HEGEL ET LA MATIÈRE

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HEGEL ET LA MATIÈRE : LE PHILOSOPHE ALLEMAND A-T-IL ENCORE QUELQUE CHOSE À NOUS DIRE ? Bertrand Quentin P.U.F. | Les études philosophiques 2006/4 - n° 79 pages 537 à 556 ISSN 0014-2166 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2006-4-page-537.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Quentin Bertrand , « Hegel et la matière : le philosophe allemand a-t-il encore quelque chose à nous dire ? » , Les études philosophiques, 2006/4 n° 79, p. 537-556. DOI : 10.3917/leph.064.0537 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.122.174.206 - 22/07/2011 04h38. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.122.174.206 - 22/07/2011 04h38. © P.U.F.

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  • HEGEL ET LA MATIRE : LE PHILOSOPHE ALLEMAND A-T-ILENCORE QUELQUE CHOSE NOUS DIRE ?

    Bertrand Quentin

    P.U.F. | Les tudes philosophiques

    2006/4 - n 79pages 537 556

    ISSN 0014-2166

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2006-4-page-537.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Quentin Bertrand , Hegel et la matire : le philosophe allemand a-t-il encore quelque chose nous dire ? , Les tudes philosophiques, 2006/4 n 79, p. 537-556. DOI : 10.3917/leph.064.0537--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • HEGEL ET LA MATIRE :LE PHILOSOPHE ALLEMAND A-T-IL ENCORE

    QUELQUE CHOSE NOUS DIRE ?

    Lopinion daujourdhui considre le plus souvent les philosophescomme rsidant dans l abstrait , alors que les scientifiques travailleraient,eux, sur du concret , sur la matire. Un philosophe comme Hegel se voit,de plus, affubl du qualificatif honteux d idaliste , avec lide confuse etfantastique dun systme o la matire serait engendre par lesprit.

    La position de Hegel par rapport la matire, bien des gards, nestpourtant pas plus idaliste que la position des physiciens daujourdhui.La matire au XXIe sicle nest plus envisage que comme un objet mer-geant grande chelle. Elle nest que la rsultante dune procdure limitedobjectivation des phnomnes, acceptable au niveau macroscopique parapproximation.

    Nous allons constater que, dune faon analogue, la matire va trepense chez Hegel comme un objet mergeant au sein dune lecture de laralit greve des insuffisances de la reprsentation. Contre la physique clas-sique, contre une mtaphysique substantialiste ou contre des habitudes depense ancres dans lopinion, Hegel va nous aider dsontologiser lamatire : dsontologiser , cest procder au travail inverse de celui dunecertaine ontologie substantialiste qui consiste dfinir ce qui est vraiment(du grec : to n, tou ontos) comme ce qui est immobile, ce qui est ternel. Dsontologiser va donc consister montrer comme processus ce quenous sommes habitus penser comme rifi, comme source de stabilit.La tendance lontologisation consiste se figer sur certaines fixationsapparentes. La dsontologisation1 consiste faire effort pour exhiber lesprocessus dans ce qui parat fig.

    Les tudes philosophiques, no 4/2006

    1. Nous utilisons ce terme pour insister sur ce que le systme hglien peut avoir despcifique par rapport aux ontologies rifiantes de lhistoire de la philosophie. On peut nan-moins, avec Andr Doz, estimer que le systme hglien est une ontologie en un sens pluslev. Bernard Bourgeois voquera le terme de noologie (discours sur lesprit) (Le vocabu-laire de Hegel, Paris, Ellipses, 2000, p. 38).

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  • Un travail de dsontologisation de la matirequi commence par les dterminationspar lesquelles on cherche usuellement lapprhender

    Les dterminations de la pense font partie de ce que nous considronssouvent comme des donnes fixes, figes, qui correspondraient des rali-ts fixes, figes. La reprsentation, lentendement ont naturellement ten-dance rifier. La quantit est par exemple une des dterminations privi-lgies des sciences positives dans leur rapport la matire. Hegel va tudierspculativement la quantit, ce qui signifie dj arriver laborer les condi-tions dintelligibilit du concept de quantit, sans rien prsupposer delapproche quen ont les sciences positives.

    Dsontologisation (dans la Science de la logique)des dterminations de quantit et de qualit

    Remarquons, ds le dbut, que dans lanalyse qui prend ici place avecHegel, nous ne partons pas, contrairement la plupart des disciplines, dunobjet dj construit. Lobjet va se construire devant nous. Nous ne pou-vons pas nous aider de la reprsentation, qui se situe au niveau dobjetsdj construits. Do laridit des analyses hgliennes de la Science de lalogique et en mme temps leur ncessit : cest un passage oblig pour suivrelautomotricit du Concept1. Si nous partions dobjets prsupposs, cetarbitraire initial remettrait en question lide dune vritable ncessit dudiscours. La ncessit du discours hglien repose en effet sur sa patienteautoconstitution.

    En 1812, dans la premire partie de la Science de la logique consacre llment de l tre 2, Hegel va procder une dsontologisation de cescatgories que nous croyons stables et autonomes. Hegel commence par desanalyses sur la dtermination de qualit ( Qualitt ). Il sagit ici de la1re section de la Doctrine de ltre 3. Hegel montre dj son originalit encommenant par la qualit, l o dautres veulent commencer par la quantit

    538 Bertrand Quentin

    1. Nous mettons une majuscule au terme de concept lorsquil a son sens hglien.2. G. W. F. Hegel, Wissenschaft der Logik, erster Band, erstes Buch : Sein, Nrnberg,

    Schrag, 1812 ; trad., prsent. et notes par P.-J. Labarrire et G. Jarczyk, La science de la logique,1er tome, 1er livre : Ltre , d. de 1812, Paris, Aubier-Montaigne, 1972 (not dsormais Sc-logiq, Ltre ).

    3. En 1812, Hegel donne Ltre comme titre au 1er livre du 1er tome de la Science de lalogique. En 1813, il va modifier dj son optique ditoriale, puisque le 2e livre ne va pas treappel LEssence mais La Doctrine de lEssence . Lorsque, en 1831, le philosophe alle-mand met la dernire main une nouvelle dition du 1er livre du 1er tome de La science de lalogique, il va lintituler La Doctrine de ltre . Quand on voit la mention : Ltre , il sagitdonc de ldition de 1812 et pour la mention Doctrine de ltre de celle de 1832, cest--dire de la version dfinitive.

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  • (ex. : Kant dans la Critique de la raison pure). Il observe que la variation qualita-tive transforme la nature du rel. Le domaine du qualitatif est donc celui dela dtermination diffrenciante : la seule faon pour ltre qualitatif de chan-ger, cest de passer dans ltre-autre et la diffrence. On ne peut passer durouge au bleu sans quil y ait un saut. Cest donc ainsi que peut se manifesterla qualit.

    Passons maintenant la dtermination de quantit ( Quantitt ) et la 2e section de La Doctrine de ltre . La spcificit de la variationquantitative est celle qui va amener le concept dindiffrence ( Gleichgltig-keit ). La variation quantitative laisse le rel tre ce quil est (alors que lavariation qualitative en transforme la nature). Hegel fait de la variabilit lanature mme du quantitatif. Loin de dissoudre la dterminit comme ctaitle cas dans la sphre de la qualit, le changement est ici constitutif ducontenu mme de la dterminit (quantit pure). Quand on est dans le rouge , le changement quantitatif amne une intensit plus ou moinsgrande du rouge . Le plus ou moins ne modifie pas la qualit qui est derester rouge . Nous nous apercevons au passage que nous voquons ladtermination de quantit en ladossant la dtermination de qualit. Cestsur fond de qualit que la quantit sexprime : autre faon de se rendrecompte que la dtermination de quantit ne peut se penser seule, comme sielle tait une ralit en soi, mais doit se penser en relation avec la qualit .Do la formule forte de Hegel :

    La vrit de la qualit elle-mme est la quantit. 1

    La quantit, rsultant du dpassement de la qualit par son automouve-ment, est le moment de ltre mdiatis : celui-ci est caractris parlindiffrence la dterminit. Cette indiffrence signifie que la dtermina-tion quantitative est extrieure ltre auquel elle sapplique. Ce typedextriorit caractrise prcisment les mthodes mathmatiques en cequelles peuvent indfiniment dcomposer et recomposer la ralit.

    Hegel va alors critiquer la reprsentation qui fait de la nature matrielleun tout homogne o toute transformation serait progressive. La tentativede mathmatisation intgrale des sciences de la nature relve ainsi duneapproche scientifique essentiellement quantitative et continuiste. Faire pr-valoir les procdures quantitatives dans les dterminations conceptuelles dela mesure relve dune vision dentendement unilatrale. La mtaphysiquespontane qui rifie les procdures quantitatives confre alors la catgoriedindiffrence une signification absolue et substantielle.

    Hegel va laborer ici les conditions de production dune diffrenciationindiffrente, dune altrit au sein de lhomogne. Lunit quantitative dter-mine une multiplicit qui lui est toutefois homogne (do la possibilit deson dnombrement). La multiplicit discrte nest donc quantitative que sur

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    1. G. W. F. Hegel, Sc-logiq, Ltre ; p. 289 ; Schrag, p. 261.

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  • fond de continuit. L aussi, continuit et discrtion apparatront noncomme des catgories constitues pour elles-mmes (figes et unilatrales)mais comme des traces complexes, au sein de lunit quantitative dunetape logique que Hegel appelle ltre-pour-soi ( Frsichsein ). La conti-nuit dsigne prioritairement lhomognit de ltre quantitatif et assure ausein dun processus nouveau la fonction de lattraction dans la sphre quanti-tative (engendrement de lun partir du multiple). La discrtion correspond,elle, une ngation de lgalit et assure linstitution dune diffrence indif-frente ce quengageait dj la rpulsion (laquelle engendrait une multiplicitqui nest pas un tre-autre ).

    La reprsentation quantitative, le travail dentendement projettent illu-soirement sur le tout, en le morcelant, la diversit qualitative. Cette repr-sentation, qui part de la croyance que tout ne peut tre traduit objectivementquen termes quantitatifs, sautodtruit quand elle est prise au srieux. Eneffet, pour utiliser la dtermination de quantit , il faut lappuyer sur ladtermination de qualit sans quoi la dtermination de quantit ne fonc-tionne pas. Apparat ici la conviction hglienne dune impuissance fonciredes procdures quantitatives rendre pleinement intelligible des processuspurement relationnels. La mathmatique reste caractrise par les limitesdune logique de ltre o la confrontation des dterminations prsupposetoujours une extriorit rciproque. Hegel remet en question lide dunetotale concidence entre le formalisme mathmatique et la ralit empirique qui repose sur le prsuppos ontologique dune structuration prdonnede la nature. Il suit donc Spinoza (qui ne faisait des mathmatiques que des auxiliaires de limagination 1 et non Galile et son mathmatisme intgral).Lentendement scientifique se situe au niveau de la quantification extrieuredun matriau empirique pris comme un immdiat. De ce fait, il se dploiedans une logique qui prsuppose cette quantification mais qui en masquegalement lintelligibilit.

    Les phnomnes de la nature doivent, pour Hegel, tre saisis partirdune pense de la complexit (pense de la diffrence dans lidentit) etnon pas dune simple pense de la rduction lidentique (comme cest lecas dans la science positive du dbut du XIXe).

    La relation quantitative ( das quantitative Verhltnis ), nouvelle cat-gorie qui apparat dans La Doctrine de ltre , est le processus par lequelle quantum se dtermine qualitativement. Plusieurs quanta se dterminentrciproquement et ne sont ce quils sont que dans et par ce rapport. De lasorte, est constitue une totalit complexe, la fois une et diverse. La rela-tion quantitative va amener Hegel la catgorie logique fondamentalepour penser lobjet que voudraient apprhender les sciences positives : lacatgorie de mesure (Mass). La mesure, cest la quantit qualitative .

    540 Bertrand Quentin

    1. B. Spinoza, Lettre 12 Louis Meyer (1663), trad. C. Appuhn, Paris, Garnier Frres,1966, p. 159.

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  • Quantit et qualit fonctionnent ensembledans un processus produisant la dtermination de mesure

    La mesure comme catgorie logique prend place dans la 3e et derniresection de la Doctrine de ltre et fait suite celles de la qualit et de la quantit . Pourtant, cette catgorie est tellement importante quelle fondela possibilit dans luvre hglienne dune pistmologie dialectique dessciences de la nature. Sans que cela soit dit explicitement, la thorie de lamesure va relier les diffrents moments de la philosophie de la nature. Cestpour avoir compris cela quAndr Doz a procd en 1970 une traductionspare de la troisime section de ltre . Est rgulirement rdite,depuis, la Thorie de la mesure1.

    Chez Hegel, la mesure est la dsignation gnrale des structures derelations et signifie la possibilit de conceptualiser ltre matriel. la fin de La Doctrine de ltre , donc, la mesure devient un vaste systme de rela-tions cherchant apprhender la ralit dans les mailles de dterminationsquantifies.

    Lentendement procde la quantification de ltre matriel afin de se lerendre intelligible. Il fait ainsi abstraction des diffrences qualitatives. Enpassant de la qualit que lon peroit une quantit que lon pense, il soumetltre matriel une opration de mesure. Mais la mesure est essentiellementune caractristique des choses. Cest seulement elle qui rend possiblelopration de mensuration et le nombre qui en exprime le rsultat.

    Cest partir de cette thorie de la mesure que la Philosophie de la naturehglienne va expliciter cet entrecroisement du quantitatif et du qualitatif.Elle est lexplicitation des mdiations par lesquelles les phnomnes dessciences de la nature sont soumis des rgles dintelligibilit dtermines.Hegel va chercher produire le concept de corps matriel en refusant de lerduire quelques dterminations numriques.

    La mesure est une nouvelle forme de qualit, une rgulation interne de laquantit ; la mesure se constitue comme rintgration de la qualit dans laquantit. Qualit et quantit sont deux grandes formes de processus de laralit. Mais chacun des deux termes ne peut tre compris qu partir delautre. La qualit passe dans la quantit et inversement. La vrit de lamesure est donc le dpassement ( Aufhebung ) de ces deux formes de pro-cessus. La mesure montre la rsurgence du qualitatif dans le quantitatif : elleest lunit dialectique de la qualit et de la quantit.

    La catgorie d autonomie ( Selbststndigkeit ), nouvelle tape dansla Doctrine de ltre , qui dsignait prioritairement la modalit quantita-tive du rapport soi posant une chose dans son identit, passe danslextriorit, puisque celle-ci est sa mesure interne. Il y a ainsi passage lun

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    1. G. W. F. Hegel, Die Lehre vom Sein (1832) (Sc-logiq, Doctrine de ltre ) ; trad. de la troi-sime section par Andr Doz, La thorie de la mesure, Paris, PUF, 1994 ; il sagit donc ici de la troi-sime partie de la version remanie par Hegel en 1831 (appele Doctrine de ltre et nonplus seulement Ltre ), dont il signe la Prface le 7 novembre, soit sept jours avant sa mort.

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  • dans lautre du quantitatif et du qualitatif. Nous voyons une pleine interac-tion de deux structures processuelles : qualit et quantit ne se diffrencientquen sintriorisant mutuellement. Lautonomie peut alors tre dite mesure relle ( reales Mass ), nouvelle tape dans la section Lamesure . Mais la notion dautonomie ne donne pas penser les rapports quistablissent entre diffrents corps. Hegel passe donc de la considration delobjet physique celle des objets envisags selon le modle de la chimie delpoque, qui permet, lui, denvisager diffrents corps.

    Hegel va ainsi en arriver au moment logique dcisif quest, dans la sec-tion La mesure , le systme de relations matrialis travers la lignenodale de relations de mesure . Moment particulirement original et fcondde la thorie de la mesure : processus dialectique dmergence de disconti-nuits qualitatives dans la matire. Hegel a compris quune science de lamatire doit expliciter les lois de transformation constitutives des corps, lesseuils de variation quantitative qui dterminent une modification qualitative.La ligne nodale ( Knotenlinie ) (courbe sinusodale) offre une reprsenta-tion commode du mode de relation propre aux matrialits autonomes : lavariation quantitative, qui habituellement est conue comme indiffrente,dtermine clairement par endroits un saut qualitatif. Les relations de mesurehgliennes visent penser la diversit des tres matriels comme linter-section qualitative de sries numriques.

    Pour se donner une reprsentation sensible de ce qui est pens ici parHegel, le modle de la chimie qui commence se dvelopper lpoque deHegel est celui qui peut nous aider. Si Hegel privilgie le modle offert par lachimie, cest parce quil y repre lexigence de penser la matrialit autre-ment que dans le cadre de la physique mathmatique classique. Hegel vasentir ce que le mcanisme a de rducteur dans les sciences et va sintresserau modle que fournit la chimie dans ses dbuts. Le processus chimique estce qui va nourrir le modle critique dune dconstruction des conceptionssubstantialistes des phnomnes matriels. Son ide dune classification deslments matriels semble anticiper sur la construction dune classificationpriodique des lments (cf. Mendeleiev). La classification prend en compte la fois le quantitatif avec le nombre dlectrons autour du noyau et le quali-tatif, avec le saut qui fait passer un nouvel lment. Mais quen est-il ici dela notion de matire ?

    Hegel nous aide faire le passage entre les dterminations logiquescomme celles de la quantit et ce que nous apprhendons dans le relcomme matire . Il nous dit, dans la Science de la logique :

    La quantit est la dtermination pure du penser, tandis que la matire est cettemme dtermination en existence extrieure. 1

    542 Bertrand Quentin

    1. G. W. F. Hegel, Sc-logiq, Ltre , p. 172 ; Schrag, p. 138 ; on retrouve ici les intui-tions du jeune Leibniz : Il nest pas du tout improbable que la matire et la quantit soient,selon la ralit, la mme chose. Leibniz, 2e des 7 corollaires sur lesquels sachve la thse debaccalaurat soutenue par Leibniz devant Jakob Thomasius, De Principio individui (1663).

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  • Dans la Doctrine de ltre de la Science de la logique, Hegel nous a mon-tr que la quantit se trouvait en ralit dtermine comme articulationcomplexe du quantitatif et du qualitatif. Dans la 2e partie de lEncyclopdie, laPhilosophie de la nature, la matire va se trouver immdiatement dterminecomme une articulation complexe du quantitatif et du qualitatif, qui vontnous apparatre ici comme espace et temps.

    Dsontologisation (dans la Philosophie de la nature)de lespace et du temps

    La matire nadvient pas immdiatement dans le dveloppement de lanature dcrit par Hegel, mais est prcde de moments purement formels :lespace, le temps, le lieu et le mouvement. Le philosophe allemand va pro-cder une redfinition critique de ces concepts. Ils vont tre arrachs auxprsupposs sur lesquels ils sont fonds et qui sous-tendent la physiqueclassique, la physique de lpoque de Hegel.

    Espace et temps sont les dterminations ncessaires partir desquellesle concept de matire est pensable, mais elles en sont les dterminations lesplus abstraites, les plus pauvres. Lextriorit soi de lIde se donnedabord comme lespace, le purement et simplement quantitatif. La pre-mire catgorie relle de la Philosophie de la nature est ainsi celle de la matire et celle de la matire vue sous langle de lespace.

    On peut cependant remarquer que la Philosophie de la nature commencepar lespace, qui est de lordre de la quantit, alors que la Science de la logiquecommence par la qualit. Pourquoi ce changement, alors que la dialectiquedans la sphre de la logique devrait correspondre la dialectique du sens deschoses de la nature ? Nous savons que la nature est lIde dans sa radicaleextriorit soi. Mais cette extriorit nest immdiate quen apparence.Hegel nous dit, dans une Remarque de la 3e dition de la Philosophie de lanature (celle de 1830) :

    La nature ne commence pas par le qualitatif, mais par le quantitatif, parce quesa dtermination nest pas, comme ltre logique, ce qui est abstraitement premier etimmdiat, mais essentiellement dj ce qui est mdiatis dans soi-mme, un tre-extrieur et un tre-autre. 1

    Nous comprenons ici quune connaissance de la nature nest pas auxprises avec un immdiat prdonn mais avec des donnes empiriques djconstruites, avec un ensemble de dterminations qualitatives dj prisesdans une rgle exprimant quantitativement leur unit.

    Hegel et la matire 543

    1. G. W. F. Hegel, Enzyklopdie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse. Pour les tex-tes de la 3e dition (1830), U. Rameil, W. Bonsiepen, H.-C. Lucas, d. Buchner-Pggeler, Ham-burg, F. Meiner, 1992 cite : GW 20 / Pour les Zustze (Additions), d. Glockner, Bd. 9, Fro-mann Verlag (cit G9) / Encyclopdie des sciences philosophiques, II : Philosophie de la nature (notdsormais : Encyclo-nature), texte intgral prsent, traduit et annot par B. Bourgeois, Paris,Vrin, 2004 ; Encyclo-nature (1830), # 254, Rem., p. 194 ; GW 20, # 254, Anmerk, p. 244.

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  • Pour Hegel, lespace constitue le premier moment de la nature, mais cenen est quun moment. Le terme moment signifie un angle de vueimportant, prsentant une certaine stabilit, mais qui nest pourtant pas suf-fisant pour rendre compte exhaustivement de la chose. Lespace ne pourravritablement tre pens, sans sa relation au temps. Espace et temps se dfi-nissent lun par rapport lautre. Ils sont relatifs lun lautre. Spatialit ettemporalit se manifestent dans une dialectique qui marque leur caractrefondamentalement relationnel. Espace et temps passent lun dans lautre : ily a donc une identit entre les deux qui ne peut nous apparatre quen lesenvisageant sous forme de processus. Nous voyons ici rutilis dans le cadrede la Philosophie de la nature le travail fait par Hegel au niveau des dtermina-tions de qualit et de quantit. Lidentit de la qualit et celle de la quantitnous apparaissait en termes de processus. Lidentit de lespace et du tempsnous apparaissent aussi en termes de processus. Espace et temps ne sontpas un cadre pralable que la matire en mouvement viendrait ensuite rem-plir. Ce nest pas dans le temps que tout surgit et disparat : il sagirait dans cecas dune conception dun temps absolu, typique de la physique classique(cf. Newton), qui procderait fondamentalement dune ontologisation dutemps. Avec Hegel, cest le temps qui est surgissement et disparition (cest--dire devenir). Le temps et lespace sont une disposition du processus de lamatire qui se dploie de lui-mme et se donne son extension et sa dure. travers lanalyse hglienne de lidentit en termes de processus de lespaceet du temps, nous pouvons ici entrevoir les intuitions de Einstein : lamatire est nergie matrielle, ce qui implique une certaine courbure delespace-temps.

    Cette identit repre par Hegel et plus concrtement pose apparatcomme lieu (selon lespace) et comme mouvement (selon le processus). Lelieu ( der Ort ) est lunification de la spatialit comme positif et de la tempo-ralit comme ngatif. Cest un vnement spatial. Sa ralit ne se limite donc pas lespace. Il est pleinement spatio-temporel. Le lieu est lidentit pose delespace et du temps 1. La matire va tre le rsultat de lidentit dialectiquede lespace et du temps. On comprend alors que spatialit et temporalitnont de sens que dans le processus de leur actualisation matrielle. Hegelnous le prcise dans un commentaire oral fait ses tudiants de Berlin :

    On a souvent commenc par la matire [ die Materie ] et regard ensuitelespace et le temps comme des formes de celle-ci. Ce quil y a de juste en cela, cestque la matire est le rel mme lespace et le temps. Mais ceux-ci doivent ncessai-rement, cause de leur abstraction, se prsenter ici nous comme ce quil y a depremier ; et cest ensuite quil doit ncessairement se montrer que la matire est leurvrit.

    La matire est lunit immdiatement identique de lespace et dutemps, lunit tant-l . Cest le lieu qui subsiste dans le temps. La matire

    544 Bertrand Quentin

    1. G. W. F. Hegel, Encyclo-nature (1830), # 261, p. 201 ; GW 20, p. 252.

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  • est la vrit de lespace et du temps. La matire est une notion qui se pense commeaboutissement (passager) des relations entre les dterminations d espace et de temps . Elle est plus vraie que lespace et le temps car elle est plus concrte , plus accomplie en termes de processus. La matire nestpas un absolu donn par les sens. Elle est un tre mergent intermdiaire,dans le cours dun processus qui se lit comme aboutissement ce qui rendpossible le Tout.

    Lapprhension de la matire,notamment travers la Thorie de la mesure,en montre en mme temps linsuffisance conceptuelle

    On se rappelle que la thorie de la mesure est la justification hglienne dela physique mathmatique. En mme temps, la catgorie de mesure va mon-trer ses limites. La matire est le ngatif : le Concept la rvle pour ce quelleest en vrit : contradiction non rsolue, opposition soi, ngatif delle-mme. Ce qui se prsente la conscience sensible comme ralits et pro-prits matrielles autonomes, se rvle en vrit comme dterminationsrelatives les unes aux autres, ainsi que les pose le Concept.

    Dans le cadre de la 3e section de la Doctrine de ltre de la Science de lalogique, section La mesure , on ne peut que constater empiriquement deslois et des sries, mais aucune srie na sarrter : il ny a pas de mesure detoutes les mesures. La fixation de la quantit fait apparatre une qualit etinversement, mais aucune des deux nest ncessaire en soi. Les dialectiquesde la mesure amnent identifier la matire la ngativit. Pourtant lamatire est aussi prsente travers une certaine stabilit dans lchange desmesures. Hegel nous dit aussi, dans la Science de la logique de 1832 :

    Le quantitatif se transforme en qualitatif, cest--dire en ce qui est intrinsque-ment dtermin. Cette unit qui se continue ainsi en elle-mme dans lchange desmesures est la matire [Materie] vritablement subsistante, autonome, la Ralit[Sache]. 1

    Mais, mme quand nous croisons les termes d autonomie , de ra-lit et de substrat chez Hegel, il ne sagit pas dune stabilit dfinitive desubstance. La matire peut tre pense comme linfinie mdiation ngative soi, comme processus infini engendrant les diffrences matrielles empi-riques. Les autonomes immdiats sont des objets mobiles, immobilissprovisoirement en tant quintersections de systmes de dterminationsquantitatives. Mais le fondement de ces objets est une certaine crativitproductrice que ni les dterminations de quantit ni celles de mesure nepourront puiser. Hegel souligne le caractre arbitraire du choix dune unitde mesure. Il y a donc une illusion dans le fait de considrer luniverscomme intgralement mesurable partir dun systme unique de dtermina-

    Hegel et la matire 545

    1. G. W. F. Hegel, Sc-logiq, Doctrine de ltre ; Doz, p. 85 ; GW 21, p. 370.

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  • tions numriques. Hegel rcuse ici lide dune proportion universelle. Nousretrouvons ici la critique du mathmatisme intgral qui sera le fer de lancede lopposition de Hegel Newton. Franois de Gandt, dans sa prsenta-tion aux Orbites des plantes, a dailleurs des formules dfinitives pour invali-der les propos du premier au profit du second. Nous avons montr dans unprcdent article en quoi ces affirmations mritaient dtre reprises dunpoint de vue critique1.

    Il ny a pas dabsolu de la mesure. Les sciences positives, qui se donnentun cadre de mesure pralable, ne correspondent donc qu des pistmolo-gies rgionales, affectes dune particularit qui ne pourra jamais tre tout fait supprime.

    Hegel devra donc montrer la fin de la 3e section de la Doctrine deltre que la catgorie de mesure est elle-mme insuffisante et quelle vase poursuivre en autre chose. Cet autre chose, cest l essence . On quit-tera donc la Doctrine de ltre pour aller vers le 2e livre du 1er tome de laScience de la logique : la Doctrine de lEssence . Lessence saffirmera commelimpossibilit pour ltre de concider pleinement et dfinitivement avec lamesure. La vritable chose est finalement un substrat des mesures quinest plus lui-mme une mesure (le sans-mesure , Masslos). Lesprit netrouve pas entirement son compte dans la catgorie de matire quantifieet qualifie. Et en mme temps il doit passer par elle.

    Tout cela prsente de fortes analogies avec les analyses des pistmo-logues daujourdhui : Bernard dEspagnat nous dit, par exemple : Cestbien (...) dans la catgorie des concepts colors dhumain quil convient dela situer [la notion de matire] (...) on la rangera (...) dans une classe un peu part. Celle trs utile ! des concepts ncessairement imprcis. Limpr-cision permet le chatoiement, le jeu des ides, la rencontre de la raison avec lasensibilit et lintuition, tous lments fort ncessaires un panouissementde la pense 2. La matire est un nom donn par les savants pour justifierun tant soit peu le caractre concret de leur recherche.

    Contre les prsuppossdune mthode dexplicationpurement analytique de la matire

    Hegel analyse lantinomie kantienne de la divisibilit infinie de lamatire. Il va montrer que ce nest pas en analysant toujours plus fond, en

    546 Bertrand Quentin

    1. B. Quentin, propos de la dissertation hglienne de 1801 : Hegel, Newton et lefinalisme en astronomie , Revue des sciences philosophiques et thologiques, no 4, 2004, notammentp. 739-743.

    2. B. dEspagnat, Prface Quest-ce que la matire ? Regards scientifiques et philosophiques,ouvrage collectif sous la direction de F. Monnoyeur, Paris, Librairie gnrale franaise, 2000,p. 12.

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  • dcomposant une chose que lon arrivera lexpliquer. Il prcise, dans laScience de la logique :

    Lautre du compos est le simple. Cest par consquent une proposition tauto-logique que le compos soit constitu partir de (quelque chose de) simple. Pourpeu que lon demande de quoi est constitu quelque chose, alors on requiert un autredont la liaison constituerait ce quelque chose (...) la question demeure, qui est seule-ment celle-ci : ce dont il est question doit-il tre constitu de quelque chose, ou non ? 1

    Si la matire sensible est compose datomes, de quarks, etc., il fautentendre cela non au sens o les atomes sont l devant moi dans un objetmais dans le sens o les atomes sont des dterminations de pense qui fontpartie dun processus dont le rsultat est lobjet que jai devant moi. Lesatomes sont dpasss (aufgehoben) dans lobjet de la perception. Hegel neprend pas lexemple des microparticules (ce nest pas de son poque) mais ilvoque ce qui en tient lieu : la chimie atomique qui se dveloppe considra-blement. Il parle ainsi de lempirisme naf des chimistes, dans un commen-taire oral la 1re partie de lEncyclopdie, la Science de la logique, devant ses tu-diants de lUniversit de Berlin :

    Lactivit de la connaissance analytique vise ramener le singulier situ devantelle un universel (...) cest l le point de vue o se tiennent Locke et tous les empi-ristes (...) le chimiste apporte un morceau de viande sur sa cornue, le martyrise demultiple faon et dit alors avoir trouv quil est compos doxygne, dazote,dhydrogne, etc. Mais ces matires abstraites ne sont plus alors de la viande. 2

    Ces matires que sont loxygne, lazote, lhydrogne sont en un sens concrtes , puisque je peux aussi les isoler dans un rcipient hermtique.Mais, par rapport au morceau de viande prcdent, elles sont abstraites .Elles nexistent part quen tant que le morceau de viande nexiste plus. Seulest concret le morceau de viande. Celui-ci nest donc pas compos datomesdoxygne, dazote, dhydrogne. Nous ne sommes pas face un jeu deLego o lon peut retirer et replacer les briques volont. Le morceau deviande est une unit devenue . Les atomes ont t dpasss (aufgehoben) travers ce rsultat. On pourrait certes ici faire Hegel lobjection que lemorceau de viande nest pas non plus une matire concrte car ce nestpas un tre vivant. Il y a dj ici une premire analyse du rel. La synthse dela viande nexistant que dans la vache, le mouton, etc. Mais lobjet de Hegelest ici de critiquer un autre type danalyse qui est celui de la chimie moderne.La chimie moderne rend compte de ses propres objets (carbone, azote, etc.)mais pas du phnomne du vivant dont elle les tire. Hegel le redira dans la2e partie de lEncyclopdie, la Philosophie de la nature :

    Il faut, en outre, tenir pour pleinement trangre la philosophie et grossire-ment sensible la dmarche qui irait bien jusqu mettre, la place de dterminationsconceptuelles, le carbone et lazote, loxygne et lhydrogne (...). Ce quil sy trouve de

    Hegel et la matire 547

    1. G. W. F. Hegel, Sc-logiq, Ltre ; p. 175-176 ; Schrag, p. 142.2. Hegel G. W. F, Add. Encyclo-logiq, Add. # 227, p. 619 ; G8, Zusatz # 227, p. 437.

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  • grossier consiste en ceci, que le caput mortuum extrieur, le matriau mort en lequel lachimie a fait mourir une deuxime fois une vie [dj] morte, est pris pour lessencedun organe vivant et mme pour son concept. 1

    Cela permet de comprendre en quoi les domaines ouverts par les scien-ces positives au XXe sicle ninvalident pas la Philosophie de la nature hg-lienne. Celle-ci, en effet, contrairement aux ouvrages scientifiques daujour-dhui, ne traite pas dobjets diffrents de ceux de lexprience de la vie detous les jours (lumire, pesanteur, etc.). Gilles Marmasse y voit un problmedpoque : Le fait de limiter lobjet de linvestigation ce qui est prsentdans lobservation usuelle est caractristique dune poque o lexprimen-tation reste balbutiante. 2 En mme temps, le commentateur semble tropassimiler ici Hegel un Goethe qui refuse effectivement les expriences delaboratoire. Hegel na, en revanche, aucune prvention contre lusagedinstruments artificiels pour lexprimentation : en 1811, en tant que direc-teur du lyce de Nuremberg, il se rjouit, dans un discours, de lacquisitiondun cabinet de physique qui donnera la possibilit de donner un coursde physique exprimentale 3.

    Certes, Hegel nallait pas voquer des microparticules qui ntaient pasenvisages son poque. Hegel soppose lide dune chose en soicomme ralit inconnaissable. Il ny a rien de cach ; leffectif se rvle etsexplique intgralement par lui-mme. Cest bien leffectivit qui mani-feste delle-mme son intelligibilit. On ne peut donc accuser Hegel devouloir la dduire abstraitement, en dehors de toute exprience ce quiserait la voie de la Naturphilosophie. Il y a ici un phnomnisme de la partde Hegel. Mais ce phnomnisme repose sur le principe voqu plus haut :le simple nexpliquera jamais quun compos que lon sest prsupposcomme objet dtude. Pour les chimistes du XXe sicle, lanalyse a substituaux donnes immdiates des sens des tres postuls lchelle microsco-pique et incapables dexistence (un atome de carbone ou doxygne). Unemolcule deau isole HOH ne peut par exemple ni geler ni bouillir. Leaule peut parce que cest une population de molcules qui a acquis, du fait dece regroupement, de nouvelles proprits qui nexistent pas dans le mondedes molcules isoles. Pour Hegel, si nous tudions un objet en tant que simple , cest dialectiquement quil nous faudra lapprhender. Il sembledonc que le discours hglien resterait le mme, face aux dveloppementsdes sciences positives du XXe sicle. En nous disant que la matire estfaite de microparticules, ces sciences ne nous redonnent pas lunit deschoses.

    548 Bertrand Quentin

    1. Hegel G. W. F, Encyclo-nature (1830), # 359, p. 315 ; GW 0 p. 359-360.2. G. Marmasse, La Philosophie de la nature dans lEncyclopdie de Hegel , Archives de philo-

    sophie, no 2, 2003, p. 211-212.3. G. W. F. Hegel, Discours du 2 septembre 1811, in Textes pdagogiques, trad. B. Bour-

    geois, Paris, Vrin, 1978, p. 115.

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  • Hegel, en refusant de faire des atomes des tres subsistants, mais en lesvoyant comme des notions dialectiser, nest pas en rupture avec le dis-cours de scientifiques du XXe sicle. Schrdinger nous dit, par exemple :

    Les particules, dans le sens naf dantan, nexistent pas. 1

    Schrdinger na donc pas une conception ontologisante des tres quan-tiques. Il nest pas le seul. Heisenberg dira, de la mme faon :

    Dans les expriences sur les phnomnes atomiques, nous avons affaire deschoses et des faits, des phnomnes qui sont tout aussi rels que les phno-mnes de la vie quotidienne. Mais les atomes ou les particules lmentaires ne sontpas aussi rels ; ils forment un monde de potentialits ou de possibilits pluttquun monde de choses ou de faits. 2

    La conception ontologisante des tres quantiques est ici galementrefuse. Il reste que Heisenberg fait une distinction entre ce qui serait le vrai rel (les phnomnes de la vie quotidienne ) et ce qui ne le seraitpas vraiment (les tres quantiques penss par les scientifiques). Hegel, lui, nedonne pas lexprience sensible immdiate le statut de rfrentiel absoluen matire de ralit. La pense ne sera pas pour lui une moindre ralit ,une simple potentialit , dans la mesure o le vritable systme de lapense est la ralit ( l effectivit , die Wirklichkeit ) elle-mme. Nousvoyons donc ici un cart dfinitif entre une conception instrumentale de lapense (le scientifique du XXe sicle) et la conception spculative.

    Dirigeons maintenant notre attention sur ce que la physique quantiquepeut aider modifier par rapport la conception analytique usuelle de la ra-lit. Pour comprendre quelque chose dun niveau suprieur, nous pensonsgnralement avec Descartes3 quil faut le dcomposer en briques deniveau infrieur. Le fonctionnement des briques de ce niveau expliquerait lefonctionnement du niveau suprieur. La science du XXe sicle a d, pour-tant, accepter de rompre avec ce modle cartsien en distinguant unelogique diffrente en microphysique et en macrophysique. Le traitementanalytique, lui, conduit en fait dmembrer ce qui est une totalit concep-tuelle et une effectivit.

    La critique hglienne du calcul infinitsimal (cher la physique newto-nienne) tient dailleurs son refus de cautionner une approche purementcontinuiste des processus matriels, qui chez Newton est corrlative de laprsupposition dun espace et dun temps absolus. De mme, le visiblesexplique dans une logique du visible, pas dans celle dlments qui le cons-titueraient. Hegel peut donc ainsi se justifier den rester au domaine delexprience immdiate.

    Hegel et la matire 549

    1. E. Schrdinger, Lettre H. Margenau, 12 avril 1955, AHQP, microfilm 37, section 9.2. W. Heisenberg, Physique et philosophie, Paris, Albin Michel, 1971, p. 248.3. Cf. les prsupposs constructivistes et analytiques (certes, mthodologiques) des 2e et

    3e prceptes de la mthode ; R. Descartes, Discours de la mthode, in uvres philosophiques, I, tex-tes tablis, prsents et annots par F. Alqui, Paris, Garnier Frres, 1963, p. 586-587 ; AT,VI, p. 18.

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  • Les sciences des XXe et XXIe sicles tudient maintenant des objets qui nesont accessibles quau moyen de techniques exprimentales complexes ouqui possdent un statut essentiellement thorique. Hegel na peut-tre passouponn la richesse dexploration possible. Pour Andr Doz, aurait tocculte aux yeux du philosophe lautonomie et comme lpaisseur propredu domaine scientifique 1.

    Mais, en mme temps, le philosophe allemand na jamais refus la phy-sique de chercher explorer le rel par ses propres moyens. Hegel sera clair ce propos : la matire ne peut tre pense par lesprit sans que celui-ci nepasse dabord par la ralit empirique et les constructions des sciencespositives.

    Comment situer Hegelface aux sciences de la matire ?

    Lacceptation par Hegel des sciences positives,en mme temps que leur mtamorphosedans le discours hglien

    Les disciplines scientifiques positives ont souvent la prtention abusiveet illusoire daffirmer lunilatralit de leur vise comme indpassable.Lopinion est sensible ce discours, sans malheureusement avoir la culturescientifique qui devrait laccompagner. Lopinion fait ainsi des sciences posi-tives la norme de vrit indpassable. Hegel va nous montrer que, le plussouvent, les sciences nont pas conscience des catgories dont elles se ser-vent et nont pas non plus conscience de leurs prsupposs mthodolo-giques. La science classique, en tout cas (celle qui est contemporaine deHegel), est enferme dans des catgories reprsentatives issues des habi-tudes du langage et de la perception ordinaire. Une caractristique des scien-ces positives est de prsupposer leurs objets et de ne pas sinterroger surleur ncessit. Ainsi en est-il de ces sciences de la nature. Elles suivent lemodle qui structure la conscience. La conscience, en effet, soppose elle-mme comme un objet quelle recevrait de lextrieur. Ce modle structu-rel qui faonne les sciences positives ne peut rendre compte de lexigence dencessit qui est celle de la raison car il se place demble dans le rgime dela sparation. Les divers lments particuliers que la conscience trouvecomme des dj-l ne sont rassembls quextrieurement. Lentende-ment absolutise donc le moment de la diffrence, rendant impensablelidentit des diffrences. Les sciences positives suppriment lunit de lachose en en restant une simple multiplicit de qualits sans lien mutuel.Lobjectivit de la chose est perdue car elle ne se rvle pas de faon imma-

    550 Bertrand Quentin

    1. A. Doz, Introduction La thorie de la mesure de Hegel, Paris, PUF, 1994, p. 17.

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  • nente. Elle ne rsulte que dune construction dun sujet ( nouveau, concep-tion instrumentale de la pense).

    En mme temps, la confrontation la matire en sa ralit empirique, laconfrontation ce quapporte la sensibilit immdiate, lentendement quiprend place dans les sciences positives est une ncessit pour la philosophiede lesprit. Lesprit nest pas en dehors de la matire. Il en est la recomposi-tion, en rassignant les donnes des sciences positives selon un ordre quileur redonne une chronologie logique dans la pense pure. Lidalismeabsolu de Hegel nest pas laffirmation fantastique dun engendrement de lamatire par lesprit. Le caractre fantastique de cette affirmation vient dufait que lon parle du systme hglien dans le cadre dun discours structurpar lopposition sujet-objet. Mais le propre du systme hglien est de setrouver en de de cette structure : il ne peut donc y avoir cration de lamatire par un esprit qui lui serait extrieur. La matire est un moment delesprit.

    La philosophie spculative ressort plus riche de sa confrontation auxsciences positives. Il y a une constante reconnaissance par Hegel de la sou-verainet totale des sciences positives dans leur domaine. Hegel se distingueici radicalement de la Naturphilosophie : il ne sagit pas de disqualifier dans sonprincipe la connaissance scientifique positive. Emmanuel Renault ira mmejusqu montrer que la philosophie de la nature de Hegel est une formedpistmologie, une exhibition de lautocritique de lentendement scienti-fique1. Le commentateur nous semble malgr tout, ici, vouloir que la philo-sophie hglienne soit seulement ce quelle est aussi : dune part, Hegel refusetoujours lunilatralit dans la prise en compte de lexprience. La priseen compte du discours scientifique dpoque sera donc un aspect delexprience, mais au mme titre que lexprience immdiate ou lexpriencecultive et intuitive. Dautre part, la nature et lentendement restent, en stricthglianisme, poss par lesprit et la raison. Lentendement ne se pose paslui-mme.

    Les sciences dentendement reprent la gnralit dans les donnes delobservation et laissent ensuite la raison identifier la dynamique systma-tique du Concept. Reprer cette dynamique, cest hisser les rsultats figsdes sciences positives au niveau conceptuel ; cest, en termes hgliens, les lever leur vrit . Par rapport aux sciences de lpoque, la dmarchehglienne aura ncessairement quelque chose de paradoxal : il ny a pasdautre contenu que celui des sciences positives, mais lire ce contenu positif,cest expliciter le travail ngatif de la raison qui le produit. Pour pasticherHegel, nous pourrions dire que la chouette de Minerve ne prend son volque lorsque le physicien moderne se couche . Pour restituer le dynamismeproducteur de la trace (ce quest, en son rsultat fig, lacquis positif), Hegelva ncessairement paratre parfois infidle celle-ci. Les incontestables dis-

    Hegel et la matire 551

    1. E. Renault, Hegel. La naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2001.

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  • torsions ne viennent pourtant pas du fait que Hegel aurait mal compris lesthories scientifiques des XVIIIe et XIXe sicles. Mme sil fait parfois deserreurs danalyse (ex. : sur Newton, confusion entre force centrifuge et principe dinertie 1), Hegel a une connaissance assez approfondie de lascience de son poque. Les distorsions viennent donc essentiellement deloriginalit du rapport instaur par la pense spculative entre le discoursphilosophique et le discours des sciences positives. Le matriau scientifiqueque la philosophie de la nature hglienne prend en considration estsystmatiquement repris et assum selon une forme conceptuelle qui lemtamorphose.

    Le discours spculatif est, dune certaine faon, si peu ferm et si peu dat que certains ont voulu poursuivre la tche hglienne en ractuali-sant le contenu de la Philosophie de la nature par une relecture hglienne dessavoirs positifs apparus aprs Hegel.

    Hegel est-il un prcurseurde la physique du XXe sicle ?

    Dominique Dubarle, aprs avoir travaill sur la critique hglienne deNewton, dclare, par exemple : Les textes de Hegel relatifs la mcaniquenewtonienne sont si surprenants et ce quil dit par ailleurs de lespace, dutemps et de la matire est si remarquable que lon peut se demander si autotal le philosophe navait point quelque obscur pressentiment de ce qui est,en effet, apparu avec la gravit einsteinienne. 2 Plus rcemment, cest AlainLacroix qui nous dit : Rapporte la gravifique einsteinienne, la critiquehglienne [de Newton] perd de son tranget. 3 Il ajoute plus loin quuneconception de Hegel voque constitue un pressentiment des vues deMaxwell 4.

    Espace et temps se dfinissent, on la vu, lun par rapport lautre. Ilssont relatifs lun lautre. Spatialit et temporalit sont inscrites dans unedialectique qui rend manifeste leur caractre fondamentalement relationnel.La rfrence la relativit dEinstein ou aux thories du champ nest doncpas ici dplace : lordre spatial ntant pas indpendant de lordre temporel,cest un des prsupposs de la physique classique qui seffondre. Lapport de

    552 Bertrand Quentin

    1. Cf. notre article cit n. 1 (p. 546), p. 730-731.2. D. Dubarle, La critique de la mcanique newtonienne dans la philosophie de

    Hegel , in Hegel, lesprit objectif. Lunit de lhistoire, Facult de Lille, 1970 ; p. 130. Le lien laphysique relativiste et quantique sera aussi mis en avant par A. Pitt, Die dialektischeBegrndung der quantenmechanischen Statistik durch die Metaphysik Hegels , PhilosophiaNaturalis, 13, 1971, p. 371-393 ; ainsi que par D. Wandschneider, Raum, Zeit, Relativitt, Grund-bestimmungen der Physik in der Perspective der Hegelschen Naturphilosophie, Francfort, Klosterman,1982.

    3. A. Lacroix, Hegel. La philosophie de la nature, Paris, PUF, 1997, p. 70.4. Ibid., p. 75.

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  • la dialectique pouvait permettre de fonder dans lordre empirique linven-tion einsteinienne dune physique du point de vue.

    Nous avons dj dit plus haut que lide hglienne dune classificationdes lments matriels semble anticiper sur la construction dune classifica-tion priodique des lments, qui apparatra avec Mendeleiev vers 1869. Cesanalyses de la thorie de la mesure pourraient aussi tre illustres par laconception quantique de la structure de latome.

    Lide hglienne de la discontinuit constitutive des phnomnes mat-riels nest pas sans anticiper non plus sur le postulat discontinuiste propre laphysique dHeisenberg et de Bohr. En octobre 1927, au Congrs de Solvay, laposition non ontologisante de la physique va tre consolide. La notion decomplmentarit qui va y tre introduite par Niels Bohr titre de principeopratoire voque la manire hglienne denvisager les choses : Bohr rcuseune conception unilatrale de la matire. Celle-ci doit pouvoir tre envisageselon un point de vue continuiste (aspect ondulatoire) mais aussi selon unpoint de vue discontinuiste (aspect corpusculaire). Hegel et Bohr, cependant,ne se situent pas au mme niveau. Et cest ce sur quoi Alain Lacroix, parexemple, ne peut tre suivi jusquau bout. Nous avions dj repr plus hautque Heisenberg donnait lexprience sensible immdiate le statut de rf-rentiel absolu en matire de ralit. Il faut ajouter ici que pour Hegel, contrai-rement Bohr, lunit du Tout, lunit de la raison, est toujours ce qui faitlhorizon du divers. La dialectique de deux aspects en apparence contradic-toires se rsout spculativement en termes de processus. Le scientifiquedanois, comme lessentiel des chercheurs du XXe sicle, a accept, enrevanche, que des aspects en apparence contradictoires puissent coexisterdans le Livre du physicien . Mthodologiquement, il y a donc icilacceptation dun univers parpill. Le travail de lentendement gnrera tou-jours, si on ne sen tient qu lui, ce qui pour la raison rend impensable le Tout.

    Il faut donc se mfier, face aux affirmations dun Hegel prcurseur de lascience postnewtonienne. Bernard Bourgeois disait, propos de dfenseurs jusquau-boutistes du discours hglien sur la nature : Plusieurs de cestentatives bien intentionnes ne lont sauv quen le perdant maintsgards. 1 Il est, ce propos, remarquer que faire de Hegel un prcurseurde la science du XXe sicle, participe de la mme erreur que celle qui consiste en faire un scientifique dpass, emptr dans des schmas hors dge.Cette erreur repose sur lide que Hegel se situe au niveau dun discourshomogne celui des sciences positives. Ce nest pas le cas : la science deEinstein ou la physique quantique continuent se situer dans des problma-tiques intrieures la structure sujet-objet. Le discours spculatif se situe ende de cette structure.

    Si lon trouve dans le discours hglien des lments qui, on la vu, vo-quent pour la reprsentation des lectures de la physique du XXe sicle, il fau-

    Hegel et la matire 553

    1. B. Bourgeois, Prsentation la Philosophie de la nature de Hegel, in Encyclo-nature, p. 8.

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  • drait alors plutt dire que tout se passe comme si la nature se mettait auXXe sicle vouloir imiter le Concept et le raliser empiriquement chosequi est impensable de faon intgrale pour Hegel, vu le statut de la nature1.

    La matire nest dailleurs pas vritablement un concept de la phy-sique daujourdhui, en ce sens quelle napparat pas dans les quations duphysicien. Les grandes lois de la physique (lectromagntisme, mcaniquequantique, etc.) suffisent rendre compte des diverses caractristiques quenous attribuons habituellement aux corps matriels (solidit, impntrabi-lit, permanence, etc.) sans que le concept de matire ait besoin dtrevoqu. Les physiciens travaillent partir de modles thoriques qui ne sevoient pas, mais qui se pensent. Lobjet de la microphysique nest, par exemple,ni de prs ni de loin assimilable au type des corps matriels au point queles logiques qui lapprhendent ne sont pas celles de notre monde sensible :dans les rgions de lespace tudies en microphysique, le schme didentitde lobjet et celui de substituabilit dantcdents reproductibles ne sontgnralement plus applicables. Avec de grands acclrateurs, si on fait entreren collision deux particules auxquelles on a communiqu un mouvementsuffisant, on peut faire apparatre de nouvelles particules sans que les deuxpremires naient disparu. La notion classique de matire devient alorsproblmatique. Si quelque chose se conserve, ce nest donc pas de lordredes choses , de la matire , mais dun autre ordre, dterminer.

    Comme nous lavons dit en introduction : la position de Hegel par rap-port la matire nest, dun certain point de vue, pas plus idaliste que laposition des physiciens contemporains. On voudrait que la diffrence sefasse au tribunal de lexprience, avec, pour lopinion, lide que la scienceaurait, elle, vu les ralits dont elle parle. Cest oublier que limage, quandil y en a, ne sera jamais en soi une preuve. La nature de la preuve en scienceest bien diffrente : elle est issue dun dbat, dune discussion et est toujourssusceptible dtre remise en question. Limage fait partie dun rseaudobservation qui permet daboutir une conclusion. Et elle nest en rienabsolue et objective. Ce que la science du XXe sicle a vu ou mesur, cesont des quasi-trajectoires , des masses, des ensembles de charges, despossibilits ponctuelles dinsertion dans un schma de manipulation. Lestermes thoriques permettent des prdictions parfois relativement fiables ausujet des observables . La tentation est alors grande dtendre ces propri-ts observables des entits caches. Les mcanistes vont exiger une expli-cation de tous les attributs directement perus (couleurs, sons, odeurs) partir de phnomnes atomiques inaccessibles nos sens. Lopinion peutalors croire un peu vite quune exprience observable prdite par une

    554 Bertrand Quentin

    1. Limpossibilit de penser la nature de faon totalement conceptuelle est due la par-ticularit de la nature. Hegel nous le dit dans une Remarque de la Philosophie de la nature : Lanature est divine en soi, dans lIde, mais, telle quelle est, son tre ne correspond pas sonconcept ; elle est, bien plutt, la contradiction non rsolue (G. W. F. Hegel, Encyclo-nature (1830),# 248, Rem., p. 187 ; GW 20, # 248, Anmerk, p. 237).

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  • thorie prouve cette thorie et les entits thoriques qui la structurent(quarks, cordes, etc.). Duhem, relay au cours du XXe sicle dans le mondeanglo-saxon par Quine, a pourtant montr ce que la notion de preuve parlexprience pouvait avoir de problmatique. Quine rsume ainsi claire-ment la difficult :

    Les scientifiques inventent des hypothses qui parlent de choses qui dpas-sent lobservation. Les hypothses ne sont ainsi relies lobservation que par unesorte dimplication sens unique : cest--dire que les vnements que nous obser-vons sont ce quune croyance aux hypothses nous aurait fait prvoir. La rci-proque nest pas vraie : les consquences observables des hypothses nimpliquentpas ces dernires. On peut tre sr que des sous-structures hypothtiques rivalespourraient merger dans les mmes conditions observables.

    Telle est la doctrine selon laquelle la science naturelle est empiriquement sous-dtermine : sous-dtermine non seulement par lobservation passe, mais partous les vnements observables. 1

    La sous-dtermination des thories daujourdhui sur la matire ne doitpas pour autant signifier un mpris par rapport au travail scientifique. Ilsagit de reconnatre que la vision triomphante dune physique qui nousdvoilerait la ralit en soi nest plus de mise au XXIe sicle. La physiquedaujourdhui peut permettre dinvalider certaines conceptions du pass surla matire ou sur son accessibilit mais elle ne permet pas de donner de lamatire ce que Bernard dEspagnat appelle une dfinition objectivit forte,cest--dire ne se rfrant en rien, pas mme implicitement, nos aptitudesdtres pensants capables dobserver et dagir 2. La physique du XXe sicle acd la place une objectivit faible objectivit, nanmoins (le crible delintersubjectivit scientifique est indniable), mais objectivit sans prten-tion ontologique : ce qui est dit nest pas absolu ni dfinitif.

    Il ne sagit certes pas de lire la Philosophie de la nature de Hegel comme untexte o seraient enferms les secrets de la matire, les secrets du particulier.Le philosophe allemand le reconnat lui-mme. Luvre de Hegel ne serviradonc pas de brviaire aux physiciens du XXIe sicle. Ceux-ci doivent pouvoircreuser librement leurs intuitions au sein de la structure sujet-objet. Lascience, au sens daujourdhui, vit dans le discours de la scission, lintrieurde la structure dualiste prsuppose du sujet et de lobjet : il y a des hommesqui regardent des effets de microparticules qui leur sont extrieurs. Lamatire, dans ce cadre, ne peut tre pense que comme un dj-l contrelequel lhomme ne peut que buter. En rester au discours de la scission, cestrefuser ce qui en dfinitive rend possible quelque chose comme un sens. Il

    Hegel et la matire 555

    1. W. V. Quine, On empirically equivalent systems of the world , Erkenntnis, 9,Dordrecht, Reidel, 1975, p. 313-328 ; Sur les systmes du monde empiriquement quiva-lents , trad. S. Hutin et S. Laugier, in Philosophie des sciences. Naturalismes et ralismes, textes ru-nis par S. Laugier et P. Wagner, Paris, Vrin, 2004, p. 114-115.

    2. B. dEspagnat, Prface Quest-ce que la matire ? Regards scientifiques et philosophiques,ouvrage collectif sous la direction de F. Monnoyeur, Paris, Librairie gnrale franaise, 2000,p. 8.

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  • semble certes aujourdhui courant de donner lexprience sensible imm-diate le statut de rfrentiel absolu en matire de ralit. Quine, que nousavons cit plus haut, affirme :

    La stimulation de ses rcepteurs sensoriels est toute la preuve sur quoi qui-conque peut, en fin de compte, sappuyer pour laborer sa reprsentation dumonde. 1

    Cette formule serait-elle rejete par Hegel ? Dans sa prsentation nave-ment empiriste, certes. Mais, dun autre ct, lexprience sensible est bience qui permet au philosophe dcrire son systme si lon comprendl exprience sensible dans un sens trs large. Cest lexprience quelesprit fait des lments naturels, de lexistence communautaire et des rcitshistoriques qui lui permet de rassumer la totalit de la ralit. Nous avonsbien ici ce que Hegel appelle un empirisme intgral , dont lexigence decohrence interne se renverse intgralement en cohrence externe .

    Ce nest pas le systme spculatif de Hegel qui nous aidera trouver denouveaux types dnergies ou envoyer un homme sur Mars. Mais la Philo-sophie de la nature permet en revanche dapprhender la ralit autrement quesous langle dune raison instrumentalise et travaille par le rductionnismequantitatif de lentendement. On peut observer que, plus notre culturescientifique sest accrue, plus nous avons creus analytiquement la nature,plus sest dveloppe notre impression dignorance lgard de cette nature.Le processus infini de la ralit ne saurait spuiser dans les diverses cons-tructions des sciences positives, mme si celles-ci nous donnent une effica-cit dans lutilisation du phnomne matriel.

    Hegel procde un engendrement dialectique de la notion de matire,entendu comme mouvement infini de production de diffrences relles2.Seul est absolument autonome le processus infini, o sengendrent des dif-frences, traces relatives dune ralit matrielle dont la mobilit est le carac-tre premier. La nature ne peut tre connue que dans le processus parlaquelle la matire sidalise en mme temps que sa structure interne servle comme se dfaisant. La matire est en dfinitive, pour Hegel, la tracepassagre du processus infini de la ralit.

    Bertrand QUENTIN,Professeur en classes prparatoires,Lyce Claude-Bernard, Paris XVI

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    1. W. V. Quine, Epistemology naturalized , 1969 ; Lpistmologie naturalise ,trad. J. Largeault, in Philosophie des sciences. Naturalismes et ralismes, textes runis par S. Laugieret P. Wagner, Paris, Vrin, 2004, p. 43.

    2. G. W. F. Hegel, Sc-logiq, Ltre ; section 3, chap. 2 : Relations de mesures auto-nomes , p. 317 ; Schrag, p. 289.

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