Hegel Et La Tragédie

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1 Hegel et la tragédie Bibliographie : George Steiner, Les Antigones, Gallimard, 1986. Kogève, Introduction à la lecture de Hegel , Tel, Gallimard, 1979. Jacques Derrida, Glas, Paris, 1974. Janicaud, Hegel et le destin de la Grèce, Vrin, 1975 : le destin grec comme ennemi de la conscience de soi (68) ; la tragédie dans l’article sur « Le droit naturel » (95-97) ; la tragédie d’Antigone (177) ; la tragédie (202) ; conclusion : anamnèse et destin (317). Peter Szondi, « Le concept du tragique chez Schelling, Hölderlin et Hegel », in Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, Tel, p. 9-25. Hegel : L’esprit du christianisme et son destin (trad. J. Martin, Vrin, 1967 ; il existe aussi de ce texte une excellente édition par Franck Fischbach, Presses Pocket, 1992). Le Droit naturel , chap. III ; « Tragédie et comédie comme représentation du monde éthique », trad. André Kaan, Gallimard, p. 130-134. Principes de la philosophie du droit , § 166, Derathé, Vrin, p. 204-205. Phénoménologie de l’esprit, trad. Hyppolite, Aubier, « L’esprit vrai, l’ordre éthique » (II, 14-49) ; la tragédie et la comédie (II, 246-257). Leçons sur la philosophie de la religion, IIème partie. La Religion indéterminée, trad. Gibelin, Vrin, 1972, p. 126-127 (cité par Steiner, Les Antigones, p. 40-41). Esthétique, trad. Jankélévitch, IV, p. 224 à la fin : « La poésie dramatique » (surtout III : la tragédie, p. 261 à la fin). *** La réflexion sur la tragédie accompagne, en son entier développement, la pensée de Hegel. Elle est implicitement présente dès L’Esprit du christianisme et son destin, un écrit des années 1798-1800, par une longue méditation sur le sens du destin ; elle est explicitement présente dans l’article sur le droit naturel (« Sur les manières scientifiques de traiter du droit naturel », paru en 1802- 03 dans le Journal critique de philosophie) où il est traité non seulement de la tragédie mais encore de la comédie, ancienne et moderne ; elle est l’objet de longs

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Article portant sur l’interprétation hégélienne de la tragédie

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Hegel et la tragédie

 

            Bibliographie :   George   Steiner, Les Antigones,   Gallimard,   1986. Kogève, Introduction à la lecture de Hegel, Tel, Gallimard, 1979. Jacques Derrida, Glas, Paris, 1974. Janicaud, Hegel et le destin de la Grèce, Vrin, 1975 : le destin grec comme ennemi de la conscience de soi (68) ; la tragédie dans l’article sur « Le droit naturel » (95-97) ;   la   tragédie  d’Antigone (177) ;   la   tragédie (202) ;   conclusion :   anamnèse  et destin (317).   Peter   Szondi,   « Le   concept   du   tragique   chez   Schelling,   Hölderlin   et Hegel », in Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, Tel, p. 9-25.

            Hegel : L’esprit du christianisme et son destin (trad.   J.  Martin,  Vrin,   1967 ;   il existe aussi de ce texte une excellente édition par Franck Fischbach, Presses Pocket, 1992). Le Droit naturel,  chap.   III ;  « Tragédie et  comédie comme représentation du monde éthique », trad. André Kaan, Gallimard, p. 130-134. Principes de la philosophie du droit, § 166, Derathé, Vrin,  p. 204-205. Phénoménologie de l’esprit, trad. Hyppolite, Aubier, « L’esprit vrai, l’ordre éthique » (II, 14-49) ; la tragédie et la comédie (II, 246-257). Leçons sur la philosophie de la religion, IIème partie. La Religion indéterminée, trad.   Gibelin,   Vrin,   1972,   p.   126-127   (cité   par   Steiner, Les Antigones,   p.   40-41). Esthétique, trad. Jankélévitch, IV, p. 224 à la fin : « La poésie dramatique » (surtout III : la tragédie, p. 261 à la fin).

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             La   réflexion   sur   la   tragédie   accompagne,   en   son   entier   développement,   la pensée de Hegel. Elle est implicitement présente dès L’Esprit du christianisme et son destin,  un  écrit  des  années  1798-1800,  par  une   longue  méditation sur   le   sens  du destin ;  elle  est  explicitement  présente  dans   l’article   sur   le  droit  naturel   (« Sur   les manières scientifiques de traiter du droit naturel », paru en 1802-03 dans le Journal critique de philosophie) où il est traité non seulement de la tragédie mais encore de la comédie,   ancienne   et  moderne ;   elle   est   l’objet   de   longs   développement  dans La Phénoménologie de l’esprit,   dans   le   chapitre   consacré   à   « l’ordre   éthique »,   qui propose  une  interprétation  approfondie  de   la   tragédie  de  Sophocle Antigone,   sans pourtant   jamais   la   nommer ;   mais   encore   dans   le   chapitre   intitulé   « La   religion esthétique », essentiellement consacré au divin chez les Grecs, par les deux derniers paragraphes, qui traite l’un de la tragédie et l’autre de la comédie. On retrouve enfin vingt ans plus tard une longue analyse de la tragédie, de la comédie et du drame dans le chapitre consacré à « La poésie dramatique » qui clôt les leçons sur la philosophie esthétique. Si le thème tragique est ainsi l’objet d’une perpétuelle reprise, des œuvres de jeunesse jusqu’à la fin, c’est parce qu’il représente, en tant que figure esthétique et non en tant que développement dialectique,   le nécessaire déchirement sans lequel l’esprit demeurerait dans un état de repos, « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif » sans lesquels la vie de l’Esprit  « s’abaisserait jusqu’à l’édification et même la fadeur » (Phg, préface, § 2, I, 18). La philosophie est la contradiction pensée comme moteur du négatif dans l’histoire de l’esprit ; la tragédie montre, représente, la 

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contradiction vécue dans  la  souffrance et  dans   la  mort.  Elle  est  une philosophie  en action, envisagée du point de vue de la conscience individuelle dont le destin exige l’anéantissement, du fait de sa partialité même. Et la reconnaissance (anagnôrisis) qui, selon   Aristote,   doit   conclure   le   parcours   dramatique   est   aussi   le   moment   du dépassement des contradictions par l’avènement d’un ordre nouveau qui réconcilie un temps la conscience avec l’esprit du monde objectif. Pour Hegel, le heurt violent des actes contraires doit nécessairement se résoudre dans l’identité, et la tragédie doit s’achever sur le retour à l’équilibre dans ce que la Phénoménologie nomme le « Zeus simple » (II, p. 252).

            A l’inverse de Schelling, Hegel conçoit donc le conflit tragique comme quelque chose qui doit être dépassé. La contradiction qui apparaît sur la scène tragique du fait que   l’idéalité   doit   sortir   d’elle-même   et   devenir   effective,   se   réaliser   par   l’action individuellement revendiquée, est la contradiction de la substance elle-même (non de caractères   particuliers,   car   en   ce   cas   nous   serions   sur   une   scène   comique,   non tragique),  et doit donc être résolue dans l’élément de la vérité et de la totalité.  La tragédie  n’est  qu’un moment  de  l’histoire  de  l’esprit,  elle  n’est  pas  son destin.  La tragédie naît ainsi du conflit des devoirs objectivement déterminés, conflit qui met à jour  l’insuffisante détermination de la totalité comme telle. Le conflit tragique, que Schelling pense dans l’Absolu, comme l’éternel combat du sujet et de l’objet par lequel l’un et   l’autre se maintiennent  vivants,  présents,  Hegel   le  pense au contraire  dans l’Histoire : sa nécessité provient d’une insuffisante détermination de la totalité qui se résout en des moments particuliers opposés et conflictuels. La tragédie est un moment du combat nécessaire du concept avec lui-même : aussi le conflit n’est tragique que pour les héros qui, chacun incarnant un moment particulier, s’affrontent sur la scène ; mais  pour  le  philosophe,  Hegel   lui-même,  qui  démonte  la  nécessité  dialectique du conflit,   il  n’y  a  pas  de   tragédie,  mais   la   rigueur  d’une  phénoménologie  de   l’Esprit absolu. L’esprit de Hegel, ordonnateur et metteur en scène du drame conceptuel de la dialectique,   s’élève   donc   au-dessus   des   buts   nécessairement   particuliers   que poursuivent les combattants de la scène tragique : il devient lui-même scène tragique, le lieu d’un combat du concept avec lui-même qui est aussi l’histoire de la réalisation de   l’Absolu.   Hegel   l’écrit   lui-même   dans   un   texte   assez   extraordinaire,   dans l’introduction aux Leçons sur la philosophie de la religion : « Par la pensée, je monte vers l’Absolu et me dresse au-dessus de toute finalité ; je suis conscience illimitée et en même   temps   conscience   de   soi   finie,   et   cela   en   accord   avec   la   totalité   de  ma constitution présente empirique. Les deux côtés se recherchent et se fuient en même temps. Je suis, et il y a en moi et pour moi, ce conflit mutuel et cette unité. Je suis le combat. Je ne suis pas l’un des combattants. Je suis au contraire les deux combattants et le combat lui-même » (cité par George Steiner, p. 23-24).

            Pour Schelling, la lutte entre la liberté et la nécessité est éternelle : elle se situe dans  l’intemporalité de l’allégorie et du mythe, et c’est pourquoi seul  le mythe est digne   de   la   tragédie ;   pour   Hegel   en   revanche,   le   destin   n’est   pas   une   force intemporelle   contre   laquelle   et   par   laquelle   l’homme   est   appelé   à   affirmer   son existence. Il est donc faux de définir la situation tragique selon Hegel par le conflit des 

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devoirs : dans la tragédie, les deux termes du conflit finissent nécessairement par se résoudre   dans   l’universel,   cad   par   supprimer   les   volontés   particulières   des protagonistes qui s’identifient à un moment, et à un seul, de la manifestation du vrai. Le conflit  tragique n’est  donc qu’apparent et  doit  nécessairement s’apaiser avec  le dénouement – même si cette paix est cruelle pour les individus qui se sont engagés dans l’action toujours partielle, et partiale. En revanche, c’est sur la scène comique, que l’absolu ne réussit plus à faire l’unité avec lui-même, et que le conflit des devoirs, qui ne sont plus  ici  que des  lubies ou des manies,  demeure dans  la contradiction : « Comique   est   la   collision   des   devoirs   parce   qu’elle   exprime   la   contradiction, précisément   celle   d’un absolu en opposition ;   elle   exprime   donc   l’absolu,   et immédiatement la nullité de ce qui est ainsi nommé absolu ou devoir » (Phg, II, 31). La contradiction   tragique,   à   l’inverse   du   quiproquo   comique,   n’est   donc   jamais indépassable.  Selon une note assez énigmatique de L’Esprit du christianisme et son destin, le destin n’est que la conscience de soi-même mais perçue comme conscience d’un ennemi (Esprit du christianisme, éd. Fischbach, 92 note 1). Il suffit donc que la conscience s’élève à l’intelligence de son ennemi comme d’un moment nécessaire de son propre développement, pour que cesse aussitôt le conflit tragique, les deux partis se trouvant alors réconciliés dans l’identité de la substance. Citons ce texte difficile : « C’est ainsi que le destin n’est rien d’étranger, contrairement au châtiment ; non pas quelque chose d’effectif et fixement déterminé, comme la mauvaise action dans  la conscience  morale ;   la   destin   est   la   conscience   de   soi-même,  mais   comme   d’un ennemi ; l’amitié peut restaurer en elle-même le Tout, il peut faire retour à sa pure vie par l’amour ; et ainsi sa conscience redevient foi en soi-même, son intuition de lui-même est  devenue autre  et   le  destin est   réconcilié ».  Ce  texte  est  commenté  par Dominique Janicaud, dans son ouvrage Hegel et le destin de la Grèce, p. 68 sq.

             En  opposant   le  destin  au   châtiment,  Hegel,   comme  le  montre   le   contexte, entend surtout  opposer   l’hellénisme au  judaïsme.  La   loi   juive  exprime  la  certitude subjective de la conscience de soi (non sa vérité effective), en tant qu’elle perçoit en elle-même le divin ou l’Absolu, en tant qu’elle se sait l’élue de Dieu, et se pose ainsi contre le monde qui n’est plus à ses yeux qu’un désert que la vérité n’habite pas. La solitude  d’Abraham,   son  errance  dans   le  désert   incarnent   selon  Hegel   ce  premier moment  de   la   conscience,   qui   se  pose   comme un  Absolu  et   s’oppose   au  monde comme à tous les peuples qui ne sont pas issus de sa descendance. En tant que la conscience   juive  perçoit   le   secret  de   sa  propre   intériorité   comme un  Absolu,   elle exprime cet Absolu sous  la forme de la Loi divine.  A cette loi,  comme à sa propre vérité, la conscience est intimement assujettie, et elle l’est infiniment dans la mesure où sa vérité lui est encore inconsciente, puisque l’Absolu est ici conscience mais non encore conscience de soi, et que l’esprit est encore aliéné au divin dont il s’éprouve le dépositaire, mais non pas encore le responsable. C’est pourquoi toute transgression entraîne inéluctablement le châtiment, la conscience succombant à un Dieu étranger en lequel elle ne sait pas encore reconnaître la vérité de sa propre substance. Aucune reconnaissance,   amitié   ou   amour,   ne   peut   dépasser   cette   radicale   opposition :   la soumission de la conscience à l’Absolu qui est en elle est infinie, à la mesure de la 

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négation infinie que la conscience elle-même impose au monde, cad à ce qui n’est pas elle.

            En revanche, l’idée grecque du destin n’implique nullement cette hostilité de la conscience et du monde. Bien au contraire, l’âge d’or des cités grecques représente, aux yeux de Hegel comme à ceux de toute sa génération, un moment de grâce où l’homme défini comme citoyen vit en parfaite harmonie avec la nature, cad avec le nombre et la proportion qui ordonnent le cosmos. La conscience grecque se forme dans l’unité indivise de la cité, mais aussi en accord avec la beauté du monde. En effet, la communauté politique est ici encore immédiate et naïve, elle n’est pas le résultat douloureux   du   travail   du   négatif,   d’un   processus   historique,   mais   naturellement constituée,  dans  une   innocence  non  médiatisée  qui   relève  déjà  de   ce  que  Renan nommera  plus   tard   « le  miracle   grec ».   La   cité   se   pense  donc   elle-même   comme immédiateté,   cad   comme  nature,   et   non   comme   l’équilibre   toujours   précaire   des intérêts opposés et de la lutte pour le pouvoir. Bien que mesure d’elle-même et tout entière politique, la cité relève de la sphère naturelle et c’est selon la nature, non selon la   convention,   comme  le  pensent   les  Modernes,  que,   selon  Aristote,   l’homme est un animal politique,  en ce sens qu’il   réalise son excellence (arêtê)  en tant  qu’il  est formé par  lapaideia grecque,  de  la même façon que  les plantes parviennent à  leur plein épanouissement seulement dans la mesure où elles profitent d’un sol et d’un climat excellents. Pourtant, cette belle totalité, ou belle individualité de la cité grecque, telle que la célèbrent les fêtes en l’honneur d’Athéna, le divin n’étant ici que la cité personnifiée,   reconnaît   l’existence d’une part  obscure qui  s’oppose à sa  lumineuse unité :  la résistance d’une nature rebelle (la rareté que l’économie ne réussit pas à supprimer), les luttes intestines qui menacent intérieurement l’unité civile, les guerres avec   les   cités   voisines   qui   la  menacent   de   l’extérieur.   C’est   toute   cette   part   qui échappe  à   la   souveraine   juridiction  de   la   cité  que   la   cité  nomme « le  destin ».  A l’inverse du châtiment qui est passivement subi par la conscience juive aliénée au Dieu qui lui dicte la loi, le destin doit et peut au contraire être surmonté et vaincu. Alors que la conscience juive est totalement aliénée à l’Absolu qui réside en son intériorité, et qui édicte la Loi inconditionnée qui prononce sans appel le châtiment, le destin sollicite au contraire des hommes une réaction combative. Comme l’écrit Bernard Bourgeois (Hegel à Francfort, p. 70) : « L’homme et le destin s’affrontent comme des égaux, si l’un  doit  pourtant   triompher.   L’homme est l’esclave de la loi qui   le   châtie,  mais   il est l’ennemi du destin ». En ce sens l’Esprit reconnaît comme un moment nécessaire de sa propre vie  l’opposition de  la part   irrationnelle  du destin, opposition qui   le pose comme affirmation de soi et de son individualité. La conscience juive demeure figée, aliénée pour toujours  à un dieu qui   la  menace d’un éternel  châtiment et  exclue à jamais   d’un  monde   qu’elle   ne   reconnaît   pas ;   inversement   la   conscience   grecque reconnaît comme son égal l’adversité du destin, et travaille à la surmonter en affirmant son caractère propre. La relation n’est pas immobilisée, elle est dialectique et conduit nécessairement la conscience à la reconnaissance de son opposé comme un moment nécessaire   de   sa   propre   réalisation (1) .   C’est   pourquoi   le   destin,   à   l’inverse   du châtiment, n’est rien d’étranger, il est la conscience de soi-même, mais perçue comme 

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un ennemi contre lequel il faut engager le combat pour rétablir l’identité menacée. A la fin du premier chapitre de L’Esprit du christianisme et son destin, intitulé « L’Esprit du  judaïsme »,  Hegel  oppose  le tragique désespéré et sans  issue du peuple  juif  au tragique vivant, qui porte en lui la puissance de la réconciliation, et fait ainsi vibrer les passions, la crainte comme la pitié, du peuple grec : « La grande tragédie du peuple juif n’est pas une tragédie grecque : elle ne peut susciter ni la peur ni la pitié, car toutes deux naissent seulement du destin d’un faux pas (Fehltritt) nécessaire auquel se laisse entraîner un être beau ; elle ne peut susciter que le dégoût. Le destin du peuple juif est celui de Macbeth qui sortit de la nature elle-même, s’attacha à des êtres étrangers, foulant aux pieds et détruisant à leur service tout ce qu’il y a de sacré dans la nature humaine, et qui dut finalement être abandonné de ses dieux (car c’étaient des objets et  il  était   leur serviteur)  et nécessairement anéanti jusque dans sa foi elle-même » (Fischbach, 68). La faute tragique (amartia, erreur plutôt que faute, méprise et non volonté positive de mal agir) n’est qu’un « faux pas », donc une faute involontaire qui, comme telle, doit  inspirer  la pitié. Inversement,  le peuple juif,  comme Macbeth, se sépare de la nature vivante pour s’aliéner à un dieu étranger (les sorcières, et le diable lui-même qui « ment en disant la vérité » :Macbeth, V, 5) sous le châtiment duquel il finit par succomber (Macbeth est abandonné du démon qui l’a tenté comme le peuple juif   est   abandonné   de   son   Dieu,   lors   de   la   déportation   à   Babylone,   puis   de   la destruction  du  Temple).  On  ne  saurait  méconnaître   l’antisémitisme  latent  d’un   tel texte, le destin du peuple juif étant pour Hegel celui d’un peuple maudit. Pourtant, l’opposition  de   l’hellénisme et  du   judaïsme nous  permet  de  mieux  comprendre   la signification   du  moment   tragique   comme   travail   du   négatif   au   sein  même   de   la substance éthique, cad de la belle individualité de la cité grecque.

            Dans son article sur « Le droit naturel » (publié en 1891 dans leJournal critique de philosophie),  Hegel  approfondit   l’enracinement  de  la   tragédie  dans   l’histoire  de l’esprit.   Il  s’efforce de construire  le conflit  tragique en  le dérivant  de  la  nécessaire scission qui sépare les membres de la cité. Il distingue en effet, en s’inspirant de La République de Platon,  d’une part   la  classe des hommes  libres qui   incarne  l’éthique absolue de la cité, cad le sacrifice de l’individu pour le salut de la communauté, par sa mort au combat et par le dévouement de toute sa vie à la cause publique : « A cette classe,   Aristote   attribue   comme   fonction   ce   que   les   Grecs   désignaient   du  mot : politeuein.   C’est   vivre   dans   le   peuple,   avec   lui   et   pour   lui.   C’est  mener   une   vie universelle  qui  appartient   tout  entière  au  domaine  public,  ou  bien  c’est   la  vie  du philosophe » (125). Cependant, un tel idéal éthique nie, par sa grandeur même, par sa lumière,   ce   que  Hegel   nomme   la   « part   souterraine »,   le   côté  de   l’ombre,   ou  de « l’inorganique », cad de ce qui se pose comme indépendant de la totalité : la part du besoin et de l’instinct vital et la dimension irréductible de la mort pour l’individu, le salut public devenant une expression creuse pour celui qui agonise. Il faut donc qu’une classe,   la  classe des « hommes sans  liberté »,  assure  la  satisfaction des  besoins  de l’individu   isolé,   séparé de  la  communauté des  citoyens,  naturellement  et  non plus politiquement défini. A cette classe « productive » revient le domaine de la propriété et du travail, mais aussi celui du droit qui assure la coexistence des sphères privées, 

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tandis  qu’à   la   classe  des  hommes   libres  appartient   la  guerre  et   la   conquête :  « …comme Bürger, dans le sens de "bourgeois" (en français dans le texte). Pour la nullité politique qui fait des membres de cette classe des personnes privées, ils reçoivent en dédommagement   les   fruits   de   la   paix   et   de   l’industrie,   et   la   pleine   sécurité   en jouissance   de   ces   fruits   […]   Pour   chaque   individu,   la   sécurité   totale,   c’est   d’être dispensé du courage et d’échapper à la nécessité de s’exposer au danger d’une mort violente, nécessité qui est du domaine de la première classe » (129).

            C’est dans cette scission qui traverse la cité que s’enracine la nécessité du conflit tragique : « Ce n’est rien d’autre que la représentation tragique dans l’éthique, jouée éternellement par l’Absolu avec lui-même » (130). D’une part, la classe des hommes libre, dont la vérité s’exprime dans l’épopée, nie la mort par sa transfiguration dans la gloire : « elle se livre à la souffrance et à la mort pour s’élever ensuite de sa cendre dan la gloire […] Dans cet affranchissement, elle abandonne sa propre vie qui n’est possible qu’en  association  avec   l’autre  et   ensuite  elle   ressuscite,   car   cette  mort  qui  est   le sacrifice  de   la   seconde  nature   est   un   triomphe   sur   la  mort »   (130).  D’autre  part, l’individu isolé dans la sphère privée, assujetti au travail et à la production, porte la charge du droit « souterrain » de la mort, cad de la part irréductible de l’agonie en tant qu’elle résiste à l’universalité de l’idéal. Il appartient à cette sphère, qui est celle de la famille, de surmonter l’insurmontable de l’agonie solitaire en l’intégrant, par le rite et les funérailles, dans la lignée généalogique et dans la mémoire familiale ; en faisant ainsi du mort un vivant dont on célèbre pieusement la mémoire, la classe productive nie l’absolue négation de la mort et la fait participer à la vie du divin : « Le mouvement du divin manifesté dans l’autre nature [il s’agit de la clase des artisans privés] qui, à cause  de   son   abstraction,   resterait   une   puissance   souterraine  purement   négative, consiste à supprimer cette abstraction, à unir par un lien vivant cette nature à celle du divin » (130). Ainsi la mort se trouve deux fois niée, par l’universel dans la gloire civile, par   le   singulier   dans   la   piété   familiale.   La   première   négation   est   réalisée   par   les funérailles nationales décrétées par Créon pour le héros Etéocle ; la seconde négation est réalisée par le rite rendu par la sœur Antigone à son frère Polynice, dont le cadavre est abandonnée sans sépulture.

            Pourtant, dans la suite immédiate de ce texte dont tous les commentateurs ont souligné   la   difficulté (2) ,   ce   n’est   pas   à   l’Antigone de   Sophocle   que   Hegel   fait explicitement   allusion,   mais   aux Euménidesd’Eschyle.   C’est   que   dans Antigone la contradiction demeure  indépassable tandis  que  la  trilogie d’Eschyle s’achève sur   la réconciliation, et c’est sur l’unité du tout, et non sur la scission du particulier que le jeune Hegel entend ici mettre l’accent. Dès lors la part de l’organique et de l’universel (le citoyen) et de l’inorganique et du singulier (l’homme) se trouvent réconciliées par la métamorphose des très anciennes divinités de la vendetta familiale et de la dette de sang,   les   Erinyes,   dans   les   nouvelles   divinités   de   la   prospérité   publique   et   de   la concorde des citoyens, les Euménides. D’un côté, comme l’écrit Hegel, le « droit de la différence »,   cad   de   l’individu   privé   (les   Erinyes),   de   l’autre   « Apollon,   dieu   de   la lumière indifférente »,  l’égalité de tous dans la cité  indivise (les Euménides).  On ne saurait dire cependant que la tragédie surmonte absolument la scission de la cité dans 

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les deux sphères du public et du privé : elle l’allégorise plutôt en la perpétuant. Elle éternise   en   un   face-à-face   pétrifié   l’opposition   d’Athéna,   la   raison   d’Etat,   et   des Euménides,   le  droit  de   l’individu :  « Les  Euménides   seront  honorées  par   le  peuple comme des puissances divines et auront leur lieu de culte dans la ville, de sorte que leur nature sauvage puisse s’apaiser et jouir de la contemplation d’un autel qui leur sera dressé en bas, dans la ville, en face d’Athéna trônant sur le haut de l’Acropole » (131).   En   l’intégrant   dans   la   communauté,   la   cité   civilise   le   devoir   sacré   de   la vengeance,   elle   convertit   les   anciennes   Erinyes   dans   la   figure   bienfaisante   des Euménides ; elle ne saurait pour autant supprimer l’irréductible négativité de la mort même, le « maître absolu » (3) .

             C’est   ainsi   que   la   scission   demeure   au   sein  même  de   la   réconciliation.   Sa suppression  effective  conduit  nécessairement  à   la   suppression  de   la   tragédie  elle-même,  cad à   la  chute de  l’esprit  dans   le   registre  du comique.  Dans  les  pages  qui suivent celles que nous venons de lire, Hegel montre en effet comment le maintien de l’un des deux termes par l’exclusion pure et simple de son antagoniste conduit à la scène comique. La comédie est « du côté de l’absence de destin », et peut ainsi se comprendre en deux sens : la comédie antique supprime le moment de l’individuel, qui n’est plus qu’un caractère obstiné qui s’agite en vain, tandis que demeure inébranlable le Fatum édicté par les dieux ; inversement, dans la comédie moderne, c’est le divin qui fait défaut : demeure seul l’individu empêtré dans le labyrinthe de ses droits (« Il aura   recours   à   des   traités,   à   des   contrats,   à   toutes   les   clauses   imaginables   pour s’assurer la disposition de quelques hardes » : 133. On se souvient en effet que le droit relève de la classe productive, cad de la sphère du particulier.  On peut penser, par exemple, aux Plaideurs de Racine), l’intérêt particulier dans sa dérisoire myopie. C’est ainsi que les Anciens sont comiques par leur ignorance de l’autonomie de la personne morale,  tandis que les Modernes sont comiques en se rendant sourds à  la part de l’Absolu commandé par le divin. L’infini sans le fini, ou le fini sans l’infini, sont ainsi destitués   de   toute   grandeur.   Seule   la   tragédie   les  maintient   l’une   et   l’autre   en maintenant   leur   conflit :   « Le   rapport   vrai   et   absolu   est   que   l’une   se   reflète sérieusement dans l’autre, chacune et reliée à l’autre par une relation charnelle, et elles sont mutuellement un destin sérieux. Le rapport absolu s’établit  donc dans la tragédie » (134). La liturgie tragique exige que soit maintenue la parité entre les deux termes   du   conflit :   comme   l’écrit   Hegel   dans   ses Leçons sur la philosophie de la religion : « Créon n’est pas un tyran » (Steiner, Les Antigones, p. 42). « Le côté tragique consiste en ce que, au sein de ce conflit, les deux parties en présence ont également raison en principe » (Esthétique, IV, 264). Les droits sont égaux, et chacun ne donne sa mesure que par son affrontement avec son antagoniste (4) .

             C’est  cette analyse de  l’article sur  « Le droit  naturel » que nous retrouvons, considérablement   approfondie   mais   pour   l’essentiel   inchangée,   dans La Phénoménologie de l’Esprit.   Le   modèle   en   est   cette   fois   le   conflit   exemplaire d’Antigone et de Créon, même si Hegel fait aussi allusion aux Euménides d’Eschyle (par l’Erinye,  déesse de  la vengeance privée en tant qu’elle s’oppose à  l’universalité du droit civil : p. 29) ainsi qu’à Œdipe tyran (« La conscience éthique est plus complète, sa 

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faute  plus  pure,   si  elle connaît antérieurement la   loi  et   la  puissance à   laquelle  elle s’oppose, les considère comme violence et injustice, comme une contingence éthique, et   sciemment,   comme   Antigone,   commet   le   crime » :   37.   Comprendre :   comme Antigone et non comme Œdipe, qui commet inconsciemment son crime) (5). On trouve cette analyse au début du chapitre « L’Esprit » qui prolonge la suite : « Conscience », « Conscience de soi », « Raison ». La Raison est la conscience se distinguant du monde, le posant devant elle comme un objet, cad comme un non-moi, et le soumettant à ses lois ; l’Esprit est au contraire la conscience qui reconnaît sa propre loi dans la loi du monde, en tant qu’elle s’accomplit en lui par l’action effective. La tragédie, dont l’âme et le principe sont, selon Aristote, l’accomplissement d’un acte jusqu’en ses extrêmes conséquences, appartient évidemment au règne de l’esprit, non à celui de la raison spéculative.  L’action,  par   sa  dynamique  propre,   contraint   la   substance   simplement pensée  à   sortir  de   son  unité   idéale,   et   révèle   les   contradictions   inconscientes  qui sommeillent en elle. Ce que Hegel nomme l’opération (Tat), l’acte d’effectuer, n’est pas la simple réalisation de l’idée, elle en est bien plutôt la transformation et l’épreuve de vérité.  L’agir, et l’audace qui le motive, sont ainsi la force qui contraint le concept à sortir   de   son   indifférence   et   à   développer   les   moments   qui   scindent   son   unité simplement pensée. « L’opération est elle-même scission, l’acte de se poser soi-même pour soi-même et en face de cela de poser une extériorité effective étrangère […] Innocente est donc seulement l’absence d’opération, l’être d’une pierre et pas même celui   d’un   enfant »   (35) (6).   C’est   ainsi   que   la   simplicité   idéale   de   la   « substance éthique », cad   l’unité organique de la cité grecque, se scindent en deux figures qui l’opposent à elle-même : la loi humaine et la loi divine. La loi humaine, dont Créon (exceptée   une   allusion   explicite   au   personnage   d’Antigone,   p.   37,   la   tragédie   de Sophocle   n’est   jamais   explicitement   citée   par   Hegel,  mais   pourtant   implicitement toujours présente dans le développement) pose comme un absolu l’essence commune de la communauté à laquelle l’individu, cad le moment du singulier, doit se sacrifier, cad agir selon la vertu, qui est soumission du particulier à la loi de l’universel. Pourtant, à   cette   essence   simple   de   la   totalité   éthique   (l’éthique   étant   alors   tout   entière identifiée au politique), s’oppose, comme la nuit au jour, comme Antigone à Créon, le cercle fermé de la famille : « Les Pénates surgissent en face de l’esprit universel » (18). Il   importe toutefois  de comprendre  le sens de cette opposition,  dialectique et non logique,   puisque   la   famille   apparaît   en   premier   lieu   comme   un   moment   de   la réalisation de l’Etat plutôt que comme un force qui lui serait hostile : par son travail , cad   par   l’exploitation   d’une   propriété   privée,   elle   participe   à   l’élaboration   de   la richesse nationale ; par l’éducation, elle achemine l’enfance de l’âge de dépendance à la   citoyenneté,   qui   l’arrache  de   la   sphère   familiale  pour   le   consacrer   à   la   sphère politique ;  par   la  procréation enfin,  elle  est  pour   la  cité   la   source   féconde de  son renouvellement et de sa perpétuation. En ce sens, le singulier dont la famille affirme le moment est sans contradiction avec l’exigence de l’universel que revendique la cité. Le conflit ne peut donc reposer que sur une irréductible singularité par laquelle l’individu échappe à l’Etat et dont seule la famille peut assumer la charge et le devoir. Une telle singularité ne saurait être celle, contingente, de la passion, car le conflit serait alors plutôt comique ou dérisoire, puisque la famille, en se reconnaissant elle-même comme 

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un moment nécessaire de la réalisation de l’Etat, a fait le sacrifice de son individualité contingente   et   simplement   affective.   Puisque   l’individu,   en   tant   qu’il   est   l’être passionné, en rébellion contre l’universel, affirmant sa vie propre contre le service de l’Etat,  ne  saurait  être  digne  de  s’opposer  à   la   loi  humaine,  c’est  donc  un  individu indifférencié, un individu-universel (donc passif et non agissant, puisque toute action engendre  une  différenciation)  dont   la   responsabilité   incombe à   la   famille,  en   tant qu’elle   représente   le   moment   du   particulier,   qui   incarne   l’autre   terme   de   la contradiction. Un tel  individu sans différence est un mort, cad un pur être pour soi désengagé du monde, un être passif qui demeure comme le reste incompréhensible pour   l’universel   d’une   existence   irréductiblement   singulière :   « Il   arrive   ainsi   que l’être mort, l’être universel, devienne un quelque chose qui est retourné en soi-même, un être-pour-soi,   ou  que   la   pure   singularité,   sans   force   et singulière,   soit   élevée  à l’individualitéuniverselle. Le mort, en ayant ainsi libéré son être de son opération, ou de son unité négative, est la singularité vide, est seulement un être passif pour autrui » (21) (7). C’est ainsi que le cadavre, cette chose qui n’a aucun nom en aucune langue, demeure, pour la communauté politique, comme un scandale incompréhensible.  La mort,   le  maître absolu,  est  ainsi   la  pure négation qu’aucune dialectique ne saurait supprimer. Il appartient cependant à la famille, en tant que lui incombe le moment du singulier,  de  nier   la  pure  naturalité  de   la  mort  en   la   soumettant  au   rite   civil   des funérailles et de l’inhumation. Telle est la loi divine, divine en ceci qu’elle affirme ce qui échappe nécessairement à l’universalité rationnelle de la loi humaine , comme le « droit de l’ombre » échappe à la « loi du jour » (15 ; titre du chapitre). L’Etat, en tant qu’il commande à l’individu le sacrifice vertueux de ce qui lui appartient en propre (la sphère privée de la famille),  est le maître de la vie et de la mort :  par  la guerre,  il rappelle  durement  aux  particuliers   leur   aliénation  à   l’universel :   « Pour  ne  pas   les laisser   s’enraciner   et   se   durcir   dans   cet   isolement,   donc   pour   ne   pas   laisser   se désagréger le tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler par la guerre ; par la guerre, il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance […] Le gouvernement doit, dans ce travail imposé, donner   à   sentir   leur   maître,   la   mort »   (23) (8).   Pourtant   la   mort   elle-même, commandée par l’esprit, échappe à l’esprit de même que la douleur du deuil ne saurait être entièrement surmontée par  les honneurs rendus aux héros qui  sont morts au combat. C’est cette part obscure, plus qu’humaine, de la mort, comme une résistance irréductible à son dépassement dialectique, que prend en charge la famille. C’est alors que l’opposition de la loi humaine et de la loi divine se redouble, aux yeux de Hegel qui commente ici littéralement l’Antigone de Sophocle, bien que sans jamais la nommer, de la division sexuée qui se pose ici non plus comme un fait de nature, mais comme le résultat du développement du concept. Comme on pouvait s’y attendre, l’homme est alors consacré à la vie de l’universel, et soumis à la loi de la vertu qui exige le sacrifice suprême   pour   le   salut   public,   tandis   que   la   femme,   dont   le   sentiment   demeure intérieur et non encore réalisé dans l’objectivité, appartient à la sphère de la famille et des Pénates :  « …la  loi  de  la   famille  est   l’essence  intérieure,  restant  en soi,  qui  ne s’étale pas à la lumière de la conscience, mais reste sentiment intérieur et élément divin   soustrait   à   l’effectivité.   La   féminité   est   liée   à   ces   Pénates »   (24).   Dans 

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les Principes de la philosophie du droit ( §   166,   éd.   Derathé   p.   204-205)   Hegel reprendra cette curieuse déduction dialectique de la différenciation sexuée : « C’est pourquoi, ajoute-t-il dans une remarque, dans l’une des figures les plus sublimes qui l’incarnent, dans l’Antigone de Sophocle, la piété est représentée avant tout comme étant la loi de la femme, la loi de la substantialité subjective sensible, de l’intériorité qui n’est pas encore parvenue à sa complète réalisation, la loi des anciens dieux, des êtres souterrains, la loi éternelle dont personne ne sait quand elle est apparue et qui est représentée en opposition avec  la  loi  révélée à tous,   la  loi  de  l’Etat » (205).  La misogynie de tels propos éclate dans les notes des cahiers de cours : « Les femmes peuvent certes être cultivées, mais elles ne sont pas faites pour les sciences les plus élevées,  ni  pour  la  philosophie ni  pour certaines formes d’art,  qui  exigent quelque chose d’universel […] La différence qu’il y a entre l’homme et la femme est celle qu’il y a entre l’animal et la plante […] Si les femmes sont à la tête du gouvernement, l’Etat est en danger, car elles n’agissent pas selon les exigences de l’universalité, mais au gré des inclinations et des opinions contingentes » (205). Comme l’écrit déjà Hegel dans La Phénoménologie : « La féminité – cette éternelle ironie de la communauté – altère par l’intrigue le but universel du gouvernement en un but privé » (41). Cependant, au sein de la famille elle-même, la féminité se différencie selon ses diverses figures :   tandis que le fils doit abandonner le règne éthique de la famille et conquérir la citoyenneté, la fille doit vivre dans la « résignation éthique », et non dans l’affirmation de l’universel, la disparition des parents qui est le devenir des enfants, la mère et l’épouse considérer avec affliction cet éloignement des enfants qui lui représente sa propre mort, la sœur en revanche, qui reconnaît en son frère comme une part virile d’elle-même, échappe au  pur   sentiment  où   se   cantonne   jusque   là   la   féminité,   et   apparaît   ainsi   comme l’unique responsable, presque la prêtresse, de la loi divine dont la famille assume le moment : « Le frère perdu est donc pour la sœur irremplaçable, et son devoir envers lui est son devoir suprême » (26). Bien entendu, la démonstration un peu laborieuse de   Hegel   tente   ici   de   déduire   dialectiquement   la   tragédie   de   Sophocle,   celle d’Antigone, bien qu’il ne soit pas interdit de songer aussi à l’amour d’Electre pour son frère Oreste. Steiner remarque de façon pertinente et suggestive comment le thème de la « sororité » hante  la première génération romantique :  Chateaubriand, Byron, Wordsworth, Shelley… (p. 13-15). Dans l’union mystérieuse et comme jumelle de la sœur   et   du   frère,   s’exprime,   par   delà   la   détermination   de   la   division   sexuée,   la nostalgie de l’androgyne primitif, jouissant comme Narcisse de sa complète identité. C’est ainsi que si Hegel met ici en avant le lien du frère et de la sœur, c’est aussi parce qu’il   surmonte   la   relégation   de   la   féminité   dans   la   sphère   seulement   passive   du sentiment, et crée ainsi la figure sainte d’une héroïne digne d’agir au nom de l’absolu. Aussi bien est-ce un lieu commun que de souligner le caractère viril d’Antigone comme d’Electre.  N’est-ce pas Créon  lui-même qui s’écrie :  « Désormais,  ce n’est plus moi, mais c’est elle qui est l’homme, si elle doit s’assurer impunément un tel triomphe » (v. 484-485) ; et encore : « Moi, tant que je vivrai, ce n’est pas une femme qui me fera la loi » (v. 525).

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            Dès lors, par la seule violence de l’action effective, l’unité simple de la loi divine et de la  loi  humaine, de  la famille et de la cité doit être brisée, tandis que l’esprit réalise   le   partage   de   la   conscience,   explicitement   énoncée   par   la   loi,   et   de l’inconscience, qui vient au jour et se fait manifeste par l’unique puissance de l’acte accompli : « une puissance ténébreuse qui fait irruption quand l’opération a eu lieu, et prend   la   conscience   sur   le   fait   […]   L’opération   consiste   justement   à   mouvoir l’immobile,   à   produire   extérieurement   ce   qui   n’est   d’abord   qu’enfermé   dans   la possibilité, et ainsi à joindre l’inconscient au conscient » (36). Chacun des deux droits qui s’affrontent alors peut également réclamer que justice lui soit rendue : la sœur est en droit d’accomplir le rite pour le mort qui est du même sang qu’elle, l’Etat est en droit  de  châtier   le   traître  qui  a   retourné  ses  armes contre  sa  patrie.  Chaque  fois, l’absolu détermine l’action et c’est seulement une fois  l’acte accompli  que  la faute devient  consciente  dans  l’esprit  de celui  qui  s’en est   rendu responsable :  Antigone défie l’autorité de l’Etat, au sein duquel seulement la famille peut pourtant venir à l’existence, et l’Etat anéantit le droit de la famille, qui est pourtant la source féconde à laquelle il doit sa prospérité et le renouvellement de sa population. L’équilibre fragile de la substance éthique est ainsi détruit par le combat des frères, Etéocle et Polynice, cad par les guerres intestines qui viendront à bout de la civilisation des cités. A l’unité organique   de   la   substance   éthique,   succèdera   dès   lors,   dans   l’Empire   romain, l’opposition   de   la   personne   morale,   définie   négativement   dans   le   « radotage » sceptique et formellement dans le droit abstrait de la propriété, et de l’empereur, ou « souverain du monde », qui est la figure solitaire et vide de la « conscience absolue », « la conscience de soi titanique ». Selon cette lecture, le conflit d’Antigone et de Créon est pérennisé plutôt que dépassé : ce n’est pas au sein de la politique ni de l’histoire que doit s’effectuer la réconciliation de l’individu et de l’universel, mais au sein de la philosophie comme encyclopédie des savoirs rationnels. En effet, la contradiction du privé et du public se retrouve au sein même desPrincipes de la philosophie du droit, comme contradiction  non   surmontée  entre   la   société   civile,  qui  est   le   champ des intérêts particuliers et concurrents, et l’Etat, qui a la charge de l’universel.

            On retrouvera encore, à la fin du chapitre « la religion esthétique », une analyse de   la   tragédie   antique.   La   religion   esthétique   marque   ce   moment   de   la phénoménologie de l’esprit où la conscience connaît l’Absolu comme esprit, mais ne le reconnaît pas encore dans l’intériorité de la conscience de soi : aussi le représente-t-elle à l’extérieur d’elle-même, par la beauté d’une figure qui se donne en spectacle et se   présente   aux   yeux  de   tous   comme  une  manifestation   sensible   du  divin.   Cette représentation objective de l’Absolu prend en premier lieu la figure de l’art : le dieu est présent dans la forme parfaite et autarcique de la statue taillée dans le marbre. Telle est « l’œuvre d’art abstraite », abstraite en ce sens qu’elle est représentée en dehors de la conscience, et elle-même dépourvue de conscience : les dieux grecs ne pensent pas, ils jouissent à jamais de leur inaltérable perfection. En revanche, dans « l’œuvre d’art   vivante »,   cad   la   cité   elle-même   célébrant   son   unité   dans   les   fêtes   qui   la rassemblent,   la   communauté   politique   s’approprie   le   divin   dans   l’ivresse   et l’enthousiasme : la conscience n’est plus spectatrice de la forme de l’Absolu qui est 

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pourtant son essence,  elle  participe aux célébrations,  elle s’identifie au dieu qui   la possède dans l’exaltation dionysiaque, elle éprouve en elle-même la vie de l’Absolu comme, il est vrai, celle d’un dieu transcendant et non encore comme la puissance qui lui   est  propre.  Avec   le   troisième  moment,   celui  de  « l’œuvre  d’art   spirituelle »,   la conscience s’approprie, par la création poétique, les dieux qui représentent l’Absolu qui est en elle. Cette appropriation passe en premier lieu par l’épopée : la conscience de  l’aède reçoit   l’inspiration de  la Muse et chante un passé héroïque en  lequel  se retrouve la mémoire de la communauté, par un acte de la mémoire vivante qui garde ce dont il faut se souvenir, « la récollection par le souvenir de l’essence auparavant immédiate ». Mnémosyne est la mère des Muses, et cette mémoire inspirée, presque somnambulique, de l’aède, est la première manifestation de l’éveil de l’intériorité et de la conscience de soi. Dans le chant de l’aède, le peuple fait retour sur son passé, prend   le   temps   de   la   réflexion,   il   le   réfléchit   et   le   pense,  mais   le   pense   encore rêveusement,   en   cédant   au   charme   de   la   légende.   C’est   avec   la   tragédie   que   la conscience sort de cet envoûtement, elle n’est plus le théâtre de mémoire où évoluent les héros de l’ancien temps, elle se fait héros elle-même, elle incarne le personnage sur la scène et prend hautement son parti, jusque dans le conflit qui doit le détruire : elle devient un personnage de tragédie, qui revendique le droit d’agir en son propre nom. La conscience rêveuse du spectateur se maintient pourtant dans la tragédie sous la forme du chœur qui, réduit à l’impuissance, se perd en complaintes vaines et en une sagesse vide réduite à commenter   l’action selon ses divers épisodes sans  jamais  la maîtriser. Quant à l’esprit agissant du héros tragique, il fait l’expérience douloureuse de la dialectique de l’action elle-même : la vérité, en devenant effective, se détermine et prend parti. Et cela d’autant plus que la conscience ne sert l’Absolu qu’en s’aliénant à un principe qui la dépasse, et non en se reconnaissant elle-même comme absolue. La conscience agissante est ainsi nécessairement aveugle, et croyant obéir à la voix d’un dieu ne fait qu’entendre en vérité que le sens manifeste de l’oracle nécessairement équivoque (Apollon doit être ambigu tant que la conscience ne comprend pas qu’elle doit être à elle-même son propre oracle) et manque le sens caché : « La prêtresse par la   bouche   de   laquelle   parle   le   dieu   splendide   n’est   pas   différente   des   sœurs équivoques du destin qui poussent au crime par leurs promesses, et dans le double sens   de   ce   qu’elles   faisaient   passer   pour   sûr   trompent   celui   qui   se   fiait   au   sens apparent » (II,  250) :  la Pythie de Delphes est sœur des sorcières de Macbeth, et la conscience tragique tombe victime du dieu Ambigu auquel elle est encore aliénée. Dès lors l’action héroïque est toujours broyée par un destin qui la dépasse, et les termes opposés du conflit tragique tombent dans l’indifférence d’une Nécessité qui ne compte pour rien l’honneur ni  le courage des héros :  « l’égal honneur et ainsi  l’ineffectivité indifférente d’Apollon et des Erinyes , et le retour de leur animation spirituelle et de leur activité dans le Zeus simple » (II, 252). C’est ainsi que la tragédie, née de l’épopée, conduit   paradoxalement   au   « déclin   de   l’individualité » :   cette   impuissance   de l’individu   s’agitant,   plutôt   qu’agissant,   incapable   d’échapper   au   destin   qui   le détermine, fait l’objet de la comédie antique : les maximes des héros ne sont que des « nuées » sans consistance, et l’unique certitude est celle, subjective, de la conscience de soi, désormais devenue sceptique. Cette analyse dénie tout contenu réel au conflit 

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tragique,   puisque   son   unique   nécessité   est   l’aliénation   d’une   conscience   encore inconsciente de sa liberté et de son autonomie, dépendant d’un Destin dans lequel elle ne sait pas reconnaître sa propre vérité. Pour le philosophe, la tragédie n’est qu’un moment dépassé de l’histoire de la conscience.

             Dans  le Cours d’esthétique,  Hegel  reprend, d’un point de vue beaucoup plus général que dans l’analyse serrée de La Phénoménologie, ses réflexions sur le drame et sur la tragédie. On les trouve dans la dernière partie du Cours, consacrée à la poésie, plus précisément dans la dernière partie de cette dernière partie, consacrée à la poésie dramatique (qui constitue le troisième moment d’un développement dont la poésie épique est le premier moment et la poésie lyrique le second moment).

             La   poésie   dramatique  met   en   situation   la   pure   intériorité   du   lyrisme   en l’engageant dans la nécessité du monde extérieur, à la louange duquel se limitait la poésie  épique.  On obtient  ainsi  des  caractères  qui  doivent  agir  dans  une situation conflictuelle,   née  de   la   collision  des   devoirs,   et   selon   leur   individualité   propre.  A l’indétermination   de   l’âme   lyrique   qui   s’épanche   dans   l’infini,   le   drame   oppose l’engagement de l’esprit qui assume jusqu’au bout le monde concret et fini auquel sa liberté se trouve confrontée.

             C’est dans la tragédie, fondée sur l’unité d’action, que se réalise l’essence du poème dramatique,  et   la  Grèce  est   ici  exemplaire  par   l’universalité  et   la  noblesse qu’elle accorde à ses figures. Le déclin de  la poésie dramatique, déjà sensible chez Euripide, est l’effet de la part de plus en plus grande accordée à l’individualité et à la subjectivité, le drame moderne n’étant pas alors bien loin de la comédie, qui décrit l’affrontement de passions ou manies individuelles, et non plus de devoirs ou de droits universels.

            La tragédie de la Grèce classique oppose bien l’universel au particulier, mais le particulier n’est pas encore la subjectivité de l’individu, il est un principe objectif en rébellion contre l’universalité du Droit. C’est ainsi qu’Antigone ne se révolte pas contre Créon au nom de l’amour fraternel, sentiment intime qui s’enracine dans le secret du cœur, mais au nom des devoirs dus aux proches parents, au nom des traditions qui font  la  continuité de  la   famille.  Antigone contre Créon,  ce n’est  pas  la  subjectivité contre le Droit, c’est le droit de la famille contre le droit de l’État : « Antigone vénère les   liens  du   sang,   les  dieux   souterrains,   tandis  que  Créon  ne  vénère  que  Zeus,   la puissance qui régit la vie publique et dont dépend le bien de la communauté. » (IV, 281).   C’est   ainsi   que   le   conflit   tragique   se   développe   tout   entier   dans   la   sphère objective  du  Droit,   sans  qu’il   soit  besoin  d’exprimer  sur  un   ton   lyrique   les  débats intérieurs   à   la   conscience   des   personnages.   Le  masque   tragique,   dans   la   Grèce ancienne,   supprime   l’individualité   du   visage   et   transforme   l’acteur   en   une   statue vivante (« L’acteur  doit  devenir  une statue vivante » :   IV,  255),   incarnation sensible d’un universel : « Étant donné les masques que portaient les acteurs grecs, la mimique du visage n’intervenait pas dans leur jeu. Les traits du visage avaient une immobilité sculpturale   et   n’exprimaient   ni   les   états   d’âme   particuliers   ni   les   caractères   des personnages engagés dans une lutte dramatique. » (IV, p. 255-256). C’est ainsi que si la 

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représentation tragique doit, selon Aristote, inspirer la pitié, du moins cette pitié n’a-t-elle pas pour objet la souffrance subie par l’individu lui-même, mais plutôt la cause qui le   fait   agir,   ce   que   Hegel   nomme   « l’élément   substantiel »,   cad   ce   moment nécessairement particulier par lequel la vérité se réalise dans le monde en déchirant son unité ou universalité abstraite, du seul fait de la détermination et de l’isolement qu’entraîne l’engagement du caractère dans la situation dont il se déclare responsable. La pitié tragique, selon la leçon classique, doit être ainsi éthique et non simplement psychologique : « La première [la pitié tragique] est celle d’une simple émotion que nous   éprouvons   à   la   vue   des   souffrances   et   des  malheurs   des   autres,   qui   nous apparaissent comme quelque chose de fini et de négatif. C’est là une pitié banale, celle de bonnes femmes facilement compatissantes. Ce n’est pas ainsi que l’homme grand et noble veut être plaint. En ne tenant compte que du côté négatif du malheur, on humilie   le   malheureux.   La   vraie   pitié   est,   au   contraire,   celle   qui   s’efforce   de sympathiser avec ce qu’il  y a de noble, d’affirmatif et de substantiel dans celui qui souffre »  (266).  Or une telle  sympathie est   ici  naturelle  car   les protagonistes de  la tragédie antique, du seul fait de la partialité à laquelle les condamne la détermination de l’action qui engage le destin de la vérité dans l’histoire du monde, représentent un moment nécessaire dans  la réalisation de  l’Absolu :   tous ont raison, bien que leurs actes soient contraires, et chacun subit la contradiction qui travaille l’idée même de vérité dans son devenir historique : « Le côté tragique consiste en ce que, au sein de ce conflit, les deux parties ont également raison en principe » (264). C’est ainsi que Créon n’est pas davantage un tyran aveugle qu’Antigone n’est une idéaliste écervelée, mais au contraire chacun paraît légitimée par la vérité qu’il défend au prix de sa vie : la cité contre la famille, le droit public conte le droit privé, mais encore la garde de ce monde contre le respect dû à l’autre monde, ou la politique contre la religion. A l’inverse du parti-pris héroïque qui marque l’engagement du caractère dans la situation historique, le chœur,  qui  commente  l’action sans y participer,  se place du point de vue d’une morale abstraite et universelle, se conformant aux dogmes de la religion traditionnelle, intemporelle,  fixe  et   intransgressible,  donc  dans  une  universalité  naïve  qui  ne  sait encore rien du déchirement de la vérité dans la nécessité de son devenir (278-279).

             C’est   seulement  avec   le  drame romantique,  cad  avec  ce  qu’il  advient  de   la tragédie   dans   les   temps  modernes  — par   exemple   chez   Schiller —   que   le   conflit tragique met en scène les débats intérieurs d’une âme déchirée et tourmentée. « La poésie romantique moderne, au contraire de la tragédie antique, a pour objet principal la passion personnelle, dont la satisfaction équivaut à celle d’un but subjectif » (274). « La tragédie moderne adopte pour base, dès le début, le principe de la subjectivité » (291). Antigone est un principe, mais le Karl Moor desBrigands, rebelle qui se dresse contre l’ordre des oppresseurs, est un individu. En ce sens, Shakespeare est, chez les modernes,   le   plus   grand   des   tragiques,   car   plus   que   nul   autre   il   a   su   créer   des personnages infiniment divers et chacun d’une grande richesse psychologique, d’un caractère toujours complexe mais qui possède pourtant l’unité de la personnalité : « Il réussit ainsi, grâce à la solidité et à la fidélité de sa caractérisation, à nous intéresser aussi bien aux criminels qu’aux imbéciles et aux vauriens les plus vulgaires » (296). Le 

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destin antique est objectif et impersonnel : il manifeste la contradiction qui travaille nécessairement la vérité dans le mouvement de sa réalisation ; en revanche, le destin des modernes et subjectif et personnel : il réside tout entier dans la force de caractère qui  pousse  intérieurement   le  héros  à  agir  comme  il  agit.  Macbeth n’est  nullement broyé par la réalisation d’un Idéal qui le dépasse ; il est à lui-même son propre destin, et  n’obéit   qu’à   la   passion  du  pouvoir   qui   le  mine   intérieurement.   Le  héros  de   la tragédie grecque se définit en revanche par son acte objectif et non par son intention subjective : Œdipe assume tout le poids de la double faute du parricide et de l’inceste, même si c’est sans le savoir qu’il a commis ces crimes. Inversement, dans le drame romantique,  le héros ne nous cache rien de ses plus secrètes passions,  et toujours s’explique et se justifie : « Comme dans les œuvres de jeunesse de Schiller, tous ces appels   à   la   nature,   toutes   ces   revendications   des   droits   de   l’homme,   toutes   ces révoltes   contre   le  monde  présent   au  nom d’un  monde  meilleur  ne   sont  que  des rêveries  dictées  par  un  enthousiasme subjectif. »   (293).  Antigone  accomplit   le   rite funéraire interdit par le tyran, Hamlet et Faust confessent le tourment intérieur qui les ronge.   La   poésie   dramatique,   obéissant   ainsi   au   désir   de   l’esprit   d’exprimer   son individualité   concrète,   se   supprime   elle-même   en   renonçant   à   l’objectivité   de   la représentation, et en se réfugiant dans la certitude toute intérieure du sentiment ou de la foi.

            Le conflit des devoirs, qui fait la substance de la tragédie, finit ainsi par verser dans le heurt des caractères, chacun enfermé dans sa particularité et tous égarés dans l'imbroglio,  déroutés  par   le  quiproquo.  C'est   ainsi  que   l'extrême  subjectivation  du personnage dramatique finit  par  se  détourner  de  la   tragédie  et  se   tourner  vers   la comédie. C'est le malentendu des individus entre eux et le divorce de l'individu et de la situation en laquelle il  se perd, qui sont les ressorts du comique : « Le comique en général repose, par sa nature, sur les contrastes entre les buts comme tels [il s'agit des buts que s'assignent  les personnages],  ainsi  que ceux qui  opposent  le contenu aux influences venant de la subjectivité et des circonstances extérieures » (IV 270). C'est pourquoi « ce serait une erreur de croire que la subjectivité doit être absente de la comédie » (270) ; elle est au contraire triomphante, mais aveuglément triomphante, réduite à son idée fixe, mécanisée par sa passion, obsédée par sa manie, inébranlable, elle   passe   dans   le  monde   sans   jamais   en   rencontrer   la   réalité   :   « La   subjectivité comique se comporte en souveraine à l'égard des apparences et du réel » (270). C'est pourquoi, pouvons-nous ajouter, il s'agit non d'une subjectivité vivante, consciente de l'infini qui réside en son intériorité, mais d'une subjectivité schématique réduite à l'état de type : l'Avare, le Malade imaginaire, et non un avare, un malade imaginaire... On comprend   en   ce   sens   combien   la   comédie  moderne,   qui   porte   à   l'extrême   cette obnubilation du personnage comique, n'est en vérité guère comique et exprime plutôt une mélancolie de la solitude : « Même des caractères aussi abstraitement fermes et affreux que l'Avare de Molière, dominé par une passion bornée qui ne lui laisse aucune liberté d'âme et d'esprit, n'ont rien de proprement comique » (303). A l'inverse de la poésie épique,  qui  chantait   l'âme qui  réunit   le  peuple dans une même légende,   la comédie moderne exprime un monde où les individus sont isolés les uns des autres, ne 

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poursuivant que des fins privées, sans idéal commun ni véritable grandeur. La comédie moderne porte le deuil de l'Absolu, et c'est pourquoi c'est avec elle que s'effectue la dissolution de l'œuvre d'art romantique : « Parvenue à ce sommet, la comédie marque la   dissolution  de   l'art   en   général.   Le   but   de   chaque   art   consiste   à   offrir   à   notre intuition, à révéler à notre âme, à rendre accessible à notre représentation l'identité, réalisée par l'esprit, de l'éternel, du divin, du vrai en soi et pour soi à travers leurs manifestations  réelles  et   leurs   formes concrètes.  Or,   comme cette unité   se   trouve rompue et détruite dans la comédie, l'Absolu qui cherche à se réaliser se trouvant dans l'impossibilité de le faire [...] il en résulte une séparation entre l'Absolu et l'existence réelle, avec ses caractères et ses fins. Tout ce que peut faire alors l'Absolu, c'est se manifester   sous  une   forme négative »   (IV  305-306).  Dès   lors,   l'Absolu,   cad   l'esprit s'acheminant vers la conscience de lui-même, se détourne de la vie sensible,  livrée désormais sans retour à la comédie des erreurs, à la farce de l'absurde, et ne s'affirme que dans le progrès dialectique du concept, cad dans la construction de l’encyclopédie des sciences philosophiques. Le sensible est ainsi rendu à sa contingence, la vérité est absente du monde où les hommes vivent, et l'art, qui la cherchait précisément en ce monde, sous une forme sensible, devient alors « une chose du passé ».

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Notes

1- Steiner, Les Antigones, Gallimard, 1984, p. 27 : « Le judaïsme incarne cet abandon du plus  profond de  l’homme « à  une transcendance  étrangère ».   Il   représente  par conséquent l’antithèse de l’idéal grec qui était d’être « à l’unisson avec la vie ». Plus particulièrement, le concept du destin est chez Abraham l’antithèse de  celui des Grecs de l’antiquité. C’est un destin qui a tout le pathétique de l’aliénation stérile et non la fécondité essentielle de la tragédie ».

2- « Ce passage, écrit Steiner (Les Antigones,  p. 28), est d’ une extrême obscurité ». Voir aussi le commentaire de Janicaud p. 96-97.

3- On se souvient en effet comment, dans la dialectique de la conscience de soi et de la reconnaissance,   l’angoisse   de   la   mort   est   l’absolue   négativité   sans   laquelle   la conscience demeurerait dans le repos de l’en-soi sans jamais se perdre dans le désir de l’autre et  s’élever  ainsi  à   la  conscience d’elle-même comme un pur  être  pour-soi : « Cette conscience a éprouvé l’angoisse au sujet de l’intégralité de son essence, car elle a ressenti la peur de la mort, le maître absolu (denn es hat die Furcht des Todes, des absoluten Herrn, empfunden). Dans cette angoisse, elle a été dissoute intimement, a tremblé dans les profondeurs de soi-même, et tout ce qui était fixe a vacillé en elle. Mais  un tel  mouvement,  pur  et  universel,  une telle  fluidification absolue de toute subsistance, c’est là l’essence simple de la conscience de soi, l’absolue négativité, le pur être- pour-soi,   qui   est   donc en cette   conscience  même »   (Phénoménologie de l’Esprit, « Maître et valet », I, 164).

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4- « Créon n’est pas un tyran mais représente une chose qui est aussi une puissance morale. Créon n’a pas tort, il soutient que la loi de l’Etat, l’autorité du gouvernement doivent être respectées et que le châtiment est la conséquence de la violation. Chacun de ces deux côtés n’en réalise qu’un, n’en a qu’un comme contenu ; c’est là le côté exclusif et pour l’éternelle équité des deux côtés se trouve le tort parce qu’ils sont exclusifs, mais tous deux ont aussi raison » (Leçons sur la philosophie de la religion, IIème partie : La religion déterminée, 2- Les Religions de l’individualité spirituelle, Vrin, 1959, p. 127).

5-  « De tous les chefs d’œuvre de l’Antiquité et du monde moderne (et je les connais à peu près tous, et chacun peut et doit les connaître),Antigone me paraît le plus parfait, le plus apaisant » (Esth. IV, 286).

6- Il  s’agit là d’une pensée fondamentale dans la constitution du système hégélien : l’action n’est  pas   l’illustration neutre  de  la  pensée,   la  pratique n’est  pas   le  simple prolongement de la théorie. Par le seul fait de la réaliser effectivement, je manifeste dans l’idée les contradictions latentes qui la déchirent : agir, c’est aussi penser, c’est progresser   dans   le   devenir   dialectique   du   concept.   C’est   ainsi   que   dans l’Esthétique Hegel peut écrire, précisément à propos de la tragédie : « Lorsque, comme l’exige  la  poésie  dramatique,   les   forces  particulières  sont  appelées  à  se manifester d’une façon active, en vue d’un but déterminé, poursuivi par le pathos humain qui déclenche l’action, l’accord qui existait entre elles se trouve rompu et elles se mettent en opposition les unes avec les autres » (trad. Jankélévitch, IV, 264). Il ne faut pas dire que le fait accompli a toujours raison, mais qu’il revient à la raison de toujours tirer une leçon du fait accompli.

7- En ce sens, on peut penser que la sépulture donnée par la Nation au soldat inconnu attribue à l’Etat la charge du deuil qui incombait traditionnellement à la famille.

8- Déjà dans l’article sur « Le droit naturel » : « La guerre maintient les peuples dans la santé   éthique,   dans   l’indifférence   aux   déterminations,   à   leur   routine   et   à   leur encroûtement. De même le mouvement des vents protège les lacs d’être corrompus par une tranquillité durable, comme les peuples le seraient par une paix prolongée ou même éternelle » (p. 118). Cette image est chère à l’esprit de Hegel, puisqu’il   la cite textuellement dans le § 324 des Principes de la philosophie du droit.