporte avec elle la parole quotidienne, dont l’écho se retrouve en l’oeuvre littéraire, la renvoie à son irréalité (qui s’accompagne de la production d’un effet de réalité), tandis que l’oeuvre achevée (puisque rien ne peut lui être ajouté) montre en l’idéologie l’inachèvement. La littérature est la mythologie de ses propres mythes : elle n’a nul besoin qu’un devin vienne découvrir ses secrets.

12[12] Voir Mallarmé : Divagations.

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 10. Illusion et fiction.  

On vient de définir le discours littéraire par sa fonction parodique : plutôt qu’une reproduction de la réalité il permet contestation du langage. Il déforme plutôt qu’il n’imite : d’ailleurs, l’idée d’imitation, bien comprise, contient celle de déformation, s’il est vrai, comme le propose Platon dans un passage du Cratyle, que l’essence de la ressemblance c’est la dissemblance ; l’image absolument conforme au modèle se confond avec lui, et perd son statut d’image : elle ne reste telle que par l’écart qui la sépare de ce qu’elle imite  ; l’esthétique baroque ne fait que pousser cette idée jusqu’à sa forme la plus paradoxale, en disant  : plus on s’écarte, plus on imite, ce qui produit finalement une théorie de la caricature. En ce sens, toute littérature est finalement d’inspiration baroque.

Mais une telle caractérisation demeure purement négative : elle ne pourra être tenue pour suffisante que si on parvient à montrer que la fonction du discours de l’écrivain est elle-même essentiellement négative. On dira alors que le livre, construit avec des procédés éprouvés, ne produit pas une réalité positive, mais une réalité factice, une illusion. C’est bien ce terme d’illusion qu’on a utilisé jusqu’à présent.

Ceci revient à assimiler la littérature à une mythologie, un agencement de signes qui tient lieu d’une réalité absente. Dans la mesure où la littérature est évocatrice, expressive en apparence, elle est trompeuse  : son propos file indéfiniment à la lisière d’une exclusion radicale, l’exclusion de ce dont il a l’air de parler, et qui n’a aucune existence. Nous faisant prendre les mots pour des choses, ou l’inverse, elle serait tout entière tissée de ce mensonge, d’autant plus radical qu’il est inconscient, et précède l’acte d’écrire comme le lieu précède, guette ce qui vient y prendre place.

Alors on parlera de l’espace littéraire, qui sera la scène où se joue cette mystification. Toute écriture serait creusée par une telle élision : au mieux, elle parviendra à l’exhiber dans la vérité de son absence, comme le fait Mallarmé. Et les différences qui séparent les diverses écritures renvoient finalement à une nature commune qui les contraint également : elles parlent pour ne rien dire. Le message de l’écrivain est sans objet : toute sa réalité est reléguée dans le code particulier qui lui donne les moyens de sa formulation et de sa communication13[13].

Alors il n’y aurait de théorie de la littérature que sur la base d’une dénonciation et d’une complicité  : comme on l’a vu déjà, ces deux attitudes ne s’excluent pas nécessairement. L’écrivain et le critique sont dans ce cas soumis à un même mythe du langage : l’objectivité critique se définit en fait par sa conformité bavarde à une fatalité qui est aussi sa raison d’être. L’idée théorique de nécessité est ainsi dégradée, très littérairement caricaturée : en une suite de proclamations funèbres, la « littérature » ne fait qu’énoncer l’absence de ses oeuvres, ou leur inanité. Les oeuvres ne sont rien : elles sont ce rien, et, par lui, tout au plus, la manifestation d’une essence (la littérature), dont le mécanisme peut être étudié pour lui-même.

Cette conception de la nature des œuvres littéraires n’est pas satisfaisante, surtout parce qu’elle méconnaît le rôle que, dans le travail de l’écrivain, joue la fiction. L’oeuvre n’est pas ce tissu d’illusion qu’il suffirait de défaire pour en comprendre le pouvoir. L’illusion mise en oeuvre n’est plus tout à fait illusoire, ni simplement trompeuse. Elle est l’illusion interrompue, réalisée, complètement transformée. Ne pas voir cette transformation, c’est confondre l’usage non littéraire du langage, à partir duquel l’oeuvre est faite, et le travail qu’elle lui fait subir, qui lui appartient en propre : c’est croire qu’il suffit de rêver pour écrire.

Le langage de l’illusion, qui est la matière sur laquelle travaille l’écrivain, n’est autre que le véhicule et la source de l’idéologie quotidienne, cette chose que nous emportons avec nous et qui fait de nous-mêmes des choses : entraînés au fil interminable de ce discours informe, où une image s’échange contre une autre, sans que jamais puisse être trouvé le terme commun, sans cesse exclu, qui supporterait ce propos. Pour mieux comprendre ce qui définit cette condition ordinaire du gage, on s’inspirera de la description que fait Spinoza d’une vie passionnée : le désir s’applique à un objet imaginaire, et il s’exprime dans un discours volubile, tout entier à la poursuite d’une absence, indéfiniment distrait de sa propre présence ; discours inadéquat, impuissant, inachevé, déchiré, vide, lancé à la recherche d’un centre exclu, incapable même de construire la forme finie d’une contradiction : ligne interminable, qui se prolonge dans l’ouverture d’une fausse perspec-tive. Désir à la traîne de son inanité, dépossédé dès le départ : Jamais assouvi, et nécessaire seulement de ce qu’il doit rester insatisfait. Langage en fuite, courant à la suite d’une réalité qu’il ne peut définir que négativement : parlant d’ordre, de ‘fierté, de perfection, du beau et du bien, mais aussi du hasard et de la fortune. Délire, parole privée de son objet, décalée par rapport à son sens manifeste, sans sujet qui la prononce : désorientée, abandonnée, inconsistante ; s’abandonnant au long d’une chute vague. L’existence

13[13] C’est la thèse exposée par Roland Barthes dans Le degré zéro de l’Ecriture, éd. du Seuil.

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vient à l’individu sous la forme d’une illusion très primitive, d’un vrai rêve, qui organise un certain nombre d’images nécessaires : l’homme, la liberté, la volonté divine ; elle se définit immédiatement par un certain usage du langage, qui fait d’elle un texte informe, troué, glissant inlassablement sur lui-même, s’évertuant à ne rien dire, puisque aussi bien il n’est pas fait pour dire effectivement quelque chose.

La libération telle que la conçoit Spinoza inaugure bien une nouvelle attitude à l’égard du langage : il faut arrêter la creuse parole de l’imagination, l’ancrer, donner forme à l’inachevé, le déterminer (non que l’indéterminé ne relève lui-même d’un certain type de nécessité, puisqu’il peut être connu). Pour réaliser ce changement deux sortes d’activités peuvent être envisagées : l’activité théorique qui, en assurant le passage à une connaissance adéquate, fixe le langage et le fait parler par concepts ; pour Spinoza, il n’y a pas d’autre voie : cependant l’activité esthétique sur laquelle il reste à peu près muet, arrête elle aussi le langage en lui donnant une forme limitée, sinon achevée. Entre le langage indéfini que parle l’imagination, et le texte en les limites duquel cette parole est en bien des sens déposée (à la fois déchue, abandonnée et recueillie), la différence est radicale : le mouvement apparent du premier, qui fait bouger les mots sans parvenir à avancer, est figé par l’oeuvre littéraire, interrompu, et dans cet intervalle qui l’installe en face de lui-même, se construit cette vraie distance qui est la condition d’une progression réelle, le discours du livre. Rêverie fixée : fiction nécessaire et vraie, se dirigeant vers un terme défini. C’est pourquoi, encore une fois, il est parfaitement vain de dénoncer, dans le livre. le mythe qui lui donnerait l’apparence de la vie : le livre tourne bien autour de ce mythe, puisqu’il est construit à partir de l’illusion que donne un langage informe, mais par rapport à ce mythe il prend position en même temps qu’il prend forme ; il en est la révélation. Cela ne veut pas dire que le livre est à lui-même sa propre critique : il donne implicitement la critique de son contenu idéologique, ne serait-ce que parce qu’il refuse de se laisser entraîner par le mouvement de l’idéologie pour en donner une représentation déterminée. La fiction, qu’il ne faut pas confondre avec l’illusion, est le substitut, sinon l’équivalent d’une connaissance. Une théorie de la production littéraire doit nous enseigner ce que « connaît » le livre, et comment il le « connaît ».

Ainsi, à la fuite de l’illusion que suscite une parole indéterminée, le livre substitue les contours nets, s’ils ne sont pas simples, d’une fiction. La fiction, c’est l’illusion déterminée : l’essence du texte littéraire est dans l’institution d’une telle détermination. Ainsi le pouvoir du langage, installé dans les limites plus ou moins arrêtées de l’oeuvre, est-il déplacé. Pour savoir ce que c’est qu’un texte littéraire, il faudra donc se demander à partir de quel centre nouveau se fait le travail de la fiction. Il ne s’agit pas d’un centre réel  : au décentrement idéologique de l’illusion, le livre ne substitue pas un centre d’organisation autour duquel le système du langage pourrait être une fois pour toutes ordonné ; le livre ne donne pas à ce système un sujet. La fiction n’est pas plus vraie que l’illusion ; on dira encore : elle ne peut tenir lieu d’une connaissance. Pourtant, installée dans l’inadéquat, elle trouve le moyen d’y commencer un mouvement, de transformer le rapport à l’idéologie : non de transformer l’idéologie elle-même ce qui est impossible (l’idéologie qui, par nature, se trouve toujours ailleurs n’occupe aucun lieu véritable : elle ne peut donc être effectivement réduite). La fiction, dans la mesure où elle est feinte, nous abuse : mais cette tromperie n’est pas initiale, puisqu’elle porte elle-même sur une feinte plus radicale, qu’elle montre et qu’elle trahit, contribuant ainsi à nous en délivrer.

Là où s’achève, dans son informité, la « vie », commence l’oeuvre : distincts donc et formant contraste l’un par rapport à l’autre ; mais inséparables aussi, non parce qu’ils habilleraient de formes diverses un même contenu, mais par la nécessité qui leur est faite de renouveler sans cesse leur opposition.

C’est parce que l’oeuvre contient une telle fiction qu’est parfaitement illusoire toute entreprise critique qui chercherait à réduire cette fiction à un autre usage du langage : parole intérieure, parole idéologique ou parole collective. Aussi la nature fictive et non illusoire, de l’oeuvre empêche-t-elle qu’on l’interprète, c’est-à-dire qu’on la ramène à des formes d’expression non littéraire : comme on le verra, connaître, ce n’est pas interpréter mais expliquer.

Il importe donc de distinguer les trois formes que donnent au langage trois usages différents : illusion, fiction, théorie. Les même mots, à peu de choses près, composent ces trois discours : mais entre ces mots s’établissent des rapports incomparables, tellement séparés qu’il est impossible de passer sans rupture de l’un à l’autre.

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 11. Création et production.  

Dire que l’écrivain, ou l’artiste, est un créateur, c’est se placer dans la dépendance d’une idéologie humaniste. Délivré de son appartenance à un ordre extérieur, l’homme est rendu par cette idéologie à ses prétendus pouvoirs : n’étant plus soumis qu’à cette seule puissance, il devient l’inventeur de ses lois, de son ordre. Il crée. Que crée-t-il ? L’homme. La pensée humaniste (tout par l’homme, tout pour l’homme) est circulaire, tautologique, tout entière adonnée à la répétition d’une image. « L’homme fait l’homme »14[14] : par un approfondissement continu, sans rupture, il libère en lui une oeuvre déjà donnée ; la création est une délivrance. De la théologie à l’anthropologie s’opère en apparence une mutation radicale : l’homme ne peut créer que dans la continuité, actualiser une puissance ; lui échappe, par nature, l’effectuation du nouveau. Mais cette mutation est une adaptation.

L’anthropologie n’est ainsi qu’une théologie appauvrie, renversée : à la place du Dieu-homme, est installé l’Homme, dieu de lui-même, ressassant son éternité et son destin, qu’il porte déjà en lui. A l’intérieur de ce renversement, l’inverse de l’homme créateur, c’est l’homme aliéné : privé de lui-même, devenu autre. Devenir autre (être aliéné), devenir soi (créer) : les deux idées sont équivalentes, dans la mesure où elles s’in-sèrent dans la constellation d’une même problématique. L’homme aliéné, c’est l’homme sans l’homme : l’homme sans Dieu, sans ce Dieu qu’est, pour l’homme, l’homme.

Ainsi posée, la question de l’« homme » entre dans des contradictions impossibles à résoudre : comment l’homme pourrait-il changer sans devenir autre ? Il faut donc le protéger, lui permettre de rester tel qu’il est : interdire toute réelle modification de son statut. L’idéologie humaniste dans son principe est spontanément et profondément réactionnaire en théorie comme en pratique. La seule entreprise dont l’initia-tive reste concédée à l’homme dieu, c’est celle qui lui permet de maintenir une identité, une permanence. Changer l’homme, en droit, c’est seulement lui rendre ce qui lui appartient : son bien, même s’il ne l’a jamais effectivement possédé. La Déclaration des droits de l’homme, monument de l’humanisme, n’est pas une institution mais une déclaration : en elle s’abolit la distance qui séparait l’homme de ses droits, universels et nécessaires, éternels. L’homme a été déplacé de lui-même (ainsi l’idéologie humaniste explique l’«  aliénation religieuse ») : il suffit d’opérer le déplacement inverse pour que tout rentre dans l’ordre. L’aliénation n’est pas pernicieuse en elle-même, mais seulement dans son orientation : il suffit de modifier cette orientation pour libérer la vérité qui y est prise, et méprise. Ainsi l’humanisme n’est-il que très superficiellement une critique de l’idéologie religieuse : en elle il ne conteste pas l’idéologique, mais seulement une idéologie particulière qu’il veut échanger contre une autre.

Le plus pur produit de l’humanisme est la religion de l’art : R. Garaudy, dont le but est de rendre à l’homme ses « perspectives », en le lançant sur l’« itinéraire » qui le ramène à l’espace sans rivages (s’il ne lui manquait que cela !) de lui-même, est aussi l’idéologue absolu de la création artistique. S’inspirant d’un mot imprudent de Gorki (imprudent parce qu’il n’est qu’un mot, et que ne le supporte aucune argumentation, et d’ailleurs totalement aberrant d’un point de vue théorique), « l’esthétique est l’éthique de l’avenir », il pro-pose, pour libérer l’homme, qu’on revienne de la religion à l’art, sans voir que l’art, ainsi sollicité, n’est qu’une religion appauvrie. Or l’art est une oeuvre, non de l’homme, mais de ce qui la produit 15[15] : ce que n’est pas la religion, qui, pas par hasard, s’est installée sur le lieu qu’occupent toutes les illu sions spontanées de la spontanéité et qui est bien, en effet, une sorte de création. Avant de disposer de ces oeuvres qui ne sont les leurs qu’au prix de bien des détours, les hommes doivent les produire : non par la magie d’un avènement, mais par le moyen d’un travail réellement producteur. Si l’homme crée l’homme, l’artiste produit des œuvres, dans des conditions déterminées : ouvrier non de lui-même, mais de cette chose qui lui échappe diversement et ne lui appartient jamais qu’après coup.

Les diverses « théories » de la création ont ceci de commun qu’elles traitent le problème de ce passage qu’est une fabrication en éliminant l’hypothèse d’une fabrication ou d’une production. On peut créer dans la permanence : alors créer c’est libérer un acquis qui est paradoxalement donné ; ou bien on assiste à une apparition : la création est alors une irruption, une épiphanie, un mystère. Dans les deux cas, ont été supprimés les moyens d’expliquer le changement : dans l’un il ne s’est rien passé ; dans l’autre il s’est passé quelque chose d’inexplicable. Toutes les spéculations sur l’homme créateur sont destinées à éliminer une connaissance réelle : le « travail créateur » n’est justement pas un travail, un processus réel, mais la formule religieuse qui permet d’en célébrer les funérailles, en lui élevant un monument.

14[14] En ce sens, le théoricien de l’humanisme, c’est Aristote.15[15] Et ce producteur n’est pas un sujet centré sur sa création : il est lui-même l’élément d’une situation ou d’un système.

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De la même façon, toutes les considérations sur le don, sur la subjectivité (au sens d’une intimité) de l’artiste, sont par principe inintéressantes.

On comprend pourquoi, dans ces pages, le terme de création est supprimé, et remplacé systématiquement par celui de production.

 12. Pacte et contrat.  

L’oeuvre est un tissu de fictions : elle ne contient, à proprement parler, rien de vrai. Pourtant, dans la mesure où elle n’est pas illusion pure, mais un mensonge avéré, elle requiert d’être tenue pour véridique : elle n’est pas n’importe quelle illusion, mais une illusion déterminée. On sera tenté de dire que, puisqu’elle doit être admise telle que sa lettre la propose, elle suppose, de la part de son lecteur, une croyance continuée. Dans la mesure où l’auteur doit compter sur cette confiance, sur cette foi, sans laquelle son oeuvre ne serait jamais lue, on serait tenté de parler d’un pacte, d’un engagement tacite, aux termes duquel serait reconnu pour la fic-tion le droit d’être comme elle se présente, et nulle autre.

En introduisant cette idée d’un pacte, on semble abandonner l’étude des conditions de la production de l’oeuvre, pour aborder la question de sa communication à des lecteurs. En fait, les deux problèmes vont ensemble : il ne faut pas, par un artifice de méthode qui singerait seulement la rigueur, commencer par enfermer l’oeuvre en elle-même pour ensuite la détacher en la jetant au monde, faisant croire ainsi que la problématique intérieur-extérieur (qui sera développée par la suite) coïnciderait avec un découpage chronologique trop élémentaire (l’oeuvre a été écrite avant d’être lue) pour être instructif. Il n’est pas question de s’arrêter à une telle distinction, trop mécanique : l’oeuvre en elle-même d’abord, l’oeuvre pour les autres ensuite. En fait, à l’occasion d’une étude de la production littéraire, il est inévitable de rencontrer le problème de sa transmission. Isoler méthodiquement ces problèmes, refuser de les confondre et de les prendre l’un pour l’autre (ce qui est le cas, quand on caractérise l’essence de l’écrivain par l’idée qu’il serait son premier lecteur), ce n’est pas proclamer entre eux une séparation absolue et arbitraire.

En effet, en même temps que le livre, sont produites les conditions de sa communication (au moins certaines conditions essentielles), qui ne peuvent donc être absolument tenues pour des données ou des préalables : ce qui fait le livre fait aussi des lecteurs, même s’il s’agit de deux processus différents, sans quoi le livre, écrit sous on ne sait quelle dictée, serait l’œuvre des lecteurs eux-mêmes, et il serait réduit à la pure fonction d’une illustration16[16]. Il faut donc éviter de ramener les problèmes posés par l’oeuvre à celui de sa diffusion : en un mot, il ne faut pas remplacer une mythologie du créateur par une mythologie du public.

L’oeuvre littéraire n’est pas seulement l’expression d’une situation historique objective, qui l’attribuerait une fois pour toutes, avant même qu’elle soit faite, à un public déterminé  ; comme on sait, elle déborde une telle détermination : 

« La difficulté n’est pas de comprendre que l’art grec et l’épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté réside dans le fait qu’ils nous procurent encore une jouissance esthétique et qu’ils ont encore pour nous, à certains égards, la valeur de normes et de modèles inaccessibles. »

(Marx : Introduction à la critique de l’économie politique. Contribution : Ed. Sociales, p. 175). 

Les poèmes homériques ne sont pas apparus dans le décor d’une fausse éternité : pourtant ils n’ont pas fini d’être lus. Reconnaissons là l’indice d’un problème essentiel, même si la solution proposée ensuite par Marx (l’homme moderne qui s’abandonne au charme de l’art grec, c’est le père qui en lui-même adore sa propre enfance : en des termes que ne refuserait pas Grombrovicz, c’est le mûr à la recherche du non-mûr, de l’inachevé), présentée seulement par allusion, ne peut nous satisfaire. Le caractère idéologique de cette solution est manifeste. L’oeuvre peut être entendue par d’autres que ceux pour qui elle semble avoir été faite  : elle n’est pas enfermée dans les limites que trace autour d’elle une lecture immédiate.

Cependant, à l’idée d’un tel pacte objectif, qui lierait l’auteur en le soumettant au contrôle d’une

16[16] Ceci doit être lu en clair : ce n’est pas le livre qui, par quelque mystérieux pouvoir, produirait ses lecteurs ; mais les conditions qui déterminent la production du livre déterminent aussi les formes de sa communication : Ces deux modifications s’opèrent en même temps et sont solidaires. Cette question mériterait naturellement une étude théorique particulière. On pourrait en trouver le principe directeur dans cette remarque de Marx : « Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation, mais aussi le mode de consommation, qui est donc produit par la production, et ceci d’une manière non seulement objective, mais aussi subjective. » (Contribution. Introduction. E.S. p. 157).

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situation finie, on peut être tenté de substituer celle d’un pacte subjectif, moins directement contraignant, par lequel, entre l’auteur et ses lecteurs possibles, avant même que la médiation de l’oeuvre ne devienne effective, serait instituée une sorte de confiance tacite non plus particulière, mais générale : l’auteur sera cru sur parole, le lecteur pourra engager sa foi. Avant même que l’oeuvre apparaisse, dessinant autour d’elle un espace abstrait, serait donnée la possibilité d’une relation entre sa parole et qui la reçoit. En effet, comme on l’a vu, le livre n’énonce pas un vrai qui puisse être apprécié par les voies d’une conformité externe ; il est vrai en lui-même, c’est-à-dire à l’intérieur des limites avec lui (sinon par lui) fixées. Suivant une description banale, qu’il suffit d’indiquer, le lecteur entre dans le livre comme dans un monde différent, à moins que ce ne soit dans autre chose qu’un monde ; pour lire, il doit admettre un certain nombre de présupposés explicites ou implicites, au nombre desquels celui-ci, qui semble essentiel : c’est un livre, ce n’est pas autre chose qu’un livre : faute de quoi il ne lit plus, mais rêve, ou s’ennuie. Cette attitude n’a d’ailleurs pas besoin d’être concertée : il suffit qu’elle soit implicitement admise, sans être véritablement reconnue. Dans la logique d’une telle analyse, ce qui garantit la spécificité du livre, son autonomie, c’est bien le préalable d’un pacte confus et global, par lequel serait institué un lieu de l’imaginaire en lequel l’oeuvre finirait par prendre place. Dans l’horizon d’un tel compromis, tout deviendrait permis, et l’arbitraire serait vrai.

Par l’hypothèse d’un tel compromis se trouve en fait dénoncée la possibilité d’une double compromission : l’une venant de l’auteur, qui livre son oeuvre à un public ; l’autre venant de son lecteur qui, par le geste même qui lui fait ouvrir le livre, accepte de se compromettre, en lui prêtant sa foi. Cette idée d’un pacte nous ramène donc à des formes de l’illusion critique déjà rencontrées : elle établit entre auteur et lecteur une fausse symétrie, donc une confusion ; elle suppose, précédant l’oeuvre, le préalable d’un lieu où celle-ci prendrait place (ce qui réintroduit dans la critique littéraire les principes de la physique d’Aristote). Enfin elle confond illusion et fiction, en renvoyant le lecteur à sa foi et en condamnant l’auteur à l’institution d’un arbitraire.

Il faut bien voir que la « notion » de pacte est illégitime parce qu’elle repose sur un problème mal posé : la problématique de la confiance est une problématique morale ; elle n’étudie pas l’oeuvre en tant que produit de l’activité littéraire, mais en lui donnant un sens différent : cessant de lire, on s’installe sur les marges du livre. Le problème que doit résoudre l’écrivain n’est pas celui-ci, vague et quelconque serai-je cru ? mais cet autre, déterminé : comment faire pour être lu ? Ainsi, même si une certaine complicité peut s’instaurer entre le livre et celui qui le reçoit, il faut comprendre que cette complicité est à simple effet  : le lecteur peut se sentir entraîné par l’initiative de l’auteur (ou par ce qu’il prend pour une initiative  : on a vu qu’il en allait tout autrement, et que l’acte d’écrire n’était pas simplement déterminé par une décision individuelle), à laquelle bon gré mal gré il participe ; la réciproque n’est pas vraie. Ce que l’auteur semble donner à croire (admettons provisoirement cette expression, malgré son imprécision), il ne le croit pas lui-même : il ne peut pas le croire. Il ne lui suffit pas d’y ajouter foi comme il le ferait si, comme on le dit parfois, il se laissait entraîner par le mouvement de sa « création ». Fiction construite, le livre, même s’il est diversement déterminé de l’extérieur par les conditions réelles de sa production (il est autonome, mais non indépendant), n’est pourtant, en tant que livre, anticipé dans l’existence de fait d’aucun préalable : rien ne le précède sur son propre terrain, pas même la promesse d’une place en laquelle il se pourrait situer. S’il y avait pacte, il serait passé seulement entre le lecteur et lui-même, ou entre le lecteur et l’auteur en tant qu’il serait son premier et meilleur lecteur.

On en revient à un principe déjà rencontré : une description, même accomplie, des attitudes requises par la lecture ne peut tenir lieu d’une théorie de la production littéraire ; si l’auteur était le lecteur de son oeuvre, cela voudrait dire que celle-ci existerait, avant même d’être produite, sous la forme d’un modèle indépendant. Parallèlement, une critique attentive de l’oeuvre, qui met en évidence les conditions de son institution, est tout autre chose qu’une lecture, puisque, ne se contentant pas d’apprécier en elle une fausse conformité, elle la révèle dans sa différence d’avec elle-même et dans l’inégalité de son développement »17[17].

Cela ne signifie évidemment pas que la critique contribue à défaire le livre, à détruire en lui l’illusoire : l’étude des oeuvres littéraires ne suppose ni une foi aveugle ni une méfiance de principe : foi et méfiance seraient les deux formes extrêmes données à un même parti pris. La connaissance de l’oeuvre n’est

17[17] Cependant, bien que ce point n’ait pas été développé ici, l’étude des attitudes de lecture, qui pourrait faire l’objet d’une sociologie culturelle, est essentielle : d’une telle description pourraient être inférées les conditions réelles, idéologiques, « culturelles », de la communication littéraire comme forme de reconnaissance. En l’absence de ces conditions, l’écrivain ne pourrait produire aucune oeuvre : mais cette production peut à son tour modifier les conditions initiales, sans pouvoir prétendre à elle seule assurer les voies d’une telle transformation. Dans un domaine voisin, l’Amour de l’Art (Bourdieu et Darbel, coll. Le sens Commun, éditions de Minuit) donne un exemple remarquable des résultats qui peuvent être obtenus sur ce point.

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pas plus déterminée par l’antithèse croyance-défiance qu’elle ne l’est par celle de la foi et du savoir : même si elle n’apporte pas une connaissance véritable, mais seulement l’analogue d’une connaissance, elle peut être elle-même objet de savoir. C’est pourquoi elle doit être admise sur parole : parce qu’en sa lettre n’est pas inscrite une méconnaissance radicale. Si le livre était seulement l’arbitraire situé en l’espace abstrait que promet un pacte, il serait le lieu d’une méprise. Or, il ne faut pas croire que constituer une fiction, ce serait feindre : l’écrivain n’est pas un imitateur, ni même, à la mode platonicienne, l’artisan d’un faux semblant. Il serait bien alors soumis au goût et aux ignorances d’un public, qui donnerait lieu à l’oeuvre en l’espace de sa méconnaissance : 

« Joli imitateur qu’un artiste ainsi renseigné sur les choses qu’il traite ! Cependant il ne se fera pas faute d’imiter sans savoir par où chaque chose est bonne ou mauvaise ; mais selon toute apparence, ce qui semble beau à la foule et aux ignorants sera précisément ce qu’il imitera. »

(République, X, 602 b). 

L’écrivain ne fait pas semblant d’écrire : il s’engage sur les voies d’une activité réelle. Son entreprise, si elle porte à l’occasion les apparences du délire, n’est pas délirante, ne serait-ce que parce qu’elle s’accomplit dans une oeuvre : la critique commence où s’arrête la clinique. La « réalité » indiquée par le livre n’est pas arbitraire mais conventionnelle : ainsi elle est fixée par des lois. A l’idée confuse de pacte on pour-rait substituer celle de contrat : il apparaîtrait alors que l’activité de l’écrivain est véritablement constituante18[18].  13. Explication et interprétation.  

Refusant le mythe vieilli de l’explication de texte, une critique qui veut être profonde se donne comme but la détermination d’un sens : elle se désigne d’elle-même par sa nature interprétative, au sens large du terme. Que gagne-t-on à remplacer l’explication (qui répond à la question : comment l’oeuvre est-elle faite ?) par l’interprétation (pourquoi l’oeuvre est-elle faite ?) D’abord semble-t-il on élargit le champ d’ap-plication de l’entreprise critique : ne la limitant plus à l’étude des moyens, technique aveugle, on lui ouvre le domaine inexploré des fins. Des questions essentielles peuvent ainsi être posées : qui mettent non seulement en cause la forme de l’acte littéraire, mais aussi sa signification.

Est interprète celui qui, se tenant en un centre, ou plutôt un entre-deux, procède à un échange : à ce qui lui est proposé il substitue un terme d’égale valeur, au moins s’il opère justement. Que met à la place de quoi l’interprète, quand il applique son art à une oeuvre littéraire ? il procède à l’échange qui, à la place de l’oeuvre, établit son sens. Il montre ainsi d’un même geste deux choses : le lieu de l’oeuvre, et le contenu qui remplit ce lieu ; on dira que, s’installant sur les lieux de l’oeuvre, il expose le sens qui y a place. En fait, l’interprétation réalise une opération inverse, mais équivalente : elle transpose l’oeuvre dans un commentaire, cherchant, par ce déplacement, à faire apparaître, inchangé et délivré des ornements qui le cachaient, avéré, son contenu. L’interprète réalise un double de l’oeuvre : ainsi il retrouve, dans une miraculeuse réciprocité, ce dont elle est elle-même le double.

Interpréter, c’est répéter, mais d’une très curieuse répétition qui dit plus en disant moins : répétition purifiante, au terme de laquelle un sens, jusque-là caché, apparaît dans sa seule vérité. L’oeuvre n’est que l’expression de ce sens : c’est-à-dire aussi la gangue qui l’enferme, et qu’il faut briser pour le voir. L’interprète accomplit cette violence libératrice : il défait l’œuvre, pour pouvoir la refaire à l’image de son sens, lui faisant alors désigner directement ce dont elle était l’expression indirecte. Interpréter c’est aussi traduire : dire en les termes de l’évidence ce que contenait et retenait un langage obscur et incomplet. Traduire et réduire : ramener à son unique (seule et irremplaçable) signification la diversité apparente de l’oeuvre. Cette réduction, paradoxalement, devrait être féconde, au lieu d’être appauvrissante : ajoutant au texte une clarté et une vérité dont sa lettre est paradoxalement privée. Mais un tel « approfondissement » a évidemment une signification critique ; la richesse qu’il dénonce en l’oeuvre est en même temps révélation de sa pauvreté : « C’était cela, ce n’était que cela. » Platon ne disait pas autre chose :

18[18] Cependant, il faut bien voir que cette idée de contrat n’a que la valeur d’une image : elle indique l’existence d’un problème sans parvenir à le résoudre ; elle est même fausse dans la mesure où elle évoque une décision spontanée, individuelle ou collective. Cette mythologie volontariste ne pourra être défaite que par une étude objective des rapports qui unissent, ou opposent, une œuvre à son public.

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 « Car si l’on dépouille les ouvrages des poètes des couleurs de la poésie et qu’on les récite réduite à eux-mêmes,

tu sais, je pense, quelle figure ils font... On peut les comparer à ces visages qui, n’ayant d’autre beauté que leur fraîcheur, cessent d’attirer les yeux quand la fleur de la jeunesse les a quittés. »

(République, X, 601 b). 

Ramenée à l’expression d’un sens, l’oeuvre risque d’apparaître fort défraîchie : pour lui rendre ses grâces, le commentateur devra lui ajouter l’ornement de son propre style.

Ainsi sont posés les principes d’une critique immanente : en l’oeuvre est retenu un sens qu’il faut libérer ; l’oeuvre dans sa lettre est le masque, éloquent et trompeur, dont ce sens est paré  : connaître l’oeuvre, c’est remonter à ce sens essentiel et unique. La critique interprétative repose sur un certain nom bre d’illusions qui ont déjà été dénoncées : elle situe l’oeuvre en un espace qu’elle dote de la perspective de sa profondeur ; elle dénonce le caractère immédiatement trompeur de l’œuvre, signe ambigu qui indique un sens et le dissimule à la fois ; enfin, elle suppose en l’œuvre la présence active d’un unique sens autour duquel celle-ci serait, quoique diversement, rassemblée. Surtout, entre l’œuvre et sa critique, elle rétablit un rapport d’intériorité : interprétatif, le commentaire s’installe au coeur de l’oeuvre et livre son secret. Entre l’objet (l’oeuvre littéraire) et sa connaissance (le discours critique), nulle autre distance que celle qui sépare la puissance de l’acte, le sens de sa manifestation. Le commentaire est contenu par l’oeuvre  : à moins que ce ne soit l’inverse ; de toute façon, l’un et l’autre sont confondus d’une manière qui caractérise, on l’a vu, la méthode empiriste.

Il n’est pas possible de s’arrêter à l’idéal d’une critique essentielle, critique immanente, qui serait répétition, commentaire, « pure » lecture : il ne suffit pas de déplier la ligne du texte pour découvrir le message qui y est inscrit, car cette inscription serait celle d’un fait empirique. Une vraie connaissance implique la séparation entre son discours et l’objet de ce discours : elle ne se propose pas de répéter ce qui serait déjà dit. Une critique immanente est nécessairement une critique confuse : puisqu’elle commence par abolir le principe de sa distinction. On comprend cependant qu’elle puisse sembler être, par ailleurs, la critique la plus rigoureuse : par sa volonté affirmée d’être fidèle au sens, au point de le libérer de toutes les impuretés qui le modifient et le troublent, elle garantit, entre l’oeuvre et son lecteur, une adéquation essen-tielle. Reculer devant l’entreprise d’une interprétation, c’est accepter de la trahir ou de se perdre en l’oeuvre  ; c’est, poussé par le souci d’une fausse objectivité, privilégier l’inessentiel ; c’est refuser l’écoute d’un secret fondamental et obsédant.

La difficulté essentielle que doit résoudre l’activité critique, conçue comme une entreprise rationnelle, est donc celle-ci d’une part elle ne peut considérer que son objet lui est donné empiriquement, à moins de confondre les règles de l’art et les lois de la connaissance. L’objet de la connaissance critique n’est pas déposé devant elle dans ses limites apparentes : l’appréhension de ces limites suppose un traitement préalable de l’objet, qui consiste non à le remplacer par une construction idéale et abstraite, mais à le déplacer en lui-même pour lui donner un statut rationnel. D’autre part, cette connaissance, si elle ne veut pas tomber dans l’illusion normative, juger au sens naïf du mot, ne peut que considérer l’oeuvre telle qu’elle est, et doit se refuser à vouloir, de quelque façon que ce soit, son changement : ce serait la subordonner à un nouveau type de règles (non plus des règles techniques de conformité, mais des règles morales ou politiques de convenance). Ainsi il faut sortir de l’oeuvre, et l’expliquer, dire ce qu’elle ne dit pas et ne saurait dire  : de même le triangle reste définitivement muet sur la somme de ses angles. Cependant cette sortie ne peut être opérée de n’importe quelle façon : il ne s’agit pas, pour déjouer l’illusion empiriste de tomber dans l’illusion normative, et de mettre à la place de l’œuvre autre chose (la censure et le commentaire interprétatif sont les deux formes possibles d’une telle méprise).

Expliquer, ce sera justement, rejetant la mythologie de la compréhension, reconnaître en l’oeuvre le type de nécessité qui la détermine, et qui ne se ramène certainement pas à un sens. Il n’est pas question de confronter l’oeuvre à un principe de vérité extérieur : plutôt que porter un jugement normatif, il faut identifier le genre de vérité qui la constitue, et par rapport auquel elle a un sens. Cette vérité n’est pas déposée en l’oeuvre, présente en elle comme le noyau dans son fruit : elle est à la fois, paradoxalement, intérieure et absente. S’il n’en est pas ainsi, il faudra reconnaître que l’oeuvre est proprement inconnaissable, miraculeuse et mystérieuse, et que l’entreprise critique est vaine.

Nous sommes donc amenés, pour déjouer l’illusion interprétative, à formuler une hypothèse méthodique concernant la nature de l’oeuvre. L’oeuvre doit être élaborée, traitée, sans quoi elle ne sera jamais un fait théorique, l’objet d’une connaissance ; mais elle doit aussi être laissée telle qu’elle est, sans quoi on portera sur elle un jugement de valeur et non un jugement théorique. Elle doit être édifiée et maintenue dans

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ses limites propres : c’est-à-dire sans être subordonnée à une entreprise d’édification. Cette double exigence n’aura réellement un sens que si elle est conforme à la nature de l’œuvre : il faut que le produit du travail de l’écrivain puisse être ainsi déplacé, faute de quoi il restera un objet de consommation sans pouvoir devenir un objet de connaissance ; prétexte aux flatteries rhétoriques, il ne sera jamais le support d’une investigation rationnelle.

Pour sortir du cercle des illusions critiques, il faut proposer une hypothèse théorique : l’œuvre n’est pas refermée sur un sens, qu’elle dissimule en lui donnant sa forme accomplie. La nécessité de l’oeuvre se fonde sur la multiplicité de ses sens : expliquer l’oeuvre, c’est reconnaître, et distinguer, le principe d’une telle diversité. Le postulat de l’unité de l’oeuvre, qui, plus ou moins explicitement, a toujours hanté l’entreprise critique, doit donc être dénoncé : l’œuvre n’est pas créée par une intention (objective ou subjective) ; elle est produite à partir de conditions déterminées. « Tout écrit possède un sens, même si ce sens est fort loin de celui que l’auteur avait rêvé d’y mettre ». (Sartre – Présentation des Temps Modernes) : l’œuvre serait pleine de sens et c’est sur cette plénitude qu’il faudrait l’interroger. Mais une telle interrogation serait évidemment illusoire, puisqu’elle recevrait sa forme d’une éloquence cachée, surgie de l’oeuvre même, qu’elle se contenterait d’exprimer. Une véritable interrogation ne portera pas sur une telle quasi-présence  ; plutôt qu’une plénitude idéale et illusoire, elle se donnera pour objet cette parole creuse que l’oeuvre profère discrètement et mesurera en elle la distance qui sépare plusieurs sens.

Il ne faut donc pas hésiter à déceler en l’œuvre incomplétude et informité : à condition de ne pas prendre ces mots dans un sens négatif et dépréciatif. Plutôt qu’à cette suffisance que lui donnerait une consistance idéale, il faut s’arrêter à cet inachèvement déterminé qui informe réellement le livre. L’oeuvre doit être en elle-même incomplète : non hors d’elle-même, car il suffirait de la compléter pour la « réaliser ». Il faut comprendre que l’incomplétude que signale en elle l’affrontement de sens distincts est la vraie raison de son agencement. La ligne mince du discours est l’apparence provisoire derrière laquelle il faut savoir reconnaître la complexité déterminée d’un texte : étant bien entendu que cette complexité ne saurait être celle, illusoire et médiate, d’une « totalité ».

Expliquer l’oeuvre, c’est, au lieu de remonter à un centre caché qui lui donnerait vie (l’illusion interprétative est organiciste et vitaliste), la voir dans son effectif décentrement : c’est donc refuser le principe d’une analyse intrinsèque (ou d’une critique immanente), qui fermerait artificiellement l’oeuvre sur elle-même, et, du fait qu’elle est entière, déduirait l’image d’une « totalité » (car les images aussi se déduisent). La structure de l’oeuvre, qui permet d’en rendre compte, c’est ce décalage interne, ou cette césure, par le moyen duquel elle correspond à une réalité, incomplète elle aussi, qu’elle donne à voir sans la refléter. L’oeuvre littéraire donne la mesure d’une différence, donne à voir une absence déterminée : c’est elle qu’elle dit si, par force, elle n’en parle guère. Ainsi, ce qu’il faut voir en elle, c’est ce qui lui manque, un défaut sans lequel elle n’existerait pas, sans lequel elle n’aurait rien à dire, ni les moyens de le dire ou de ne pas le dire.

Comme Lénine l’a montré à propos de Tolstoï, et comme on essaiera de le montrer à propos de J. Verne et de Balzac, ce qui en l’oeuvre sollicite l’explication, ce n’est pas cette fausse simplicité que lui donne l’unité apparente de son sens : mais la présence en elle d’un rapport, ou d’une opposition, entre des éléments de l’exposition ou des niveaux de composition, ce caractère disparate qui montre qu’elle est édifiée sur un conflit de sens ; ce conflit n’est pas le signe de son altération : il permet de déceler en l’oeuvre l’inscription d’une altérité, par l’intermédiaire de laquelle elle est en rapport avec ce qui n’est pas elle et se joue sur ses marges. Expliquer l’oeuvre, c’est montrer que, contrairement aux apparences, elle n’existe pas par elle-même, mais porte au contraire jusque dans sa lettre la marque d’une absence déterminée qui est aussi le principe de son identité : creusé par la présence allusive des autres livres contre lesquels il se construit, tournant autour de l’absence de ce qu’il ne peut pas dire, hanté par l’absence de certains mots à laquelle il ne cesse pas de revenir, le livre ne s’édifie pas dans le prolongement d’un sens, mais à partir de l’incompatibilité de plusieurs sens, qui est aussi le lien le plus solide par lequel il se rattache à la réalité, dans une confron tation tendue et toujours renouvelée.

Voir comment le livre est fait, c’est voir aussi de quoi il est fait : et de quoi serait-il fait sinon de ce défaut qui lui donne son histoire et son rapport à l’histoire ?

Cependant, il faut prendre garde de ne pas substituer à une idéologie de l’interprétation, une idéologie de l’explication. Pour cela, il faut éliminer un certain nombre de postulats qui impliquent une méconnaissance théorique de l’oeuvre littéraire. Ont déjà été indiqués un certain nombre de ces postulats : postulat de beauté (l’oeuvre est conforme à un modèle), postulat d’innocence (l’oeuvre se suffit à elle-même, et abolit, par l’institution de son simple discours, jusqu’au souvenir de ce qui n’est pas elle), postulat d’harmonie ou de totalité (l’oeuvre est parfaite : achevée, elle constitue un ensemble complet). A ces postulats il convient d’en ajouter d’autres qui, s’ils sont, à l’occasion, incompatibles avec les précédents, ne nous

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apportent pas pour autant un savoir théorique : le postulat d’ouverture et le postulat de profondeur.Sous prétexte d’identifier en l’oeuvre son inachèvement théorique, il ne faut pas tomber dans une

idéologie de l’oeuvre « ouverte »19[19] : l’oeuvre constituant elle-même, par l’artifice de son agencement, le principe de sa variation indéfinie. Elle n’aurait plus alors un sens mais plusieurs : mais cette multiplicité possible, indéfinie qui est une propriété ou un effet et dont l’accomplissement est confié à des lecteurs, n’a rien à voir avec la complexité réelle, nécessairement finie, qui est la structure du livre. Si l’oeuvre ne produit pas, ne contient pas le principe de sa fermeture, elle est pourtant définitivement enfermée, contenue dans des limites qui lui appartiennent en propre sans qu’elle se les soit elle-même données. L’inachèvement de l’oeuvre est aussi la raison de sa finitude.

En même temps, doubler la ligne du texte du relief que lui donne son incomplétude, ce peut être faire voir derrière l’oeuvre une autre oeuvre, qui serait son secret, et dont elle serait le masque ou la traduction  : et retomber ainsi dans l’illusion interprétative. Cette dernière tentation repose sur le postulat de profondeur, qui inspire pour une grande part toute la critique traditionnelle.

 14. Implicite et explicite.  

« Pour savoir quelles étaient véritablement leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce qu’ils pratiquaient qu’à ce qu’ils disaient, non seulement à cause qu’en la corruption de nos moeurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu’ils croient, mais aussi à cause que plusieurs l’ignorent eux-mêmes ; car l’action de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre. »

(DESCARTES, Discours de la Méthode, 3° partie). 

Pour que le discours critique s’établisse sans s’exposer à être une reprise, superficielle et futile, de l’oeuvre, il faut que la parole déposée dans le livre soit incomplète : que tout par elle ne soit pas avéré, et qu’ainsi il soit possible de dire autre chose, autrement. La reconnaissance en l’oeuvre, ou autour d’elle, d’une telle zone d’ombre est la première manifestation de l’intention critique. Mais il faut s’interroger sur la nature de cette ombre : indique-t-elle une absence véritable, ou est-elle dans le prolongement d’une quasi-présence ? Ce qui peut être dit à la manière d’une question déjà posée : sera-t-elle le support d’une explication ou le prétexte d’une interprétation ?

On aura d’abord tendance à dire que la critique, par rapport à l’oeuvre qui la supporte, est son explicitation. Mais qu’est-ce alors qu’expliciter ? Explicite est à implicite ce qu’est expliquer à impliquer : ces deux couples d’opposés renvoient à la distinction du manifeste et du latent, du découvert et du caché. Est explicite ce qui est formellement expliqué, énoncé, et même terminé : l’« explicit », à la fin d’un ouvrage, répond à l’« incipit », qui le commence et signale que « tout est dit ». Expliquer, c’est explicare : déployer, et d’abord déplier. « Oiseaux éployés », terme de blason : ce sont ceux qui ont les ailes étendues. Ainsi, ouvrant le livre, le critique, soit qu’il prétende y trouver un trésor caché, soit qu’il veuille le voir voler de ses propres ailes, s’il ne le fait pas devenir absolument autre, entend lui donner un statut ou même une allure différente. On dira que l’activité critique a pour fin de dire le vrai, un vrai qui n’est pas sans rapport avec le livre, mais qui n’est pas lié à lui comme un contenu à son énoncé. Dans le livre donc, tout n’est pas dit, et pour que tout soit dit, il faut attendre l’explicit de la critique, qui sera peut-être lui-même interminable. Pourtant, la parole critique, si elle n’est pas énoncée par le livre, est d’une certaine façon sa propriété : il ne cesse d’y faire allusion s’il ne la dit pas vraiment. Il faudra s’interroger sur le statut de ce silence : hasard d’une hésitation ou nécessité d’un statut ? D’où le problème : y a-t-il des livres qui disent ce dont ils parlent, sans être des livres critiques, c’est-à-dire sans dépendre directement d’un ou de plusieurs autres livres ?

On reconnaît ici le problème classique de l’interprétation d’un sens latent. Mais ce problème tend à prendre, à ce nouveau propos, une forme nouvelle : en effet, le langage du livre prétend être par lui-même un langage complet, source et mesure de toute diction. N’ayant d’autre horizon que lui-même, jusque dans son geste initial il porte inscrite la fermeture. Se déroulant en cercle fermé, ce langage ne dérobe rien en lui que lui-même : il n’a que son contenu et ses limites et porte en chacun de ses termes la marque de son « explicit ». Pourtant il n’est pas achevé : la parole inscrite par le livre, à la regarder attentivement, apparaît comme interminable ; mais elle se donne précisément pour fin cette absence de terminaison et s’installe en elle. Le creux à l’intérieur duquel se déploie le livre, c’est ce lieu où tout est à dire, et ainsi n’est jamais dit, mais qui

19[19] Cf. Umberto Eco : L’oeuvre ouverte, éd. du Seuil.

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ne supporte pas non plus d’être altéré par un autre propos, enfermé comme il l’est dans les limites définitives que lui donne son inachèvement. Ainsi semble fondée l’impossibilité pour la critique de rien ajouter au dire du livre : tout au plus pourrait-elle l’obliger à en dire davantage, soit dans un dédoublement soit dans une poursuite de son discours.

Pourtant il reste évident que, si l’oeuvre littéraire se suffit à elle-même en tant qu’oeuvre, lui manque sa propre théorie qu’elle ne contient ni ne suscite : en aucune façon elle ne se connaît comme telle. Parler d’elle d’un point de vue critique, ce ne sera donc pas la répéter, la reproduire, ou la refaire. Ce ne sera pas non plus éclairer en elle certains points obscurs : par un système d’annotations remplissant les marges, préciser ce qui ne l’était pas. Aussi, lorsque le discours critique pose comme hypothèse initiale (et cette hypothèse est la condition de son énoncé) que la parole de l’oeuvre est incomplète, il ne se propose pas pour autant de la compléter, d’en réduire les insuffisances, comme si elle ne remplissait pas entièrement sa place, qu’il faudrait alors finir d’occuper. On l’a vu : la connaissance de l’oeuvre ne s’établit pas sur les lieux mêmes de l’oeuvre, mais suppose au contraire une distance sans laquelle connaissance et objet s’aboliraient dans leur confusion  ; pour savoir ce que dit l’écrivain, il ne suffit pas de le laisser parler, de lui donner la parole : cette parole, creuse de son dire, ne saurait être complétée à son propre niveau. La recherche théorique dénonce même le caractère illusoire de cette idée d’un lieu en lequel l’oeuvre trouverait place. Le discours critique n’a pas pour fonction d’achever le livre : il s’installe au contraire dans son incomplétude, pour en faire la théorie ; incomplétude tellement radicale qu’aucun topique ne parvient à lui donner place.

Ainsi le non-dit du livre n’est pas un manque à combler, une insuffisance qu’il conviendrait de rattraper. Il ne s’agit pas d’un non-dit provisoire, qu’on pourrait définitivement éliminer. Ce qu’il faut, c’est discerner son statut nécessaire de non-dit en l’œuvre. Par exemple, on peut montrer que ce qui donne forme à l’oeuvre, c’est l’altérité radicale que produit en elle la juxtaposition ou le conflit de plusieurs sens ce conflit n’est pas résolu, absorbé, par le livre, mais par lui seulement montré.

Ainsi, l’opposition plus ou moins complexe qui donne structure à l’oeuvre ne peut être par elle effectivement dite : c’est elle pourtant qui constitue son énoncé et lui donne chair. Ce que l’oeuvre ne dit pas, elle le manifeste, elle le découvre, de toute sa lettre : elle n’est faite de rien d’autre. Ce silence lui donne aussi son existence.  15. Dire et ne pas dire.  

Ce que dit le livre vient d’un certain silence : son apparition implique la « présence » d’un non-dit, matière à laquelle il donne forme, ou fond sur lequel il fait figure. Ainsi le livre ne se suffit pas à lui-même  : nécessairement l’accompagne une certaine absence, sans laquelle il ne serait pas. Connaître le livre, cela implique qu’il soit tenu compte aussi de cette absence.

C’est pourquoi il semble bénéfique, et légitime, de se demander à propos de toute production ce qu’elle implique tacitement : sans le dire. L’explicite veut un implicite, tout autour ou à sa suite : car pour parvenir à dire quelque chose, il y en a d’autres qu’il ne faut pas dire. C’est cette absence de certains mots que Freud a reléguée dans un lieu nouveau, où il s’est le premier installé, et qu’il a paradoxalement nommé : l’inconscient. Tout dire, pour arriver à être dit, s’enveloppe de la couche d’un non-dit. Et la question est de savoir pourquoi, cette interdiction même, il ne la dit pas : avant qu’on la veuille avouer, peut-elle être reconnue ? De ce qu’elle ne dit pas, peut-être ne peut pas dire, une parole ne dit même pas l’absence : une dénégation vraie chasse jusqu’à la présence en creux du terme interdit, ne lui donnant même pas son titre à l’absence.

On dira qu’une parole devient oeuvre à partir du moment où elle suscite une telle absence. Ce qu’il y a d’essentiel à toute parole, c’est son silence : ce qu’elle amène à taire. Le silence donne sa forme au visible. Banalité ?

De ce silence, peut-on dire qu’il est caché ? Et alors qui est-il ? Condition d’existence, – point de départ, commencement méthodique –, ou fondement essentiel, – aboutissement idéal, origine absolue qui prête sens à l’effort ? Moyen ou forme de l’enchaînement ?

Peut-on faire parler ce silence ? Que dit ce qui n’est pas dit ? Que veut-il dire ? Dans quelle mesure alors la dissimulation est-elle une certaine façon de parler ? Cela devient est-il possible de rappeler à la présence, à notre présence, ce qui s’est caché ? Le silence comme source de l’expression. Ce que je dis, c’est ce que je ne dis pas ? D’où le danger capital que courent encore ceux qui veulent tout dire ; d’ailleurs ce que l’oeuvre ne dit pas, peut-être ne le cache-t-elle pas non plus : simplement, cela lui manque.

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Pourtant l’absence de parole a bien d’autres moyens c’est elle qui donne à la parole son exacte situation, en lui déléguant un domaine, en lui désignant un domaine. Par une parole, le silence devient le centre principiel de l’expression, son point d’extrême visibilité. La parole finit par ne plus rien nous dire : c’est le silence qu’on interroge, puisque c’est lui qui parle.

Ce que laisse voir le silence, c’est la parole ; à moins que la parole ne laisse voir le silence.Ces deux moyens d’explication par le recours au latent ou au caché n’ont pas une égale consistance  :

c’est le second qui laisse à la latence sa moindre valeur, puisqu’alors, à travers la parole absente transparaît une absence de parole, c’est-à-dire une certaine présence, qu’il suffit de dégager. On s’accorde toujours sur la nécessité de rapporter la parole au contraire qui la fait exister, figure et fond. Mais à cette situation on refuse l’équilibre cherchant seulement à la résoudre : figure ou fond ? On retrouve ici toutes les ambiguïtés des idées d’origine et de création. Coexistence inavouée du visible et du caché, participation du visible au caché : le visible n’est que du caché sous une autre forme. Le problème est seulement de passer de l’un à l’autre.

La première représentation est plus profonde, dans la mesure où elle permet de récupérer la forme de la seconde sans se laisser enfermer dans une problématique mécanique du passage : pour être un moyen nécessaire de l’expression, ce fond de silence ne laisse pas d’être signifiant. Il n’est pas le seul sens, mais ce qui donne un sens au sens : c’est lui qui, – non pas nous dit quoi que ce soit, puisqu’il est là pour ne rien dire –, mais nous indique précisément les conditions d’apparition d’une parole, donc ses limites, et ainsi lui donne, sans pour autant parler à sa place, sa réelle signification. Le latent est un moyen intermédiaire : cela ne revient pas à le rejeter à l’arrière-plan ; cela signifie seulement qu’il n’est pas un autre sens qui, comme par miracle, finirait pas dissiper le premier. On verra mieux ainsi que le sens est dans la relation de l’explicite à l’implicite, et non d’un côté ou de l’autre de la barrière : dans cet autre cas, il faudrait choisir, c’est-à-dire comme toujours, traduire ou commenter.

Ce qui est important dans une oeuvre, c’est ce qu’elle ne dit pas. Ce n’est pas la notation rapide : ce qu’elle refuse de dire ; ce qui serait déjà intéressant : et là-dessus on pourrait bâtir une méthode, avec, pour travail, de mesurer des silences, avoués ou non. Mais plutôt : ce qui est important, c’est ce qu’elle ne peut pas dire, parce que là se joue l’élaboration d’une parole, dans une sorte de marche au silence.

Toute la question est alors de savoir si on peut interroger cette absence de parole qui précède toute parole comme sa condition. 

Questions insidieuses« A tout ce qu’un homme laisse devenir visible, on peut demander :Que veut-il cacher ? De quoi veut-il détourner le regard ? Quel préjugé veut-il évoquer ?Et encore : jusqu’où va la subtilité de sa dissimulation et jusqu’à quel point commet-il une méprise ? »

(Aurore, 523). 

Ce sont pour Nietzsche des « questions insidieuses », « Hinterfrage », questions qui viennent de derrière, tenues en réserve, en embuscade, des pièges.

« On peut demander » : ainsi Nietzsche interroge, et avant même de montrer comment on pose les questions, il indique la nécessité de poser des questions ; car il y en a plusieurs. L’objet de ces questions, ou leur cible, c’est « tout ce qu’un homme laisse devenir visible ». Tout : c’est-à-dire que l’interrogation nietzschéenne – qui est tout le contraire d’un interrogatoire, puisque, comme on va le voir, elle arrive à se mettre elle-même en question –, possède un tel caractère de généralité théorique qu’on peut se demander s’il est légitime de l’appliquer à un domaine particulier, celui de la production littéraire. Ce qui « devient visible » en effet, c’est l’œuvre, toutes les oeuvres. On essaiera de procéder à une telle application d’une proposition générale à un domaine particulier.

« Ce qu’un homme laisse devenir visible » : évidemment les mots allemands disent ici mieux et plus que les mots français. Lassen : c’est à la fois faire, laisser faire, et faire faire. Mieux qu’aucun autre, ce mot désigne le geste, non pas ambigu, mais complexe, de la production littéraire. Il le laisse voir, à la seule condition qu’on n’aille pas y chercher les linéaments de je ne sais quelle magie évocatoire : inspiration, vi-sitation ou création. Produire, c’est faire voir et donner à voir. Qu’il ne s’agisse pas d’une dépossession, la question le montre bien : « Que veut-il ? ». Aussi laisser voir, mieux encore qu’une décision, c’est une affirmation : l’expression d’une force active, qui n’exclut pas pourtant un certain devenir autonome du visible.

Les entreprises que l’interrogation permet de déceler sont : « cacher », « détourner le regard », et plus loin : « dissimuler ». Il y a évidemment, liant toutes ces opérations, un ordre : cacher, c’est ne pas rendre visible ; détourner le regard, c’est montrer sans laisser voir, empêcher de voir ce qui est en même temps montré ; ou encore, dans un autre sens : voir sans laisser voir ; ce qu’exprime bien aussi l’image de la

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dissimulation : agir avec dissimulation, c’est toujours agir. Tout se passe donc comme s’il y avait un déplacement de l’accent : l’oeuvre se révèle à elle-même et aux autres sur deux plans différents : elle rend visible, et elle rend invisible. Non seulement parce que pour montrer une chose, il faut ne pas en montrer une autre. Mais parce que : la chose même qu’on montre, le regard en est détourné. C’est la superposition du parler et du dire : si l’auteur ne dit pas toujours ce dont il parle, il ne parle pas nécessairement de ce qu’il dit.

Ensuite il est question dans le texte de Nietzsche d’un préjugé, et avec lui apparaît l’idée d’une mystification, d’une tromperie. Non par le fait de telle ou telle parole, – ainsi peut être nommé, en l’occasion, ce que quelqu’un a laissé devenir visible –, mais parce qu’il y a de la parole : toute parole. Le préjugé, c’est quelque chose qui n’est pas jugé par la parole, mais avant elle, et qu’elle présente pourtant comme un jugement. Le préjugé, c’est ce qui se donne comme un jugement, cette parole qui reste un peu en deçà de la parole.

Pourtant le sens de cette proposition, de cette question est double : la parole évoque un préjugé comme jugement ; mais en même temps, par le fait même qu’elle procède à une évocation, elle le désigne comme préjugé. Cette parole ne dit pas : c’est un jugement ; elle évoque un préjugé. Elle suscite une allégorie de jugement. Et la parole existe parce qu’elle veut une telle allégorie, dont elle prépare l’apparition. Telle est en elle la part du visible et de l’invisible, du montré et du caché, du langage et du silence.

On en arrive alors au sens des dernières questions. « Et encore » : il y a ici passage à un nouveau plan de l’ordre systématique, presque un renversement. On pourrait dire qu’il y a question sur les premières questions. Cette question qui consomme l’édification du piège met en question la première question, dessinant la structure, à la fois de l’oeuvre et de sa « critique » :

On peut alors se demander jusqu’à quel point la première question reposait sur une méprise : parce que cette dissimulation s’applique à tout, il ne faudrait pas croire qu’elle est totale, sans limites. Alors qu’elle est un silence relatif qui dépend d’une marge plus silencieuse encore : l’impossibilité de dissimuler, c’est-à-dire en personne, la vérité du langage.

Naturellement, il ne faudrait pas voir dans ce balancement de la parole, son partage entre un dit et un non-dit qui n’est possible que parce qu’il la fait dépendre d’une véracité fondamentale, d’une plénitude de l’expression, un reflet de la dialectique hégélienne, cette dialectique que Nietzsche, comme Marx ennemi des idoles, ne supporte que renversée. Si on veut à tout prix trouver des références à ces questions en forme de poème, on ira plutôt les chercher dans l’œuvre de Spinoza. Le passage de la dissimulation à la méprise, avec ce moment capital du « et encore », c’est aussi le mouvement qui fait passer au troisième genre de connaissance. Et les questions de Nietzsche, Spinoza les a posées dans un livre célèbre à ce qui a pu paraître un temps le modèle de tous les livres, l’Ecriture.

Le vrai piège de la parole, c’est donc sa positivité tacite qui en fait une instance véritablement active : aussi la méprise est autant le fait de celui qui laisse devenir visible que de celui qui pose les premières questions, qu’on appelle le critique.

Par rapport à une vraie appréciation de l’oeuvre, celle qui détient l’ultime question, critique au sens ordinaire du terme (alors le critique est celui qui s’arrête à la première question) et auteur sont effectivement à égalité : mais une autre critique, différenciée, est possible, qui pose la seconde question.

Le labyrinthe des deux questions, – labyrinthe à l’envers puisqu’il se parcourt dans la direction d’une issue décisive –, ne cesse de reconduire le choix entre une fausse subtilité et la vraie subtilité  : l’une voit l’auteur à partir du critique, et comme critique ; l’autre ne le juge qu’une fois position prise dans la véracité expressive de la parole et de sa parole. Alors l’œuvre, arrachée aux fausses limites de sa présence empirique, commence à prendre une signification.  16. Les deux questions.  

Ainsi, l’opération critique n’est pas simple : elle implique nécessairement la superposition de deux questions. On dira : pour connaître l’oeuvre, il faut nécessairement en sortir : dans son deuxième temps, l’interrogation prend l’oeuvre, non pas d’un autre point de vue, d’une autre part, – en la traduisant en un autre

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parolequestion 1 { question 2

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langage, ou en la ramenant à une autre mesure –, mais pas tout à fait non plus de son intérieur, de ce qu’elle dit et déclare dire, – là où elle prétend sonner plein. Il faut alors supposer que l’oeuvre a ses marges, ce qui encore en elle ne l’est plus tout à fait, et d’où on peut voir sa naissance, sa production.

Le problème critique sera dans la conjonction des deux questions, non pas déposé dans l’une ou l’autre ; mais dans le principe à partir duquel elles semblent se différencier : sa complexité sera celle de l’articulation entre les deux questions. Saisir cette articulation, c’est s’installer dans une discontinuité, c’est-à-dire, tout d’abord, la constituer : les questions ne sont pas d’elles-mêmes données dans leur spécificité, ou alors tellement en elles-mêmes que les porte un infini secret. Il faut donc tout d’abord poser les questions, les poser en même temps, ce qui revient aussi à les départager.

La reconnaissance de cette simultanéité, qui exclut toute idée de priorité, est fondamentale. Car c’est ce qui permet, dès le départ, de dissiper le spectre gênant d’une légalité esthétique : par le fait que la question qui est censée habiter la conscience de l’écrivain n’est pas simple, mais divisée par sa référence à une autre question, le problème qu’elle aura explicitement à résoudre ne pourra être seulement de traduire un projet dans les limites de règles de validité (beauté) et de conformité (fidélité). La question des limites formelles imposées à l’expression ne sera même plus valable comme un aspect du problème : en tant qu’élément isolable de la problématique, elle sera complètement éliminée. Dans la mesure où la volonté consciente de réaliser le projet d’écrire commence nécessairement par prendre la forme -d’une exigence idéologique, – quelque chose à dire –, et non de l’acceptation de règles, – c’est-à-dire, au premier chef : ce qu’il ne faut pas dire –, elle sera amenée à se donner les conditions de possibilités de cette entreprise : les instruments, les moyens réels de cette pratique ; et les règles pourront y avoir place, dans la mesure où elles seront directement utilisables.

Le vrai problème n’est donc pas dans la limitation par des règles, – ou dans l’absence de cette limitation –, mais dans la nécessité d’inventer des formes d’expression, ou simplement de les trouver : non des formes idéales, ou fondées sur un principe transcendant l’entreprise elle-même, mais telles qu’elles puissent servir immédiatement de moyen d’expression pour un contenu déterminé ; aussi la question de la valeur de ces formes ne peut-elle dépasser non plus les limites de cet immédiat. Ces formes n’existent pourtant pas seulement sur le mode de la présence immédiate : elles peuvent survivre à leur utilisation, et on verra que cela pose un problème très grave ; elles peuvent être l’objet d’une reprise : elles auront simplement changé de valeur à quelque chose près qu’il faut déterminer et qui décide de tout. En effet, ces formes n’apparaissent pas d’un seul coup, mais au terme d’une longue histoire, qui est celle d’un travail sur des thèmes idéologiques. L’histoire des formes, – qui seront par la suite appelées thèmes, au sens strict du mot –, correspond à l’histoire des thèmes idéologiques ; elle lui est même exactement parallèle : ce qui est facile à montrer sur l’histoire de n’importe quelle « idée », comme celle de Robinson par exemple. La forme se précise ou se modifie, pour répondre à de nouvelles exigences de l’idée : mais elle est susceptible aussi de transformations indépendantes, ou d’une inertie, qui infléchissent la ligne de l’histoire idéologique. Mais, de quelque façon qu’elle se réalise, il y a toujours correspondance, et ainsi on pourrait dire qu’elle est automatique : cela dénonce bien ces deux histoires comme étant les termes d’une question superficielle, ne se suffisant pas à elle-même puisqu’elle est fondée sur un parallélisme, la question de l’oeuvre. Le niveau d’interprétation déterminé par ce parallélisme ne prendra de sens que par la mise au jour d’un autre niveau, avec lequel il aura un rapport déterminant : la question de cette question.

La recherche des conditions de possibilité de l’oeuvre s’achèvera dans la réponse à une question explicite, mais elle ne pourra chercher les conditions de ces conditions, ni voir que cette réponse fait elle-même question. Cependant la deuxième question sera nécessairement posée à l’intérieur de la première, ou même à travers elle. C’est cette deuxième question qui, pour nous, définit le champ de l’histoire : elle présente l’oeuvre en tant qu’elle a un rapport particulier, mais non travesti, – ce qui ne veut pas dire : innocent – avec l’histoire. Ce qu’il faut faire donc, c’est montrer comment à travers l’étude d’un travail d’expression il est possible de faire apparaître les conditions de ce travail, dont il ne peut être lui-même conscient, – ce qui ne veut pas dire qu’il ne les appréhende pas : l’oeuvre rencontre comme un obstacle la question des questions ; il n’est conscient que de ces conditions qu’il se donne ou qu’il utilise. De cette connaissance latente, qui existe nécessairement, puisque sans elle il n’y aurait pas davantage d’oeuvre effectuée que si les condi tions explicites n’étaient pas réalisées, on pourrait rendre compte par un recours à l’inconscient de l’oeuvre (non de son auteur). Mais cet inconscient n’agit ni comme une doublure, – au contraire il surgit à l’intérieur du travail même : il y est à l’oeuvre –, ni comme un prolongement du dessein explicite, puisqu’il relève d’un principe complètement différent. Aussi il ne s’agit pas d’une autre conscience : la conscience d’un autre, des autres, ou l’autre conscience du même. Il ne faut pas doubler une pseudo-conscience créatrice d’un inconscient créateur : s’il y a un inconscient, il ne peut être créateur, dans la mesure où il précède toute production comme sa condition. Il s’agit d’autre chose que de la conscience : ce qu’on cherche est analogue à ce rapport que

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Marx admet quand il demande de voir derrière tout phénomène idéologique des rapports matériels relevant de l’infrastructure des sociétés, non pour expliquer l’apparition de ce phénomène par une simple émanation à partir de l’infrastructure, ce qui reviendrait à dire que l’idéologique, c’est de l’économique sous une autre forme : d’où la possibilité de ramener l’idéologique à de l’économique. Pour Marx, et Engels, l’étude d’un phénomène idéologique, c’est-à-dire d’un débat au niveau de l’idéologie, n’est pas séparable de la considération du mouvement au niveau de l’économie : non parce qu’il serait un autre débat, une autre forme de débat, une autre forme de ce débat, mais parce qu’il est le débat de ce débat. La constitution d’une idéologie implique le rapport de l’idéologique à l’économique.

Le problème de l’oeuvre, s’il existe, est donc bien posé dans et par l’oeuvre, mais il est bien autre chose que la conscience d’un problème. C’est pour cela qu’une véritable explication doit se tenir à plusieurs niveaux à la fois, sans jamais cesser pourtant de les considérer à part, dans leur spécificité :

1. la première question, proprement intérieure à l’oeuvre, au sens d’une intimité, reste diffuse : aussi elle est là sans y être, partagée entre plusieurs déterminations qui lui donnent le statut d’une quasi-présence. Eparse dans sa lettre, elle doit donc être reconstituée, remembrée, reconnue. Mais on aurait tort de présenter ce travail comme une opération de décryptage : le secret n’y est pas bien caché, et en tout cas, il ne se cache pas, n’oppose aucune résistance à ce recensement qui est une simple classification, et change tout au plus sa forme ; il n’y perd rien de sa nature : de son éclat, ni de son mystère.

Dans ce premier temps, il s’agit donc, si on veut, de structures. Mais on en est bien avancé : s’arrêter aux structures, c’est ramasser les membres épars. Il ne faudrait pas croire qu’on a ainsi constitué un système : quel système ? et son rapport avec les autres systèmes ? son rapport avec ce qui n’est pas du système ?

2. Une fois qu’elle a été sortie de son clair-obscur, il faut trouver un sens et une portée à cette question. On pourrait dire : lui donner une inscription dans l’histoire idéologique, qui donne l’enchaînement des questions, le fil des problématiques. Mais cette inscription n’est pas mesurée par la simple situation de la question par rapport à d’autres questions, ou par la présence de l’histoire à l’extérieur de cette oeuvre particulière, en tant qu’elle lui donne à la fois son domaine et sa place. Cette histoire n’est pas par rapport à l’oeuvre dans une simple situation d’extériorité : elle est présente en elle, dans la mesure où l’oeuvre, pour apparaître, avait besoin de cette histoire, qui est son seul principe de réalité, ce à quoi elle doit aussi avoir recours pour y trouver ses moyens d’expression. Cette histoire, qui n’est pas seulement l’histoire des oeuvres de même nature, détermine l’oeuvre entièrement : elle lui donne sa réalité, mais aussi ce qu’elle n’est pas, et c’est le plus important. Pour anticiper sur un exemple qui sera analysé par la suite, si Jules Verne s’est voulu le représentant d’un certain état idéologique, il n’a pu se vouloir tel qu’il l’a été en fait. Il s’est voulu représentant d’un certain état ; il a exprimé cette représentation : ce sont deux opérations différentes, dont la rencontre constitue une entreprise particulière, ici : la production d’un certain nombre de livres. Ce sont ces deux « représentations », dont l’écart mesure en l’oeuvre ce qui est absence de l’oeuvre, qui ne peuvent être appréciées avec les mêmes repères, parce qu’elles ne sont pas de même nature.

Il doit donc être possible d’interroger une oeuvre à partir d’une description fidèle, respectueuse du caractère propre de cette oeuvre, mais qui soit autre chose qu’une nouvelle exposition de son contenu, sous la forme d’une systématisation par exemple. Car on ne peut décrire, rester dans l’oeuvre, on s’en aperçoit bien vite, que si on décide en même temps d’aller au-delà : par exemple pour mettre en évidence ce qu’elle est obligée de dire pour dire ce qu’elle voulait dire, parce que non seulement l’oeuvre aurait voulu ne pas le dire (c’est une autre affaire), mais certainement parce qu’elle ne l’a pas voulu dire. Il n’est donc pas question d’introduire une explication historique plaquée sur l’oeuvre de son extérieur. Il faut montrer au contraire une sorte d’éclatement à l’intérieur de l’oeuvre : ce partage, l’inconscient qu’est pour elle l’histoire qui se loue à partir de ses bords, et qui la déborde, est son inconscient dans la mesure où il la possède ; c’est pourquoi il est possible de faire le chemin qui va de l’oeuvre possédée à ce qui la possède. Encore une fois, il ne s’agit pas de doubler l’oeuvre d’un inconscient, mais de déceler dans ce geste même qui l’exprime ce qui n’est pas elle. Alors, l’envers de ce qui est écrit, ce sera l’histoire.

Aussi c’est dans l’oeuvre elle-même qu’on ira chercher les motifs d’en sortir  : à partir de la question explicite, et de la réponse qui lui est effectivement donnée, – la forme de la question étant lisible dans cette réponse –, on pourra bien poser la question de la question, et non l’une à part de l’autre. Une telle tentative est pleine de surprises : on s’aperçoit que pour chercher le sens de l’oeuvre, – non celui qu’elle se donne, mais celui qui la tient – on dispose, en recourant à l’oeuvre même, d’un matériel déjà préparé, d’avance investi par la question qu’on va lui poser. Les vraies résistances sont ailleurs, dans le lecteur pourrait-on dire  : elles n’empêchent pas que l’objet soit tout prêt pour l’enquête qui n’était certainement Pas prévue, car l’oeuvre, c’est absurde de le dire encore, ne dit pas ce qu’elle ne dit pas. S’il en est ainsi, on sera tout à l’opposé d’une interprétation, au sens courant du mot, ou d’un commentaire. qui double le sens d’un autre sens, finalement

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identique au premier : une interprétation chercherait des prétextes, mais l’explication ici proposée trouve son objet tout prêt, et se contente d’en donner une idée vraie.

On arrivera donc pour prendre un exemple précis, étudié plus loin, à ceci20[20] : le « problème » de Jules Verne se dissocie de lui-même en deux questions. L’important est que cet éclatement en deux termes reste lui-même intérieur au problème, et lui laisse donc toute sa cohésion : on ne cherchera pas à trouver deux Jules Verne, par exemple, ou à préférer un Jules Verne à d’autres possibles. Ce problème, parce qu’il s’agit d’un objet littéraire, est cristallisé dans ce qu’on peut appeler un thème, qui est, dans sa forme abstraite : la conquête de la nature ; dans la réalisation idéologique qui lui donne la forme d’un motif : le voyage, ou encore Robinson (qui paraît bien être l’obsession idéologique de Verne, puisqu’il est présent, ne serait-ce qu’au titre d’une allusion dans presque tous ses livres). Ce thème pourra être étudié à deux niveaux différents :

1. Utilisation du thème : et d’abord les aventures de sa forme, qui contiennent d’ailleurs, même si la rencontre des mots est épisodique, la forme de l’aventure. On sera alors amené à se poser les problèmes de l’écrivain au travail.

2. Sens du thème : non un sens qui existe en lui-même, indépendamment de l’oeuvre. Mais le sens que le thème prend effectivement à l’intérieur de l’oeuvre.

 Première question : l’oeuvre naît d’un secret à traduire. Deuxième question : elle se réalise en révélant son secret.

 La simultanéité des deux questions définit une rupture, infiniment proche, indéfiniment différente de

la continuité. C’est cette rupture qu’il faut étudier.

 17. Intérieur et extérieur.  

On a beaucoup parlé jusqu’ici de ce qui se passait en l’oeuvre ; on a parlé aussi de ses limites : peut-être est-on retombé ainsi dans les métaphores spatiales pourtant dénoncées par ailleurs.

Il faut préciser que la limite n’est pas un intermédiaire, le lieu d’un Passage, d’une communication entre l’intérieur et l’extérieur, ou d’un échange chronologique entre un avant et un après (l’oeuvre en elle-même d’abord, l’oeuvre pour les autres ensuite) : cette limite n’est pas une séparation, le front sur lequel s’établit une indépendance, mais le moyen d’une autonomie.

Ce point est très important, car il nous évite de tomber dans une idéologie empiriste de l’intériorité  : l’oeuvre se fermant sur la chaude intimité de ses secrets, agençant ses éléments pour leur donner l’organisation suffisante d’un tout achevé et centré, toute critique alors est immanente.

Il faut supprimer ces images de la rêverie critique, et voir que l’oeuvre n’a pas d’intérieur, pas d’extérieur : ou plutôt, son intérieur est comme un extérieur, exhibé, éclaté. Ainsi elle est livrée à l’oeil qui la fouille comme une dépouille, mieux comme un écorché. Le ventre ouvert : car c’est pour elle une fermeture de se montrer ainsi. Ce qu’elle ne dit pas, elle le montre d’un signe qui ne peut être entendu, mais qu’il faut voir. Ainsi la critique, allégoriquement, combine l’usage de l’ouïe et de la vue : ce qui ne peut être entendu, il faut savoir l’identifier du regard. Une fois de plus il apparaît que l’oeuvre ne s’adresse pas à qui la lit de façon simple, mais complexe.

En particulier, il est essentiel de comprendre que l’œuvre n’est pas comme un intérieur qui serait globalement en rapport avec un extérieur : ainsi sont apparues toutes les méprises de l’explication causale.

Ceci nous permet très simplement de résoudre la question des énoncés idéologiques séparables21[21]

présents en l’oeuvre, bien qu’ils semblent appartenir à un niveau différent de l’énoncé. Il ne s’agit pas de pans rapportés, élaborés sur un autre terrain que celui de la production de l’oeuvre et transportés tels quels en elle. Ces énoncés ne sont pas seulement introduits en l’oeuvre : mais remaniés par elle, ils prennent un sens différent de celui qu’ils avaient au départ, et deviennent véritablement des éléments de l’oeuvre.

 

20[20] Voir, dans la troisième partie, l’étude sur J. Verne.21[21] J’emprunte cette expression à A. Badiou ; sur ce point, voir dans la troisième partie, l’étude sur Balzac.

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18. Profondeur et complexité.  

Le discours de l’oeuvre, par sa linéarité obstinée, institue une certaine forme de nécessité  : il avance, se poursuit, inéluctablement, dans le cadre que lui donnent ses limites. Cette ligne n’est fragile qu’en apparence : rien ne permet de l’interrompre, de la changer, de lui donner l’accompagnement d’un autre discours, d’où elle recevrait cette étoffe qui semble lui faire défaut. Le texte est installé dans sa minceur systématique : rien à faire pour le sortir de lui-même, ou pour le confronter à lui-même dans la recherche d’une épaisseur vraie. A moins de tomber dans l’illusion normative, au livre tel qu’il est présenté, il n’y a évidemment pas un mot à ajouter ; rien qui se prête à la correction.

Cependant, il n’est pas question qu’on lui applique un regard soumis, c’est-à-dire aveuglé. Il faut le voir précisément tel qu’il est : ne suffit plus une fidélité mécanique, que définit seulement la conformité. Il est facile alors de le trouver profond : comme une énigme ou comme un masque, derrière lequel se dissimule une obsédante présence ; ce qui est encore une façon de représenter le texte comme une surface lisse et décorative, trompeuse dans sa perfection. Si le problème est ainsi posé, pour connaître l’oeuvre, il faut arracher le mas-que, ou déduire sa nécessité : montrer qu’à travers l’écriture, c’est le discours lui-même qui est perverti ; définitivement, montrant et masquant, s’offrant et se dérobant, lui-même ou un autre.

Cependant, cette idée d’une vérité ou d’un sens cachés reste bien pauvre en enseignements, indigente, trompeuse pardessus tout : dans l’échange qu’elle propose entre le fond et la superficie, il n’y a finalement qu’une abstraite inversion qui, laissant le problème inchangé, en bouscule seulement les termes. Alors, dans sa transparente facticité, il apparaît que le discours de l’oeuvre dit autrement la même chose. Penser l’oeuvre à partir du couple d’opposés réalité-apparence, c’est renverser l’illusion normative pour tomber dans l’illusion interprétative : remplacer la ligne apparente du texte par une vraie ligne qui se trouverait placée derrière la première. Ainsi on institue l’image d’un espace du texte (c’est l’espace en lequel se joue cet échange), d’une profondeur ; mais cette nouvelle dimension n’est que la répétition de la précédente : cette profondeur est le produit d’un dédoublement, idéologiquement fécond, stérile théoriquement (puisque, plaçant seulement l’oeuvre en perspective, il ne nous instruit pas véritablement sur ce qui la détermine).

Mais le livre n’est pas comme une forme qui cacherait aussi simplement un fond. Le livre ne cache rien, ne retient, ne garde aucun secret : il est tout entier lisible, offert à la vue, livré. Cependant, ce don n’est pas facile à recevoir, et ne s’accommode guère d’un accueil spontané. Bavarde d’un silence tenace, l’oeuvre ne se donne pas simplement à voir telle qu’elle est : elle ne saurait tout dire en même temps ; elle n’a d’autre moyen que son discours étalé pour réunir, pour recueillir ce qu’elle dit. Comme on l’a vu (Envers et Endroit : mais il ne faut pas confondre voir et comprendre), la ligne du texte se parcourt en plus d’un sens ; en elle fin et commencement sont inextricablement mélangés. D’autre part, contrairement à ce qu’on pourrait, en la suivant seulement, penser, cette ligne n’est pas unique, mais organisée suivant l’arrangement d’une réelle diversité. L’oeuvre littéraire ne peut, par nécessité de sa nature, dire une chose à la fois mais deux au moins, qui s’accompagnent et se mêlent sans qu’on doive les confondre. Sa forme est donc complexe : la ligne de son discours plus épaisse qu’il ne paraît à première vue, est chargée de réminiscences, de repentirs, de reprises, et aussi d’absences ; et l’objet de ce discours, lui aussi, multiple, n’est pas replié sur lui-même dans un parfait redoublement, mais déployé au contraire dans ces mille faces qui sont autant de réalités séparées, discontinues, hostiles. Ce discours, loin de dire, ou de ne pas dire, une chose qui serait son secret, s’échappe à lui-même, ne s’appartient plus, tendu comme il l’est entre toutes ces déterminations opposées.

Plutôt que sur sa profondeur mythique, il faut donc interroger l’oeuvre sur sa réelle complexité. Prise dans les limites d’une stricte diversité, celle-ci est ainsi soumise à une exigence essentielle : pour dire une chose, il faut qu’elle en dise en même temps une autre, qui n’est pas nécessairement de même nature ; elle joint en les liens d’un texte unique plusieurs lignes différentes, impossibles à partager : il n’est pas question de séparer ce qui se suit nécessairement, mais d’en faire voir l’agencement. Ce que l’oeuvre dit, ce n’est pas l’une ou l’autre de ces lignes, mais leur différence, leur contraste, ce creux qui les sépare et qui les lie.

Ceci peut être vu sur un exemple élémentaire. La stylistique permet d’identifier certains des problèmes que doit résoudre l’écrivain quand il est placé devant certains choix, particuliers et décisifs  : entre le passé défini et le passé composé, entre le récit à la première personne et le récit à la troisième personne, pour ne prendre que les situations les plus simples. Ces choix peuvent être expliqués : mais avant d’être ainsi justifiés, il faut qu’ils soient effectués. Or l’activité de l’écrivain n’est ni seulement ni directement « régie » par des lois stylistiques, définies pour elles-mêmes : bien au contraire, c’est elle qui détermine ces lois. L’écrivain n’est pas quelqu’un qui « fait de la stylistique », le sachant ou ne le sachant pas : son oeuvre n’a

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pas le statut d’une stricte application. L’écrivain rencontre certains problèmes spécifiques auxquels il apporte, en écrivant, une solution : au contraire de ceux que pose la stylistique, ces problèmes, et la solution qui les constitue effectivement, ne sont jamais simples. Toujours l’écrivain doit résoudre plusieurs problèmes à la fois, à des niveaux différents : aucun choix ne va jamais par lui-même. Interpréter, c’est justement réduire l’explication à l’identification d’un seul de ces choix : telle est la simple démarche appliquée par Sartre, dans un texte célèbre, à l’Etranger de Camus22[22]. Une explication véritable porte toujours sur une réalité composée, où se rencontrent nécessairement plusieurs déterminations ; elle ajuste les effets de lois appartenant à des régions différentes de la réalité. C’est pourquoi dans le tissu de l’oeuvre on rencontre toujours des trous, des contradictions, sans lesquels il n’existerait pas. Alors il faut dire que le mouvement du texte est systématique, mais que jamais, il ne peut être ramené à l’institution d’un système simple et complet.

Une des raisons essentielles de cette complexité est que l’oeuvre ne vient jamais seule  : elle est toujours déterminée par l’existence d’autres oeuvres, qui peuvent appartenir à d’autres secteurs de la production ; il n’y a pas de premier livre, ni de livre indépendant, absolument innocent : la nouveauté, l’originalité, en littérature comme ailleurs, se définissent toujours par des rapports. Ainsi le livre est-il toujours le lieu d’un échange : son autonomie et sa cohérence se paient du prix de cette altérité, qui peut être aussi, à l’occasion, une altération.

Lire véritablement, sachant lire et sachant ce que c’est que lire, c’est ne rien laisser échapper de cette multiplicité. Surtout, au-delà du dénombrement des éléments qui la constituent, c’est voir, plutôt qu’un lien, une harmonie ou une unité, qui sont autant de déformations et d’idéalisations, la raison de son procès. Il ne s’agit pas, encore une fois, de percevoir une structure latente, pour laquelle l’œuvre manifeste serait comme un indice, mais de constituer cette absence, autour de laquelle se noue une réelle complexité. Alors peut-être pourront être exorcisées les formes d’illusion qui ont retenu jusqu’ici la critique littéraire dans les liens de l’idéologie : illusion du secret, illusion de la profondeur, illusion de la règle, illusion de l’harmonie. Décentrée, exposée, déterminée, complexe : reconnue comme telle, l’oeuvre risque de recevoir sa théorie.

Juin 1966.   

II 

QUELQUES CRITIQUES   1. Lénine, critique de Tolstoï.  

Marx et Engels n’ont cessé de se préoccuper de la production littéraire ou artistique. Sans cesse ils la mentionnent, lui empruntent des exemples (références, indices ou bien objets à critiquer). Pourtant ni l’un ni l’autre n’a consacré d’étude suivie aux problèmes de l’art. Ils y font allusion, les étudient en passant (Eugène Sue dans la Sainte Famille), jettent les bases d’une réflexion théorique (Introduction à la critique de l’économie politique) mais sans la développer. Ils ont donc manifesté pour ce sujet un intérêt constant, sans cependant l’avoir jamais traité de façon autonome. Si bien qu’au début de notre siècle – si l’on excepte l’oeuvre de Plékhanov et les essais de Lafargue sur l’Art et la vie sociale – il n’y avait d’une esthétique marxiste que le projet, maintes fois affirmé, jamais encore réalisé.

On sait pourtant qu’il faillit bien l’être, par Marx lui-même qui avait décidé de réserver le temps que le Capital achevé lui laissait à une étude sur Balzac. Marx et Engels se tenaient au courant de l’essentiel de ce qui « se faisait » en littérature. S’ils n’ont rien bâti sur cette information sans cesse complétée, c’est qu’ils n’en ont pas eu le temps. Ils ont dû consacrer ce qu’on pourrait appeler leur existence théori que à élaborer scientifiquement les principes de la lutte du prolétariat. Le monde de la littérature se rattache à ces préoccupations, mais indirectement ; ainsi dut-il être provisoirement sacrifié.

C’est pourquoi les écrits que Lénine consacra à Tolstoï, dans les dernières années de la vie de l’écrivain et au moment de sa mort, constituent, dans l’histoire du marxisme scientifique, une oeuvre

22[22] Voir sur ce sujet le cours de Mme R. Balibar sur l’Etranger, de Camus (édité par la corporation des étudiants en lettres de Tours).

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exceptionnelle. C’est la première fois, et l’une des rares, qu’un dirigeant politique et théoricien scientifique traite complètement un problème littéraire, sous une forme démonstrative, dans certaines limites. En effet il ne s’agit pas d’un livre, dans lequel un problème serait complètement développé comme l’est par exemple celui de la méthode scientifique dans Matérialisme et empiriocriticisme, mais d’une série d’articles de circonstance, écrits entre 1908 et 1911 qui reprennent, sous des aspects différents une même question (Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe) ; il ne s’agit pas non plus d’une suite organisée, dans laquelle seraient traités les éléments successifs d’un problème : la répartition est en apparence plus arbitraire (en fait plus nécessaire), puisqu’il s’agit de la reprise du même article, où c’est la même chose finalement qui est dite, mais sous une forme assez variée pour que les six articles ne puissent être lus qu’ensemble.

Ils seront étudiés de cette façon, comme un texte unique, sans qu’on cherche à faire de distinctions entre les différents états du texte cette étude nous apprendrait beaucoup sans doute sur l’évolution de la pensée politique de Lénine dans ces trois années, mais peu finalement sur Tolstoï lui-même. Disons seulement que le premier article (1908) dégage l’actualité de l’œuvre de Tolstoï, alors que le dernier (1911) insiste sur le fait que l’ère du tolstoïsme est désormais passée (l’année 1905 « a mis un terme historique au tolstoïsme »).

La première caractéristique de ces textes, c’est qu’ils sont le produit d’un travail politique, et non littéraire ou théorique : d’où leur présentation (au jour le jour : à mesure que le besoin politique se manifeste de les renouveler). Lénine n’a pas choisi de donner à sa réflexion sur Tolstoï la forme qu’il donnera à Matérialisme et Empiriocriticisme, dont le sens est politique aussi, mais d’une façon moins immédiate (de là la forme de livre). La série « Tolstoï, miroir... » correspond à l’activité de Lénine dans les années 1908-1911 ; elle la suit rigoureusement, et n’aurait pas été écrite si elle ne s’était directement rattachée à la réflexion politique que Lénine poursuivait par ailleurs. Cette période (qui est le temps de l’esthétique léniniste), c’est celle qui suit la révolution de 1905, et que Lénine consacre à ajuster l’activité du parti social-démo crate aux conditions nouvelles créées par l’année 1905. La tâche théorique immédiate est donc de caractériser l’année 1905, de savoir pourquoi elle inaugure un temps nouveau.

L’année 1905 est un tournant dans l’histoire du parti : elle termine une autre période, dont il est possible et nécessaire de donner la définition générale. Les années 1905-1910 sont consacrées à ce retour théorique sur la période démocrate bourgeoise (1861-1905) qui s’accomplit dans la révolution « paysanne » de 1905 : ce retour n’est pas un détour, il est la tâche politique du moment ; sans lui, il serait impossible de fixer de nouveaux objectifs, adaptés à la période qui vient de commencer. Il s’agit de montrer que l’échec de la révolution paysanne a un sens positif (qu’elle a fait apparaître quelque chose de nouveau) : c’est dans le mouvement de cette démonstration que s’introduit Tolstoï. Lénine veut montrer que l’oeuvre de Tolstoï n’a pas une valeur transhistorique (donc, en fin de compte, idéologique), mais qu’elle ne prend son sens que si on la rapporte justement à la période 1861-1905, qui a produit l’oeuvre et l’idéologie tolstoïennes. C’est en ce sens que Tolstoï mérite d’être appelé « miroir de la révolution russe » (il s’agit de la révolution paysanne de 1905 bien sûr). De même, les années 1908-1911 ont produit la critique tolstoïenne : la contribution de Lénine à l’esthétique marxiste est liée à l’élaboration du socialisme scientifique. Des articles littéraires peuvent apparemment servir à cette élaboration. Lénine a donc découvert, en certaines circonstances bien déterminées, une nouvelle fonction de la critique littéraire, en lui donnant sa place dans l’activité théorique générale. Ecrire sur Tolstoï, sur des romans, ce n’est ni un divertissement ni un détour : il ne s’agit pas seulement de rendre hommage à un grand homme, mais de rendre à la production littéraire son vrai rôle, au moment où elle pouvait le tenir. Théorie esthétique et théorie politique sont étroitement liées ; et la réflexion de Lénine sur Tolstoï avait des prolongements pratiques : 

« Plus d’une fois j’ai entendu Vladimir Ilitch dire que nous devions examiner avec soin toute l’oeuvre de Léon Tolstoï et, à côté de l’édition académique complète, éditer beaucoup de ses récits, articles, extraits, en brochures et petits livres séparés, et les diffuser par centaines de milliers d’exemplaires, partout, aussi bien parmi les paysans que parmi les ouvriers. »

(Bontch-Brouévitch, cité dans : Lénine, Sur la littérature et l’art, Editions Sociales, p.211). 

Projet qui prend tout son sens, si on le rapporte à l’idée, de plus en plus dominante dans la pensée de Lénine, d’une politique (non d’une administration) culturelle. Lénine nous donne donc l’image complète à sa manière, et la première image de ce que pourrait être une critique engagée. Il mérite aussi d’être appelé miroir de la critique.

·Ainsi la tendance générale qui caractérise la méthode critique de Lénine est que l’oeuvre littéraire

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n’a de sens que par son rapport avec l’histoire ; c’est-à-dire qu’elle apparaît dans une période historique déterminée et ne peut en être séparée. Elle tire de cette période ses traits distinctifs, mais elle permet aussi de la caractériser (cf. Sur la littérature et l’art, page 78, la note, concernant l’écrivain populiste Engelhardt : une étude scientifique de l’économie peut s’appuyer sur le témoignage des oeuvres littéraires). Entre l’oeuvre et l’histoire il y a donc un rapport nécessaire, qui apparaît au départ comme réciproque.

Interpréter l’oeuvre par son rapport à l’histoire, cela prend donc un sens très précis : il faut dégager, c’est-à-dire limiter, la période historique à laquelle l’oeuvre correspond, mettre en évidence deux formes de cohérence, deux unités, l’une littéraire, l’autre historique. Il ne faudrait pas croire qu’on résout le problème en disant : cette période coïncide avec la vie de l’auteur, au moins avec sa vie d’écrivain. Même si c’est le cas, il reste à construire cette période, c’est-à-dire à montrer qu’elle constitue un ensemble historique, déterminé par certaines tendances convergentes. De toute façon, ce qui est dit dans une oeuvre littéraire ne correspond pas nécessairement au temps de son auteur : le rapport d’une œuvre à la réalité historique ne se réduit ni à la spontanéité ni à la simultanéité ; certains écrivains se rattachent à des tendances secondaires de leur époque, ou à des survivances d’époques révolues ; de façon générale, on peut dire qu’un écrivain est toujours en retard sur le mouvement historique, ne serait-ce que parce qu’il en parle toujours après coup : plus il s’occupe de choses qui lui sont proches (matériellement), plus il éprouve de difficultés à écrire. La question : à quelle période se rattache un écrivain ? n’est donc pas une question simple.

La réponse ne va pas de soi. C’est, méthodiquement, la première question de la critique scientifique.Effectivement une grande partie des articles de Lénine est consacrée au développement de cette

question. L’époque du tolstoïsme va de la réforme de 1861 à la révolution de 1905 : « Appartenant surtout à l’époque qui va de 1861 à 1904, Tolstoï a incarné dans ses oeuvres, avec un relief

extraordinaire (comme artiste, comme penseur et comme prédicateur) les traits historiques particuliers de la première révolution russe » (p. 127).

« L’époque à laquelle appartient Tolstoï et qui s’est reflétée avec un relief remarquable dans ses oeuvres d’art géniales comme dans sa doctrine, s’étend de 1861 à 1905 » (p. 143).

 Il faut noter la précision : surtout ; elle indique que le rapport de Tolstoï à « son » époque n’est pas

immédiat : il doit être soigneusement déterminé. En effet, cette époque, qui correspond à une grande période de l’histoire russe, possède des caractéristiques complexes. Ses traits particuliers résultent de la combinaison d’influences diverses, qui font que cette histoire peut être décrite à plusieurs niveaux, en fait, à quatre niveaux différents.

Bien que la réforme de 1861 marque en droit le terme de la période féodale, la période suivante conserve les caractères essentiels de l’économie féodale. L’aristocratie foncière a toujours un rôle prépondérant dans les campagnes, rôle qui a même été renforcé, ou au moins prolongé, par la réforme. Elle garde en fait la direction de l’Etat, dont la structure n’a pas été modifiée. Survivance du servage, prépondérance de l’Etat féodal : la Russie après 1861 reste « la Russie du propriétaire foncier » (p. 127).

Pourtant cette permanence d’une structure économique et politique est purement apparente : elle définit une réalité précaire, une actualité, qui est justement en train de se défaire. La période 1861-1905 peut être aussi décrite comme la « dislocation » de la vieille Russie patriarcale : on met alors l’accent sur le bouleversement de l’ordre antérieur et sur la constitution d’un ordre nouveau (cf. p. 144). L’effondrement de tout un système économique, social, politique, qui se manifeste dans le fait caractéristique sans cesse rappelé, de la fuite vers les villes, correspond au développement accéléré du capitalisme. La Russie bourgeoise, à travers cette révolution, est en train de se fabriquer.

Mais l’élément dominant dans le domaine politique, c’est la protestation paysanne, qui est une révolte à la fois contre les survivances féodales23[23] et contre « le capitalisme en marche ». Cette révolte, nécessairement inadéquate puisqu’elle ne sait pas contre quoi elle se dresse, de quels moyens elle peut disposer (p. 123), n’a de succès provisoire que dans la mesure où elle reste dirigée par la bourgeoisie, dont elle garantit les intérêts fondamentaux, et qu’elle aide à liquider ce qui reste de la Russie féodale. En particulier, elle emprunte ses moyens idéologiques à la bourgeoisie : ce sera l’aventure populiste. La Russie paysanne ne vient sur le devant de l’histoire qu’engagée dans une alliance nécessairement provisoire, sur la base d’un compromis aveugle (p. 127-128). De là une idéologie contradictoire24[24] (perpétuellement balancée

23[23] « Les aspirations révolutionnaires égalitaires des paysans, qui luttent pour le renouvellement complet du pouvoir des propriétaires fonciers, pour l’abolition de la grande propriété féodale » (Article de 1912 sur Herzen).24[24] C’est la période démocratique de l’histoire russe : démocratie paysanne et démocratie bourgeoise. D’où l’appellation complexe qui revient souvent chez Lénine : la révolution bourgeoise-paysanne (p. 123 et p. 127).

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entre la protestation et la renonciation) et comme aboutissement : la révolution ratée de 1905, dont Lénine dit qu’elle porte tous les traits de l’histoire dans les campagnes telle qu’elle vient de s’accomplir. Cette collusion des masses paysannes et des intérêts capitalistes va donner à toute cette époque, qui n’a d’unité que par son caractère transitoire, le rôle d’un intermède. En 1905 déjà, dans L’organisation du parti et la littérature de parti, Lénine écrivait : 

« La révolution n’est pas encore terminée. Si le tsarisme est déjà incapable de vaincre la révolution, la révolution n’est pas encore capable de vaincre le tsarisme » (p. 86).

 Ce mouvement du pas encore au déjà, qui pourrait caractériser la structure paysanne de cette

période, on le retrouve à tous les moments de la description de Lénine : « ... l’époque postérieure à la réforme, mais antérieure à la révolution » (p. 129). Ou encore : « ... tous ces millions d’hommes qui haïssaient déjà les maîtres de la vie actuelle, mais qui n’étaient pas encore parvenus à la lutte consciente... » (p. 135). (C’est Lénine qui souligne).

La révolution de 1905, « la grande révolution russe », qui sera une révolution paysanne, gardera ce caractère intermédiaire, et provisoire : c’est en l’expliquant que Lénine parvient à montrer qu’elle a un sens positif.

Pourtant toutes ces explications sont incomplètes, car elles laissent de côté un quatrième « terme » qui n’apparaîtra en personne qu’à la fin de cette période, pour prendre un carac tère dominant dans la période suivante : il s’agit du prolétariat. Ce qui se passe en Russie de 1861 à 1905, tant dans la Russie féodale que dans la Russie bourgeoise et dans la Russie paysanne, prend tout son sens si on sait que c’est à ce moment que se constitue la classe ouvrière et son parti, produits de la dislocation des campagnes par le développement capitaliste : 

« La révolution de 1905 l’a entièrement confirmé : d’une part, le prolétariat a pris, en tant que force indépendante, la tête de la lutte révolutionnaire, en créant un parti social-démocrate ouvrier... » (p. 49 : A propos de Herzen).

« La période de 1862 à 1904 a été justement une époque de transformation violente en Russie : l’ancien état de choses s’écroulait pour toujours aux yeux de tous, et le niveau ne faisait que s’ordonner, tandis que les forces sociales travaillant à cette transformation se manifestaient pour la première fois en 1905 seulement, sur une large échelle, à l’échelle nationale, par une action de masse ouverte, dans les domaines les plus divers » (p. 146).

 La Russie, féodale en apparence, était en train de devenir une Russie bourgeoise. La révolution

paysanne s’accomplissait en fait dans une révolution ouvrière. 1905 marque le moment où la classe ouvrière peut prendre un rôle dirigeant : cette année marque donc le terme d’une période historique, qui est aussi le terme historique du « tolstoïsme ».

Une analyse scientifique de la période exige qu’on tienne compte de tous ces termes. La première chose à faire est donc de les identifier : il ne faut surtout pas les confondre, prendre les intérêts d’une classe pour ceux d’une autre, ce qui fausserait complètement l’explication, et engagerait l’action politique dans une voie condamnée. Ces quatre termes, qui correspondent à l’influence de quatre classes différentes, sont distincts ; toute la difficulté vient de ce que, sans être sur le même plan, ils prennent, chacun à sa manière, une égale importance. On peut dire aussi bien que le rôle dirigeant dans cette période est tenu par l’aristocratie foncière (qui détient encore le pouvoir), par la bourgeoisie (qui conquiert dans l’économie la place déterminante), par les masses paysannes (qui mènent le mouvement de protestation sociale), par la classe ouvrière (qui est en train de s’organiser). Suivant qu’on met l’accent sur l’un ou l’autre de ces termes, on donne de la période une explication différente : ces différences sont surtout sensibles dans les descriptions de cette période que nous a laissées la littérature russe. En schématisant un peu, on pourrait dire que la Russie de Dostoïevski reste essentiellement féodale ; celle de Tchekhov est marquée par l’ascension de la bourgeoisie ; celle de Tolstoï, comme on le verra, par l’esprit paysan ; celle de Gorki, par « l’institution » du prolétariat urbain. Mais il est évident qu’une analyse véritablement scientifique doit tenir également compte de tous ces aspects, entre lesquels, si elle se doit d’établir des rapports (en dégageant l’essentiel de ce qui ne l’est pas), elle ne peut se permettre de choisir.

Aussi, parler d’une Russie féodale, d’une Russie bourgeoise, d’une Russie paysanne et d’une Russie prolétarienne, n’est qu’un artifice de langage. Caractériser la période, montrer ce qui en fait l’unité, c’est montrer que ces termes sont inséparables, que l’un ne va pas sans l’autre : ce qui est essentiel, c’est leur rapport, leur combinaison. On ne peut se contenter de dégager des structures partielles  : il faut encore montrer comment elles s’agencent en une structure d’ensemble.

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Il y a conflit ouvert entre les masses paysannes et l’aristocratie foncière, et aussi entre la classe ouvrière et la bourgeoisie capitaliste. Entre ces deux conflits il y a paradoxalement contradiction, parce qu’ils ne peuvent se dérouler isolément, mais doivent au contraire s’appuyer sur des termes intermédiaires. La paysannerie est obligée d’emprunter les moyens de sa lutte à la bourgeoisie, et la lutte du prolétariat ne peut aboutir que s’il parvient à s’unir aux masses paysannes. Celles-ci, de par leur situation historique, sont donc nécessairement amenées sans le savoir, à jouer un double jeu : en reprenant les formes bourgeoises de revendication politique, elles se mettent objectivement aux côtés de la bourgeoisie :

 « Cette masse, – surtout la paysannerie – a montré pendant la révolution combien grande était sa haine de

l’ancien état de choses, combien vivement elle ressentait tout le poids du régime actuel, combien vaste était son désir irrésistible de s’en débarrasser et de trouver une vie meilleure » (p. 135), 1910.

« La révolution de 1905 l’a entièrement confirmé : ... d’autre part, les paysans révolutionnaires (les « troudoviks » et l’« Union paysanne »), qui luttaient pour toutes les formes d’abolition de la grande propriété foncière, y compris « la suppression du droit de propriété privée sur la terre » ont combattu justement en patrons, en petits entrepreneurs » (p. 49, article sur Herzen), 1912.

 Les masses paysannes ne sont donc pas seulement dans un état d’esprit, mais surtout dans une

situation contradictoire au moment où le conflit prend une forme ouverte, elles se rangent aux côtés de la bourgeoisie, alors que leur lutte contre la propriété est nécessairement aussi une lutte contre le capitalisme. Ce qui caractérise l’époque, ce sont donc moins les conflits réels qu’une collusion fondamentale, qui repose sur une contradiction latente (contradiction économique, politique et idéologique). La structure globale de la période pourrait donc être articulée autour de cette contradiction principale, mais non immédiatement apparente (et qui n’est pas non plus la seule contradiction, ou la forme générale de la contradiction).

Mais l’aboutissement de cette période, la révolution de 1905, montre le caractère provisoire de cette structure, et aussi que la lutte contre le féodalisme et la lutte contre le capitalisme ne peuvent aboutir que si elles sont menées ensemble, dans un esprit nouveau, et suivant les formes d’organisation encore inédites (le parti social-démocrate qui, à partir de ce moment seulement, montre qu’il est capable de diriger la lutte). Alors, sur un même front, la classe ouvrière entraînant avec elle les masses paysannes, la lutte politique contre l’Etat féodal et la lutte économique contre la société capitaliste pourront être menées ensemble.

·L’étude du tolstoïsme n’est possible que sur la base de cette analyse (dont on a évidemment donné

seulement les grandes lignes). Etudier l’œuvre de Tolstoï, cela consiste à montrer quels rapports elle entretient avec la structure historique ainsi déterminée.

Il est manifeste que l’œuvre de Tolstoï ne contient pas une telle analyse : ce qu’elle prétend nous apprendre sur son époque, et ce que son analyse nous apprend effectivement sur elle, cela ne peut être confondu. Le rapport de Tolstoï à l’histoire peut nous paraître évident dès l’abord ; mais il n’est pas spontané (sinon dans les termes d’une fausse spontanéité). Il reste d’une certaine façon caché. Ceci ne veut pas dire, par exemple, que Tolstoï n’a rien compris à son époque : il nous en donne bien une certaine idée, qui n’est pas a priori fausse, mais qui doit être une idée partielle. Lénine dira : Tolstoï nous donne sur l’histoire un certain « point de vue » (cf. particulièrement, p. 135).

Ceci nous donne un premier aperçu de la situation de l’écrivain. Il est bien engagé dans le mouvement de son époque, mais engagé de façon telle qu’il ne peut nous en donner une vue complète. Il ne le peut : s’il le faisait, il ne serait plus un écrivain, mais se définirait par un nouveau rapport au savoir et à l’histoire. L’écrivain n’est pas là pour dégager la structure complète d’une époque : il doit nous en donner une image, un aperçu privilégié, qui, en droit, n’est pas remplaçable par un autre. Ce privilège lui vient de sa place dans la société, où il existe sous deux formes, comme individu et comme écrivain. Le rôle de l’écrivain, si on peut dire, est de « faire vivre » la structure historique en la racontant. Un point de vue veut être faux politiquement, il garde une certaine valeur littéraire : après la révolution, dans un article joyeux (« Un livre de talent », 1921 ; p. 183 et sq.), Lénine montrera, sans tellement d’ironie, qu’il peut y avoir de bons écrivains réactionnaires. Si Tolstoï est un meilleur écrivain que Gorki, ou l’inverse, cela doit tenir à des raisons purement « littéraires » (ce point, très difficile, sera étudié plus tard), mais non au rapport de la littérature à l’histoire : tout ce qu’on peut dire c’est que l’oeuvre de Gorki correspond plutôt à la période qui suit 1905, et « convient » donc mieux que celle de Tolstoï aux lecteurs de cette période. Un écrivain ne peut nous intéresser que s’il nous apporte sur son époque25[25] un certain savoir (Lénine dit par exemple que le mérite des

25[25] Mais cette époque n’est pas déterminée par une contemporanéité mécanique.

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écrivains populistes c’est qu’ils nous apprennent beaucoup sur la vie dans les campagnes), mais ce savoir n’est pas nécessairement le même que celui du lecteur. La place de l’écrivain lui confère donc un certain nombre de droits : notamment le droit à l’erreur.

Il faut à présent déterminer cette place : la structure historique globale, précédemment dégagée, ne détermine vraiment l’oeuvre de Tolstoï que si elle nous permet aussi de rendre compte de son point de vue particulier. Le point de vue de Tolstoï comme individu est déterminé par son origine sociale : le comte Tolstoï représente spontanément, si on peut dire, l’aristocratie foncière. Mais comme écrivain, c’est-à-dire comme producteur d’une oeuvre et d’une doctrine (nous verrons que ces deux aspects doivent être dissociés), il acquiert une certaine mobilité à l’intérieur du schéma de la société : il reçoit un statut de personne déplacée. Dans son oeuvre, Tolstoï inaugure un rapport inédit (pour lui) à l’histoire de son temps, en prenant appui sur une idéologie qui n’est pas « naturellement » la sienne26[26] : celle des masses paysannes. Ses idées sur la société russe d’après la réforme ne sont pas celles d’un comte propriétaire : Tolstoï s’est donné une doctrine, le « tolstoïsme », qui appartient en propre à une autre classe de la société. D’après Gorki, Lénine disait  : « C’est qu’avant ce comte il n’y avait pas un moujik authentique dans la littérature » (p. 212).

Ce comte qui a l’âme d’un moujik (entendons : les modes de pensée d’un moujik, ce que Lénine appelle encore « l’asiatisme paysan ») est ainsi, à travers l’échange d’idées qui l’habite, au centre du conflit manifeste de son époque.

De ce rapport particulier, mais non strictement individuel, à la structure de la société, la doctrine reçoit son caractère, plutôt que contradictoire, incomplet. Tolstoï saisit bien les caractéristiques de son époque, mais par un certain biais, avec toutes les insuffisances impliquées par son point de vue : il voit que son temps est le temps du bouleversement, mais il ne peut dégager l’ordre qui préside à ce désordre. Sensible aux conséquences du développement capitaliste (qui remet complètement en question les données de l’existence du comte comme du moujik), il est incapable de caractériser le pouvoir de la bourgeoisie, d’autant plus menaçant dans son oeuvre qu’il s’y manifeste sourdement27[27]. Tolstoï est incapable aussi d’appréhender la constitution d’un ordre prolétarien, qui est le second terme du conflit latent. Présent à l’histoire, Tolstoï l’est surtout par ses absences : le développement matériel des forces lui est complètement obscur. Le « point de vue » est davantage déterminé par ce qu’il cache que par ce qu’il donne positivement à voir. Ces limitations caractérisent évidemment l’époque autant que la structure fondamentale : il ne servirait à rien de connaître le rapport des forces, si on ne savait en même temps comment les forces particulières s’engagent dans ce rapport ; tous ces « engagements » contribuent à la définition du rapport. La fragmentation des points de vue, qui détermine une série de rapports partiels au schéma général de l’époque, engendre les idéologies particulières : différentes assurément par leur contenu, mais également réactionnaires dans leur forme (l’idéologie du prolétariat ne prendra un autre caractère qu’à partir du moment où elle sera organisée scientifiquement, dans le cadre de l’action du parti social démocrate). En résumé, une période historique ne produit pas une idéologie spontanée, mais une série d’idéologies déterminées par le rapport global des forces ; chaque idéologie se définit donc par l’ensemble des pressions exercées sur la classe qu’elle représente.

Par « un revirement dans toute sa conception du monde », Tolstoï introduit dans la littérature « le point de vue du naïf paysan patriarcal » (p. 133). Ainsi, Tolstoï a produit une oeuvre, et cette oeuvre lui appartient en propre : pour l’étudier, il convient de ne la confondre avec aucune autre ; mais cette oeuvre s’appuie sur une doctrine qui, fondamentalement, appartient à d’autres. C’est par leur intermédiaire que l’œuvre de Tolstoï se définit historiquement : 

«... Cette époque qui avait dû enfanter la doctrine de Tolstoï, non pas comme phénomène, individuel, non pas comme un caprice ou un désir d’originalité, mais comme idéologie des conditions d’existence dans lesquelles se sont trouvés en fait des millions et des millions d’hommes pendant un certain laps de temps » (p. 146).

 Le rapport de Tolstoï à l’histoire de son temps n’est pas directement déterminé par sa situation

individuelle : il passe par le détour, par la médiation d’une idéologie particulière, terme commun sur lequel le rapport peut s’établir. Entre l’oeuvre de Tolstoï et le processus historique qu’elle « reflète » (nous pouvons

26[26] « Par sa naissance et son éducation, Tolstoï appartenait à la haute noblesse foncière russe ; il rompit avec toutes les opinions courantes de ce milieu... » (p. 133).27[27] Et le destin posthume de l’œuvre de Tolstoï sera déterminé par ce défaut (au sens de : manque) : rien n’empêchera la bourgeoisie, dans un autre temps de son développement, au moment où son conflit avec le prolétariat effacera tous les autres, de reprendre à son compte l’œuvre de Tolstoï pour s’en faire une arme contre la révolution prolétarienne. C’est pour lui arracher cette arme, et pour rendre l’œuvre de Tolstoï à son vrai public, que Lénine écrit ses articles. Voir en particulier, à ce sujet, le cinquième article, « Les héros de la petite réserve » (décembre 1910).

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conserver ce terme, provisoirement), il y a l’idéologie des masses paysannes. Ce serait donc une grave erreur d’interpréter le « tolstoïsme » comme une doctrine originale (c’est justement ce que feront les critiques bourgeois en 1910). L’écrivain n’est qu’en apparence l’auteur de l’idéologie contenue par son oeuvre ; en fait cette idéologie s’est constituée indépendamment de lui. On la trouve dans ses livres, comme il l’a lui-même trouvée dans la vie. L’originalité de l’oeuvre de Tolstoï devra donc être cherchée ailleurs que dans cette idéologie qui n’avait pas besoin de lui pour exister : les écrivains ne sont pas là pour fabriquer des idéologies.

L’oeuvre littéraire devra donc être étudiée dans un double rapport : rapport à l’histoire ; rapport à une idéologie de cette histoire. On ne peut la réduire à l’un ou l’autre de ces termes. Effectivement, dans l’oeuvre de Tolstoï, on pourra retrouver les contradictions de son époque, et les défauts qu’implique son rapport partiel (le point de vue) aux contradictions. C’est en ce sens que Lénine peut dire : l’oeuvre de Tolstoï reflète les conditions, certaines des conditions, qui l’ont vu naître. C’est pourquoi Lénine peut nommer Tolstoï : « miroir de la révolution russe ».

Pourtant, avec ce titre, l’analyse ne fait que commencer. L’oeuvre de Tolstoï, on l’a vu, ne peut être réduite à l’idéologie qu’elle contient ; il doit y avoir en elle autre chose28[28]. A côté de la doctrine, il faut donc dégager un autre terme, sans lequel l’oeuvre ne pourrait exister comme rapport : confondre ces deux termes, c’est justement le procédé aveuglant de la critique bourgeoise. L’idéologie n’a de place dans le livre que parce qu’elle est confrontée à des moyens strictement littéraires : il faut donc poser le problème de la mise en forme, qui n’est pas celui d’une traduction mécanique (d’ailleurs pour traduire, il faut disposer au départ de deux langues : sans quoi on pourrait les appliquer l’une sur l’autre). Faire des romans (par exemple) avec de l’idéologie, cela implique une certaine idée de ce que c’est qu’un roman, définie par des normes qui ne soient pas idéologiques (la critique bourgeoise, même, et surtout, quand elle met en avant l’idée de la litté rature pure, de l’art pour l’art, utilise précisément des normes idéologiques ; et quand elle s’occupe de littérature « engagée », c’est pour opérer une réduction analogue à l’idéologie). Si une idéologie est toujours par quelque côté, comme on vient de le voir, incomplète, peut-être les formes littéraires ont-elles, à leur manière, de quoi la compléter. L’oeuvre littéraire ne peut être qu’artificiellement dissociée de son contenu idéologique : c’est le premier point de la démonstration de Lénine ; mais cela implique qu’elle puisse d’une certaine façon en être distinguée. Lénine nous donne l’idée de cette distinction, quand il dit, à propos de Gleb Ouspensky : « Avec sa connaissance parfaite de la paysannerie (entendons : des problèmes paysans et de l’esprit paysan) et son grand talent d’artiste qui pénétrait jusqu’au fond des choses » (p. 77). C’est cette idée de « grand talent d’artiste » qu’il faut maintenant tirer au clair.

Mais la distinction, dont la nécessité est ainsi imposée, reste confuse. L’oeuvre détiendrait son contenu idéologique, non plus seulement à partir d’un point de vue idéologique, mais par le travail d’une forme spécifique : cette forme, qui est le « talent » de l’écrivain, et qui permet de séparer les « bons » écrivains d’avec les moins « bons » et les mauvais, consiste en une certaine façon de « percevoir » le processus historique, et les motivations idéologiques. On dira : le grand écrivain est celui qui nous propose de la réalité une « perception » aiguë. Mais cette notion de « perception » pose bien des problèmes : on ne saurait évidemment la confondre avec celle de savoir théorique ; ce que l’écrivain sait de la réalité ne se confond pas avec l’explication scientifique que le parti marxiste donnera de cette réalité, précisément parce que l’écrivain use de moyens qui lui sont propres. On pourrait dire que le savoir de l’écrivain est un savoir implicite, ignorant de sa portée et de ses raisons : mais il ne s’agit plus alors d’un savoir, s’il est vrai que celui-ci ne peut être reconstitué à partir de ses traces. On ne peut dire non plus qu’il s’agit d’un savoir idéologique (appréhendé et transmis par le moyen d’une idéologie), s’il est vrai que la littérature doit être définie à part de l’idéologie avec laquelle elle débat. Même si la « perception » littéraire pouvait être définie comme l’analogue d’un savoir, comme une certaine façon de savoir, il faudrait pouvoir dire sur quoi porte ce savoir : sur une appréhension idéologique de la réalité ou sur la réalité elle-même ? Dans le premier cas, la littérature n’aurait qu’une fonction d’information (elle transmet des matériaux idéologiques) ; dans le deuxième cas, elle ne serait qu’un réceptacle de données matérielles. Quand il cherche, par exemple, à savoir comment l’oeuvre du populiste Engelhardt (« peintre de la vie rurale ») pourrait être utilisée, Lénine dit (p. 78) qu’il faut soigneusement distinguer en elle : la doctrine (une certaine manière de voir les choses, de les interpréter) et les données (éléments de réalité, reproduits par une observation perspicace) ; et, comme la doctrine est inadéquate aux données, la structure de l’œuvre est contradictoire. La fonction de la littérature comme telle,

28[28] Une telle réduction n’est légitime que dans des circonstances particulières. Comme Lénine le souligne, Herzen a raison d’écrire : « Chez un peuple privé de la liberté politique, la littérature est la seule tribune du haut de laquelle il puisse entendre les cris de son indignation et de sa conscience » (Oeuvres complètes, VI, p. 350). Alors, la littérature tient lieu d’expression idéologique : mais un tel usage, parfaitement juste, laisse pendante la question de la définition de la littérature.

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ce qui reste de l’oeuvre si on en omet tout ce qui, en elle, est emprunté à l’idéologie, serait-elle de produire des observations, distinctes de la doctrine, et possédant le privilège de constituer les éléments d’un savoir véritable ? 

« rendre comme base de jugements sur les campagnes les données et les observations apportées par Engelhardt... cela serait non seulement intéressant et instructif, mais constituerait un procédé légitime pour un chercheur économique. Si les savants se fient au matériel des enquêtes, aux réponses et aux témoignages d’un grand nombre de propriétaires, souvent partiaux, peu compétents, n’ayant pas élaboré une conception qui tienne, ne fondant leurs opinions sur rien de solide, pourquoi ne pas se fier aux observations rassemblées durant onze années par un homme doué d’un esprit d’observation remarquable, d’une sincérité absolue, d’un homme qui a parfaitement étudié ce dont il parle ? » (Note de la p. 78).

 En faisant une telle suggestion, qui fonde l’utilisation scientifique des textes littéraires, Lénine

substitue à l’écrivain l’observateur scientifique qui peut se trouver en lui. Le livre n’existe plus alors qu’en transparence, et les moyens proprement littéraires de sa mise en oeuvre seraient « un remarquable bon sens », « une façon simple et directe de caractériser la réalité », et, comme il le dit plus loin, de « la mettre im-pitoyablement à nu » (pp. 78-79). L’écrivain « de talent » est un « impitoyable observateur » : c’est cette notion qui doit nous arrêter ; une observation pour être vraie n’a pas besoin d’être impitoyable : on voit mal comment une telle observation directe pourrait, sans être transformée, servir d’objet pour un savoir théorique ; on voit mal aussi comment une telle observation pourrait être donnée dans le livre.

Si le livre offrait des éléments directement utilisables pour une information scientifique, c’est qu’en lui se trouveraient certaines données spontanées qui correspondraient immédiatement au réel. Ainsi serait facilement résolu le problème posé par la lettre à Gorki de 1908 : comment une couvre littéraire peut-elle être « juste » à partir d’une doctrine fausse ? Parce que la censure de la doctrine laisse passer quelques souvenirs réels, avec lesquels elle débat. On comprend ainsi que puisse exister un réalisme réactionnaire (cf. p. 183 et sv., à propos d’Avertchenko) : les rêves idéologiques restent visités par la réalité qu’ils voudraient détruire. Mais cette idée d’une reproduction mécanique de la réalité est ambiguë : toute la théorie du savoir que Lénine élabore par ailleurs la conteste. L’idée d’une présence fantomatique du réel au livre (le livre hanté par le réel) a bien le caractère fantastique d’une illusion.

Le livre ne peut accéder directement à la réalité historique : entre elle et lui s’interpose une série d’écrans ou d’intermédiaires. On a vu que l’idéologie (une idéologie) apportait une première médiation ; on a vu aussi qu’entre l’idéologie et le livre s’instaurait un nouveau rapport : il serait absurde, et purement tautologique, de dire que ce rapport se fonde sur la présence d’éléments de réalité. Le livre n’est pas un reflet direct du réel et il n’y a donc pas un spontanéisme de la signification (ce point sera plus longuement développé par la suite) ; il apparaît à l’occasion d’une double série dialectique :

C’est le quatrième terme que nous cherchons à présent à identifier (en demandant ce qu’il y a de spécifiquement littéraire dans le livre) : il ne sert à rien, pour résoudre la question, de le confondre avec le premier.

C’est dire que l’analyse d’une oeuvre littéraire ne peut pas se contenter des concepts scientifiques qui servent à décrire le processus historique, ni de concepts idéologiques. Il lui faut de nouveaux concepts qui permettent de rendre compte de ce qu’il y a de littéraire dans le livre. C’est sur ce point que Lénine semble le plus démuni, et pauvre justement en concepts (mais ne nous inquiétons pas, la critique bourgeoise est encore plus pauvre que lui : justement, elle ne dispose que de concepts idéologiques). Quand il veut caractériser ce regard spécifique, impitoyable, que l’écrivain porte sur la réalité historique et sur l’idéologie, Lénine dit  : c’est un artiste de grand talent, un peintre incomparable, il a su rendre avec un grand relief... ; ainsi à propos du livre de John Reed : « Il donne un tableau exact et extraordinairement vivant... » (p. 182). C’est « parce que Tolstoï est un grand écrivain » qu’il a su mieux qu’un autre... Nous en sommes au même point que lorsque Engels écrivait :

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1 — processus historique2 — idéologie

3 — idéologie4 — ?

}

}

(1)

(2)

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 « Un roman à tendance socialiste remplit parfaitement sa mission quand, par une peinture fidèle des rapports

réels, il détruit les illusions conventionnelles sur la nature des rapports, ébranle l’optimisme du monde bourgeois, contraint à douter de la pérennité de l’ordre existant, même si l’auteur n’indique pas de solutions, même si le cas échéant il ne prend pas ostensiblement parti. » (Sur la littérature et l’art, p. 314).

 L’écrivain incarne, exprime, traduit, reflète, rend... : ce sont tous ces termes, inégalement

inadéquats, qui font à présent problème. Il n’est pas sûr que ce problème soit différent du précédent. 

L’image dans le miroir. 

Il faut reprendre complètement l’analyse de ces textes critiques, d’un nouveau point de vue : pour le moment nous disposons d’une explication de l’oeuvre de Tolstoï, complète à sa manière, complète dans les limites de son insuffisance. Nous savons ce que nous irons chercher dans l’oeuvre de Tolstoï : son rapport à l’histoire ; mais nous ne savons pas comment une telle étude peut être menée, ni sur quoi pratiquement elle s’applique. Tout se passe, comme si, dans l’interprétation qui vient d’être proposée, on avait éliminé l’oeuvre au bénéfice de son contenu : on a rendu compte de tout, sauf des livres de Tolstoï et de leur nature propre. Savoir ce qu’il y a dans l’oeuvre de Tolstoï, ce n’est pas la même chose que savoir de quoi elle est faite.

Il faut donc dégager ce qui, dans l’entreprise de Lénine, permet de rendre compte du travail de l’écrivain. Cette nouvelle description est évidemment séparée de la première pour des raisons de commodité : mais elle lui est en fait mêlée. Les articles sur Tolstoï introduisent un certain nombre de concepts importants, qui, élucidés et justifiés, pourraient être les concepts de base d’une critique scientifique. Tout le problème est que Lénine utilise ces concepts, mais qu’il ne pose pas le problème de leur justification théorique  ; il les pratique, avec une grande sûreté, mais sans les relier à une théorie de la littérature, comme il le fera au contraire pour les concepts de la critique scientifique (Matérialisme et Empiriocriticisme). Apparus dans le champ de la théorie politique (les articles de Lénine sont, on l’a vu, essentiellement politiques), ces concepts de critique littéraire peuvent cependant être étudiés hors du champ de leur usage politique. Même si la pratique était juste dans des circonstances données, pour être étendue à d’autres circonstances, il faut qu’elle passe par le détour de la théorie. C’est ce détour qu’il faut essayer de faire à présent.

Les concepts critiques dans lesquels s’est cristallisée essentiellement l’efficacité de ces articles sont ceux de miroir, de reflet, et d’expression. Lénine nous dit, et c’est cela sa définition de la littérature : l’oeuvre est un miroir. La proposition rappelle immédiatement certain miroir à la promenade qui sert d’allégorie rituelle pour désigner une littérature réaliste. Mais le nom du miroir, pour Lénine, renvoie à un concept et non à une image. Il doit donc être cerclé au moins par une définition. En effet, une précision vient aussitôt, qui dit que la « chose » n’est pas là pour elle-même : « On ne peut tout de même pas appeler miroir d’un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte.» (p. 121). Le miroir n’est donc miroir qu’en apparence ; au moins il miroite d’une façon qui n’appartient qu’à lui. Il ne s’agit donc pas de n’importe quelle surface réfléchissante, où n’importe quoi viendrait, dans le geste d’un reflet, directement se reproduire. Plutôt qu’à la facile idée d’une déformation, c’est à celle d’une fragmentation de l’image que pense Lénine. Le miroir serait-il un miroir brisé ?

 En effet le rapport du miroir à l’objet qu’il réfléchit (la réalité historique) est partiel : le miroir opère

un choix, sélectionne, ne réfléchit pas la totalité de la réalité qui lui est offerte. Ce choix ne s’opère pas au hasard, il est caractéristique, et doit donc nous aider à connaître la nature du miroir. Nous savons déjà les raisons d’un tel choix : par son rapport personnel et idéologique à l’histoire de son temps, Tolstoï ne peut avoir d’elle qu’une vue incomplète. En particulier, nous savons qu’il est incapable de la saisir comme phase révolutionnaire : ce n’est donc pas parce qu’il reflète la révolution, qu’il mérite d’être appelé miroir de la révolution. Si l’oeuvre est un miroir, ce n’est certainement pas par la vertu d’un rapport manifeste à la période « reflétée ». Tolstoï ne l’a « manifestement pas comprise » et s’en est « manifestement détourné » (p. 121). Ce qu’on verra dans le miroir de l’oeuvre n’est pas exactement ce que Tolstoï, lui-même et comme représentant idéologique, a vu. L’image de l’histoire dans le miroir ne sera donc pas un reflet au sens strict d’une reproduction. D’ailleurs nous savons qu’une telle reproduction est impossible. Que l’époque soit en elle-même reconnaissable à travers l’oeuvre de Tolstoï ne prouve pas que Tolstoï l’ait véritablement connue. Tolstoï est donc dans le même rapport à son miroir (au moins dans un rapport analogue) que certains ouvriers de la révolution à leur époque : ils ont participé à la révolution de façon immédiate, et leur rôle a pu être efficace mais sans qu’ils en sachent ni la portée, ni les raisons (p. 122).

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Cela s’explique d’abord par le fait que la révolution est un phénomène complexe : il n’y a pas un simple conflit, mais une lutte définie par la multiplicité de ses déterminations (voir l’analyse précédente) ; le processus historique se déroule à la fois sur plusieurs plans, et se noue de bien des façons. Il est donc possible d’y participer par une seule de ses parts, en restant immédiatement étranger au reste (mais cette étrangeté est, comme on va le voir, purement apparente). Dans la « grande révolution » il y a un élément paysan qui est même le plus manifeste. C’est par lui que Tolstoï et son oeuvre se situent dans l’histoire  : « Tolstoï a dû refléter quelques-uns au moins des côtés essentiels de la révolution » (p. 121). Mais il s’agit justement d’un élément ; le rapport immédiat est nécessairement incomplet, non seulement par son contenu, mais dans sa forme même. Tous ceux qui ont tenu une place dans cette révolution, et qui n’y a eu une place ?, sont entrés dans un rapport immédiat avec l’un au moins des éléments de la situation ; mais ce rapport n’était immédiat qu’en apparence ; il était nécessairement déterminé en fait par l’ensemble de la situation. Les notions d’élément de la situation, de part prise à la situation, seraient donc trompeuses, si elles devaient nous conduire à une analyse mécanique. L’élément de reflet, qui se donne comme immédiatement fidèle, dépend en fait, puisqu’il est déterminé par sa place dans la structure complexe, de toutes les influences qui s’exercent sur lui, non seulement à court mais à long terme. Sa présence positive importe moins alors que le fait qu’il est comme creusé de l’extérieur, parce que son insertion suppose le détour par toutes les conditions qui l’ont indirectement suscité. Peut-être l’oeuvre est-elle un miroir, parce que justement elle enregistre le reflet comme un reflet partiel, parce qu’elle reflète une réalité incomplète, puisque saisie au niveau de ses seuls éléments, et son privilège serait que, pour y parvenir, elle n’a pas besoin de faire effectivement le détour par l’ensemble des conditions ; elle en montre seulement la nécessité, qui peut être lue en elle. A la critique scientifique de faire une telle lecture. Si le miroir peut nous faire voir cela, c’est qu’il n’est pas là pour reproduire mécaniquement des images, nécessairement aveugles (et qui méritent seulement d’être dénoncées), ni pour tenir le rôle d’un instrument de connaissance (la connaissance a ses instruments, qui lui suffisent) : il est un irremplaçable révélateur. La fonction de la critique est alors de nous aider à déchiffrer les images dans le miroir.

C’est donc dans la forme du reflet, telle qu’elle apparaît dans le miroir, que doit être cherché le secret du miroir : comment fait-il pour montrer, à défaut de démonstrations, la réalité historique, de telle façon que sans en dénoncer les aveuglements il les rende visibles ?

Le concept de miroir prend donc un sens nouveau si on le complète par l’idée d’analyse (qui définit le caractère partiel du reflet). Mais cette idée d’analyse est elle-même ambiguë, parce qu’elle tend à représenter la réalité comme le produit mécanique d’un montage. Il faut l’interpréter de telle façon qu’elle ne dissipe pas la complexité réelle. De fait, il ne suffit pas de dire qu’à travers le miroir la réalité apparaît dans sa fragmentation : l’image donnée par le miroir est elle-même fragmentée. C’est par sa propre complexité que l’image évoque les stratifications réelles. L’oeuvre de Tolstoï n’est pas une oeuvre homogène : elle n’a pas la continuité, la limpidité, le caractère insécable que nous suggère l’image du reflet ; elle n’est pas d’un seul tenant. La percevoir ainsi, ce serait l’idéaliser, refuser de la comprendre, cela même à quoi s’essaie la critique libérale et bourgeoise (p. 147). Nous retrouvons l’idée que le miroir n’est pas une simple surface réflé-chissante : l’oeuvre de Tolstoï est elle-même composée d’éléments. Et, de même, que, d’après Freud, le rêve pour être interprété doit être au préalable décomposé en ses éléments constituants, Lénine nous dit que l’oeuvre littéraire ne peut être étudiée qu’ainsi, non au point de vue d’une illusoire totalité, mais dans sa nécessaire et réelle division.

Pour se reconnaître dans l’oeuvre de Tolstoï comme dans un miroir, le révolutionnaire doit donc se garder des trahisons de la critique réactionnaire et de la critique libérale. Il faut qu’il sache reconnaître dans l’oeuvre de Tolstoï ce qui est miroir, au lieu d’essayer de la reprendre tout entière à son compte, ce qui n’est jamais qu’une profession de foi politique ou idéologique, pour laquelle l’oeuvre littéraire sert seulement de prétexte. Pas plus qu’elle n’est un reflet global, l’oeuvre de Tolstoï n’est un reflet élémentaire, simple lui aussi, complet dans sa figure particulière. En face de la complexité du processus historique, il faut savoir dresser la complexité du livre. 

« Ce n’est pas dans du métal, ni dans un bloc, ni sans alliage, qu’est coulée la grande figure de Tolstoï. Et tons ces admirateurs bourgeois « ont honoré en se levant » sa mémoire, non pas justement parce qu’il était « d’un seul tenant », mais justement parce qu’il ne l’était pas » (p. 141).

 Le jugement bourgeois sur Tolstoï n’est pas, en effet, le résultat d’une incompréhension, ou d’une

ignorance. Il s’agit d’une méprise significative. La lecture bourgeoise de l’oeuvre de Tolstoï est un des produits de cette oeuvre ; elle est un indice, qui nous permet dès le début d’apprécier son déséquilibre.

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La première chose à faire est donc de distinguer soigneusement dans l’oeuvre de Tolstoï le double héritage, celui qu’il faut rejeter, et celui qu’il faut présenter, entre lesquels il n’y a pas de synthèse possible (cf. p. 137), « ce qui, en Tolstoï, exprime ses préjugés et non sa raison, ce qui en lui appartient au passé et non à l’avenir » et « dans son héritage, ce qui ne sombre pas dans le passé, ce qui appartient à l’avenir ». « Cet héritage, le prolétariat russe le recueille et l’étudie » (pp. 130-131). Tout ceci est par soi-même révélateur. Il apparaît en 1910 que Tolstoï a légué à la fois un héritage bourgeois et un héritage prolétarien  ; or, d’après ce que nous savons déjà, Tolstoï n’est ni un écrivain bourgeois, ni un écrivain prolétarien, mais un écrivain paysan. A travers la multiplicité de ses usages possibles, son oeuvre apparaît comme décentrée, dépouillée de ses caractères propres, n’entretenant qu’un rapport dérobé avec elle-même. Cette division à l’intérieur de l’oeuvre, c’est aussi celle que marque en elle la présence, comme en enclave, de l’idéologie :

 « C’est cette transformation rapide, pénible, violente de tous les anciens fondements de l’ancienne Russie qui

s’est reflétée dans les oeuvres de Tolstoï artiste et dans les conceptions de Tolstoï penseur » (p. 133).« En étudiant les oeuvres d’art de Léon Tolstoï, la classe ouvrière apprend à mieux connaître ses ennemis, tandis

qu’en voyant clair dans la doctrine de Tolstoï, le peuple russe tout entier devra comprendre en quoi a consisté sa propre faiblesse, qui l’a empêché d’accomplir jusqu’au bout l’oeuvre de son affranchissement » (p. 135).

 Nous savions déjà qu’il ne fallait pas confondre l’oeuvre de Tolstoï, en tant qu’elle est une oeuvre

littéraire, avec l’idéologie tolstoïenne qui ne lui appartient pas, mais qui est née sur de tout autres terrains  ; mais cette indication prend un sens nouveau : à l’intérieur de l’oeuvre s’institue entre elle-même et son contenu idéologique un rapport de contestation, et non plus seulement de contiguïté. Ainsi, à travers le fait qu’elle s’adresse à la fois à différents publics (nous venons d’en voir un nouvel exemple : l’oeuvre littéraire appartient à la classe ouvrière quand la doctrine est un moyen de compréhension pour le peuple russe tout entier, p. 135), nous retrouvons toujours la même idée : l’oeuvre littéraire est, dans ses profondeurs, dissymétrique. Il y a plusieurs miroirs, et les images qu’ils proposent ne sont pas dans le prolongement l’une de l’autre. Le livre, dans sa multiplicité d’éclats, renvoie plus d’une lumière.

Toute la difficulté est de ne pas interpréter cette multiplicité, par exemple en donnant à l’oeuvre un caractère équivoque. Allons tout de suite à l’exemple essentiel ; Lénine écrit dans son premier article (en 1908) :

 « Aussi faut-il juger les contradictions dans les opinions de Tolstoï, non du point de vue du mouvement ouvrier

contemporain et du socialisme contemporain (un tel jugement est, certes, nécessaire, pourtant il ne suffit pas), mais du point de vue de la protestation contre le capitalisme en marche, contre la ruine des masses dépouillées de leurs terres, protestation qui devait venir de la campagne patriarcale russe » (p. 123).

 Deux ans plus tard, dans son second article, il écrit :

 « Aussi n’est-il possible de porter un jugement exact sur Tolstoï qu’en se plaçant au point de vue de la classe

qui, par son rôle politique et sa lutte lors du premier règlement de ces contradictions, lors de la révolution, a prouvé sa vocation de chef dans le combat pour la liberté du peuple et pour l’affranchissement des masses exploitées, prouvé son attachement indéfectible à la cause de la démocratie et ses capacités de lutte contre l’étroitesse et l’inconséquence de la démocratie bourgeoise (y compris la démocratie paysanne) ; ce jugement n’est possible que du point de vue du prolétariat social-démocrate » (p. 129).

 L’opposition est manifeste, au point de paraître gênante au premier abord : Lénine nous propose en

fait de porter sur Tolstoï « deux jugements exacts », l’un qui prend appui sur le point de vue même par lequel se définit le regard de Tolstoï, l’autre qui, déniant à l’œuvre sa fausse intériorité, l’exhibe par le biais d’une confrontation décisive. Rien ne nous permet de choisir entre ces deux entreprises qui ne s’opposent finale -ment qu’à travers leur équivalence, leur rapport nécessaire. Tolstoï s’annonce à nous comme écrivain, justement par ce pouvoir qu’a l’oeuvre d’opérer en elle une variation précise : précise, parce qu’elle se dérobe à toute accusation d’ambiguïté. Le glissement des points de vue à l’intérieur de l’œuvre de Tolstoï, ce n’est pas « ou bien, ou bien », « on ne sait comment » : mais les deux à la fois, exactement situés à l’intérieur de leur conflit. Une fois de plus, nous rencontrons l’idée d’une double lecture, mais dans un sens plus fort cette fois : puisqu’il s’agit de deux lectures exactes. Alors l’exactitude résulte peut-être de leur rencontre.

C’est pourquoi la vérité de l’oeuvre de Tolstoï – et il doit bien y avoir en elle quelque chose de vrai, quelque chose sur quoi on puisse savoir le vrai – doit être cherchée dans la présence d’un conflit  : plus précisément, on dira que le contenu de l’oeuvre de Tolstoï a quelque chose à voir avec la contradiction.

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Lénine dit en effet : l’œuvre de Tolstoï est grande parce qu’elle reflète les contradictions de l’époque. Est-ce à dire qu’elle reflète terme à terme les éléments de la contradiction, produisant ainsi, ou reproduisant une image de la contradiction ? Répondre ainsi, ce serait nier l’oeuvre de Tolstoï, en tant qu’oeuvre, la dérober eu profit d’une explication trop directement satisfaisante : il est évident que les contradictions de l’époque sont, et doivent rester, extérieures à l’oeuvre, parce qu’elles sont d’une autre nature. S’il y a contradiction dans l’oeuvre, ce doit donc être un autre genre de contradiction, obéissant aux lois d’une plus subtile transposition.

La question de la critique, telle que la formule Lénine, s’énonce : que voit-on dans le miroir ? La réponse dit : l’objet dans le miroir a quelque chose à voir avec la contradiction. C’est donc, encore une fois, que le miroir ne reflète pas des choses, auquel cas entre le reflet et son objet, le rapport s’élaborerait terme à terme, mécaniquement. L’image du miroir est trompeuse : le miroir nous fait seulement saisir des rapports de contradiction. Par le moyen d’images contradictoires, le miroir représente, évoque les contradictions historiques de la période, ce que Lénine appelle encore « les défauts et les faiblesses de notre révolution ». Le mécanisme du miroir fonctionne donc de cette façon :       

Il reste à identifier ces termes, à savoir de quelles contradictions il s’agit. Déterminer les contradictions réelles d’une période historique, cela pose d’autres problèmes dont nous n’avons pas à nous occuper ici. Mais quelles peuvent être les contradictions dans l’oeuvre de Tolstoï, et quel rapport ont -elles avec les contradictions réelles ?

Lénine consacre tout le troisième paragraphe de son premier article (p. 122) à l’énumération des contradictions dans l’œuvre de Tolstoï (oeuvre étant pris ici au sens le plus large tout ce que Tolstoï a fait, c’est-à-dire, aussi bien que ses livres, sa doctrine, son influence) :           

La première contradiction met en rapport l’oeuvre de Tolstoï, en tant qu’elle se définit par des critères esthétiques, et la situation réelle de Tolstoï, en tant qu’elle définit le sujet de ses récits (qui parle ?). Mais ce deuxième terme de la contradiction est lui-même contradictoire, puisqu’il suppose le conflit entre la situation naturelle de Tolstoï (son rapport de naissance à l’histoire) et sa situation idéologique (qui lui permet de déplacer son rapport à l’histoire) ; c’est de ce conflit que dépend la production du livre ; puisque Tolstoï n’a aucune autre raison pour changer son rapport à l’histoire que de devenir un écrivain, et puisque sa prédication reste essentiellement une prédication par le livre. La première contradiction est donc entre le livre lui-même et les conditions (contradictoires) de sa production. La deuxième contradiction, qui reste la même – énoncée sous trois formes différentes, définit le contenu même de l’oeuvre. La contradiction attaque le livre de l’intérieur et de l’extérieur.

Ces contradictions sont « criantes », c’est-à-dire qu’elles sont assez apparentes pour ne pas construire en l’oeuvre l’architecture d’un secret. Pourtant elles ne sont pas manifestes : l’oeuvre de Tolstoï nous en parle sans les dire. Elles sont dans l’oeuvre, mais pas au titre d’un de ses contenus explicites ; à ce titre, sont présentes seulement quelques contradictions réelles (par exemple : la contradiction entre la violence politique et la comédie de justice, dénoncée par Tolstoï). Les contradictions structurent l’ensemble de l’oeuvre en la formant sur le modèle d’une disparité fondamentale29[29].

Ces contradictions définissent l’oeuvre de Tolstoï, puisqu’elles lui donnent à la fois ses limites et son sens – et ce sens ne se conçoit, qu’à partir des limites. Les limites : Tolstoï ne pouvait avoir une connaissance

29[29] A l’image dans le miroir, on pourrait peut-être substituer ici « l’image dans le tapis », illustrée par une célèbre nouvelle d’Henry James.

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contradictions du livre

défauts historiques

reflet dans le miroir

(1) artiste génialprotestation } propriétaire foncier faisant l’innocent du village

abstention (sous toutes ses formes)

(2) critiqueréalisme } non-violence

prédication

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complète du processus historique (et comme sa connaissance est incomplète, il s’agit d’autre chose que d’une connaissance). Le sens : ces limites sont nécessaires, s’il est vrai que « les contradictions ne sont pas l’effet du hasard » (p. 123). Ce sens défini par des limites, ce contenu qui se détermine de l’extérieur, permettent de dire que l’oeuvre de Tolstoï est expressive, qu’elle se définit par son rapport à autre chose qu’elle-même. Nous retrouvons, sous une forme inverse, quelque chose que nous savions déjà : nous avions vu que l’œuvre ne peut inclure une idéologie, qui par elle-même ne lui appartient pas, que si elle l’installe dans un rapport de différence avec elle-même ; nous voyons à présent que l’oeuvre ne peut exister que si elle introduit en elle ce terme étranger qui fait éclater en elle la contradiction.

« Expression des conditions contradictoires », l’œuvre doit donc bien, indépendamment de sa réalité parcellaire (elle se disperse dans la multiplicité de ses termes, termes distincts ou au moins analysables), « refléter » l’ensemble des contradictions qui définit la situation historique comme défaut. Cet ensemble ne se confond ni avec telle ou telle contradiction particulière (avec l’une de celles par exemple que Tolstoï décrit directement), ni avec une contradiction simple, générale, qui résulterait du produit de toutes les autres. C’est donc que l’œuvre a le privilège de donner de la complexité historique une vue complète, à sa façon : son point de vue est complètement significatif. Nous avons vu précédemment que l’œuvre se définissait comme telle par ce qui lui manquait, par son caractère incomplet. Nous disons à présent que l’oeuvre est complète, c’est-à-dire qu’elle suffit à son sens. Ces deux affirmations ne s’annulent pas ; elles se prolongent au contraire l’œuvre n’est ‘pas en défaut par rapport à une autre oeuvre, où les manques seraient remplis, les insuffisances corrigées ; ce sont plutôt ces absences qui, au lieu de la réduire, la font exister, telle qu’elle ne pourrait être autrement : irremplaçable. Le miroir est expressif autant par ce qu’il ne réfléchit pas que par ce qu’il réfléchit. L’absence de certains reflets, ou expression, voilà l’objet véritable de la critique. Le miroir est, par certains côtés, un miroir aveugle : mais il est miroir aussi d’être aveugle.

En raison des conditions contradictoires dans lesquelles elle est produite, l’oeuvre littéraire est à la fois (et c’est cette conjonction qui nous importe) reflet et absence de reflet : c’est pour cela qu’elle est elle-même contradictoire. Il ne faut donc pas dire que les contradictions de l’œuvre sont le reflet des contradictions historiques, mais plutôt les conséquences de l’absence de ce reflet ; encore une fois nous voyons qu’entre l’objet et son « image » il ne peut y avoir de correspondance mécanique. Expression, cela ne veut pas dire reproduction directe (ni même connaissance), mais figuration indirecte suscitée par les défauts de la reproduction. Ainsi l’oeuvre a un sens qui se suffit à lui-même et n’a donc pas besoin d’être complété  ; ce sens résulte de l’agencement à l’intérieur de l’œuvre de reflets partiels et d’une certaine impossibilité de refléter. La fonction de la critique est de le mettre au jour.

Le concept d’expression est donc beaucoup moins ambigu que celui de reflet, puisqu’il permet de définir la structure d’ensemble de l’oeuvre : un contraste qui repose sur une absence. La contradiction, ou défaut, remplit l’oeuvre de Tolstoï ; elle en dessine l’architecture générale. La dialectique dans le livre (on se souviendra de l’idée de Brecht d’une « dialectique sur le théâtre ») naît du rapport dialectique entre le livre et la dialectique réelle (le processus de l’histoire). Le débat (contraste, conflit), tel qu’il apparaît dans le livre, est lui-même un des termes du débat réel. C’est pourquoi les contradictions dans le livre ne peuvent être celles de la réalité ; elles en sont le produit, au terme d’un processus dialectique d’élaboration, qui fait intervenir les moyens propres à la littérature. Tolstoï est l’interprète des contradictions historiques. L’interprète, c’est celui qui est au centre d’un rapport d’échange ; par son oeuvre, Tolstoï met à notre disposition l’histoire même, mais pour ce faire, il se met (ou il est mis : c’est la même chose) à l’intérieur du débat historique. Ainsi placé au centre de l’échange, il explore les voies d’une économie inédite.

Il reste à comprendre comment s’opère cette « interprétation », c’est-à-dire à connaître les termes de la dialectique dans le livre. Entre quoi et quoi l’oeuvre de Tolstoï exhibe la contradiction ? A cette question sont données plusieurs réponses : entre l’idéologie (comme enclave) et l’oeuvre (définie par son rapport à la littérature) ; entre les questions, réellement posées, et les réponses, idéalement données ; entre les données et l’observation qui les restitue. Mais toutes ces réponses se ramènent paradoxalement à une seule : lorsque Lé-nine parle des contradictions dans l’oeuvre de Tolstoï, c’est toujours aux contradictions de l’idéologie qu’il pense.

 « Les contradictions dans les idées de Tolstoï sont un véritable miroir des conditions contradictoires dans

lesquelles s’est déroulée l’activité historique de la paysannerie au cours de notre révolution » (p. 124). 

En même temps qu’il installe en lui un contenu idéologique, le livre en présente la contradiction : ce contenu n’existe qu’enrobé dans la forme d’une contestation. On comprend ainsi qu’il y ait à la fois contradiction dans « les idées » et contradiction entre les idées et le livre qui les présente.

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Il n’est guère nécessaire d’insister sur les contradictions dans les idées, dont la ligne est très simple. Essentiellement, il s’agit de la conjonction et du contraste entre la protestation véhémente et une attitude faite d’abstention ; le tolstoïsme, déchiré entre l’accusation et l’oubli. Nous savons que cette duplicité n’appartient pas en propre à Tolstoï, mais qu’elle est d’abord le fait « de millions et -de millions de gens », des masses paysannes :

 « ...Tolstoï se place au point de vue du naïf paysan patriarcal, il transpose la psychologie de ce paysan dans sa

critique, dans sa doctrine. Si la critique de Tolstoï se distingue par une telle force de sentiment, par une telle passion, si elle est tellement persuasive, fraîche, sincère, intrépide dans son désir «  d’aller jusqu’à la racine », de trouver la cause véritable des malheurs des masses, c’est que cette critique reflète effectivement un revirement dans les opinions de millions de paysans qui, affranchis du servage, viennent d’accéder à la liberté, et qui s’aperçoivent que cette liberté signifie de nouvelles horreurs, la ruine, la mort par la faim, la vie sans abri parmi les débrouillards des villes... Tolstoï reflète leur état d’esprit avec une fidélité telle qu’il introduit lui -même dans ses enseignements leur naïveté, leur éloignement de la politique, leur mysticisme, le désir de fuir le monde, la « non-résistance au mal », les malédictions impuissantes à l’adresse du capitalisme et du « pouvoir de l’argent ». La protestation de millions de paysans et leur désespoir, voilà ce qui s’est fondu dans la doctrine de Tolstoï  » (p. 134).

 Le miroir reflète donc terme à terme les éléments de l’état d’esprit paysan. A travers cette image, ces

termes apparaissent comme contradictoires. Il reste à savoir quel sens cela a de parler de contradictions idéologiques, et dans quelles conditions on a le droit de le faire.

Si on s’interroge sur la nature de l’idéologie en général30[30], il apparaît vite qu’il ne peut y avoir de contradiction idéologique, sauf, bien sûr, si on met l’idéologie en contradiction avec elle-même, si on lui porte la contradiction, dans le cadre, idéologique lui aussi, d’un dialogue. Par définition, une idéologie sait répondre dans un débat contradictoire puisqu’elle est faite pour cela) ; elle est là justement pour effacer toute trace de contradiction. Ainsi, une idéologie, en tant que telle, ne s’effondre que devant les questions réelles ; mais il faut pour cela qu’elle ne puisse pas les entendre, c’est-à-dire qu’elle ne sache pas les traduire dans son langage. Dans la mesure où l’idéologie est la fausse résolution d’un vrai débat, elle est toujours adéquate à elle-même comme réponse. Evidemment l’essentiel est qu’elle ne peut jamais répondre à la question. Elle est complète, en ce qu’elle arrive à prolonger sans cesse son inachèvement ; ainsi elle est toujours aussi en défaut, traquée par ce danger fondamental qu’elle ne pourra jamais envisager en lui-même : la perte de réalité. Une idéologie n’est fidèle à elle-même que dans la mesure où elle reste inadéquate à la question qui lui sert à la fois de fondement et de prétexte. La faiblesse essentielle d’une idéologie est qu’elle ne pourra jamais reconnaître elle-même ses limites réelles : à la rigueur elle sera capable de les apprendre d’ailleurs, dans le mouvement d’une critique radicale, non par une dénonciation superficielle de son contenu ; la critique de l’idéologie est alors remplacée par une critique de l’idéologique.

Il faut donc dire qu’une idéologie, plutôt qu’aliénée ou contradictoire, est prisonnière. Mais prisonnière de quoi ? Si on répond : prisonnière d’elle-même, on retombe dans les illusions, la fausse contradiction. Il faut donc dire qu’elle est prisonnière de ses limites, ce qui n’est pas la même chose, ni évi-dent non plus. Elle est enfermée, et son défaut est de se donner pour illimitée (c’est-à-dire : ayant réponse à tout) à l’intérieur de ses limites. C’est pourquoi une idéologie ne peut former un système, ce qui serait la condition de la contradiction (il ne peut y avoir contradiction qu’à l’intérieur d’un système structuré ; autrement il y a seulement opposition) ; elle est une faune totalité parce qu’elle ne s’est pas donné ses limites, parce qu’elle est incapable de réfléchir la limitation de ses limites. Elle les a reçues, mais elle n’existe que pour oublier cette donation initiale. Ces limites imposées qui demeurent, permanentes et définitivement latentes, sont à l’origine de la discordance qui structure toute idéologie : entre son ouverture explicite et sa fermeture implicite.

Ainsi l’arrière-fond idéologique, qui donne à toutes les formes d’expression, à toutes les manifestations idéologiques leur support réel, est-il foncièrement silencieux réticent ; on dira : inconscient. Mais il faut insister. Cet inconscient n’est pas une connaissance silencieuse, mais bien la complète méconnaissance de lui-même. S’il se tait, c’est sur ce dont il n’a rien à dire. On doit donc garder à l’expression « arrière-fond idéologique » toute son ambiguïté : elle renvoie à cet horizon idéologique, intarissable, qui ne garde de réserve qu’en ce qu’il ne finit jamais d’être raconté, mais aussi à ce vide sur quoi est bâti l’idéologique même, et qui lui donne son statut. Monde construit autour d’un grand soleil absent, une idéologie est faite de ce dont elle ne parle pas ; elle existe parce qu’il y a des choses dont il ne faut pas parler.

30[30] Pour une telle enquête, voir L. ALTHUSSER : Marxisme et humanisme, in Pour Marx.

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C’est en ce sens que Lénine peut dire que les silences de Tolstoï sont éloquents.A la limite, en interrogeant une idéologie, en lui faisant passer un interrogatoire, on peut constater

l’existence de ses limites, parce qu’on les rencontre comme un obstacle impossible à franchir ; elles sont là, mais on ne peut les faire parler. Pour savoir ce que veut dire une idéologie, pour en exprimer le sens, il faut donc sortir de l’idéologie ; l’attaquer de l’extérieur, dans l’effort de donner forme à ce qui est informe ; ce qui ne signifie pas qu’on va la décrire : ce n’est pas dans ses réponses qu’on trouvera un signe de faiblesse, – toujours elles pourront s’agencer en un enchaînement en lui-même irréprochable –, mais dans les questions laissées sans réponse.

Donc, lorsque Lénine nous dit que « les idées de Tolstoï sont le miroir des faiblesses, des insuffisances... » (p. 124), cela signifie que le statut de l’image dans le miroir n’est pas purement idéologique. Entre l’idéologie et le livre qui l’exprime, il s’est passé quelque chose ; leur distance n’est pas de pure convenance. Alors qu’une idéologie, en elle-même, sonne toujours plein, dérisoire et abondante, par sa présence dans le roman, elle se met à parler de ses absences. Elle reçoit sa mesure, en même temps qu’une forme visible. A travers le livre, en passant par le livre, il devient possible de sortir du domaine de l’idéologie spontanée, d’une fausse conscience de soi de l’histoire et du temps. Le livre donne de cette idéologie une certaine image : il lui donne des contours qu’elle n’avait pas, il la construit. Et ainsi, il la rencontre implicitement comme un objet, au lieu de la vivre de l’intérieur, comme si c’était dans l’intimité d’une conscience ; il l’explore (ainsi que Balzac explore le Paris de la Comédie Humaine, par exemple), il la met à l’épreuve de la parole écrite, de ce regard aux aguets où toute subjectivité se prend, cristallise dans l’avène-ment d’une situation objective. L’idéologie spontanée (elle n’est pas spontanée dans sa production, mais en ce que les hommes croient y accéder spontanément), dans laquelle vivent les hommes n’est pas simplement reflétée par le miroir du livre ; par lui elle est brisée, retournée, mise à l’envers d’elle-même, dans la mesure où la mise en oeuvre lui donne un autre statut que celui d’état de conscience. Dédaignant par nature le point de vue naïf sur le monde, l’art, ou, au moins, la littérature, installent le mythe et l’illusion dans leur rôle d’objets visibles.

L’oeuvre de Tolstoï est engagée dans une critique sociale stérile ; mais derrière cette réponse généreuse et vaine, demeure, mise à notre portée, une question historique qui a le privilège d’y figurer. Ainsi l’oeuvre se détermine bien par son rapport à l’idéologie, mais ce rapport n’est pas simplement analogique (comme le serait une reproduction) : il est toujours plus ou moins contradictoire. Une oeuvre se constitue contre une idéologie, autant qu’à partir d’elle. Implicitement toujours, elle contribue à la dénoncer, au moins à en fixer les limites ; d’où l’absurdité de toute tentative de « démystification » portant sur les oeuvres littéraires, qui se définissent elles-mêmes par cette entreprise.

Mais il ne faut pas dire que le livre inaugure un dialogue avec l’idéologie : ce qui serait la pire façon de se prendre à son jeu. Au contraire, sa fonction est de présenter l’idéologie sous une forme qui ne soit pas idéologique. Pour reprendre la distinction classique entre forme et contenu, dont l’emploi ne saurait pourtant être généralisé, on peut dire que l’oeuvre a un contenu idéologique, mais qu’elle donne à ce contenu une forme spécifique. Même si cette forme est elle-même idéologique, il y a, par la vertu de ce redoublement, un déplacement de l’idéologie à l’intérieur d’elle-même ; ce n’est pas l’idéologie qui réfléchit sur elle-même, mais par l’effet du miroir, en elle est introduit un manque révélateur, qui fait apparaître différences et discordances, ou une disparité significative.

Ainsi peut être mesuré l’écart qui sépare l’œuvre d’art d’un, savoir véritable (une connaissance scientifique) mais qui aussi les rapproche, dans leur commune distance à l’idéologie. La science supprime l’idéologie, elle l’efface ; l’oeuvre la récuse, en se servant d’elle. Si l’idéologie peut être présentée comme un ensemble de significations, un ensemble non systématique, l’œuvre propose une lecture de ces significations, en les agençant comme des signes : le rôle de la critique est de nous apprendre à lire ces signes.

·Ainsi semble épuisé le sens du concept de miroir : en lui se rencontrent les reflets, qui prennent

forme sur le fond d’une surface aveugle : comme les couleurs, à l’occasion, prennent en un tableau sur la toile. Lénine nous apprend qu’il n’est pas si simple de regarder dans les miroirs : il a entrepris de porter sur eux un regard rigoureux.

Dans l’addition à la Lettre sur les Aveugles, Diderot nous parle de l’une d’elles, demoiselle de Salignac : « Elle faisait quelquefois la plaisanterie de se placer devant un miroir pour se parer, et d’imiter toutes les mines d’une coquette qui se met sous les armes. Cette petite singerie était d’une vérité à faire éclater de rire. » Sur ce rire, il vaut mieux fermer les yeux. S’il s’agit d’un jeu, on peut se demander qui est joué, du miroir qui répond, ou de celui qui croit voir l’aveugle parce qu’il considère son reflet. Mais, dans ce tour,

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celle qui ne voit pas mène à coup sûr : proche de son image, elle la dirige. De la même, nous apprenons : « Quand elle entendait chanter, elle distinguait des voix brunes et des voix blondes.  » La nuit fait éclater le regard et le brave : elle lui substitue une plus sûre vue. « A l’approche de la nuit, elle disait que notre règne allait finir et que le sien allait commencer. » Il reste à savoir si la nuit, cette « reine », triomphe des images, les fait disparaître ou les préserve ; les connaît-elle seulement ? Ainsi la Lettre sur les Aveugles, avec cette fois le célèbre Saunderson, nous introduit nécessairement à une science des reflets. « Je lui demandai ce qu’il entendait par un miroir : une machine, me répondit-il, qui met les choses en relief loin d’elles-mêmes, si elles se trouvent convenablement placées par rapport à elle. C’est comme ma main qu’il ne faut pas que je pose à côté d’un objet pour le sentir. »

« Une machine qui met les choses en relief loin d’elles-mêmes » : le miroir donne des choses une nouvelle mesure ; il les approfondit en d’autres qui ne sont plus tout à fait le même objet. Il prolonge le monde : mais aussi le saisit, le gonfle,’l’arrache. En lui, la chose à la fois s’accomplit et se sépare : disjecta membra. Si le miroir construit, c’est dans le mouvement inverse de celui d’une genèse : loin d’épanouir, il casse. C’est de cette déchirure que sortent les images. Par elles illustrés, le monde et ses pouvoirs apparaissent et disparaissent, défigurés au moment même où ils commencent à faire figure ; d’où la peur enfantine devant les miroirs, d’y voir autre chose, quand c’est toujours la même.

C’est en cela que la littérature peut être appelée miroir : en déplaçant les choses, elle garde leur reflet. Elle projette sa surface mince sur le monde et sur l’histoire. Elle les traverse, elle les fend. A sa suite, dans son sillage, se lèvent les images.

Décembre 1964. 

2. L’analyse littéraire, tombeau des structures.  

La critique littéraire se donne comme objets des oeuvres appartenant au domaine de la littérature : ces oeuvres sont aussi manifestement des oeuvres de langage. Ainsi, cette activité se distingue expressément des autres formes de critique artistique : les expressions « langage musical », « langage pictural » sont manifestement métaphoriques ; même si ces oeuvres ne sont pas sans entretenir des rapports avec le langage en général, le mot rapport doit être entendu en son sens strict : le rapport suppose une différence, une distance initiale entre les termes qu’il relie. Ni la peinture, ni la musique ne sont des langues  ; la matière qu’elles travaillent n’a rien à voir avec le langage tel qu’il a été scientifiquement défini par la linguistique : seule entre toutes les formes d’expression artistiques, la littérature est directement en rapport avec le langage, même si elle n’est pas non plus elle-même un langage. Le langage est bien la matière oeuvrée par les écrivains : la critique littéraire qui a pour programme d’élaborer un certain savoir sur ces œuvres de langage (non oeuvres du langage, produits du langage) a donc le devoir, et le droit, de s’appuyer sur une science du langage, qui relève du domaine de la linguistique. A cette science, elle demandera, non seulement de lui enseigner d’hypothétiques règles du langage, mais surtout de donner une réponse à la question : qu’est-ce que le langage ? Alors seulement elle pourra envisager de répondre à sa question : comment une oeuvre (cette oeuvre) est-elle faite ? On aura à se demander pourquoi la question critique rompt formellement avec celle de la linguistique, et ne demande pas : qu’est-ce que la littérature ?

Mais les termes de cette obligation doivent être bien fixés : il faut les identifier et les isoler. La littérature est œuvre : ainsi elle appartient au monde de l’art. Elle est le produit d’un travail : ce qui suppose une matière travaillée, et des moyens qui la travaillent, termes autonomes. La matière oeuvrée et le produit de ce travail sont nécessairement distincts : la connaissance de l’oeuvre et la science du matériau ne sont pas dans le prolongement l’une de l’autre, que ce prolongement soit logique (déduction) ou empirique (extraction) ; elles ne peuvent s’aider, s’enseigner, qu’à partir de leur séparation, en prenant appui sur elle. Aussi toute assimilation, même honteuse, de la littérature au langage, de la critique littéraire à la linguistique, est-elle à l’avance condamnée. Pour que d’une discipline à une autre arrive à passer un certains savoir, il faut que soit reconnue l’autonomie des deux recherches ; autonomie de l’objet et autonomie de la méthode : aspects réciproques d’une même obligation. C’est dire que les découvertes de la linguistique ne pourront être transposées telles quelles dans la critique littéraire : l’emprunt scientifique n’est pas une colonisation (instauration d’un monde nouveau à partir d’un point émané de la cité mère). Ainsi nous savons déjà que si le concept de structure, tel qu’il est scientifiquement défini sur le terrain de la linguistique, peut éclairer d’un sens nouveau l’activité de la critique littéraire, il ne résoudra pas, d’un seul coup tous ses problèmes  ; et, même s’il parvient à les résoudre, il n’aura pas su lui-même les poser. Les contacts entre disciplines

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différentes ont pour fonction d’établir une clarté nouvelle, non d’introduire la confusion.Cependant la distinction ainsi établie entre langage et littérature reste très insuffisante : la

« littérature » n’est pas la seule oeuvre de langage. A partir du langage sont constitués par un travail spécifique : des idéologies, des mythologies, des oeuvres littéraires, des connaissances scientifiques, des systèmes explicites de représentations sociales, auxquels on donnera le nom de codes. Tous ces termes sont distincts, et doivent être définis en eux-mêmes : ils peuvent pourtant être rangés dans un genre commun. Ils appartiennent à un même univers, puisque, chacun à leur manière, ils renvoient à l’existence du langage, sans pourtant lui appartenir, sans en dépendre directement. Ils sont seulement produits à partir de lui, et ainsi s’en éloignent, chacun à sa manière. L’oeuvre littéraire est à la rencontre de deux déterminations : d’une part elle est oeuvre de langage, d’autre part elle est « oeuvre d’art » (expression curieusement pléonasmatique : n’est-il pas de la nature de toute oeuvre d’être produite par art ? De façon analogue, dans un redoublement significatif, on parle d’un savoir scientifique : cette redondance peut nous mettre sur la voie d’une réflexion autonome sur la nature du savoir). Ainsi elle est précisément localisée, au point d’intersection de deux activités différentes. Il faudra expliquer cette rencontre, et se demander si elle est « homogène » : les deux termes sont-ils également constituants ?

Ces termes une fois posés, il reste évident que la critique littéraire a affaire au langage : d’autant plus qu’à de vrais discours (produits à partir du langage) elle applique elle-même un nouveau discours. C’est donc autant dans sa forme que dans son objet qu’elle renvoie à la question principale : qu’est-ce que le langage ? Qu’en est-il du langage ? A partir d’un texte écrit, elle procède à une lecture : mais cette lecture n’a de consistance critique que si elle donne naissance à un nouveau texte. Ainsi la lecture engendre une écriture autant au moins qu’elle est engendrée par elle. De la lecture procède une écriture : inversement, l’écriture peut être considérée comme une certaine forme de lecture ; d’une certaine façon, elle est déjà lecture. On reconnaît là une idée à laquelle les structuralistes littéraires attachent une grande importance :

 « A la différence du critique d’art ou du musicologue, le critique littéraire use du même instrument que ceux

dont il juge, ce qui représente une confusion redoutable – et redoutable pour qui, sinon pour le critique lui-même ? Ainsi la critique est à la fois extérieure au champ de la littérature, puisque l’écriture est une chose dont elle parle, et intérieure à ce champ puisque sa parole est écriture. »

(G. Genette : réponse à une enquête sur la critique : Tel Quel, 14). 

L’oeuvre est en quelque sorte lue avant d’être écrite, ou, si l’on veut, lue en même temps qu’elle est écrite : ce sera par exemple la leçon donnée par l’oeuvre de Borgès (voir l’article de Genette dans le numéro sur Borgès de la revue l’Herne).

C’est autour de cette même idée qu’est construite la célèbre nouvelle d’Henry James, l’Image dans le tapis : mais elle tient cette fois le rôle d’une mystification, et non plus d’une explication. Ce récit, qu’il ne faut prendre au sérieux qu’en voyant bien l’effet corrosif qu’y produit la dérision, présente sous une forme anecdotique le problème des rapports entre l’auteur et son critique : toute oeuvre est composée de façon à retenir entre ses fils un « trésor caché » ; s’il y a une fonction critique, elle consiste justement à libérer ce trésor : il faut lui donner un statut réel en l’exprimant. L’oeuvre n’a de prix pour l’auteur qu’à cause de ce dépôt qu’elle retient en attendant de le livrer : l’auteur attend vainement d’être lu, c’est-à-dire de voir d’autres lire dans son oeuvre ce qu’il y lit lui-même31[31]. La suite de l’histoire est connue : un critique tenace, poussé par certaines confidences de l’auteur (confidences non pas transmises directement mais rapportées), qui lui indiquent l’existence du secret, mais ne lui communiquent aucun indice réel, parvient à le découvrir, et fait admettre à l’auteur qu’il a bien mis au jour son trésor (et nul autre). Mais le secret n’est pas pour autant divulgué : transmis à une seule personne, il finit par disparaître complètement avec elle ; le principal intéressé, narrateur du récit, qui est lui aussi un critique, mais malheureux, reste aussi ignorant à la fin qu’il l’était au début : cette conclusion aporétique nous impose naturellement l’idée qu’il n’y a peut-être pas eu de secret. Cette mystification est exemplaire, moins pour l’idée qu’elle exhibe que par le dénigrement, constant et implicite, qu’elle lui applique. A toutes les lignes du récit il apparaît clairement qu’on s’y moque de quelqu’un : probablement de nous qui sommes en train de le lire, et qui lui cherchons un sens. Dans un redou-blement de style très traditionnel, H. James écrit une oeuvre dans laquelle il est question de ce que nous faisons en la lisant : c’est notre procès qui s’y déroule. Mais c’est aussi une belle aventure « structuraliste ».

Revenons sur le thème de la lecture :

31[31] Ce « mythe » ne doit pas être immédiatement transposé à la réalité : ici c’est l’auteur qui est structuraliste. Il n’en sera plus de même pour Racine, à moins d’un insoutenable paradoxe. Mais la fable met en évidence une réciprocité entre lecture et écriture qui, renversée, définit bien le critique structuraliste : celui qui fait de sa lecture une écriture.

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 « Il restait cependant un point que je voulais éclaircir à tout prix.— Vous serait-il possible, plume en main, demandai-je, de mettre vous-même, noir sur blanc, de quoi il retourne

au juste ? A l’aide d’une dénomination, d’une définition, de commentaires ?— Ah ! soupira-t-il presque passionnément, si j’étais seulement, plume en main, l’un de vous autres !— Ce serait très heureux pour vous bien sûr. Mais pourquoi nous méprisez-vous de ne pouvoir faire, nous

autres, ce que vous ne pouvez pas faire vous-même ?— Ce que je ne peux pas faire ? (il ouvrit de grands yeux). Seigneur ! Ne l’ai-je pas fait en vingt volumes ? Je le

fais à ma manière, continua-t-il, continuez à ne pas le faire à la vôtre !— C’est que notre tâche est bigrement difficile, fis-je valoir faiblement.— La mienne l’est aussi. Nous choisissons chacun la nôtre. Il n’y a aucune contrainte... »

(L’Image dans le tapis, trad. M. Canavaggia, éd. Pierre Horay). 

L’auteur et le critique parlent de la même chose, chacun à leur manière. Ou encore : ils parlent un même langage, ce qui ne veut pas dire qu’ils disent la même chose. Ceci peut être entendu en deux sens : l’auteur est déjà critique : le critique ne fait que répéter, redire avec d’autres mots ce qui a déjà été dit (sens apparent). Mais aussi : si l’auteur est déjà critique, c’est que le critique est, à sa manière, une espèce d’auteur. Critiquer c’est encore écrire, puisque écrire au -fond, c’est lire. On peut montrer ce qu’une telle représentation a d’aberrant : par exemple en étudiant l’oeuvre de Borgès, où le mythe de la lecture doit être interprété, et non pris à la lettre, où le problème de l’écriture est posé bien avant celui de la lecture, et indépendamment de lui32[32].

Cette confusion entre l’écriture littéraire et l’écriture critique est particulièrement significative : elle caractérise justement, – il faudra se demander pourquoi –, la critique structuraliste. R. Barthes fait précéder ses Essais critiques d’une préface très « écrite », dans laquelle il montre comment l’activité du critique prolonge celle de l’écrivain. Ou plutôt (mais qu’importe ? puisque les termes sont réciproques), paradoxa-lement elle la précède : le critique est un « écrivain en sursis », quelqu’un qui repousse indéfiniment l’opération d’écrire. De là le privilège de la critique : l’acte d’écrire (de lire) s’y manifeste à l’état naissant, s’y annonce sourdement dans sa vraie nature. Presque un écrivain, le critique cesse d’être une doublure : il est une sorte de modèle initial, de guide, un annonciateur des signes nouveaux. En lui mieux qu’en nul autre se lit la vocation de l’écrivain : y décelant des structures, la critique est elle-même structure du livre.

Notons en passant que cette idée de la critique s’applique électivement à certains objets, privilégiés. Qu’il soit ou non nommé (Genette s’y réfère toujours ; Barthes n’en parle guère : mais ce silence n’est pas le signe d’une absence véritable), Valéry est le modèle de l’écrivain critique, ou du critique écrivain. Explicitement il a dit sa volonté d’écrire en creux, d’écrire non pour écrire mais pour lire, d’écrire cette lecture même c’est-à-dire rien. Et on sait que du commentaire en forme de variations (Variétés), il a voulu faire un style, appliquant aux autres ce qu’il prétendait appliquer à lui-même, et cherchant à entendre en toute oeuvre cette formelle rigueur qui doit être réfléchie (énoncée à travers un écho) avant de pouvoir s’inscrire. En ce sens Valéry est le premier structuraliste en littérature : rien d’étonnant à ce que la méthode structurale s’applique exactement à son oeuvre. Il reste naturellement à se demander si cette oeuvre est d’un écrivain ou d’un faussaire ; Valéry, dans sa volonté sans cesse répétée de s’imiter lui-même et de n’être rien d’autre que cette imitation, indique lui-même la seconde hypothèse. Remarquons au passage que la méthode structurale, qui convient si bien à l’oeuvre illusoire de Valéry, semble n’avoir aucune prise sur ce qui constitue encore l’événement essentiel de notre histoire littéraire, le surréalisme33[33] : s’il parvient encore à lui échapper, c’est qu’il n’est pas si moribond que certains le voudraient. Prenons ce défaut comme une donnée de fait : il ne doit pourtant pas être sans raison.

·La notion de structure, qui semble venir de la linguistique d’où elle est à bon droit appliquée aux

objets littéraires, est en fait utilisée par l’analyse littéraire dans un sens très différent de ce sens d’origine. Elle renvoie à une hypothèse qui n’a rien de scientifique : l’oeuvre porte son sens en elle-même (ce qui ne signifie pas qu’elle le dit explicitement) ; c’est ce qui lui permet d’être paradoxalement lue à l’avance, avant même

32[32] Voir, dans la troisième partie, l’étude sur Borgès.33[33] Pourtant R. Barthes assimile « l’activité structuraliste » à l’activité surréaliste. L’une aurait remplacé l’autre : il serait intéressant de savoir ce qu’en pensait Breton. A la page 214 des Essais critiques, on trouve cette mystérieuse déclaration : « Le surréalisme a peut-être produit la première expérience de littérature structurale, il faudra y revenir un jour.  » Cette énigme probable (« peut-être ») contient plus d’un secret : serait-on déjà venu à cette idée ? Quand ? Et quand y reviendra-t-on ?

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d’être écrite. Alors (et nous retrouvons Henry James), dégager une structure, c’est déchiffrer une énigme, défouir un sens enseveli : la lecture critique pratique sur l’oeuvre l’opération que l’écriture a dû elle-même pratiquer sur les signes (ou sur les thèmes) qu’elle agence. La critique ne produit qu’une vérité donnée à l’avance : mais comme cette production précède idéalement celle de l’oeuvre, on peut dire que d’une certaine façon elle innove.

Le nom d’analyse qui est donné à ce « travail » est significatif : le critique est un analyste ; il procède à des analyses structurales, comme le font, chacun dans son domaine, Lacan, Levi Strauss et Martinet. Pourtant cette analogie est manifestement trompeuse. L’analyse qui dégage un sens déposé et caché n’est pas seulement une image très déformée de l’analyse scientifique : elle en est exactement l’opposé, comme on le verra.

Néanmoins cette analyse, qui applique à la littérature un traitement particulier, ne la considère pas absolument comme une donnée empirique : elle la reconstruit, avant même de l’avoir analysée, de façon à en faire l’objet d’une analyse. Ainsi l’oeuvre littéraire est constituée comme un message : sa valeur est dans une certaine information qu’elle nous transmet ; l’analyse critique consiste à isoler le message34[34]. L’oeuvre n’a donc pas une valeur absolument autonome : tout au plus est-elle un intermédiaire, quelque chose par quoi il faut passer pour avoir communication d’un secret. Entre le message et le code qui sert à le chiffrer, elle n’est plus qu’un composé, une résultante, dont l’analyse séparera les éléments. Le code est lui-même ce matériau commun sur quoi est fondée la communication : il réalise cette complicité sans laquelle aucune littérature ne serait possible. Il est caché si l’on veut, dans la mesure où il se tient au fond de l’oeuvre et la supporte : mais il ne demande qu’à être traduit, appelle cette traduction de toute sa muette éloquence. C’est parce qu’il y a un tel code que le travail de l’écrivain est possible, et aussi celui de la critique.

L’opération critique se propose donc de nous ramener à cet objet initial sans lequel il n’y aurait pas de lecture, donc à plus forte raison pas d’écriture. Comprendre c’est réduire, en revenir à cette structure déposée à l’intérieur de l’oeuvre, dont le discours littéraire ne s’est éloigné qu’en apparence : il la travestit pour mieux la renfermer, pour mieux la garder. Au mythe de l’anticipation, que nous avons déjà rencontré, il faut donc ajouter celui de l’intériorité. Ainsi la critique structuraliste, qui se range (c’est elle qui le dit) parmi les « critiques de Signification », récusant les procédés grossiers de l’explication (et en particulier de l’explication historique35[35] : sur ce point encore, Valéry est un précurseur), se donne pour programme un retour à l’oeuvre telle qu’elle est en elle-même. Cette odyssée spéculative aboutit au moment où elle rencontre le principe de l’oeuvre, « ce qui compose chaque ligne, choisit chaque mot, met un point sur tous les i, trace toutes les virgules » (H. James, op. cit. p. 28). Analyser, c’est découvrir la raison (secret raisonnable, intelligible) d’un objet. Hegel ne décrit pas autrement le Règne Animal de l’Esprit. 

« Le but de toute activité structuraliste, qu’elle soit réflexive on poétique, est de reconstituer un « objet », de façon à manifester dans cette constitution les règles de fonctionnement (les « fonctions ») de cet objet. La structure est donc en fait un simulacre de l’objet, mais un simulacre dirigé, intéressé, puisque l’objet imité fait apparaître quelque chose qui restait invisible, ou si l’on préfère inintelligible dans l’objet naturel. L’homme structural prend le réel, le décompose, puis le recompose ; c’est en apparence fort peu de chose (ce qui fait dire à certains que le travail structuraliste est « insignifiant, inintéressant, inutile »). Pourtant, d’un autre point de vue, ce peu de chose est décisif ; car entre les deux objets, ou les deux temps de l’activité structuraliste, il se produit du nouveau, et ce nouveau n’est rien moins que l’intelligible généra : le simulacre, c’est l’intellect ajouté à l’objet, et cette addition a une valeur anthropologique, en ceci qu’elle est l’homme même, son histoire, sa situation, sa liberté et la résistance même que la nature oppose à son esprit. »

(R. Barthes, Essais critiques, p. 215). 

Cette page est particulièrement représentative de l’« homme structural » : jusqu’au pathos de la dernière phrase, où la confusion de la pensée (« l’intellect ajouté à l’objet » ?) est le prix qu’il faut payer pour émouvoir. Donc, et Saint-Exupéry aurait pu l’écrire, et Roger Garaudy, s’il ne l’a déjà écrit, récrira infailliblement demain : la structure c’est l’homme. Mais c’est aussi la condition d’une activité très générale, indifféremment « réflexive ou poétique » : on retrouve toujours le même glissement entre la production littéraire et la critique littéraire. Cependant, s’y ajoute à présent une détermination nouvelle : la structure est un simulacre. Analyser c’est répéter, redire sous une autre forme (une lecture) ce qui a déjà été dit (écrit). Cette répétition est la garantie d’une fidélité : le critique structural ne dira rien qui ne soit déjà contenu dans

34[34] On voit donc qu’entre la méthode structurale et la méthode traditionnelle l’opposition, pour être affirmée de part et d’autre de façon tapageuse, n’en est pas moins formelle : l’une comme l’autre, avec des moyens différents cherchent dans la lettre de l’oeuvre les moyens de l’interpréter. La querelle est bruyante, mais elle ne porte pas sur le fond.35[35] Le « Sur Racine » de R. Barthes tente de redonner un sens à l’idée d’une valeur « transhistorique » des oeuvres.

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l’oeuvre. On nous dit que cette répétition n’est pas absolument stérile ; elle produit un sens nouveau, ce qui est manifestement contradictoire : le sens ne peut être dégagé (« faire apparaître quelque chose qui restait invisible ») que parce qu’il est déjà là. Cependant cette contradiction mérite d’être interprétée : elle indique bien une certaine représentation de la structure, mais elle la dit à l’envers. Il suffit de redresser les termes pour savoir comment procède l’analyse structurale telle que se la représente R. Barthes.

Il n’est pas difficile en effet de reconnaître dans ce texte, quoique très vaguement représentée, une réminiscence platonicienne : là où Barthes nous dit que l’analyse élabore une copie de l’oeuvre, il faut entendre que l’oeuvre est elle-même une copie. L’objet analysé est considéré comme le simulacre d’une structure : retrouver la structure, c’est fabriquer le simulacre de ce simulacre. La technique d’analyse qui permet de confondre lecture et écriture renvoie en fait à la très traditionnelle théorie du modèle. L’existence de la structure est donc postulée à partir d’une certaine conception de l’activité littéraire.

C’est pourquoi la critique structurale considère la littérature comme une activité d’imitation : à partir de ses présupposés méthodiques, elle fera nécessairement de son objet un objet illusoire. Nous retrouvons, dans un sens plus accompli, une idée connue : l’écrivain n’écrit pas, il a l’air d’écrire ; sa production est l’apparence d’une production, puisque l’objet de cette production est derrière elle. La critique littéraire peut alors être traitée comme un aspect de la théorie des communications : son autonomie est illusoire ; son objet dépasse infiniment le domaine particulier de l’activité littéraire : c’est l’art de transmettre et d’interpréter des messages.

Une des conséquences de cette attitude est la représentation de la littérature comme activité déréalisante : c’est pourquoi, malgré tout, mais en lui donnant un sens très particulier, Barthes met particulièrement en valeur le thème de l’écriture. L’écrivain (inutile de revenir sur la distinction passe-partout écrivain-écrivant) se définit non par la représentation qu’il donne du réel, mais par la prise sur le langage que lui donne son code particulier. Ecrire, ce n’est pas exprimer quoi que ce soit, c’est au contraire ne pas exprimer. C’est communiquer un message dans un style à la fois original et convenu (puisqu’il renvoie à un code intelligible). L’écriture d’un écrivain est évidemment l’objet essentiel d’une étude critique (si, par écriture, on entend que l’écrivain utilise un langage composé, ce qui pose un problème très général) : mais cela ne doit pas empêcher de voir que ce langage, à quoi donne accès une écriture, est, non pas un objet illusoire (un artifice, un moyen), miroir pour l’homme structural, mais un univers complet36[36] (une réalité, la réalité même probablement). Ce qui donne sa dignité à la production littéraire, c’est qu’elle nous donne une certaine mesure des mots qui est en même temps une certaine mesure des choses : non l’une ou l’autre, comme le dit la méthode structurale37[37].

Au contraire, à travers la représentation de la littérature comme pur message, celle-ci est conçue

36[36] Au moins, complet à sa manière : on verra plus loin que ce qui caractérise le texte littéraire, ce qui, met en un tout autre sens, le structure, c’est son inachèvement.37[37] D’ailleurs, cette dissociation (abstraite) de deux termes solidaires donne un moyen très facile de distinguer la bonne littérature de la mauvaise : la première est celle qui se tient, et se maintient, au niveau du message, la seconde celle qui prétend représenter le réel. Il est significatif que la critique structurale se double d’une littérature structurale : dans ce cas effectivement, la production littéraire renvoie au préalable d’une critique. Cependant, cette «  preuve » retire toute valeur scientifique (mais qu’importe ?) à la méthode qu’elle veut illustrer : s’il existe une littérature structurale, c’est que toute littérature n’est pas structurale, donc justiciable de la méthode. Celle-ci apparaît alors comme artificielle et arbitraire, dans la mesure où elle ne peut rendre compte de la totalité de son domaine :

« Socrate : Prenons un exemple : y a-t-il un art de la peinture en général ?Ion : Oui.Socrate : Une foule de peintres existent et ont existé, bons et médiocres ?Ion : Parfaitement.Socrate : As-tu donc déjà vu un homme capable, à propos de Polygnote, fils d’Aglaophon de montrer ce qui est bien

et mal dans ses peintures, mais incapable de le faire pour les autres peintres ? Et qui, lorsqu’on expose les oeuvres des autres peintres, sommeille et reste court, sans trouver aucune idée à exprimer, au lieu que, s’il s’agit de donner son avis sur Polygnote ou tel autre peintre à ton choix, mais sur lui seulement, il est éveillé, devient attentif, et a une foule de choses à dire ?

Ion : Non ! par Zeus, assurément non ! » (Platon, Ion, 532 e.)Seule une oeuvre particulière peut faire sortir du sommeil critique. Loin d’être une méthode générale, le structuralisme

contribue à faire du critique un spécialiste. Chaque structure, unité monadique, est fermée sur elle-même : le critique structuraliste voudrait bien pouvoir, tel le Dieu leibnizien, passer de l’une à l’autre, et poser les raisons de leur universelle harmonie ; lui manquent pour cela les moyens d’une analyse infinie. Pour cette raison, on n’hésitera pas, à l’occasion, à lui préférer le critique obsédé, qui projette sur toutes les oeuvres des préoccupations très personnelles : c’est ce que font, avec un inégal bonheur Sartre, Starobinski et Butor ; alors l’idéologie, au lieu de jouer le rôle de la forme d’un système, prend celui de contenu manifeste : l’explication reste confuse, mais elle peut avoir une valeur authentiquement littéraire.

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comme une forme particulière de mythologie. Sa fonction propre renvoie à celle de l’imaginaire en général : l’analyse littéraire est une forme entre autres de sémiologie. L’oeuvre a l’air de nous dire quelque chose, mais en fait elle ne dit rien : c’est cette apparence qu’il faut découvrir, mettre au jour. Mais le principe qui rend possible l’avènement d’une telle illusion dépasse infiniment les limites particulières dans lesquelles l’acte de l’écrivain reste enfermé. L’écrivain est le hiérophante d’un mystère plus général. Interpréter, c’est s’attaquer directement à ce mystère, pour ne revenir qu’ensuite aux voies particulières de sa manifestation ; ainsi le critique, comme l’écrivain, écrit, mais il a sur lui l’avantage de pouvoir poser la question : « qu’est-ce que la littérature ? », que l’autre, par son style, élude sans cesse. Interpréter, c’est aussi analyser l’énigme, c’est-à-dire la défaire : c’est nous montrer à quel piège nous avons failli nous laisser prendre. La critique est donc une dénonciation : le caractère factice de l’énigme apparaît dans sa résolution. On démystifie, comme on dit, sans s’apercevoir que cette opération suppose une mystification plus radicale. Artificielle et provisoire, l’oeuvre littéraire, semblable à l’héroïne d’une nouvelle d’E. Poe (Le Portrait ovale), perd toute sa réalité, qui s’est évadée vers l’image, simulacre, qu’on en trace.

Une telle conception de la critique a une incontestable valeur polémique. La production littéraire est ainsi conçue comme la mise en oeuvre, l’élaboration seconde, d’un système préexistant, donnée commune, située entre le lecteur et l’auteur, à partir de laquelle seulement une communication est possible : l’oeuvre produite se présente alors comme une combinaison, qui, pour être expliquée, doit être rapportée à la structure qui l’habite. Ainsi elle n’est pas l’effet d’une quelconque création, c’est-à-dire le produit représentatif d’une circonstance ou d’une intention : expression pure. Le structuralisme littéraire permet effectivement de faire l’économie d’une telle mythologie : en faisant (ou au moins en en formant le projet) une étude de la composition littéraire, il en expulse les fausses incertitudes du « vécu » (ce vécu illusoire auquel ne manque que la vie). Mais ce programme, dans ce qu’il a de positif, n’est pas très neuf  : Platon avait déjà substitué au mythe inutile de la création le mythe critique de l’inspiration, dans lequel l’auteur, en tant qu’individu, est dépossédé de son oeuvre dès le départ. Il faut noter, et ce sera une nouvelle rencontre entre structuralisme et platonisme que cette analyse porte en même temps sur l’auteur et son interprète, sur Homère comme sur Ion. On se souviendra aussi que cette définition du statut du poète s’accompagne d’un procès de l’art, où seules comptent les apparences : « L’artiste drape autour des choses le voile de l’incertitude », comme l’écrit Nietzsche dans un texte étonnamment platonicien (Le Voyageur et son ombre, n° 32) ; art illusoire de l’illusion.

L’activité du rhapsode est double : il récite et commente ; il ne présente l’oeuvre que pour la transposer aussitôt. Il faut croire que pour les Grecs ces deux opérations étaient, sinon confondues, au moins solidaires : montrer l’œuvre, c’est aussi en donner un double. La notion de commentaire mérite qu’on s’y arrête : par cette simple répétition apparaît en l’œuvre une possibilité indéfinie de dédoublement. L’opération critique parvient ainsi à dénoncer, dans son objet, le jeu d’un miroir : le livre éclate, dispersé dans ses reflets. Il y a donc une structure générale des oeuvres (de la littérature), dont chaque structure particulière est une image. Enveloppée par les regards qui se portent sur elle, l’oeuvre n’est que le développement d’un mirage fondamental. Confondus, ployés l’un sur l’autre, l’analyse et son objet deviennent strictement interchan-geables : c’est le signe qu’il ne s’agit pas d’une analyse scientifique.

A propos de cette fatalité du commentaire, il faut citer en entier la page que lui consacre M. Foucault dans la préface de son plus beau livre, Naissance de la clinique :

 

Dans la mesure où chaque œuvre peut être rapportée à son principe, elle est bonne en elle-même  : elle est, à sa façon, incomparable, et inégalable ; le structuraliste ne peut l’étudier qu’en elle-même, dans son individualité. A moins qu’il ne la rapporte, par-delà les œuvres particulières à une définition générale de la littérature (par exemple, la littérature comme message). La seule généralité qu’on puisse arriver à connaître est donc une généralité abstraite. Dans ce continuum indéfini de l’originalité parcellaire, toutes les oeuvres sont bonnes, et toutes les critiques sont bonnes aussi (de là leur caractère gratuit, qui est nécessairement lié à leur caractère abstrait). Le critique ne s’occupera jamais du travail réel de l’écrivain (où R. Barthes parle-t-il des difficultés particulières que Racine a eu à résoudre, des moyens dont il disposait pour les résoudre, des conditions réelles dans lesquelles il se trouvait, sans le savoir nécessairement  ?), mais du travail littéraire en général : que fait-on quand on écrit ? L’oeuvre ne sera jamais rapportée aux conditions réelles de sa production, mais à son principe, c’est-à-dire à sa possibilité idéale (qui est aussi son « simulacre »). Le rapport entre oeuvre et opération est donc exactement celui que Hegel décrit comme correspondant au Règne Animal de l’Esprit ; or ce qui caractérise ce moment du processus de constitution de la raison, c’est que : la création et la théorie de la création ne font qu’un ; l’auteur y est son propre critique (c’est pour lui le seul moyen de préserver son originalité). Renversons la proposition, puisque aussi bien la création dépend de sa théorie : le critique est son propre auteur ; de là l’idée d’une littérature structurale. Hegel, pensant non à R. Barthes, et pour cause, mais aux frères Schlegel, qui lui avaient donné le modèle de l’animal intellectuel, avait déjà identifié l’idéologie structurale, et l’avait remise à sa vraie place.

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« Est-il fatal que nous ne connaissions d’autre usage de la parole que celui du commentaire  ? Ce dernier, à vrai dire, interroge le discours sur ce qu’il dit et a voulu dire ; il cherche à faire surgir ce double fond de la parole, où elle se retrouve en une identité à elle-même qu’on suppose plus proche de sa vérité  ; il s’agit, en énonçant ce qui a été dit, de redire ce qui n’a jamais été prononcé. Dans cette activité de commentaire qui cherche à faire passer un discours resserré, ancien et comme silencieux à lui-même, dans un autre plus bavard, à la fois plus archaïque et plus contemporain, se cache une étrange attitude à l’égard du langage : commenter, c’est admettre par définition un excès du signifié sur le signifiant, un reste nécessairement non formulé de la pensée que le langage a laissé dans l’ombre, résidu qui en est l’essence elle-même, poussée hors de son secret ; mais commenter suppose aussi que ce non-parlé dort dans la parole, et que par une surabondance propre au signifiant, on peut en l’interrogeant faire parler un contenu qui n’était pas explicitement signifié. Cette double pléthore, en ouvrant la possibilité du commentaire, nous voue à une tâche infinie que rien ne peut limiter : il y a toujours du signifié qui demeure, et auquel il faut encore donner la parole ; quant au signifiant, il est toujours offert en une richesse qui nous interroge malgré nous sur ce qu’elle « veut dire ». Signifiant et signifié prennent ainsi une autonomie substantielle qui assure à chacun d’eux isolément le trésor d’une signification virtuelle ; à la limite l’un pourrait exister de lui-même : le commentaire se loge dans cet espace supposé. Mais en même temps il invente entre eux un lien complexe, toute une trame indécise qui met en jeu les valeurs poétiques de l’expression : le signifiant n’est pas censé « traduire » sans cacher, et sans laisser le signifié dans une inépuisable réserve ; le signifié ne se dévoile que dans le monde visible et lourd d’un signifiant chargé lui-même d’un sens qu’il ne maîtrise pas. Lorsque le commentaire s’adresse à des textes, il traite tout langage comme une liaison symbolique, c’est-à-dire comme un rapport en partie naturel, en partie arbitraire, jamais adéquat, déséquilibré de chaque côté par l’excès de tout ce qui peut être ramassé en un même élément symbolique, et par la prolifération de toutes les formes qui peuvent symboliser un seul thème. Le commentaire repose sur le postulat que la parole est acte de « traduction », qu’elle a le privilège dangereux des images de montrer en cachant, et qu’elle peut indéfiniment être substituée à elle-même dans la série ouverte des reprises discursives ; bref il repose sur une interprétation psychologiste du langage qui indique le stigmate de son origine historique : l’Exégèse, qui écoute, à travers les interdits, les symboles, les images sensibles, à travers tout l’appareil de la Révélation, le Verbe de Dieu, toujours secret, toujours au-delà de lui-même. Nous commentons depuis des années le langage de notre culture de ce point où nous avions attendu en vain, pendant des siècles, la décision de la Parole.»

(Naissance de la clinique, p. XIII). 

On sait que l’entreprise de Foucault est justement d’arracher l’histoire des idées à cette fatalité38[38]. Il faut se demander s’il n’est pas possible, et nécessaire d’en faire autant dans le domaine de la critique littéraire.

·Peut-il y avoir une critique qui ne soit pas en même temps commentaire, qui soit donc une analyse

scientifique, qui ajoute un savoir véritable au dire de l’oeuvre, sans lui retirer pour autant la présence ? Ou encore : au projet d’un art de lire, est-il possible de substituer celui d’une critique positive : qui nous dise à quelles conditions un livre est écrit ? La science ne donne pas de ses objets une interprétation au sens strict du terme : elle les transforme, leur attribuant une signification qu’ils ne possédaient pas au départ. Il n’y a dans le mouvement des corps qui « tombent » aucune vocation à supporter la loi de cette chute, et encore moins à lui obéir (la nature n’est pas un royaume avec un roi qui la soumette à ses lois) ; les corps tombèrent longtemps et tombent toujours sans énoncer la loi. Mais il était de la vocation du savoir de produire cette loi : c’est dire que la loi n’est pas dans les corps qui tombent, mais ailleurs, à côté d’eux, apparue sur un tout autre terrain qui est celui du savoir scientifique ; de là l’échec de tout empirisme, qui prétend dégager des leçons de l’expérience : écouter et dégager la « fable du monde », alors que celui-ci est muet. Cette transformation, théorique et non plus pratique, laisse intacte la réalité à quoi finalement elle s’applique : elle ne la déréalise pas, elle ne la ramène pas à ses origines, à un sens profond, mais lui donne une dimension nouvelle. Alors, connaître une oeuvre littéraire, ce ne serait pas la démonter, la « démystifier », mais produire un savoir neuf : dire ce dont elle parle sans le dire.

En effet une analyse véritable ne peut rester dans son objet, dire en d’autres mots ce qui a déjà été dit : plutôt qu’un autrement dit (qui ne lui oppose d’ailleurs aucune résistance), elle doit rencontrer un jamais dit, un non-dit initial. Non ce discours anticipé et implicite, qui va parler, se prête de lui-même à l’exposé qui le dénonce. Mais cette condition sans laquelle l’oeuvre ne pourrait exister, et qu’il est pourtant impossible de trouver en elle tant elle la précède radicalement.

Analyser et constituer une structure, ou plus platement structurer, sont deux noms pour une même opération parce qu’à travers un agencement des éléments, c’est autre chose qu’une présence, une intériorité qui est poursuivie. La connaissance n’a pas pour fin de découvrir une telle raison, un secret ainsi caché : à

38[38] Foucault pourtant n’échappe pas toujours à cette tentation du commentaire quand il parle d’oeuvres littéraires : de là, l’ambiguïté de son livre sur R. Roussel et, dans une certaine mesure de Les mots et les choses.

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travers un enchaînement de réquisits, elle vise cette altérité radicale sans laquelle aucun objet ne recevrait son identité, cette différence initiale qui limite et produit toute réalité, l’absence d’oeuvre qui est derrière toute oeuvre, et la constitue. Si le terme structure a un sens, c’est dans la mesure où il désigne cette absence, cette différence, cette altérité déterminées.

Freud, malgré son projet ambigu d’une analyse « profonde », ne cherche pas au fond du discours conscient un sens latent ; il inaugure une nouvelle forme de rationalité dans la mesure où il situe ce sens ailleurs : dans cet autre lieu, lieu des structures, auquel il donne le nom d’inconscient. L’inconscient, qui n’est pas à proprement parler une réalité, mais un concept (de là le danger d’une interprétation réaliste de la doctrine de l’inconscient), langage sans parole qui lui appartienne en propre, d’où ne sortira jamais rien, mais à partir de quoi s’« ordonnent » les images du discours et les mots du rêve. Analyser un énoncé, ce n’est pas chercher en lui le principe de sa manifestation, de son engendrement, mais montrer à partir de quoi d’autre il est produit : ainsi, et non autrement, la structure se distingue radicalement de la genèse. Il faut donc voir que le verbe structurer est absolument transitif : la structure s’applique à ses objets de l’extérieur ; elle les transforme dans la mesure où, cessant de les considérer comme des données (empiriques), elle les construit. Dans le discours scientifique de Martinet par exemple, si l’on voit bien le rôle essentiel qu’y joue la théorie de la double articulation, « structure du signifiant » ne veut pas dire structure dans le signifiant, mais cet ensemble de segments de l’énoncé, défini indépendamment de tout énoncé, qui constitue la langue, sans quoi il n’y aurait ni signifiant ni signifié, ni énoncé. Le système linguistique ainsi construit n’existe pas, comme Saussure l’avait déjà vu. Ainsi il apparaît que la structure est d’une autre nature que ses objets : elle ne saurait donc les copier. Et l’analyse, au lieu de répéter, produit un savoir nouveau.

Si cette représentation de la structure est juste il faut se demander où situer les structures de l’énoncé littéraire. S’il y a structure, elle n’est pas dans le livre, profonde ou cachée : le livre lui appartient sans la contenir. Ainsi, le fait que l’oeuvre puisse être rapportée à une structure n’implique pas qu’elle soit elle-même, dans sa lettre, unifiée ; la structure tient d’autant mieux l’oeuvre que l’oeuvre est diverse, éparse, irrégulière : voir la structure, c’est voir cette irrégularité. Or la conception traditionnelle de l’oeuvre d’art tourne autour d’un concept central (c’est bien sa manière d’être ainsi ordonnée autour d’un concept : ou du moins de se vouloir telle), qui est celui d’harmonie : que cette harmonie soit naturelle (elle reproduit l’harmonie d’un lieu ou d’un sentiment : Lamartine) ou artificielle (l’art est le résultat de l’application de rè-gles, qui sont elles-mêmes la garantie d’une conformité), elle ramène le jugement porté sur l’oeuvre à n’être qu’un jugement d’ordre. L’oeuvre n’existe que dans la mesure où elle réalise un ensemble : elle est le produit d’une disposition39[39]. Elle est ordonnée, organisée : cet ordre peut être intuitif ou discursif, peu importe ; l’oeuvre se présente (et il n’y a rien d’autre en elle que cette présence) comme un tout conforme40[40].

L’idée de conformité n’est pas difficile à critiquer : il suffit de dégager les antinomies du jugement esthétique. Mais celle de totalité est plus tenace, parce qu’elle renvoie à un préjugé plus profond : ainsi elle survit fort bien à la critique de l’esthétique classique (qui peut sommairement être présentée comme une doctrine de la « création » : c’est une esthétique théologique).

Une totalité : un certain rapport lie les parties et les fait ainsi appartenir à un ensemble41[41]. L’oeuvre existe dans la mesure où elle parvient à réaliser une telle convergence : sinon elle n’est que l’ombre d’une oeuvre, un échec. De cette façon est représenté le privilège de sa forme : la forme est ce qui donne corps ; elle fait exister l’œuvre comme un organisme. L’oeuvre est liée à elle-même par ce rapport nécessaire : ainsi elle se doit d’exister. Elle est pleine d’elle-même : les éléments (ce sont eux que vise l’analyse) n’y entrent pour la composer que dans la mesure où ils y trouvent leur place. II s’agit d’une représentation de l’espace littéraire qui est tout entière empruntée à la physique d’Aristote : physique esthétique, dans la mesure où elle identifie les objets par leurs qualités. La diversité des éléments est relative : ce n’est qu’un matériau préalable, nécessaire à l’affirmation de l’ordre, mais qui n’a aucune réalité indépendante de cet ordre. De cette façon, la littérature est aisément réintroduite dans la série des arts : à condition que ceux-ci soient définis comme activités de production d’organismes imaginaires. Cette unité organique qui construit l’oeuvre à partir d’une exigence formelle, est aussi ce qui lui donne un sens : un contenu. La critique est alors nécessairement interprétative : elle doit dégager le principe de cette unité, la raison de cet ensemble.

Ainsi procède Levi Strauss lorsqu’il analyse, ou interprète (ces deux opérations vont pour lui

39[39] Il est significatif que toute analyse génétique finisse par constituer un objet ainsi ordonné, et donc immuable. L’idée de structure est donc seule capable de rendre compte d’une temporalité véritable : parce qu’elle sait penser l’irrégularité.40[40] Au livre, comme à l’enfant, on demande qu’il soit à sa naissance bien conformé.41[41] Une juste conception de la structure mettra en évidence au contraire : séparation et dépossession.

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ensemble) la geste d’Asdiwal, à laquelle sont successivement appliqués une division et un remembrement42[42]. D’abord il découpe les différents niveaux à une « structure sous-jacente, et commune à tous les ni-veaux. »43[43]. Le mythe est construit comme une « partition musicale »44[44] : comprenons que sa diversité apparente recèle une unité. Ses éléments, séquences horizontales et schèmes verticaux, sont agencés de façon à former le texte d’un message :

 « Toutes les antinomies, conçues, sur les plans les plus divers, par la pensée indigène : géographique,

économique, sociologique, et même cosmologique, sont en fin de compte assimilées à celle, moins apparente, mais combien réelle, que le mariage avec la cousine matri-latérale cherche à surmonter sans y parvenir, comme le confessent nos mythes dont c’est là précisément la fonction. »45[45]

 Le mythe ne se prête donc à l’analyse que dans la mesure où celle-ci sait reconnaître en lui une

intention : inversement, c’est en constituant sa « structure » qu’on saura ce qu’il a à dire. Avec les contradictions du réel, qui sont nécessairement diverses, dispersées entre différents lieux, le mythe a un rapport de résolution ; c’est par là qu’il appartient au domaine de l’imaginaire. Le mythe présente la réalité à travers un certain nombre de déformations ; mais l’ensemble constitué par ces déformations est structuré : il est donc significatif.

Il s’agit par excellence d’une analyse positive : mieux qu’aucun autre, Levi Strauss sait dire ce qu’il y a dans un mythe. Mais, dans ce cas au moins, il ne voit pas ce qui ne s’y trouve pas, et sans quoi peut-être le mythe n’existerait pas. La structure est pensée dans son rapport avec une intention (qu’elle la produise, ou qu’elle en soit au contraire le produit), elle est alors l’objet d’une psychologie, mais non d’une véritable logique. La logique doit précisément nous permettre de comprendre comment un rapport entre des termes quelconques peut s’établir sur la base de leur différence : si l’unité est postulée au départ (par exemple dans l’intention), il n’y a plus de problème. En réalité, la structure est le lieu même de la différence  : par principe, elle est donc absente du rapport qu’elle sert à expliquer. Dans ce texte de Levi Strauss, la structure est inéluctablement présente : même si elle garde un silence provisoire. Dans la mesure où elle sert à la résolution imaginaire d’une contradiction, elle en affirme la permanence. Une telle contradiction ne peut être elle-même qu’imaginaire : il est impossible de penser la présence réelle d’une contradiction ; on ne peut justement la concevoir que comme absente. On dira alors que le mythe n’existe que pour donner forme (et non : corps) à cette absence.

Même si la conception de la structure avancée par Levi Strauss (présence d’une absence et non absence véritable) résout convenablement le problème de l’analyse des mythes, ce qui ne peut être plus longuement discuté ici, il reste à se demander si elle peut être appliquée telle quelle à l’analyse littéraire.

Les concepts d’ordre, de totalité... permettent de donner des oeuvres une description satisfaisante ; ils posent le problème de l’interprétation de leur objet ; surtout ils font apparaître en l’oeuvre une certaine rigueur, qui l’habite, qui la tient et lui appartient en propre : elle ne risque pas d’être dépossédée d’elle-même ; elle se produit plutôt qu’elle n’est produite : ainsi, comme on l’a vu, est éliminée la problématique de la création. Mais cette rigueur n’est nécessaire que parce qu’elle est aussi totalement imaginaire : l’oeuvre ainsi décrite se distingue de toutes les autres en ceci qu’elle pourrait ne pas exister46[46]. Il s’agit donc d’une nécessité gratuite, fragile. Toute cette description repose sur une pétition de principe : l’œuvre est d’un seul tenant ; elle est comme un objet solide, comme un corps, dans cet espace de la littérature où elle a son lieu propre ; l’analyse doit justement mettre en évidence cette présence de l’oeuvre à elle-même.

A cette hypothèse on peut en substituer une autre, plus féconde peut-être, et qui ne semble guère avoir été exploitée l’œuvre existe surtout par ses absences déterminées, par ce qu’elle ne -dit pas, par son rapport à ce qui n’est pas elle. Non qu’à proprement parler elle puisse dissimuler quoi que ce soit : ce sens elle ne l’a pas enfoui au plus profond d’elle-même, masqué, travesti ; la question n’est donc pas de le traquer par une interprétation. II n’est pas dans l’oeuvre mais à côté d’elle : sur ses marges, en cette limite où elle cesse d’être ce qu’elle prétend être, parce qu’elle y est rapportée aux conditions de sa possibilité. Elle n’est plus alors constituée par une nécessité factice (le produit d’une intention, consciente ou inconsciente).

42[42] Ce texte est étudié ici à titre d’exemple, non parce qu’il serait par ticulièrement représentatif de la méthode de Levi Strauss.43[43] Temps Modernes, 1961, p. 1080.44[44] p. 1101.45[45] p. 1107.46[46] Cette distinction est aussi une certaine forme de ressemblance. A partir de la question : qu’est-ce que la littérature ? toutes les oeuvres se ressemblent.

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Pour reprendre un vocabulaire bien connu des apprentis philosophes, la critique structurale ou critique métaphysique n’est qu’une variante de l’esthétique théologique. Dans les deux cas, le programme est celui d’une explication par les causes : intention personnelle, dans le cas d’une esthétique de la création ; intention abstraite, présente sous la forme d’une entité, s’il s’agit d’une analyse structurale. Peut-être le temps est-il venu d’élaborer une critique positive : dans laquelle à la recherche des causes serait substituée la recherche des lois. La question critique devient alors : par le moyen de quel rapport, en relation avec quoi d’autre qu’elle, l’oeuvre est-elle produite ? Positif, on le sait s’oppose aussi à négatif : et A. Comte oppose l’analyse « démystifiante » des savants de l’état métaphysique (qui construisent des entités absolues : véritables caricatures de la réalité) à la connaissance positive, seule capable de dégager des rapports réels. On le sait aussi, l’idéologie métaphysique et la science positive ne sont pas des réponses différentes à une même question : pour passer à l’état positif, il faut changer la question elle-même. Or la méthode structurale se contente de donner une nouvelle réponse à la vieille question de l’esthétique, telle que les écrivains eux-mêmes l’ont posée. La vraie question critique n’est pas : Qu’est-ce que la littérature ? c’est-à-dire : qu’est-ce qu’on fait quand on écrit (ou quand on lit) ? ; mais : à quel type de nécessité renvoie une oeuvre ; de quoi est-elle faite, qui lui donne sa réalité ? La question critique doit porter sur la matière travaillée, et sur les moyens qui la travaillent.

La structure est alors ce qui, à l’extérieur de l’oeuvre, la dépossède de sa fausse intériorité (celle que lui attribue une cause intime), et parvient à manifester ce défaut fondamental sans lequel elle n’existerait pas. Ici le rapprochement avec la linguistique et la psychanalyse prend tout son sens. L’oeuvre littéraire est elle aussi doublement articulée : au niveau des séquences (la fable) et des thèmes (les figures) d’abord, qui instituent un ordre, ou plutôt donnent l’illusion d’un ordre ; c’est à ce niveau que se tiennent les théories esthétiques qui traitent l’oeuvre comme un organisme. A un autre niveau, l’oeuvre est articulée par rapport à la réalité sur le fond de laquelle elle se détache : non pas une réalité « naturelle », donnée empirique ; mais cette réalité élaborée dans laquelle les hommes (ceux qui écrivent comme ceux qui lisent) vivent, qui est leur idéologie. C’est sur le fond de cette idéologie, langage originaire et tacite, que l’oeuvre se fait : non pour la dire, la révéler, la traduire, lui donner une forme explicite ; mais pour donner lieu à cette absence de mots sans laquelle il n’y aurait rien à dire. Ainsi il convient d’interroger l’œuvre sur ce qu’elle ne dit pas, et ne peut dire, puisqu’elle est faite pour ne pas le dire, pour qu’arrive ce silence. Que l’oeuvre recèle un ordre, ce sera alors l’inessentiel : c’est son désordre (son désarroi) réel déterminé, qui est significatif. L’ordre qu’elle se donne n’est qu’un ordre imaginé, projeté là où il n’y a pas d’ordre, et qui sert à résoudre fictivement les conflits idéologiques : résolution tellement fictive que sa fragilité apparaît dans la lettre même d’un texte, où, plus que les concordances, éclatent les incohérences, l’inachèvement. Il ne s’agit plus alors de défauts, mais d’irremplaçables révélateurs. Cette distance qui sépare l’oeuvre de l’idéologie qu’elle transforme se retrouve dans sa lettre même : elle la sépare aussi d’elle-même, la défaisant en même temps qu’elle la fait. On peut définir un nouveau type de nécessité : par l’absence, par le manque. L’oeuvre n’existe que parce qu’avec elle est produit un nouveau désordre, en rapport (et non conforme) avec le désordre de l’idéologie (qui ne saurait être organisée comme un système). L’œuvre tire sa forme d’un tel inachèvement, qui permet d’identifier à ses côtés la présence agissante d’un conflit. Plutôt que celui de structure, le concept essentiel d’une telle analyse serait celui de décalage. Par l’oeuvre est exhibé un tel défaut que commence à s’y prononcer une vérité iné-dite : pour qui cherche à la connaître, elle instaure un rapport original avec la réalité, elle inaugure la forme révélatrice d’un savoir.

Novembre 1965. 

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III 

QUELQUES OEUVRES   1. Jules Verne, ou le récit en défaut.  I. - Le problème posé par l’oeuvre. 

Pour nous, l’oeuvre de Jules Verne détient une signification historique immédiate, ne serait-ce que par la qualification de ses publics. On lui en connaît au moins deux sortes, éminemment représentatives de ce qui, jusqu’à nouvel ordre, constitue notre histoire : la bourgeoisie française de la troisième République, qui en fit la commande et la marqua de son signe en en faisant un « ouvrage couronné par l’Académie française » ; et aussi le peuple de l’Union Soviétique qui lui a assuré une fortune singulière, la restituant d’abord à l’in tégrité de sa présence47[47]. Deux publics au moins se sont reconnus dans l’oeuvre de Jules Verne, et ils l’ont liée une fois pour toutes : à la conquête de l’Empire colonial français et à l’exploration du cosmos, à la construction du canal de Suez comme à l’exploitation des terres vierges. Il n’est naturellement pas question d’identifier ces deux lectures, de dire qu’elles expriment une continuité formelle à l’intérieur d’un même projet – l’histoire nous montre comment on passe d’un projet à l’autre ; et que la ligne de ce passage est discontinue ; elle ne les prolonge pas l’un dans l’autre. Ainsi, l’oeuvre de Verne, loin d’en retirer une vague cohérence, va apparaî tre au contraire comme l’expression d’un phénomène idéologique complexe (ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’il est contradictoire), dont la persistance supporte sans duplicité d’être remplie par une multiplicité de sens. C’est pourquoi elle requiert, de façon pressante l’explication. Une première question est posée : il ne s’agit pas de réduire l’oeuvre, en lui reconnaissant un sens, manifeste ou caché ; ce qu’il faut expliquer au contraire, c’est cet étrange pouvoir qu’elle a de varier en elle-même : cette diversité qui, a priori, lui donne sa cohérence.

Mais aussi, qu’est-ce dans ce cas qu’expliquer ? Suffit-il, pour en dénouer la complexité, de mettre l’oeuvre en rapport avec l’histoire qui l’enrobe ? Ou plutôt de mettre en évidence son rapport dérobé avec l’histoire ? Et ainsi d’en faire apparaître le sens. On se trouverait alors décrire l’histoire d’un thème idéologique48[48] : la conquête de la nature, expression d’un phénomène historique qui, s’accélérant dans des proportions non inimaginables, si elles n’ont guère été imaginées, a pris une importance manifeste, puisqu’il a mis en évidence ce qui restait jusque-là un secret de l’histoire : l’exploitation de l’énergie naturelle. Cette histoire a bien le droit d’être écrite (on n’a guère usé de ce droit), et on peut penser qu’elle contient l’oeuvre de Jules Verne ou au moins un aspect de cette oeuvre, comme une de ses manifestations particulières. Mais elle la dépasse infiniment : l’histoire générale d’un thème implique la mise en avant de l’histoire tout court, sans quoi elle en resterait à sa pure inconsistance, dans une très idéologique solitude. Alors l’explication, qui est une interprétation, ne risque pas de rater son objet, dans la mesure même où elle a l’air de le prendre de trop loin, l’entraînant ainsi dans un mouvement qui le dépasse. A ce moment, il n’y a pas trahison, comme on dit si souvent, mais peut-être, à travers une telle amplification, la perte d’une mesure propre. L’oeuvre, pour être trop abondamment située, perd sa vraie place, qui, si elle n’est pas exactement celle qu’elle se donne, ne peut non plus lui être radicalement étrangère. Surtout, d’une telle manipulation, l’oeuvre sort simplifiée : elle devient le lieu occupé par un sens, l’entourant et lui donnant place ; sa variété n’est plus que celle d’un décor, planté pour que devant lui, abritée de sa sollicitude, se joue une unique action. Cette vue en perspective, loin de dégager l’essentiel, dissipe la complexité réelle qui est au centre de l’oeuvre.

47[47] Alors que depuis Hetzel (et l’ancienne reproduction par Hachette), il n’y a plus en France d’édition complète des oeuvres de Verne. Ceci a été écrit avant que le Livre de Poche ne se remette à publier J. Verne : il convient de louer cette entreprise, en souhaitant qu’elle aille jusqu’à son terme.48[48] On verra d’ailleurs que les vrais thèmes de l’oeuvre ne sont pas les mêmes que ces thèmes idéologiques généraux (et généreux), qui constituent un sujet, le projet d’une description, mais restent extérieurs à sa réalisation. Ce qui mérite rigoureusement d’être pris pour un thème, ne se distingue pas du travail de la mise en oeuvre. Ainsi nous savons déjà que le secret de l’œuvre ne sera pas donné par les thèmes idéologiques, qui indiquent tout au plus un sens général, indépendamment de sa réalisation. Le véritable révélateur de l’oeuvre, il faudra aller le chercher dans les instruments de sa production, dans ses moyens réels : c’est à cela qu’on donnera, légitimement, le nom de thème.

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A cette interprétation démesurante on a coutume d’opposer la description systématique, qui a l’avantage de laisser l’oeuvre à elle-même, puisqu’elle se fixe comme seul but de dégager une structure, une cohérence spécifique, de mettre en évidence un principe de fermeture qui lie l’oeuvre à elle-même en montrant une suffisance dans le rapport de ses éléments constituants. Alors, mettre en structure, opération relativement simple49[49], qui implique une analyse (isolement des thèmes particuliers, individuation des figures mythiques de l’oeuvre) suivie d’un remembrement (c’est-à-dire la détermination d’une hiérarchie ou d’un ordre rigoureux des éléments), c’est l’inverse exact de l’analyse historique ; l’oeuvre n’a pas d’autre nécessité que celle, immédiatement immanente, de sa composition50[50], même si l’étude de la composition dépasse les limites étroites d’une problématique des formes. On se satisfait d’une totalité singulière, – l’oeuvre comme un ensemble cohérent –, de laquelle on a ôté, comme par l’effet d’une réduction51[51], tout ce qui la présenterait comme factice ou contingente. Ainsi, cette totalité singulière est exactement le contraire d’une essence individuelle : l’oeuvre est posée là, et, indépendamment du fait qu’elle est posée, c’est de sa seule position, comme disposition, qu’il s’agit de rendre compte. Reconnaître de cette façon une individualité, en dehors de tout rapport, loin de lui restituer sa raison, c’est en faire une abstraction absolue, donc la déréaliser. Mais c’est aussi, comme dans le cas précédent, la simplifier, en la réduisant à l’unique mesure d’une raison.

Il semblerait donc que le choix soit entre deux méthodes, radicalement opposées : l’interprétation qui va à l’œuvre en la prenant du plus loin, ou la description qui part de l’œuvre pour l’aliéner à elle-même. Peut-être est-il possible d’échapper au départ à cette contradiction, en s’installant dans l’écart même qui sépare l’interprétation de la description : il faudrait parler de l’œuvre en la sortant d’elle-même, en l’installant dans la connaissance de ses limites. Alors la question n’est plus de la commenter, ou de la reconstituer, de lui rendre son unité, mais de l’expliquer, ce qui l’éloigne au moins autant d’elle-même qu’elle a dû s’éloigner de ses intentions pour les réaliser. Elle n’est pas non plus de la retrouver telle quelle dans le mouvement de l’histoire qui l’entraîne, mais de lui faire dire ses véritables buts : ceux-là qu’elle pouvait elle-même connaître, se connaître, avant d’être écrite. Ainsi, on se propose une question très différente : quel est en l’œuvre le principe de sa disparité ? On admet alors, pour reprendre une métaphore célèbre, que l’œuvre se déploie sur plus d’un espace.

L’interprétation nomme l’oeuvre comme situation, la description en fait une seule disposition. Il faut arriver à ce que l’une ne soit pas exclusive de l’autre, ni ne l’occulte, et mesurer l’œuvre par l’écart réel qui sépare sa disposition et sa situation. II ne faut donc pas abolir l’opposition, mais l’utili ser, et voir en elle le noeud du problème. Mais il ne s’agit en aucun cas d’identifier l’une à l’autre, c’est-à-dire de les confondre  : faire naître la situation de la disposition, – mais il n’y a pas d’épiphanie –, faire naître la disposition de la situation, – il n’y a pas non plus déduction. Il y a entre ces deux points de vue une différence de nature –, ce n’est pas seulement la distance qui éloigne des intentions les choses –, qui les rend irréductibles, bien qu’à eux deux ils définissent, comme on va le voir, une seule question, toute nouvelle. C’est par cette relation différentielle que sera défini le champ problématique : et c’est cela qui permettra de présenter l’oeuvre à la fois52[52] dans sa réalité et dans ses limites, en tenant compte de ses conditions de possibilité et d’impossibilité, qui la rendent visible.

Le seul point de départ pour l’étude particulière d’une oeuvre, non point ce sur quoi elle s’appuie en fait, mais son début réel, son commencement, c’est la validité d’un projet idéologique. Ce sera ici le thème général de la conquête de la nature : on verra qu’il se spécifie aussitôt en thèmes particuliers (de différentes natures ? ordonnés ? et suivant quel ordre ?) qui sont les vrais thèmes de l’oeuvre. Verne commence par se poser une question : cette conquête est-elle bien ce qui définit le contenu de l’histoire du monde contemporain ? Sensible à l’actualité de cette question, il se demande aussi : comment le faire savoir, comment l’exprimer ? La réponse sera : par la fiction.

 « Nous sommes d’un temps où tout arrive, – on a presque le droit de dire : où tout est arrivé. Si notre récit n’est

point vraisemblable aujourd’hui, il peut l’être demain, grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l’avenir, et personne ne s’aviserait de le mettre au rang des légendes. D’ailleurs il ne se crée plus de légendes au déclin de ce pratique et positif dix-neuvième siècle... »

49[49] Surtout dans le cas d’un auteur comme Jules Verne, qui a voulu rendre son oeuvre plus transparente en accentuant l’opacité de ses articulations, qui sont dès lors visibles comme les arbres dans la plaine.50[50] Ce mot étant entendu au sens le plus large. On pourrait dire aussi organisation.51[51] C’est le mouvement même qui part de l’analyse pour aller au remembrement.52[52] D’un seul coup, et non au prix d’une confusion, parce que c’est de cette complexité que l’œuvre est faite, qui n’est divisée qu’après coup, et beaucoup trop facilement pour être aussitôt ramenée à une unité factice.

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(Château des Carpathes, p. 2). L’avenir est immergé dans le présent : Mobilis in Mobili. Nous retrouverons cette image, qui n’en

est pas une, par la suite. Surtout, ce qui caractérise l’actualité, c’est qu’elle a permis d’élaborer un type de récit nouveau, qui donne à l’imaginaire sa fonction de réalité : c’est pourquoi la fiction est la forme d’expression privilégiée de ce grand passage historique. De cette façon, l’oeuvre littéraire reçoit immédiate-ment sa fonction de réalité. Cette jonction de l’ordinaire et de l’extraordinaire, qui est la forme littéraire de l’événement, se fait à propos d’un objet particulier du récit : le voyage ; et c’est lui qui donnera son titre à l’oeuvre. Un programme est ainsi tout tracé, et il peut faire l’objet de la commande d’un libraire, d’un contrat « historique » :

 « Les oeuvres nouvelles de M. Verne viendront s’ajouter successivement à cette édition, que nous aurons soin

de toujours tenir an courant. Les ouvrages parus, et ceux à paraître, embrasseront ainsi dans leur ensemble le projet que s’est proposé l’auteur, quand il a donné pour sous-titre à son oeuvre celui de Voyages dans les mondes connus et inconnus. Son but est en effet de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire sous la forme attrayante qui lui est propre, l’histoire de l’univers...

Il n’en est pas, parmi les productions contemporaines qui répondent mieux au besoin généreux qui pousse la société moderne à connaître enfin les merveilles de cet univers où s’agitent ses destinées. »(Hetzel – Préface au premier tome de son édition des Oeuvres Complètes : Les Aventures du Capitaine Hatteras).

 « A connaître » : c’est-à-dire aussi bien, on le verra, agir, transformer. « Connaître enfin » : c’est cet

enfin qui définit la modernité. Et l’objet du récit, ce seront à la fois : « les merveilles », et ces voyages installés dans l’écart qui sépare le connu et l’inconnu, écart qui est aussi une certaine forme de conjonction.

Ainsi nous croyons détenir à la fois le projet général et le sens de l’oeuvre. Pourtant cette question, dont nous sommes partis, n’est pas la seule question : avec elle, le problème de l’œuvre reste entier, extérieur au projet, ou au moins ne pouvant immédiatement dépendre de lui. Tant de gens voudraient écrire, mais n’écrivent point en fait, et qui ne peuvent être tenus pour des écrivains, qu’on ne peut, pour savoir à quoi s’en tenir sur son oeuvre, interroger l’écrivain sur ses seules intentions. On doit donc s’interroger non seulement sur les conditions de possibilités du projet, mais aussi sur la validité des moyens utilisés pour le réaliser. Et si, refusant d’opposer le sens du projet et sa formulation effective, on met en évidence leur conjonction 53[53], on peut faire naître une autre question : qu’est-ce que Verne se trouve avoir réalisé en fait ? On se demande alors comment apprécier le résultat réel de l’entreprise, qui mérite seul le nom d’oeuvre, et comment comprendre son rapport avec le programme initial qui fut la condition ou le prétexte de son institution. Il s’agit donc d’étudier l’oeuvre à partir de ses conditions de possibilité : mais on s’apercevra que ces conditions, si elles ont permis la fabrication d’une oeuvre réelle, ont en même temps produit autre chose, dont elles étaient aussi la condition. C’est ainsi qu’une deuxième question, superposée à la première, permet de confronter l’œuvre à elle-même, sans l’interpréter, sans la traduire en un autre langage, en un mot : sans la commenter. Ce sera cette question qui permettra de l’expliquer.  II. - Analyse de l’œuvre54[54]

 « Là, nous devons rencontrer des sources abondantes. La nature de la roche le veut ainsi, et l’instinct est

53[53] Ce qui, encore une fois, ne veut pas dire : leur confusion.54[54] Il sera question seulement d’un certain nombre de romans : ceux qui ont été écrits dans la première période (1863-1870), qui sont d’ailleurs les plus célèbres, et qui correspondent pour Jules Verne au travail d’invention d’un nouveau genre littéraire. L’Ile Mystérieuse a été publiée en 1875. Ainsi toute la description se fera autour d’un domaine volontairement limité : il a semblé inutile de multiplier les références, alors qu’il est si simple de dégager ce qui est caractéristique. Et inutile aussi de contester certaines affirmations, en utilisant d’autres références, tirées de l’œuvre tardive de J. Verne. Il est certain que J. Verne a évolué, qu’il a exploité les thèmes, une fois inventés, dans des sens parfois très différents ; voir en particulier le pessimisme des dernières œuvres : Robur, les 500 millions de la Bégum, la mission Barsac, le dernier Adam, qui reviennent à une tentative pour fermer l’avenir avec les moyens de figuration qui avaient été inventés pour représenter son ouverture ; tout cela est étudié par M. Butor dans Répertoire I. Il n’est pas sans intérêt de savoir qu’il y a une histoire de l’œuvre de J. Verne, mais ce n’est pas cet aspect de l’œuvre qui est passé dans l’histoire, et l’étude de cette évolution appartient à un autre domaine. La dépréciation de la science est un nouveau thème idéologique, et non la dénégation de l’œuvre antérieure, et la remise en question des instruments de sa réalisation. La description qui va être donnée de l’œuvre de J. Verne n’est donc pas complète, mais elle se suffit à elle-même.

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d’accord avec la logique pour appuyer ma conviction. »(Voyage au centre de la terre).

 A. — Le point de départ : le projet idéologique. 

Il semble non seulement possible, mais nécessaire, de partir de l’oeuvre même, au lieu de la prendre à distance, ou de simplement la traverser. Il est même inévitable de commencer par où l’oeuvre commence  : par le point de départ qu’elle se donne, son projet, ou encore ses intentions, lisibles sur tout son long comme un programme. C’est aussi ce qu’on appelle son titre.

Au départ il faut donc mettre en évidence un thème général, explicite : l’œuvre se définit tout entière par rapport à lui, par sa conformité. Pour J. Verne, ce thème est celui de la transformation intérieure des sociétés par un processus qui marque toute l’histoire de l’univers, mais qui a pris aujourd’hui (d’où le thème de la modernité) le caractère de phénomène dominant : la conquête de la nature par l’industrie. Il s’agit d’un thème idéologique, aisément identifiable : « Verne appartient à la lignée progressiste de la bourgeoisie : son oeuvre affiche que rien ne peut échapper à l’homme, que le monde même le plus lointain est comme un objet dans sa main, et que la propriété n’est somme toute qu’un moment dialectique dans l’asservissement général de la nature.» (Barthes, Mythologies, p. 90). L’idée d’une industrie prend alors un sens très général, où sont réunies, à la faveur d’un même terme, les conditions individuelles et sociales 55[55], à la fois, de l’ingéniosité et du labeur ; cette unité est visible sur des objets privilégiés : les « machines ».

On verra que ce thème général se spécifie aussitôt en thèmes plus particuliers – et la question sera alors de savoir s’ils sont de même nature, différents, indépendants ou hiérarchisés. Il faut dire tout de suite que le thème général n’est que l’apparence d’un thème : il ne fait qu’indiquer par un titre, un certain mouvement, au niveau de la société ou de son idéologie, mouvement qui est de la plus grande importance pour l’apparition de l’oeuvre, mais à son propre niveau, non en tant qu’il se traduit dans une idée générale qui le déforme en le simplifiant.

La domination de la nature par l’homme, qui est le sujet de tous les romans de J. Verne, même si c’est sous une forme travestie, se présente comme une conquête, comme un mouvement. Propagation de la présence de l’homme dans toute la nature, qui s’accompagne d’une transformation de la nature même : la nature est investie par l’homme, telle est la simple obsession de Verne (simple, parce que consciente, voulue, projetée). La conquête totale est possible : l’homme ne pénètre la nature que parce qu’il est dans une complète harmonie avec elle. La grande nouveauté c’est donc que ce mouvement, tel un voyage, a un terme, et que ce terme peut être perçu, décrit : l’avenir baigne dans le présent, et même il y est complètement contenu. Voir le texte du début du Château des Carpathes, déjà cité. Butor parle de cela très bien dans Répertoire I, et il est inutile de refaire complètement cette description. La science, qui est l’oeuvre de l’homme par excellence, est dans une grande familiarité avec la nature56[56] : elle arrivera à la connaître et à la transformer complètement. 

« — Cela se fera, répondit le Capitaine Hod, comme se feront un jour les voyages au pôle Nord et au pôle Sud.— Evidemment.— Le voyage jusque dans les dernières profondeurs de l’océan.— Sans aucun doute.— Le voyage au centre de la terre.— Bravo, Hod.— Comme tout se fera, ajoutai-je.— Même un voyage dans chacune des planètes du monde solaire, répondit le capitaine Hod que rien n’arrêtait

plus.— Non, capitaine, répondis-je. L’homme, simple habitant de la terre, ne saurait en franchir les bornes. Mais s’il

est rivé à son écorce, il peut en pénétrer tous les secrets.— Il le peut, il le doit, reprit Banks. Tout ce qui est dans la limite du possible doit être et sera accompli. Puis,

lorsque l’homme n’aura plus rien à connaître du globe qu’il habite...

55[55] Ces deux types de conditions ne seraient d’ailleurs qu’artificiellement distingués chez J. Verne : la société se représente totalement dans des individus typiques (le savant ou l’aventurier, mais c’est la même chose). C’est dire déjà que tout ce qui semble relever de la psychologie chez J. Verne n’est qu’allusif. Et alors tout ce qui ressemble à une « description de caractère » n’est en apparence si agaçant ou raté que parce qu’il n’y a pas de psychologie, pas de caractères.56[56] Pour Gramsci (Oeuvres choisies, p. 479), cette familiarité n’est que le produit d’un équilibre : elle implique une limitation volontaire, la décision de ne pas aller trop avant dans la fiction (au contraire de Wells ou de Poe). Ainsi s’expliquerait le vieillissement de l’oeuvre de J. Verne : cet équilibre la condamne, parce qu’il est daté et devrait être remplacé par un nouvel équilibre. Mais l’oeuvre de J. Verne a-t-elle vieilli ?

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— Il disparaîtra avec le sphéroïde qui n’aura plus de mystères pour lui, répondit le capitaine Hod.— Non pas, reprit Banks. Il en jouira en maître alors et il en tirera un meilleur parti. »

(La Maison à Vapeur, cité par M. Butor, Répertoire I, p. 136). 

« Il peut en pénétrer tous les secrets » : Nemo arrivera au pôle (qui on le verra est la représentation la plus aiguë de la totalité). Le lieu du mouvement, qui le supporte mais aussi le suscite, n’est pas le monde comme infinité, mais la terre comme habitation. Barthes parle justement du geste « d’enfermement » de Verne : « Verne a été un maniaque de la plénitude : il ne cessait de finir le monde et de le meubler, de le faire plein à la façon d’un oeuf ; son mouvement est exactement celui d’un encyclopédiste du XVIIIe siècle ou d’un peintre hollandais : le monde est fini, le monde est plein de matériaux numérables et continus ». (Mythologies, p. 90)57[57]. Le mouvement se ramène donc à une exploration, contenue dans les limites de sa perfection imaginaire-réelle. On pourra trouver dans cette adéquation (de l’homme à son aventure, de la science à la nature) une première illustration de l’aphorisme fondamental par rapport auquel l’oeuvre entière se définit  : Mobilis in Mobili.

Aux citations choisies par M. Butor pour illustrer ce pouvoir naturel de rêver, on préférera celle-ci, extraite du Voyage au Centre de la Terre (Chap. 14 : le fjord de Stapi) : 

« On sait que le basalte est une roche brune d’origine ignée. Elle affecte des formes qui surprennent par leur régularité. Ici la nature procède géométriquement et travaille à la manière humaine, comme si elle eût manié l’équerre, le compas et le fil à plomb. Si partout ailleurs elle fait de l’art avec ses grandes masses jetées sans ordre, ses cônes à peine ébauchés, ses pyramides imparfaites, avec la bizarre succession de ses lignes, ici, voulant donner l’exemple de la régularité, et précédant les architectes des premiers âges, elle a créé un ordre sévère, que ni les splendeurs de Babylone ni les merveilles de la Grèce n’ont jamais dépassé.

J’avais bien entendu parlé de la Chaussée des Géants en Irlande et de la Grotte de Fingal dans l’une des Hébrides, mais le spectacle d’une substruction basaltique ne s’était pas encore offert à mes regards.

Or à Stapi ce phénomène apparaissait dans toute sa beauté.La muraille du fjord, comme toute la côte de la presqu’île, se composait d’une suite de colonnes verticales,

hautes de trente pieds. Ces fûts droits et d’une proportion pure supportaient une archivolte, faite de colonnes horizontales dont le surplombement formait demi-voûte au-dessus de la mer. A de certains intervalles, et sous cet impluvium naturel, l’oeil surprenait des ouvertures ogivales d’un dessin admirable, à travers lesquelles les flots du large venaient se précipiter en écumant. Quelques tronçons de basalte, arrachés par les fureurs de l’Océan, s’allongeaient sur le sol comme les débris d’un temple antique, ruines éternellement jeunes, sur lesquelles passaient les siècles sans les entamer. »

 L’autre littérature, la grande littérature, aura peine à produire des descriptions plus belles que celle-

ci, inégalable par la richesse et la simplicité de son sens : une description plus encore conceptualisée que thématisée nous donne à lire explicitement le débat de la régularité et de l’irrégulier, débat qui n’est finalement qu’un dialogue. La nature est représentée en termes d’art, mais non sans qu’une certaine ambiguïté des termes (tronçons, colonnes) ne rende plus imprécise la limite qui sépare les deux domaines, au moins au niveau du vocabulaire. La représentation n’est d’ailleurs pas directe, mais obéit aux règles d’un renversement inattendu : « ruines éternellement jeunes ». La nature en termes d’architecture : il ne s’agit pas d’un cliché, d’un simple ou vulgaire procédé, mais de la révélation d’un profond secret. Ce qui n’est au départ qu’une description en fait réfléchit sur l’élémentaire dialectique de la nature (celle des romans).

La nature rêve l’avenir de l’homme sous la forme transparente de son propre passé. Donc le mouvement qui, paradoxalement, engage l’avenir dans le présent, ne peut être représenté que sous la forme d’une variation imaginaire à partir du monde réel, celle-ci n’étant que le correspondant formel d’un immense mouvement de prospection : l’imaginaire c’est le réel. Toutes les spéculations que fait J. Verne lui-même ou qu’on peut faire à partir de son oeuvre sur la vraisemblance de l’invention, sur l’exactitude du détail, sur la véracité de la fiction, ne sont que le déploiement de cette identité, première en droit. Evidemment, à la racine de cette identité, on trouve une certaine conception de la science (qui n’est pas absolument mythologique, mais seulement donnée au départ, comme une représentation). Dans l’égalité du réel et de l’imaginaire, la science représente le signe = ; elle est le point de jonction, par définition, du réel et de l’imaginaire. Aussi son pouvoir est-il essentiellement poétique.

57[57] Cette idée d’une fermeture est intéressante évidemment dans la mesure où elle renvoie à la représentation du cosmos comme intériorité, comme lieu d’une intimité, représentation contre laquelle justement la science a dû lutter au début de son époque moderne : voir sur ce sujet les travaux de Koyré, et aussi de Francastel. Nous rencontrons ainsi la première régression théorique de l’oeuvre de J. Verne. Cette régression la désigne immédiatement comme une représentation idéologique.

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On se souviendra que, dans la conférence prononcée devant le Gun-Club par Barbicane, son président (voir De la terre à la Lune, chap. II), c’est le rappel des fictions passées, de Cyrano de Bergerac à Edgar Poe, qui précède l’énoncé du projet réel et s’y prolonge. « Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la poésie, attaquons directement la question ». (chap. VII). Ainsi la rêverie s’édifie sur un plan analogue à celui que Leibniz attribue au Palais des Destinées : l’ensemble des possibles précède, annonce et soutient un réel meilleur. Le réel, c’est la fiction accomplie : fiction effectuée et plus parfaite fiction58[58].

A la limite, la transformation de la nature est l’oeuvre de la nature elle-même, et rien ne permet de distinguer l’oeuvre de la nature de l’oeuvre de l’homme (science et art). La nature elle aussi crée des machines et des villes : elle ne produit pas seulement de l’énergie, elle transforme elle-même cette énergie (exemple privilégié : le volcan, qui, comme par hasard, décore le bout du monde) ; et en tout cas elle crée de l’énergie transformable : domesticable. Les oeuvres de l’homme restent toujours profondément naturelles59[59], et gardent ainsi un caractère ambigu : l’énergie domesticable et domestiquée apparaît comme un monstre, puisqu’elle produit et peut être produite ; ainsi l’électricité développe un pouvoir double : elle est la nature déchaînée, mais aussi l’homme déchaîné (voir : Un Château dans les Carpathes, et L’Ile mystérieuse). De là ce pouvoir trouble, et la présence obsessionnelle d’un certain nombre d’objets : on y reviendra.

L’imaginaire, c’est le réel, de la même façon que : l’avenir, c’est le présent. Il y a donc à ce niveau une parfaite cohésion entre le contenu de l’oeuvre et la forme qu’elle lui donne. Cette cohérence qui donne les conditions d’une création harmonieuse, prend même la forme absolue d’une identification. Mais sur quoi repose cette harmonie ? Possède-t-elle à l’avance les moyens de se donner une quelconque consistance ? Elle ne peut au contraire nous apparaître que comme très fragile, d’autant plus absolue qu’elle ne se suffit pas à elle-même, et détermine seulement un niveau très particulier, et ainsi précaire, de la production : ce niveau est construit seulement sur une duplication intérieure. C’est pourquoi on ne peut y voir réunies toutes les conditions de la réalisation d’une oeuvre.

Il apparaît tout de suite que cette intention générale trouve les formes de sa représentation dans une modalité particulière d’expression : le récit d’imagination, en un sens très fort, c’est-à-dire la fiction. M. Butor montre très bien comment sa représentation du monde conduit J. Verne directement à ce style :

 « Si les rêves de Jules Verne sont si « naturels » c’est qu’ils sont pour lui les rêves mêmes qu’il écoute ou voit

dans la nature et ceci au sens le plus strict de ces mots. Il n’y a pas pour lui de différence irréductible entre les

58[58] C’est pourquoi la fiction scientifique est en même temps poétique.L’objet technique peut bien être orné et décoré, comme l’ont compris les illustrateurs : par sa soumission à la mode, pour nous surprenante, il devenait, aux yeux des premiers lecteurs, plus familier et même plus quotidien. Ainsi devant le véhicule qui doit le conduire à la lune, Michel Ardan déclare :

« — Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus effilées, son cône plus gracieux  ; on aurait dû le terminer par une touffe d’ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple, une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et la gueule ouverte...

— A quoi bon, dit Barbicane, dont l’esprit positif était peu sensible aux beautés de l’art.— A quoi bon, ami Barbicane ! Hélas, puisque tu me le demandes, je crains bien que tu ne le comprennes jamais !— Dis toujours, mon brave compagnon.— Eh bien ! selon moi, il faut toujours mettre un peu d’art dans ce que l’on fait, cela vaut mieux... »

(De la Terre à la Lune, chap. XXIII).59[59] « Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l’horizon, eût pu croire à la formation d’un nouveau cratère au sein de la Floride et cependant ce n’était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutte d’éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la nature est capable de produire ! Non ! L’homme seul avait créé ces vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d’un volcan, ces trépidations bruyantes semblables aux secousses d’un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et c’était sa main qui précipitait dans un abîme créé par elle, tout un Niagara de métal en fusion. »

(De la Terre à la Lune, chap. XV).Inversement :

« Mais cette fausse Suisse n’est pas comme la Suisse européenne, livrée aux industries pacifiques du berger, du guide et du maître d’hôtel. Ce n’est qu’un décor alpestre, une croûte de rocs, de terre et de pins séculaires, posée sur un bloc de fer et de houille.

Si le touriste, arrêté dans ces solitudes, prête l’oreille aux bruits de la nature, il n’entend pas, comme dans les sentiers de l’Oberland, le murmure harmonieux de la vie mêlée au grand silence de la montagne. Mais il saisit au loin les coups sourds du marteau pilon, et, sous ses pieds, les détonations étouffées de la poudre. Il semble que le sol soit machiné comme les dessous d’un théâtre, que ces roches gigantesques sonnent creux et qu’elles peuvent d’un moment à l’autre s’abîmer dans de mystérieuses profondeurs. »

(Les 500 millions de la Bégum, chap. 5).

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créations de l’homme et les phénomènes de la nature. Le réel n’est qu’une sorte d’assomption de l’imaginaire. L’homme se trouve en accord profond avec les choses, qui esquissent les inventions des hommes. Le passage du réel à l’imaginaire se fait insensiblement puisque la nature elle-même rêve et que l’homme finit par réaliser ces rêves mêmes, à moins grande échelle peut-être, avec moins de grandeur, mais plus parfaitement pourtant : il les achève, et il leur donne leur véritable fin. Il accomplit les promesses qui sont inscrites à l’intérieur des choses. Remarquable, en effet, est l’abondance de ces arceaux, de ces piliers, de ces voûtes, de ces châteaux apparents, de ces cathédrales naturelles... »

(Répertoire, p. 133-134). 

A ce premier niveau, celui du projet, réfléchi et élaboré au point de s’être donné les moyens généraux de sa réalisation (un genre littéraire : le récit d’imagination), mais non les instruments réels de sa mise en oeuvre, – niveau à partir duquel on pourrait décrire la totalité de l’oeuvre ; c’est généralement à cette description qu’on s’arrête –, sont donnés :

1. un sujet, qui implique toute une vision du monde, une idéologie (complète en, elle-même, c’est-à-dire, en fait incomplète comme on le verra), et même dépend d’elle dans la mesure où il la résume.

2. l’allure générale d’une représentation : le livre sera un récit, et il appartiendra au domaine de la littérature d’imagination.

Il faut donner dès maintenant la première spécification de ce sujet, qui permet d’identifier immédiatement ses objets thématiques essentiels : c’est dire que cette identification sera nécessairement provisoire. Cette spécification s’opère à l’intérieur du niveau de cohérence déjà décrit : elle ne remet pas en question cette cohérence ; elle ne permet pas ni n’exige, le passage à un autre niveau : simplement elle précise certains éléments constitutifs de la représentation d’ensemble, et permet de voir le projet général dans son développement complet.

On a vu que la conquête était mouvement, investissement, transformation ; elle s’exprimera donc par le moyen de trois thèmes privilégiés :

– le voyage,– l’invention scientifique,– la colonisation,

qui sont des représentations équivalentes en droit : le savant est d’une certaine façon un voyageur, un colonisateur ; toutes les combinaisons sont possibles. Le titre le plus général de l’oeuvre, c’est : voyages. Le héros essentiel : le savant, n’est pas nécessairement celui qui invente, mais peut-être celui qui utilise, c’est-à-dire qui donne une vie à l’objet scientifique (la science n’a de réalité pour J. Verne que dans la mesure où elle est productrice d’objets) ; ce sera, par exemple, l’ingénieur, ou même le mécène (comme dans Le Château des Carpathes, ou dans Vingt mille lieues sous les mers) : Verne ne réfléchit aucune distance entre la théorie de la science et sa pratique ; entre les deux il y a passage, échange constant. Le thème de la colonisation est moins apparent, ou moins souvent mis en valeur : comme si on avait voulu le dissimuler ; pourtant le savant conquiert, annexe, déplace le connu vers l’inconnu, projette son pouvoir sur le mode de l’appropriation : cet aspect devient essentiel dans l’île mystérieuse et dans Les Enfants du Capitaine Grant, où sont explicitement décrites des entreprises d’appropriation.

Ces représentations concrètes, qui sont autant de sujets individualisés, déterminent aussi une spécification au niveau de la forme du récit : la conquête, la rencontre de l’imaginaire et du réel, sera vécue comme une aventure ; le récit, bâti sur la présence de la fiction, sera un récit d’aventures, avec sa structure typique : le découpage en épisodes. De cette identification du voyage et de la fiction, le début des aventures du capitaine Hatteras nous donne le secret, en montrant que du thème naturel du mouvement au procédé « fantastique » il y a passage immédiat. Du contenu du roman à sa forme, il n’y a pas à proprement parler déduction, mais glissement ; le voyage sert de point de départ, de noeud à la fiction :

 « Pour un penseur, un rêveur, un philosophe, au surplus, rien d’émouvant comme un bâtiment en partance ; l’imagination le suit volontiers dans ses luttes avec la mer, dans ses combats livrés au vent, dans cette course aventureuse qui ne finit pas toujours au port, et pour peu qu’un incident inaccoutumé se produise, le navire se présente sous une forme fantastique, même aux esprits rebelles en manière de fantaisie. »

 Réciproquement, le voyageur-savant-colonisateur sera en même temps un aventurier, ce qui permet

de lui donner une forme réelle, un caractère, et même un enracinement social  : Nemo le révolté60[60]. Nemo,

60[60] Ce qui ne contredit pas l’idée générale de la colonisation, mais lui impose certaines limites. Nemo, contre une colonisation infidèle à la vocation de la nature, annexe légitimement un domaine encore ignoré, la mer. Le capitaine Grant lui aussi représentant d’une minorité exploitée colonise par révolte ; aussi l’entreprise de fondation d’une nouvelle

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Fogg, Glanervan, Cyrus Smith, Paganel, Hatteras : inquiétant, familier, ou même simplement drôle, l’aventurier détient une unique figure. Il faudrait d’ailleurs réfléchir sur la présence constante de l’original à l’intérieur du répertoire des personnages de J. Verne : il ne s’agit pas seulement d’un motif psychologique, ou littéraire, – peu importe qu’il s’agisse de littérature petite ou grande –, mais aussi d’une façon de désigner, de signaler ce rôle fondamental du personnage : sujet privilégié d’une aventure extraordinaire. C’est ainsi par exemple que Philéas Fogg est à la fois un personnage ridicule et un héros fantastique.

Sont donc donnés : un sujet spécifié en représentations individualisées, et la détermination d’une certaine forme d’écriture avec ses épisodes spécifiques, ses types psychologiques, et même sa morale..., le tout emprunté, et en même temps lié dans la cohérence d’un genre : une forme complète de récit. Mais là s’arrête la déduction : pour trouver de nouveaux moyens, il faudra passer à un autre niveau de l’analyse.

II ne s’agit que d’une approche générale. On reste, il faut encore insister là-dessus, à un certain niveau, qui est celui de la généralité : le projet s’est cristallisé dans une intention représentative, et en même temps, ce qui est très important, dans d’autres formes d’existence concrète : un contrat avec un éditeur, un public, un programme plus ou moins précis de diffusion, des collaborateurs : présentation du livre, illustra-tions... Ce niveau est le point de départ effectif, ou si on veut conscient, de l’entreprise de production : il peut donc servir de point de départ pour une description de l’oeuvre. Mais il ne peut se suffire à lui-même.

En effet :1. Il s’agit d’une représentation idéologique, liée aux conditions générales d’apparition d’une

idéologie ; celle-ci exprime aussi bien l’état de la société, à travers une certaine forme de conscience sociale (d’où : le sujet-programme) ; un état de la littérature, ou de l’écriture : la forme du récit, les personnages typiques ; et même la situation de l’écrivain dans la mesure où cette représentation renvoie aussi à l’idéologie du métier : un public, un éditeur, entre autres. Cette représentation est importée dans le projet particulier de J. Verne : le programme idéologique (conquête de la nature, situation de la science dans la société) entre dans la littérature ; il va s’y exprimer : mais il n’y a pas nécessairement droit de cité, au moins a priori. Car il n’a pas d’emblée un statut romanesque. Même, il ne peut certainement pas passer tel quel dans le domaine de l’oeuvre littéraire : il devra subir au préalable au moins quelques remaniements, une élaboration seconde, qui en fera un objet littéraire. Le contrat qui lie J. Verne à la maison Hetzel l’oblige à écrire, sur un rythme régulier, des romans « d’un type nouveau » ; dans une lettre à son père, Verne précise que ce sera le « roman de la science ». Verne a donc bien conscience de ce qu’il fait : son entreprise revient à réunir dans une oeuvre nouvelle une nouvelle forme et un nouveau contenu. Pour cela, il faut que le projet se donne de nouveaux moyens, d’autres moyens qu’un programme, des moyens qui répondent aux exigences de sa mise en oeuvre, de sa pratique réelle. Et ces moyens, il ne les empruntera pas nécessairement aux mêmes secteurs de l’idéo-logie, selon toute vraisemblance il devra même les chercher ailleurs.

2. Le passage du projet idéologique à l’oeuvre écrite ne trouvera sa légalité qu’à l’intérieur même de sa réalisation, donc à partir des conditions proposées au travail de la mise en oeuvre. On serait tenté de dire que Verne, au point où on vient de le laisser, a tout ce qu’il faut pour écrire ses livres ; en fait, il n’a rien du tout, et il faudra qu’il se donne d’autres moyens : les vrais thèmes de son oeuvre, individualisés, particuliers, – et par conséquent maniables à l’échelle réduite du travail de la mise en oeuvre, avec la page d’écriture pour horizon –, et qui, eux, à la différence du sujet idéologique, ne peuvent être immédiatement représentatifs d’une généralité. Ces thèmes définissent, pour nous, un autre niveau de la description, qui correspond proprement à l’entreprise de production dans le temps qu’elle se fait : et qu’on peut appeler figuration. II restera naturellement à voir si ce second niveau conserve la cohérence du premier et la continue, ou bien la remet en question, et alors si, à son propre niveau, il se suffit à lui-même. B. — La réalisation de ce projet :

sa figuration, et la symbolique de cette figuration. 

colonie, qui donne finalement son sujet au livre, – entreprise qui rejoindra curieusement celle de Cyrus Smith, identique dans sa forme générale –, n’est-elle pas incompatible avec la critique d’une certaine forme de colonisation, la colonisation politique : « Les Anglais, on le voit, au début de leur conquête, appelèrent le meurtre en aide à la colonisation. Leurs cruautés furent atroces. Ils se conduisirent en Australie comme aux Indes où cinq millions d’Indiens ont disparu comme au Cap où une population d’un million de Hottentots est tombée à cent mille. Ainsi la population, décimée par les mauvais traitements et l’ivrognerie, tend-elle à disparaître du continent devant une civilisation homicide ». Le roman d’un type nouveau, le roman de la science, prétend aussi décrire une colonisation d’un type nouveau. Que le projet idéologique recouvre en fait cela même qu’il critique ne suffit pas à remettre en question la cohérence de l’entreprise littéraire de J. Verne : au contraire, c’est une telle discordance qui donne chair à son oeuvre.

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Les signes. — Le voyage à travers la science et à travers la nature, qui est le procès historique de l’avenir à l’intérieur même du présent, par le moyen du langage de la fiction, doit figurer la maîtrise totale de l’homme sur la nature. Figurer, c’est quelque chose de plus que représenter, puisqu’il faut inventer, ou au moins collectionner, les signes visibles sur lesquels peut être lue cette aventure essentielle : la lecture de ces signes donnera bien du projet une certaine représentatio ; mais il faut au préalable découvrir les signes. On peut trouver dans le travail de M. Butor, dans Répertoire I, un répertoire de ces signes (qui n’ont en effet, avant d’être entraînés dans le mouvement de l’oeuvre, d’autre unité que celle que leur donne leur présence à l’intérieur d’un répertoire), suffisant au départ. Il n’est pas question de les reprendre tous ici, mais simplement de dégager les plus importants, à titre d’exemple, et de les situer les uns par rapport aux autres. Un signe se désigne lui-même comme tel, par son caractère obsessionnel, son efficacité lui vient de la variété de ses reprises. Ainsi les signes forment une véritable série, nécessairement limitée. Les plus apparents, ceux qui sont les plus souvent sollicités, sont : le centre (de la terre), la ligne droite, le document chiffré, le volcan, la mer, les traces (d’un précédent voyage : c’est une autre forme du chiffre) ; et même des signes « psychologiques » : la hâte, l’idée fixe (dans la mesure où il s’agit de signes, nécessairement symboliques, allusifs, il n’y a de psychologie, évidemment, qu’en apparence : elle est là pour tout autre chose ; si elle peut paraître schématique, elle ne doit pas non plus être prise au sérieux).

L’accomplissement de cette maîtrise, la possession des figures, peut être montré, raconté, sur les deux dimensions de la sensibilité :

Le temps : les quatre-vingts jours que s’est donnés Philéas Fogg ferment la terre sur elle-même dans les limites étroites d’une rectitude temporelle. C’est donc que la terre peut être parcourue à partir d’une mesure de temps donnée au départ, fixée. L’aventure se détermine par rapport à une règle immobile qu’il faut observer, c’est-à-dire imposer, contre les obstacles qu’elle suscite. Il n’est pas indifférent que le succès de cette entreprise s’affirme dans un tour, c’est-à-dire dans le mouvement d’une fermeture, qui ramène la diversité à une forme fixe : équivalent et déploiement de ce point fixe qu’est le pôle. De façon analogue, De la Terre à la Lune, c’est aussi un « trajet direct en 97 heures 20 minutes ».

L’espace : réplique exacte des quatre-vingts jours de Philéas Fogg, le trente-septième parallèle des Enfants du Capitaine Grant. Par-dessus tous les accidents possibles, surgis de la rencontre de la nature et des hommes, – mais ces obstacles sont identiques en droit puisqu’ils déterminent également l’aventure, de l’aventure –, la terre peut être parcourue suivant une ligne droite. Même les Tribulations d’un Chinois en Chine, à travers leur désarroi absolu, sont affectées d’une certaine régularité :

 « — Mais où irez-vous ?

— Devant moi.— Où voue arrêterez-vous ?— Nulle part !— Et quand reviendrez-vous ?— Jamais. »

(Chap. XI). 

De la même façon, Michel Strogoff ira tout droit à Irkoutsk ; il franchira les obstacles que les hommes dressent sur sa route comme s’il s’agissait d’obstacles naturels ; le mythe de la science est alors remplacé par un mythe purement romanesque. Mais au centre du roman se trouve toujours un itinéraire réel. Le voyage est une conquête parce qu’il arrive à tirer sur le monde cette ligne rigoureuse (et le témoin de cette conquête est pour Les Enfants du Capitaine Grant, un géographe : Paganel). Le thème de la ligne est alors lié à celui du chiffre : le secret de la régularité est enfoui dans un document mutilé, donc travesti, qu’il s’agit d’interpréter ; la raison du mouvement est donnée par la multiplicité des interprétations possibles (qui correspondent chacune à une région du monde) : le chiffre avec son secret est un motif dynamique (il possède le même sens dans Le Voyage au centre de la Terre) ; mais derrière les variations de son interprétation demeure une constante, qui ne sera jamais remise en question, qui est l’élément commun de toutes les interprétations, et qui est le garant de la rectitude : c’est le trente septième parallèle61[61]. L’aventure se termine quand la ligne est complètement tracée : le chiffre ne livre son dernier secret qu’au moment où le monde est tout entier contenu dans les limites d’un principe dominant, qui sont comme le pôle de toutes interprétations, et qui se referment aussi en un tour. Le succès de l’aventure, – le père retrouvé par le fils, qui d’ailleurs en avait déjà trouvé un autre62[62] – s’avère dans la perfection, dans la pureté d’un voyage :

61[61] C’est à partir de tels « motifs » que s’éclaire la relation de Verne à Roussel.62[62] Le couple père naturel - père culturel est aussi une des constantes imaginaires de l’œuvre de J. Verne.

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 « Ainsi s’était accomplie cette traversée de l’Amérique du Sud suivant une ligne rigoureusement droite. Ni

montagnes, ni fleuves ne firent dévier les voyageurs de leur imperturbable route, et, s’ils n’eurent pas à combattre le mauvais vouloir des hommes, les éléments, souvent déchaînés contre eux, soumirent à de rudes épreuves leur généreuse intrépidité. »

(Les Enfants du Capitaine Grant, fin de la première partie.) 

De la même façon, le capitaine Hatteras « marche invariablement vers le Nord », ce qui est le signe visible de sa folie. Une fois de plus, les thèmes psychologiques ne sont que des formes dérivées de la figure symbolique de la conquête : ligne droite, pôle, centre de la terre ; quand les enfants de Grant arrivent au terme du voyage, l’auteur dit qu’ils sont découragés, sur le point de renoncer, signe précisément qu’ils sont au terme, qu’ils vont aboutir.

Paradoxalement, mais ce paradoxe est la logique même de l’image, la ligne droite est ponctuelle  : ainsi le parallèle est l’équivalent du pôle. Pure trajectoire, elle se rassemble en un point parce que, supprimant les obstacles, elle abolit la distance. C’est l’un des thèmes essentiels du discours prononcé par Michel Ardan devant la population de Tampa-Town :

 « Mes chers auditeurs, à en croire certains esprits bornés – c’est le qualificatif qui leur convient –, l’humanité

serait enfermée dans un cercle de Popilius qu’elle ne saurait franchir, et condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s’élancer dans les espaces planétaires ! Il n’en est rien ! On va aller à la Lune, on ira aux planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd’hui de Liverpool à New York, facilement, rapidement, sûrement, et l’océan atmosphérique sera bientôt traversé comme les océans de la Lune ! La distance n’est qu’un mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.

... Et l’on viendrait parler de la distance qui sépare les planètes du Soleil ! Et l’on soutiendrait que cette distance existe ! Erreur ! fausseté ! aberration des sens ! Savez-vous ce que je pense de ce monde qui commence à l’astre radieux et finit à Neptune ? Voulez-vous connaître ma théorie ? Elle est bien simple ! Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène ; les planètes qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l’espace existant entre elles n’est que l’espace qui sépare les molécules du métal le plus compact, argent ou fer, ou du platine ! J’ai le droit d’affirmer et je répète avec une conviction qui vous pénétrera tous « La distance est un vain mot, la distance n’existe pas ! »

(De la Terre à la Lune, chap. XIX). 

Serré dans les liens d’une aventure droite, l’univers manifeste sa plénitude.

·Note sur le voyage, la nature et la machine. 

Le voyageur tire sa ligne, droite nécessairement, sur l’irrégularité naturelle, pour la redresser : en cela son entreprise est allégorique du travail scientifique. Tout entier à la production rigoureuse de ce trait, le voyageur se métamorphose lui-même en l’instrument de cette production ; à plusieurs reprises, Philéas Fogg est comparé à une machine ; ailleurs, il est représenté comme l’objet parfaitement soumis aux règles mécani-ques du mouvement, un astre :

 « Il ne voyageait pas. Il décrivait une circonférence. C’était un corps grave parcourant une orbite autour du

globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle. »(Tour du Monde, chap. XI).

 « Philéas Fogg planait dans sa majestueuse indifférence. Il accomplissait rationnellement son orbite autour du

monde, sans s’inquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour de lui. »(Id., chap. XVII.)

 De même, Hatteras finit par n’être plus qu’une aiguille aimantée. De même aussi, les astronautes qui

entreprennent d’aller « De la Terre à la Lune » deviennent finalement un astre artificiel.Si le voyage réussit, l’homme qui s’est engagé dans le processus d’exploration n’est plus que cette

trajectoire. S’il échoue l’homme ne retrouve pas pour autant une individualité ou une subjectivité ; il retourne à l’inertie d’un objet arrêté ; de cela la fin des Cinq cents millions de la Bégum donne la plus belle des illustrations, où on voit le savant malheureux et méchant (ce qui va nécessairement ensemble) pris comme un insecte dans l’objectif d’une loupe démesurée, prisonnier de son échec, et ainsi retourné à la terre avec le statut d’une curiosité naturelle :

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 « ... la salle eût été plongée dans l’obscurité la plus complète, si une éblouissante lumière blanchâtre n’eût pas

filtré à travers l’épaisse vitre d’un oeil-de-boeuf, encastré au centre de son plancher de chêne. On eût dit le disque lunaire, au moment où, dans son opposition avec le soleil, il apparaît dans toute sa pureté... Ce disque de verre, convexe sur ses deux faces, en forme de lentille, grossissait démesurément les objets que l’on regardait au travers. Là était le laboratoire secret de Herr Schultze. L’intense lumière qui sortait à travers le disque, comme si c’eût été l’appareil dioptrique d’un phare, venait d’une double lampe électrique brûlant encore dans sa cloche vide d’air, que le courant voltaïque d’une pile puissante n’avait pas cessé d’alimenter. Au milieu de la chambre, dans cette atmosphère éblouissante, une forme humaine, énormément agrandie par la réfraction de la lentille, – quelque chose comme un des sphinx du désert lybique – était assise dans une immobilité de marbre. Autour de ce spectre, des éclats d’obus jonchaient le sol. Plus de doute ! C’était Herr Schultze, reconnaissable au rictus effrayant de sa mâchoire, à ses dents éclatantes, mais un Herr Schultze gigantesque, que l’explosion de l’un de ses terribles engins avait à la fois asphyxié et congelé sous l’action d’un froid terrible. Le roi de l’acier était devant sa table, tenant une plume de géant, grande comme une lance, et il semblait écrire encore. N’eût été le regard atone de ses pupilles dilatées, l’immobilité de sa bouche, on l’aurait cru vivant. Comme ces mammouths que l’on retrouve enfouis dans les glaçons des régions polaires, ce cadavre était là, depuis un mois, caché à tous les yeux. Autour de lui tout était encore gelé, les réactifs dans leurs bocaux, l’eau dans ses récipients, le mercure dans sa cuvette... »

(Chap. XVIII : L’amande du noyau). 

Les individus engagés dans le mouvement de cette grande progression symbolique qu’est l’aventure perdent toute individualité :

 « Le lendemain, jeudi 27 août, fut une date célèbre de ce voyage subterrestre. Elle ne me revient pas à l’esprit

sans que l’épouvante ne fasse encore battre mon coeur. A partir de ce moment, notre raison, notre jugement, notre ingéniosité n’ont plus de voix au chapitre, et nous allons devenir le jouet des phénomènes de La Terre. »

(Voyage au centre de la Terre, chap. XLI). 

Aussi important, dans ce même livre : le rêve d’Axel (fin du chap. 32) : « Toute la vie de la terre se résume en moi, et mon coeur est seul à battre dans ce monde dépeuplé. »

 Les héros de ce voyage au centre de la terre seront ramenés en arrière : le retour se fera malgré eux,

sans eux pour ainsi dire, car ils n’ont pas réussi à s’identifier complètement à leur fonction, à explorer, dans la courbe pure de ce geste : l’accès au centre leur est interdit, la ligne ne peut être fermée, et ainsi elle n’est pas tout à fait droite. Quand la nature ne peut être conquise, c’est-à-dire habitée complètement, les hommes s’intègrent à elle dans ce qu’elle a de plus fini, dans sa diversité  ; ils en deviennent un élément, ils se transforment en objets, – ce qui figure très bien leur place sur une ligne brisée.

Pour ces hommes, donc, un seul choix est possible : devenir des choses au mouvement parfait : des machines, au sens fort et précis que Verne donne à ce mot (et, encore une fois, c’est la trajectoire d’une ligne droite qui, pour lui, décrit le mieux la forme de la machine) : ou des objets abandonnés, comme interrompus, laissés pour compte au détour d’un mouvement brisé. L’adéquation de l’homme à la machine n’est pas seu-lement un programme : elle détermine dans son détail le destin particulier des personnages, ce qu’il faut bien cette fois encore appeler leur figure. Loin que la nature soit façonnée à l’image de l’homme, c’est l’homme qui se fait sur le modèle des objets naturels. L’homme est dans les choses : mobilis in mobili.

Il ne faut donc pas présenter l’oeuvre de J. Verne, contre sa réalité même, comme inspirée par une sorte de manichéisme héroïque : la pose de l’homme affronté au chaos naturel. Au contraire, la nature est préparée à l’aventure de sa transformation, et l’homme ne vit cette aventure qu’à la condition de se prêter lui aussi à ce mouvement, qu’il impose dans la mesure où il l’accepte et le reçoit en même temps.

Entre les termes : homme, machine, nature, s’établit ainsi une série d’identités. Les rapports de l’homme avec la machine ne paraissent complexes qu’en raison de leur simplicité : il n’y a pas vraiment rapport, mais équivalence, ou même une sorte de mimétisme. L’homme produit la machine parce qu’en même temps il se confond avec elle, au point d’en paraître le reflet. Ainsi l’objet technique reçoit une forme privilégiée, particulièrement destinée à décrire cet acte d’enrobement, d’habillement : il est habité par l’homme lui-même ; il est sa vraie maison : de ceci le meilleur exemple est évidemment la « Maison à Vapeur ». La machine n’est pas en face de l’homme, séparée de lui, mais autour de lui, attachée à lui par tous les liens de la similarité et de la contiguïté. Ainsi l’homme et la machine sont définitivement complémentaires : elle ne peut exister sans lui, ni lui sans elle. Nemo s’arrête avec le « Nautilus », se coince comme lui en un point de cette nature qu’il a longuement circonscrite, mais aussi il l’entraîne dans sa propre

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mort, car la machine, vidée de son habitant n’a plus aucune raison d’être. Il serait intéressant de comparer cela à une réflexion romancée sur le même sujet, exactement contemporaine : les rapports de l’homme et de l’objet technique dans Les Travailleurs de la Mer.

· 

L’oeuvre de Verne n’est qu’une longue méditation, ou rêverie, sur la ligne droite, – qui représente l’articulation de la nature sur l’industrie, et de l’industrie sur la nature, ce qui se raconte comme un récit d’exploration. Titre : les aventures de la ligne droite. Aventures rigoureuses, d’autant plus qu’elles sont incertaines, qu’on ne sait jamais à quel point du parcours on en est, si le chiffre livrera son secret, si la rectitude pourra, jusqu’à son bout, être préservée. En effet, il ne peut s’agir d’une linéarité abstraite  : elle est au contraire animée concrètement, produite d’un de ses points à l’autre, à chaque moment menacée. La rectitude est gagnée sur une diversité radicale, des lieux et des événements, dont la description est essentielle ; mais il faut répéter que cette opposition, pour être vécue, n’est pas dominante, et qu’elle ne renvoie pas à une représentation fondamentalement dualiste. C’est même là qu’on pourrait situer toute l’entreprise poétique de Verne : sa volonté de rendre compte d’un foisonnement, d’une irrégularité originaire (qui caractérise le milieu par excellence : la mer), sur laquelle ressort mieux l’effort d’organisation de l’homme, qui dans les cas limites semble être plaqué sur son objet (voir dans Les Enfants du Capitaine Grant, la réflexion sur le découpage géométrique de l’Australie)63[63].

Mais la richesse chaotique de la nature n’est qu’un obstacle temporaire, car elle signale la présence d’une immense réserve dont l’homme saura exploiter toutes les ressources. En outre, la rectitude de la ligne ne peut être appréciée, reconnue, qu’au moment où la ligne est complètement tirée : en attendant elle ne peut apparaître qu’avec toute sa fragilité : « Nous marchons d’imprudence en imprudence. » (Aventures du capitaine Hatteras, ch. 18)64[64] ; justement, c’est pour cela qu’on avance : sans la présence permanente de ce danger, sans la menace de cette rupture, il n’y aurait pas de mouvement ; « Le Capitaine Hatteras cherchait à profiter de toutes les occasions d’aller en avant, quelles qu’en fussent les conséquences. » (Chap. 15).

Toutes les autres figures symboliques, qui sont les véritables héros de l’aventure65[65] : le pôle, le centre, ne sont que les diverses représentations de cette ligne fermée sur sa rectitude, de ce point central qui rendra le monde à lui-même, définitivement :

 

63[63] Que ce soit une occasion pour dire l’importance chez Jules Verne de la carte de géographie, qui est un objet réel, mais aussi poétique, dans la mesure où elle récupère totalement la nature. Par elle, le voyage est une conquête au même titre que l’invention scientifique. Il recrée la nature, dans la mesure où il lui impose ses propres normes, un ordre. L’inventaire est une forme d’organisation, donc d’invention. C’est là tout le sens du roman géographique :

« Est-il une satisfaction plus vraie, un plaisir plus réel que celui du navigateur qui pointe ses découvertes sur la carte du bord ? Il voit les terres se former peu à peu sous ses regards, île par île, promontoire par promontoire, et pour ainsi dire, émerger au sein des flots. D’abord les lignes terminales sont vagues, brisées, interrompues ! Ici un camp solitaire, là une baie isolée, plus loin un golfe isolé dans l’espace. Puis les découvertes se complètent, les lignes se rejoignent, le pointillé des cartes fait place au trait ; les baies échancrent des côtes terminées, les caps s’appuient sur des rivages certains ; enfin le nouveau continent, avec ses lacs, ses rivières et ses fleuves, ses montagnes, ses vallées et ses plaines, ses villages, ses villes et ses capitales, se déploie sur le globe dans toute sa splendeur magnifique ! Ah mes amis, un découvreur de terres est un véritable inventeur ! Il en a les émotions et les surprises ! Mais maintenant cette mine est épuisée ! On a tout vu, tout reconnu, tout inventé en fait de continents ou de nouveaux mondes, et nous autres, derniers venus dans la science géographique, nous n’avons plus rien à faire.

— Si, mon cher Paganel, répondit Glenarvan.— Et quoi donc ?— Ce que nous faisons ! »

(Enfants du Capitaine Grant, I, chap. 9).64[64] On peut rapprocher cela de l’allure propre de la science (ce qui ne saurait nous étonner) :

« Voilà un fait que la science n’a pas soupçonné.— La science, mon garçon, est faite d’erreurs, mais d’erreurs qu’il est bon de connaître, car elles mènent peu à peu à

la vérité. »(Voyage au centre de la terre, chap. 31).

65[65] Car il n’est pas besoin de psychologie pour faire un héros ; les personnages de Jules Verne ne sont souvent si falots que parce qu’ils sont dessinés en trompe-l’oeil : ce sont eux qui constituent le décor véritable du roman, au même titre que le style bon enfant, la sagesse populaire, cette sagesse qu’on voudrait bien voir au peuple, – Ah ! s’il était sage ! –, et les ressorts comiques, qui reviennent inlassablement d’un roman à l’autre, comme des accessoires, que Verne serait bien en peine de remplacer, puisqu’ils ne veulent rien dire par eux-mêmes. C’est leur pauvreté qui fait tout leur prix.

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« Il rêva toujours de poser le pied là où personne ne l’avait posé encore...... Et c’était bien au bout du monde, en effet, qu’il voulait aller. (I, Chap. XII).Hatteras, placé à l’avant, fixait du regard ce point mystérieux vers lequel il se sentait attiré avec une irrésistible

puissance, comme l’aiguille aimantée au pôle magnétique. » (II, Chap. XXI).(Les Aventures du Capitaine Hatteras)

 Pourtant, un de ces objets, le train, détient une puissance particulière, et ainsi mérite d’être étudié à

part. Il fend la nature, saute les obstacles (voir un épisode du Tour du Monde en quatre-vingts jours), et figure en même temps la forme du voyage, – ce sillage –, et la parfaite réalisation de l’industrie humaine. En plus la machine possède ici l’avantage de n’être pas isolée dans un lieu propre, artificiel, dont l’usine ne serait qu’un cas particulier, mais de rester dans un contact permanent et visible avec la diversité naturelle : 

« — Nous sommes en pays civilisé sans qu’il y paraisse, et notre route, avant la fin de cette journée, aura coupé le railway qui met en communication le Murray et la mer. Eh bien, faut-il le dire, mes amis, un chemin de fer en Australie, voilà qui me paraît une chose surprenante !

— Et pourquoi donc, Paganel ? demanda Glenarvan.— Pourquoi ! Parce que cela jure ! Oh je sais bien que vous autres, habitués à coloniser des possessions

lointaines, vous qui avez des télégraphes électriques et des expositions universelles dans la Nouvelle-Zélande, vous trouverez cela tout simple ! Mais cela confond l’esprit d’un Français comme moi, et brouille toutes ses idées sur l’Australie.

— Parce que vous regardez le passé et non le présent, répondit John Mangles.— D’accord, reprit Paganel ; mais des locomotives hennissant à travers le désert, des volutes de vapeur s’enrou-

lant aux branches des mimosas et des eucalyptus, des échidnés, des ornithorynques et des casoars fuyant devant les trains de vitesse, des sauvages prenant l’express de trois heures trente pour aller à Melbourne, à Kyneton, à Castlemaine, à Sandhurst ou à Echua, voilà ce qui étonnera tout autre qu’un Anglais ou un Américain. Avec vos railways s’en va la poésie du désert.

— Qu’importe, si le progrès y pénètre, répondit le major. » (Les Enfants du Capitaine Grant, II, 12).

 « Passepartout réveillé regardait, et ne pouvait croire qu’il traversait le pays des Hindous dans un train du Great

peninsular railway. Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus réel ! La locomotive dirigée par le bras d’un mécanicien anglais, et chauffée de bouille anglaise, lançait sa fumée sur les plantations de cotonniers, de caféiers, de muscadiers, de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de monastères abandonnés, et des temples merveilleux qu’enrichissait l’inépuisable ornementation de l’architecture indienne. Puis d’immenses étendues de terrain se dessinaient à perte de vue, des jungles où ne manquaient ni les serpents, ni les tigres qu’épouvantaient les hennissements du train, et enfin des forêts, fendues par le tracé de la voie, encore hantées d’éléphants, qui, d’un oeil pensif, regardaient passer le convoi échevelé. »

(Le tour du Monde en 80 jours, chap. II). 

Derrière le train toujours courent les mêmes images : la fumée s’enroule le long des essences aux noms les plus rares, le train prend possession de la forêt, du désert, l’habitant, l’ornant autant qu’un temple ou -des colonnes d’oiseaux ; il va jusqu’au bout du contraste, au point de se confondre avec l’univers multiple qu’il possède en lui imposant son trajet. En souvenir de « l’impluvium naturel » (voir la description du fjord de Stapi), le train « hennit » : l’image est facile, pas belle peut-être, mais elle obéit précisément aux règles de l’imagerie vernienne ; elle est intelligible. Il faut d’ailleurs remarquer que l’effet auquel J. Verne recourt le plus volontiers et que les illustrateurs de Hetzel ont particulièrement mis en valeur, est cette rencontre de la nature à l’état brut et de la machine à l’état le plus élaboré (la maison à vapeur dans la jungle, l’Albatros au-dessus des paysages les plus familiers, le sous-marin dans une grotte naturelle).

On peut donc montrer, et les analyses qui précèdent n’étaient données qu’à titre d’exemple, – il n’est pas question de faire ici un recensement complet –, que les thèmes généraux précipitent dans des figures particulières : objets, lieux naturels, ou même attitudes psychologiques66[66]. Il s’agit de thèmes individuels qui sont autant des figures symboliques. C’est à ce niveau qu’on trouve véritablement l’oeuvre de Jules Verne, le produit de sa création, au moins dans la littéralité de son contenu ; c’est cela qu’il a fait, qui distingue son oeuvre de toutes les autres oeuvres écrites, et qui constitue l’objet final de toutes les lectures possibles  : ce

66[66] Deux de ces attitudes, typiques, figuratives, et non simplement anecdotiques, sont particulièrement importantes : l’idée fixe (Lindenbroaé, Hatteras, Fogg...) qui sert d’équivalent à la figure centrale (centre, volcan, rectitude) ; et la hâte (Lindenbrock), thème essentiel dont on reprendra plus loin le commentaire : disons tout de suite que ce n’est pas par hasard que l’aventurier est si pressé.

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sont ces thèmes qui ont nourri la curiosité de plusieurs générations de lecteurs, et donné corps à la représentation qu’ils pouvaient se faire du grand programme de la conquête de la nature. On pourrait se demander dans quelle mesure ces figures ont été produites par Verne lui-même, – mais s’il ne les a pas faites, au moins il les a réunies, collectionnées, et montées sur une forme systématique –, dans quelle mesure il les a prises dans la réserve d’images que mettait à sa disposition toute l’histoire de l’imaginaire récité, où s’est progressivement élaboré un langage de la fiction : cette histoire générale qui n’a jamais été écrite, sinon en certains de ses points, c’est-à-dire le plus souvent à l’envers d’elle-même. Le projet général a dû s’incarner en des images qu’il n’a pas déduites de son propre mouvement, mais qu’il a été obligé de chercher dans un autre domaine, qui n’est pas celui des projets idéologiques, mais celui du langage dans sa réalité. Ainsi seulement a pu être instituée la continuité d’un récit, qui groupe les figures dans l’enchaînement d’une série, et même d’un ensemble de récits. C’est ce qu’on peut appeler le stade de la figuration, pour le distinguer de celui de la représentation (énoncé du projet idéologique, transposition de ce projet dans une forme générale de récit).

Pourtant l’identification des figures singulières ne suffit pas à expliquer le processus d’inscription du sujet. A ce moment de l’analyse, on pourrait croire que l’oeuvre dans sa réelle diversité, a été produite par une simple déduction à partir du projet initial, donc qu’elle peut être étudiée à ce niveau comme une réalité indépendante : indépendamment des oeuvres elles-mêmes, et de cet en-deçà des oeuvres, par quoi elles existent. Le réservoir à images semble constituer une totalité fermée, se suffisant à elle-même. Pourtant il ne suffit pas de réunir les figures, de les rassembler dans une unité analytique, qui serait illisible comme un pur désordre et qui serait aussi nécessairement incomplète.

Il faut donner au récit une unité formelle correspondant au contenu qu’il s’est trouvé, qui le reprenne en charge et l’organise. On rencontre une fois encore le problème de la cohérence entre la forme du récit et son contenu thématique, mais cette fois au niveau du déroulement du récit. On va voir que cette forme est systématique, de même que les images singulières étaient enfermées dans les limites d’un répertoire déterminé. Il faut à présent étudier l’allure de la fable.

·La fable. — Le problème sera identique, déplacé des objets à la forme qui les organise et les met en

mouvement : étant donné un programme idéologique (décrire par avance la totale maîtrise de l’homme sur la nature), comment trouver le moyen d’expression, c’est-à-dire la forme de récit qui permettra de le traduire ? Il faut dire tout de suite que cette forme ne serait qu’artificiellement séparée du contenu qui l’investit, d’abord parce qu’il s’agit d’un récit d’aventures : c’est-à-dire où les épisodes, les rencontres donnent, ou veulent donner, son mouvement au récit ; il ne faut donc avoir aucun scrupule à parler encore ici des objets thématiques, qui bizarrement donneront à l’exposition sinon son contour, au moins ses angles.

L’un de ces objets, dont il a été peu question jusqu’ici et qui n’est qu’un élément de l’image de la rectitude, va paraître essentiel : il s’agit de l’image de la trace ou du jalon. Le voyage avance parce qu’il est le déchiffrement progressif d’une totalité familière-lointaine ; et la succession des chiffres possibles est pour lui l’occasion d’autant de reprises : elle est la raison de son progrès. Hatteras dépasse l’une après l’autre les épaves des expéditions qui l’ont précédé vers le pôle, et c’est un moment essentiel de sa progression que l’identification de ces traces, qui le relancent d’étape en étape vers le but final qu’il sera seul à atteindre : la mer libre au pôle, l’Arcadie boréale, le volcan central.

De même, et cet exemple sera déterminant, Lindenbrock et son neveu Axel n’avancent vers le centre que parce qu’ils sont possesseurs d’un message chiffré, et qu’ils sont capables d’en reconnaître le reflet tout au long de leur route : c’est pour eux le signe visible et assuré de la fermeture de la ligne. Les deux exemples sont analogues et pourtant inverses : Hatteras avance à travers les échecs des autres, et aussi, pour ceux qui l’accompagnent, « d’imprudence en imprudence » ; Lindenbrock, au contraire, marche sur les traces d’un héros antérieur, qui est arrivé, qui est même revenu, et qui, tels Hatteras et Nemo, était lui-même marqué pour le succès, étant de ceux qui arrivent au bout, qui ferment la ligne : Arne Saknussem. Le voyage à travers l’écorce terrestre est une nouvelle figuration du « mobilis in mobili » (jusqu’à l’identification de l’aventurier avec le milieu naturel : le rêve d’Axel). Mais le guide n’est plus ici présent et vivant, comme l’était Nemo : il doit être retrouvé, et suivi. Saknussem est le Nemo d’un autre temps : il est lui aussi un proscrit, alchimiste brûlé sur le bûcher, refusé par ses contemporains et ainsi projeté vers l’avenir, seul capable donc d’atteindre le centre. Celui qui accomplit la conquête est toujours un être exceptionne : Hatteras devient fou, Nemo est un révolté politique, Saknussem un condamné, et Robur est définitivement chassé de notre monde. L’humanité ne peut suivre le même chemin qu’à la condition de retrouver leur trace, d’être fidèle à leur absente présence, travestie sous la forme d’un chiffre à traduire. Après eux, ou même avec eux, il ne peut donc y avoir exploration au sens strict du mot, mais seulement découverte, récupération d’un savoir déjà en lui-même

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accompli, et qui peut aussi être définitivement perdu (Robur).Le voyage, à mesure qu’il impose, d’étape en étape, son avance, se découvre aussi comme

inéluctablement précédé. C’est cela qui explique le thème lancinant de la hâte, qui encore une fois n’est pas une faribole de psychologie imitative : le pittoresque chez Verne est toujours là pour autre chose. Lindenbrock est l’homme qui, dans son jardin, tire sur les feuilles pour qu’elles poussent plus vite : au-delà du ressort comique (le portrait d’un savant original), il y a ce destin de l’explorateur, qui est toujours pressé, parce qu’il est toujours en retard.

Quelqu’un finalement est allé plus vite que lui, a anticipé. Et ce quelqu’un, en dernière analyse, ce n’est même pas le héros maudit, et marqué donc pour le succès, c’est la nature elle-même, qui est toujours en avance, et qu’il s’agit seulement de rejoindre ; c’est là toute la signification de l’activité du savant pour J. Verne. Il faut se hâter, violenter le temps : voir les quatre-vingts jours de Phileas Fogg. Explorer, c’est faire, c’est-à-dire refaire, dans des conditions nouvelles, un chemin déjà parcouru en fait. Explorer, à travers cette forme systématique du récit d’exploration, c’est remonter le temps. Anticiper se dit encore : regagner un peu du temps perdu.

Pour la première fois on rencontre ce phénomène aberrant, et essentiel dans l’oeuvre de J. Verne : l’anticipation ne s’exprime que dans la forme d’une régression, ou d’une rétrospection. Le rapport, fondamental à l’intérieur du projet initial, présent-avenir, se reflète dans le rapport réel présent-passé. La conquête n’est possible en droit que parce qu’elle a déjà été opérée : la fiction du progrès est seulement le reflet atténué d’une aventure passée, presque effacée. La marche en avant, dans sa forme littérale, est comme un retour. Et c’est pour cela qu’il importe peu qu’elle s’interrompe sur un échec : Lindenbrock atteindra seulement les antichambres du centre ; la simple vue des premiers couloirs, autrefois parcourus jusqu’à leur terme, va jusqu’à en interdire définitivement l’accès ; à la fin, l’éruption du volcan central ferme complètement l’entrée de l’aventure, coupe la ligne à son début. De même, Nemo, dans sa mort, abolit toute trace de son aventure, en retournant avec les produits de son travail au chaos naturel. De même Robur se perd définitivement dans le ciel. De même Hatteras oublie jusqu’aux moyens de communiquer aux autres son secret. L’anticipation finalement ne suit pas l’enchaînement d’un procès d’acquisition, mais montre dans un éclair ce qui va être perdu, efface jusqu’aux traces de ce qui a été.

Il se passe donc quelque chose de tout à fait étonnant ; l’enchaînement des figures thématiques, dans la forme systématique du récit d’exploration, fait coexister un sens d’avant-garde (le projet, qui est d’écrire l’avenir) avec sa formulation réel : un retour, une régression. L’avenir ne peut être raconté en images que sous la forme d’hier. Et on peut reprendre sans hésitation un des résultats du travail de M. Moré (Le très curieux Jules Verne, éd. Gallimard). Nemo, c’est la figure du père (inutile de reprendre toute la démonstration : le maillon principal est le personnage d’Hetzel). L’anticipation, dont l’objet est finalement une déduc tion à partir de l’origine, – qui est à la fois la nature, le héros maudit, et le père : c’est la première occasion que nous rencontrons de marquer l’importance chez J. Verne de toutes les figures du père –, ne sera après tout que la recherche des premiers chemins. On comprend alors que l’avenir ressemble au déjà vu.

L’anticipation ne sera que la recherche des origines. Ainsi la structure de la fable est toujours ramenée à un modèle très simple : la marche sur les pas de quelqu’un d’autre, et elle est en fait l’histoire d’un retour.

·De cette première analyse, on peut tirer diverses conclusions :1. La fable qui donne forme au récit ne correspond au projet initial qu’après que celui-ci ait subi un

renversement : l’avenir se projette dans la forme du passé définitivement dépassé (mort symbolique du père). J. Verne veut représenter et représente une marche en avant mais figure en fait une marche en arrière.

2. Cependant cette forme est remplie par les figures thématiques singulières sans qu’apparaisse entre elles aucune discordance, au point qu’il puisse sembler artificiel de les étudier à part. Si bien que le niveau de la figuration est aussi cohérent en droit que celui de la représentation générale : la discordance de fait entre le projet et sa mise en oeuvre ne s’est pas davantage reflétée dans ce second niveau que dans le pre mier. Le moment de la figuration, en tant que moment autonome, est homogène autant que l’était celui de la représen-tation.

La description analytique nous conduit donc à un résultat paradoxal : elle permet de faire la distinction entre deux niveaux, représentation et figuration ; la discordance qui est apparue entre ces deux niveaux montre que la distinction n’était pas artificielle. Pourtant une telle analyse est insuffisante : car elle laisse ces deux niveaux, – qu’on peut appeler : des aspects, des points de vue, ou des éléments de l’exposition –, l’un à côté de l’autre, semblables à des objets qui ont chacun la consistance qu’ils se sont donnée, au moins

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en apparence, et mesurables, chacun dans le rapport à sa légalité propre. Deux réalités cohérentes et incompatibles sont ainsi révélées : la méthode utilisée jusqu’ici ne permet absolument pas de comprendre leur coexistence, ou même leur simultanéité, à l’intérieur d’une même oeuvre, qui pourtant existe, c’est le moins qu’on puisse dire. Cette discordance n’est pas la marque d’un échec mais d’une réussite : c’est pourquoi elle sollicite l’explication.

Plutôt qu’une contradiction qui s’établit entre des termes placés au même niveau, apparaît donc une incompatibilité réelle entre la représentation du projet et sa figuration. Faut-il voir, dans cette incompatibilité, le signe d’une faiblesse dans l’oeuvre de J. Verne ? Faut-il dire que J. Verne n’a pas trouvé les mots à travers lesquels il aurait pu dire ce qu’il avait à dire67[67] ? On pourrait même aller plus loin, et dire par exemple que la cohérence de fait entre les figures thématiques et la structure de la fable est apparente, et qu’elle recouvre un antagonisme : c’est-à-dire que la « forme » trahit le contenu ; l’intrigue impose aux thèmes un sens aberrant qu’ils ne possédaient pas nécessairement ; donc un autre agencement des signes était possible, par lequel eussent été garanties, à la fois, une nouvelle cohérence et la fidélité au projet initial. La cristallisation en image du projet donné devait-elle nécessairement s’accompagner d’un renversement de la ligne idéologique rêvée ? On voit quelle réponse se dissimule derrière une telle interrogation : le gauchissement réactionnaire de l’oeuvre était inévitable, il correspond au mouvement propre du projet que J. Verne avait repris à son compte, et il sert finalement à caractériser la situation idéologique qui était la condition ultime de la mise en oeuvre. La contradiction entre la forme et le contenu dans l’oeuvre de J. Verne serait le reflet, terme à terme, d’une contradiction dans le projet idéologique. On dira alors de la composition de l’oeuvre non seulement qu’elle est nécessaire, mais aussi qu’elle était fatale. Mais il est trop tentant aussi de décomposer l’oeuvre de J. Verne, et de montrer que les articulations de son grand projet soutiennent un tout autre agencement que celui qu’il avait rêvé : c’est ainsi qu’on arrive à montrer que les thèmes persistants du récit s’organisent suivant un système rigoureux qui décrit parfaitement la fermeture, manifestant ainsi le caractère contradictoire du projet bourgeois de libération.

Tel est le court cheminement de R. Barthes, qui s’attache à suggérer la contradiction flagrante entre le projet de J. Verne68[68] et l’imagerie qu’il en propose69[69] : ainsi est facilement définie la rêverie bourgeoise, essoufflée et guettant les lieux de son repos, qu’il faut radicalement distinguer de la rêverie poétique, constructive du mouvement pur, et qui surgit du bateau Ivre plutôt qu’elle ne le conduit. C’est bien à une telle critique70[70] que semble aussi conduire la description qui précède ; critique, qui pour être cohérente doit se fonder sur une série d’identifications, naturellement implicites. L’entreprise faussement polémique d’une mythologie se fonde toujours sur une réduction du général au particulier : le monde est comme une maison, et la maison est comme un navire, d’où l’oeuvre de Jules Verne – cet enchaînement peut être suivi, selon les besoins de la cause, dans l’un ou l’autre sens ; Verne, c’est l’idéal bourgeois du progrès, c’est aussi le tableau réel de la claustration, d’où son échec, ou au moins l’aspect contradictoire de son entreprise. L’explication suit les voies du plus mécaniste des matérialismes : pour affirmer une contradiction, elle postule une cohérence systématique de tous les niveaux et décrète leur enchaînement rigoureux ; ainsi on ne distingue que pour mieux confondre, on se plaint de ne plus trouver les coïncidences qu’on avait pourtant posées au départ. Le rationalisme de l’équivalence n’est qu’un instrument méthodique qui sert à lever à coup sûr, comme un gibier, échecs et contradictions ; cette chasse aux sorcières s’appelle la démystification.

Il faut préciser que le point de plus grande résistance de cette méthode, qui fait aussi toute sa séduction, c’est que rien de ce qui est dit par ce moyen n’est faux ; mais l’analyse est toujours incomplète : c’est même sa condition fondamentale, puisque l’inachèvement sera donné comme solution aux problèmes posés par l’oeuvre. II y a donc échec, et contradiction : et il ne suffit pas de les produire, il faut encore les expliquer, et c’est ce que fait R. Barthes, en faisant appel à la situation historique de l’écrivain71[71] : cette

67[67] Et qui ne se confond pas a priori avec ce qu’il voulait dire : c’est même le fait qu’une telle discontinuité soit possible qui donne tout son sens au problème.68[68] Qui est, rappelons-le, d’indiquer une ouverture : celle de la nature sur les merveilles : « C’est merveilleux — non, c’est naturel ».69[69] Voir R. Barthes : Mythologies, p. 90 et sq.70[70] Critique prend alors le sens de contestation.71[71] Ce qui est pour le moins étonnant, puisque Barthes critique par ailleurs (voir la dernière étude de  : sur Racine, sur l’essence transhistorique de la littérature) toute forme d’interprétation de l’oeuvre littéraire par l’histoire. Faut-il dire que sa pensée a évolué ? Il est plus vraisemblable de dire qu’il s’y croit autorisé quand il s’agit d’une oeuvre qui, non couronnée, ne peut être parfaite, donc vraiment littéraire. Jules Verne n’est pas Racine (qui s’en plaindrait  ?), et pour ce qui ne mérite pas le nom d’oeuvre, tout est permis, qui ne l’est pas pour d’autres. Pourtant l’oeuvre de Verne existe, autant et même davantage que celle de Racine, et si elle mérite une explication qui lui soit adaptée, elle ne souffre pas

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situation ne le dote pas seulement d’un programme daté, elle lui donne en même temps toutes les contradictions d’une époque et son idéologie dominante, qui sont transposées, telles quelles, dans l’œuvre.

Aussi, il semble inutile, et même fort dangereux de parler de contradiction : au point où est arrivée la description, on ne pourrait la situer nulle part. Il ne peut y avoir une contradiction au niveau de la représentation, que Won retrouverait, après une projection, –dans une contradiction des figures. En effet, il ne peut y avoir de contradiction idéologique le caractère non rigoureux d’une idéologie exclut la contradiction (voir : Lénine critique de Tolstoï, dernière partie). Au principe de toute idéologie, il y a une entreprise de réconciliation : aussi par définition, toute idéologie est cohérente à sa façon, d’une cohérence indéfinie sinon imprécise, que ne supporte aucune déduction réelle. Le désaccord n’est donc pas dans l’idéologie, mais dans son rapport avec ce qui la limite. On peut mettre une idéologie en contradiction : il est vain de dénoncer en elle la présence d’une contradiction. Aussi le projet idéologique donné à Jules Verne constitue-t-il un niveau de représentation relativement homogène et consistant, lié à lui-même par une sorte de rigueur analogique : ce n’est pas en lui qu’il faut chercher le défaut de l’oeuvre. De même le répertoire des figures, et leur insertion dans les contours d’une fable choisie, est en lui-même parfaitement conséquent. Jules Verne part d’une idéologie de la science ; il en fait une mythologie de la science : cette idéologie comme cette mythologie sont en droit irréprochables. C’est le chemin qui va de l’une à l’autre qu’il faut questionner : dans l’entre-deux, qui, on va le voir, a sa place marquée dans l’œuvre, s’opère une rencontre décisive. Par le passage du niveau de la représentation à celui de la figuration, l’idéologie subit une complète modification : tout se passe comme si, dans un renversement critique du regard, elle était vue, non plus de l’intérieur mais de l’extérieur ; non à partir de son centre illusoire et absent (une idéologie est centrée en tous ses points, c’est-à-dire parfaitement crédible, parce que son centre est exclu), mais à partir des limites qui la retiennent et lui imposent un certain contour en l’empêchant d’être une autre idéologie, ou autre chose que de l’idéologie.

Ce qui est particulièrement intéressant dans l’oeuvre de Verne, c’est qu’à un moment au moins elle rencontre cet obstacle, qui est finalement la condition de réalité du projet idéologique et qu’elle parvient à le traiter comme tel, en obstacle. Elle est évidemment incapable de le surmonter par ses propres moyens : aussitôt que cette limitation est appréhendée, comme par un mouvement inconscient de résolution, le livre se met à marcher tout seul, se dirige là où il ne voulait pas aller. Il ne s’agit donc pas d’une véritable résolution : le débat reste entier à la fin, au terme d’un développement presque autonome où seul s’élargit l’abîme qui sépare l’œuvre telle qu’elle est véritablement produite de ses conditions d’apparition.

En effet, entre la situation contradictoire de l’idéologie bourgeoise aux débuts de la troisième République, et les difficultés suscitées par une analyse de l’oeuvre de J. Verne, il y a toute une distance, qui ne pouvait échapper à J. Verne lui-même, faute de quoi peut-être il ne mériterait pas le nom d’auteur. Certaines des contradictions qui caractérisent son époque, il les connaît, pas complètement bien sûr72[72], mais mieux peut-être que R. Barthes : il les a réfléchies, il a même conscience d’en avoir fait le sujet véritable de son oeuvre, qui n’est donc pas si unie qu’on veut la voir, ni si naïve ; si J. Verne a senti les contradictions de son temps, – et on verra que cela s’est bien passé ainsi –, et s’il a voulu donner quand même de ce temps une image non critique (ce qui n’est même pas vrai : au moins pour la critique politique), et qui se trouve en fait défaillante, c’est qu’il existe entre l’ensemble des contradictions historiques et le défaut propre à son oeuvre un décalage, qu’il faut considérer comme le vrai centre de son oeuvre.

Il ne suffit donc pas de dire : Jules Verne, c’est un bourgeois des débuts de la troisième République, avec tout ce que cela implique (affairisme, scientisme, ainsi que tout ce qui fait une révolution bourgeoise). Nous savons qu’un écrivain ne reflète jamais mécaniquement, ni rigoureusement, l’idéologie qu’il « représente », même s’il s’est fixé comme seul but de la représenter : peut-être parce qu’aucune idéologie73[73]

n’est suffisamment consistante pour survivre à l’épreuve de la figuration. Et autrement, son oeuvre ne serait pas lue. Toujours il donne à voir (ou à lire) une certaine position (qui n’est pas seulement celle d’un point de vue subjectif) par rapport à ce climat idéologique : il en fabrique une image particulière qui ne se confond pas exactement avec l’idéologie telle qu’elle se donne, qu’elle la trahisse, qu’elle la remette en question, ou

l’interprétation passe-partout qui est trop souvent dévolue. Elle mérite même d’autant mieux cette explication qu’elle est plus au centre de son époque : on a vu qu’elle en est parfaitement représentative, – il n’y a là-dessus aucun doute. Une telle étude donnera peut-être le secret d’un travail complètement engagé dans le déroulement historique, et qui n’a pas la prétention d’en sortir, – on ne saurait considérer comme une telle prétention la volonté d’écrire un roman d’un type nouveau pour raconter un nouvel objet –, qui ne brigue aucun des déguisements de l’éternité : ce qui n’est pas a priori une faiblesse.72[72] Autrement il n’y aurait pas d’oeuvre de J. Verne. Il faut choisir entre : écrire pour savoir, et savoir pourquoi on n’écrit pas.73[73] Encore une fois, le sens de ce mot exclut l’idée d’un savoir théorique.

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qu’elle la modifie74[74]. C’est de cela qu’il faut rendre compte en dernier recours, pour savoir de quoi l’oeuvre est faite. Et ce que l’auteur fait, il n’a pas toujours besoin de le dire.

Or, Jules Verne a systématiquement traité dans son oeuvre ce conflit propre à une situation nouvelle qui élabore l’avenir dans des formes déjà passées. Ainsi il tente de résoudre la question des rapports de la bourgeoisie avec son propre passé, avec son histoire, et parvient à mettre en évidence au moins certaines limites d’une situation historique (en mettant à l’épreuve son idéologie dominante). Car il existe dans son oeuvre un objet thématique privilégié sur lequel on pourra lire les conditions ultimes d’une problématique de la production. Ce motif est privilégié, parce qu’il réunit rigoureusement, dans sa présence réelle, forme et contenu (signe et fable) : il est à la fois un thème singulier, et le principe d’une intrigue, dans la mesure où il montre sur un unique « objet » l’enchaînement d’une série idéologique, qui prendra la forme d’un récit, qui donnera sa forme à la fable. Disons, en anticipant, que c’est dans le déroulement de ce récit que sera retrouvée la discordance qui était apparue jusqu’ici, entre deux niveaux différents de l’exposé. Ce récit qui n’est simple qu’en apparence est en fait l’affrontement, la rencontre, de deux récits opposés, et même inconciliables : le récit ne progresse plus alors en suivant les épisodes d’une aventure, sauf en apparence : son mouvement est celui qui anime une problématique idéologique. Ce motif est celui de l’île. Plutôt que d’une figure, il s’agit cette fois d’un thème révélateur, qui supporte dans sa matérialité, une série idéologique complète. De toutes les figures qui ont été étudiées jusqu’ici, on ne peut dire rigoureusement qu’elles sont ainsi expressives : parce qu’elles ne le sont pas par elles-mêmes ; la question reste encore et toujours de savoir si, à l’intérieur d’un nouvel agencement, elles ne pourraient pas montrer autre chose.

Mais cette question n’a plus de sens à propos de ce qui reste le thème par excellence de Jules Verne : ce thème est complet, – et non ponctuel, ou figure pour un sens qui le dépasse –, c’est-à-dire qu’il est absolument objecti : il présente en une fois la totalité de ce qu’il peut être. Mis à l’épreuve, – comme il le sera dans ce roman expérimental qu’est l’Ile mystérieuse –, il subira une variation, – qui le ramènera à son point de départ –, mais non une mutation. On pourrait donc dire qu’on en arrive, à ce troisième niveau de la formulation, à la jonction du symbolique et de la réalité75[75], dans la mesure où le support du sens ne peut faire allusion à rien d’autre qu’à ce sens qu’on lit sur lui, et n’est donc susceptible d’aucun commentaire. C’est sur ce motif révélateur et profondément expressif qu’on pourra étudier complètement la régression, ou la discordance qui est la marque du récit : complètement, c’est-à-dire d’un seul coup ; alors on pourra aussi répondre à la question : le renversement de la fable, – le retour aux origines –, n’a-t-il pas définitivement contaminé l’objet du récit ? A ce moment apparaîtra pleinement ce qu’on pourrait appeler, mais dans une perspective tout à fait opposée à celle d’une critique, le défaut de l’oeuvre de J. Verne, ce défaut qui est si peu un manque qu’il est constitutif de l’oeuvre. On voit que le terme de défaut est préféré à celui de contradiction : il dit bien que ce qui n’est pas dit ne pouvait pas l’être.

 Il est vain de se demander dans quelle mesure il y a création dans la production d’une oeuvre

littéraire : cette représentation mythologique, résidu de toutes les théologies possibles, est contredite par le fait que l’oeuvre est précédée d’un projet idéologique, toujours démesuré, dont l’existence recouvre et dépasse de beaucoup la décision particulière d’un individu, l’auteur ; il y a aussi tout ce « matériel pour écrire », répertoire de figures et de fables, sans lequel rien ne peut être fait et qui n’existerait pas s’il devait être à chaque fois réinventé. Cette préexistence, par rapport à l’oeuvre, de ses conditions de possibilité, dont la reconnaissance semble aller de soi, – et pourtant non, elle n’y va pas : des siècles de critique le montrent –, critique par avance, et systématiquement, toute psychologie de l’inspiration, même si celle-ci s’exprime dans la théorie d’une volonté intellectuelle, c’est-à-dire dirigée, de produire du beau nouveau. Contre ces repré -sentations métaphysiques et surnaturelles, il faut mettre en avant une conception cohérente du métier d’écrivain qui ne se confond pas avec le métier d’écrire (il ne s’agit absolument pas de décrire le travail littéraire, ou artistique, comme une pure technique). Ce travail n’est possible que parce qu’il répond à une

74[74] C’est alors le problème général de toute interprétation : comment comprendre, dans l’élaboration d’une oeuvre nouvelle, l’interférence de l’ancien et du nouveau, débat jamais résolu, duplicité qui donne finalement sa consistance à l’oeuvre : ainsi, comment décrire l’effort de J. Bosch pour instituer une nouvelle peinture, à l’écart de toute modernité, par un travail sur des formes historiquement dépassées (cf. l’étude de J. Combes, Tisné, éd.) ? Ou encore, dans l’analyse que fait Althusser de l’oeuvre de Montesquieu, le premier théoricien scientifique des sociétés apparaît en même temps comme le défenseur implicite des théories les plus réactionnaires (puisqu’il s’inspire de l’idéologie politique « féodale ») : là encore il est inutile de chercher une contradiction ; cette ambiguïté n’est qu’apparente : derrière elle on voit les conditions historiques d’apparition de toute oeuvre un peu révolutionnaire, qui doit nécessairement s’appuyer sur l’objet de sa critique, d’abord parce qu’elle y trouve l’essentiel ou une part de son armature conceptuelle.75[75] Cette réalité telle que la définit l’oeuvre, évidemment.

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exigence76[76] historique, une certaine nécessité d’oeuvrer, a un moment donné, dans des conditions particu-lières.

L’oeuvre est donc nécessairement limitée par les conditions de son apparition, et elle l’est définitivement, ce qui a des conséquences bien plus surprenantes qu’il ne paraît d’abord. Mais cette idée, ainsi, simplement formulée, ne va pas sans une certaine équivoque : elle suggère que l’oeuvre est là seulement pour remplir un cadre qui la précéderait77[77] et que, loin d’être véritablement produite, elle est appelée de l’extérieur d’elle-même.

Ainsi, la critique de l’idée de création, au sens absolu de ce mot, semble retirer en même temps à l’oeuvre, plutôt qu’une spontanéité, – ce concept critique est sans intérêt –, toute originalité ou toute spécificité. Entre les conditions d’apparition de l’oeuvre, et cette apparition même, il y aurait identité, ou répétition. Si l’exemple de l’oeuvre de J. Verne paraît si important, c’est qu’il permet au contraire de mettre en évidence, entre ces deux moments, un décalage. L’œuvre n’existe que parce qu’elle n’est pas exactement ce qu’elle pouvait être, ce qu’elle devait être : elle surgit, non de l’enchaînement simple d’une production mécanique qui conduirait progressivement de l’extérieur d’elle-même à sa réalité interne ; elle naît au contraire de l’appréhension obscure, et certainement pas consciente dès le début, d’une impossibilité pour elle de remplir ce cadre idéologique pour lequel elle aurait dû être faite. Là on peut situer l’intervention person-nelle de l’auteur dans le travail de la production littéraire, qui commence par être un travail collectif, – dans la mesure où il fait intervenir une société, une tradition pour dire cela très rapidement (si on s’arrête à cette détermination, on traite seulement un problème de communication) –, mais qui finit par être la prise de position d’un individu dans l’immense débat des oeuvres réelles et des impératifs idéologiques ; c’est alors qu’intervient la problématique de l’expression ou de la révélation. J. Verne est allé jusqu’au bout de ce processus, puisque, comme on peut le voir dans un au moins de ses romans, il a pris cette incompatibilité qui définit une situation historique comme le sujet même de son travail. Et ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’il ne l’a pas fait pour essayer de résoudre la difficulté, de dénouer le débat, d’effacer l’incompatibilité : en effet, il pose le problème, mais ne lui donne pas de solution ; la discordance forme la structure même du roman qui s’achève sur son énoncé. Et ainsi la question fondamentale de la situation de l’écrivain, pourtant objective-ment traitée, puisqu’elle donne sa vraie trame au récit, reste à ce point objective qu’on ne pourra jamais savoir si elle a été réellement perçue par l’auteur, ou si elle s’est imposée à son insu comme un motif fondamental, et assez peu malléable pour échapper à toute prise directe : posé devant le regard du lecteur comme une figure irréductible, à laquelle aucune modification ne peut être apportée, et qu’on ne peut faire disparaître en lui donnant une « histoire ».C’est par là que, paradoxalement, Jules Verne est un véritable auteur : parce que, sans peut-être avoir eu besoin d’intervenir, il a su laisser s’imposer cette interrogation décisive qui, dans sa propre oeuvre, le met lui-même en question. On comprend alors que l’oeuvre de Jules Verne n’ait pas besoin d’être défaite par un critique : elle donne elle-même le principe de sa décomposition. C. — Le thème révélateur. L’Ile, figure pour une fable ou fable pour une figure : l’Ile Mystérieuse. 

1. Le thème comme instrument idéologique78[78]. — Lorsque Jules Verne choisit d’écrire l’histoire d’une île, – et s’il ne la prend pas à sa naissance, il la conduit jusqu’à son terme le moment où elle s’abîme dans la mer –, il ne décide pas seulement d’en faire le sujet d’un roman, au sens anecdotique du mot. Depuis le dix-huitième siècle, la vie sur l’île est un modèle de fable ou de rêverie : Defoe, Marivaux, Rousseau... Et le vrai projet de Verne est d’opérer une variation sur ce modèle, précisément de confronter, sur la mesure qu’il exhibe, une forme à une autre. Aussi, avant même de raconter une aventure vécue. l’Ile mystérieuse est la contestation d’un personnage symbolique : ROBINSON ; elle est donc bien roman sur un roman. L’autre Robinson, celui de Defoe, apparaît entre toutes les lignes du livre de Jules Verne, accablé, contesté, il faudra voir avec quel succès. Le roman commence en fait par une évaluation du thème de Robinson : Robinson, non comme une histoire, passionnante ou vraie, mais comme un thème complet, la description d’une expérience, qui se donne tous ses moyens, ses instruments.

En effet, dans Robinson Crusoé, la fable et sa figure (l’île) sont le support d’une leçon : cette histoire de la formation d’un homme, ou plutôt de sa réforme (puisqu’il s’agit d’une seconde vie, qui ne prend forme que sur le fond éloigné de la première), est évidemment un livre éducatif. Rousseau voyait même en lui un

76[76] En chassant de ce mot toutes les déterminations surnaturelles qu’il peut évoquer.77[77] Ce qui revient à réintroduire, sous une forme différente, l’idée d’un espace de l’oeuvre préexistant à son effectuation. La critique se confond alors avec une topique.78[78] Le mot « thème » est ici employé dans un sens libre de toutes les déterminations qui lui sont ordinairement données.

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moyen si complet d’éducation qu’il ne voulait mettre d’autre livre entre les mains d’Emile : 

« N’y aurait-il pas moyen de rapprocher tant de leçons éparses dans tant de livres, de les réunir sous un objet commun qui pût être facile à voir, intéressant à suivre et qui pût servir de stimulant, même à cet âge  ? Si l’on peut inventer une situation où tous les besoins naturels de l’homme se montrent d’une manière sensible à l’esprit d’un enfant, et où les moyens de pourvoir à ces mêmes besoins se développent successivement avec la même facilité, c’est par la peinture vive et naïve de cet état qu’il faut donner le premier exercice à son imagination.

Philosophe ardent, je vois déjà s’allumer la vôtre. Ne vous mettez pas en frais ; cette situation est trouvée, elle est décrite, et sans vous faire tort, beaucoup mieux que vous ne la décririez vous-même ; du moins avec plus de vérité et de simplicité. Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle. Ce livre sera le premier que lira mon Emile : seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et y tiendra aujourd’hui place distinguée ! Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire. Il servira d’épreuve durant notre progrès à l’état de notre jugement, et tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote, est-ce Pline, est-ce Buffon ? Non, c’est Robinson Crusoé.

Robinson Crusoé dans son île, seul, dépourvu de l’assistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sorte de bien-être. Voilà un objet intéressant pour tout âge, et qu’on a mille moyens de rendre agréable aux enfants. Voilà comment nous réalisons l’île déserte qui me servait d’abord de comparaison. Cet état n’est pas, j’en conviens, celui de l’homme social ; vraisemblablement il ne doit pas être celui d’Emile ; mais c’est sur ce même état qu’il doit apprécier tous les autres. Le plus sûr moyen de s’élever au-dessus des préjugés et d’ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre à la place d’un homme isolé, et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même, en égard à sa propre utilité. Ce roman, débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson près de son île et finissant à l’arrivée du vaisseau qui vient l’en tirer, fera tout à la fois l’amusement et l’instruction d’Emile durant l’époque dont il est ici question. Je veux que la tête lui en tourne, qu’il s’occupe sans cesse de son château, de ses chèvres, de ses plantations ; qu’il apprenne en détail, non dans des livres, mais sur les choses, tout ce qu’il faut savoir en pareil cas ; qu’il pense être Robinson lui-même ; qu’il se voie habillé de peaux, portant un grand bonnet, un grand sabre, tout le grotesque équipage de la figure, au parasol près dont il n’aura pas besoin. Je veux qu’il s’inquiète des mesures à prendre, si ceci ou cela venait à lui manquer, qu’il examine la conduite de son héros ; qu’il cherche s’il n’a rien omis, s’il n’y avait rien de mieux à faire ; qu’il marque attentivement ses fautes, et qu’il en profite pour n’y pas tomber lui-même en pareil cas ; car ne doutez point qu’il ne projette d’aller faire un établissement semblable ; c’est le vrai château en Espagne de cet heureux âge, où l’on ne connaît d’autre bonheur que le nécessaire et la liberté. »

(Emile, L. III). 

Nous voyons apparaître ici l’idée que l’individu concret est aussi être génétique : collusion du plus abstrait et du plus concret.

Robinson est une fiction vraie, à la manière platonicienne. Au moment où Jules Verne écrit, Emile n’a pas grandi, mais, historiquement, il a vieilli : il lui faut un nouveau Robinson.

Il n’y a donc rien d’épisodique ou de futile dans le choix du sujet : mais travail sur le thème déjà constitué, variation, reprise d’un motif initial, dans le double sens d’une décomposition et d’une restitution. L’aventure, puisqu’il s’agit d’un roman d’aventures, est définie dès le départ comme un débat théorique, ou thématique.

C’est dire que Robinson, l’ancien comme le nouveau, est appréhendé comme une forme représentative et didactique : il contient non seulement une histoire dont il serait le cadre ou le décor, mais aussi une leçon ou une idée dont il est la manifestation. Dans l’île de Jules Verne, aux contours dessinés avec une précise et soigneuse irrégularité, rien, sinon peut-être après coup, ne peut servir de prétexte à l’anecdote. Le thème exprime, démontre, – on pourrait le nommer : démonstrateur –, exhibe ce qu’on pourrait appeler un motif idéologique. Dans le cas particulier, ce motif est hérité du dix-huitième siècle : c’est le thème de l’origine. Le thème n’est pas un décor ponctuel, entièrement lisible dans l’instant où il se montre : au contraire, il est perpétuellement allusif, animé d’une sorte de discursivité signe à l’intérieur d’une his toire au long de laquelle il se déploie : il n’est pas créé pour lui-même, surgi de sa forme visible, mais recelé par une tradition, qui donne aussi l’histoire de son sens.

Si J. Verne reprend le thème de l’île, c’est pour en montrer la signification profondément historique : le motif n’a pas de valeur pour son seul contenu ; il n’est qu’un instrument, et ce qui le caractérise, c’est le pouvoir qu’il a de changer de sens (son seul poids lui vient de l’histoire de ses sens).

Le thème a la valeur datée d’un outil qui n’a plus sa forme accomplie ou qui n’est plus adapté à sa fonction et qu’il faut reconstruire pour le conformer à de nouvelles exigences. L’île est d’abord un objet privilégié, sur lequel il est possible de mettre en évidence, de déployer les implications d’une série

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idéologique. Le thème est à la fois forme et raison de la série : sa figure visible, et la loi de son enchaînement. Il est les deux à la fois, dans une étroite concordance : loi de l’enchaînement parce qu’il est aussi figure visible, et réciproquement. Si on retourne aux distinctions utilisées précédemment, on voit qu’il réalise ainsi l’union des signes et de la fable, donc l’agencement de l’oeuvre. A moins qu’il ne détienne le secret de leur désunion et ainsi du défaut de l’oeuvre.

L’île est une certaine façon de montrer et de lier, – mieux : d’ordonner –, des objets idéologiques79[79] : nature, industrie, science, société, travail, et même, dans une certaine mesure : destin. On peut mettre en évidence ce caractère systématique à propos du roman de Defoe80[80]. Jules Verne n’expose son île mystérieuse que pour rapporter les thèmes qui lui sont propres à une représentation donnée, enregistrée par l’histoire des idées et par l’histoire, des origines et ainsi leur donner leur vraie dimension. Ainsi il suggère que cette représentation même porte, une fois pour toutes, la marque d’une période historique. Ce n’est donc pas l’origine elle-même qui est en question : le motif n’est pas repris à cause de sa permanence, ou de l’identité possible de son contenu à travers le temps, mais parce qu’il peut servir de terme à un rapport, parce qu’il distingue encore plus qu’il ne rapproche, parce qu’il permet de comparer, à propos d’une obsession commune, deux réalités idéologiques.

Ainsi la fonction instrumentale d’une thématique, à un moment donné, détermine la valeur du thème jusqu’en son point initial. Le vrai Robinson, le « premier », pouvait parcourir les vrais couloirs des vraies origines : apparus plus tard, de nouveaux Robinsons, – qu’ils le jugent, le contestent, ou l’imitent –, montrent que l’autre n’était là que pour eux, pour qu’on puisse les estimer ; ou au moins qu’il était là pour la même chose, également représentatif dans le cadre d’une fonction commune. Si l’image de l’île peut être reprise comme le lieu commun d’une variation, c’est qu’en tous les points de son histoire elle détient la même valeur fictive. Parce qu’il l’utilise comme un artifice, comme pour mieux marquer une date, sans avoir besoin de le dire, de faire la théorie de cet usage, J. Verne fait apparaître comme étant de même nature la représentation telle qu’elle avait été privilégiée par le dix-huitième siècle.

L’île, comme thème, est un instrument idéologique81[81], de même que toutes les autres représentations symboliques de l’origine : l’enfant, le sauvage, la statue, le premier homme, l’aveugle. Avec l’origine doit d’ailleurs être présenté ce moment privilégié qui marque la rupture, le moment où on sort de l’origine : le contrat, l’éducation des sens, l’éducation ; peuvent aussi tenir ce rôle, dans la symbolique philosophique du dix-huitième siècle, des motifs proprement psychologiques82[82] : le geste d’appropriation tel que le décrit Rousseau, ou, comme chez Marivaux, la surprise, qui restitue la nature humaine aux conditions de son apparition, et lui donne, sur le tard, le germe d’une vraie conscience, donc d’un mouvement à partir de l’origine.

A l’image de ces motifs, le thème original, celui dont J. Verne est parti, n’avait pas été davantage exploité alors pour lui-même qu’il ne l’est dans sa reprise ; Robinson Crusoé n’était pas non plus une histoire racontée : derrière certaines péripéties, demeurait bien l’idée d’origine comme révélation d’un ordre. Et derrière cette idée, représentative elle aussi, on plutôt allusive, il v avait un modèle privilégié de raison -nement, d’après lequel genèse et analyse sont liés dans l’unité d’un même mouvement : Condillac donne à ce raisonnement sa forme définitive. Ce n’est pas parce qu’il y aurait véritablement origine qu’il y a ensuite genèse à partir de cette origine, puis analyse de cette genèse : mais c’est parce qu’il faut analyser une genèse, et parce qu’il faut engendrer l’objet de cette analyse, qu’il y a origine. Et c’est pour cela que l’idée d’origine était un instrument théorique irremplaçable, au moins pour résoudre le problème que se posaient ceux qui l’ont forgé. Il est intéressant de savoir aussi, – cela ne peut être développé ici –, que ce motif est l’instrument d’une théorie qui, au moment où elle arrive à l’état de sa parfaite configuration, porte déjà en elle, par une ironie de l’analyse, et de ses germes, les éléments de sa critique : aussi bien chez Defoe, déjà, que plus tard chez Rousseau.

Il faut donc signaler la perspicacité implicite, et peut-être aveugle, de J. Verne : l’origine, il le voit bien, ce n’est pas une façon de montrer l’absolu, ou le commencement ; mais d’est une façon de déterminer la genèse de l’ordre, de l’enchaînement. L’île est bien le lieu de l’origine, mais l’origine alors n’est pas un commencement ponctuel : elle se déploie aussitôt dans un récit qui est une figuration de la genèse, et on peut

79[79] C’est-à-dire un matériel commun à plusieurs ensembles idéologiques, des éléments, qui ne prennent de sens qu’à l’intérieur d’un agencement particulier.80[80] Voir, en annexe, une étude sur Robinson Crusoé.81[81] On pourrait dire que le thème, dans son rapport à l’oeuvre idéologique ou représentative, a la même consistance que le concept par rapport à l’oeuvre théorique.82[82] On a vu que chez J. Verne, les motifs psychologiques tiennent un rôle analogue.

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dire qu’elle n’a pas de statut indépendant de cette transformation. Aussi l’île est-elle le lieu par excellence de l’aventure : sa forme, et même son contour, sa figure impliquent déjà par eux-mêmes, le mouvement d’une intrigue.

Il n’est pas nécessaire d’énumérer, ni d’étudier dans leur détail, toutes les variations opérées par Verne sur le thème de l’île ; il suffit de savoir qu’il a envisagé de le transporter à partir de toutes les conditions possibles : l’Ecole des Robinsons, Deux ans de vacances, l’Ile mystérieuse83[83]... Il est plus important de se rappeler que le personnage évidemment symbolique de Robinson constitue pour toute son oeuvre une obsession permanente. En effet, Jules Verne ne manque aucune occasion de distinguer la pratique dans laquelle sont engagés les personnages d’un de ses romans, en l’opposant à la pratique de l’autre, de celui d’autrefois : Robinson, personnage presque historique. On peut lire à ce sujet, par exemple, dans Les Enfants du Capitaine Grant :

 «  — Il y a donc des Robinsons partout ? demanda lady Helena.— Ma foi, Madame, répondit Paganel, je connais peu d’îles qui n’aient eu leur aventure en ce genre, et le hasard

avait déjà réalisé bien avant lui le roman de votre immortel compatriote, Daniel Defoe.— Monsieur Paganel, dit Mary Grant, voulez-vous me permettre de vous faire une question ?— Deux, ma chère miss, et je m’engage à y répondre.— Eh bien, reprit la jeune fille, est-ce que vous vous effrayeriez beaucoup à l’idée d’être abandonné dans une

île déserte ?— Moi ! s’écria Paganel.— Allons, mon ami, dit le major, n’allez pas avouer que c’est votre plus cher désir.— Je ne prétends pas cela, répliqua le géographe, mais enfin l’aventure ne me déplairait pas trop. Je me referais

une vie nouvelle. Je chasserais, je pêcherais, j’élirais domicile dans une grotte l’hiver, sur un arbre l’été ; j’aurais des magasins pour mes récoltes ; enfin je coloniserais mon île.

— A vous tout seul ?— A moi tout seul, s’il le fallait. D’ailleurs est-on jamais seul au monde ? Ne peut-on choisir des amis dans la

race animale, apprivoiser un jeune chevreau, un perroquet éloquent, un singe aimable ? Et si le hasard vous envoie un compagnon, comme le fidèle Vendredi, que faut-il de plus pour être heureux ? Deux amis sur un rocher, voilà le bonheur ! Supposez le major et moi...

— Merci, répondit le major, je n’ai aucun goût pour les rôles de Robinson, et je les jouerais fort mal.— Cher Monsieur Paganel, répondit Lady Helena, voilà encore votre imagination qui vous emporte dans les

champs de la fantaisie. Mais je crois que la réalité est bien différente du rêve. Vous ne songez qu’à ces Robinsons imaginaires, soigneusement jetés dans une île bien choisie, et que la nature traite en enfants gâtés ! Vous ne voyez que le beau côté des choses !

— Quoi ! Madame, vous ne pensez pas qu’on puisse être heureux dans une île déserte ?— Je ne le crois pas. L’homme est fait pour la société, non pour l’isolement. La solitude ne peut engendrer que

le désespoir. C’est une question de temps. Que d’abord les soucis de la vie matérielle, les besoins de l’existence, distraient le malheureux à peine sauvé des flots, que les nécessités du présent lui dérobent les menaces de l’avenir, c’est possible. Mais ensuite, quand il se sent seul, loin de ses semblables, sans espérance de revoir son pays et ceux qu’il aime, que doit-il penser, que doit-il souffrir ? Son îlot, c’est le monde entier. Toute l’humanité se renferme en lui et, lorsque la mort arrive, mort effrayante dans cet abandon, il est là comme le dernier homme au dernier jour du monde. Croyez-moi, Monsieur Paganel, il vaut mieux ne pas être cet homme-là !... »

(Enfants du Capitaine Grant, II, 3). 

Ce passage se trouvera de lui-même commenté par tout ce qui suit : il suffit de remarquer qu’on peut y lire les motifs essentiels de la réflexion vernienne des rapports de l’homme et de la nature ; on relève au passage le thème de la colonisation. L’idée essentielle peut être dite en deux mots : Robinson est devenu un personnage anachronique ; il faut à présent, pour rêver, d’autres images.

Pour les voyageurs du présent, Crusoé sera donc une nouvelle manifestation du prédécesseur, une nouvelle figure du père. A ceci près évidemment que le père est ici bafoué : son échec, ou le caractère définitivement relatif et provisoire de son entreprise, qui apparaît rétrospectivement comme truquée, précède leur réussite. Nous verrons même qu’avec lui, le père apparaît sous sa forme essentielle, puisqu’il est le père idéologique : le débat entre le passé et le présent, qui donne sa consistance à la mutation du présent en avenir, s’établit aussi entre des formes idéologiques ; c’est ce nouveau débat qui donne au livre de J. Verne sa réalité expressive et révélatrice. Toute la question sera alors de savoir si ce père, vieilli et dépassé, pourra être formellement éliminé, si le passé pourra être supprimé pour que s’institue l’avenir.

·83[83] Et même cet étrange livre posthume, qui n’est peut-être pas de Jules Verne : Les Naufragés du Jonathan.

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2. Le nouveau récit. 

La configuration de départ 

Le motif de l’île prête donc aux deux états du récit, l’ancien et le nouveau, la surface d’une forme commune. Mais son organisation interne, qui est définie par sa variabilité, est profondément modifiée au départ : il permet de délimiter une configuration, ou en termes romanesques, une situation inédite, à l’intérieur de laquelle pourra se jouer une histoire moderne. L’île de Jules Verne doit signifier au départ un dénuement absolu, alors que chez Defoe, elle est déjà comme remplie, puisqu’elle exprime la circularité méthodique de l’origine84[84] :

 « Les héros imaginaires de Daniel Defoe... ne furent jamais dans un dénuement aussi absolu... Ils ne se

trouvaient pas tout d’abord absolument désarmés en face de la nature. Mais ici, pas un instrument quelconque, pas un ustensile. De rien, il leur faudrait arriver à tout. »

(L’Ile mystérieuse). 

La genèse fictive dont se contentait l’idéologie du XVIIIe siècle est une genèse ratée : avec l’épave échouée, le bien initial, toute la société est donnée à Robinson comme en germe. C’est que la société est pour lui un attribut, une « propriété » : il lui est impossible de procéder à sa totale reconstruction. Au contraire, une nouvelle période de l’histoire, une nouvelle société, que les contemporains de Jules Verne sont en train de fabriquer, semble capable de penser, et de faire , raconter par ses écrivains, son commencement absolu, donc de maîtriser complètement son évolution : 

« En effet, c’était bien par le « commencement » que ces colons allaient être forcés de débuter. Ils ne possédaient même pas les outils, et ils ne se trouvaient même pas dans les conditions de la nature, qui « ayant le temps économise l’effort ». Le temps leur manquait... » (id.).

 Ils vont donc refaire, – et c’est bien ce qui illustre le mieux leur avenir –, tout le chemin de la

conquête de la nature, déjà parcouru en droit : ils vont montrer qu’ils sont en possession de leur avenir dans la mesure où ils sont les maîtres du passé. Ils referont ce chemin depuis son commencement, ce qui ne veut pas dire à partir de rien, comme on le verra par la suite : autrement la fiction aurait toute la gratuité d’une rêverie diurne, et rien n’est plus éloigné des intentions de J. Verne.

On voit que la trajectoire initiale de l’aventure, – par le moyen d’un contraste entre plusieurs figures possibles –, semble restituer au projet idéologique toute sa pureté, et aussi se cohérence : les personnages, lancés à l’assaut de la nature, dans la mesure où ils sont radicalement distingués du héros d’autrefois, se donnent le programme de la bourgeoisie conquérante, et en effacent toutes les ambiguïtés. L’origine telle qu’on la représentait était une fausse origine. Le temps est venu de montrer l’origine telle qu’elle est. Ce début contredit apparemment tout ce qui vient d’être dit sur la valeur instrumentale du thème : J. Verne dénonce le caractère artificiel des robinsonnades pour mettre à leur place le vrai récit de l’origine, ne variant le thème que pour mieux tomber dans l’image. Mais nous sommes au début du livre, et qui nous dit que c’est là vraiment qu’il commence ?

On vient de le voir (cf. la dernière citation), le manque de biens est aussi un manque de temps. Maintenant qu’il n’est plus permis de se dérober à l’origine, le déroulement de l’aventure ne supporte plus de délais. Ainsi l’opposition entre les deux « formes » de l’origine, – qui apparaît à l’occasion d’une forme commune : celle de l’île –, se retrouve dans une corrélation psychologique, où s’affrontent hâte et lenteur. Ro-binson Crusoé a tout son temps, et même il ne peut oeuvrer qu’à la condition de se servir de ces longs délais qui remplacent pour lui des instruments qu’il n’a pas ; quoi qu’il entreprenne, il a toujours la possibilité de choisir la voie la plus longue : l’insuffisance de ses ressources techniques est équilibrée par une inépuisable réserve de temps. Aussi Robinson Crusoé, c’est en un sens le roman du temps qui passe. Au contraire les personnages de Jules Verne sont régulièrement pressés : on a vu que le thème de la hâte traduit, sur le plan particulier des impressions affectives, l’idée générale de l’industrie ; ils sont tous comme Lindenbrock qui tire sur les feuilles des plantes de son jardin pour les faire pousser plus vite : ils sont astreints à suivre le plus

84[84] C’est ici qu’il faut se souvenir de la critique fameuse des robinsonnades par Marx et Engels, maintes fois reprises par eux. Mais en voyant bien qu’elle vise la rêverie romanesque des économistes plutôt que Robinson Crusoé lui-même  : on a vu qu’il était le dernier à se laisser prendre au piège des vrais commencements, bien installé qu’il était dans la circularité d’un monde déjà engendré. Ce n’est pas la faute de Defoe si certains lecteurs, Ricardo entre autres, s’y sont laissé prendre.

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rapidement qu’ils le peuvent, et même plus rapidement, le parcours déjà suivi par la nature. C’est à cette condition qu’ils méritent d’être considérés comme les maîtres du monde, et de demain, sur le modèle de leur maître commun, dont la devise est : mobilis in mobili. Cette rapidité qu’ils ont tous n’est donc pas la simple figuration de leur statut dans les termes d’une psychologie élémentaire. L’impatience est un signe qui dit bien plus : avec Jules Verne on assiste à une brusque accélération de l’aventure, qui en renverse complètement le sens ; par rapport au vieil homme, ce ne sont pas seulement les intentions ou la forme de l’entreprise qui ont changé, mais ses conditions. L’accélération de l’aventure exprime une accélération de l’histoire, et, avec elle, l’apparition du nouveau.

Nécessairement, la nature du héros est en même temps profondément modifiée. Si les personnages de l’île mystérieuse se distinguent de Robinson, qui dispose des produits du travail social, ce n’est pas parce qu’ils sont absolument dépourvus de toute espèce de ressources. Simplement le registre de ces ressources a changé : il y a bien dénuement absolu, mais dans un domaine seulement.

En effet, le sujet de l’entreprise de construction n’est plus à présent le héros solitaire, directement affronté à la nature, même si la présence d’un minimum d’objets techniques légués par la société engloutie donnait comme le schéma d’une médiation. Il y a maintenant au départ une société réelle : le héros est remplacé par un groupe. Le problème est ainsi complètement renversé : Robinson, à partir des résultats d’une activité sociale devait parcourir toute la distance qui sépare l’homme seul de la société  ; il devait reconstituer la société, presque l’engendrer ; et cette situation était bien le signe de sa nécessaire impuissance. A présent, il s’agit seulement de Montrer que la société ou le groupe qui la représente, est capable de maîtriser complètement la courbe de son activité passée85[85].

On voit bien alors que Verne n’est pas « tombé » dans l’image du commencement absolu : simplement il substitue à une figure illégitime de l’origine, ou devenue telle, un thème complet, à partir duquel l’aventure puisse prendre son vrai sens, c’est-à-dire un sens contemporain, daté lui aussi. Le sujet de la modernité ne saurait être un seul homme, qui aurait la figure du passé : le proscrit. C’est un ensemble d’individus, qui se présente sous la forme d’un matériel humain hiérarchisé.

D’abord la famille : non la famille biologique bien sûr, mais une famille d’hommes86[86]. Elle est

85[85] Il faut naturellement remarquer que cette situation, nettement affirmée dès le départ, – et reprise à d’autres occasions : voir Deux ans de vacances –, ne distingue pas L’Ile mystérieuse seulement du roman de Defoe, mais aussi d’autres romans de J. Verne, qui sont organisés autour d’un héros solitaire et maudit (Hatteras, Nemo, Robur). Ainsi on pourrait présenter l’oeuvre de Jules Verne en la partageant entre deux grands groupes : tantôt l’aventure est menée dans la solitude et le secret, tantôt elle est vécue par une collectivité réelle. De ce deuxième type seraient, en même temps, que l’Ile mystérieuse, le Voyage au centre de la terre, – où la collectivité se présente sous une forme très simple ; le serviteur, le fils et le père, qui dans le cas particulier est un oncle, mais c’est pour montrer qu’il s’agit comme toujours d’un faux père, d’un père d’adoption et non d’un père naturel –, et les Enfants du capitaine Grant ; dans tous ces livres, la même structure, à partir d’un certain nombre d’éléments fixes, est indéfiniment variée. De même, les voyageurs qui, au lieu d’aller « de la Terre à la Lune », sont voués à tourner indéfiniment autour de leur but, forment aussi le microcosme d’une société :

« D’ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ingénieux. A eux trois, ils emportent dans l’espace toutes les ressources de l’art, de la science et de l’industrie. Avec cela on fait ce qu’on veut, et vous verrez qu’ils se tireront d’affaire. » Une particularité essentielle a la valeur d’une constante : celui qui dans le groupe joue le rôle du père est tou-jours un père approximatif, qui se trouve à la fin délogé par un père naturel, ou au moins plus naturel ; dans cette mesure, les romans de la « famille » (puisque la famille ne peut jamais se construire qu’autour d’un autre père) sont généralement des romans de l’échec et de la déception : à une exception près, les Enfants du Capitaine Grant, qui confirme la règle. Ce détail est capital, car c’est lui qui constitue la charnière structurale de cette série d’oeuvres  : il révèle finalement que le roman où une collectivité essaie de s’approprier son avenir, et qui est aussi quête de la nature, n’est qu’une variation sur l’autre catégorie de romans, celle où le héros isolé montre aux autres qu’il est le maître de leur avenir dans la mesure où il est aussi l’image de leur passé. Il ne s’agit donc pas de deux séries indépendantes, ou contradictoires, mais d’une véritable implication. La deuxième catégorie, celle où le groupe finit par rencontrer la nature sous la forme paternelle du héros, n’est probablement pas une simple dérivation : elle est plus importante parce qu’elle est une certaine façon de réfléchir sur les romans du premier genre. Ces romans animés par une collectivité réelle sont aussi les seuls qui puissent être définis par le concept d’expression ou de révélation (et non seulement de figuration).86[86] Il serait trop long de chercher à savoir pourquoi les romans de Jules Verne sont, à quelques exceptions près, des romans sans femmes, et d’ailleurs cela ne touche pas à la question particulière qui est traitée ici. Sur ce point, J. Verne s’est expliqué lui-même, avec une évidente naïveté, dans une interview au Strand Magazine de février 1895 : ce té-moignage peut être considéré à la fois comme un écran et comme un aveu :

« L’amour est une passion absorbante qui ne laisse que fort peu de place pour autre chose dans le coeur de l’homme. Mes héros ont besoin de toutes leurs facultés, de toute leur énergie, et la présence autour d’eux d’une charmante jeune femme les aurait empêchés de réaliser leurs gigantesques projets. »

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composée généralement, mais de nombreuses modifications sont évidemment possibles, d’un père, d’un fils et d’un serviteur qui leur est directement attaché. Le père est un père moderne, un père neuf ; c’est pourquoi il est aussi un père de remplacement, par opposition à la fois à l’ancêtre mythologique (Robinson) et au père naturel, qui est donné et non conquis : voir le Voyage au centre de la terre et les Enfants du capitaine Grant87[87].

Dans l’Ile mystérieuse, le groupe initial qui constitue aussi par rapport au reste de la population de l’île une élite nettement distincte, se répartit ainsi : un père d’adoption, qui est aussi l’ingénieur (celui qui fabrique) ; le reporter : celui qui observe, qui retient, et aussi celui qui soigne ; le jeune homme qui dispose d’une connaissance, en forme de reconnaissance, proprement miraculeuse de la nature vierge (les essences, les races). Il ne s’agit donc pas de la réunion d’individus séparés, mais d’une collectivité véritable, organisée suivant la répartition de ses fonctions essentielles.

A côté du groupe initial, et initiateur, il y a, nettement séparé, celui des exécutants et des amuseurs, inférieur au premier88[88]. Il est constitué par : le marin, celui qui mange et classe89[89] les choses d’après leur comestibilité (il est ainsi la caricature de la vraie connaissance, non parce qu’il la subordonne à l’intérêt mais parce que la norme qu’il a privilégiée est dérisoire). Il y a aussi : le nègre, celui qui obéit ; le singe, supérieur aux deux précédents parce qu’il se définit à la fois par sa docilité et sa voracité ; et enfin le chien, qui est un magnifique instrument de transmission, véritable équivalent de ce que sera, à la fin du roman, un objet naturel : l’électricité ; il est le seul à pouvoir assurer certaines liaisons, à former certains pressentiments qui deviendront essentiels par la suite : dès le début, il connaît Nemo, au moins il reconnaît sa présence, mais ce savoir ne peut évidemment être communiqué que par le moyen de signes énigmatiques.

Plus tard viendra s’ajouter un nouvel élément, nettement séparé du groupe initial : Ayrton, qui reste extérieur à la division, car il a un autre rôle à jouer. Il y a aussi Nemo, invisible jusqu’à la fin : pour le moment on peut dire qu’il est la personnification de l’île.

Aussi le « chevaleresque » Michel Ardan refuse-t-il absolument de partir sur la lune avec une femme :« Son intention n’était pas de faire souche sur le continent lunaire et d’y transplanter une race croisée de Français et

d’Américains. Il refusa donc : « Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d’Adam avec une fille d’Eve, merci ! Je n’aurais qu’à rencontrer des serpents. »

(De La Terre à La Lune, chap. XXII).Il faut dire que, si la femme, trop fatigante, n’est pas représentée, c’est dû évidemment d’abord aux exigences qu’on

imposait au public à qui ces livres étaient destinés : les petits garçons, qu’il fallait doter de rêves gigantesques, non de projets à leur inconvenante mesure. Il faut dire aussi que la femme n’est pas pour autant absente de l’oeuvre de J. Verne : sa transparente présence est au contraire indispensable, moins parce qu’elle se réalise dans certaines figures secondaires (la fille du capitaine Grant, l’inattendue « fiancée » de Phileas Fogg...), que parce que c’est sur elle, en dernier recours que repose le destin de l’homme.

Pensons au seul vrai roman d’amour que Verne ait écrit, si on met à part les Indes noires : un château dans les Carpathes ; la femme n’y prend une telle importance que parce qu’elle revêt les attributs d’une Eve future : elle est le produit de l’industrie de l’homme, l’expression ultime de ses pouvoirs de reconstitution. La femme représente donc l’étonnant pouvoir de la science, le produit le plus achevé de son travail ; mais, dans la mesure où la science c’est la nature en mouvement, elle est aussi l’image la plus parfaite de la nature. Réciproquement, dans tous les romans de J. Verne, les rôles que ne tiennent pas des personnages féminins sont tenus par la nature elle-même (la mer, l’intérieur de la terre et sa surface), et ses transformations. La machine, on l’a vu, est ce corps qui habille l’homme : la nature, la femme, c’est le domaine qu’il explore ou investit.87[87] Ce dernier roman est beaucoup plus complexe que les autres, d’abord parce que le rôle du père d’adoption est dédoublé entre un père affectif et grave (Glenarvan) et un père savant et drôle (Paganel) ; ensuite parce que le vrai père se révèle aussi être l’aboutissement et le but de la conquête : dans la mesure où le sujet du livre est explicitement la quête du père, le roman s’achève sur la reconnaissance d’une maîtrise de la nature, et c’est bien le seul exemple de ce genre  ; pour-tant cette conquête se fait en passant par certaines étapes essentielles, en particulier l’épisode d’Ayrton, qui annonce l’Ile mystérieuse, et corrige cette trop simple structure en restituant la distance et la discordance entre la nature et l’oeuvre de l’homme.88[88] Cette séparation entre deux sous-groupes montre bien que si le groupe, élément de société, est symbolique, il ne renvoie pas à l’idée abstraite de société (un ensemble d’individus), mais à une forme précise de société, à un état de société, celui où elle est arrivée au moment où J. Verne écrit  : cette division montre que la répartition des individus à l’intérieur de cet « élément de base » n’est pas seulement réglée dans une perspective fonctionnaliste. La place dévolue à la fonction doit être au préalable déterminée à partir d’une division plus fondamentale : celle qui, selon les termes employés, dans le Discours sur l’esprit positif, par A. Comte, trente ans avant que J. Verne se mette à écrire, et juste au moment où s’élabore le Manifeste du Parti communiste, distingue les « entrepreneurs » et les « opérateurs ». La Société telle que la voit Verne dans son degré zéro, tel que si on retranche quelque chose il n’y ait plus de société, garde son prolétariat.89[89] Il y a chez Verne une obsession de la classification : voir aussi Vingt mille lieues sous les mers.

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Avec ce germe de société, est donné ce qui signifie pour Jules Verne la cohésion de la société, son armature : le savoir, l’ingéniosité, c’est-à-dire un certain état de la science. Non une science arrêtée, passée comme une chose ; mais le savoir tel qu’il s’incarne dans un individu qui est là pour le faire vivre, pour l’appliquer : un ingénieur, ou plutôt l’ingénieur, car Cyrus Smith n’est pas un spécialiste, enfermé dans une certaine région de l’activité industrieuse :

« L’ingénieur était pour eux un microcosme, un composé de toute la science et de toute l’intelligence humaine ! Autant valait se trouver devant Cyrus dans une île déserte, que sans Cyrus dans la plus industrieuse ville de l’Union. »

 Ainsi il est « plus qu’un homme » : puisqu’en lui s’est ramassée toute l’histoire des sociétés. Sa

présence distingue encore l’aventure moderne de celle que vivait Robinson « pour qui tout était miracle à faire ». Toute la promesse d’exploitation contenue dans ce savoir-faire s’appuie non sur le travail de la fiction, ou du mystère, mais sur une certitude historique. Cyrus Smith n’est si confiant que parce qu’il sait qu’en lui l’histoire dans sa ligne la plus positive, s’est comme accumulée : l’essentiel y est résumé.

A tout cela s’ajoute naturellement, et c’est même par là u’il aurait fallu commencer, l’objet à transformer, la matière de l’aventure, la nature vierge : « cette île à laquelle ils allaient demander de subvenir à tous leurs besoins ». Mais il ne s’agit pas d’autre chose : la nature n’est que l’envers de la science puisqu’elles se correspondent rigoureusement, suivant les lignes d’une harmonie qui, elle, n’est pas mystérieuse. Tout le travail des nouveaux Robinsons sera de redécouvrir cette harmonie, de la mettre au jour : entreprise parfaitement inédite là où ne se voit pas, absolument pas, la main de l’homme. 

« L’ingénieur avait confiance parce qu’il se sentait capable d’arracher à cette nature sauvage tout ce qui serait nécessaire à la vie de ses compagnons et à la sienne... »

 Nulle part, donc, on ne retombe dans le mythe de la nature hostile à l’homme ; au contraire celle-ci

collabore à tous les moments de son entreprise : en droit elle est déjà informée par la science, et elle est une réserve inépuisable de produits de laboratoire90[90].

 « Mes amis, ceci est du minerai de fer, ceci une pyrite, ceci de l’argile, ceci de la chaux, ceci du charbon. Voilà

ce que nous donne la nature, et voilà sa part dans le travail commun. » 

Pourtant cette nature, qui constitue le véritable objet de départ (la matière première de l’aventure), recèle aussi, mais d’autre part, le mystère. L’île est en effet curieusement complète : en elle c’est toute la nature qui se retrouve, de même que toutes les réserves du savoir-faire scientifique sont à la disposition de l’ingénieur. Cette plénitude des moyens, qui donne à l’aventure sa simplicité démonstrative, requiert pourtant elle aussi une démonstration ; elle ne peut être seulement donnée et admise comme un fait, ainsi que le remarque Cyrille Andreev dans sa préface à l’édition russe des oeuvres complètes de Verne (voir Europe, avril 1955, p. 33) : 

« L’Ile Lincoln comme l’ont baptisée les colons, est vraiment une île mystérieuse, extraordinaire. Elle semble avoir été créée exprès pour les romans d’aventure dont les héros font naufrage, à moins que ce ne soit pour ces critiques qui ont choisi pour profession de « dénoncer » les erreurs scientifiques de Jules Verne. Il n’y a, et il ne peut y avoir dans les îles de l’Océan Pacifique, ni orangs-outangs, ni onagres solipèdes, ni kangourous. La richesse minérale de l’île n’est guère plus vraisemblable. Presque à la surface de l’île, les colons trouvent de l’argile, de la chaux, de la pyrite, du soufre, du salpêtre. Jules Verne connaissait les imprécisions de son roman. Bien mieux, il les a introduites en pleine connaissance de cause. L’île mystérieuse, c’est le symbole de l’univers, l’allégorie de notre globe terrestre rendu à la domination de l’humanité. L’île mystérieuse, c’est le roman d’une société humaine idéale face à face avec la nature. »

 Cette régularité dans la puissance qui remplit l’île, comme si toute la nature s’y était tassée, ne peut

que surprendre. Or cette symbolisation ne marque pas seulement le contenu du roman : elle ne manque pas de

90[90] De même que par ailleurs elle constitue une inépuisable réserve d’objets d’art  : voir particulièrement Vingt mille lieues sous les mers. Ici aussi, dans une simple profusion, où le syncrétisme naturel réunit tous les styles, l’île présente à l’avance le musée de toutes les oeuvres à faire (se souvenir, dans un texte déjà cité, des « ruines éternellement jeunes ») :

« Cette voûte offrait un mélange pittoresque de tout ce que les architectures byzantine, romane et gothique ont produit sous la main de l’homme. Et pourtant ce n’était que l’oeuvre de la nature ! Elle seule avait creusé ce féerique Alhambra dans un massif de granit. »

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frapper les habitants de l’île. Quand, d’un sommet, ils parviennent à en contempler les contours, ils sont alertés par la forme déjà travaillée de leur irrégularité trop manifeste. C’est pour eux la première irruption du mystère. L’île ressemble trop à la nature, ce qui leur apparaît sous la forme : l’île ressemble trop à une île.

Sont donc données, une fois pour toutes : la nature, la société (réduite à sa plus simple expression), et la science. Il ne reste plus qu’à apporter le travail, montrer de quoi l’activité humaine est capable, quand elle a ces éléments à sa disposition On voit bien que la reprise du thème de l’origine ne va pas du tout dans le sens d’une utilisation mythique : la démonstration est parfaitement adaptée aux conditions dans lesquelles le problème est posé, pour la vraie société que Verne représente. Au moins le récit sera fidèle au problème tel qu’il se pose à la conscience d’une société. La fiction romanesque doit servir d’expression parfaite à la construction réelle de l’avenir. Et les hommes que J. Verne cherche à instruire (il faut se souvenir du projet d’une Bibliothèque éducative, réalisé par Hetzel) auront à entreprendre une tâche analogue, pensent avoir à entreprendre une tâche analogue.

Que faut-il construire ? Une nouvelle Amérique. Nous sommes donc très loin d’une robinsonnade, au sens ordinaire du mot (qui n’a d’ailleurs pas grand-chose à voir avec le roman effectivement écrit par Defoe) : Jules Verne s’est efforcé de réduire toute forme possible d’exotisme ; ses lecteurs ne doivent pas découvrir le nouveau, mais l’annexer. Lorsque les habitants de l’île décident d’en baptiser les points essentiels, ils choisissent de vieux noms, qui ramènent la terre nouvelle à n’être que le reflet de celle qu’ils viennent de quitter : il faut des noms qui « rappellent l’Amérique », comme par exemple « le petit Ontario ». Ainsi le problème est de reconstituer à partir d’une norme, par un effort d’identification innover, c’est répéter. C’est ce qui définit, pour Jules Verne, le thème de la colonisation91[91].

 « Nous ferons de cette île une petite Amérique ! Nous y bâtirons des villes, nous y établirons des chemins de fer,

nous y installerons des télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous l’offrirons au gouvernement de l’Union. »

 Il n’est donc pas du tout question d’inventer, ou même de fabriquer du neuf 92[92], mais seulement de

reproduire le possible à partir de ses conditions (et non, comme Robinson, à partir de possibles déjà réalisés). Et ce programme est l’illustration bourgeoise par excellence du thème : maître et possesseur de la nature.

A partir de ce départ, déjà visibles en lui comme enroulés dans le germe, doivent se développer  : l’intrigue fictive, le récit concerté. Il ne subsiste plus aucune distance, – sinon peut-être certaines ambiguïtés, qui, le moment venu, se résoudront de façon inattendue –, donc aucune possibilité de discordance entre la décision de représenter un projet idéologique et le travail qui lui donne figure : c’est pourquoi on peut, à bon droit, parler de thème expressif.

Il est facile de suivre la ligne des réalisations successives, qui transforment la nature par la médiation de l’industrie. « La clairière était transformée en usine ». Cette ligne part du four à poteries, passe par la métallurgie (à partir des techniques les plus primitives), pour arriver au point extrême : l’utilisation de l’électricité, la fabrication du télégraphe, avec lequel, comme on le verra, la ligne se brise en même temps que l’aventure subit un changement qualitatif93[93]. Ainsi est rempli un écart qui n’est finalement qu’un faux écart94[94], – au niveau des prémisses, il n’y a aucune distance entre les termes à rejoindre –, puisque la nature se prête à l’aventure de sa transformation, comme les animaux d’eux-mêmes viennent se faire apprivoiser. 

« Décidément, Pencroff avait rayé le mot impossible du vocabulaire de l’Ile Lincoln. » 

 

91[91] Une colonisation idéale des terres vierges, qu’il ne faut pas confondre avec une colonisation politique, nettement refusée par ailleurs : C’est pourquoi l’île portera le nom de Lincoln.92[92] C’est pourquoi il n’est pas juste d’interpréter l’œuvre de Verne en la classant dans le genre de l’utopie.93[93] En effet cette invention accomplie mettra les colons en relation avec autre chose (c’est par son intermédiaire que Nemo les convoque) elle les fait basculer hors de la simple ligne science-nature, et leur impose une épreuve décisive. Il n’est pas sans intérêt de se souvenir que l’électricité est une des figures centrales de l’oeuvre de Verne, ainsi que le volcan, qui va bientôt aussi jouer un rôle cathartique. Il se confirme ainsi qu’à certaines figures est attaché un sens précisément révélateur, qui consiste à indiquer la distance nécessaire entre le projet et sa réalisation. Au moment où elles recoupent une figure décisive, qui est le lieu d’un problème, les autres figures ne sont plus des instruments maniables arbitrairement ; elles ne peuvent plus servir à n’importe quoi.94[94] « — Que nous manque-t-il ? Rien !

— Si ce n’est... tout ! » Un tout qui n’est rien et réciproquement. C’est ainsi que le changement se manifeste à travers la permanence.

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L’épreuve de la fiction 

Ce qui donne au livre son vrai sujet, et aussi son sens, c’est qu’à mesure que l’histoire avance, ce schéma est profondément bouleversé, et même renversé. La ligne des réalisations idéologiques est brisée, au moment où elle croise le déroulement d’une autre intrigue, qui semble plus réelle, dans la mesure où elle force à reconnaître la persistance d’une autre forme de la fiction. Ce n’est pas un hasard si, à ce mo ment, ce livre aux allures indépendantes renoue avec d’autres ivres un lien qu’il avait rompu. Le rapport de la fiction nouvelle avec la fiction passée devient autre chose qu’un rapport critique : un conflit réel.

En effet, la présentation du commencement, de ces premiers termes à partir desquels se déroule l’aventure, est progressivement remise en question. Les colons ne sont pas placés en face d’une nature neuve, – qui serait l’équivalent ou le complément du savoir de l’ingénieur –, mais paradoxalement sans le savoir, posés à la surface d’une « île mystérieuse ». Il faut alors reprendre complètement les données du problème.

L’idée de ce nouveau début est donnée par la forme artificieuse de l’île : celle-ci saute aux yeux, dès que les colons peuvent la dessiner, du sommet de la montagne centrale, qui est aussi un volcan. C’est précisément la présence du volcan qui fait voir que ce morceau de nature n’est qu’un produit artificiel. L’île n’est pas le lieu d’un commencement, mais d’un aboutissement95[95]. Elle est la dernière trace d’un continent disparu ; c’est ce qui explique la richesse de ses ressources elle présente sous une forme réduite, condensée, tout ce qui reste d’une terre ; elle est un « résumé » de tous les aspects que présente un continent. Ainsi semble être expliqué le mystère : le caractère totalement inhabituel de l’île est figuré par le thème du volcan fondamental chez Jules Verne.

Mais il apparaît bientôt que l’île n’est pas non plus déserte : si elle n’a pas été touchée, donc profanée par la main de l’homme, – si donc elle peut servir d’instrument pour une épreuve, épreuve réelle  : c’est-à-dire productive, et pour une initiation aux « naufragés de l’air » –, elle est pourtant habitée Par une forme invisible, « une force inconnue ». La présence de cette force se manifeste très tôt, dès l’arrivée dans l’île : voir l’épisode du combat sous les eaux du lac. Elle devient indiscutable au moment où, à l’intérieur du cochon abattu dans une forêt de file, est découvert un grain de plomb : d’une manière qui, cette fois, rappelle fort la thématique du roman de Defoe, cette parcelle de métal semble emporter avec elle l’existence de l’humanité tout entière, en tant qu’elle est seule à produire des objets techniques.

Alors se succèdent, de plus en plus rapprochés, des signes indéchiffrables, des « faits inexplicables » qui ont l’étonnante particularité d’être toujours favorables à l’entreprise des colons. A ce moment, le roman est bien près de céder à la tentation d’une imagerie merveilleuse :

 « L’ingénieur ne savait que penser, et ne pouvait se retenir de rêver de complications bizarres. »

 et les colons se mettent en effet à avoir des pensées de religion, de providence. Ils ne se laissent

pourtant pas séduire par cette trop facile solution, et cherchent à établir les rapports de ce problème nouveau avec celui qu’ils croyaient être en train de résoudre : 

« Seul, Cyrus Smith attendait avec sa patience habituelle, bien que sa raison tenace s’exaspérât de se sentir en face d’un fait absolument inexplicable, et il s’indignait en songeant qu’autour de lui, au-dessus de lui peut-être s’exerçait une influence à laquelle il ne pouvait donner un nom. »

 Il apparaît donc très vite que l’expérience est entièrement truquée : l’île sauvage et nue n’est qu’un

décor, par lequel les personnages96[96] sont ramenés à l’île en trompe-l’oeil du dix-huitième siècle. La mystérieuse « force » les renvoie à leur condition de Robinsons, de laquelle on les croyait définitivement délivrés ; et dans un moment crucial elle leur envoie la caisse échouée qui contient, rangée dans un minimum d’espace, toute la panoplie du parfait Robinson Crusoé : « rien n’y manque » ; leur aventure devient alors identique au motif qui, par contraste, servait à la distinguer.

Ce n’est donc pas un hasard si l’épave n’a pas été, cette fois, donnée dès le début : c’est ce retard justement qui souligne la facticité du départ idéologique. L’irruption de cette nouvelle donnée anéantit complètement l’idée de conquête. D’ailleurs la caisse contient aussi, en guise de message, un livre, la Bible, comme par hasard, ouverte à un passage marqué d’une croix : « Quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve. » C’était précisément le thème de la transformation industrielle et bourgeoise de la nature, mais il a maintenant complètement changé de sens : la quête ne se comprend plus que comme un rapport entre ce qui

95[95] Ce thème, ainsi présent dès le début, ne prendra tout son sens qu’à la fin du livre.96[96] Au sens où on parle des personnages d’une pièce de théâtre.

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donne et ceux qui reçoivent. Ainsi le problème du rapport de l’homme à la nature se trouve posé de façon nouvelle.

C’est ici que se situe l’histoire allégorique d’Ayrton : signe irréfutable de la mutation du sens apparaît l’épisode de l’homme abandonné. Les colons découvrent, dans une île voisine de la leur, la vraie île de Robinson : le capitaine Grant y a mené une expérience voisine de celle du grand ancêtre, et c’est là que pour, le punir de sa traîtrise, on a relégué le convict Ayrton, avec la promesse de venir le rechercher au moment (naturellement indéfinissable) où sa faute serait expiée. Ayrton disposait lui aussi au départ d’un acquis non négligeable : toute l’installation réalisée par Grant ; mais il n’a pu supporter une complète solitude, et il s’est progressivement rapproché de l’état animal. Quand les colons le retrouvent, il a perdu le langage, et son retour à l’état civilisé, c’est-à-dire à l’état d’exploitant et de colonisateur, est problématique : il ne se fera en effet qu’au prix d’une très lente rééducation. Cette variation autour du motif de l’isolement est intéressante, car elle donne aux colons le secret de leur situation : leur succès se mesure à l’échelle de l’échec d’Ayrton ; c’est donc qu’un problème identique leur est posé.

La tâche qui leur est imposée n’est pas naturelle (ils ne sont pas en train de conquérir réellement la nature) ; elle est une action symbolique au terme de laquelle ils pourront faire valoir un certain nombre de capacités, mais non la réalité d’une entreprise de transformation. Ayrton s’est perdu, moralement s’entend, et on l’a perdu, dans la nature. Ainsi le rachat éthique peut servir d’illustration pour la quête indus trielle. Dans les deux cas des valeurs sont mises à l’épreuve, et le travail réel importe peu : à la limite il a une fonction seulement pédagogique, puisque pour l’adolescent du groupe, l’aventure est l’occasion d’une initiation complète, ou presque. De la même façon, tel que Rousseau voulait déjà Robinson, le livre est lui-même instructif pour ses lecteurs. La tentative telle qu’elle était présentée au départ est donc faussée : l’île n’est pas la nature vierge, mais le lieu préparé d’une expérience ou d’une expérimentation ; on n’y avance qu’autant qu’on avance dans un labyrinthe, inutilement, et à la recherche d’un point de départ.

Ainsi, l’idée d’une adéquation entre la nature et la science est remise en question elle aussi  ; non parce qu’elle serait moins réelle que rêvée seulement : mais parce que l’image du laboratoires97[97] qu’elle implique est ambiguë. L’application du savoir à un matériel naturel n’est que la conséquence d’une application de la nature à ce savoir, et cette deuxième sorte d’application, qui devient en droit la première, est un mystère historique : 

« (Pencroff) : — Monsieur Cyrus, croyez-vous qu’il y ait des îles à naufragés ?... des îles créées spécialement pour qu’on y fasse convenablement naufrage, et sur lesquelles de pauvres diables puissent toujours se tirer d’affaire ?

— Cela est possible, répondit en souriant l’ingénieur.— Cela est certain, Monsieur, répondit Pencroff, et il est non moins certain que l’île Lincoln en est une. »98[98]

 L’intérêt de cette lente transformation de l’idée que les colons se font de leur entreprise est évident :

car alors ils font la rencontre de la fiction même, et le roman qui était le commentaire contradictoire d’un autre roman commence à réfléchir sur lui-même. La fiction n’est plus dans la représentation de la réalité, mais dans la réalité représentée elle-même.

 « Depuis ce jour, Pencroff parut être soucieux. Cette île, dont il faisait sa propriété personnelle, il lui semblait

qu’elle ne lui appartenait plus tout entière et qu’il la partageait avec un autre maître auquel il se sentait soumis. » 

L’aide de celui « qui fait pour nous tout ce que nous ne pouvons faire pour nous-mêmes » est très exactement à double tranchant, et ainsi elle suscite une double réaction : d’admiration et de refus ; la première indique la renonciation au but initial, la seconde sa permanence : 

« Cette protection invisible qui réduisait à néant leur propre action, irritait et touchait à la fois l’ingénieur. » 

Car l’effet essentiel de ce secours superflu99[99] est de montrer aux conquérants qu’ils sont objets d’une action et non ses sujets au même titre que la nature, et ainsi le problème initial n’a plus de sens. Alors leur aventure devient précisément analogue à l’épreuve symbolique que subit Ayrton, pour des motifs

97[97] Rappelons que, pour Jules Verne, la nature est un « laboratoire naturel ».98[98] Cette idée qui est présentée ici de façon à moitié sérieuse deviendra dans l’Ecole des Robinsons un sujet de dérision, le prétexte d’une bouffonnerie. Alors il apparaît que la conquête de la nature symbolisée par une île vierge est un rêve, et un divertissement, de milliardaire.99[99] Mais, s’il l’est en fait, on ne pourra jamais le savoir, et tout est là : la démonstration est devenue impossible.

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différents en apparence : lui aussi a été renvoyé à la nature, pour qu’il se rachetât, en s’identifiant à elle.Si l’île est truquée, factice, fabriquée, c’est parce qu’elle n’est en fait que la forme visible d’une

volonté : Nemo, caché au creux du volcan, artisan secret du décor. C’est pourquoi, au moment où Nemo meurt, l’île ne peut que disparaître, retourner avec lui à la mer originelle dont elle était la très fugitive émanation. Quand l’épreuve est terminée pour les colons, quand le navire du capitaine Grant vient mettre un terme à la pénitence de l’homme abandonné, avec une nature illusoire, disparaît tout ce qui a été bâti sur elle  : aucune trace ne reste du travail accompli ; de l’objet de leur quête, les colons ne peuvent rien fixer. Ils ne sont plus ce qu’ils croyaient être : les agents d’un changement réel. La tentative de colonisation a échoué.

Il reste à comprendre le sens de ce détournement ; il reste à savoir comment l’irruption de la forme du livre dans le déroulement de ce qu’il raconte a pu tout remettre en question, et pourquoi la mise en question de la fiction est opérée par la fiction elle-même. C’est dire qu’il va falloir procéder au déchiffrement de nouveaux signes. 

L’erreur de Nemo. 

Par l’intervention de la « force », mystérieuse et efficace, le récit est ramené à son point de départ, puisque les conditions mêmes de l’aventure sont remises en question : ce qui apparaît à présent comme indice exige une nouvelle interprétation. Les colons n’étaient pas aux prises avec la nature elle-même, mais avec une autre réalité qu’il faut à présent identifier. C’est cette identification qui donne son nouveau sujet à la fable  : maintenant qu’il n’est plus question du thème « travailler pour connaître », il faut trouver les raisons d’un succès illégitime. La nature « naturelle » ne posait pas de problèmes de ce genre : source sincère d’efficacité, réservoir de réalisations vraies, elle produisait à la fois le savoir de sa puissance, donc l’explication d’une fatalité nécessaire ; la nature était alors à elle-même sa science : principe de toutes les rationalités, elle n’avait pas besoin de recourir à des raisons externes pour justifier son pouvoir. Mais quand il s’agit d’une nature « mystérieuse », où le travail est trop facile, où un juste effort n’est plus la garantie de la conquête, alors se fait sentir l’exigence d’un autre savoir, qui ne soit plus l’émanation de la nature, mais une clé extérieure, à partir de laquelle sera révélée une surnaturelle puissance. Ainsi l’histoire, comme dans tant d’autres romans de Jules Verne, se raconte par l’intermédiaire d’une expérience de déchiffrement. Il faut traduire dans un autre langage les données faussement naturelles du départ pour résorber l’artifice par lequel l’aventure est compromise.

Cette recherche d’une rationalité nouvelle pourrait très bien s’achever dans une imagerie surnaturelle : cette possibilité a déjà été rencontrée, au moins une fois. Et une telle conclusion ne serait peut-être pas pour surprendre de la part de Jules Verne, qui, au printemps de 1884, ira solliciter à Rome l’ap-probation de Léon XIII ; on nous dit qu’il y fut « félicité de la pureté et de la valeur morale et spiritualiste de ses oeuvres » (Mme Allote de la Fuye : Jules Verne, sa vie, son oeuvre, Kra 1928, chap. 18). Et L’Ile mystérieuse, montrant l’échec relatif de l’industrie humaine, ou la ramenant dans la dépendance d’une providence, – mais laquelle ? –, qui ne s’accommode des progrès de l’histoire que dans la mesure où elle les a elle-même préparés, pouvait bien être considérée comme un roman catholique, fidèle à l’orthodoxie des projets d’éducation, – s’il est vrai qu’éducation, depuis Rome, cela signifie : dépréciation de tout effort strictement scientifique d’explication du monde. J. Verne, rappelant aux ingénieurs la soumission nécessaire de leur savoir aux mystères révélés, luttant aux côtés d’Huysmans, de Drumont, ... de Leo Taxil, ajoutant une nouvelle arme à toutes celles qu’ils avaient déjà réunies (esthétisme, fraude, fanatisme), pour ramener le surnaturel dans des consciences qui commençaient à l’oublier un peu trop, ç’aurait été un beau gage de « valeur morale » pour le pape bourgeois, et une jolie contradiction de plus dans une oeuvre vouée au « progrès », contradiction guère mystérieuse cette fois.

Tel n’était pas le dessein de Jules Verne. Le livre de M. Moré montre par ailleurs de façon convaincante comment sa vie et son oeuvre entière excluent la possibilité d’un semblable conformisme. Si Jules Verne reste nécessairement discret sur ce point, et ne défend le plus souvent sa laïcité que par la manière négative, c’est-à-dire en ne l’attaquant pas, il reste que ses adversaires implicites ne s’y sont pas trompés. Quinze ans avant la visite au pape, au début de 68, Veuillot écrivait à Hetzel :

 « Je n’ai pas lu les Voyages extraordinaires de M. Verne. Notre ami Aubineau me dit qu’ils sont charmants, sauf

une absence qui ne gâte sans doute rien, mais qui désembellit tout, et qui laisse les merveilles du monde à l’état d’énigmes. C’est beau mais c’est inanimé. Il manque quelqu’un... »

(Cité par A. Parménie et Bonnier de la Chapelle : Histoire d’un éditeur et de ses auteurs, Hetzel, Albin Michel, 1953, p. 489).

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 C’est très bien dit, et aussi d’une parfaite perspicacité. Il n’est pas indifférent non plus de retrouver,

dans ce « jugement », les termes mêmes du problème qui vient d’être posé : quelle médiation permettra de passer de l’énigme aux merveilles, et inversement ? J. Verne s’accorde avec Veuillot en ce qu’il refuse, – la structure de son roman nous l’a suffisamment montré –, de laisser à la science le rôle de cette transition ; mais il ne donne pas pour autant la réponse attendue, et c’est ce double refus qui donne au roman son vrai sens, et, certainement, sa valeur éducative.

Aussi la solution surnaturelle n’est-elle qu’évoquée au passage, et avec une trivialité nettement appuyée :

 «  — Je ne suis pas curieux, mais je donnerais bien un de mes yeux pour voir face à face ce particulier-là ! Il me

semble qu’il doit être beau, grand, fort, avec une belle barbe, des cheveux comme des rayons, et qu’il devrait être couché sur des nuages, une grosse boule à la main !

— Eh, mais Pencroff, répond Gédéon Spilett, c’est le portrait de Dieu le père que vous nous faites là.— Possible, Monsieur Spilett, mais c’est ainsi que je me le figure. »

 Nemo, présence absente mais agissante, dieu caché et efficient est un faux dieu, de même qu’il est un

faux père, ainsi qu’il va apparaître : sinon une caricature, au moins l’image d’un échec, tracée à mi-chemin du respect et de l’irrespect. Il dispose de moyens supérieurs, mais il reste un homme. Aussi son immense puissance peut-elle être mesurée par analogie : 

« Si l’intervention d’un être humain n’est plus longtemps douteuse pour nous, je conviens qu’il a à sa disposition des moyens d’action en dehors de ceux dont l’humanité dispose. Là est encore un mystère, mais si nous découvrons l’homme, le mystère se découvrira aussi. »

 Le signe peut donc être déchiffré ; il suffira de l’éclair d’une rencontre. Il n’est pas besoin d’essayer

de dire moins bien ce qui l’a été mieux : « Bien que certains hommes soient avantagés de dons que la nature n’a point accordés aux autres, on ne dit pas

que les premiers se situent au-dessus de l’humanité, à moins que leurs dons (sans pareils) ne puissent être ramenés sous la définition de la nature humaine. Par exemple la taille d’un géant est exceptionnelle, et cependant humaine. La facilité d’improvisation poétique n’est pas donnée à tous, et cependant elle est humaine. Humaine aussi est l’aptitude à considérer différents objets ; les yeux ouverts avec autant de vivacité que si on les avait devant soi. En revanche, si qui que ce soit disposait d’un moyen de saisir les idées, et de principes de connaissance refusés aux autres hommes, il ne resterait plus dans les bornes de la nature humaine. »

(Spinoza, Tractatus theologico politicus, note marginale du 1er chap.). 

Ce qui distingue justement Nemo, c’est qu’il ne dispose pas de tels dons, qu’il ne dispose pas de tels principes, et que pourtant il a su utiliser les « avantages naturels » de l’humanité de façon à aller plus loin qu’on n’a coutume de le faire sur le chemin de l’invention et de la conquête ; mieux qu’un autre il a su utiliser le pouvoir de former des images nouvelles.

Pourtant une telle description reste insuffisante, parce qu’elle procède seulement par la voie négative : il reste encore à répondre à la question précise d’une identification. Qui est Nemo ? Or la première vraie réponse à cette question sera donnée par l’analogie de son statut avec celui d’Ayrton, l’homme abandonné qui doit obtenir son rachat en subissant les conditions d’une solitude symbolique. Nemo lui aussi, comme s’il subissait une épreuve, a besoin d’être jugé, et c’est bien ce qu’il demande aux colons dans les dernières pages du livre :

 « Que pensez-vous de moi, Messieurs ? Ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ? »

 C’est ainsi que le roman est en fait décentré par rapport à ce qui avait d’abord semblé sa

préoccupation essentielle : le thème de la conquête masque celui de l’épreuve. Et ceci doit bien être compris : il ne faut pas dire qu’il n’y pas eu conquête parce que l’entreprise était précédée par une conquête anticipée. Pas davantage que les colons, Nemo n’est un conquérant : il est exactement dans la même situation que les hommes qu’il a voulu tromper.

Et c’est ainsi qu’est chassée la solution surnaturelle. Nemo n’a fait que reporter sur d’autres l’épreuve qui lui a été imposée. Il est tout autant qu’eux Robinson, et même le plus Robinson de tous. Il est le vrai Robinson, dont les autres ne sont que des imitations.

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Il est à la fois un faux dieu et Robinson : de la divinité il s’est donné seulement le décor, la solitude. « Je meurs d’avoir cru que l’on pouvait vivre seul ».

 Si Nemo a fait du travail des colons une entreprise entièrement factice, ce que Marx appelle comme

Jules Verne une robinsonnade, c’est qu’il est une puissance rétrograde, – et en même temps miraculeusement prospectrice : il a utilisé à l’envers son inépuisable réserve de moyens rationnels, non pour construire une société meilleure, mais pour organiser le trajet, vingt mille lieues et quelques autres, d’une vie solitaire. Il s’est promené sur les voies d’une conquête de la nature : et ainsi il restera profondément, jusqu’à la fin de son entreprise, un amateur, qui a besoin d’autres amateurs à qui faire apprécier son oeuvre, même s’ils doivent pour cela déprécier la leur, qui n’en est alors que le reflet. Il est obligé, pour voir l’avenir qu’il donne à l’humanité, d’en forger une image déjà rétrospective, c’est-à-dire de faire apparaître le progrès sous la forme de l’inutile.

Ainsi, loin d’être la condition et la figure précoce de l’avenir humain, Nemo reste attaché à la forme du passé. Il est la figure même d’autrefois, au lieu d’être l’image de demain. C’est bien ainsi que le juge finalement Cyrus Smith :

 « Capitaine, votre tort est d’avoir cru que l’on pouvait ressusciter le passé, et vous avez lutté contre le progrès

nécessaire. » 

Ces paroles ont un sens particulier, puisqu’elles évoquent directement la lutte incessante que mène Nemo contre la politique anglaise d’oppression des peuples colonisés ; il est intéressant de remarquer combien peu révolutionnaire pouvait sembler une telle lutte au bourgeois d’avant-garde qu’était pourtant Jules Verne. Mais il est très important de savoir généraliser ce jugement qui est aussi jugement sur le roman lui-même, et d’y voir la condamnation d’une forme d’activité par ailleurs totalement réactionnaire, même si elle semble dans certains de ses aspects progressiste : ce qu’il prononce c’est la condamnation de l’utopie, c’est-à-dire de l’avenir vu par les yeux du père.

De même que le romancier, Nemo a besoin de donner à voir, de se donner la réalité en spectacle. Ainsi s’explique le retour inéluctable au modèle de fiction qui semblait pourtant dépassé : le Robinson de la légende, tel même que Defoe ne l’avait pas voulu peindre. Les résultats de la révolution industrielle, dont les colons de l’Ile sont à la fois les agents et les produits, sont appliqués sur une représentation idéologique typiquement prérévolutionnaire. Par rapport à la grande figure idéologique du héros solitaire, Nemo est dans la même situation que le sont les colons par rapport à lui : il ne peut exprimer le sens de son oeuvre qu’en s’identifiant à cette figure, donc en renonçant à son projet d’une conquête réelle, pour devenir, – non seulement dans la représentation qu’il donne de lui-même, mais dans celle qu’il impose des autres, dans ses actes et ses décisions mêmes –, le sujet fictif d’une aventure périmée. C’est pourquoi il ne peut se sauver que par le recours à une expérience factice : l’épreuve qu’il impose à d’autres. C’est leur médiation qui lui permet de se « réconcilier avec le reste de l’humanité », qu’ils sont censés représenter sous une forme résumée (de la même façon l’île était le résumé de la nature ; de même aussi, en Nemo se résument toutes les fictions) ; par le fait que c’est un rôle qui leur est ainsi dévolu ils sont seulement les émissaires d’une humanité illusoire, dé-possédée de son pouvoir, que ne définissent plus son savoir et son travail.

La leçon du roman est donc claire. Si une oeuvre littéraire parvient à montrer comment la terre deviendra comme un paradis, ce n’est pas en présentant cette transformation comme le résultat du travail humain, mais en insinuant, dans la forme d’une anticipation, que ce résultat est déjà atteint  : non certes par la suggestion d’une influence extérieure, mais par l’action d’un homme, à condition qu’elle soit inversement appliquée. C’est dire que le roman du travail en est arrivé avec Jules Verne, que celui-ci le veuille ou non, au point où il doit nécessairement inventer de nouvelles formes d’expression, qui lui permettront en particulier d’éliminer cette figure dégradée du héros unique : J. Verne n’invente pas ces formes, mais il joue avec une extrême virtuosité des formes antérieures, de façon à les exposer dans leur réalité d’obstacle et de retard, de façon à en montrer le sens rétrograde.

Le dernier secret que les personnages du livre ont à déchiffrer, – et c’est aussi le sens ultime du motif expressif : l’aventure dans l’île –, c’est qu’au lieu de régler leurs comptes avec la nature, comme ils l’avaient cru, ils sont en train de régler les comptes d’un autre avec la fiction, et de montrer qu’un certain style de fiction est désormais, historiquement, révolu. Ainsi, leur entreprise n’est pas aussi insensée qu’il pouvait paraître : bien qu’elle n’arrive à rien montrer de réel, elle est parfaitement démonstrative, au rebours cette fois du dessein de Nemo, puisqu’elle parvient à en faire apparaître la vanité. Ainsi elle a un sens positif. De la

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même façon, l’oeuvre de Jules Verne, loin d’être illusoire, par la constitution d’une mythologie, donne à une mythologie attestée historiquement son exacte position.

Avec Nemo doivent disparaître l’île et toute trace de l’activité des colons : « Leur premier sentiment fut une douleur profonde ! Ils ne songèrent pas au péril qui les menaçait directement,

mais à la destruction de ce sol qui leur avait donné asile, de cette île qu’ils avaient fécondée, de cette île qu’ils aimaient, qu’ils voulaient rendre si florissante un jour ! Tant de fatigues inutilement dépensées, tant de travaux perdus ! »

 La fable culmine alors dans l’illustration d’une fondamentale précarité : et cet épisode n’est pas

accessoire, puisque Verne le reprendra jusque dans son dernier roman, les Aventures de la Mission Barsac, où l’incendie de Blackland par le savant qui l’a créée rappelle directement la disparition de Nemo et de ses oeuvres.

Le livre s’achève donc, non sur l’image d’une conquête, mais sur celle d’une destruction : au lieu d’évoquer la possession de la nature, il décrit une dépossession, celle du travail, de l’aventure humaine, par la fiction. Avec Nemo s’efface la possibilité des voies courtes vers l’avenir, et de leur détour par le passé. Ainsi le livre parvient bien à montrer la position de la littérature dans son rapport à l’histoire qu’elle prétend dé-crire : les images qu’il veut fixer ne sont pas illusoires ou vaines, mais dignes d’une juste mémoire :

 « Jamais ils ne devaient oublier cette île sur laquelle ils étaient arrivés, pauvres et nus, cette île qui pendant

quatre ans avait suffi à leurs besoins, et dont il ne restait plus qu’un morceau de granit battu par les lames du Pacifique, tombe de celui qui fut le capitaine Nemo ! »

 C’est la dernière phrase du livre100[100].

  III. - La fonction du roman 

« Ainsi donc, cela paraît constant, cette mer ne renferme que des espèces fossiles, dans lesquelles les poissons comme les reptiles sont d’autant plus parfaits que leur création est plus ancienne. » (Voyage au centre de la terre).

 Mobilis in mobili, on le sait, c’est le signe de reconnaissance du capitaine Nemo, c’est aussi l’adage

fondamental d’une rêverie historique sur le destin, et il n’est pas difficile de retrouver, derrière cette formule, le principe général que Verne a voulu illustrer. On y lit en raccourci toutes les implications idéologiques qui sont la condition de possibilité de l’œuvre romanesque telle que Verne la conçoit : c’est, comme la perception encore sourde d’un événement historique, l’idée que la science est l’instrument essentiel d’une transformation de la nature. Mobilis in mobili, c’est la situation de la science, donc de l’homme par rapport à la nature, c’est Axel qui, autour du centre de la terre, retrouve, le temps d’un bain, l’unité avec la mer originelle. La science est dans la nature, l’avenir est dans le présent, comme le Nautilus est dans son élément, où ne se distinguent plus le réel et le symbolique. L’inconnu baigne dans le connu : cette liaison intime, cette conjonction qui est aussi conjoncture, puisqu’elle désigne mieux qu’autre chose la modernité, cette adéquation est ce qui permet de caractériser au mieux, de l’intérieur, l’œuvre de Verne ; c’est elle qui dit ce qu’il a fait ; là est le noeud véritable de son entreprise. Ainsi elle pourrait lui servir de titre.

Mais l’essentiel est que cette idée peut en même temps servir à nommer les insuffisances, ou plutôt les limites de l’oeuvre ; elle permet de déceler cette confusion sans laquelle le rapport science-nature ne pourrait être montré, et de montrer, à côté de l’œuvre réalisée, l’œuvre impossible qui est son inévitable et illusoire corrélat. Le principe d’une fidélité imaginaire à l’avenir est nécessairement fictif lui aussi : cette fidé-lité se prononce à l’envers d’elle-même, avec les mots de l’infidélité. Et voyages et rencontres ne sont que retours, et retrouvailles.

Ainsi commence à se dessiner ce que nous sommes bien obligés d’appeler le revers de l’œuvre : ses conditions de possibilité qui permettent de la lire au rebours de ce qu’elle voudrait dire.

100[100] Il est intéressant de savoir que les colons n’auront ensuite qu’à reproduire l’aventure de leur initiation fictive pour réaliser une colonisation véritable, en Amérique : mais toujours avec l’aide, posthume cette fois, de Nemo, qui leur a légué une caisse de pierres précieuses. C’est donc que la fiction peut servir d’initiation, d’introduction au travail réel, ne serait-ce que par contraste. Elle en est le reflet, l’image inverse, mais aussi la seule image : au point qu’il n’est plus nécessaire de décrire le travail réel qui va lui succéder ; la répétition est en elle-même sans intérêt : il suffit de l’évoquer. Ainsi l’œuvre de J. Verne révèle toujours le même sens, en présentant la fiction elle-même comme une illustration précaire du réel, mais aussi sa préfiguration anachronique et démesurée, forme nécessairement précédée.

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Aussi l’identité rêvée de la science et de la nature n’est pas une identification absolue, puisqu’elle s’organise dans l’intervalle d’une distance infinie, celle même qui sépare la réalité de la fiction, et permet de montrer, comme périmée, toute forme d’anticipation. C’est dans la mesure où, comme on vient de le voir, Verne se charge lui-même de cette révélation que son oeuvre nous semble atteindre un terme de la conscience esthétique, aller jusqu’au bout de son savoir.

C’est pourquoi d’ailleurs il convient de n’affirmer qu’avec prudence que l’attitude de J. Verne à l’égard de la science a changé, comme le fait M. Butor par exemple, en ajoutant que cette évolution s’est faite dans le sens d’un pessimisme croissant : jamais Verne n’a voulu montrer qu’il croyait à l’efficacité de l’activité scientifique : ni qu’il croyait le contraire. Là n’est pas son sujet. C’est l’image de la science qu’il interroge, car il ne se contente pas de la représenter. L’oeuvre de Verne ne se comprend évidemment pas si on ne la rapporte pas à l’idée de progrès, et à celle d’industrie, mais cette idée n’est pas exactement son affaire ou plutôt : elle n’en considère pas directement le contenu. Le problème de Verne est : à quelle condition est-il possible de figurer le projet idéologique qui est la conscience de soi d’une société industrielle ? Et c’est à travers cette problématique singulière qu’il parvient à révéler le vrai sens de ce projet. Loin de vouloir faire un portrait poétique du savant qui serait alors proscrit et solitaire101[101], il veut marquer les distances qui séparent cette représentation et la réalité de l’aventure humaine ; l’originalité de cette entreprise c’est que la distance doit s’y manifester à l’intérieur même de cette représentation.

C’est pourquoi il ne peut suffire de dire que Verne est le représentant d’un certain état idéologique de la société, ou d’une certaine classe de la société, si on ne se demande pas au préalable ce que c’est que représenter. On a trop facilement tendance à interpréter l’idée de représentativité dans un sens rétrospectif  : une oeuvre, une fois faite, serait représentative, parce qu’elle a été faite, et ce serait le prix obscur de cet accomplissement : de même, un candidat élu, parce qu’il est ainsi désigné, devient représentant. Mais, avant que l’oeuvre soit faite, avant que le suffrage ait décidé, y a-t-il ou non représentation ? C’est là en tout cas qu’il faut aller chercher les racines, et le sens, de toute représentativité : dans les conditions d’apparition de l’oeuvre, par exemple, qui n’appartiennent pas nécessairement au mouvement de l’oeuvre. C’est au moment où l’oeuvre se fait que doit être posé le problème de sa représentation, car ce moment décisif articule  : ce que l’auteur veut, ou doit représenter, son projet, et ce qu’il représente en fait. Ainsi l’objet essentiel du travail de Verne n’est pas de traduire, ou d’illustrer, une idée ou un programme : mais bien de réaliser l’agencement de figures thématiques et d’une fable. L’intérêt de l’oeuvre de Verne est qu’elle parvient à découvrir un objet qui désigne cet agencement même : l’île, c’est la rencontre d’une figure thématique et de ce qui s’y passe, d’une certaine forme d’intrigue, qui résulte de l’affrontement de deux récits possibles qui symbolisent aussi deux formes de fiction. C’est ce qui permet de la distinguer, radicalement, de toutes les autres figures thématiques.

C’est donc qu’un effort pour représenter ne se confond pas avec un mouvement d’assimilation : un individu représente une classe sociale, et l’idéologie de cette classe, dans la mesure où il prend position par rapport à ce « climat » idéologique ; autrement, dans le cas de l’écrivain, il n’écrirait rien. Le produit du travail romanesque n’est oeuvre que dans la mesure où il fournit un apport propre, dans la mesure où il comporte une invention par rapport à l’« esprit » dont il dépend102[102].

D’abord il est impossible de reproduire dans une oeuvre particulière toute l’idéologie : celle-ci peut être appréhendée seulement dans une de ses parties ; il y a donc choix, et c’est ce choix qui est significatif dans la mesure où il peut être plus ou moins représentatif. Les contradictions qui habitent l’oeuvre, s’il y en a, ne peuvent donc être les mêmes, reproduites terme à terme, que les contradictions dont cette oeuvre dépend ; même si on retrouve ces contradictions idéologiques dans la vie même de l’auteur  : dans l’histoire de Jules Verne, il y a à la fois Veuillot et Léon XIII, le candidat sur une liste rouge aux élections municipales d’Amiens, et le correspondant de l’élève Aristide Briand à Nantes. Si l’oeuvre peut être décrite comme le reflet de ces contradictions réelles, ce n’est donc pas en tant qu’elle serait une reproduction, mais en tant qu’elle est, par les moyens qui lui sont propres, une véritable production. Et finalement, une idéologie n’est faite que de l’ensemble de ces productions, ou au moins elle n’est faite qu’à partir d’elles. L’idéologie n’est pas, avant l’oeuvre, comme un système qui pourrait être reproduit : elle est reprise, élaborée par l’oeuvre, et ainsi elle ne saurait avoir de valeur indépendante.

L’acte de l’écrivain est donc fondamental : il réalise une cristallisation particulière, une restructuration, et même une structuration des données sur lesquelles il travaille  : tout ce qui n’était que pressentiment collectif, projet, aspiration, précipite brusquement dans une image vite familière, qui devient

101[101] D’ailleurs, Nemo, pas plus que M. Ardant, n’est un savant.102[102] Esprit, climat : ces expressions ne sont pas satisfaisantes, dans la mesure où elles cherchent à définir l’indéfini (sans qu’il soit question de charger ce mot, auquel suffit bien son indigence, d’aucune valeur mystique).

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alors pour nous la réalité, la chair même de ces projets, cela seul qui leur donne réalité. De cela, l’oeuvre de Verne offre un exemple irremplaçable : à l’idéologie elle ne donne pas seulement une forme nouvelle, elle lui donne sa forme visible. Cette forme visible n’est doublée d’aucune réalité idéale, d’aucune forme invisible : sur elle, pourtant, il est possible de repérer les traces de son altération. Altération inévitable, qu’est l’épreuve de la fiction : elle ne peut être désignée dans son rapport à nulle positivité, et peut cependant être décrite. L’oeuvre apparaît comme une modification, sans qu’aucune substance soit là pour la supporter. L’oeuvre existe à l’envers de ce qu’elle voudrait être, à l’envers d’elle-même. Où est cet envers ?

Ce qui a été décrit jusqu’ici, c’est le traitement que subit un projet idéologique au moment où il doit devenir lisible. Cette description pourrait être systématisée, on l’a déjà vu, à partir de l’image du père, lancinante chez Verne : le père est un des personnages significatifs de l’œuvre, un thème obsédant qui finit par avoir une valeur générale (il y a de vrais pères, des pères artificiels  ; il y a Nemo, père de la fiction et fiction du père, il y a aussi le volcan père de la nature) ; en tant qu’objet de roman, il est privilégié, au point de sembler donner la clé de tous les autres. Mais en même temps, il informe le récit lui-même, dans la mesure où celui-ci se donne toujours le mouvement d’un retour aux origines, posant ainsi à l’histoire, et non plus, comme cela se fait par ailleurs, à l’individu, la question du mystère de sa naissance. Finalement, cette présence continuée, et encore multipliée par le nombre des rôles qui lui sont assignés, renvoie à quelque chose de plus q’une figure matérielle, ou la forme d’une interrogation : elle évoque la réalité du père au niveau de l’œuvre elle-même. Le père littéraire, père du livre : Robinson Crusoé, ancêtre thématique, plus encore qu’un modèle idéologique déterminé, à partir duquel se déduisent les figures symboliques et l’allure du récit, est ce qui donne son sens à l’oeuvre, en faisant d’elle le terme d’un rapport historique, qui, au-delà de l’histoire des oeuvres et des thèmes, au-delà de toute histoire du langage, fait allusion à l’histoire tout court avec laquelle J. Verne, comme quelques autres, a eu la prétention de débattre.

Le projet, – non plus idéologique seulement, mais appartenant au domaine de l’idéologie littéraire – de faire voir un Robinson moderne exprime cette nécessité sans laquelle il n’y aurait pas d’écrivains : pour des temps nouveaux, des oeuvres nouvelles. Et les oeuvres auraient-elles des rapports analogues à ceux qui lient l’un à l’autre, et à d’autres encore, les temps ? Pour Jules Verne, l’ancêtre Robinson ne peut paraître qu’imaginaire, purement fictif : il faut donc inventer un vrai Robinson, et c’est bien le programme de l’œuvre d’anticipation. Dessiner une nouvelle figure de Robinson, qui soit un symbole de la réalité, c’est poser le problème de la fiction, et de sa réalité, donc de son erreur et de son irréalité  : tous ces problèmes en même temps nécessairement.

Mais on le voit, le nouveau Robinson n’existe que dans la mesure où l’autre existe toujours ; il le fait durer, affirme sa persistance, qui, sans cette dénégation, serait peut-être plus fragile. Le motif de l’île, non plus seulement dans la réalité de son contenu, mais dans sa réalité tout court, celle qui lui donne son histoire, manifeste la forme régressive du récit : parce qu’il est un thème emprunté, et qui n’a plus guère de sens en dehors de cet emprunt, à travers lequel s’exprime une confrontation idéologique. Le projet littéraire de J. Verne ne peut être simple, premier, surgi de lui-même ; il s’enchaîne inexorablement à d’autres projets qui lui donnent chair, le construisent dans sa lettre et lui donnent sens ; c’est ainsi seulement, autour de ce débat, dont le vrai décor n’est pas l’île mais une bibliothèque, que se construit la problématique d’une oeuvre. Il faut se souvenir du frontispice que Grandville, avec un tact extraordinaire, avait donné à l’œuvre de Defoe (cette illustration est reproduite en note103[103]) : il ne Montre pas Robinson Crusoé au milieu de son vrai décor, celui qui a toute la vérité de l’artifice, une nature dont la virginité est cultivée comme celle d’une fille à marier, ce délice bourgeois ; par un subtil déplacement, il l’installe dans ce paradis de l’illusoire, où c’est vérité que de faire vrai : dans un jardin public. Une statue inerte, définitivement arrêtée, qui regarde son public, sans être véritablement vue.

Robinson est bien cette apparition qui nous juge sur nos apparences, et livre la clé de bien des rêves historiques : ce phantasme, aux contours précis et complets, qui fixe une fois pour toutes les limites de certaines représentations, d’un certain savoir, qui n’est cohérent que dans la mesure où il sait ne pas être plus que lui-même, et rester incomplet à sa façon. Il ne s’agit plus seulement de l’idéologie, mais d’une forme idéologique.

Que cette forme soit passée, et que ce soit précisément à travers elle que J. Verne cherche à exprimer un projet qui nécessairement lui paraît d’avant-garde, cela ne signifie pas seulement, et même pas du tout, que ce projet est en fait périmé : mais qu’il n’est pas possible d’enchaîner les thèmes à l’intérieur d’une œuvre particulière sans les situer en même temps, implicitement ou explicitement104[104], à l’intérieur de l’ordre

103[103] 104[104] C’est parce qu’il choisit ce deuxième parti que J. Verne mérite une place à part.

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historique des thèmes, qui les relie tous les uns aux autres, tellement qu’il est impossible pour aucun d’exister isolément.

Or cet ordre ne se déploie, cette histoire n’avance qu’à son allure propre, qui n’est pas nécessairement celle de l’oeuvre projetées105[105]. Paradoxalement, et presque inévitablement, l’histoire est en retard sur le projet qui décide de la décrire, et ce retard contamine le récit lui-même : le « vivier de symboles » ne fournit pas à Jules Verne les instruments qui lui permettraient de représenter, comme il semble vouloir le faire, une conquête totale.

Mais cet empêchement n’est pas seulement dû à une viscosité technique ; il s’agit même de tout autre chose : le désaccord entre la représentation et l’expression renvoie à la structure du projet lui-même, autant qu’aux moyens mis en œuvre pour le réaliser. Il serait trop simple de renvoyer les difficultés de l’écrivain à la distance qui écarte l’une de l’autre l’oeuvre et la réalité : c’est le même défaut qui doit se retrouver en chacune d’elles, évoquant des obstacles analogues, qui, ni l’un ni l’autre, ne peuvent s’expliquer par de simples contradictions idéologiques.

Aussi il ne faut surtout pas dire : le livre est plus fort que la réalité. Ni l’inverse. Il ne faut pas dire que le livre du dix-huitième siècle est encore assez vivace, ou encore suffisamment pétrifié, inerte, pour se laisser investir par un autre livre, et servir à constituer, en lui donnant son revers, la réalité nouvelle. Le problème serait alors trop simple ; il suffirait de dire qu’à travers le projet d’une stylisation réaliste106[106] de la vocation idéologique de son époque, Jules Verne rencontre un obstacle, un empêchement d’oeuvrer, dans la manipulation des instruments idéologiques. Il rencontre plutôt une difficulté à les utiliser comme de simples instruments ; le motif expressif, – précisément parce qu’il est expressif et pas seulement figuratif –, n’est pas si maniable, dans un geste réglé par une simple structure d’opposition, qu’il pouvait paraître  : un mouvement irrésistible enlève le personnage de Robinson à sa place, commode, d’arrière-plan, de décor qui faisait de lui un moyen particulièrement efficace pour distinguer le nouveau de l’ancien. Lui qui, à l’intérieur de la fiction, jouait le rôle de la fiction même, qui en imposait le personnage, réapparaît comme un héros réel cette fois comme le vrai héros de l’histoire, – même si c’est en plusieurs personnes : Ayrton et Nemo qui, contre Cyrus Smith et le capitaine Grant, contre les deux formes de l’esprit d’entreprise caractéristiques de la société moderne, indiquent les deux directions possibles de la solitude. Cette fiction de la fiction devient une instance réelle, qui dénie toute réalité à la fiction : c’est la fiction qui est fictive, on n’est pas allé plus loin.

Est-ce à dire que la validité du projet idéologique est contestée, – ou même : se conteste elle-même –, au moment où la question se pose de le réaliser ? Dans le passage d’une forme de conscience à une forme d’écriture éclaterait, en même temps qu’elle s’opérerait, la contradiction. Encore une fois, s’il y a véritablement contradiction, si cela a suffisamment de sens de dire qu’il y a là contradiction, ce n’est ni là qu’elle apparaît, ni là qu’elle s’effectue. Les bourgeois de Jules Verne, Jules Verne le bourgeois, font bien un pas en avant, trois pas en arrière : mais cette oscillation se fait des deux côtés du livre, – en deçà : dans le rapport historique qui lie les oeuvres en un ordre spécifique ; au-delà : dans le jeu des rapports historiques sans quoi il n’y aurait pas de livre ; – dans le livre il se passe autre chose.

L’effort pour ressaisir une forme contemporaine (la modernité) à travers une forme périmée, et par le biais de ce contraste, échoue. Il n’y a pas une écriture de la réalité, qui jouerait des moyens que lui garde toute l’histoire de l’écriture : finalement il y a écriture de l’écriture, puisque, dans cette entreprise, c’est la forme intermédiaire qui détient le maximum de réalité. Les contours de l’allusion se révèlent plus significatifs que le contenu dont on veut les remplir : ils sont l’objet même de l’écriture.

Si, au moment où se constitue la représentation d’un monde nouveau, le vieux livre arrive quand même à émerger, c’est qu’il n’est pas seulement l’écran mobile, cet instrument docile qui fait avancer un travail de représentation : il est aussi l’élément d’une réalité qu’il ne sert pas seulement à décrire. Si le poids de la « littérature », de l’écriture, l’emporte sur la décision volontaire de changer, c’est qu’il y a dans le motif expressif plus qu’une forme, plus qu’un prétexte, plus qu’une simple figure ; une allusion décisive à l’oeuvre à venir, au nouveau livre, au nouveau monde. Le vieil homme définit profondément l’homme nouveau, même si, momentanément, il semble compromettre son entreprise.

Il ne faut pas croire qu’ainsi serait dégagée une forme nécessaire du travail de l’écrivain, l’allure générale, déterminée comme à l’avance, de toute entreprise littéraire, n’importe où dans l’histoire des oeuvres. Mais le livre dont on vient de s’occuper ne pouvait, lui, apparaître que sous cette forme. Car le

105[105] Certaines oeuvres, celle de J. Verne n’est pas de celles-là, se développent sans comprendre leur situation dans l’histoire des oeuvres et dans l’histoire ; et même à partir de cette incompréhension. Et à cause de ce malentendu tout se passe comme si elles étaient intérieurement désaccordées.106[106] En ce sens qu’elle serait directement conforme à son objet.

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recours du livre au livre, qui finit par le triomphe d’une représentation ancienne, signifie finalement une dépendance de la réalité contemporaine par rapport à l’histoire qui la constitue. L’échec du projet de Jules Verne révèle la dépendance du nouveau par rapport à ses conditions d’apparition. La bourgeoisie conquérante, dont Jules Verne a voulu dessiner l’image fictive, et prometteuse d’un avenir réel, n’était pas ce voyageur qui part en laissant tout derrière lui : justement l’homme nouveau, tel que Verne est parvenu effectivement et positivement à le décrire, ne peut être seul, ni conquérant d’un absolu, défrichant la nature vierge ; mais le maître seulement d’un certain nombre de relations. Son trait le plus nécessaire et le plus profond, est qu’il est obligatoirement accompagné : non seulement par d’autres hommes, mais aussi par ce qui donne sens à son projet, – et en présente en même temps la première contestation – toute une histoire dont il est solidaire même s’il veut en perdre le souvenir. Et cette appartenance n’est pas seulement vécue, directement perçue, comme le fruit,.un choix volontaire ; elle est nécessairement conflictuelle, déchirée, alourdie par de secrètes réticences : cette bourgeoisie qui ne parvient pas à abolir son histoire, elle ressent de façon très implicite qu’elle lui est peut-être définitivement liée, – donc qu’elle achèvera avec elle –, qu’elle ne pourra jamais s’en alléger, et que cette inertie qui retient sans cesse la ligne de ses intentions est aussi la condition nécessaire de toute oeuvre, comme elle l’est par exemple de l’expression écrite du projet de changer. C’est cela la viscosité de l’histoire qui ne rattache les décisions à leur véritable sens qu’en passant par la reconnaissance d’un retard nécessaire.

Le monde nouveau n’est pas si nouveau que le monde, – tel que le décrivaient péniblement et partiellement l’économie politique, et même la littérature, classiques : et au prix de quelles concessions, de quel aveuglement fondamental ! –, puisse paraître une fois pour toutes vieilli ; c’est-à-dire tel qu’il puisse être utilisé comme un objet instructif seulement en ce qu’il donne à considérer une organisation désuète. La satiété que J. Verne « représente » n’est pas encore libérée des entraves qui retenaient la vieille société marchande dans les liens d’une certaine constitution historique, décrite, par ailleurs scientifiquement ; et ainsi elle reste prisonnière aussi de ses anciens rêves. La bourgeoisie a sa révolution derrière elle  : nul progrès technique ne pourra la rénover. Ainsi l’idéologie bourgeoise est devenue incapable de penser et de représenter l’avenir.

Il se passe donc à peu près ceci : Jules Verne veut représenter, traduire, une exigence, qui est profondément idéologique ; c’est une certaine idée du travail, de la conquête, qui est au centre de son oeuvre. Par rapport à la réalité historique qu’il recouvre, cet idéal est contradictoire ; le travail est aliéné par ses actuelles conditions de possibilité, la conquête absolue est nécessairement ramenée aux conditions de l’ancienne colonisation. Ces limites sont les limites réelles de l’idéologie bourgeoise : mais cette idéologie n’est absolument pas contradictoire en elle-même ; cela supposerait qu’elle donne une description complète de la réalité ; donc qu’elle cesse d’être une idéologie : alors que son caractère non suffisant, inachevé, est justement ce qui en garantit la cohérence, partielle et partiale. L’intérêt de l’oeuvre de Jules Verne, c’est qu’à travers l’unité de son projet, qu’elle emprunte à une certaine cohérence, ou incohérence, idéologique, elle révèle, par les moyens qui informent ce projet (ou échouent dans cette entreprise), par des moyens proprement littéraires, les limites et, dans une certaine mesure, les conditions de cette « cohérence » idéologique, qui repose nécessairement sur une discordance intérieure à la réalité historique, et sur une discordance entre cette réalité et sa représentation dominante.

L’échec littéraire de Jules Verne, la fragilité de cette entreprise qui n’est pas seulement la sienne, voilà ce qui forme la matière de ses livres : la manifestation d’un défaut historique fondamental, dont l’expression historique la plus simple se prononce lutte des classes. Ce n’est donc pas un hasard si toute l’imagerie vernienne de la réconciliation débouche sur la description d’un conflit. Aujourd’hui et demain, mobilis in mobili, c’est pour le roman deux choses à la fois : et pourtant ce n’est pas la même chose. II suffit de bien lire pour s’en rendre compte.

Ainsi, comme Balzac, encore que ce soit dans des formes très différentes, J. Verne rencontre, ou plutôt assiste dans son oeuvre même à la rencontre, des figures qu’il a créées, – et qui déterminent, dans les limites de l’œuvre, la réalité –, et du projet idéologique qu’il voulait peut-être simplement illustrer. Entre ces deux instances, on a vu qu’il y avait contestation : la présence de Nemo, et son style, transforment com-plètement l’entreprise des candidats à la colonisation ; il n’y a pas eu destruction des objets de l’aventure, ou leur remplacement par d’autres, mais, ce qui est d’une plus grande conséquence, une mutation de leur sens. La nature n’est pas ce qu’on croyait ; entre sa réalité profonde et l’activité des hommes, il n’y a pas seulement la médiation du travail et de la science, mais tout l’écran des mythes historiques, qui est factice dans sa constitution, mais pas moins réel pour cela, puisque la facticité est sa raison d’être. L’île mystérieuse raconte justement l’épreuve que font des hommes de son pouvoir. Avec Nemo, c’est bien le mythe qui émerge, et avec lui tout le poids de l’histoire, cette réticence et cette retenue qui font qu’elle n’est pas en cette fin où elle connaîtrait le seul dérouement mécanique d’un accomplissement. Nemo c’est le type même du héros qu’on

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croyait disparu, alors que cette disparition était signe et garantie, à la fois, de la présence d’une modernité.Nemo, c’est Robinson, un Robinson tragique et condamné qui n’avance que parce qu’il est, à

l’avance, déjà passé. C’est la fiction récurrente. C’est cet ancêtre : l’avenir bourgeois. Ainsi l’idée d’un progrès mécanique est rendue à son rôle de représentation idéologique, à sa place de grand rite bourgeois, qui caractérise une certaine époque de la bourgeoisie. Nemo c’est la résurgence fatale, la résurrection, non du fils, mais du père.

Or ce qui caractérise les romans de Jules Verne, c’est que par leur structure ils rencontrent cet antagonisme comme un obstacle : ainsi l’entreprise d’une démystification du livre est illusoire, ou plutôt appartient aux faiseurs de mythologies, parce que le livre est cette entreprise même. Tout se passe comme si J. Verne connaissait la situation idéologique de l’époque dont il voulait représenter les aspirations, en les incarnant dans la matière d’un livre. Mais il n’y a pas de savoir implicite : ce livre qui n’est pas le simple reflet des contradictions de son époque, n’est pas non plus une description concertée des limites historiques du projet d’une classe sociale à un moment donné. Il présente une forme de perception finale de la réalité : et c’est ce qui définit, plutôt que la nature de l’art, – car cela n’apporte pas grand-chose de dire que Jules Verne est un artiste107[107] –, la nature du livre, – car cela a un sens au contraire de montrer que J. Verne est un véritable écrivain. Ni un savoir au véritable sens du mot, – c’est-à-dire, comme on l’a déjà vu, un savoir théorique –, ni une reproduction mécanique, – et en ce sens, mais ce n’est pas le seul : inconsciente –, de la réalité : un effort pour l’exprimer dans sa nature profonde, pour en rendre visibles les replis, à travers l’agencement de figures vivantes et l’enroulement d’une fable choisie.

Le défaut de J. Verne renvoie donc bien au défaut, non d’un projet historique, mais d’un statut historique. Et cette différence change tout : il n’est pas question de dire qu’ainsi est proposée une nouvelle « interprétation » de l’oeuvre de J. Verne, c’est-à-dire encore une traduction, encore un commentaire ; est avancée au contraire une explication des désaccords qui lient l’oeuvre à elle-même. Ces désaccords ne sont pas finalement le reflet direct d’une contradiction idéologique, mais le symptôme d’une opposition historique108[108]. Ce qui pourrait sembler n’être qu’une simple allusion littéraire, le détour par Robinson, permet, mieux qu’aucune autre forme de conscience, – mise à part bien sûr une véritable élaboration théorique, mais alors il ne s’agit plus de conscience au sens strict –, de révéler une situation réelle. A sa manière, si simple et curieusement enveloppée, clairvoyante, et trompeuse, le livre nous montre bien finalement, si ce n’est de la manière qu’il le disait, ce dont il disait parler : les conditions d’une actualité.

Janvier 1964-juin 1966. 

107[107] Cela a seulement une valeur polémique, et alors elle est indiscutable : puisque cela revient à dire qu’il n’est pas moins artiste que d’autres.108[108] Opposition, dans un sens aussi bien statique (les conflits du présent) que dynamique (l’ancien et le nouveau).

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Annexe :L’ancêtre thématique : Robinson Crusoé.109[109]

 1. En 1719, c’est-à-dire avant la date. Defoe, journaliste de génie, lance, à tous les sens du mot

(dynamique, ludique, publicitaire) le thème de l’homme dans l’île110[110]. Il fait de l’île le décor indispensable, le lieu géométrique d’un motif idéologique qui se prépare seulement à exister : la rêverie sur l’origine. En fait la forme idéologique ne sera pas exactement celle dont Defoe donne le moule en creux : si bien qu’il faudrait étudier à part l’histoire des lectures de Robinson Crusoé, déceler ce qu’on y a vu et lu et qui correspondait à l’idéologie des origines complètement dessinée, et que Defoe n’avait pourtant pas dit. Il faut dire, très rapidement, que Defoe n’est jamais lui-même complètement tombé dans cette idéologie, dans la mesure où il est le premier à donner les éléments de sa critique, et cela explicitement. L’île de Robinson est donc une forme préhistorique à laquelle ne correspondra que tardivement un objet : il s’agit d’une réelle anticipation. Récursivement cette forme sera gauchie, dans des lectures infidèles, puisqu’on voudra y voir la réplique mécanique de cet objet. Il n’est donc pas indifférent de savoir que Defoe n’avait pas vraiment dit ce que Verne a cru entendre, et bien d’autres avant lui. Il faut le redire : Defoe est peut-être le seul auteur d’anticipation, dans la mesure où il a su alimenter en images ceux qui sont venus après lui. 

2. Il faut se souvenir que Robinson Crusoé, malgré une légende tenace (un résultat de ces fausses lectures) n’est pas seulement une histoire racontée, le sujet d’une aventure, mais l’instrument d’une recherche, le thème autour duquel une idéologie s’est progressivement constituée (au moins un des thèmes ; il y en a d’autres, aussi importants peut-être). Cette « histoire » figure très tôt, vulgarise à l’avance, le concept d’origine. Marx et Engels ne s’y sont pas trompés, qui l’ont prise plusieurs fois comme exemple particulièrement représentatif d’une idéologie économique. Il n’est pas question de reprendre complètement la démonstration de ce rôle essentiel que jouent dans la « philosophie » du dix-huitième siècle les figures de l’origine, qui, à la fin, s’ordonneront dans un lexique et dans une grammaire, au moment où seront systémati-sés ces thèmes (avec Condillac, Buffon, Diderot, Maupertuis, entre autres ; Rousseau aura plus tard un rôle très particulier, puisqu’il opérera la dernière grande systématisation, négative et critique, celle-là). Portant sur la naissance de la société, de l’art, de l’industrie, de la pensée, des moeurs, le miracle d’un regard neuf, l’homme dans l’île tient sa place, à côté de l’enfant, du sauvage, de l’aveugle, de la statue…, dans la réserve des « instruments métaphysiques », images visibles de l’analyse, d’une anatomie conceptuelle. Ces présences absentes à elles-mêmes, neutres dans la mesure où elles n’ont d’autre sens que celui qu’elles acceptent, valent moins par la description franche et naïve qu’elles donnent de qualités que parce qu’elles mettent systématiquement en évidence un ordre : sous ce regard se révèle la succession nécessaire d’une constitution, la hiérarchie suivant laquelle s’organisent les éléments d’une genèse. Le thème a la même valeur chez Defoe déjà, et on pourrait dire qu’il donne aux autres un modèle formel : mais la révélation de l’ordre a chez lui, plus que chez aucun autre, une valeur critique ; c’est ainsi qu’il devait lui plaire de faire apparaître assez tard, à l’intérieur de cette histoire idéale, Dieu et autrui. Il reste que « l’histoire », au-delà de son support anecdotique, a une signification didactique : elle est la représentation complète, ce corps visible sur lequel peut être exhibée une théorie. Tous ceux qui ont voulu régler leurs comptes avec Robinson, – et J. Verne est un de ceux-là –, l’ont donc fait dans la mesure où cela leur permettrait de critiquer une certaine représentation de l’origine. C’est sur Robinson qu’il semble le plus simple, et le plus démonstratif, de critiquer l’idée d’origine : le principe de cette critique tient dans la mise en évidence de la circularité de l’origine ; voir à ce sujet l’Antidühring comme l’oeuvre de J. Verne. L’origine se donne toujours au départ ce qu’elle voudrait engendrer : l’épave de Robinson en est un bel exemple.

Cependant une lecture attentive de l’oeuvre de Defoe montre que cette critique y apparaît déjà spontanément : l’origine apparaît expressément comme une fausse origine, dont la fonction est de montrer un processus plutôt qu’elle ne prétend l’expliquer. Il faut donc encore insister : il est nécessaire de ne pas assimiler hâtivement le thème individuel à son environnement idéologique : les lectures à côté du livre consistent toutes dans le remplacement de l’objet par son horizon. Il faut bien sûr replacer le thème dans son champ idéologique, mais il n’est pas question de perdre ainsi le thème dans sa particularité : toutes les

109[109] Les citations sont faites d’après la reproduction en livre de poche (Marabout) de l’édition romantique, illustrée par Grandville.110[110] Il n’est pas question de s’occuper ici de ses antécédents immédiats. Mais il serait intéressant d’autre part de savoir comment Defoe a réalisé cette forme, à partir de sa préhistoire thématique, donc de faire l’his toire de ce qui n’est pas encore un thème. Histoire paradoxale puisqu’elle semble être tout entière celle d’un décor de théâtre (moments essentiels : Sophocle ; Shakespeare) : mais ceci n’est qu’une hypothèse.

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représentations de l’origine intérieures à une idéologie de l’origine ne sont pas nécessairement équivalentes ; chacune porte en elle, dans la configuration qui lui est propre, une façon différente, sinon de poser, au moins d’exposer la question. Une allure strictement méthodique conduirait donc de Robinson Crusoé à l’idéologie ambiante, plutôt que l’inverse. 

3. Une première spécification porte sur la qualité du regard initial que Robinson porte sur les choses : plutôt que d’un regard naïf, il s’agit d’un regard dénué, privé de toute espèce de recours. Il s’agit d’un regard pauvre. L’île déserte est habitée par un regard déserté. Cette caractéristique est très importante, car elle nous installe d’emblée dans les limites d’une constitution économique : Robinson Crusoé est à l’économie politique classique ce que la statue, c’est-à-dire le premier homme, sera à la théorie de la connaissance. Ce regard rencontre l’univers pour lequel il était fait : un univers du dépérissement. Il est étonnant de voir comment Defoe substitue dans son récit, à la luxuriance qui semblait aller de soi, semblait émaner des conditions qu’il s’était données : l’exotisme, comme une sécheresse des choses. La nature apparaît comme le contraire d’une profusion : une absence de biens. 

4. Le thème premier, manifeste, qui revient avec le caractère purement mécanique d’une obsession, et qui, pour cette raison, est peut-être tout entier à sa propre surface, et joue donc le seul rôle d’un écran, c’est celui de la Providence, dès le prologue assimilée au père : c’est ce thème qui donne son départ au récit, et enchaîne les épisodes les uns aux autres. Il est lié à l’ébauche d’une thématique fantastique : les pres-sentiments obscurs (p. 192, p. 267), le diable. Le tout est cimenté par un déisme diffus. Ces thèmes, de couverture, nous éloignent de l’idée d’origine, qui reste donc profondément enfouie (et n’a peut-être été décelée qu’après coup). L’intrigue est nourrie de toute une série de « miracles » (cf. p. 147) ; l’existence dans l’île n’est qu’un « tissu de prodiges » (p. 276). Le projet essentiel semble donc bien d’illustrer une tentative apologétique : c’est au moins cet aspect qui est mis au premier plan, quoique sous une forme très relâchée dans son style même. S’agit-il d’un prétexte, d’une couverture purement publicitaire ? 

5. En fait la problématique de l’origine n’apparaît vraiment qu’au moment où sont exorcisés les thèmes fantastiques, qui sont d’ailleurs de très bas étage : aucun travail sur le merveilleux, qui, bien que mis au premier plan par la méthode de la répétition, n’est traité à chaque fois qu’allusivement, comme en passant. L’exorcisme ne passe même pas nécessairement par le stade de l’interprétation : « l’histoire » se charge elle-même de mettre le diable en fuite ; c’est un cannibale, un vieux bouc..., et la Providence est vite oubliée. Pourtant cet exorcisme par l’épreuve des faits se double d’une critique interprétative de la tentation apologétique : derrière le fantastique, il y a, en droit aussi, la nature, ou ses ruses. Le moment capital de cette critique est la rencontre avec le cannibalisme, puisqu’il marque la déroute définitive du mal, et de toutes ses séquelles idéologiques. La tolérance accordée au cannibalisme comme forme équivalente de civilisation re-pose sur cette découverte fondamentale : la nature est anthropophage (p. 187 ; cette idée est reprise plus loin). A cette idée critique de la tolérance correspond la question de Vendredi sur le bien et le mal, avec laquelle la distinction est mise dans une définitive déroute. En passant, en même temps que la critique de la religion, dans le même sac, s’opère celle de la colonisation à l’espagnole.

Avec la critique de l’idéologie de surface, apparaît donc la réflexion sur l’idée de nature. 

6. Le regard pauvre est un instrument « démonstrateur » de la nature, moins parce qu’il découvre des qualités nouvelles que parce qu’il explore, parcourt un ordre. Ainsi est mise en évidence une hiérarchie des nécessités, dont la connaissance est essentielle : les objets se rangent, sur une ligne temporelle, suivant les besoins du regard pauvre. Naturellement le motif de l’ordre est critique : suivant leur place, le moment où ils sont appelés, les objets ont plus ou moins de prix. Ainsi la place de Dieu n’est plus la première (p. 104)  ; et en effet, comme on le verra par la suite : Dieu, c’est quand le perroquet appelle Robinson par son nom. Ainsi, l’état de nature111[111], le moment de la naissance, – l’arrivée dans rue est une nouvelle naissance, et en effet elle coïncide avec l’anniversaire naturel, si on peut dire, de Robinson –, n’ont pour fonction que de fixer l’échelle de l’ordre en y marquant la graduation de départ : et le déploiement de l’ordre est lié à la succession des encoches sur un tronc d’arbre, qui marque le temps de l’expérience. 

7. Du regard pauvre à « mon île », la genèse marque les étapes d’une prise de possession. Dépossédé

111[111] « Là j’étais éloigné de la perversité du monde : je n’avais ni concupiscence de la chair, ni concupiscence des yeux, ni faste de la vie... » (p. 144).

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au départ, Robinson devient « roi dans son royaume » (p. 164 ; p. 258) et il en vient à parler de : « mon bien ». Son aventure est donc bien l’histoire d’une constitution économique. L’île représente en effet le lieu naturel d’une autarcie économique : « Mon royaume, mon île, où je n’avais pas laissé croître de blé au-delà de mon besoin » (II, p. 333). L’île origine, en même temps qu’elle est la découverte d’un ordre, est la révélation d’une mesure. C’est donc qu’avec le lieu de l’origine est aussi découverte la médiocrité louée par le père au début du livre, et qui règle les variations de la providence : Robinson a trouvé ce qu’il cherchait, cet équilibre qui rend l’homme à lui-même, là où il croyait que la Providence l’avait envoyé pour l’en écarter  ; on retrouve le motif de la critique de toute les formes de préjugés. Robinson avait choisi l’aventure contre la mesure : l’aventure lui a donné la mesure ; ainsi pourrait se résumer le programme de la conquête économi-que. Cette obsession de la mesure qui est à la fois, confusément, une morale et une doctrine économique, on la retrouvera sans cesse : « La nature nous dit qu’il est inutile de semer plus qu’on ne consomme » (p. 397).

La circularité de cette constitution, qui fait qu’elle n’est que l’image d’une genèse, ne saurait échapper : elle n’est pas cachée. Defoe conduit Robinson de ses « richesses », – le navire, et avec lui tout ce que la société donne au départ –, à « mon bien » (p. 111), ce qu’il a acquis à partir de ces données. Ce passage est en même temps la critique de l’idée d’une « longue série de prodiges ». La circularité de l’exposition, et de son sujet, est donc manifeste : on verra qu’elle correspond aussi à une certaine thématique du temps. 

8. Le moteur de la genèse est le travail. Robinson Crusoé, c’est avant tout un roman sur le travail, et même le premier roman du travail. Y est en particulier représentée la réinvention de toutes les techniques fondamentales, uniquement à partir du labeur individuel ; l’effort suffit pour reconstituer les techniques : 

« Je me mis donc à l’oeuvre ; et ici je constaterai nécessairement cette observation, que la raison étant l’essence et l’origine des mathématiques, tout homme qui base chaque chose sur la raison, et juge les choses le plus raisonnablement possible, peut, avec le temps, passer maître dans n’importe quel art mécanique. Je n’avais, de ma vie, manié un outil ; et pourtant, à la longue, par mon travail, mon application, mon industrie, je reconnus qu’il n’y avait aucune des choses qui me manquaient que je n’eusse pu faire, surtout si j’avais eu des instruments. Quoi qu’il en soit, sans outils, je fabriquai quantité d’ouvrages ; et seulement avec une hache et une herminette, je vins à bout de quelques-uns qui, sans doute, jusque-là n’avaient jamais été faits ainsi. Mais ce ne fut pas sans une peine infinie... » (p. 73).

« ... Je n’étais alors qu’un triste ouvrier ; mais bientôt après le temps et la nécessité firent de moi un parfait arti -san, comme ils l’auraient fait, je pense, de tout autre... » (p. 83).

 A titre d’exemple, voici le récit de l’« invention » de la meule :

 « ...Mais j’étais dépourvu d’outils. J’avais trois grandes haches et une grande quantité de hachettes, – car nous

avions emporté des hachettes pour trafiquer avec les Indiens –, mais à force d’avoir coupé et taillé des bois durs et noueux, elles étaient émoussées et ébréchées. Je possédais bien une pierre à aiguiser, mais je ne pouvais la faire tourner en même temps que je repassais. Cette difficulté me coûta autant de réflexions qu’un homme d’Etat pourrait en dépenser sur un grand point de politique, ou un juge sur une question de vie ou de mort. Enfin j’imaginai une roue à laquelle j’attachai un cordon, pour la mettre en mouvement au moyen de mon pied, tout en conservant mes deux mains libres.

Nota : je n’avais jamais vu ce procédé mécanique en Angleterre, ou du moins je ne l’avais pas remarqué, quoique j’aie observé depuis qu’il est très commun ; en outre, cette pierre était très grande et très lourde, et je passai une semaine entière à amener cette machine à perfection. »

 L’essentiel de l’univers technique peut donc être reproduit, ou remplacé. Ce processus est

accompagné, comme on vient de le voir, d’une méditation sur l’origine raisonnable de la technique.Le récit de ces activités laborieuses est nécessairement présenté selon une temporalité longue, celle

qui évoque le mieux les difficultés successivement vaincues. Nulle hâte : 

« Il n’y a personne qui ne puisse juger quelle rude besogne c’était pour mes mains ; mais le travail et la patience m’en faisaient venir à bout comme de bien d’autres choses ; j’ai seulement cité cette particularité pour montrer comment une si grande portion de mon temps s’écoulait à faire si peu d’ouvrages ; c’est-à-dire que telle besogne qui pourrait n’être rien quand on a de l’aide et des outils, devient un énorme travail et demande un temps prodigieux pour l’exécuter seulement avec ses mains. » (p. 130).

« Ce manque d’instruments, je le répète, me rendait toute opération lente et pénible, mais il n’y avait à cela point de remède. D’ailleurs mon temps étant divisé, je ne pouvais le perdre entièrement. » (p. 134).

 Robinson ne peut remplacer les instruments absents que parce qu’il a tout son temps. Le temps, les

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longs délais, sont donc l’équivalent d’une longue médiation par les instruments. C’est pourquoi, Robinson Crusoé, en même temps que le roman du travail, c’est le roman de la durée : du temps qui passe : les vingt années que Robinson passe sur son île, égrenées jour après jour, dans une succession indéfiniment racontée, qui sert de cadre formel au roman (« Ce jour-là, cette année-là, je fis... »). Il y a donc dans ce livre moins une réflexion sur l’industrie qu’une lente évaluation de la peine. En même temps que la raison, le temps vécu est présenté comme la véritable origine de la technique.

Il faut noter aussi que le temps du travail est ce qui fait oublier Dieu : 

« Je commençai à être fort aise : je me mis à travailler à ma conservation et à ma subsistance, bien éloigné de m’affliger de ma position comme d’un jugement du ciel, et de penser que le bras de Dieu s’était appesanti sur moi. De semblables pensées n’avaient pas accoutumé de me venir à l’esprit. » (p. 101).

 9. Avec le dernier épisode de la première partie, celui du navire mutiné, apparaît de façon très claire

ce qui a été l’attitude, ou la tactique, de Robinson pendant tout son séjour dans l’île : la ruse. Il est devenu très habile surtout dans les techniques du camouflage. En effet : le regard pauvre a peur d’être vu. Se cacher devient donc une préoccupation essentielle. C’est cette dissimulation réalisée qui donne son sens matériel, physique, à la décision de « ne pas se montrer ». Mais cette décision a bien d’autres motifs : elle correspond aussi, pour Robinson, au désir de ne pas se montrer tel qu’il est, de cesser d’apparaître en tant qu’homme, en tant que Robinson. Ce qui montre bien que : le problème posé dès le début, et incessamment développé, est d’échapper à la nature. Ce que nous dit Robinson, c’est qu’il n’y a pas d’état de nature ; celui-ci est à mettre sur le même plan que les mythes manifestes, apologétiques, qui ont été successivement dénoncés (la providence, Dieu, le bien et le mal..). Il y a seulement une constitution économique, l’acquisition d’un royaume ; d’autre part : une absence radicale d’innocence ; et à sa place au contraire : la crainte, le doute.

A cela correspond aussi une organisation spécifique de la temporalité : lorsque Robinson échappe à l’île, il retrouve d’autres biens, ceux qui ont fructifié sans lui, à partir du capital qu’il avait laissé derrière lui. On a droit alors à un long état financier de la plantation au Brésil. C’est donc que durant la genèse, naturelle et fictive à la fois, il ne s’est rien passé ; la constitution d’un royaume s’est faite, finalement, indépendamment de la « situation originaire », comme s’il n’y avait pas eu d’origine. Les vingt années, la longue durée du séjour dans l’île, n’étaient en fait qu’une illusion, au même titre que l’état de nature. L’île origine est complètement réintégrée dans le cycle économique qui la déborde : elle s’appelle alors « ma nouvelle plantation » (p. 328).

Le travail opéré sur le thème par la mise en forme d’un récit complet finit par séparer le thème de ce dont il devait être l’instrument : l’aventure sur l’île dénonce le mythe de l’île origine. 

10. Il ne faudrait pas donner l’illusion, en ne parlant que de Robinson Crusoé qu’il s’agit d’une oeuvre de hasard. Defoe semble justement s’être spécialisé dans la recherche de formes d’expression qui donneraient figures, et figures spécifiques, à la société de son temps. Un autre de ses romans, moins fréquenté, nous en donne un exemple presque aussi intéressant. Par rapport à la société marchande du dix-huitième siècle anglais, passant de Londres aux colonies d’Amérique, née à Newgate, habituée du monde et du demi-monde, Moll Flanders joue le même rôle révélateur que Robinson : sous ses pas, rapports sociaux, conflits de classes, genèse du capital, apparaissent sous une lumière plus crue. C’est pour cela qu’on a voulu y voir un des premiers romans réalistes. Moll Flanders est pauvre elle aussi, dénuée au seul sens du mot, qui est économique ; mais elle l’est d’une façon moins romanesque : elle est née pauvre, fille d’une reprise de jus-tice ; et si son statut apparaît sous une forme instrumentale, par la médiation de la « providence », c’est qu’il recèle au fond un pouvoir absolu d’explication ou de dénonciation. Prostituée, dame embourgeoisée, voleuse à la tire, planteuse et propriétaire, toujours escortée d’un répertoire, indéfiniment inventorié, de marchandises (qui se valent quelles qu’en soient les origines), elle fait à sa manière, simple et nette, de femme comblée, le procès de l’amour, du commerce, du mariage, catégories essentielles d’une société dont, par privilège spécial, elle connaît exhaustivement le revers. Pour elle les rapports sociaux sont comme des choses, parce qu’elle traite directement avec eux, et non par intermédiaires, comme cela se fait d’autre part.

Comme Robinson elle est un personnage démonstratif : mais, comme lui aussi, elle échappe à toute forme de statut imaginaire pour être le lieu d’apparition de la seule réalité.

Juillet 1963.

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2. Borgès et le récit fictif. 

« Ici quelque chose revient sur soi, quelque chose s’enroule sur soi, et pourtant ne se ferme pas, mais en même temps se libère par son enroulement même. »

HEIDEGGER,Le principe de raison, p. 64.

 Borgès est essentiellement préoccupé par les problèmes du récit : mais il pose ces problèmes à sa

manière (pas par hasard, elle donne titre à un de ses recueils) qui est profondément fictive. Ainsi il nous propose une théorie fictive du récit : de là le risque par lui couru sans cesse d’être pris trop au sérieux, ou trop112[112].L’idée obsédante qui donne sa forme à l’image du livre est celle de la nécessité et de la multiplication, réalisée par excellence dans la Bibliothèque (voir le récit : La Bibliothèque de Babylone), où chaque volume trouve son exacte place, et apparaît comme l’élément d’une série. Le livre (entendons : le récit) n’existe sous la forme qu’on lui connaît que parce qu’il se rapporte implicitement à l’ensemble de tous les livres possibles. Il existe, il a sa juste place dans l’univers des livres parce qu’il est l’élément d’un ensemble. Là-dessus, Borgès peut faire jouer tous les paradoxes de l’infini. Le livre n’a donc de réalité, il ne s’impose que par sa multiplication possible : à l’extérieur de lui-même (par rapport aux autres livres), mais en lui-même aussi (à l’intérieur de lui-même il est comme une bibliothèque). Le livre possède une consistance propre parce qu’il est identique à lui-même ; mais l’identité n’est jamais qu’une forme limite de la variation. Un des axiomes de la bibliothèque, qui lui donne une allure presque leibnizienne, est : il n’y a pas deux livres identiques. On peut le transposer, et le faire servir à caractériser le livre comme « unité » : il n’y a pas deux livres identiques dans le même livre. Chaque livre reste profondément différent de lui-même parce qu’il implique une indéfinie possibilité de « bifurcations ». Cette réflexion narquoise sur le même et l’autre fait l’objet, comme on sait du récit sur Pierre Ménard, qui « écrivit » deux chapitres de Don Quichotte. « Le texte de Cervantès et celui de Ménard sont verbalement identiques. » (Fictions, p. 68) : mais l’analogie est seulement formelle, et elle contient une diversité radicale. L’artifice d’une nouvelle lecture, celui de l’anachronisme délibéré (voir p. 71), qui consiste par exemple à lire l’Imitation de Jésus-Christ comme si elle était l’œuvre de Céline ou de Joyce, n’a pas seulement le sens anecdotique de nous proposer des surprises ainsi plaquées ; elle renvoie nécessairement à un procédé d’écriture. Alors l’apologue de Ménard prend tout son sens : lire n’est finalement que le reflet du pari d’écrire (et non l’inverse) ; les hésitations de la lecture reproduisent, peut-être en les déformant, les modifications inscrites dans le récit lui-même. Le livre est toujours incomplet à sa manière, car il recèle la promesse d’une inépuisable variété. « Aucun livre n’est publié sans quelque divergence entre chacun de ses exemplaires » (La Loterie à Babylone, p. 91) : la moindre inexactitude ma-térielle évoque l’inadéquation nécessaire du récit à lui-même ; celui-ci ne nous parle qu’autant que par le hasard se laisse déterminer le temps.

Le récit n’existe donc qu’à partir de son dédoublement intérieur, qui le fait apparaître en lui-même comme rapport et terme d’un rapport dissymétrique. Tout récit, dans le temps même où il est formulé, est la révélation d’une reprise contradictoire de lui-même. L’examen de l’oeuvre d’Herbert Quain nous initie à ce roman-problème parfaitement représentatif : The God of the Labyrinth : 

« Il y a un incompréhensible assassinat dans les pages initiales, une lente discussion dans celles du milieu, une solution dans les dernières. Une fois l’énigme éclaircie, il y a un long paragraphe rétrospectif qui contient cette phrase : « Tout le monde a cru que la rencontre des deux joueurs d’échecs était fortuite. » Cette phrase laisse entendre que la solution est erronée. Le lecteur inquiet, revoit les chapitres pertinents et découvre une autre solution, la véritable. Le lecteur de ce livre singulier est plus perspicace que le détective. » (p. 110).

 Le récit, à partir d’un certain moment se met à vivre à l’envers de lui-même : tout récit digne de ce

nom contient, même s’il le tient caché, à l’écart, un tel point de rebroussement, qui ouvre tout un itinéraire insoupçonné à la volonté d’expliquer. Là Borgès rejoint Kafka, qui fait de la manie de l’interprétation le centre de toute son oeuvre.

L’allégorie du labyrinthe ne nous aide guère à comprendre cette théorie du récit : trop simple, cédant trop facilement à la pente dégringolante de la rêverie, elle est là bien plutôt pour nous égarer. Le labyrinthe, plutôt que l’énigme, le déroulement du récit, c’est cette image inverse qu’il réfléchit à partir de sa fin, où se cristallise l’idée d’une inépuisable division : le labyrinthe du récit se parcourt à l’envers, en vue d’une issue

112[112] Tous les exemples sont empruntés au recueil Fictions, éd. Gallimard.

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dérisoire, derrière laquelle il n’y a rien, ni centre ni contenu, pas l’ombre d’un but, puisque aussi bien on recule au lieu d’avancer. Le récit tire sa nécessité de ce déboîtement qui l’éloigne de lui-même, et le lie à son double : de plus en plus inéluctable à mesure qu’on s’aperçoit qu’il répond moins à ses conditions initiales. On peut lire à ce sujet la nouvelle policière La mort et la Boussole, qui pourrait être l’oeuvre d’Herbert Quain : la marche du détective Lonnrot vers une solution est l’annonce d’un problème plus initial  ; la résolution de l’énigme était un des termes de l’énigme même : résoudre complètement le problème, et déjouer le piège, ç’aurait été ne pas résoudre l’énigme, etc. Le récit dispose à l’intérieur de lui-même plusieurs versions qui sont autant de déroutes dirigées. On retrouve ici un certain aspect de l’art poétique de Poe : le récit s’inscrit à l’envers de lui-même, déroulé à partir de son terme ; mais sous la forme, cette fois, d’un art radical : le récit est tellement déroulé à partir de sa fin qu’on ne sait plus où sont fin et commencement, et que le récit finit par s’enrouler sur lui-même, donnant l’illusion de sa cohérence par l’instauration d’une perspective infinie.

Aussi ce qu’écrit Borgès a une bien autre valeur que celle des devinettes. S’il fait en apparence réfléchir son lecteur (et le meilleur exemple de ce genre nous est donné par la nouvelle : les Ruines circulaires, où l’homme qui en rêve un autre est lui-même le produit d’un rêve), c’est bien parce qu’il lui ôte de quoi penser : de là sa prédilection pour les paradoxes de l’illusion, qui ne contiennent rigoureusement aucune idée (la bouteille d’apéritif : sur l’étiquette il y a une bouteille d’apéritif sur l’étiquette de laquelle...). Le Borgès le plus facile, mais c’est probablement celui qui nous trompe, use à profusion des points de suspension. Ses meilleurs récits ne sont pas ceux qui sont ainsi facilement ouverts, mais d’autres au contraire parfaitement clos, qui n’ont pas de ces issues.

« Les lecteurs assisteront à l’exécution et à tous les préliminaires d’un crime, dont l’intention leur est connue, mais qu’ils ne comprendront pas, me semble-t-il, jusqu’au dernier paragraphe. » (Fictions, p. 17). Lorsque, dans un prologue, Borgès résume ainsi « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », nous sommes bien obligés de le croire sur parole. Enfermé entre le problème (pas besoin qu’il soit posé) et sa résolution, cerclé : le récit. Et le dernier paragraphe en effet, loyalement annoncé dans le prologue, nous donne la clé de l’énigme. Mais il le fait au prix d’une redoutable confusion qui s’installe à rebours dans tout ce qui précède. L’énigme dissipée se révèle aussi dérisoire : ce n’est qu’au prix de l’artifice, semble-t-il, qu’elle peut supporter le poids d’un récit. L’auteur triche, et fait de l’insignifiant un mystère. Mais la solution est là pour la parade : elle ne fait que côtoyer le sens du récit : elle est une bifurcation nouvelle qui ferme l’aventure en même temps qu’elle en dénonce le contenu inépuisable. Une issue possible est fermée, et le récit s’achève : mais où sont les autres portes ? Ou bien la clôture est-elle imparfaite ? Et le récit s’échappe, passe tout entier par la fausse fenêtre qui le laisse s’enfuir, en une suspension très indéterminée. Le problème semble ainsi clairement posé : ou bien il y a un sens du récit, et la fausse résolution est une allégorie bien il n’y en a pas, et la fausse résolution est une allégorie de l’absurdité. C’est bien ainsi qu’on interprète généralement l’œuvre de Borgès : on l’achève en lui attribuant les tournures d’un scepticisme intelligent. Il n’est pas certain que le scepticisme soit intelligent, ni que le sens profond des récits de Borgès soit dans leur raffinement apparent.

Le problème serait donc mal posé. Le récit a bien un sens, mais ce sens n’est pas celui qu’on croit. Ce sens ne résulte pas du choix possible entre plusieurs interprétations. La nature de ce sens n’est pas interprétative ; le sens ne doit pas être cherché du côté de la lecture, mais du côté de l’écri ture : les appels du pied au lecteur, incessants et indiscrets, indiquent une profonde difficulté du récit à se développer, à avancer, comme s’il était d’abord arrêté. D’où une technique assez simple de rédaction, qui fait large usage de l’allusion. Plutôt qu’il n’écrit, Borgès indique un récit : non seulement celui qu’il pourrait écrire, mais celui que d’autres auraient pu écrire (voir par exemple l’analyse de Bouvard et Pécuchet, reproduite dans le numéro spécial de L’Herne consacré à Borgès, qui représente assez bien la manière de Ménard). Au lieu de tracer la ligne du récit, il en marque la possibilité, généralement reculée, remise : c’est pourquoi ses articles de critique, même lorsqu’ils portent sur des oeuvres réelles, sont fictifs ; c’est pourquoi aussi ses récits de fiction ne valent que par la critique explicite qu’ils contiennent d’eux-mêmes. La creuse entreprise de Valéry : voir un peu ce qu’on fait lorsqu’on écrit, lorsqu’on pense, voilà qu’elle se met à sonner plein : parce que Borgès lui a trouvé de vrais moyens. Comment écrire la plus simple histoire, alors qu’elle implique une possibilité infinie de variation, alors que sa forme choisie manquera toujours des autres formes qui auraient pu l’habiller ? L’art de Borgès c’est qu’il répond à cette question par un récit : en choisissant justement parmi ces formes celle qui, par son déséquilibre, son caractère évidemment artificieux, ses contradictions, préserve le mieux la question. Il y a loin de ces récits efficaces aux reculades complaisamment commentées du sinistre et académique poéti-cien : la distance qui sépare de la coupe les lèvres.

Avant de revenir aux sentiers qui bifurquent, on peut prendre un nouvel exemple, plus transparent (et pas condamné pour autant, si malgré certaines apparences il y a vraiment quelque chose dans ce qu’écrit

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Borgès) : la nouvelle La Forme de l’Epée (p. 153). Selon un procédé du roman policier, rendu classique par Agatha Christie (Le Meurtre de Roger Ackroyd), le récit est raconté avec le détachement de la troisième personne par celui qui en est le sujet (je raconte qu’il ; il raconte que je : le je n’est pas le même ; seul le il peut être pris comme un terme commun, et rend le récit possible). Un homme raconte l’histoire d’une trahison, mais ne découvre qu’à la fin qu’il est le traître : et cette révélation s’opère par le déchiffrement d’un signe ; le « récitant » porte au visage une cicatrice : au moment où la même cicatrice apparaît dans le récit, l’identité est dévoilée. Ainsi toute explication est superflue : la présence d’un indice éloquent (le récit est son discours) en tient lieu. Mais l’indice doit lui-même se déployer dans un discours : autrement sa signification resterait cachée. Il suffit que l’indice réapparaisse à un moment privilégié du récit pour prendre tout son sens. C’est un peu comme Phèdre, qui vient annoncer sur scène, au début d’un premier « acte » qu’elle va mourir, que ses voiles l’étouffent..., et qui meurt effectivement à la fin du cinquième acte ; en apparence il ne s’est rien passé : en fait il a fallu quinze cents vers pour charger de son sens un geste décisif, pour lui donner sa vérité de langage, sa vérité littéraire. Ainsi la fonction du discours, ou du récit, est claire, il nous apporte la vérité. Mais il le fait au prix d’un très long détour, dont il faut payer le prix. Le discours donne ses contours au vrai à condition de se remettre lui-même en question, à condition d’apparaître précisément comme un pur artifice : il ne progresse nécessairement vers une fin qu’en construisant sa propre inutilité (puisque tout était donné à l’avance) ; il n’improvise ses épisodes, dans une totale liberté, que pour tromper qui l’écoute (puisque tout sera donné à la fin). Le discours s’enroule autour de son objet, il l’enrobe et le contourne, de façon à agencer, en son simple progrès, deux récits : l’envers et l’endroit. Le prévu est imprévu parce que l’imprévu est prévu. On voit quel point de vue privilégié choisit Borgès : celui qui fait éclater la dissymétrie entre un sujet (une intrigue) et l’écriture qui nous y donne accès. A mesure que l’« histoire » se remplit de sens, le récit diverge, signale toutes les autres façons possibles de le raconter, ainsi que tous les autres sens qu’il pourrait avoir.

Effectivement, l’histoire du Jardin, qui pourrait servir de support à une aventure d’espionnage, tourne bien vers un imprévu dirigé. Dans le récit, il se passe quelque chose dont l’intrigue initiale se serait bien passée. Le personnage principal, un espion, doit résoudre un problème dont les termes sont posés de façon fort confuse : pour le faire il se rend dans la maison d’un certain Albert, et y fait ce qu’il avait à y faire  ; quand il l’a fait, on nous fait comprendre de quoi il s’agissait, et l’énigme est dénouée, comme cela était promis, dans le dernier paragraphe. L’histoire achevée transmet bien une certaine information, qui n’est d’ailleurs pas d’un grand intérêt (l’espion, pour signaler le bombardement d’une ville Albert commet un crime sur un homme qui a nom Albert, et dont il a trouvé l’adresse sur un annuaire de téléphone : ainsi tout s’éclaire, mais qu’importe ?). Ce sens insignifiant a essaimé au passage, produit un autre sens, et même une autre histoire, qui par contraste va paraître essentielle. Dans la maison d’Albert, outre le nom d’Albert qui va servir de chiffre, s’est trouvé autre chose : le labyrinthe en personne. L’espion, dont la profession est de traquer les secrets des autres, est allé tout droit (mais sans le savoir) au lieu du secret : alors qu’il ne cherchait pas le secret lui-même, mais le moyen de transmettre un secret. Albert tient enfermé chez lui le labyrinthe le plus accompli que puisse élaborer une intelligence chinoise : un livre. Non un livre où l’on se perd, mais un livre qui se perd lui-même à toutes les pages, « Le Jardin des sentiers qui bifurquent ». Albert a déchiffré ce secret fondamental : il n’en a pas trouvé la traduction (sinon une traduction linéaire, qui déchiffre sans décrypter, et tient à l’écart toute interprétation : la raison du secret, son secret, c’est qu’il est le lieu géo-métrique de toutes les interprétations) ; il l’a identifié. Il sait que ce livre est un labyrinthe absolu : y entrer, c’est se perdre ; il sait aussi que ce labyrinthe est livre : où n’importe quoi peut être lu, puisqu’il est écrit ainsi (ou plutôt n’est pas écrit, puisque, comme on le verra, une telle écriture est impossible).

En effet le roman labyrinthique de l’érudit Ts’ui Pên résout tous les problèmes du récit (il le fait, naturellement, à la condition de ne pas exister : dans un récit réel, on peut poser seulement quelques problèmes) :

 « Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses solutions se présentent, l’homme en adopte une et élimine

toutes les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. » (p. 129). 

Le livre parfait est celui qui a réussi à éliminer tous ses doubles, tous les trajets simples qui prétendent le traverser ; ou plutôt il a réussi à les absorber : pour un quelconque événement, toutes les interprétations coexistent. Que le personnage d’un récit frappe à une porte : si le récit se déroule librement, sur le mode de l’improvisation, on peut s’attendre à tout. La porte peut s’ouvrir, ne pas s’ouvrir, ou toute autre solution, s’il y en a ; l’artifice du labyrinthe repose sur un axiome : ces solutions forment un ensemble dénombrable, qu’il soit fini ou infini. Pour exister, le récit doit ordinairement privilégier l’une de ces

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solutions, qui apparaît alors comme nécessaire, ou au moins comme vérace : le récit prend parti, s’engage dans une direction déterminée. Le mythe du labyrinthe correspond à l’idée d’un récit complètement objectif, qui prendrait à la fois tous les partis, et les développerait jusqu’à leur terme : mais ce terme est impossible, et le récit ne donne jamais que l’image du labyrinthe, parce que, condamné à choisir un terme défini, il est obligé de dissimuler toutes les bifurcations, et de les noyer dans la ligne d’un discours. Le labyrinthe du « Jardin » est l’analogue de la Bibliothèque de Babel, mais le livre réel n’a pour se perdre que le dédale de son incomplétude. Le dernier paragraphe nous apporte bien, comme Borgès le promettait dès le prologue, la solution : il nous donne si on veut la clé du labyrinthe, en nous indiquant que les seules traces réelles du labyrinthe nous les trouverons dans la forme du récit, précaire et finie : mais précisément achevée. Chaque récit particulier trahit l’idée du labyrinthe, mais il nous en donne le seul reflet lisible. Borgès a su clore sa démonstration, et ne pas retomber dans le mouvement d’exposition des écrivains fantastiques traditionnels (étant entendu qu’une rhétorique du fantastique a été élaborée au XVIIIe siècle) : dans une histoire où il est question de Melmoth, il se rencontre quelqu’un qui nous raconte une histoire sur Melmoth où il se rencontre..., sans qu’aucun récit puisse jamais se terminer, pris, comme il l’est dans l’enfilade des tiroirs. Le vrai labyrinthe c’est qu’il n’y a plus de labyrinthe : écrire, c’est perdre le labyrinthe.

Le récit réel se détermine donc par l’absence de tous les récits possibles parmi lesquels il aurait pu être choisi : cette absence creuse la forme du livre, en l’engageant dans un interminable conflit avec lui-même. Alors, à l’allégorie finalement joviale de la Bibliothèque où l’on peut se perdre, du Jardin assez grand pour qu’on s’y égare, se substitue l’allégorie critique du livre perdu, dont restent seulement les traces et les insuffisances, l’Encyclopédie de Tlön :

 « Qu’il me suffise de rappeler que l’ordre qu’on a observé dans le XIe tome est si lucide et si exact que les

contradictions apparentes de ce volume sont la pierre fondamentale de la preuve que les autres existent. » (p. 28). 

Le livre absent ou incomplet manifeste encore quelque présence à travers ses fragments. Il n’est pas absurde alors d’imaginer qu’au lieu du livre total qui regrouperait toutes les combinaisons, il serait possible d’en écrire un tellement insuffisant que par lui éclate l’importance de ce qui a été perdu :

 « ... une vaste polémique portant sur l’exécution d’un roman à la première personne, dont le narrateur omettrait

ou défigurerait les faits et tomberait dans plusieurs contradictions, qui permettraient à un petit nombre de lecteurs – à un très petit nombre de lecteurs – de deviner une réalité atroce ou banale. » (p. 19).

 Les artifices de Borgès ne tendent à rien d’autre finalement qu’à constituer la possibilité d’un tel

récit. Cette entreprise peut être tenue à la fois pour une réussite et pour un échec, dans la mesure où à travers les insuffisances d’un récit, Borgès parvient à nous montrer que nous n’avons rien perdu.

Décembre 1964.

3. « Les Paysans » de Balzac : un texte disparate113[113]. 

« Il faut des spectacles aux grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J’ai vu les moeurs de mon temps et j’ai publié ces lettres. Que n’ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu. »

(Rousseau, La Nouvelle Héloïse)« Si vous restez longtemps ici, vous apprendrez ben des choses dans el livre ed’la nature,

vous qui, dit-on, escrivez dans les papiers-nouvelles... »(Le père Fourchon à Blondet, p. 40)

« l’écrivain... qui voulait étudier la question du paupérisme sur le vif. »(il s’agit de Blondet, p. 81)

« Il ne suffit pas d’observer et de peindre, il faut encore peindre et observer dans un but quelconque. »

(Préface de 1835 pour la Comédie Humaine). 

Le projet romanesque tel que le conçoit Balzac n’est pas simple mais partagé, et il s’énonce à la fois sur plusieurs lignes divergentes. Tout se passe comme si, en faisant un livre, Balzac avait voulu dire plusieurs choses à la fois : comme on va le voir, il a réussi effectivement à en écrire plusieurs, qui ne sont pas nécessairement celles-là qu’il avait voulu dire. La question est de savoir comment l’oeuvre subit l’épreuve de

113[113] Les références renvoient à l’édition de La Comédie Humaine, éd. de la Pléiade.

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cette diversité : le décalage qui sépare en elle plusieurs types d’énoncés parvient-il à la défaire ? N’est-elle pas au contraire faite de leur contraste ?

On sait depuis l’« Avant.Propos » à la Comédie Humaine de 1842 que le livre doit être conforme à un certain nombre de modèles différents. Dans un premier temps sont proposés ensemble l’exemple de Buffon (l’histoire naturelle) et celui de Walter Scott (le roman historique). La première référence donne à l’auteur son sujet (la représentation d’espèces sociales), la seconde indique les moyens de le réaliser (la suite romanesque) : ainsi sont ajustés une forme et un contenu, en même temps qu’est assurée en principe la rencontre entre la littérature (le roman) et la réalité (les hommes dans la précise distinction qu’instituent entre eux les rapports sociaux). En fait, les choses ne vont pas si simplement, et cette première dualité est une fausse dualité ; la réalité, modelée sur la forme de l’histoire naturelle, que l’auteur se donne à représenter, n’est pas une réalité indépendante, mais une réalité déjà élaborée par le moyen d’une analogie, très peu objective dans sa formulation :

 « Il n’y a qu’un animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés.

L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques résultent de ces différences...

Pénétré de ce système bien avant les débats auxquels il a donné lieu, je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? »

(Avant-Propos). 

Le roman transformiste n’est pas un roman scientifique : le mythe de la science donne seulement une image de la réalité objective, et ainsi prête forme au projet général de l’écrivain. La symétrie proposée entre science et roman est évidemment une fausse symétrie : elle sert, par l’intermédiaire d’une théorie quelconque, à justifier un projet anthropologique préexistant (il faut peindre l’homme) ; elle n’institue pas un contenu véritablement nouveau, mais donne à un sujet déjà donné les instruments de sa réalisation : par analogie avec les sciences naturelles, il apparaît qu’il faudra représenter l’humanité dans ses variétés, dans sa variété. Le choix du modèle scientifique n’a pas pour effet d’introduire la science dans le roman, – on aurait pu s’en douter – en ajustant l’objectivité et la fiction, mais de proposer un procédé romanesque, qui s’apparente à ce que certains formalistes ont appelé la caractérisation et qu’on nommera ici le processus de distinction : pour peindre l’homme, il faut le représenter dans la différence de ses « espèces » ; comme on le verra, cette image empruntée à l’histoire naturelle a pour fonction de bouleverser la technique traditionnelle du roman, en suggérant au romancier l’emploi de techniques nouvelles. La science n’ouvre donc pas à l’entreprise de Balzac des voies qui le conduiraient vers un secteur inexploré du réel  : elle lui prête un style, au sens le plus général de ce mot. Mais l’usage de ce nouvel instrument implique que l’oeuvre soit en même temps envahie par une doctrine, qui n’a rien de scientifique, et dont l’intrusion finira par la faire tourner à l’envers d’elle-même : le procédé de la variation permet de représenter une certaine conception de l’homme.

Dans un deuxième temps apparaît une nouvelle forme de dualité, plus caractéristique encore  ; Balzac prétend créer, à mi-chemin de l’idéologie politique et de la littérature, un genre nouveau. Dans d’innombrables textes il se définit d’abord comme penseur politique, et ensuite seulement comme romancier. Paraphrasant J.-J. Rousseau, il écrit dans la dédicace des Paysans : « J’étudie la marche de mon époque, et je publie cet ouvrage » ; la construction de la phrase montre qu’il s’agit dans son esprit d’assurer la jonction de deux entreprises différentes, indépendantes au départ. Le programme du roman moral est transposé en celui du roman de moeurs. La production de l’oeuvre littéraire est subordonnée à une « étude », qui exprime peut-être ses résultats dans les termes d’un roman, mais en déborde très largement le champ d’application. Balzac s’appelle lui-même « historien des mœurs » plutôt que romancier : dirigé par une grande pensée historique, il n’aurait qu’après coup envisagé de communiquer cette pensée en lui donnant la forme d’une oeuvre littéraire : comme on sait, les choses se sont passées dans un ordre exactement inverse. Si on veut suivre l’auteur dans sa déclaration d’intention, il apparaît que c’est le contenu politique de l’oeuvre qui importe le plus ; c’est lui qui donne à l’œuvre son unité et son originalité. Bien lire, suivant cette directive, c’est remonter de la forme provisoire au contenu fondamental, et entendre la leçon qui est proférée à la lisière du récit. Car l’écrivain ne peut être à la fois un romancier et un historien que s’il est aussi un idéologue : un maître et un juge. 

« La loi de l’écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’Etat est une décision quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes... « Un écrivain doit avoir en morale et en politique des opinions arrêtées, il doit se regarder comme un instituteur des hommes ; car les hommes n’ont pas besoin de maîtres pour douter », a dit Bonald. J’ai pris de bonne heure

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pour règle ces grandes paroles, qui sont la loi de l’écrivain monarchique aussi bien que celle de l’écrivain démocratique. »

(Avant-Propos de la Comédie Humaine). 

Après Buffon et Walter Scott, Bonald fixe le troisième modèle auquel doit se conformer l’œuvre. Il ne suffit pas de connaître les hommes, comme l’analogie avec les sciences naturelles aurait pu le faire croire, et de représenter dans des « histoires » leur histoire ; il faut aussi les instruire, en leur inculquant des principes, ceux-là mêmes qui sont censés diriger le travail du romancier. Engels, qui connaissait bien l’oeuvre de Balzac, dira plus tard : l’écrivain pose les questions mais n’y répond pas. D’après Balzac au contraire, l’écrivain doit poser les questions pour pouvoir y répondre. Peut-être, d’ailleurs, ces deux propositions ne sont-elles pas inconciliables : l’une donne forme au projet romanesque, alors que l’autre en caractérise le produit réel ; Balzac s’oblige à « répondre » : peut-être fait-il tout autre chose. Cependant, il est tout à fait remarquable de trouver énoncée, dans le texte de l’Avant-Propos, une loi universelle : elle n’engage pas seulement Balzac, mais l’écrivain monarchique comme l’écrivain démocratique. Il s’agit donc d’une nécessité objective, non d’une contrainte inédite : il n’est pas question d’introduire par un coup de force l’idéologie, sous la forme d’une idéologie particulière, dans la littérature, pas plus qu’il n’était question de le faire à propos de la science. Son rapport avec une idéologie quelconque détermine le statut de toute oeuvre littéraire. Pas de bon romancier sans idéologie : c’est donc que le romancier n’est pas bon par son idéologie, mais par le fait qu’il opère la rencontre d’un énoncé idéologique et d’un énoncé romanesque. Il semble donc bien que, d’après Balzac lui-même, l’idéologie n’ait pas, dans son rapport à l’oeuvre, une forme indépendante, séparable : elle réalise, dans l’autonomie de son propre niveau, une fonction littéraire ; sans elle il n’y aurait pas de leçon romanesque : mais il n’y aurait probablement pas non plus de roman.

Par rapport au roman, l’idéologie ne joue donc pas le même rôle que la science : elle n’offre pas l’image globale d’un style qui peut être imité, mais produit des énoncés particuliers qui peuvent être insérés dans le tissu romanesque ; cependant l’une comme l’autre, bien que ce soit de différente façon, sont intériorisées, prises dans le travail de l’écrivain, pour lequel elles sont moins des modèles lointains qu’un matériel immédiatement transformable. Le rapport entre le roman et l’idéologie, pas plus que le rapport entre le roman et la science, tel qu’il apparaît explicitement dans le projet de Balzac, n’est un rapport réel, ce qui supposerait l’existence indépendante de ses termes : il s’agit d’une double implication analogique qui définit le mouvement même de l’entreprise romanesque ; l’idéologie doit être utilisée (et ainsi modifiée), la science doit être mimée : le romancier n’a recours à elles que pour les faire servir à ses fins. On n’aura donc pas à se demander, à part : de quelle science s’inspire Balzac ? Quelle est son idéologie ? A chaque fois, sous des formes peut-être différentes, c’est la même question qui se trouve posée : quel roman a-t-il voulu faire ? Pour dire les choses simplement l’étude de la doctrine de Balzac doit servir à le caractériser comme romancier, non comme doctrinaire. La « pensée » de Balzac ne présente d’intérêt que comme élément de la production littéraire : prise dans les liens d’un texte, dont l’importance ne saurait se mesurer à sa qualité idéologique. Il faut donc renoncer à lui appliquer cette lecture négative et réductrice qui, prétendant éliminer une surface inessentielle et trompeuse, va directement au fond de l’oeuvre, la détruisant doublement : en la décomposant et en lui retirant ce par quoi elle a une valeur propre. Si la pensée de Balzac avait une signi fication par elle-même, elle serait seulement traduite par l’oeuvre, qui n’en serait que la lecture et le commentaire, et ainsi elle pourrait peut-être apparaître autrement ; d’ailleurs, cette pensée risque de n’être originale qu’en apparence : elle est empruntée pour l’essentiel, et, en tant qu’elle a une existence indépendante, elle ne définit pas l’entreprise de production littéraire. Il n’est donc pas question, pour comprendre l’oeuvre, de la défaire, et d’étudier séparément les éléments qui la composent. De là une difficulté de méthode assez considérable : il ne faut pas isoler ces éléments, mais il ne faut pas non plus les confondre, sans quoi la complexité réelle de l’oeuvre est perdue. Balzac, en écrivant un roman, entreprend de dire deux choses à la fois, qui ne peuvent être prises l’une pour l’autre : d’une part, il doit dire le vrai, savoir et montrer ce savoir ; d’autre part, il doit choisir et propager une vérité de convenance (qui est : Monarchie et Catholicisme offrent à la société française ses seules perspectives d’avenir). Ces deux intentions pourraient être dans le prolongement l’une de l’autre : la proposition de droit (doctrine) s’appuyant sur l’analyse de fait (description objective d’une situation et d’une nature) et lui donnant son sens. En fait il n’en est rien : il s’agit de deux mouvements différents, qui, loin de se compléter, de se fondre l’un dans l’autre, vont dans des directions opposées, et se contestent réciproquement. L’auteur veut savoir et juger : à ces deux projets correspondent, dans l’oeuvre, deux types d’énoncés, décalés l’un par rapport à l’autre puisque l’un formule le distinct tandis que l’autre exprime la confusion. Savoir ce que c’est que le roman balzacien, c’est montrer comment s’effectue la liaison de ces deux énoncés. On dira : l’oeuvre de Balzac est le lieu d’apparition d’un contraste qui la définit comme

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son principe ; elle n’est pas constituée d’un texte simple et achevé : sa caractéristique première et essentielle est le disparate.

Si Balzac a effectivement écrit deux choses à la fois, et si le roman est le produit de cette rencontre, lire un de ces romans, c’est lire deux fois, lire deux livres qui ne sont ni séparés ni confondus mais conjugués. Le texte romanesque ne suscite pas un sens mais plusieurs. Nulle part mieux que dans la dédicace des Paysans nous ne sommes avertis, implicitement, de cette possibilité d’une double lecture :

 « Le but de cette Etude, d’une effrayante vérité tant que la Société voudra faire de la philanthropie un principe

au lieu de la prendre pour un accident, est de mettre en relief les principales figures d’un peuple oublié par tant de plumes à la poursuite de sujets nouveaux. Cet oubli n’est peut-être que de la prudence par un temps où le Peuple hérite de tous les courtisans de la Royauté. On a fait de la poésie avec les criminels, on s’est apitoyé sur les bourreaux, on a presque déifié le Prolétaire ! Des sectes se sont émues et crient par toutes leurs plumes : Levez-vous, travailleurs ! comme on a dit au Tiers-Etat : Lève-toi ! On voit bien qu’aucun de ces Erostrates n’a eu le courage d’aller au fond des campagnes étudier la conspiration permanente de ceux que nous appelons encore les faibles contre ceux qui se croient les forts, du paysan contre le riche ! ... Il s’agit ici d’éclairer, non pas le législateur d’aujourd’hui, mais celui de demain. Au milieu du vertige démocratique auquel s’adonnent tant d’écrivains aveugles, n’est-il pas urgent de peindre enfin ce paysan qui rend le Code inapplicable en faisant arriver la propriété à quelque chose qui est et qui n’est pas ? Vous allez voir cet infatigable sapeur, ce rongeur qui morcelle et divise le sol, le partage, et coupe un arpent de terre en cent morceaux, convié toujours à ce festin par une petite bourgeoisie qui fait de lui tout à la fois son auxiliaire et sa proie. Cet élément insocial créé par la Révolution absorbera quelque jour la Bourgeoisie, comme la Bourgeoisie a dévoré la Noblesse. S’élevant au-dessus de la loi par sa propre petitesse, ce Robespierre à une tête et à vingt millions de bras travaille sans jamais s’arrêter, tapi dans toutes les communes, intronisé au conseil municipal, armé en garde national dans tous les cantons de France par l’an 1830, qui ne s’est pas souvenu que Napoléon a préféré les chances de son malheur à l’armement des masses. »

 Pour qui l’écoute attentivement, ce texte rend exactement deux sons. Une intention simple,

dépourvue de toute équivoque, s’y manifeste, et pourtant, à travers sa formulation, elle apparaît sans être entachée d’ambiguïté, autre qu’elle n’est ; plutôt que proférée, énoncée, elle est montrée, désignée de loin, et ainsi dépouillée de toute immédiate présence, rendue à son éloignement. De quoi s’agit-il en effet ? de dire une « effrayante vérité » : doublement effrayante, d’abord parce qu’elle est ignorée pour des raisons très profondes qui apparentent sa nature à celle d’un secret ; ensuite parce que, en regard du choix politique revendiqué ici par Balzac, elle annonce le surgissement d’un danger. Par le roman, une double rupture doit donc être opérée : au niveau du savoir, au niveau du jugement. L’auteur se propose, dans un même mouvement (mais est-il véritablement identique à lui-même ?) d’informer et d’inquiéter. La proposition idéologique est la plus apparente ; mais à côté d’elle, il est facile de déceler, comme la condition de sa réalisation, l’énoncé de fait qui la conteste. Balzac écrit contre le peuple ; il est impossible d’ignorer cette décision, ou de ne pas en tenir compte, en assimilant l’auteur des Paysans aux écrivains « démocrates », V. Hugo et G. Sand, avec lesquels précisément il ne veut pas être confondu. Cette décision de principe, qui, en elle-même, n’engage pas directement le travail de l’écrivain (il ne suffit pas plus d’être contre le peuple que d’être avec lui, pour écrire) prend sa signification véritable au moment où, pour support de sa dénonciation, elle impose le préalable ou le corrélat d’une analyse. En même temps qu’on parle contre le peuple, pour en bien parler, il faut parler de lui : il faut le montrer, le constituer, donc lui donner la parole. Comme l’éloge, la condamnation ne se suffit pas à elle-même : la prétention idéologique se double nécessairement d’une présentation et d’une révélation ; alors l’argumentation devient style. A la mesure de son double sens, ce texte est susceptible d’une double lecture : l’une, réductrice, sera attentive seulement à ce qu’il annonce de façon explicite ; une autre cherchera à dégager les conditions qui rendent possible son énoncé : sans séparer l’énoncé du projet, et les rendre indépendants l’un de l’autre, elle les verra dans leur relative autonomie, qui est aussi leur contraste. Montrant comment les travailleurs se lèvent, ou comment on les en empêche, s’il se refuse lui-même à les y appeler, Balzac est plus proche de Marx que ne l’était V. Hugo par exemple  : ne dit-il pas, même si c’est en sens contraire et avec des moyens différents, la même chose ?

Il ne faut donc pas croire que, métamorphosée en art, l’idéologie deviendrait inessentielle, et se ferait oublier comme telle : pas plus qu’on ne peut isoler la doctrine et la juger pour elle-même, à part, on ne doit privilégier l’art de l’écrivain et par lui recouvrir, comme d’un voile, ce sans quoi il n’aurait ni lettre ni sens. Les romans de Balzac n’existent que parce qu’ils sont enracinés sur un double projet  : il n’est pas question d’échapper à cette duplicité ; il faut au contraire l’expliquer.

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On se posera, à propos des Paysans, la question : qu’est-ce qu’écrire un roman ? La première réponse, donnée par Balzac lui-même, est : c’est résoudre un grand problème d’actualité.

 « Mais qu’arrivera-t-il de ce débat de plus en plus ardent, d’homme à homme, entre le riche et le pauvre  ? Cette

Etude n’est écrite que pour éclairer cette terrible question sociale. » (p. 106). 

Il faut voir qu’ainsi sont posées à la fois une question de fait et une question de droit  : en même temps le roman doit montrer le riche aux prises avec le pauvre, et le défendre contre lui, assurer la rencontre de l’histoire (naturelle) et de l’idéologie (politique). En effet, et ce paradoxe est en quelque sorte la source de l’oeuvre, sa raison, sans laquelle elle n’aurait pas été écrite, le riche est faible : il a besoin d’être défendu. La question est donc une énigme et un scandale. Pourquoi le riche est-il si faible ? Cela s’entend à l’unisson sur deux tons. On voit donc réalisée dès le départ la jonction du jugement de fait et du jugement de valeur  : le roman s’engage, à la fois sur la voie d’une apologie inspirée, idéologique, sur celle d’une exacte connaissance ; le paradoxe initial doit être expliqué et réduit.

Le scandale est affirmé, reconnu dès le départ : il ne peut donc pas fonder une progression véritable. C’est par l’exploration de l’énigme que le roman avance : alors que le propos idéologique est déjà une réponse, qui se donne le prétexte d’une question, l’effort pour connaître doit résoudre une difficulté réelle ; cette image de la résolution permet de construire le roman. Le riche est faible : donc il y a un autre riche, caché, plus fort que lui. Ainsi, le roman s’élabore en deux temps : dans un premier moment est présenté, dans son caractère extrême (et scandaleux), l’affrontement du pauvre et du riche, représenté en particulier dans la rencontre du château et de la chaumière. 

« Avez-vous bien saisi les mille détails de cette hutte assise à cinq cents pas de la jolie porte des Aigues ? La voyez-vous, accroupie là, comme un mendiant devant un palais ? Eh bien ! son toit chargé de mousses veloutées, ses poules caquetant, le cochon qui vague, toutes ces poésies champêtres avaient un horrible sens... » (p. 43).

 Il s’agit ici d’un secret particulier : la chaumière (« cette fatale chaumière » édifiée sur les ruines du

château, cf. p. 47) est un cabaret, c’est-à-dire, par définition, un mauvais lieu. Ainsi il est annoncé que derrière le décor poétique et champêtre risque de se trouver quelque chose d’« horrible » et d’inattendu. Ce mince secret est l’allégorie du grand secret qui donne à l’œuvre son sujet.

A travers la distance infinie qui sépare les deux pouvoirs, leur débat apparaît comme un débat creux : insolite et insoluble, artificiel ; et de cette situation, qui apparaît, dans les termes qui la présentent, comme une fausse situation, naît peu à peu une inquiétude infinie qui donne aux premiers chapitres du roman un ton secrètement dramatique. Par le moyen de ce contraste, la question est montrée dans toute son acuité. Dans un deuxième temps, beaucoup plus long, est donné, progressivement, le maillon manquant, qui explique tout : l’alliance bourgeoise, la « médiocratie », présentée dans sa complexité et ses divisions : lancée à l’assaut d’un même butin, elle est provisoirement réunie, elle n’est pas unifiée. Alors le ton change, et tout le temps de cette description, Balzac retrouve, pour montrer dans sa médiocrité ce monde intermédiaire qu’il ne faut pas prendre pour un demi-monde, une jovialité, une allégresse conquérante. L’intervalle infini et intenable qui séparait les extrêmes, la chaumière et le château, le plus pauvre et le plus riche, est rempli : il apparaît que s’y joue une action déterminante, dont tous les épisodes de l’intrigue ne sont que des effets.

 « De la sphère paysanne ce drame va donc s’élever jusqu’à la haute région des bourgeois de Soulanges et de La-

Ville-aux-Fayes, curieuses figures dont l’apparition dans le sujet, loin d’en arrêter le développement, va l’accélérer, comme des hameaux englobés dans une avalanche en rendent le cours plus rapide  », p. 218 (Ce paragraphe fait la transition entre la première et la seconde partie).

 Le mouvement de cette progression nous comble, dans la mesure où il satisfait une curiosité, mais il

nous inquiète aussi, et porte en lui la raison d’une indignation galopante : le récit, comme il fallait s’y attendre, va bien en deux sens, inverses l’un de l’autre.

Cette première analyse, très élémentaire, montre que les Paysans, comme tant d’autres romans de Balzac, sont une réflexion anticipée (l’action est située en 1823) sur les événements de 1830 : leur temps est celui où la bourgeoisie apparaît à la surface de l’histoire pour la diriger en son nom propre, et pour en faire son bien personnel. Cet avènement, qui est un surgissement ne doit pas être seulement évoqué, il doit être reproduit par l’ensemble du roman, qui va en donner, plutôt qu’une image, un équivalent. A ce moment le motif historique s’accompagne d’une exigence proprement romanesque : pour faire voir la chose (le triomphe de la bourgeoisie) telle qu’elle est, il ne suffit pas de la montrer, puisque justement elle n’est pas là (d’une part

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elle est cachée ; d’autre part, en présence de la réalité même, le roman n’aurait plus sa raison d’être)  : il faut, par des moyens appropriés, en donner un substitut. Alors, derrière le projet historique et le projet idéologique, ou plutôt entre eux, assurant leur liaison ou leur écart, se manifeste, sous sa forme spécifique, un projet d’écrivain qui ne consiste plus à savoir ou à juger. Ce projet est dès le départ spécifié : il s’agit d’écrire un livre qui soit comme un monde. Ce nouveau problème, c’est un problème puisqu’il faut trouver les moyens de réaliser cette intention, est la véritable origine du roman.

Pour le résoudre, deux solutions complémentaires sont pratiquées ensemble : l’une est extérieure au livre114[114], l’autre l’organise de l’intérieur de lui-même. Le roman est d’abord inséré dans un réseau de livres qui remplace la complexité des rapports réels par lesquels un monde est effectivement constitué. Replacé dans l’ensemble d’une oeuvre, le roman, par la multiplicité des relations particulières qu’il entretient avec elle, est dans toute sa lettre allusion renouvelée, incessante reprise de quelque chose qui se met alors à imiter un monde inépuisable. L’oeuvre, conçue d’après ce principe, est une combinaison d’éléments qui, réunis, ont une consistance et une complexité analogues à celles de la réalité. L’univers romanesque n’est pas un reflet de l’univers vrai : il constitue un système de la réalité ; on voit par là combien le projet d’écrire un roman est éloigné, nécessairement, de celui de dire le vrai : il ne suffit pas « d’étudier le paupérisme sur le vif », encore faut-il le montrer en constituant un objet romanesque. A cette volonté de situer le roman à l’extérieur de lui-même, correspond le procédé de « reparition », c’est-à-dire de retour des personnages. Mais il ne faut pas limiter l’usage de ce procédé au fait que des personnages identiques traversent des intrigues différentes ; l’essentiel est que ces personnages (ou même des lieux, des situations) jouent aussi un rôle analogique, qu’ils sont toujours, explicitement ou implicitement, le terme d’un rapport de comparaison. Parce qu’ils se définissent les uns par rapport aux autres, ils manifestent leur liaison à l’intérieur d’un monde unique, dont ils assurent ainsi l’existence : « Ce meunier, un Sarcus-Taupin, était le Nucingen de la vallée » (p. 236). Donc l’ensemble de l’œuvre est comme un fond innombrable sur lequel se détache chaque élément. C’est pourquoi, pour lire un roman de Balzac, et comprendre ce qu’on lit, il faut toujours en lire un autre en même temps, n’importe lequel à la limite : par ce moyen on découvre le nécessaire redoublement du sens qui tient lieu d’une réalité absente. L’oeuvre est elle-même assez vaste pour que, de chacun de ses points et du point de vue d’une lecture individuelle, une multiplicité de rapports et de trajets puisse sembler possible. L’ordre de l’oeuvre tend à produire l’illusion d’une telle diversité : ses dimensions sont par là objectivement fixées ; elles doivent être telles qu’aucune mémoire ne puisse la rendre actuellement présente dans son ensemble  : on com-prend pourquoi Balzac a tant travaillé, et pourquoi il était si pressé. M. Butor a bien montré, dans Répertoire I, qu’une des composantes essentielles de la Comédie Humaine est ce pouvoir qu’elle a d’être lue en plus d’un sens, approchée d’une façon ou d’une autre, parcourue terme à terme, égrenée dans un ordre sans cesse différent : ayant ainsi une consistance bien autre que celle que lui donne l’addition de ses parties. Pour connaître Balzac écrivain, toutes les ouvertures sont donc bonnes, à condition de comprendre qu’elles ne sont jamais à chaque fois qu’une ouverture parmi d’autres.

Cependant, cette première caractérisation du roman est en elle-même insuffisante : la relation à l’ensemble de l’oeuvre qui met le roman hors de lui-même, le déplace et lui donne ainsi un mouvement analogue à celui de la réalité, doit avoir un équivalent dans son rapport à lui-même, dans son agence ment interne. Au principe de combinaison, qui fait du roman un roman parmi d’autres, correspond un principe de distinction, qui fait qu’en lui des éléments romanesques sont séparés et réunis, de façon aussi à remplacer l’univers de l’histoire. Le contenu du roman est ainsi déterminé nécessairement : faire voir une chose, quelle qu’elle soit, c’est la présenter dans sa différence, dans sa particularité, qui interdit de la confondre avec aucune autre, même si elle est dite en même temps. Le roman avance en produisant à l’intérieur de lui-même une diversité allégorique.

Construire un roman, c’est produire un certain nombre d’éléments distincts présentés dans leur affrontement. C’est pourquoi, dans son organisation interne, le livre est comme écartelé : puisqu’il assure la rencontre de termes opposés, il est nécessairement déséquilibré, partagé entre plusieurs points d’application. Un début de la vie offre à cet égard un exemple particulièrement significatif : en un même lieu triplement individualisé : il est clos ; il est représentatif du « matériel social d’une époque » ; enfin il ne convient qu’à certains de ses occupants : les autres, suivant le procédé que nous retrouverons souvent, y sont déplacés), une voiture publique, pour le temps déterminé d’un voyage, se trouvent réunis des individus représentatifs des milieux les plus différents (doublement individualisés ; par les conflits et les alliances multiples qui les « unissent » ; par leur ressemblance, ou leur dissemblance, avec des individus du même type, ou appartenant à un autre type, présentés dans d’autres romans). Sont installés côte à côte :

114[114] Au roman particulier.

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 — un riche fermier (le père Léger) ;— un adolescent de la petite bourgeoisie (Oscar Husson) ;— deux artistes (G. Bridau et Mistigris) ;— un clerc de notaire (G. Marest) ; — un haut fonctionnaire de l’Etat (le comte de Sérizy).

 Le roman emprunte à l’espace social des éléments venus de ses régions les plus éloignées, et

compose avec eux un nouvel espace, qui est celui de leur rencontre. Ce sont les différences et les contrastes entre tous ces éléments (lieux et personnages) qui donnent son sujet au roman : mais il ne faut pas oublier, que cette différenciation n’est possible que sur le fond d’une appartenance commune de tous les termes à un même monde, celui de l’oeuvre, qui les entoure et leur donne leur signification. Ainsi, lorsque dans Honorine le consul général de Gênes évoquera la personne d’un certain comte Octave, il précisera : « Il menait une existence à peu près semblable à celle du comte de Sérizy, que vous connaissez, je crois, tous ; mais plus obscure car il demeurait au Marais, rue Payenne, et ne recevait jamais... » (t. II, p. 254).

Fondé sur ce système de différences, le roman aura nécessairement plusieurs centres d’intérêt, et sollicitera une attention multiple. Un début dans la vie semble en effet constitué de deux romans mis bout à bout : l’un tourne autour du comte de Sérizy, et de ses rapports avec son régisseur Moreau (il servira alors de norme de référence, dans les Paysans, pour comprendre les rapports du général de Montcornet avec ses régisseurs : analogues, et pourtant distincts, puisque cette fois l’action est à la campagne et non plus dans la région parisienne, où les conditions sont essentiellement différentes, cf. Les Paysans, p. 105) ; l’autre, à peine amorcé au départ, et qui est un roman d’éducation, raconte l’histoire d’Oscar Husson, qui finit par n’avoir plus qu’un rapport très éloigné avec ce qui a été raconté auparavant. Une conclusion « à effet » qui ramène les mêmes personnages, changés, différents d’eux-mêmes cette fois, souligne davantage encore l’incohérence concertée du récit : la nécessité qui donne forme au roman le compose de morceaux rapportés. Pour réaliser le projet qu’il s’est fixé, Balzac ne peut se contenter de bien écrire, et de construire harmonieusement son roman autour d’un thème central : les exigences de la figuration de ce projet font qu’il n’y a pas, au devant de l’oeuvre, un premier plan derrière lequel se profileraient successivement des plans secondaires mais, tour à tour, avec des ruptures brusques, plusieurs premiers plans. On ne semble guère s’en être aperçu : les principes balzaciens de composition sont ceux auxquels, dans un autre domaine, recourt Brecht. Balzac met le monde dans l’oeuvre comme Brecht met la dialectique sur le théâtre : ces deux entreprises aboutissent au même résultat d’une action brisée.

Ces mêmes principes sont à l’oeuvre dans Les Paysans, mais sur une plus vaste échelle. La Population mise en mouvement par le récit est cette fois recrutée dans toutes les régions de l’espace social, et il y a plus de deux premiers plans. On y trouve, en effet :

 — un général comte d’empire, issu de l’artisanat parisien, riche propriétaire (Montcornet) ;— une femme du monde, parisienne, issue d’une famille légitimiste plus ou moins ruinée (Mme de Montcornet, née Troisville) ;— un journaliste parisien (Blondet) ;— un prêtre légitimiste (l’abbé Brossette) ;— la bourgeoisie provinciale (réunie dans le chef-lieu de département, autour de Gaubertin) ;— la petite bourgeoisie de sous-préfecture (distinguée en : première société de Soulanges, groupée autour de Mme Sou dry ; deuxième société de Soulanges, groupée autour de Mme Plissoud) ;— le « bourgeois » de village (Rigou) ;— le monde paysan, présenté dans toutes ses gradations.

 Cette liste est celle des principaux personnages qui, à un moment ou à un autre, occuperont le devant

de la scène. Mais à côté d’eux il y a aussi : 

— l’administration provinciale (l’évêque, le préfet, le Procureur général : Bourlac...) ;— les propriétaires légitimistes (les Boulanges...) ;— la chanteuse d’opéra, maîtresse de fermier général, ancienne propriétaire des Aigues (Mlle Laguerre) ;— les soldats démobilisés devenus gardes forestiers.

 Certains de ces termes, le monde paysan en particulier, devraient d’ailleurs être eux-mêmes

décomposés en autant d’éléments. Naturellement chaque individu est représenté dans son rapport avec un lieu qui lui convient (ainsi Rigou à Blanzy) ou ne lui convient pas (ainsi Montcornet aux Aigues). Contrairement à

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une idée reçue, Balzac ne représente pas toujours l’accord, l’osmose entre un lieu et un personnage. Le désaccord qui les oppose l’un à l’autre est souvent plus significatif encore : 

« Les choses autour de nous ne concordent pas toujours à la situation de nos âmes. » (p. 157). 

A la distinction des espèces sociales correspond, suivant un principe bien connu une division géographique : ainsi la campagne, où se joue l’action, n’est-elle pas un lieu simple et indépendant, mais une réalité complexe, morcelée, telle qu’on ne passe pas sans solution de continuité du parc du château au village, du village à la sous-préfecture, etc.

Cette multiplicité des éléments constituants pose un problème de composition particulièrement complexe : le récit sera lui aussi nécessairement réparti entre plusieurs centres d’intérêt divergents, sans cesse dédoublé. A la pluralité des lieux, des situations, des intérêts, correspond une diversité romanesque : 

« Beaucoup de gens s’attendent sans doute à voir la cuirasse de l’ancien colonel de la garde impériale éclairée par un jet de lumière, à voir sa colère allumée tombant comme une trombe sur cette petite femme, de manière à rencontrer vers la fin de cette histoire ce qui se trouve à la fin de tant de livres modernes, un drame de chambre à coucher. Le drame moderne pourrait-il éclore dans ce joli salon à dessus de porte en camaïeu bleuâtre où babillaient les amoureuses scènes de la Mythologie, où de beaux oiseaux fantastiques étaient peints au plafond et sur les volets, où sur la cheminée riaient à gorge déployée les monstres de porcelaine chinoise, où les plus riches vases, des dragons bleu et or tournaient leur queue en volute autour du bord que la fantaisie japonaise avait émaillé de ses dentelles de couleurs, où les duchesses, les chaises longues, les sofas, les consoles, les étagères inspiraient cette paresse contemplative qui détend toute énergie ? Non, le drame n’est pas ici restreint à la vie privée, il s’agite ou plus haut ou plus bas. Ne vous attendez pas à de la passion, le vrai sens ne sera que trop dramatique. D’ailleurs, l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire à chacun sa part  : le malheureux et le riche sont égaux devant sa plume ; pour lui le paysan a la grandeur de ses misères, comme le riche la petitesse de ses ridicules ; enfin, le riche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan est donc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressions doivent être impitoyablement réprimées, humainement et religieusement, il est sacré. » (p. 28).

 Le récit serait fait de plusieurs « jets de lumière » : entendons qu’il comportera plus d’un éclairage ;

il ne sera ni un roman de la vie privée, ni un roman de plein air, mais, à la fois, l’histoire d’une passion discrète et d’une conspiration monumentale, histoire de riche, histoire de pauvre, et aussi de ce qui les sépare. Parce qu’il est aussi un « historien », le romancier doit « faire à chacun sa part », tour à tour : ainsi se manifeste la seule forme d’égalité que puisse reconnaître Balzac, l’égalité dans le contraste, assurée par des moyens romanesques, qui permet aux protagonistes de la Scène de s’affronter comme dans un monde. Les Paysans, à la différence du Médecin de Campagne par exemple, sont un roman complet : un monde divers y est, diversement, présenté.

 « …Les paysans qui sont, dans ce drame, des comparses si nécessaires à l’action, qu’on hésitera peut-être entre

eux et les premiers rôles. » (p. 33) Il n’y a qu’une Scène pour deux, et même plusieurs actions : l’illusion d’un monde réel est produite

par la rencontre de plusieurs mondes, ou sphères, fermés et indépendants. Le problème de composition de ramène finalement à un problème de distribution (puisqu’il s’agit d’un drame ou d’une Scène), et peut se formuler simplement : à qui revient le premier rôle ? La réponse à ce problème, elle, n’est pas simple.

Qu’y a-t-il dans cette lettre qui fait d’elle autre chose que n’importe quel début ? Elle montre le lieu de la Scène, la campagne, non du point de vue de son légitime occupant (qui n’est pas non plus Montcornet), mais d’un point de vue extérieur, d’autant plus révélateur qu’il est déformant : Blondet voit la nature non telle qu’elle est (comment le pourrait-il ?), mais comme un décor de théâtre, et même comme un décor d’opéra. 

« J’ai enfin joui d’une campagne où l’Art se trouve mêlé à la Nature, sans que l’un soit gâté par l’autre, où l’Art semble naturel, où la Nature est artiste. J’ai rencontré l’oasis que nous avons si souvent rêvée après quelques romans… » (p. 14)

« Une décoration d’opéra » (p. 17)« Le village paraît naïf, il est rustique, il a cette simplicité parée que cherchent tous les peintres. » (p. 19)« Ma foi c’est presque aussi beau qu’à l’opéra, se dit Blondet en remontant l’Anonne. » (p. 33). Blondet ne voit pas le lieu de la vie paysanne (on verra qu’il n’est pas non plus une nature vierge),

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mais une nature arrangée, embellie. Ce faisant, il se laisse aveugler par l’habitude qu’il a prise de ne voir partout que ce que son éducation l’a accoutumé à voir : le reflet d’un tableau, d’un roman, d’une action dramatique. Pourtant, il est en même temps sensible à une composante réelle du paysage : celui-ci a été long-temps le décor devant lequel a évolué une authentique chanteuse d’opéra, Mlle Laguerre, l’ancienne propriétaire du château, qui a contribué à y inscrire le souvenir de Piccini. La nature qui est donnée au début du récit ressemble donc fort à un artifice : ce caractère lui est donné par le point de vue particulier du journaliste, qui la voit comme une « sphère » étrangère. Cependant, il ne s’agit pas d’un caractère subjectif, mais d’un caractère objectif : la campagne n’est effectivement pas une nature à l’état vierge, simple et spontanée, d’abord parce qu’elle est creusée par un « horrible secret », ensuite parce qu’elle est le point d’application d’un rapport social (la campagne est avant tout le lieu de la Propriété : la majuscule est de Balzac). La nature comme décor : ce n’est pas le produit d’une vision directe de la réalité (qui serait pur reflet) ; mais ce n’est pas non plus une illusion : la déformation impliquée par le point de vue particulier de Blondet est, après plusieurs détours, doublement révélatrice. Elle nous apprend à connaître la « sphère » du journaliste, mais aussi la sphère qui lui restera définitivement fermée (devant le Paysan, il ne saura que dire : « O Rus ! » p. 87) : dans les deux cas, la révélation se fera à l’insu du sujet de cette vision.

Le premier chapitre donne donc au récit un véritable point de départ (et non seulement un commencement) : il institue une perspective romanesque, à la fois particulière et complexe ; loin d’être limitée et figée, cette perspective, par le déséquilibre interne qui la fait bouger, est l’origine d’un mouvement ; elle implique le passage à une nouvelle perspective. Ainsi le personnage de Blondet, qui tient dans l’intrigue une place relativement secondaire, joue dans la construction du récit un rôle déterminant : l’élément romanesque précède ici la réalité dont il doit produire l’illusion, et la définit. Pas par hasard, au même Blondet sera attribuée la tâche de donner sa conclusion au roman.Le système romanesque suscite un effet de réalité non en donnant des descriptions (c’est-à-dire des imitations directes de la réalité : pures visions), mais en présentant des contrastes ou des désaccords. Les descriptions balzaciennes, généralement très mal comprises, ont toujours pour fonction de produire une différence. Mais pour s’en apercevoir, il ne suffit pas évidemment de les redoubler, en faisant d’elles l’objet d’une description : c’est-à-dire en y projetant ce qu’on se figure y trouver. L’analyse littéraire est communément embourbée dans une idéologie de la description : elle ne voit partout que textes décrivant ou textes à décrire.

On comprend alors comment il sera possible de passer du point de vue de Blondet au point de vue de Fourchon, initiateur au monde paysan, et ainsi, par un biais, du château à la chaumière. Ce nouveau point de vue s’exprimera évidemment de façon différente : on ne peut produire une lettre de Fourchon (non qu’il ne sache écrire, puisqu’il a été maître d’école, mais : à qui pourrait-il écrire ? Dans le système, la place singulière de Fourchon est marquée en particulier par le fait que ne lui correspond aucun Nathan). Il faut noter cependant que Fourchon a, par rapport au monde de la campagne, une situation analogue à celle de Blondet par rapport au monde de la propriété : il n’y est pas tout à fait à sa place (fermier déchu, déclassé, il est pour les paysans un complice très proche : mais il reste à la périphérie de leur univers) ; ainsi un autre glissement sera possible, qui fera passer le récit à un autre niveau. De même que Blondet n’est pas tout à fait un propriétaire parce qu’il n’a rien, mais surtout parce qu’il écrit, Fourchon n’est pas tout à fait un paysan parce qu’il est un orateur : lui est dévolu le rôle de porte-parole. Mais aussi de même que les oeuvres du journaliste ou de l’écrivain ne lui appartiennent pas tout à fait (ce thème est généralement développé dans les Illusions Perdues), les paroles de Fourchon échappent à leur propriétaire, et finissent même par représenter bien autre chose que le milieu social auquel il appartient directement. 

« ... Cloué par la loi de la Nécessité, cloué par celle de la Seigneurie, on est toujours condamné à perpétuité à la tarre. Là où nous sommes, nous la creusons la tarre et nous la bêchons, nous la fumons et nous la travaillons pour vous autes qu’êtes nés riches, comme nous sommes nés pauvres. La masse sera toujours la même, elle reste ce qu’elle est... Les gens de chez nous qui s’élèvent ne sont pas si nombreux que ceux de chez nous qui dégringolent !... Nous savons ben ça, si nous ne sommes pas savants. Faut pas nous faire nout procès à tout moment. Nous vous laissons tranquilles, laissez-nous vivre... Autrement, si ça continue, vous serez obligés de nous nourrir dans vos prisons où l’on est mieux que sur nout paille. Vous voulez rester les maîtres, nous serons toujours ennemis, aujourd’hui comme il y a trente ans. Vous avez tout, nous n’avons rien, vous ne pouvez pas encore prétendre à notre amitié. » (p. 82).

 A entendre cet étonnant discours, on peut se demander par quelle aberration Balzac a été considéré

comme un écrivain réaliste au sens étroit du terme. En effet, toutes les invraisemblances possibles sont comme rassemblées dans cette page. Invraisemblance de la situation : bien que ce thème soit évoqué dans le titre du chapitre (« Les Ennemis en présence »), il est peu probable qu’un affrontement aussi direct puisse

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réunir les héros de la contradiction, le pauvre et le riche ; une telle rencontre, essentiellement irréelle, vaut surtout par sa signification symbolique. Invraisemblance du ton : malgré les idiotismes qui habillent le discours de guenilles paysannes, et semblent lui donner une assise réelle, une sorte d’emphase l’élève et l’emporte au-delà de son caractère immédiatement représentatif ; par une augmentation formelle, l’expression s’adapte à une situation extraordinaire. Invraisemblance du contenu : « Cloué par la loi de Nécessité »... ; pour exposer les limites de sa condition, ce paysan, qui n’est pas un paysan comme les autres, dispose d’une conscience empruntée, et non spontanée : il restera à savoir si ces limites sont des limites réelles ou les limites d’une forme de conscience (elle-même particulière ou générale). En résumé une telle netteté dans la présentation du conflit, et de son caractère extrême, révèle une transposition qui appartient non à la réalité, mais à l’entreprise romanesque.

Ce discours du pauvre, on sera d’autant plus surpris de l’entendre qu’on se souviendra de l’avoir déjà rencontré, sous une forme presque analogue (et au moins convergente), proféré par un personnage qui représente un tout autre ordre de la réalité, l’abbé Brossette. Il n’est pas indifférent de remarquer en passant que le même Brossette apparaîtra, très différent de lui-même, dans une autre sphère : il sera alors le confesseur mondain de Beatrix. 

« Aussi l’abbé Brossette, après avoir étudié les moeurs de ses paroissiens, disait-il à son évêque ce mot profond : « Monseigneur, à voir comment ils s’appuient de leur misère, on devine que ces paysans tremblent de perdre le fruit de leurs débordements. » (p. 54).

« Madame la comtesse, dit le curé, nous n’avons sur la commune que des malheurs volontaires. Monsieur le comte a de bonnes intentions, mais nous avons affaire à des gens sans religion, qui n’ont qu’une pensée, celle de vivre à vos dépens. » (p. 73).

 Par le moyen d’une formulation différente, prise dans un sens inverse, c’est la même idée qui

apparaît : pour Brossette comme pour Fourchon, le paysan est marqué par sa condition au point de lui être définitivement attaché, et même d’y être enfermé. Ainsi la lutte qui l’oppose au riche n’est pas épisodique, spontanée, ou décidée par des individus : elle est nécessairement déterminée par un conflit de classes. Cette idée, essentielle au déroulement du roman (elle lui donne jusqu’à son titre), est présentée deux fois au moins : elle prend un sens par la différence qu’institue ce redoublement. Ce qui pour Fourchon est loi est pour le curé le fait d’une mauvaise volonté concertée, d’un système subjectif du vol et de la débauche. Qu’elle soit l’expression d’une fatalité ou d’une perversité, la situation reste ainsi présentée, en tant qu’elle se reflète dans les discours de deux observateurs privilégiés, comme une forme de conscience. Ce n’est pas la pensée de l’auteur qui est ainsi exprimée : contre Brossette, Balzac pense que le système de la pauvreté est objectif, et ne dépend pas de l’initiative des individus (c’est pourquoi la charité, qui s’adresse à des individus, est dénoncée dans ce roman comme inutile) ; mais contre Fourchon, il pense qu’il ne s’agit pas d’un destin : le monde des pauvres n’est pas une fois pour toutes limité, fixé ; au contraire il évolue historiquement (cela donne sens à la menace adressée aux bourgeois : bientôt les pauvres s’en prendront directement à vous), et il peut être modifié (cela donne sens aux grands romans sociaux : le Médecin de Campagne, le Curé de Village).

On le voit : le roman n’est pas construit mécaniquement, comme s’il s’agissait, dans un reflet parallèle de la réalité, d’en donner une simple description. Avant de décrire, il faut montrer, expliquer, constituer : par un jeu de miroirs inclinés, qui produit des images rompues, déformées, morcelées, est révélé un monde nouveau et significatif. Blondet, Fourchon, Brossette : ces observateurs, légèrement décalés par rapport à ce centre où d’autres jouent le drame, ne sont ni des sujets de l’action ni des représentants directs de l’auteur ; mais, projetée dans le triangle de leur discours, l’entreprise romanesque prend forme et mouvement. Ce n’est pas par leur individualité positive, mais par le décentrement, le déplacement qui les sépare d’eux-mêmes, de leur situation et des autres, que les personnages du roman permettent l’avènement d’une réalité, d’un équivalent de la réalité. On pourrait évidemment faire la même analyse pour les lieux, les situations, pour tous les éléments romanesques. Le problème essentiel de l’écriture romanesque se retrouve, identique, à tous les niveaux ; il faut produire une différence. Par la variation qui les déplace à l’intérieur et à l’extérieur d’eux-mêmes, choses et êtres finissent par être démonstratifs. On pourrait définir le travail de Balzac par cette obsession de distinguer qui dirige toutes ses décisions. 

« Guidé par le génie de l’observation, il hantait les vallées et hauteurs sociales, étudiait, comme Lavater, sur tous les visages les stigmates qu’y impriment les passions ou les vices, collectionnait ses types dans le grand bazar humain comme l’antiquaire choisit ses curiosités, évoquait ces types aux places où ils lui étaient utiles, les posait au premier ou au second plan, selon leur valeur, leur distribuait la lumière et l’ombre avec la magie du grand artiste qui connaît la puissance des contrastes, imprimait enfin à chacune de ses créations des noms, des traits, des

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idées, un langage, un caractère qui leur sont propres et qui leur donnent une telle individualité que, dans cette foule immense, pas un ne se confond avec un autre. »

 Dans la notice biographique de 1858, Laure de Surville était bien allée à l’essentiel, à ceci près qui

est décisif : elle attribuait à un « génie de l’observation » ce qui est le produit du travail de l’écrivain ; elle réduisait à une fidélité ce qui est en fait une innovation. Si Balzac s’était contenté d’observer une réalité donnée, en formant le projet de lui être fidèle, très probablement il n’aurait pas écrit : dans l’oeuvre rien ne subsiste de donné ; et, pour l’entreprise d’écrire, la réalité n’est initiale qu’en ce qu’il faut s’en éloigner, et lui substituer autre chose qui, une fois donné le projet de conformité, reste à faire.

Il apparaît aussi que l’instrument par excellence du romancier est le type qui permet de mimer les distinctions réelles en produisant des distinctions équivalentes sinon conformes : on en reparlera plus longuement par la suite. Cependant il convient de faire tout de suite deux remarques à propos de ce procédé : il n’intervient pas seul, mais avec d’autres qui viennent d’être évoqués ; il ne double pas terme à terme une réalité préexistante, naturelle, qu’il aurait seulement à reproduire, à répéter, en en donnant une image à la fois générale et concrète. Le type implique d’abord, évidemment une ressemblance : 

« Si le portrait de Tonsard, si la description de son cabaret, celle de son beau-père apparaissent en première ligne, croyez bien que cette place est due à l’homme, au cabaret et à la famille. D’abord cette existence, si minutieusement expliquée, est le type de celle que menaient cent autres ménages dans la vallée des Aigues... » (p. 56).

 Mais cette ressemblance n’est significative que sur le fond d’une différence : si Tonsard est le même

qu’un certain nombre d’individus, c’est parce que, avec eux, il s’oppose à d’autres groupes.L’homologie entre l’univers historique et l’univers romanesque ne se réalise pas au niveau des

éléments particuliers mais au niveau des systèmes : c’est le système romanesque dans son ensemble qui produit un effet de réalité. Le type social, devenu personnage de roman, s’il est largement représentatif, ne remplit pourtant pas exactement le rôle d’une généralité : il n’est pas individualisé seulement par un nom ou par le détail d’une intrigue, mais par les rapports qu’il entretient avec d’autres personnages typiques, également représentatifs et cependant distincts, qui lui donnent place. On dira pour simplifier : il n’y a jamais un seul type et un seul personnage pour une généralité donnée, mais plusieurs, qui n’existent que par leurs différences. Ainsi la figure du Régisseur traverse un certain nombre de romans en se diversifiant : 

« ... De là cette nomenclature sociale et l’histoire naturelle des intendants, ainsi définis par un grand seigneur polonais :

— Nous avons, disait-il, trois sortes de régisseurs : celui qui ne pense qu’à lui, celui qui pense à nous et à lui ; quant à celui qui ne penserait qu’à nous, il ne s’est jamais rencontré. Heureux le propriétaire qui met la main sur le second !On a pu voir ailleurs le personnage d’un régisseur songeant à ses intérêts et à ceux de son maître (voir Un début dans la Vie, Scènes de la Vie Privée). Gaubertin est l’intendant exclusivement occupé de sa fortune. Présenter le troisième terme de ce problème, ce serait offrir à l’admiration publique un personnage invraisemblable que la vieille Noblesse a néanmoins connu (voir Le Cabinet des Antiques, Scènes de la vie de Province) mais qui disparut avec elle. Par la division perpétuelle des fortunes, les moeurs aristocratiques seront inévitablement modifiées. S’il n’y a pas actuellement en France vingt fortunes gérées par des intendants, il n’existera pas dans cinquante ans cent grandes propriétés à régisseurs, à moins de changements dans la loi civile. Chaque riche propriétaire devra veiller lui-même à ses intérêts. » (p. 106).

 On retrouve, à l’oeuvre cette fois, la comparaison avec l’histoire naturelle : elle sert à constituer cette

multiplicité romanesque dont la valeur est double puisque, dans un sens synchronique, elle répartit les éléments de l’œuvre et les équilibre, alors que, dans un sens diachronique, elle fait allusion à une évolution historique. De la même façon, mais ce nouvel exemple est plus significatif encore, il n’y a pas un type général de l’Avare, mais un univers différencié de l’avarice : 

« Vous vous rappelez peut-être certains maîtres en avarice déjà peints dans quelques scènes antérieures ? D’abord l’avare de province, le père Grandet de Saumur, avare comme le tigre est cruel ; puis Gobsek l’escompteur, le jésuite de l’or, n’en savourant que la puissance et dégustant les larmes du malheur, à savoir quel est leur cru ; puis le baron de Nucingen, élevant les fraudes de l’argent à la hauteur de la politique. Enfin, vous avez sans doute souvenir de ce portrait de la Parcimonie domestique, le vieil Hochon d’Issoudun, et de cet autre avare par esprit de famille, le petit la Baudraye de Sancerre ! Eh bien ! les sentiments humains et surtout l’avarice ont des nuances si diverses dans les divers milieux de notre société, qu’il restait encore un avare sur la planche de

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l’amphithéâtre des Etudes de moeurs ; il restait Rigou ! l’avare égoïste, c’est-à-dire plein de tendresse pour ses jouissances, sec et froid pour autrui, enfin l’avarice ecclésiastique, le moine demeuré moine pour exprimer le jus du citron appelé le bien vivre, et devenu séculier pour happer la monnaie publique... » (p. 202).

 L’avare de Blangy ne prend figure que sur le fond que composent pour lui  : Sancerre, Issoudun,

Saumur et Paris le multiple. Ce qui fait l’oeuvre c’est cette dissection des caractères qui les sépare et les oppose : mais cette division n’est ; due à la finesse d’une observation psychologique, pas plus que le moyen essentiel de l’élaboration de l’oeuvre n’est la seule fidélité mécanique au réel, qui définit les conditions d’une réception passive, non d’une entreprise de production. Et la psychologie ici évoquée ne prend tout son sens que prise dans les liens d’un roman, ou plutôt constituant les liens d’un roman : sa vraie fonction est bien de réaliser une telle cohésion.

Le roman apparaît alors dans sa vraie fonction pédagogique : il n’est pas le produit d’une leçon, qui serait un contenu auquel il donnerait seulement forme, mais la condition d’apparition d’une telle leçon ; mais alors elle ne sera plus la même. Plutôt que fondé sur une généralisation empirique, dont il serait l’expression particulière, le roman, sur la base de sa constitution particulière (dont quelques moyens viennent d’être indiqués), rend possible une généralisation didactique : 

« Quelques esprits, avides d’intérêt avant tout, accuseront ces explications de longueur ; mais il est utile de faire observer ici que, d’abord, l’historien des moeurs obéit à des lois plus dures que celles qui régissent l’historien des faits ; il doit rendre tout probable, même le vrai ; tandis que, dans le domaine de l’histoire proprement dite, l’impossible est justifié par la raison qu’il est advenu. Les vicissitudes de la vie sociale ou privée sont engendrées par un monde de petites causes qui tiennent à tout. Le savant est obligé de déblayer les masses d’une avalanche, sous laquelle ont péri des villages, pour vous montrer les cailloux détachés d’une cime qui ont déterminé la formation de cette montagne de neige. S’il ne s’agissait ici que d’un suicide, il y en a cinq cents par an, dans Paris ; ce mélodrame est devenu vulgaire, et chacun peut en accepter les plus brèves raisons ; mais à qui ferait-on croire que le suicide de la Propriété soit jamais arrivé par un temps où la fortune semble plus précieuse que la vie ? De re vestra agitur, disait un fabuliste, il s’agit ici des affaires de tous ceux qui possèdent quelque chose.

Songez que cette ligue de tout un canton et d’une petite ville contre un vieux général échappé malgré son courage aux dangers de mille combats, s’est dressée en plus d’un département contre des hommes qui voulaient faire le bien. Cette coalition menace incessamment l’homme de génie, le grand politique, le grand agronome, tous les novateurs enfin !

Cette dernière explication, politique pour ainsi dire, rend non seulement aux personnages du drame leur physionomie, au plus petit détail sa gravité, mais encore elle jettera de vives lumières sur cette Scène, où sont en jeu tous les intérêts sociaux. » (p. 154).

 Ainsi la volonté de diversifier autant qu’il est possible ne fait pas tomber le roman dans une

particularité absolue : au contraire, toutes les figures singulières finissent par converger et par énoncer un thème général, le « suicide de la Propriété ». Alors se fait sentir tout le poids de cette diversité romanesque qui rend « au plus petit détail sa gravité ». « Il s’agit ici... » : par une sorte de multiplication intérieure, le récit, à partir des limites très précises à l’intérieur desquelles il a été constitué, reçoit une ampleur nouvelle  : par la collusion du plus particulier et du plus significatif, qui manifeste l’appartenance de chaque élément à un système, le roman suscite une leçon politique. « De re vestra agitur » : le roman est aussi une adresse ; il dit, en même temps qu’il construit un monde : ce monde n’est pas n’importe lequel mais le vôtre.

Il faut bien voir que cette généralisation n’implique aucune confusion : elle n’intervient qu’après coup ; le roman produit une politique, il n’en est pas le résultat, l’émanation : comment une politique pourrait-elle devenir directement, romanesque ou romancée ? La généralité est évoquée à partir de la diversité, non comme une réduction, mais comme une explication : elle ne se substitue pas à elle, mais lui donne toute sa portée. Le fait que « tous les intérêts sociaux » soient en jeu n’implique pas qu’ils le soient confusément, mais distinctement au contraire, sur la base de leur très précise identification. Le roman n’est pas détourné de son sens : son mouvement est seulement accentué, souligné et simplifié.

En résumé de tout ce qui précède : l’institution d’une réalité romanesque procède par agencement complexe d’éléments qui ne valent que par la différence qui les sépare et les constitue à la fois. La volonté de connaître le monde de l’homme et d’en présenter un substitut se réalise dans la production d’une diversité.

« Relisez cette oeuvre kaléidoscopique, vous n’y trouverez ni deux robes pareilles, ni deux têtes semblables » disait la préface de 1835 (signée Félix Darvin).

On pourrait croire qu’il s’agit seulement d’un procédé ; d’une technique indifférente, servant seulement à réaliser, à traduire une intention déjà élaborée pour l’essentiel. Comme on va le voir, il n’en est rien. Le procédé est constitutif de l’intention même ; il est en effet susceptible de telles variations qu’il

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semble impossible de le tenir pour un outil purement matériel. Soit qu’il serve d’instrument à deux intentions en fait très différentes, soit qu’il ne puisse s’exercer que dans le voisinage d’un autre qui le conteste, il apparaît qu’il est entraîné par le mouvement du roman comme un de ses éléments constituants, peut-être même comme son vrai sujet.

En effet, l’oeuvre ainsi constituée, dans son unité systématique, paraît cohérente et pleine : finie. A ceci près qu’on pourrait se demander : pourquoi cette unité plutôt qu’une autre ? Pour que l’œuvre ait une consistance, il ne suffit pas qu’il y ait système : encore faut-il que le système soit lui-même déterminé, qu’il ne soit pas n’importe quel système. C’est pourquoi, il ne suffit pas, pour comprendre le roman, ou plutôt pour l’expliquer, d’en analyser le mécanisme : encore faut-il voir comment fonctionne effectivement ce mécanisme, s’il est utilisé directement, dans la ligne naturelle de son sens, ou bien s’il ne subit pas une modification caractéristique, par laquelle il deviendra objet de roman.

·Une fois mis en marche, le système se met à vivre par lui-même, et produit un effet inattendu.

L’instrument qui, en principe, doit permettre de distinguer (connaître et montrer la réalité) va en fait servir à confondre (juger). C’est donc qu’un même moyen peut s’adapter à des usages différents, incompatibles : tout se passe comme s’il possédait une puissance propre, par laquelle il produit son ou ses sens, cette multiplicité de sens qui le constitue.

A ce moment, il faut revenir au projet idéologique, qu’on avait pu très provisoirement oublier  : le récit tel que le conçoit Balzac doit, on s’en souvient, réaliser deux exigences à la fois. Il doit tenir lieu de deux récits à la fois. Par son intermédiaire, il est possible de voir et de juger : chacune de ces attitudes implique un partage différent de la réalité. Le problème posé à l’écrivain est donc : comment concilier, raccorder, adapter, ces deux découpages ? La solution proposée par Balzac est d’une déconcertante simplicité : il suffit de les superposer, faisant servir les moyens d’un sens à la production de l’autre, ajustant confusion et distinction par leur coïncidence.

Ainsi, pour prendre tout de suite un exemple élémentaire, s’il y a description, celle-ci doit d’abord, par principe, être distincte ; mais elle doit aussi servir de support à une dénonciation. Ainsi l’homme du peuple, non comme une idée générale mais comme une instance réelle du roman, c’est, comme l’annonce déjà la préface des Paysans, le sauvage. Cette métaphore implique évidemment l’idée d’éloignement ; le paysan n’est pas un homme comme les autres. 

« Quelles peuvent être les idées, les moeurs d’un pareil être, à quoi pense-t-il ? se disait Blondet pris de curiosité.

Est-ce là mon semblable ? Nous n’avons de commun que la forme et encore... » (p. 34). 

L’image reviendra sans cesse. Elle est introduite par Blondet : 

« Voilà les Peaux Rouges de Cooper, se dit-il, il n’y a pas besoin d’aller en Amérique pour observer les sauvages. » (p. 35).

« Ah ! çà ! nous sommes ici comme les héros de Cooper dans les forêts de l’Amérique, entourés de pièges par les Sauvages ? demanda railleusement Blondet. » (p. 88).

 puis reprise par l’abbé Brossette (dont la place dans le système romanesque est symétrique de celle qu’occupe Blondet) : 

« Par la nature de leurs fonctions sociales, les paysans vivent d’une vie purement matérielle qui se rapproche de l’état sauvage auquel les invite leur union constante avec la nature. » (p. 54).

« Monseigneur m’a envoyé ici comme en mission chez les sauvages ; mais ainsi que j’ai eu l’honneur de le lui dire, les sauvages de France sont inabordables, ils ont pour loi de ne pas nous écouter, tandis qu’on peut intéresser les sauvages de l’Amérique. » (p. 73).

 Utilisée différemment selon chaque cas (chaque cas est particulier), l’image n’est pas seulement

représentative d’un point de vue particulier. Elle est utilisée anonymement, de ce point de vue extérieur au déroulement du récit qu’est celui de l’auteur 

« Le Sauvage, le Paysan, qui tient beaucoup du Sauvage, ne parlent jamais que pour tendre des pièges à leurs adversaires. » (p. 102).

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 Elle donne même forme au récit dans ce qu’il a de plus anecdotique :

 « Ce cri suraigu retentit dans les bois comme un appel de Sauvages. » (p. 183).

 A travers la multiplicité de ses emplois, l’image finit par acquérir en quelque sorte une valeur

autonome. Elle caractérise le paysan en montrant son rapport original à la nature ; mais son efficacité est alors allégorique, c’est-à-dire inadéquate. Le paysan n’est pas un vrai sauvage, la nature qui le contient n’a rien de naturel : diversifiée et informée par les différents modes de l’appropriation, habitée, elle suppose l’existence préalable d’une société. Ainsi la comparaison a une valeur exotique surtout par son caractère lointain, déplacé : elle ne correspond pas exactement à une réalité qu’elle représente, suivant un procédé déjà analysé, en la déformant. Ce caractère artificiel de l’image apparaîtra mieux au moment où on la retrouvera, dans un usage très différent, appliquée par Mme Soudry à Rigou : 

« Ce grand usurier sec imposait d’ailleurs beaucoup à la société de Mme Soudry qui flairait en lui ce tigre à grif-fes d’acier, cette malice de Sauvage... » (p. 240).

 Il devient clair alors que le rapprochement avec le sauvage est le signe d’une profonde

méconnaissance : c’est ce que dit lui-même le texte de Balzac, par son incohérence. Voir dans le paysan un sauvage, comme le font Blondet ou Brossette, c’est ne pas tout à fait le voir tel qu’il est : la représentation est significative surtout par l’écart qui paradoxalement la lie à son modèle.

Les Paysans, c’est un roman à la manière de Fenimore Cooper, parce qu’il tend à décrire la même « primitive » violence. Les paysages du Morvan, la « campagne », ne sont pas le décor d’une pastorale : ils font voir, avant même qu’apparaisse leur habitant, la figure inquiétante et déconcertante d’une nature vierge, celle-là même que sont censés peupler les Indiens d’Amérique.

Mais, s’il y a des sauvages, et le paysan est bien un sauvage, il n’y a pas de lieu à l’état sauvage : tout lieu, tel que le fait apparaître la Comédie, est le décor devant lequel se joue un rapport social. Ainsi se manifeste un très primitif désaccord entre le lieu et son occupant, qui sera le point de départ de la curiosité romanesque. Cette importance du lieu, qui est le premier objet de l’analyse de moeurs, est à retenir : la perception du rapport entre l’homme et la nature qui l’entoure, est un moyen proprement littéraire, non une donnée mais un produit du travail de l’écrivain. Mais cet instrument a une double valeur : il donne forme au roman ; et il en détermine le contenu. Que les forêts du Morvan se décrivent dans les mêmes termes que les forêts d’Amérique, et cela avec la référence explicite à l’écrivain qui a popularisé ce décor, c’est d’abord un artifice d’écriture : celui-là même qui, par exemple, fera de Rigou un Héliogabale (p. 208), un « Louis XV sans trône » (p. 210), « le Tibère de la vallée d’Avonne » (p. 213), « le Lucullus de Blangy » (p. 238), « le Sardanapale villageois » (p. 250) ; mais que « l’homme des bois » soit, à cause de cette métaphore, le même ici et là-bas, c’est une thèse historique, critique et polémique qui, usant des mêmes moyens, produit un sens radicalement opposé à celui que produisait le système tel qu’il a été analysé : loin de distinguer, il s’agit, semble-t-il, à présent de rapprocher et de confondre. Comme nous allons le voir, cette coexistence de deux types d’exposé caractérise essentiellement le travail de Balzac écrivain : c’est elle qui, à la rencontre par elle instituée115[115] d’un savoir (distinct) et d’une idéologie (confuse), fait de l’oeuvre une oeuvre littéraire (et non, comme Balzac le dit parfois historique, ou politique). C’est pourquoi, du point de vue théorique, rien n’empêche de privilégier l’étude de la forme de l’œuvre : on est sûr de retrouver, par elle impliqué, ce principe de réalité qui la remplit.

La forme qui organise le débat romanesque, débat réel (historique) et artificiel (puisqu’il relève d’une technique de composition littéraire), donne aussi contenu à ce débat : une étude des procédés d’écriture ne se suffit pas à elle-même dans la mesure où elle rencontre nécessairement l’objet même de l’histoire.

Balzac résout le problème technique posé par ce double jeu, non pas en inventant une forme nouvelle, mais en privilégiant et en donnant une efficacité nouvelle à une forme traditionnelle, le type romanesque, dont il a déjà été question. Disons plutôt qu’il rencontre la solution de ce problème, car elle ne dépend pas cette fois du contrôle conscient d’un moyen technique : il la rencontre en faisant l’épreuve de cette mutation de sens qui attribue à un système de représentation un usage inattendu.

Le choix d’objets typiques (personnages, lieux, situations, époques...) répond d’abord à la nécessité de décrire : il permet d’identifier la réalité comme telle, de représenter chaque élément d’une situation. Il

115[115] Précisons, une fois encore, qu’il ne s’agit pas d’un collage : c’est le fonctionnement du système romanesque qui produit la rencontre, et ses éléments.

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serait facile de montrer comment dans les Paysans la diversité des caractères, qui a une fonction indistinctement psychologique et sociologique, parvient à caractériser, justement parce qu’elle est discriminante, la complexité de l’univers bourgeois, sa démultiplication en sphères différentes, qui établissent entre elles des rapports temporaires, toujours remis en question ; c’est la différence et la mobilité des « caractères » qui permettent de montrer l’espace bourgeois dans toutes ses dimensions : en tant qu’il est complexe et réel à la fois. Sur le « type », il est possible de repérer les catégories sociales avec toujours plus de finesse. Mais l’utilisation des types romanesques se trouve produire un effet très différent : elle juge la réalité qu’elle a servi d’abord à constituer, et renvoie alors à une théorie de la société. Ainsi l’instrument littéraire reçoit son vrai sens, non de la nécessité de refléter la réalité en elle-même, mais de sa place dans le système romanesque, conçu comme le meilleur des points de vue sur cette réalité.

Si le roman entraîne dans son mouvement des « types », c’est parce que ceux-ci ont entre eux des rapports autres que réels (les rapports réels entre types sont déterminés par l’existence réelle de groupes sociaux auxquels ils donnent une figure romanesque), des rapports déterminés par leur nature même de type, des rapports idéaux : c’est alors que, loin d’aider à distinguer, la fonction du type sera de confondre.

Ce qui donne sa réalité, sa matière même, à l’entreprise de Balzac, et en fait une oeuvre, c’est justement cette double nature de l’objet romanesque. Les deux sens sont chacun à leur tour affirmés, et il y a glissement incessant de l’un à l’autre.

Il sera plus simple d’expliquer cela sur un exemple. On sait l’importance des lieux dans le déroulement de la fiction romanesque : il faut montrer que cette fonction typique est ambiguë. Le début des Petits Bourgeois donne un excellent exemple de la première conception de l’objet romanesque : une longue description de choses (une maison, un mobilier), dans la forme d’une exploration (caractéristique du mouve-ment d’exposition balzacien), met en place ce qu’Un début dans la Vie a désigné comme étant « le matériel social d’une époque » : tous les détails de la maison ont un aspect discriminant, et leur fonction est de montrer, sur le fond, sur le décor lui-même, comment la petite bourgeoisie se détermine par rapport à la bourgeoisie, à la fois par elle et contre elle. Ce rapport très complexe est constitué par l’agencement de la description romanesque : les meubles typiquement « petits bourgeois » sont placés devant des murs « bourgeois », qu’ils dissimulent et montrent en même temps ; c’est cette occultation matérielle qui donne figure à la réalité. Toutes les descriptions chez Balzac sont conduites d’après de telles normes ; ainsi, dans les Paysans, trois des lieux essentiels de l’action sont caractérisés par un système d’opposition : 

« La maison de Rigou, celle de Soudry, et celle de Gaubertin ne sont-elles pas, pour qui connaît la France, la parfaite représentation du village, de la petite ville, et de la sous-préfecture. » (p. 271).

 Chacun de ces lieux est typique d’une unité sociale particulière, où les rapports entre les groupes

sociaux se nouent de façon originale : les trois formes essentielles de la coalition bourgeoise en Province sont ainsi métamorphosées en objets romanesques. L’extraordinaire est que Balzac ne se contente jamais de la vérité du type ainsi réalisé, qu’il se refuse à le tenir pour définitif. D’un roman à un autre, le type subit une variation : si la maison de Soudry représente parfaitement la petite ville, celle de Gaubertin le chef-lieu de département, la ville de Province, elle, est aussi bien Saumur qu’Issoudun, Angoulême ou Bayeux, ou encore les localités imaginaires des Paysans. Cette variation n’obéit pas à des exigences anecdotiques (par exemple : le souci de pittoresque), colorant le cadre de l’action de la nuance géographique qui convient le mieux à la Scène : elle répond à la volonté de mieux remplir ce cadre en le diversifiant. Paris seul a le droit d’être unique, parce qu’il est la multiplicité même : mais la petite ville, pour garder son identité, exige que soient décrites d’autres petites villes, qui sont finalement autant de ses aspects ; c’est le problème de cette description infinie que résout la conception d’ensemble de la Comédie Humaine. Contrairement à ce qu’on pourrait croire d’abord, le type est d’autant plus représentatif qu’il se partage entre plus d’exemplaires, uniques et originaux.

Mais, comme on l’a dit, la fonction du type se trouble, devient ambiguë, au moment où il est rapporté aux autres non dans un rapport réel de différence, mais dans un rapport d’analogie, manifestement fantastique. A propos du même exemple, c’est ce qui se passe quand Balzac dit : la ville de Province, c’est Paris en moins rapide, comme il le fait dans les Illusions Perdues. De la même façon, dans les Petits Bourgeois, en contradiction avec la précision initiale du décor, le salon bourgeois est présenté plus tard comme une ré-duction du Faubourg Saint-Germain. Ces rapprochements de types, non plus seulement divers, mais réellement opposés, ne se font pas en passant ; ils sont au contraire une constante du style de Balzac. Le type perd sa fonction de réalité pour devenir une image trouble : il n’est plus représentatif, au sens strict du mot, mais le terme d’une identité systématique.

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Pour comprendre ce glissement, il faut mettre en place dans son ensemble le système qui détermine l’organisation du récit. Avec Balzac, le roman reçoit pour cadre général la Scène, qui n’est ni une unité de lieu ni une unité de temps, mais un élément romanesque, défini à partir d’une théorie de la société, et indépendamment de la méthode des différences qui par ailleurs sert à la décrire. On va retrouver mais avec un sens différent une considération sur la construction du roman balzacien déjà évoquée : construction par principe déséquilibrée. Le rythme du récit ne se conçoit que comme rompu, heurté : les épisodes se succèdent, avec passage brutal de l’un à l’autre. Cela répond à une exigence de progression qui définit la nature de la Scène. La Rabouilleuse donne un bon exemple de ces ruptures formelles : après un exposé statique, très développé, de la vie à Issoudun, qui forme une unité complète de récit, est racontée la brusque irruption de Philippe Bridau dans la ville, sur une initiative de Desroches. Rien n’avait laissé prévoir cet événement : brusquement le récit prend une dimension nouvelle, se joue à un tout autre niveau. La même structure toujours donne forme au roman : de très longs éléments de description, traités par eux-mêmes, sont brutalement coupés par un événement inattendu, par rapport auquel la description apparaît comme insuffisante ; de là la nécessité d’une nouvelle description : ainsi s’établit une progression à l’intérieur d’un système démonstratif. L’événement, c’est l’apparition d’un individu, caractérisé au préalable par un portrait. Le modèle du récit, de la Scène, c’est donc la rencontre infiniment variée et renouvelée d’une situation et d’un portrait, par lequel est donné une individualité dynamique, ce que Balzac appelle une « puissance morale » : à la suite de cette rencontre, la situation est changée et un nouvel élément de récit fait progresser la Scène.

Cette organisation très simple du récit dépend d’une représentation systématique de l’intrigue : celle-ci résulte du choc d’une « force morale » et d’une situation réelle, qui produit des déplacements et des réadaptations. C’est que le « monde moral » est toujours confronté au monde réel, sans cesser d’être déterminé d’une façon autonome. La situation et la « force » individuelle s’impliquent réciproquement sans jamais se confondre. Ainsi on comprend que le thème essentiel de l’oeuvre soit celui de la réussite et de la dépravation. Ce thème est à la fois « moral » et « social » : sur lui on va pouvoir repérer cette articulation qui définit l’objet par excellence de la Scène. Il y a dépravation au moment où, entre la force et la situation, l’écart est tel que leur confrontation soit sans issue. C’est ce qui arrive à Maxence Gilet, tel que le ca ractérise la fin de La Rabouilleuse : 

« Ainsi périt un de ces hommes destinés à faire de grandes choses, s’il était resté dans le milieu qui lui était pro-pice ; un homme traité par la nature en enfant gâté, car elle lui donna le courage, le sang-froid et le sens politique à la César Borgia. Mais l’éducation ne lui avait pas communiqué cette noblesse d’idées et de conduite sans laquelle rien n’est possible dans aucune carrière. »

 L’éducation est évidemment le seul trait d’union entre la « situation » et la « force » : c’est pourquoi

tous les romans de Balzac traiteront d’une éducation ou d’un dépérissement.Un Début dans la Vie est l’exemple par excellence du roman de l’adaptation ; les Illusions Perdues,

celui d’un roman de la désadaptation : 

« On peut tout attendre de Lucien, en bien comme en mal. » (lettre de d’Arthez).

« Eh ! c’est une nature qui n’est belle que dans son milieu, dans sa sphère, dans son ciel. »(David Séchard).

 La rencontre peut s’achever sur une conciliation, ou bien produire des résultats aberrants, qui

déforment la situation (voir La Rabouilleuse) ou l’individu (Rubempré) : alors la force initiale s’épanouit sous la forme d’un vice. 

« Il n’y aura dans la superposition du caractère de Rastignac, qui réussit, à celui de Lucien, qui succombe, que la peinture sur de grandes proportions d’un fait capital dans notre époque : l’ambition qui réussit, l’ambition qui tombe, l’ambition du début de la vie. »

(David Séchard, préface de la première édition). 

« Un fait capital dans notre époque » : avec lui, l’analyse de moeurs prend forme romanesque. Adaptation et désadaptation sont des généralités, des éléments typiques, qui subsistent, quelle que soit la variété des situations.

Tout cela est donc à la fois très cohérent et très simple, à ceci près que la cohérence n’est pas la même que celle qui a été identifiée précédemment. Tout homme emporte avec lui un « monde moral » : la

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question est de savoir si, placé en contact avec une ou plusieurs situations, ce monde arrivera ou non à se réaliser, et dans quel sens ; en effet un monde moral peut se développer dans des directions contradictoires : 

« Toutes les lois de la nature ont un double effet, en sens inverse l’un de l’autre. »(Illusions Perdues).

 Le programme idéal de la Comédie Humaine consiste à réaliser toutes les rencontres possibles entre

des forces morales et des situations réelles, et à représenter toutes les formes de l’adaptation « morale ».C’est dans les Illusions Perdues qu’on trouve, sous sa forme la plus simple, la « théorie » de cette

adaptation : 

« La constitution actuelle des sociétés, infiniment plus compliquée dans ses rouages que celle des sociétés antiques, a eu pour effet de subdiviser les facultés de l’homme. Autrefois, les gens éminents, forcés d’être universels, apparaissaient en petit nombre et comme des flambeaux au milieu des nations antiques. Plus tard, si les facultés se spécialisèrent, la qualité s’adressait encore à l’ensemble des choses. Ainsi un homme riche en cautèle, comme on l’a dit de Louis XI, pouvait appliquer sa ruse à tout ; mais aujourd’hui la qualité s’est elle-même subdivisée. Par exemple, autant de professions, autant de ruses différentes. Un rusé diplomate sera très bien joué dans une affaire au fond d’une province, par un avoué médiocre ou par un paysan. Le plus rusé jour naliste peut se trouver fort niais en matière d’intérêts commerciaux... »

 et un grand romancier peut ne pas réussir dans les affaires. Le problème de l’adaptation se pose au moment où une sorte de division technique institue une diversité, à l’intérieur du monde moral cette fois. Pour supporter l’édifice de la Scène, une nouvelle sorte de type devient alors nécessaire : le type moral.

Toutes ces spéculations, qui sont de nature idéologique, pourraient être expliquées par référence à une tradition (Swedenborg, Saint Martin, le roman philosophique). Il semble plus significatif de les interpréter en les rapportant à une problématique des formes littéraires. La Scène, la composi tion du récit (situation-explosion), le type, ne sont pas d’abord des idées sur le monde et sur l’homme, mais des objets roma nesques, que Balzac a choisis ou institués moins parce qu’ils pouvaient lui paraître vrais, réels que parce qu’ils étaient, par excellence, les véhicules de la fiction. Alors on comprendra comment, avec l’articulation des deux conceptions du type (type réel, type moral), c’est le problème de la littérature qui est posé.

Avec Balzac, comme l’indique l’Avant-Propos, le roman cesse de représenter les rapports entre individus, des rencontres au sens anecdotique du mot. Ces rapports ne sont objets du roman nouveau que parce qu’ils sont susceptibles de prolongement : l’individu n’a de place dans le roman que parce qu’il est le terme d’une série. Mais toute l’oeuvre de Balzac est bâtie sur une double caractérisation de ce prolongement. L’individu existe par rapport à une situation ; mais cette situation n’est simple qu’en apparence : elle résulte en fait d’une superposition, qui fait coïncider le milieu réel (représenté par les moyens de la diversité : premier système de Balzac) et le monde moral (représenté par les moyens de la confusion : deuxième système de Balzac). L’élément romanesque est doublement représentatif par cette double inscription : les rencontres entre individus, qui forment la matière même de l’intrigue, sont significatives parce que l’individu est lui-même le produit d’une rencontre (il est doublement déterminé).

Le « type moral » est un moyen littéraire au même titre que le « type réel » : en fait, dans le développement du discours romanesque, ils sont même le plus souvent confondus ; un même type peut être à la fois moral et réel. La différence éclate, au moment où se pose la question des rapports entre deux types différents. Deux liaisons sont en effet possibles : un rapport de différence et d’opposition, qui exprime un rap-port réel ; une unité idéale, évoquant l’universalité la plus large. De la première liaison, on a donné précédemment assez d’exemples. De son côté, l’univers moral est un monde leibnizien, où « c’est toujours et partout la même chose, au degré de perfection près » : les concierges y sont comme des duchesses, les curés y ressemblent à tous les autres types de célibataires : on n’y distingue plus les pauvres des riches. 

« La plaisanterie des paysans et de l’ouvrier est très attique, elle consiste à dire toute la pensée en la grossissant par une expression grotesque. On n’agit pas autrement dans les salons. La finesse de l’esprit y remplace le pittoresque de la grossièreté. Voilà toute la différence. »

(Les Paysans, p. 57). 

Le langage orné est caractéristique, typique, dans toute sa généralité : les différences sont alors secondaires. Comparant et rassemblant, la littérature alors ignore les limites réelles et retrouve partout la confuse identité qui lie l’homme à l’homme, par delà les différences sociales : le même individu renvoie à

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une série réelle et à une série morale (Mme Soudry est caractéristique de la petite ville de Province, p. 224, mais elle l’est aussi de certains aspects de la nature humaine, p. 226). 

« Et voilà pourtant la vie comme elle est à tous les étages de la société. Changez les termes, il ne se dit rien de moins, rien de plus dans les salons les plus dorés de Paris. » (p. 253).

 Le curé de Tours donne un exemple de cette nouvelle leçon qui se trouve glissée dans le roman :

leçon par identification, et non plus par différenciation. 

« Cette histoire est de tous les temps : il suffit d’étendre un peu le cercle étroit au fond duquel vont agir ces personnages pour trouver la raison coefficiente des événements qui arrivent dans les sphères les plus élevées de la société...

…les événements qui constituent en quelque sorte l’avant-scène de ce drame bourgeois ; mais où les passions se retrouvent tout aussi violentes que si elles étaient excitées par de grands intérêts... ».

 La scène elle-même est typique, puisqu’elle est cet élément de littérature, le plus simple et le plus

déterminé à la fois, dans lequel se reflètent toutes les variétés du monde moral. Sans portes ni fenêtres sur la diversité du monde réel, parfaite monade, la Scène porte en elle-même l’infinité de l’univers moral. 

« Peut-être blâmera-t-on la crudité de cette peinture, et trouvera-t-on les éclats du caractère de la Rabouilleuse empreints de ce vrai que le peintre doit laisser dans l’ombre. Eh bien ! cette scène, cent fois recommencée, avec d’épouvantables variantes, est, dans sa forme grossière et dans son horrible véracité, le type de celles que jouent toutes les femmes, à quelque bâton de l’échelle sociale qu’elles soient placées, quand un intérêt quelconque les a diverties de leur ligne d’obéissance et qu’elles ont saisi le pouvoir. Comme chez les grands politiques, à leurs yeux, tous les moyens sont légitimés par la fin. Entre Flore Brazier et la duchesse, entre la duchesse et la plus riche bourgeoise, entre la bourgeoise et la femme la plus splendidement entretenue, il n’y a de différences que celles dues à l’éducation qu’elles ont reçue et au milieu où elles vivent... »

 et il n’apparaît pas que ces différences soient essentiellement significatives.

Pourtant, en même temps qu’elle formule ainsi, dans la confusion de l’universel, les « raisons coefficientes », la Scène institue l’agencement d’un monde analogue au monde réel, et les mêmes instruments lui servent à réaliser ces opérations contradictoires et complémentaires : distinguer et confondre. Toujours dans le Curé de Tours, les types sur lesquels vient d’être faite l’expérience d’une démultiplication idéale servent aussi à mettre en évidence des rapports réels, en faisant voir un jeu de conflits et d’alliances. Au départ, l’abbé Birotteau, et avec lui le clan Listomère, représentent la vieille aristocratie dans une ville de province ; Troubert au contraire, avec les amies de Mlle Camard, c’est la lignée d’assaut de la bourgeoisie. Le roman n’avance que parce que ces déterminations apparaissent rétrospectivement comme précaires et provisoires. Derrière Troubert se profile la Congrégation ; Birotteau progressivement privé de ses « appuis traditionnels » finit par recourir aux services d’un avocat libéral. Ainsi éclate une contradiction historique, celle même qui fait 1830 : elle montre la décomposition de l’ancienne classe dominante sous la Restauration, et l’appui que, pour survivre, elle doit aller chercher dans la bourgeoisie, qui se révèle comme le véritable chef de la réaction. Mlle Camard est l’un des termes de cette subtile et précise analyse historique, mais elle est aussi « cette figure typique du genre vieille fille... » Le type sert à décrire, mais il sert aussi à interpréter et à juger, dans le cadre d’une fausse universalité.

La disproportion entre le monde réel et le monde moral est en même temps produite et réduite par l’oeuvre : en dehors d’elle cette disproportion n’a aucun statut, aucune existence ; pourtant cet écart ne la constitue qu’après coup, par une sorte d’action en retour de la machine romanesque : il s’agit d’un effet second, non pas fortuit mais déterminé et constitutif de l’œuvre. Ceci permet de mieux comprendre la place de l’idéologie dans l’oeuvre littéraire : que l’auteur soit parti d’une idéologie, extérieure par nature à l’entreprise d’écrire, est inessentiel ; ce qui importe, c’est que la mise en œuvre d’un système romanesque finit par produire un effet idéologique (la confusion). Ainsi l’idéologie fait partie du système, elle n’en est pas indépendante. On peut dire, sur le modèle d’autres analyses, que ce surgissement idéologique signale en l’oeuvre la présence d’un écart, d’un défaut, d’une complexité qui la rendent significative. Mieux qu’aucune autre, l’oeuvre de Balzac est représentative de cette obligation dans laquelle se trouve tout écrivain, pour dire une chose, d’en dire d’autres en même temps.

La constitution du récit balzacien est susceptible de deux explications : ce récit tend à réaliser en même temps deux formes de généralisation. Faut-il choisir entre les deux explications, dire que l’une est plus

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profonde que l’autre et la privilégier ? Il semble qu’il faille plutôt préserver le jeu de cette double explication qui institue en même temps deux sens et leur écart. Balzac n’est pas plus artiste qu’il n’est politique  : il est les deux à la fois, l’un contre l’autre, l’un avec l’autre. Divisées, la lecture artiste et la lecture politique sont de fausses lectures : ce qu’il faut voir au contraire, c’est leur nécessaire accompagnement.

On pourrait, de façon très générale, distinguer dans le récit balzacien deux types d’énoncés : certains énoncés sont liés directement à la mise en place et au fonctionnement du système romanesque ; d’autres énoncés sont « séparables » : ils semblent transportés tels quels de l’idéologie dans le tissu romanesque (et pourraient vraisemblablement retourner aussi simplement à leur lieu d’origine). S’il ne sont pas, dans bien des cas, indiscernables, ils sont indissociables : le roman est fait de leur contraste. Le texte littéraire ne constitue pas un tout homogène : il ne se loge pas dans un lieu unique, préparé à l’avance à le recevoir. Cependant ces énoncés séparables ne sont pas des énoncés séparés : ils sont dans l’oeuvre non comme des énoncés véritables, mais comme des objets romanesques ; ils y sont le terme d’une désignation, d’une monstration ; leur statut, malgré les apparences, n’est pas directement idéologique : le mode de leur présence est celui d’une présentation qui les creuse, exhibe en eux une disparité fondamentale. Ainsi, ils ne sont pas dans le texte comme des intrus, mais comme des effets : ils n’ont de sens que par la métamorphose qui fait d’eux les éléments parmi d’autres du processus de production romanesque.

Dans son cours sur la subjectivité romanesque116[116] A. Badiou a posé clairement le problème des rapports entre les énoncés idéologiques et les énoncés proprement romanesques. Il a montré qu’on ne pouvait, dans le roman, isoler des énoncés idéologiques et les considérer comme des réalités indépendantes, comme des enclaves : l’idéologie est tellement prise dans le tissu de l’oeuvre qu’elle y reçoit un statut nouveau, qui l’arrache à sa nature immédiate ; pour reprendre un vocabulaire déjà utilisé, on dira : d’illusoire qu’elle était, elle devient fictive.

On comprend alors pourquoi oublier en l’oeuvre de Balzac l’idéologie politique (faire comme si elle n’existait pas, l’excuser ou la dénoncer), c’est la méconnaître en tant qu’oeuvre littéraire. Lire la Comédie Humaine en s’indignant, c’est la réduire à son procès idéologique, et ne voir en elle que l’oeuvre d’un historien ou d’un journaliste. Dissocier en elle ce qui relèverait de l’art pur, comme si le reste était inessentiel, c’est ignorer sa nécessaire complexité.

Juin 1966.   

116[116] Professé à l’E.N.S. en 1965-66, la partie de ce cours qui nous intéresse ici est publiée dans les Cahiers marxistes-léninistes en octobre 1966.

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