les relations entre parlement et conseil constitutionnel

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THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT (E.D. 41) SPÉCIALITÉ DROIT PUBLIC Par Olivier BONNEFOY LES RELATIONS ENTRE PARLEMENT ET CONSEIL CONSTITUTIONNEL Les incidences de la question prioritaire de constitutionnalité sur l’activité normative du Parlement Thèse dirigée par M. Ferdinand MÉLIN-SOUCRAMANIEN Professeur à l’Université de Bordeaux Soutenue le 12 juin 2015 Membres du jury : Mme Julie BENETTI, Professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, rapporteur M. Georges BERGOUGNOUS, Professeur associé à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne Directeur du service des ressources humaines de l’Assemblée nationale M. Julien BONNET, Professeur à l’Université de Montpellier, rapporteur M. Jean-Louis DEBRÉ, Président du Conseil constitutionnel M. Fabrice HOURQUEBIE, Professeur à l’Université de Bordeaux, président du jury M. Ferdinand MÉLIN-SOUCRAMANIEN, Professeur à l’Université de Bordeaux, directeur de la recherche

Transcript of les relations entre parlement et conseil constitutionnel

  • THSE PRSENTE POUR OBTENIR LE GRADE DE

    DOCTEUR DE LUNIVERSIT DE BORDEAUX

    COLE DOCTORALE DE DROIT (E.D. 41)

    SPCIALIT DROIT PUBLIC

    Par Olivier BONNEFOY

    LES RELATIONS ENTRE PARLEMENT ET

    CONSEIL CONSTITUTIONNEL

    Les incidences de la question prioritaire de constitutionnalit sur lactivit normative du Parlement

    Thse dirige par

    M. Ferdinand MLIN-SOUCRAMANIEN

    Professeur lUniversit de Bordeaux

    Soutenue le 12 juin 2015

    Membres du jury :

    Mme Julie BENETTI, Professeur lUniversit de Reims Champagne-Ardenne, rapporteur

    M. Georges BERGOUGNOUS, Professeur associ lUniversit Paris I Panthon-Sorbonne

    Directeur du service des ressources humaines de lAssemble nationale

    M. Julien BONNET, Professeur lUniversit de Montpellier, rapporteur

    M. Jean-Louis DEBR, Prsident du Conseil constitutionnel

    M. Fabrice HOURQUEBIE, Professeur lUniversit de Bordeaux, prsident du jury

    M. Ferdinand MLIN-SOUCRAMANIEN, Professeur lUniversit de Bordeaux, directeur de la recherche

  • 3

    LES RELATIONS ENTRE PARLEMENT ET CONSEIL CONSTITUTIONNEL

    Les incidences de la question prioritaire de constitutionnalit

    sur lactivit normative du Parlement

    Rsum :

    L'instauration de la question prioritaire de constitutionnalit permet d'ancrer dfinitivement la justice

    constitutionnelle au sein du rgime politique de la Cinquime Rpublique. En dconnectant le contrle de la

    loi de la procdure lgislative, le nouveau mcanisme induit un renouvellement de la relation unissant le

    Parlement au Conseil constitutionnel. Il acte un dsquilibre institutionnel inhrent la fonction

    juridictionnelle du Conseil. Seule cette volution tait susceptible de renforcer l'quilibre fonctionnel entre

    les deux institutions. Le processus conduit s'interroger sur la place accorde aux juges au sein d'un rgime

    dmocratique.

    Mots cls : droit parlementaire ; contentieux constitutionnel ; dmocratie.

    THE RELATIONS BETWEEN PARLIAMENT AND CONSTITUTIONAL COUNCIL

    The impact of the priority preliminary rulings on the issue of constitutionality

    on Parliaments legislative activity

    Abstract :

    The implementation of the priority preliminary rulings on the issue of constitutionality definitely installs

    the constitutional justice in the political system of the Fifth Republic. The new mechanism induces a renewal

    of the relationship between Parliament and the Constitutional Council. It causes an institutional imbalance

    inherent in the judicial function of the Council. This change reinforces the functional balance between the

    two institutions. The process raises questions about the place given to the judges in a democratic regime.

    Keywords : parliamentary law ; constitutional review ; democracy.

    Unit de recherche

    [CERCCLE-GRECCAP ; EA 4192 ; 4 rue du marchal Joffre, 33 075 Bordeaux cedex]

  • 5

    Remerciements

    La rdaction de cette thse doit beaucoup lensemble des personnes qui ma entour et soutenu

    tout au long de mes recherches. Leur prsence mes cts a t dterminante dans la bonne

    ralisation de ce travail. Je leur adresse mes plus sincres remerciements.

    ce titre, je tiens tout dabord exprimer ma profonde gratitude lgard de Monsieur le

    professeur Ferdinand Mlin-Soucramanien pour mavoir accord sa confiance tout au long de ces

    annes. Quil me soit permis de le remercier pour sa disponibilit, ses prcieux conseils mais

    galement pour ses qualits dcoute et de comprhension pendant les moments de doute.

    Mes remerciements vont galement tous les membres du C.E.R.C.C.L.E. pour leur gentillesse,

    leur bonne humeur et leur soutien sans faille. Je souhaite adresser un remerciement tout

    particulier Madame Martine Portillo pour sa disponibilit et son efficacit qui mont permis de

    ne pas mgarer dans les mandres administratifs de lUniversit.

    Je tiens ensuite remercier chaleureusement toutes les personnes qui se sont directement investies

    dans la confection de cette thse, que ce soit par leurs conseils ou par leurs relectures. La place

    me manque pour toutes les citer mais elles se reconnaitront. Je ne peux toutefois oublier Carolina

    Cerda-Guzman et Jrmie Saiseau qui ont sacrifi un temps considrable pour relire et corriger

    lensemble de ces dveloppements. Leurs connaissances juridiques et leur rigueur scientifique ont

    t dune prcieuse aide dans laboutissement de ce travail.

    La rdaction dune thse ne se limite pas la seule sphre professionnelle. Aussi, je souhaiterais

    remercier toutes les personnes qui, hors de lUniversit, mont accompagn pendant ce travail.

    Ma famille, tout dabord, a t dun soutien inoxydable tout au long de mes tudes. Je la remercie

    pour sa confiance qui a t un moteur quotidien. Mes amis, ensuite, qui ne mont pas beaucoup vu

    ces dernires annes. Eux, ont toujours t prsents et je les en remercie.

    Enfin, et surtout, je tiens exprimer toute ma gratitude et ma reconnaissance Capucine pour sa

    prsence, sa comprhension et sa patience. Son support quotidien a largement facilit la poursuite

    de ces recherches. Jen suis parfaitement conscient. Un grand merci galement Zacharie pour

    mavoir donn un rythme de sportif de haut niveau et pour mavoir appris relativiser bien des

    choses.

  • 7

    Sommaire

    Introduction gnrale

    Premire partie

    LA PERTE DE LQUILIBRE INSTITUTIONNEL :

    le nouvel essor du contrle de constitutionnalit des lois

    Chapitre 1 : Le renforcement de la contrainte constitutionnelle pour le Parlement

    Chapitre 2 : Laffaiblissement de linfluence parlementaire sur le Conseil constitutionnel

    Seconde partie

    LA QUTE DUN NOUVEL QUILIBRE FONCTIONNEL :

    lapport de la dmocratie constitutionnelle

    Chapitre 1 : Le perfectionnement de lquilibre fonctionnel entre Conseil constitutionnel

    et Parlement lgislateur

    Chapitre 2 : La persistance dun dsquilibre fonctionnel entre Conseil constitutionnel

    et Parlement constituant

    Conclusion gnrale

  • Table des abrviations

    9

    Table des abrviations

    A.F.D.C. Association franaise de droit constitutionnel

    A.I.J.C. Annuaire international de justice constitutionnelle

    A.J.D.A. Actualit juridique droit administratif

    Al. Alii (autres)

    A.N. Assemble nationale

    A.P.D. Archives de philosophie du droit

    Art. Article

    Art. cit. Article cit

    Ass. Assemble du contentieux du Conseil dtat

    C.C. Conseil constitutionnel

    C. Cass. Cour de cassation

    C.E. Conseil dtat

    C.E.D.H. Cour europenne des droits de lhomme

    Cf. Confer (reportez-vous )

    Ch. crim. Chambre criminelle

    Circ. Circulaire

    C.J.C.E. Cour de justice des communauts europennes

    C.J.U.E. Cour de justice de lUnion europenne

    C.N.R.T.L. Centre national de ressources textuelles et lexicales

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    10

    Coll. Collection

    Com. Communication

    Cons. Considrant

    Coord. Coordinateur(s)

    C.P.J.I. Cour permanente de justice internationale

    C.R. Compte-rendu

    C.R.D.F. Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

    C.U.R.A.P.P. Centre universitaire de recherches administratives et politiques de

    Picardie

    Dir. Directeur(s)

    D.P.S. Documents pour servir lhistoire de llaboration de la Constitution

    du 4 octobre 1958 (voir bibliographie)

    Dr. adm. Droit administrative

    Dr. fisc. Revue de droit fiscal

    Ed. Edition

    Fasc. Fascicule

    Gaz. Pal. Gazette du Palais

    G.D.C.C. Les grandes dcisions du Conseil constitutionnel (17e d. de 2013,

    voir bibliographie)

    Ibid. Ibidem (dans l'ouvrage prcdemment cit et la mme page)

    Id. Idem (dans l'ouvrage prcdemment cit)

    J.C.P. Juris-classeur priodique (Semaine juridique)

  • Table des abrviations

    11

    J.O.F.L. Journal officiel de la France libre

    J.O.N.C. Journal officiel de Nouvelle-Caldonie

    J.O.R.F. Journal officiel de la Rpublique franaise (utilise seule cette

    abrviation renvoie ldition Lois et dcrets )

    J.O.U.E. Journal officiel de lUnion europenne

    L.G.D.J. Librairie gnrale de droit et de jurisprudence

    L.P.A. Les petites affiches

    N Numro

    Op. cit. Opus citatum (ouvrage cit)

    Ord. Ordonnance

    Paragr. Paragraphe

    P.U.A.M. Presses universitaires dAix-Marseille

    P.U.F. Presses universitaires de France

    P.U.L. Presses universitaires de Laval (Canada)

    P.U.LIM. Presses universitaires de Limoges

    P.U.R. Presses universitaires de Rennes

    Q.P.C. Question prioritaire de constitutionnalit

    R.D.P. Revue du droit public et de la science politique en France et

    ltranger

    Rec. C.C. Recueil des dcisions du Conseil constitutionnel

    Rec. Leb. Recueil Lebon

    R.F.D.A. Revue franaise de droit administratif

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    12

    R.F.D.C. Revue franaise de droit constitutionnel

    R.F.S.P. Revue franaise de science politique

    R.I.D.C. Revue internationale de droit compar

    R.R.J. Revue de la recherche juridique Droit prospectif

    R.T.D. Civil Revue trimestrielle de droit civil

    R.T.D.H. Revue trimestrielle des droits de lhomme

    Sect. Section du contentieux du Conseil d'tat

    T. Tome

    Vol. Volume

  • Le propre de la dmocratie est

    dadmettre comme fondement du

    pouvoir politique ces dsirs, ces

    gots, ou ces volonts qui existent

    dans le groupe social. Le

    gouvernement du peuple par le

    peuple suppose que le peuple est

    invit exprimer ses vues sur la

    conduite des affaires publiques. [...]

    On reconnaitra lauthenticit dune

    dmocratie la multiplicit des

    moyens lgaux dexpression et

    lorganisation de ces moyens

    dexpression de manire leur

    permettre de remplir leur rle.

    G. BURDEAU, Lvolution des

    techniques dexpression de lopinion

    publique dans la dmocratie ,

    in Lopinion publique, P.U.F., Paris,

    1957, p. 138.

  • Introduction gnrale

  • Introduction gnrale

    17

    1. Sans remettre en cause la lgitimit du Conseil constitutionnel ni le bien-fond

    de la mise en uvre des questions prioritaires de constitutionnalit, je pense quil faudra

    apprendre grer, utiliser ces nouvelles armes. Nous sommes dans une socit o

    lexigence de transparence na dgal que la suspicion qui entoure tout dtenteur dun

    pouvoir. Le juge constitutionnel devient, dans ce contexte, lunique garant de la

    dmocratie contre les reprsentants que le peuple a lus Le peuple, les lus eux-mmes

    remettent entre les mains des neuf Sages les destines de la dmocratie ! Ce paradoxe doit

    nous conduire nous interroger sur le rapport que nous entretenons avec le suffrage

    universel et sur la confiance que nous prouvons envers les instances qui en sont issues. 1

    2. Par ces mots, le snateur du Vaucluse, Alain Milon, illustre toute la substance de la

    problmatique souleve par les relations unissant le Parlement au Conseil constitutionnel.

    La citation est issue de dbats lgislatifs sur une proposition de loi dont lobjet tait de

    tirer les consquences dune censure prononce a posteriori par le juge constitutionnel2.

    Elle met en lumire une diversification des enjeux poss par le contrle de la conformit

    des lois la Constitution. Les incidences de lentre en vigueur de la question prioritaire

    de constitutionnalit ne se limitent pas la sphre contentieuse. En perfectionnant

    lexamen juridictionnel des normes lgislatives, le nouveau mcanisme induit une

    intervention accrue du Conseil dans le processus dlaboration et dadoption des lois.

    Lensemble des interactions entre le Parlement et la juridiction constitutionnelle sen

    trouve affect. Lextension de loffice du juge provoque une redfinition de la place

    occupe par chaque institution au sein du rgime politique. Elle renouvelle les armes

    stratgiques leur disposition. Les assembles reprsentatives, tout comme le Conseil

    constitutionnel, doivent apprendre grer, utiliser ces nouvelles armes .

    1 A. MILON, sance du mercredi 22 octobre 2014, J.O.R.F., d. Snat Dbats parlementaires, srie C.R.,

    n 94, 23 octobre 2014, p. 7310. Citation extraite des dbats en sance publique lors de la premire

    lecture au Snat de la proposition qui deviendra la loi n 2015-264 du 9 mars 2015 autorisant l'accord

    local de rpartition des siges de conseiller communautaire, J.O.R.F., n 58, 10 mars 2015, p. 4360.

    2 C.C., n 2014-405 Q.P.C., Commune de Salbris [Rpartition des siges de conseillers communautaires

    entre les communes membres d'une communaut de communes ou d'une communaut

    d'agglomration], 20 juin 2014, Rec. C.C. en attente de publication, J.O.R.F., 22 juin 2014, p. 10316.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    18

    3. Au-del des mutations rcentes, les propos dAlain Milon illustrent lvolution des

    liens unissant le Parlement et le Conseil. Ils dvoilent la persistance dune vision franaise

    de la justice constitutionnelle. Le snateur du Vaucluse sous-entend une opposition de

    principe entre les comptences du juge et la dmocratie. Le contentieux de la

    constitutionnalit des lois est implicitement prsent comme la possibilit reconnue

    quelques personnalits nommes de censurer la volont exprime par la reprsentation

    nationale. Historiquement marque, cette perception de la justice constitutionnelle

    ressurgit intervalles rguliers. En 2012, la censure de linstauration dun taux marginal

    dimposition de 75 %3, mesure phare de la majorit nouvellement lue, en est un exemple

    rvlateur. Le professeur Martin Collet a cherch interroger la signification de cette

    dcision. Par une tribune publie dans un quotidien national, il voque un contrle de

    lopportunit politique conduisant substituer la dfinition de lintrt gnral retenue par

    le juge celle consacre par les reprsentants de la Nation4. La raction politique

    labrogation du mcanisme fiscal sest double dune remise en cause de la neutralit de la

    juridiction. Jean-Christophe Cambadlis, dput de Paris, a publiquement dnonc un

    Conseil constitutionnel de droite 5. Le prsident du Conseil a rpondu, par mdia

    interpos, la controverse. Sur une chaine dinformation en continu, le prsident Jean-

    Louis Debr a dclar, le 7 janvier 2013, que le Conseil constitutionnel est une

    institution indpendante qui na de leon recevoir de personne 6. La persistance des

    dbats relatifs la lgitimit de la juridiction charge de contrler la loi est une singularit

    franaise. Elle traduit un hritage historique.

    4. Lorganisation constitutionnelle de la France sest longtemps distingue par la

    prpondrance institutionnelle de la reprsentation nationale et par la supriorit

    normative de la loi. Conformment aux thories rvolutionnaires, cette dernire est perue

    3 C.C., n 2012-662 D.C., Loi de finances pour 2013, 29 dcembre 2012, Rec. C.C. p. 724, J.O.R.F.,

    30 dcembre 2012, p. 20966 ; G.D.C.C. p. 534.

    4 M. COLLET, Les Sages en font-ils trop ? , Le Monde, 3 janvier 2013. Lauteur conclut que cette

    dcision interroge la conception de la dmocratie , Gouvernement des juges, dites-vous ? .

    5 J.-C. CAMBADLIS, Le Conseil constitutionnel de droite ragit comme la droite , 29 dcembre 2012,

    http://www.cambadelis.net/2012/12/29/le-conseil-constitutionnel-de-droite-reagit-comme-la-droite/.

    6 Citation rapporte par C. TUKOV, La 5 mue du Conseil constitutionnel ? Point sur ltat de droit et le

    gouvernement des juges , J.C.P. - Edition Gnrale, 18 fvrier 2013, n 8, p. 378.

    http://www.cambadelis.net/2012/12/29/le-conseil-constitutionnel-de-droite-reagit-comme-la-droite/

  • Introduction gnrale

    19

    comme lexpression de la volont gnrale 7. Elle formalise juridiquement la

    souverainet du peuple qui sexerce par lintermdiaire de reprsentants lus. Une telle

    perception a empch de penser linstauration dune justice constitutionnelle indpendante

    des assembles reprsentatives et de la procdure lgislative. La norme fondamentale

    adopte en 1958 se place en rupture avec la souverainet parlementaire et son corollaire, le

    lgicentrisme. Elle ninstitue pas pour autant un vritable contrle de la constitutionnalit

    des lois. Les comptences du Conseil constitutionnel sont uniquement envisages sous le

    prisme de la rationalisation du Parlement. Sa fonction nest pas de procder un examen

    juridictionnel de la conformit des actes lgislatifs la Constitution mais de veiller ce

    que les parlementaires nexcdent pas les bornes fixes par le pouvoir constituant. Le rle

    institutionnel accord au Conseil se place dans une certaine continuit historique. Il induit

    lmergence et le dveloppement dune relation spcifique, unique au regard des droits

    trangers, entre le Parlement et le Conseil constitutionnel (1).

    5. Ce dernier sest mancip de son carcan dorigine pour devenir un rouage essentiel

    du rgime politique de la Cinquime Rpublique. Le dveloppement de sa jurisprudence et

    lintervention dcisive du pouvoir de rvision de la Constitution ont particip la mutation

    de son office. Le rgulateur de lactivit normative des pouvoirs publics 8 sest rig en

    gardien des liberts. Au fil des annes, lintervention du Conseil constitutionnel face au

    lgislateur a t de plus en plus accepte. Sa relation avec le Parlement sest

    progressivement normalise pour caractriser lexistence dun dialogue institutionnel.

    Conflictuelle sous certains aspects, elle est galement lorigine dun enrichissement

    mutuel. Les propos dAlain Milon prennent acte de cette volution. Le snateur du

    Vaucluse ne souhaite pas remettre en cause la lgitimit de la juridiction mais il

    linterroge au regard des exigences dmocratiques. Le discours est paradoxal. Il rvle

    lambigit caractristique de la relation noue entre les parlementaires et le juge

    constitutionnel (2).

    7 Art. 6, Dclaration des droits de lhomme et du citoyen du 26 aot 1789.

    8 L. FAVOREU, Le Conseil constitutionnel rgulateur de lactivit normative des pouvoirs publics ,

    R.D.P., 1967, n 1, p. 5.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    20

    6. Ladoption, en 2008, de la question prioritaire de constitutionnalit a boulevers le

    cadre institutionnel dun dialogue amorc cinquante ans plus tt. Lvolution interroge la

    place respective du Parlement et du juge constitutionnel dans le systme de production des

    normes. Par ses propos, Alain Milon met en lumire la diversit des enjeux poss par le

    renouvellement de la relation unissant les deux institutions (3). Louverture du

    contentieux de la constitutionnalit des lois intresse tout autant la pratique de la

    production normative que la nature du rgime politique. Elle invite repenser

    lorganisation dmocratique des institutions de la Cinquime Rpublique.

    1) Les spcificits franaises de la relation entre

    Parlement et Conseil constitutionnel

    7. Depuis 1958, la relation entre le Parlement et le Conseil constitutionnel se

    distingue par une spcificit en comparaison la situation des systmes juridiques

    trangers. Lhistoire constitutionnelle de la France est dterminante pour apprhender

    cette singularit, elle en est lune des clefs dexplication 9. Le cadre conceptuel et les

    traditions juridiques issus de la Rvolution de 1789 ont irrigu la pense constitutionnelle

    franaise. Certains traits caractristiques de cet hritage se retrouvent dans les modalits

    retenues en 1958 pour organiser la justice constitutionnelle (A). Leur combinaison avec le

    contexte de lpoque explique la place institutionnelle rserve au Conseil constitutionnel.

    Vritable exception en droit compar10

    , cette dernire amende en 1974 reprsente la

    structure dans laquelle se dveloppera le lien unissant les reprsentants de la Nation avec

    le gardien de la Constitution11

    (B).

    9 G. DRAGO, Contentieux constitutionnel franais, 3e d., coll. Thmis, P.U.F., Paris, 2011, p. 129.

    10 Sur ce point, se rfrer M. FROMONT, La diversit de la justice constitutionnelle en Europe ,

    in BORGETTO (M.) (Coord.), Mlanges Philippe Ardant Droit et politique la croise des cultures,

    coll. Les mlanges, L.G.D.J., Paris, 1999, p. 47 et s.

    11 Les formules de reprsentants de la Nation et de gardien de la Constitution sont respectivement

    utilises en tant que synonymes de parlementaires et de Conseil constitutionnel . Ces notions

    incluent, en principe, le prsident de la Rpublique qui reprsente la Nation depuis 1962 et que

    larticle 5 de la Constitution charge de veiller au respect de la norme fondamentale. Le lecteur excusera

    un manque de rigueur ncessaire pour viter de trop nombreuses rptitions.

  • Introduction gnrale

    21

    A) Linfluence du contexte historique dans lapparition du

    Conseil constitutionnel

    8. Lhistoire constitutionnelle franaise se compose dune diversit de rgimes

    politiques avec lexprimentation des traditions rvolutionnaire, csariste et

    parlementaire12

    . Au-del de lhtrognit institutionnelle, certaines constantes qui

    intressent directement la notion de justice constitutionnelle peuvent tre observes.

    Lidologie rvolutionnaire, dveloppe en 1789, est la source dune interprtation

    particulire de la sparation des pouvoirs. Cette interprtation traversera les sicles. La

    conception prne par les Lumires repose notamment sur une dfiance envers les

    autorits juridictionnelles ; dfiance qui se concrtisera par une interdiction absolue de se

    prononcer sur la conformit juridique des lois au regard de la norme fondamentale (1). La

    position adopte participe un processus plus large de sacralisation de la loi, expression

    de la volont gnrale par les reprsentants lus du peuple. Une fois en vigueur, les actes

    lgislatifs doivent tre incontestables par principe (2). Ces traits caractristiques de la

    pense rvolutionnaire se retrouvent tout au long de lhistoire constitutionnelle franaise.

    Ils sont des facteurs structurels mme dinterroger le contexte de production du

    Conseil constitutionnel en tant quinstitution13

    . En dterminant la cration de ce dernier,

    ils psent de tout leur poids sur la formalisation de ses relations avec le Parlement.

    1) Le refus dun contrle juridictionnel de la loi

    9. Les institutions franaises mises en place depuis 1789 se distinguent par une

    mfiance absolue envers la figure du juge. Il en rsulte une application particulire de la

    sparation des pouvoirs au sein de laquelle toute autorit juridictionnelle ne saurait jouir

    12 M. MORABITO, Histoire constitutionnelle de la France de 1789 nos jours, 13e d., coll. Domat droit

    public, L.G.D.J., Paris, 2014, p. 14.

    13 Sur le recours lHistoire dans lapprhension des institutions contemporaines, se rfrer D. DULONG,

    Sociologie des institutions politiques, coll. Repres, La Dcouverte, Paris, 2012, p. 24.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    22

    que dun pouvoir neutre14

    . Les tribunaux doivent se borner appliquer le droit en vigueur

    sans disposer daucune marge de manuvre son gard15

    . Selon Montesquieu, les juges

    de la Nation ne sont [...] que la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des tres

    inanims qui nen peuvent modrer ni la force ni la rigueur 16

    . Limportance et la

    persistance de la limitation impose aux juges est le fruit de lHistoire. Les parlements de

    lAncien Rgime staient vus reconnaitre un droit de remontrance leur permettant de ne

    pas appliquer un acte royal considr comme contraire aux lois fondamentales du

    royaume. compter de laccord pass entre le Rgent et le Parlement de Paris en 171517

    ,

    souvre un sicle dopposition entre le pouvoir monarchique et les juges. Lavnement de

    Louis XVI scellera la victoire des seconds sur le premier18

    . Les rvolutionnaires

    souhaitent oprer une nette rupture avec cette situation. Ils refusent que les juges puissent

    sopposer aux normes dictes par le corps lgislatif19

    . Linterdiction est en parfaite

    harmonie avec la volont populaire exprime dans les cahiers de dolances. La lgitimit

    des parlements de lAncien Rgime y tait conteste car ils staient mus en gardiens de

    lordre ancien tout en se considrant comme les reprsentants de la Nation20

    .

    14 Sur la perception et le rle de la justice en France, se rfrer J. KRYNEN, Ltat de justice France,

    XIIIe-XXe sicle Lidologie de la magistrature ancienne, T. I, coll. Bibliothque des histoires, Gallimard, Paris, 2009, 336 p. et J. KRYNEN, Ltat de justice France, XIIIe-XXe sicle Lemprise

    contemporaine des juges, T. II, coll. Bibliothque des histoires, Gallimard, Paris, 2012, 448 p.

    15 Dans la conception rvolutionnaire, fortement anti-robine, le juge doit tre cantonn un rle subalterne

    de confrontation du cas despce une loi parfaite, en se gardant de linterprter, et a fortiori la juger .

    F. SAINT-BONNET, La double gense de la justice constitutionnelle en France La justice politique

    au prisme des conceptions franaises , R.D.P., 2007, n3, p. 758.

    16 MONTESQUIEU, uvres de Montesquieu : Lesprit des lois, A. Belin, 1817, p. 136. La rfrence

    MONTESQUIEU sur cette question est une convention acadmique dont il convient de relativiser

    la porte : J. BONNET, Le juge ordinaire franais et le contrle de constitutionnalit des lois

    Analyse critique dun refus, coll. Nouvelle bibliothque de thses, Dalloz, Paris, 2009, p. 255 et s.

    17 J.-P. ROYER et al., Histoire de la justice en France du XVIIIe sicle nos jours, 4e d. revue et mise

    jour, coll. Droit fondamental, P.U.F., Paris, 2010, p. 72 et 73 : la suite du dcs de Louis XIV, le Rgent dune part et [le] Parlement de Paris de lautre ont conclu un pacte dapaisement, ils ont

    "chang" lannulation de celles des clauses du testament du roi dfunt juges contraires aux lois

    fondamentales du royaume contre la restitution dun vrai droit de remontrances, antrieur et non pas

    postrieur lenregistrement .

    18 Idem, p. 198.

    19 Interdiction formalise lart. 10 du titre II des lois des 16 et 24 aot 1790 sur lorganisation judiciaire :

    Les tribunaux ne pourront prendre directement ou indirectement aucune part lexercice du pouvoir

    lgislatif, ni empcher ou suspendre lexcution des dcrets du corps lgislatif, sanctionns par le Roi,

    peine de forfaiture.

    20 G. DRAGO, Contentieux constitutionnel franais, op. cit., p. 132 et s.

  • Introduction gnrale

    23

    10. Le contrle juridictionnel des lois est refus par principe en 1789. La dfiance

    envers les autorits juridictionnelles pour connaitre de la conformit constitutionnelle des

    actes lgislatifs se retrouvera dans lensemble des textes adopts par la suite21

    . Certaines

    propositions sont formules ds la priode rvolutionnaire. Elles intgrent le refus de

    confier lexamen des lois aux juges ordinaires en imaginant une institution spcialise et

    charge de sanctionner soit des actes22

    , soit des titulaires du pouvoir23

    . Elles ne seront pas

    suivies deffets. Il faudra attendre le Premier Empire, puis le Second, pour voir apparaitre

    une premire institutionnalisation de la protection de la Constitution. Les rgimes

    bonapartistes ne confient toujours pas cette fonction aux juridictions ordinaires. Ils mettent

    en place une forme de contrle parlementaire qui savrera trop dpendante du pouvoir

    excutif24

    . Les expriences du Snat conservateur et du Snat permettront dimaginer une

    alternative lexamen juridictionnel des lois tout en la discrditant aussitt. Elles sont le

    point de dpart dune tradition visant confier le contrle des actes lgislatifs une

    autorit place sous un rapport de dpendance organique avec lauteur des normes

    contestes.

    11. compter de la Troisime Rpublique, le dbat sur la ncessit dinstaurer une

    justice constitutionnelle prend de lampleur. De nombreuses solutions sont imagines tant

    par la doctrine que par certains parlementaires25

    . Le point de dpart de la rflexion sur le

    sujet semble tre la parution de lHistoire des tats-Unis dont lauteur,

    21 Refus exprim de maintes reprises par les juges ordinaires eux-mmes. Pour une vision densemble de la

    question, se rfrer J. BONNET, Le juge ordinaire franais et le contrle de constitutionnalit des

    lois Analyse critique dun refus, op. cit.

    22 La proposition de SIEYES dinstituer un jury constitutionnaire (la jurie constitutionnaire dans une

    premire version francise laquelle Sieys renoncera) se place dans cette optique ; se rfrer

    F. SAINT-BONNET, La double gense de la justice constitutionnelle en France La justice politique au prisme des conceptions franaises , art. cit., p. 759 et s.

    23 Plusieurs propositions peuvent tre voques : la mise en place dun collge des

    conservateurs (SIEYES), dun grand lecteur (SIEYES) ou encore dun pouvoir

    prservateur (Benjamin CONSTANT). Ces propositions sont dtailles par F. SAINT-BONNET,

    La double gense de la justice constitutionnelle en France La justice politique au prisme des

    conceptions franaises , art. cit., p. 769 et s.

    24 Le constat sapplique autant au Snat conservateur du Premier Empire quau Snat du Second Empire.

    Voir sur ce point G. DRAGO, Contentieux constitutionnel franais, op. cit., p. 138 et s.

    25 Sur lensemble de cette question, lire R. BAUMERT, La dcouverte du juge constitutionnel, entre science

    et politique, coll. des Thses, Fondation Varenne L.G.D.J., Paris, 2009, 612 p.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    24

    douard Laboulaye, y prsente le contrle diffus exerc par les juridictions amricaines26

    .

    Si la doctrine se concentre sur lopportunit de voir les juges judiciaires et administratifs

    sarroger le contrle de constitutionnalit de manire diffuse, les propositions

    institutionnelles envisagent davantage un systme concentr27

    . Lampleur du dbat tient

    la prsence de lois liberticides et la remise en cause des excs du lgislateur28

    . Aucune

    des propositions envisages ne se concrtisera sous la Troisime Rpublique. De

    nombreuses solutions continueront dtre imagines au fil du temps, notamment par les

    organisations de la rsistance29

    , mais jamais un contrle juridictionnel tout du moins

    voulu et pens comme tel ne sera adopt.

    12. Le Comit constitutionnel en 1946, tout comme le Conseil constitutionnel en 1958,

    ne reprsentent en aucun cas lillustration dune volont politique dorganiser un examen

    juridictionnel de la loi. Linstitution mise en place par la Constitution de 1946 est,

    linstar des snats bonapartistes, sous la dpendance organique de lauteur des actes

    contests. Le Comit constitutionnel est prsid par le prsident de la Rpublique et

    comprend les prsidents de chaque assemble. Ses autres membres sont lus, tous les ans,

    la proportionnelle des groupes prsents au sein des chambres lgislatives30

    .

    Lindpendance propre aux organes juridictionnels, selon lapproche propose par le

    26 Idem, p. 32 et s. Se rfrer galement F. SAINT-BONNET, La double gense de la justice

    constitutionnelle en France La justice politique au prisme des conceptions franaises , art. cit.,

    p. 783 et s.

    27 Concentr mais nanmoins juridictionnel, Charles BENOIST propose ainsi en 1903 linstauration dune

    Cour juridictionnelle spciale pendant que Jules ROCHE voque la possibilit de confier ce contrle

    la Cour de cassation toutes chambres runies. Voir R. BAUMERT, La dcouverte du juge

    constitutionnel, entre science et politique, op. cit., p. 41 et s. et G. DRAGO, Contentieux

    constitutionnel franais, op. cit., p. 142 et 143.

    28 J. BONNET, Le juge ordinaire franais et le contrle de constitutionnalit des lois Analyse critique

    dun refus, op. cit., p. 208.

    29 Peuvent tre cits les projets dinstitutionnaliser une Cour suprme de lgalit (Organisation civile et

    militaire) ou encore un tribunal spcial compos de parlementaires et de magistrats (Comit gnral

    dtudes). Pour lensemble des propositions de contrle de constitutionnalit des lois avances, lire J.-

    E. CALLON, Les projets constitutionnels de la Rsistance, La documentation franaise, Paris, 1998,

    p. 55 et 56 ; p. 72 et p. 80 et s.

    30 Art. 91, alinas 1 et 2, Constitution du 27 octobre 1946 : Le Comit constitutionnel est prsid par le

    prsident de la Rpublique. Il comprend le prsident de l'Assemble nationale, le prsident du Conseil

    de la Rpublique, sept membres lus par l'Assemble nationale au dbut de chaque session annuelle

    la reprsentation proportionnelle des groupes, et choisis en dehors de ses membres, trois membres lus

    dans les mmes conditions par le Conseil de la Rpublique.

  • Introduction gnrale

    25

    professeur Hans Kelsen31

    , nest pas caractrise en pratique. Llection annuelle des

    membres du Comit instaure un contrle indirect du Parlement sur son activit. Elle

    rend les juges constitutionnels responsables devant la reprsentation nationale32

    . En

    dfinitive, la France ne sest jamais rsolue jusqu il y a peu abandonner un juge,

    ft-il politique, la moindre parcelle de lexpression de sa souverainet mme si celle-ci a

    pu tre capte voire accapare soit par le lgislatif, soit par lexcutif, soit par le peuple

    insurg 33

    .

    2) Le refus dun contrle de la loi promulgue

    13. La conception de la loi dfendue par Jean-Jacques Rousseau est lorigine de

    limportance du lgicentrisme dans la culture constitutionnelle franaise. Le philosophe

    des Lumires peroit lacte lgislatif comme tant lexpression de la volont gnrale. La

    formule est consacre larticle 6 de la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen

    du 26 aot 1789, toujours en vigueur lheure actuelle. Les rvolutionnaires, en adoptant

    cette position, instituent le dogme de lincontestabilit de la loi. Une telle sacralisation

    repose, lpoque, sur une double gnralit [...] indispensable pour garantir la rectitude

    de la volont gnrale 34

    . Gnralit tant de la source que de lobjet de lexpression de la

    volont gnrale puisque la loi est considre tre la formalisation normative de la volont

    de tous les citoyens simposant tous les citoyens. Le lien reprsentatif unissant les

    gouvernants aux gouverns nest donc pas le seul lment au fondement de la toute-

    puissance de la loi chez les rvolutionnaires.

    31 Le professeur Hans KELSEN fait de lindpendance des juridictions leur critre de distinction avec les

    autorits administratives ; H. KELSEN, Thorie pure du droit, coll. Philosophie du droit, Dalloz, Paris,

    1962, p. 351 et H. KELSEN, Thorie gnrale du droit et de ltat suivi de La doctrine du droit

    naturel et le positivisme juridique, coll. La pense juridique, Bruylant-L.G.D.J., Paris, 1997, p. 323 et s.

    32 J. LEMASURIER, La Constitution de 1946 et le contrle juridictionnel du lgislateur, L.G.D.J., Paris,

    1954, p. 150.

    33 F. SAINT-BONNET, La double gense de la justice constitutionnelle en France La justice politique au

    prisme des conceptions franaises , art. cit., p. 778.

    34 C.-M. PIMENTEL, Les trois checs de la volont gnrale : dlibration rousseauiste et procs

    symbolique britannique , Jus Politicum, juillet 2013, n 10, article en ligne.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    26

    14. Si certaines propositions dun examen de la conformit des actes lgislatifs la

    Constitution sont formules, elles ne visent ds lorigine quun contrle opr a priori35

    .

    Dans lesprit des auteurs mmes de ces propositions, et en particulier chez Sieys,

    transparait l ide [...] selon laquelle la loi est la fin dont la Constitution nest que le

    moyen ; celle-ci est essentiellement une machine, une mcanique, une manire

    dorganiser des pouvoirs et non une norme suprme : elle est essentiellement une loi

    spciale, qui concerne la rpartition des pouvoirs afin de confectionner une bonne loi 36

    .

    Les justifications du refus oppos la possibilit de contester la validit juridique des

    actes lgislatifs peuvent tre discutes37

    . Il nen demeure pas moins que la vision de la loi

    hrite de la Rvolution a perdur au fil des sicles. Elle tend incorporer le contrle de la

    loi son processus dadoption. Une fois promulgue et en vigueur, une norme lgislative

    est juridiquement incontestable. la dpendance organique de lautorit de contrle,

    sajoute la subordination de lexamen des lois lexercice de la fonction lgislative.

    15. Le lgicentrisme connaitra, en France, une seconde naissance lie

    lenracinement politique et institutionnel du rgime dassembles sous la Troisime

    Rpublique38

    . Qualifi de rpublicain, le lgicentrisme de cette poque se trouve formalis

    dans les crits du professeur Raymond Carr de Malberg. Ce dernier se place dans la

    ligne des rvolutionnaires en reprenant son compte la formule de larticle 6 de la

    Dclaration de 1789. Selon lui, cette disposition se constituait de ces deux propositions :

    1 La loi a pour fondement la volont gnrale, elle doit donc tre lexpression de cette

    35 propos du jury constitutionnaire (la jurie constitutionnaire lorigine) imagin par SIEYES, proposition

    la plus aboutie, se rfrer F. SAINT-BONNET, La double gense de la justice constitutionnelle en

    France La justice politique au prisme des conceptions franaises , art. cit., p. 763.

    36 Idem, p. 760.

    37 P. PASQUINO, Le contrle de constitutionnalit : gnalogie et morphologie , Cahiers du Conseil constitutionnel, 1er juillet 2010, n 28, p. 37 : En ralit, le vote quasiment unanime de l'Assemble

    ex-jacobine contre cette proposition trs ambitieuse [d'instituer une jurie constitutionnaire, prsente

    lors des dbats constitutionnels de l'an III,] occulte la ralit du vaste dbat que le problme du contrle

    provoqua dans la France rvolutionnaire. Des dizaines, peut-tre des centaines, de pamphlets furent

    publis concernant cette question, mais la volont de la classe politique thermidorienne de conserver

    sans partage la mainmise sur le pouvoir lgislatif touffa dans l'uf une cration institutionnelle que,

    beaucoup plus tard, Carr de Malberg devait appeler de ses vux, la fin de sa longue carrire

    intellectuelle.

    38 P. BLACHR, Contrle de constitutionnalit et volont gnrale, coll. Les grandes thses du droit

    franais, P.U.F., Paris, 2001, p. 34.

  • Introduction gnrale

    27

    volont ; 2 Elle lest aussi, rellement, puisque la volont gnrale est exprime par le

    Corps lgislatif, celui-ci reprsentant la totalit des citoyens 39

    . Seulement, la question de

    lobjet des lois a disparu. Il ne subsiste que lorigine dmocratique du Parlement,

    institution charge dadopter lesdites normes. Le lgicentrisme rpublicain retient un

    critre strictement formel de lacte lgislatif, le vote par les reprsentants lus de la

    Nation. Il fonde sa lgitimit sur la souverainet parlementaire. Cette vision structurera

    jusquen 1958 la perception des institutions rpublicaines, ce qui empchera lmergence

    dune justice constitutionnelle effective.

    16. De toutes les formes dexamen de la loi institues en France suite la Rvolution,

    seul le Snat conservateur, en place sous le Consulat, se voit reconnaitre la comptence de

    contrler des lois en vigueur40

    . lexception de cet piphnomne, lventualit dune

    contestation a posteriori des normes lgislatives reste ltat de proposition41

    . Plus

    gnralement, les rgimes successifs de la France postrvolutionnaire norganisent

    majoritairement pas le moindre contrle de la loi. Suite la Seconde Guerre mondiale, le

    projet de lOrganisation civile et militaire dnonait la situation : Ce pouvoir que

    dtenait autrefois le Roi, la Constitution la remis entre les mains de mandataires nomms

    par le peuple. Mais une fois les mandataires nomms, ceux-ci se trouvaient former la

    nouvelle entit qui gouverne avec en face deux, de lautre ct, la mme autre entit

    quautrefois : la masse gouverne. Et lexprience a montr qu peu de choses prs, les

    mmes excs du pouvoir se reproduisaient ; une justice [...] protgeant [lindividu]

    contre larbitraire du pouvoir lgislatif na mme pas t conue. 42

    39 R. CARR DE MALBERG, La Loi, expression de la volont gnrale, coll. Classiques srie politique et

    constitutionnelle, Economica, Paris, 1999, p. 18 et 19.

    40 Art. 21, Constitution du 22 frimaire an VIII : Il [le Snat conservateur] maintient ou annule tous les actes qui lui sont dfrs comme inconstitutionnels par le Tribunat ou par le Gouvernement : les listes

    d'ligibles sont comprises parmi ces actes. noter que le Snat institu par la Constitution du

    Premier Empire ne recevra quune simple comptence de contrle a priori. Sur ce point, art. 71,

    Constitution du 28 floral an XII : Le Snat, dans les six jours qui suivent l'adoption du projet de loi,

    dlibrant sur le rapport d'une commission spciale, et aprs avoir entendu trois lectures du dcret

    dans trois sances tenues des jours diffrents, peut exprimer l'opinion qu'il n'y a pas lieu

    promulguer la loi. La dcision finale revient, comme lon peut sen douter, lEmpereur.

    41 Propositions provenant tant de la doctrine que de certains parlementaires. Sur ce point, lire

    R. BAUMERT, La dcouverte du juge constitutionnel, entre science et politique, op. cit.

    42 J.-E. CALLON, Les projets constitutionnels de la Rsistance, op. cit., respectivement p. 82 et 83.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    28

    17. La justice constitutionnelle connait une timide avance en 1946 avec linstauration

    du Comit constitutionnel dont la saisine tait troitement ouverte et les comptences

    strictement encadres. Le dclenchement du contrle supposait lintervention conjointe du

    prsident de la Rpublique et du prsident du Conseil de la Rpublique, lassemble ayant

    statu la majorit absolue de ses membres, avant le terme du dlai de promulgation43

    .

    Loffice du Comit tait de provoquer un accord entre l'Assemble nationale et le

    Conseil de la Rpublique 44

    . dfaut, il statuait sur la question de savoir si les lois

    votes par l'Assemble nationale [supposaient] une rvision de la Constitution 45

    .

    Lencadrement juridique de ses comptences ne lui permettait pas dassurer un contrle

    effectif de la constitutionnalit des lois. Ce ntait pas son rle. Dans les faits, le Comit

    est intervenu une fois par la dlibration du 18 juin 1948 visant les prrogatives du

    Conseil de la Rpublique lgard de lAssemble nationale dans le cadre de la procdure

    durgence46

    . Linstitution a, par la suite, servi de modle au pouvoir constituant de 1958

    lors de la mise en place du Conseil constitutionnel. Ce dernier connaitra une ascension

    fulgurante mais il ntait pas envisag, lorigine, comme un organe juridictionnel. Il ne

    pouvait pas plus juger les lois en vigueur.

    B) La singularit de la place institutionnelle du Conseil

    constitutionnel

    18. Dtermine en partie par lhritage de lhistoire constitutionnelle franaise, la place

    institutionnelle reconnue au Conseil constitutionnel structure de manire dterminante la

    relation quil entretient avec le Parlement. Les constituants de 1958 nont jamais pens le

    Conseil comme une juridiction. Ils y voyaient un instrument supplmentaire du

    parlementarisme rationalis (1). Le constat nest pas sans consquences pour linstitution.

    En perptuelle qute de lgitimit, le Conseil est contraint davancer avec prudence.

    43 Art. 92, alina 1, Constitution du 27 octobre 1946.

    44 Art. 92, alina 2, idem.

    45 Art. 91, alina 3, id.

    46 G. DRAGO, Contentieux constitutionnel franais, op. cit., p. 159.

  • Introduction gnrale

    29

    Il ne peut sappuyer sur une mission clairement dfinie, et assume, pour dvelopper sa

    jurisprudence. Sa position au sein du rgime politique est prcise en 1974 grce

    louverture de la saisine aux parlementaires47

    . Seconde naissance du Conseil

    constitutionnel aprs lextension des normes de rfrence du contrle opre en 197148

    cette tape consacre la spcificit du contentieux franais. Loffice du Conseil est

    intgralement enserr dans la procdure lgislative. Son intervention dpend de lexistence

    dune volont politique de le saisir (2). Le schma, en vigueur jusquen 2008, favorise

    lapparition dune relation privilgie entre le Parlement et le gardien de la Constitution.

    Un quilibre institutionnel se met en place. Il dterminera lensemble de la question.

    1) La cration instrumentalise du Conseil constitutionnel

    19. Exception faite du rgime de Vichy, les institutions franaises saxent autour de la

    suprmatie du Parlement depuis 1879 et la volont de Jules Grvy de ne pas entrer en

    conflit avec les chambres lgislatives. La Troisime et la Quatrime Rpublique

    connaissent une importante instabilit gouvernementale empchant la poursuite dune

    politique efficace. La Constitution du 4 octobre 1958 entend rompre dfinitivement avec

    cette situation. labore dans un contexte de conflits en Algrie, lensemble de ses

    dispositions a pour objectif de rationaliser le Parlement et de renforcer le pouvoir

    excutif49

    . La mise en place du Conseil constitutionnel ne fait pas exception50

    . Il est conu

    comme un rouage de la nouvelle limitation des chambres lgislatives. Sa mission est de

    veiller la bonne application de la norme fondamentale afin que le Parlement ne sorte

    47 Loi constitutionnelle n 74-904 du 29 octobre 1974 portant rvision de larticle 61 de la Constitution,

    J.O.R.F., 30 octobre 1974, p. 11035.

    48 C.C., n 71-44 D.C., Loi compltant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative

    au contrat d'association, 16 juillet 1971, Rec. C.C. p. 29, J.O.R.F., 18 juillet 1971, p. 7114 ;

    G.D.C.C. p. 331.

    49 Constat largement partag, voir notamment M. MORABITO, Histoire constitutionnelle de la France de

    1789 nos jours, op. cit., p. 435 et s.

    50 D. MAUS, La naissance du contrle de constitutionnalit en France , in Lesprit des institutions,

    lquilibre des pouvoirs Mlanges en lhonneur de Pierre Pactet, Dalloz, Paris, 2003, p. 731.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    30

    pas des limites troites que la nouvelle Constitution allait lui imposer 51

    . Lensemble des

    dbats le concernant font tat de cette volont. Lattention des constituants est

    immdiatement concentre sur le contrle des lections lgislatives et prsidentielles52

    , sur

    la protection du domaine rglementaire et sur lexamen systmatique des lois organiques

    et des rglements des assembles. Selon les termes de Michel Debr, la Constitution

    cre ainsi une arme contre la dviation du rgime parlementaire 53

    .

    20. Le Conseil constitutionnel nest en aucun cas pens comme une vritable

    juridiction constitutionnelle. Toute proposition permettant lmergence dune telle

    institution est rejete au nom de la peur du Gouvernement des juges 54

    . La mfiance

    envers le pouvoir juridictionnel, hrite de lHistoire, est clairement exprime par le

    commissaire du Gouvernement, Raymond Janot. Face aux tenants de linstauration dun

    contrle a posteriori de la constitutionnalit des lois actionn par les citoyens, il prcise la

    vision gouvernementale de la comptence des membres du Conseil : Autant il parait sain

    de leur donner la possibilit de faire en sorte quune loi ne soit pas promulgue, autant,

    vraiment, permettre ce collge dannuler des lois, l, cest un pas qui est tellement

    contraire toutes nos traditions constitutionnelles que le Gouvernement na pas cru devoir

    le franchir. 55

    Un second argument est mobilis. Il est allgu quune procdure

    permettant au Conseil dannuler les lois en vigueur rejaillirait [...] sur le rle du

    Parlement, qui se trouverait abaiss dans des conditions qui ne paraissent pas

    51 R. JANOT et J. MASSOT, Les intentions du constituant , in C.C. (Dir.), Le Conseil constitutionnel a

    40 ans, L.G.D.J., Paris, 1999, p. 20.

    52 noter que cette dernire nest pas encore organise au suffrage universel direct.

    53 M. DEBR, Discours devant le Conseil dtat , 27 aot 1958.

    54 Selon lexpression consacre par E. LAMBERT, Le gouvernement des juges, rimpression de ldition de

    1921, coll. Bibliothque Dalloz, Dalloz, Paris, 2005, 298 p. Le titre initial de louvrage est plus prcis :

    Le gouvernement des juges et la lutte contre la lgislation sociale aux tats-Unis Lexprience

    amricaine du contrle judiciaire de la constitutionnalit des lois.

    55 Compte rendu de la sance du 31 juillet 1958 (aprs-midi) du Comit consultatif constitutionnel ,

    in D.P.S. II, p. 104. Michel DEBR, garde des Sceaux, ne dit pas autre chose lors du discours prononc

    devant le Conseil dtat : Il n'est ni dans l'esprit du rgime parlementaire, ni dans la tradition

    franaise, de donner la justice, c'est--dire chaque justiciable, le droit d'examiner la valeur de la

    loi. ; M. DEBR, Discours devant le Conseil dtat , prcit.

  • Introduction gnrale

    31

    convenables 56

    . Paul Coste-Floret nest pas convaincu. Il estime quil serait plus juste

    davouer que ce contrle gnerait le Gouvernement 57

    . Raymond Janot expliquera,

    quarante ans plus tard, que lobjectif en 1958 tait dviter dinstituer une vritable Cour

    constitutionnelle 58

    .

    21. La position des rdacteurs de la Constitution sur la porte du contrle de

    constitutionnalit mis en place rvle une certaine ambigit59

    . Pour certains, en

    particulier le professeur Franois Luchaire, il est vident que la procdure institue ne peut

    aboutir qu la rsolution de conflits de comptence entre les pouvoirs publics. Les

    intentions du garde des Sceaux sont moins claires. Michel Debr estime quaucun

    organe de ltat ne doit se considrer comme souverain et que par consquent des lois

    contraires la Constitution doivent pouvoir tre censures 60

    . Un lment demeure

    certain, le Gouvernement nentend pas doter dune valeur constitutionnelle les textes

    auxquels se rfre le prambule61

    . Il sagit dviter que le Conseil puisse sappuyer sur ces

    dispositions pour les opposer la loi62

    . Dfinitivement, lide dinstitutionnaliser une

    justice constitutionnelle au sein des institutions de la Cinquime Rpublique est rejete par

    principe en 1958.

    22. La norme fondamentale porte toutefois en germe le dveloppement du contrle de

    la constitutionnalit des lois. La volont de rationaliser le rgime parlementaire conduit

    rompre tout lien organique entre le Conseil constitutionnel et les assembles

    reprsentatives. Certes, les deux-tiers des membres du Conseil sont nomms par les

    56 Compte rendu de la sance du 31 juillet 1958 (aprs-midi) du Comit consultatif constitutionnel ,

    art. cit., p. 104. Largument ne manque pas dtonner au regard de lesprit de la Constitution en cours

    de rdaction et de lampleur des restrictions imposes au Parlement.

    57 Idem, p. 107.

    58 R. JANOT et J. MASSOT, Les intentions du constituant , art. cit., p. 23.

    59 D. MAUS, La naissance du contrle de constitutionnalit en France , art. cit., p. 733.

    60 Compte rendu de la runion du groupe de travail du 8 juillet 1958 , in D.P.S. I, p. 382.

    61 Compte rendu de la sance du 7 aot 1958 (aprs-midi) du Comit consultatif constitutionnel ,

    in D.P.S. II, p. 254 et s.

    62 Idem, p. 256.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    32

    prsidents des chambres lgislatives. La situation demeure incomparable avec le systme

    lectif instaur en 1946. Il sagit dune nomination, et non dune lection permettant de

    respecter la composition des assembles, assortie de gages dindpendance. Un long

    mandat est institu. Il est non-renouvelable. Surtout, aucun parlementaire en fonction ne

    sige au sein du Conseil constitutionnel. Pour la premire fois en France, le contrle de la

    loi sexternalise rellement. Linnovation conditionne leffectivit de la porte normative

    des exigences constitutionnelles. dfaut, les dispositions de la norme fondamentale

    ont le caractre de dispositions simplement alternatives laissant le choix de leur

    respect au lgislateur63

    .

    23. Les modalits retenues par les constituants pour organiser les comptences du

    Conseil sont dterminantes. Elles fixent la marge de manuvre de ce dernier. Elles ont

    galement des rpercussions sur la perception de sa fonction par les autres organes

    tatiques. Au fur et mesure de son mancipation, puis de son dveloppement, le Conseil

    constitutionnel apparaitra, pour certains, comme un usurpateur. Son manque de lgitimit

    sera rappel de nombreuses reprises, impliquant un exercice mesur de son office. La

    comparaison avec la Cour de Karlsruhe, par exemple, est sans concession. Cre et conue

    ds lorigine comme une juridiction part entire, elle cherchera affirmer sa spcificit

    pour apparaitre comme une juridiction sans pareille 64

    . linverse, lobjectif du

    Conseil est de voir reconnaitre son caractre juridictionnel. Avant de dvelopper une

    jurisprudence plus audacieuse, et plus adapte lobjet de son contrle, lenjeu est pour

    lui dtre peru comme un juge, une simple juridiction. La relation noue par chaque

    institution avec leur Parlement respectif est ncessairement impacte.

    63 H. KELSEN, Thorie pure du droit, op. cit., p. 360 et s., spc. p. 363.

    64 Sur la comparaison tablie, se rfrer C. SCHNBERGER, Le Conseil constitutionnel vu

    dAllemagne : une marche difficile vers le sommet juridictionnel , Cahiers du Conseil constitutionnel,

    1er

    aot 2009, n 25, p. 63.

  • Introduction gnrale

    33

    2) Lutilisation politise de la saisine du Conseil constitutionnel

    24. Louverture de la saisine soixante dputs ou soixante snateurs en 197465

    modifie la place institutionnelle du Conseil constitutionnel en la rapprochant du

    Parlement. Le succs de la rforme permet le dveloppement quantitatif de la

    jurisprudence66

    . La justice constitutionnelle sinscrit dans la dure. Lappropriation de la

    saisine du Conseil par les membres de lopposition parlementaire devient la cl de voute

    du contentieux de la constitutionnalit des lois. Le contexte politique et juridique de la

    Cinquime Rpublique est dterminant pour comprendre lampleur du processus.

    25. Le rgime institu en 1958, perfectionn en 1962 avec llection du prsident de la

    Rpublique au suffrage universel direct67

    , a produit un profond clivage de la vie politique

    franaise. Le choix du scrutin majoritaire joue un rle de premier plan. Surtout, la

    mainmise de lexcutif sur la procdure lgislative reprsente le principal facteur de la

    promptitude de lopposition recourir au contrle de constitutionnalit. Cette

    prdominance favorise la proposition et ladoption de textes controverss, suscitant

    lintrt agir des parlementaires68

    ; intrt renforc par la position institutionnelle de

    lopposition. La saisine du Conseil constitutionnel apparait comme lunique instrument

    sa disposition pour peser un tant soit peu sur le processus lgislatif. Elle permet la dfense

    dune position politique sur un terrain juridique. La controverse est objective. Elle est

    appele tre tranche sur un critre ncessairement diffrent de celui induit par le

    65 Loi constitutionnelle n 74-904 du 29 octobre 1974 prcite.

    66 Dune dcision maximum par an, en ce qui concerne les lois ordinaires, le Conseil passe rapidement une

    dizaine, voire une vingtaine. Se rfrer M. FATIN-ROUGE STFANINI et A. ROUX, Elments

    statistiques , in ROUX (A.) et MAUS (D.) (Dir.), 30 ans de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel : colloque et publication en hommage Louis Favoreu (22 octobre 2004 au Conseil

    constitutionnel), coll. Droit public positif, Economica-P.U.A.M., Paris et Aix-en-Provence, 2006,

    p. 152.

    67 Loi n 62-1292 du 6 novembre 1962 relative l'lection du Prsident de la Rpublique au suffrage

    universel, J.O.R.F., 7 novembre 1962, p. 10762.

    68 linverse, dans tous les systmes o la mainmise de lexcutif est faible, le processus lgislatif tend

    diluer, ou bloquer, les initiatives politiques les plus controverses ; A. STONE SWEET,

    La politique constitutionnelle , in MOLFESSIS (N.), DRAGO (G.) et FRANOIS (B.) (Dir.),

    La lgitimit de la jurisprudence du Conseil constitutionnel : colloque de Rennes, 20 et 21 septembre

    1996, coll. tudes juridiques, Economica, Paris, 1999, p. 126.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    34

    rapport de force majorit/opposition 69

    . Le transfert dun conflit lorigine politique sur

    la scne contentieuse provoque une redistribution de l environnement stratgique des

    forces en prsence70

    . Lopposition est linitiative et le bloc majoritaire sur la dfensive.

    En cas de censure de dispositions lgislatives par le Conseil constitutionnel, la victoire

    politique est de taille. Il sagit de la conscration, chaud, de lillgalit des choix

    gouvernementaux71

    . Pour les membres de lopposition, le rapport cout-utilit de la

    saisine est gnralement favorable72

    . Imagin en tant quinstrument du parlementarisme

    rationalis, le contrle de la constitutionnalit des lois en est devenu le principal correctif.

    26. Lexclusivit du contentieux a priori, jusquen 2010, matrialise la spcificit

    franaise en matire de justice constitutionnelle. Loffice du Conseil se dveloppe dans ce

    contexte. Il sen trouve ncessairement et minemment politis. La saisine se positionne

    entre ladoption des dispositions contestes et leur promulgation. Elle ne peut tre active

    que par des autorits politiques. Le contentieux sapparente une poursuite du dbat

    lgislatif sur la scne juridique. Il caractrise un jugement objectif et immdiat des choix

    du bloc majoritaire73

    . Le contrle de constitutionnalit des lois est intgralement enserr

    dans les contraintes de la procdure lgislative, quelles soient dordre temporel, matriel

    ou organique. Dconnect organiquement des assembles reprsentatives, il reste sous la

    dpendance du Parlement. Lexercice de la fonction juridictionnelle dpend de lexercice

    de la fonction lgislative. En cela, la relation entretenue par le Conseil constitutionnel et le

    Parlement est unique.

    69 B. MERCUZOT, Les saisines parlementaires dans le contrle de constitutionnalit des lois ,

    in ASSOCIATION FRANAISE DES CONSTITUTIONNALISTES, Vingt ans de saisine

    parlementaire du Conseil constitutionnel : journe dtudes du 16 mars 1994, coll. Droit public positif,

    Economica-P.U.A.M., Paris et Aix-en-Provence, 1995, p. 141.

    70 A. STONE SWEET, La politique constitutionnelle , art. cit., p. 121.

    71 La censure peut tout autant concerner des dispositions dorigine parlementaire. Cependant, limportance

    de la maitrise gouvernementale de la procdure lgislative permet doprer un tel raccourci.

    72 J. MEUNIER, Pour une approche "conomique" de la saisine , in ASSOCIATION FRANAISE DES

    CONSTITUTIONNALISTES, Vingt ans de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel : journe

    dtudes du 16 mars 1994, coll. Droit public positif, Economica-P.U.A.M., Paris et Aix-en-Provence,

    1995, p. 154. La mme ide est dfendue par A. STONE SWEET, La politique constitutionnelle ,

    art. cit., p. 121.

    73 Sur le caractre politique de la saisine a priori, se rfrer notamment J. BENETTI, La saisine

    parlementaire (au titre de larticle 61 de la Constitution) , Nouveaux cahiers du Conseil

    constitutionnel, 1er janvier 2013, n 38, p. 85 et s.

  • Introduction gnrale

    35

    27. Un quilibre institutionnel sinstaure entre le Conseil et les assembles lgislatives.

    Le quasi-monopole de fait dont [les membres de] la minorit [disposent] en matire de

    saisine dtermine une permanence des requrants et au-del de leurs personnes, la

    permanence des intrts de lopposition parlementaire [qui] leur donne un poids

    considrable dans le procs fait la loi 74

    . La politisation de la saisine place lavenir de la

    jurisprudence constitutionnelle sous la dpendance du Parlement, ou tout du moins de ses

    reprsentants. Pareil quilibre est inconnu des autres systmes juridiques. Il conditionne

    lensemble de la problmatique du contrle de la constitutionnalit des lois et, par

    consquent, la perception de loffice du Conseil constitutionnel. La juridiction

    caractrisait, antrieurement lentre en vigueur de la question prioritaire de

    constitutionnalit, davantage un contre-pouvoir au sein du parlementarisme rationalis75

    quun organe de dfense et de promotion des droits et liberts du citoyen76

    . Une analyse

    strictement institutionnelle de linteraction entre le Parlement et le Conseil constitutionnel

    met en lumire une certaine ambigit, ou plutt une ambigit certaine.

    2) Les ambigits de la relation entre Parlement et

    Conseil constitutionnel

    28. La relation entre le Parlement et le Conseil constitutionnel est loin dtre linaire.

    Au regard de lobjet du contrle de constitutionnalit des lois, il existe un antagonisme

    entre les deux institutions (A). Rsumer linteraction entre les reprsentants lus de la

    Nation et le gardien de la Constitution un affrontement continu serait rducteur. Le

    Conseil nest pas rest cantonn un rle de protection des comptences du pouvoir

    74 B. MERCUZOT, Les saisines parlementaires dans le contrle de constitutionnalit des lois , art. cit.,

    p. 143.

    75 Sur la notion de contre-pouvoir, se rfrer F. HOURQUEBIE, Sur lmergence du contre-pouvoir

    juridictionnel sous la Vme Rpublique, Bruylant, Bruxelles, 2004, 678 p. et F. HOURQUEBIE,

    Le contre-pouvoir, enfin connu. Pour une analyse de la dmocratie constitutionnelle en terme de

    contre-pouvoirs , in de GAUDUSSON (J.), CLARET (P.), SADRAN (P.) et VINCENT (B.),

    Dmocratie et libert : tension, dialogue, confrontation, coll. Mlanges, Bruylant, Bruxelles, 2007,

    p. 99.

    76 Pour une analyse compare de divers systmes de justice constitutionnelle, lire P. PASQUINO,

    Le contrle de constitutionnalit : gnalogie et morphologie , art. cit., p. 35 et s.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    36

    excutif. Les orientations de sa jurisprudence tmoignent, bien au contraire, dune volont

    de garantir galement les prrogatives parlementaires. Par son office, le Conseil

    constitutionnel reprsente, ce titre, un alli naturel des assembles. Rciproquement, le

    Parlement est intervenu en faveur du Conseil, se muant ainsi en partenaire inattendu de la

    juridiction. Un rapprochement entre les deux institutions a t observ en pratique (B). Il

    ne sagit pas de retenir une approche chronologique, les deux processus tant

    paralllement luvre, mais de mettre en vidence lambigit des rapports

    institutionnels entre le Parlement et le Conseil constitutionnel.

    A) Lantagonisme entre Parlement et Conseil

    constitutionnel

    29. Le Parlement et le Conseil constitutionnel exercent des fonctions antagonistes.

    Linstitutionnalisation dun contrle de constitutionnalit des lois fait naitre une

    concurrence entre ces institutions dans la mesure o le second a notamment pour mission

    de contrler les actes du premier. Par essence, ce contentieux participe la remise en

    cause de la souverainet parlementaire opre en 1958 (1). Il en est mme le principal

    obstacle. Il sattaque au fondement de la toute-puissance lgislative, la confusion entre la

    volont des reprsentants et celle des reprsents. cela sajoute la sparation des

    pouvoirs, laquelle les deux institutions sont particulirement attaches, suscitant une

    volont de marquer et de prserver la plus grande autonomie institutionnelle possible.

    Dans cette optique, le Parlement a us de ses comptences pour brider la monte en

    puissance du Conseil constitutionnel (2).

  • Introduction gnrale

    37

    1) Le Conseil constitutionnel, obstacle la souverainet

    parlementaire

    30. Lmergence et le dveloppement dun contentieux de la constitutionnalit des lois

    en France a boulevers la structure de lordre juridique. Lintervention dun juge charg de

    vrifier la conformit des dispositions lgislatives vis--vis de la norme fondamentale a

    consacr leffectivit normative de cette dernire. Le principe de constitutionnalit sest

    substitu au principe de lgalit pour lenglober : La lgalit est dsormais une simple

    composante de la constitutionnalit. 77

    La monte en puissance du constitutionnalisme

    moderne a mis mal la souverainet parlementaire et son corolaire, le lgicentrisme78

    . Par

    dfinition, loffice du Conseil constitutionnel met un terme lintangibilit de la loi. La

    ncessaire validit juridique des dispositions lgislatives reprsente une contrainte

    supplmentaire celles d'ordre politique dcoulant du fonctionnement d'un systme

    dmocratique 79

    . Conformment aux souhaits des constituants, et suivant une volont de

    marquer son autonomie institutionnelle lgard du Parlement, la premire orientation

    jurisprudentielle sera dassurer la dfense des prrogatives gouvernementales. Le contrle

    des rglements de chaque assemble permet en outre de veiller ce que les parlementaires

    ne contournent pas les obligations constitutionnelles. Le Conseil se place demble dans

    loptique de se conformer sa fonction initiale. Il se montre mme plus royaliste que le

    Roi , sattirant les foudres de la reprsentation nationale et tout particulirement du

    Snat80

    .

    77 L. FAVOREU, Lgalit et constitutionnalit , Cahiers du Conseil constitutionnel, premier semestre

    1997, n 3, p. 77. Sur cette question, se rfrer galement L. FAVOREU, Le principe de

    constitutionnalit. Essai de dfinition daprs la jurisprudence du Conseil constitutionnel , in Recueil

    dtudes en hommage Charles Eisenmann, d. Cujas, Paris, 1975, p. 34.

    78 A. STONE SWEET, La politique constitutionnelle , art. cit., p. 119.

    79 A. STEVENS, Le Conseil constitutionnel vu doutre-Manche : une nigme ? , Cahiers du Conseil

    constitutionnel, 1er aot 2009, n 25, p. 58.

    80 A. DELCAMP, Le Conseil constitutionnel et le Parlement , R.F.D.C., 2004, n 57, p. 40 et s.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    38

    31. Plus encore, en intgrant les droits et liberts fondamentaux dans les normes de

    rfrence de son contrle, le Conseil constitutionnel interroge le fondement de la

    souverainet parlementaire. En procdant un examen de la constitutionnalit interne des

    lois, il vrifie la conformit juridique des choix substantiels oprs par les reprsentants

    lus de la Nation. La logique sous-jacente est celle dune mise distance des

    gouvernants et des gouverns 81

    . Le lgicentrisme rpublicain reposait sur un transfert de

    souverainet, du peuple vers les reprsentants de ce dernier. Llection des parlementaires

    au suffrage universel consacrait une lgitimit incontestable, tout du moins juridiquement

    inconteste, leur permettant dexprimer la volont gnrale au nom de la Nation. Le

    Parlement tait souverain82

    . Le professeur Dominique Rousseau dmontre comment

    lintervention du Conseil constitutionnel opre une rupture entre les reprsents et les

    reprsentants. Il sappuie notamment sur la dcision relative aux lois de nationalisation

    dans le cadre de ce raisonnement83

    . Le Conseil y recherche expressment la volont du

    peuple en se fondant sur les diffrents rfrendums constituants organiss depuis 1946. Il

    en dduit lattachement de la socit franaise au droit de proprit tel que dfini aux

    articles 2 et 17 de la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen84

    . Il oppose en

    lespce la volont des reprsents aux dispositions contrles exprimant, ds lors,

    uniquement la volont des reprsentants.

    81 Thse particulirement dfendue par le professeur Dominique ROUSSEAU. Voir notamment

    D. ROUSSEAU : La jurisprudence constitutionnelle : quelle "ncessit dmocratique" ? ,

    in MOLFESSIS (N.), DRAGO (G.) et FRANOIS (B.) (Dir.), La lgitimit de la jurisprudence du

    Conseil constitutionnel : colloque de Rennes, 20 et 21 septembre 1996, coll. tudes juridiques, Economica, Paris, 1999, p. 367 ; Pour une cour constitutionnelle ? , R.D.P., 2002, n 1/2, p. 364 et s.

    ou encore Droit du contentieux constitutionnel, 10e d., coll. Domat droit public, Montchrestien, Paris,

    2013, p. 540 et s.

    82 Cette ide ressort explicitement de louvrage de R. CARR DE MALBERG, Contribution la Thorie

    gnrale de ltat Spcialement daprs les donnes fournies par le droit constitutionnel franais,

    Dalloz, Paris, 2004, 1526 p.

    83 D. ROUSSEAU, La jurisprudence constitutionnelle : quelle "ncessit dmocratique" ? , art. cit.,

    p. 367.

    84 C.C., n 81-132 D.C., Loi de nationalisation, 16 janvier 1982, cons. 14 et 15, Rec. C.C. p. 18, J.O.R.F.,

    17 janvier 1982, p. 299 ; G.D.C.C. p. 366.

  • Introduction gnrale

    39

    32. La simple existence du contentieux constitutionnel met donc un terme la

    souverainet parlementaire85

    . La substitution du constitutionnalisme au lgicentrisme est

    parfaitement illustre par la formule du Conseil selon laquelle la loi vote [...] n'exprime

    la volont gnrale que dans le respect de la Constitution 86

    . Les reprsentants lus de la

    Nation nexpriment plus seuls la volont gnrale, leur apprciation est susceptible dtre

    remise en cause par le juge. Les droits et liberts fondamentaux sont garantis contre le

    lgislateur et non plus par ce dernier. Avant linstauration de la question prioritaire de

    constitutionnalit, les parlementaires disposaient encore dune importante marge de

    manuvre. Lexclusivit de la saisine a priori, son caractre facultatif et le monopole des

    autorits politiques maintenaient lintervention du juge lentire discrtion de

    personnalits intervenant au cours du processus lgislatif. Sans volont politique de saisir

    le Conseil, la loi suffisait dtre vote par le Parlement pour tre rpute exprimer la

    volont gnrale. Seul le contrle de conventionalit pouvait conduire ne pas appliquer

    telle ou telle disposition lgislative, et ce tout en la laissant en vigueur au sein de lordre

    juridique87

    . Par leur totale maitrise, en pratique, de lintervention du juge constitutionnel,

    les parlementaires conservaient la mainmise sur les modalits dexpression de la volont

    gnrale.

    33. En outre, le dveloppement du contrle de constitutionnalit des lois ne rompt pas

    dfinitivement avec toute forme de confusion entre les gouvernants et les gouverns. Le

    paradigme lgicentriste sest simplement dplac au niveau normatif suprieur. Il sest

    dplac dans toutes ses dimensions, du fondement de la souverainet , savoir la

    reprsentation des citoyens, ses implications et en particulier lintangibilit de la norme

    adopte. De la toute-puissance de la loi vote par le Parlement lgislateur ,

    85 noter galement que la Constitution de 1958 contient nombre dinstruments du parlementarisme

    rationalis qui, eux-aussi, remettent en cause la souverainet du Parlement.

    86 C.C., n 85-197 D.C., Loi sur l'volution de la Nouvelle-Caldonie, 23 aot 1985, cons. 27,

    Rec. C.C. p. 70, J.O.R.F., 24 aot 1985, p. 9814.

    87 Les arrts de principe admettant lexercice dun contrle diffus de la conventionalit des lois sont pour

    chaque ordre juridictionnel : C. Cass., chambre mixte, n 73-13.556, Jacques Vabre, 24 mai 1975 et

    C.E., ass., Nicolo, 20 octobre 1989, Rec. Leb. p. 190.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    40

    un glissement sest opr vers la toute-puissance de la Constitution rvise par le

    Parlement constituant 88

    .

    2) Le Parlement, obstacle la lgitimit du Conseil constitutionnel

    34. Le Parlement, tout comme le Conseil constitutionnel par ailleurs, est trs attach

    la sparation des pouvoirs. Ainsi, il a eu cur de prserver son autonomie face une

    institution dont linfluence normative grandissait de manire exponentielle. Les

    parlementaires peroivent parfois souvent ? les dcisions du Conseil constitutionnel

    comme une ingrence dans lexercice de la fonction lgislative89

    . Cette ingrence leur

    semble dautant plus illgitime que les membres de la juridiction ne sont pas lus par le

    peuple mais nomms par des autorits politiques. Le pouvoir de nomination nest mme

    pas limit par lexigence dune comptence particulire. Il sexerce librement. Ce

    sentiment produit en raction une volont de brider la monte en puissance du contrle de

    la constitutionnalit des lois. Le rejet du projet de rvision constitutionnelle dpos en

    mars 1990 en est une premire illustration90

    . Les parlementaires se prononcent contre la

    mise en place dun mcanisme de contrle a posteriori actionn par les justiciables au

    cours dun litige principal, projet officieusement91

    impuls par le Conseil constitutionnel

    88 La distinction entre Parlement lgislateur et Parlement constituant se fonde sur lexpression

    consacre par le professeur Louis FAVOREU. Se rfrer L. FAVOREU, Le Parlement constituant

    et le juge constitutionnel , in Mlanges en lhonneur de Pierre Avril La Rpublique, Montchrestien,

    Paris, 2001, p. 235.

    89 J.-L. WARSMANN, La place du Conseil constitutionnel dans les institutions de la Ve Rpublique ,

    Cahiers du Conseil constitutionnel, 2009, hors-srie, p. 17.

    90 Les propositions de revalorisation du contrle de constitutionnalit des lois antrieures 1974 sont

    volontairement laisses de ct ; ces propositions manant de parlementaires, en grande majorit de

    dputs, nont pas conduit la manifestation dune volont de brider la monte en puissance du

    contrle de constitutionnalit des lois. Lire sur ce point P. JUILLARD, Difficults du changement en

    matire constitutionnelle : la rvision de larticle 61 de la Constitution , R.D.P., 1974, p. 1703.

    91 Plus ou moins car le prsident du Conseil constitutionnel, Robert BADINTER, avait publiquement pris

    position sur ce point dans un article de presse. Voir G. DRAGO, Contentieux constitutionnel franais,

    op. cit., p. 425.

  • Introduction gnrale

    41

    lui-mme92

    . Une procdure identique sera nouveau propose en 1993. Elle connaitra le

    mme sort, sans trop de surprise93

    .

    35. La dfense de largumentation dveloppe par les opposants la rforme saxe

    principalement autour des avantages du contrle a priori94

    . Le souci de maintenir la

    scurit juridique y figure en bonne place. Linstauration du contrle envisag tait perue

    comme faisant planer une constante incertitude sur la validit des lois en vigueur95

    .

    Malgr lopposition du R.P.R. et du parti communiste, le projet est adopt par la majorit

    socialiste de lAssemble nationale en 1990. Il ne passera pas lexamen snatorial au cours

    duquel il se voit amend de nombreuses modifications totalement trangres lobjet

    initial du texte et inacceptables tant pour lexcutif que pour la majorit lgislative96

    . Le

    refus nest pas assum mais il est bel et bien prsent. Les snateurs percevaient dans le

    mcanisme en cours de discussion une atteinte supplmentaire porte l'autorit de la

    loi et une condamnation en creux du systme reprsentatif 97

    . De manire gnrale, les

    parlementaires ne voyaient pas dun bon il le dveloppement du Conseil au regard des

    consquences sur le travail lgislatif. Ils ne souhaitaient pas connaitre un nouvel

    abaissement du Parlement, dont linfluence a dj t srieusement corne depuis

    1958 98

    . Pour les reprsentants de la Nation, louverture de laccs au juge en faveur des

    justiciables conduisait lui consacrer une lgitimit au moins gale celle du Parlement99

    .

    En 1993, larrive au pouvoir dune nouvelle majorit enterre de facto le projet de

    modification de la saisine du Conseil constitutionnel dpos peu de temps auparavant.

    92 J. BENETTI, La gense de la rforme de 1990 2009 , A.J.D.A., 2010, n 2, p. 75.

    93 G. CARCASSONNE, Le Parlement et la QPC , Pouvoirs, 2011, n 137, p. 73 et 74.

    94 D. ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 42.

    95 D. CHAUVAUX, Lexception dinconstitutionnalit, 1990-2009 : rflexions sur un retard , R.D.P.,

    2009, n 3, p. 570.

    96 Le professeur Guy CARCASSONNE illustre lattitude snatoriale par lajout dune disposition tendant

    amputer massivement le droit de "dernier mot" des dputs. G. CARCASSONNE, Le Parlement

    et la QPC , art. cit., p. 74.

    97 J. BENETTI, La gense de la rforme de 1990 2009 , art. cit., p. 76.

    98 L. DESCOT et S. RAPIN, Les parlementaires et la modification du champ organique de la saisine du

    Conseil constitutionnel , in JAN (P.) et ROY (J.-P.) (Dir.), Le Conseil constitutionnel vu du

    Parlement, Ellipses, Paris, 1997, p. 149.

    99 A. DELCAMP, Le Conseil constitutionnel et le Parlement , art. cit., p. 61.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    42

    36. Les reprsentants de la Nation considrent, lpoque, que le meilleur moyen de

    prserver leur autonomie fonctionnelle est de laisser le Conseil constitutionnel en prise

    exclusive avec la dmocratie parlementaire100

    . Les rsultats dune enqute mene auprs

    des dputs et des snateurs, publie en 1997, illustrent leur souci de ne pas tre

    concurrencs dans laccs au juge constitutionnel. La position de chaque parlementaire

    dpend dune srie de facteurs lappartenance telle ou telle chambre, tel ou tel

    groupe, tel ou tel parti mais un intrt catgoriel se dessine sur la question. La saisine

    du Conseil y est perue de manire gnrale comme un instrument normal de larsenal

    parlementaire , instrument forte connotation politique 101

    . Au-del dune volont de

    brider la monte en puissance du contrle de constitutionnalit des lois, les reprsentants

    de la Nation ont certainement souhait prserver leur monopole de saisine. Ceci

    expliquerait quaprs avoir particip au dveloppement de loffice du juge constitutionnel,

    en 1974, ils soient apparus comme un obstacle ce processus. Derrire lambigit

    apparente de ces prises de positions opposes, le critre de distinction serait in fine la

    dfense de lintrt parlementaire. En 1974, il sagissait plus de confrer un nouveau droit

    lopposition que de participer lmergence dune justice constitutionnelle effective. En

    1990 et 1993, les parlementaires avaient peu gagner et beaucoup perdre en acceptant

    douvrir le prtoire du juge aux justiciables102

    . Cest se demander si lchec de la

    rvision de 1974 naurait [...] pas permis le succs du projet Badinter de 1989 ? Ou, dit

    autrement, la transformation du rle du Conseil constitutionnel provoque par la rvision

    de 1974 na-t-elle pas inquit les parlementaires au point quils refusent daccroitre

    encore son pouvoir par le jeu de lexception dinconstitutionnalit 103

    ?

    100 Sur lensemble de cette question, lire L. DESCOT et S. RAPIN, Les parlementaires et la modification

    du champ organique de la saisine du Conseil constitutionnel , art. cit., p. 133 et s.

    101 P. JAN et J.-P. ROY (Dir.), Le Conseil constitutionnel vu du Parlement, Ellipses, Paris, 1997,

    respectivement p. 17 et 16.

    102 La formulation parle delle-mme.

    103 D. ROUSSEAU, La rforme du 29 octobre 1974 vue en 1994 : le "big bang" de la dmocratie

    constitutionnelle ?, in ASSOCIATION FRANAISE DES CONSTITUTIONNALISTES, Vingt ans

    de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel : journe dtudes du 16 mars 1994, coll. Droit

    public positif, Economica-P.U.A.M., Paris et Aix-en-Provence, 1995, p. 67.

  • Introduction gnrale

    43

    B) Le rapprochement du Parlement et du Conseil

    constitutionnel

    37. Lantagonisme entre le Parlement et le Conseil constitutionnel semble

    insurmontable. Comment rapprocher ces institutions alors que le second est charg de

    contrler la composition, les rgles dorganisation et de fonctionnement ainsi que les actes

    vots par le premier ? Derrire les apparences, des ponts se sont dresss entre les

    reprsentants lus de la Nation et le gardien de la Constitution. Lintensit de la

    rationalisation du parlementarisme opre en 1958 a conduit repenser la fonction

    lgislative. La procdure dadoption des lois dont le domaine dintervention est

    dsormais encadr est principalement impulse et conduite par le Gouvernement.

    Lefficacit du rgime, tant recherche par les constituants, est atteinte. Lenjeu a volu

    et la question se pose de savoir comment protger les intrts parlementaires face un

    pouvoir excutif aux comptences renforces. Le Conseil constitutionnel a peru

    lvolution. Une partie de son office consiste garantir le respect des prrogatives

    constitutionnelles du Parlement (1). Il est le gardien de toute la Constitution.

    38. Les parlementaires ont galement particip ce mouvement de rapprochement

    institutionnel. La marge de manuvre dont le Conseil dispose aujourdhui doit beaucoup

    lintervention des assembles lgislatives. Lorsque le Parlement se mue en pouvoir de

    rvision de la norme fondamentale, le rapport de force avec le juge constitutionnel se

    renverse. Dans ce contexte, ce sont les reprsentants de la Nation qui fixent les contraintes

    encadrant le travail du Conseil. Si lexercice du pouvoir de rvision a pu conduire brider

    le dveloppement de la justice constitutionnelle104

    , il sest avr tout autant dterminant

    pour en assurer la promotion. Sans lintervention du Parlement, le Conseil ne serait pas ce

    quil est aujourdhui (2).

    104

    Cf. supra, 2) Le Parlement, obstacle la lgitimit du Conseil constitutionnel, paragr. 34 et s.

  • Les relations entre Parlement et Conseil constitutionnel

    44

    1) La protection constitutionnelle du Parlement

    39. La protection constitutionnelle du Parlement se manifeste en premier lieu par la

    revalorisation de sa comptence matrielle. Figurant au nombre des innovations les plus

    marquantes de la Cinquime Rpublique, le domaine de la loi a t encadr par la

    combinaison des articles 34 et 37 de la Constitution. Lobjectif des rdacteurs de la norme

    fondamentale tait toujours dans lide de rationaliser le parlementarisme de renverser

    le paradigme des rgimes prcdents en dotant le pouvoir rglementaire dune comptence

    de principe, et le pouvoir lgislatif dune comptence dattribution. Or, la rvolution na

    pas eu lieu 105

    . Le Conseil constitutionnel, avec le consentement tacite du Gouvernement,

    sest employ vider de sa substance la distinction opre en 1958. Llargissement du

    domaine dintervention de la loi a t favoris par une lecture extensive des prescriptions

    de larticle 34106

    . Surtout, le juge a refus de sanctionner dinconstitutionnalit les

    dispositions lgislatives intervenant dans le domaine rglementaire107

    . Le raisonnement

    tient en la prise en compte des procdures permettant au Gouvernement de veiller au

    respect de la rpartition des comptences assure par les articles 34 et 37 de la

    Constitution. Ces procdures sont compltes. Le pouvoir excutif peut sopposer, en cours

    de discussion, ladoption par le Parlement de dispositions lgislatives relevant du

    domaine du rglement. De plus, si de telles dispositions taient en vigueur, il pourrait

    saisir le Conseil en vue de procder la reconnaissance de leur caractre rglementaire.

    tout moment, le Gouvernement peut recouvrir sa comptence. En ne sanctionnant pas,

    dans le cadre du contrle de constitutionnalit des lois, limmixtion du pouvoir lgislatif

    105 J. RIVERO, Rapport de synthse , in FAVOREU (L.) (Dir.), Le domaine de la loi et du rglement,

    2e d., coll. Droit public positif, Economica, Paris, 1981, p. 263.

    106 Le juge a utilis plusieurs biais. Il a annihil la diffrence entre les rgles et les principes fondamentaux,

    distinction pose par larticle 34 de la Constitution. Il a galement combin les dispositions de larticle

    34 pour tendre et renforcer la comptence du lgislateur . Il a enfin interprt largement la notion

    de garanties fon