Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

37
Cette conférence sur Hegel, prononcée par mon père à Amsterdam et restée jusqu’ici inédite, je l’offre à mon ami François Fédier, à l’occasion de son soixante-cinquième anniversaire, avec mes meilleurs vœux et en témoignage de reconnaissance et d’affection Attental, mai 2000 Hermann Heidegger Hegel et le problème de la métaphysique a Conférence prononcée le 22 mars 1930 devant la Société scientifique d’Amsterdam Martin Heidegger La seule manière essentielle d’être réellement à l’écoute d’un autre philosophe – qu’il soit contemporain ou antérieur – est d’entrer avec lui dans une explication de fond [Auseinandersetzung]. Mais loin de dégénérer jamais en conflit et en polémique, l’explication de fond est une lutte. Ceux qu’elle met aux prises visent le même, c’est-à-dire, ils s’engagent l’un pour l’autre dans le même questionnement. La lutte est d’autant plus essentielle que la question posée tient davantage à cœur et n’en est que plus simple. Nous tient à cœur ce questionnement qui naît du fond de l’existence de celui qui questionne pour retourner dans ce fond et s’approfondir toujours plus en lui. L’explication philosophique essentielle n’est pas affaire d’érudition ; tout au contraire, elle est a Hegel et la question fondamentale de la métaphysique, question qui, sitôt posée, fait de la métaphysique comme telle de fond en comble un problème, autrement dit : transforme la philosophie en entier. 1

Transcript of Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

Page 1: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

Cette conférence sur Hegel, prononcée par mon père à Amsterdam et restée jusqu’ici inédite,je l’offre à mon ami François Fédier,

à l’occasion de son soixante-cinquième anniversaire,avec mes meilleurs vœux et en témoignage de reconnaissance et d’affection

Attental, mai 2000Hermann Heidegger

Hegel et le problème de la métaphysique a

Conférence prononcée le 22 mars 1930 devant la Société scientifique d’Amsterdam

Martin Heidegger

La seule manière essentielle d’être réellement à l’écoute d’un autre philosophe – qu’il soit contemporain ou antérieur – est d’entrer avec lui dans une explication de fond [Auseinandersetzung]. Mais loin de dégénérer jamais en conflit et en polémique, l’explication de fond est une lutte. Ceux qu’elle met aux prises visent le même, c’est-à-dire, ils s’engagent l’un pour l’autre dans le même questionnement. La lutte est d’autant plus essentielle que la question posée tient davantage à cœur et n’en est que plus simple. Nous tient à cœur ce questionnement qui naît du fond de l’existence de celui qui questionne pour retourner dans ce fond et s’approfondir toujours plus en lui. L’explication philosophique essentielle n’est pas affaire d’érudition ; tout au contraire, elle est toujours au plus profond urgence inhérente à l’existence de l’homme.

Dans notre explication de fond avec Hegel, il y va de la métaphysique. Nous posons avec Hegel cette question fondamentale de la philosophie qui, sitôt qu’elle est effectivement posée, fait de la métaphysique un problème, ce qui a pour effet de transformer la philosophie en entier. Mais l’explication de fond avec la métaphysique de Hegel n’est pas une explication quelconque ; cette métaphysique n’est pas simplement une métaphysique parmi d’autres, c’est celle dans laquelle la métaphysique occidentale atteint son accomplissement. Avec Hegel, nous posons cette question fondamentale qui, lorsqu’elle s’éveilla à l’aurore de la philosophie occidentale, se vit imprimer une certaine direction où elle se trouva inscrite dans un certain cadre dont elle ne put sortir. Sous la forme qu’elle a prise, cette manière de traiter la question fondamentale est connue sous le nom de “métaphysique”, terme qui en est venu à désigner une discipline de l’enseignement philosophique et une des articulations du système de la

a Hegel et la question fondamentale de la métaphysique, question qui, sitôt posée, fait de la métaphysique comme telle de fond en comble un problème, autrement dit : transforme la philosophie en entier.

1

Page 2: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

philosophie. Or quand c’est avec Hegel que nous nous expliquons, il ne s’agit pas de la métaphysique en tant que matière d’enseignement et composante du système, mais bien de la question fondamentale – qui peut certes comporter toutes choses de ce genre mais ne les exige pas nécessairement – il s’agit donc du problème de la métaphysique.

C’est face à cette question fondamentale que nous plaçons la métaphysique de Hegel. Celle-ci n’est pas une métaphysique quelconque parmi d’autres ; elle est, au contraire, l’accomplissement de la métaphysique occidentale toute entière. Poussant l’antagonisme à son comble, l’explication avec elle y gagne un maximum d’intensité et d’acuité qui confère à la lutte un caractère vital et essentiel.

Cette explication de fond avec Hegel va indirectement contre toute espèce de hégélianisme ; il ne saurait en être autrement, car tout philosophe étouffe et est vidé de sa force par cela que – quelque soit la manière – on le rénove.

Mais la question fondamentale que nous contraignons Hegel à poser avec nous, nous ne sommes pas en droit de la lui imposer. Elle doit se déployer pour nous comme la question la plus pressante de sa métaphysique, comme la question qui, à vrai dire, est justement demeurée non posée dans la métaphysique de Hegel comme dans toute métaphysique antérieurement à lui.

Il importe en conséquence de faire d’abord bien voir le caractère fondamental de la métaphysique de Hegel. L’explication de fond s’en trouvera mise en route. Elle parcourra, en tout, trois étapes que nous indiquons par les titres suivants :

I°) Le caractère fondamental de la métaphysique de Hegel.II°) L’absence de la question fondamentale de la métaphysique dans la métaphysique de Hegel. III°) Poser effectivement la question fondamentale de la philosophie.

I°) Le caractère fondamental de la métaphysique de Hegel.

Afin de fixer le caractère fondamental de la métaphysique hegelienne, nous prendrons les devants en posant cette thèse : la métaphysique de Hegel est (une) « logique »b et être une logique est justement ce qui fait d’elle l’accomplissement de la métaphysique occidentale . Pour étayer cette thèse, il nous faut apporter réponse aux deux questions qu’elle contient :

1°) Dans quelle mesure la métaphysique est-elle pour Hegel (une) logique ?2°) Dans quelle mesure la métaphysique de Hegel, justement parce qu’elle est (une)

logique, vient-elle accomplir la métaphysique occidentale ?

1°) Dans quelle mesure la métaphysique est-elle pour Hegel une logique ?

b Il vaudrait mieux dire « théo-logique ». Cf. Semestre d’hiver de 1930-1931. [M. Heidegger, Hegels Phänomenologie des Geistes. Freiburger Vorlesung Wintersemester 1930-1931, GA 32, (Ed. I. Görland), Francfort, Klostermann, 1982 ; « La Phénomenologie de l’esprit » de Hegel, tr. fr. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1984.

2

Page 3: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

C’est Hegel lui-même qui a donné à son œuvre philosophique maîtresse, celle qui a constitué le couronnement de toute son évolution interne et à qui devait revenir de porter, déterminer, et embrasser son système dans son déploiement le plus poussé, le titre : Science de la logique. Et il dit dans la première édition de l’œuvre : « …la science logique, qui constitue la métaphysique proprement dite ou la pure philosophie spéculative, s’est vue jusqu’à présent encore très négligée.1 » Mais ce ne sont pas des constatations de ce genre qui nous ferons avancer dans ce qu’il y a à entendre quand Hegel fait de la logique la teneur même de la métaphysique ; au fond, nous n’atteignons rien du tout et tombons au mieux dans un malentendu si par “logique” nous entendons la discipline scolaire banale dont le contenu « s’est transmis au fil des générations, mais en diminuant de volume et en se réduisant à une maigreur squelettique à mesure qu’il se transmettait. » (ibid. p. 4) Mais là où nous lisons “logique”, il n’est pas permis de penser à la discipline scolaire de la tradition. Cette logique traditionnelle doit justement être amenée à disparaître dès lors qu’en prenant le nom de science elle acquiert un point d’ancrage supérieur et s’en trouve « métamorphosée du tout au tout. » (ibid. Introduction, p. 24). Ce n’est qu’en entendant comme il faut le nouveau concept de la logique que nous serons en état de concevoir dans quelle mesure c’est elle qui est la véritable métaphysique. Le moyen le plus sûr et le plus vivant de parvenir au nouveau concept de “logique” en tant que métaphysique, c’est de pénétrer dans l’œuvre même de Hegel pour arriver à l’exposer. Or c’est là une entreprise qui dépasse le cadre d’une conférence, pas seulement pour la raison que l’œuvre est trop volumineuse et trop ardue quand on entre dans tous ses détails, mais parce qu’il est dans la nature de cette Science de la logique de ne pas se prêter à un compte-rendu, et qu’on ne peut que refaire pour son propre compte le travail accompli par Hegel. Comment alors nous en sortir ? En nous efforçant en tout cas de pénétrer dans cette œuvre, c’est-à-dire de débuter effectivement par le commencement de cette logique. Et là, ce qui en fait la particularité nous saute déjà aux yeux de manière suffisamment lisible.

Mais tout d’abord il nous faut rappeler brièvement en quoi consiste la logique en sa conception traditionnelle. C’est à quoi peuvent servir les définitions que Kant et Christian Wolf ont données de cette discipline philosophique. Dans le manuel destiné à accompagner ses cours de logique, Kant dit, dans l’Introduction I : nous appelons logique la science des lois nécessaires de l’entendement et de la raison (jugements, concept, syllogisme), ou, ce qui revient au même, la science de la simple forme de la pensée.2 c Pour ce qui concerne Wolf : Ea philosophiae pars, quae usum facultatis cognoscitivae in cognoscenda veritate ac vitando errore tradit, Logica dicitur… per scientiam dirigendi facultatem cognoscitivam in cognoscenda veritate3. [La partie de la philosophie qui explique comment se servir de la faculté cognitive pour connaître la vérité et éviter l’erreur s’appelle la logique…<où l’on apprend> à connaître la vérité grâce à la science qui enseigne à diriger la faculté de connaître.]

11 G.W.F. Hegel, Science de la logique [texte allemand] édité par Georg Lasson. Leipzig, Meiner (Ph. B. 56), 1923, p. 5 2 Kant : [texte allemand] Logique, un manuel en vue des cours, édité d’abord par G.B. Jäsche. 3è éd. Par W. Kinkel (Ph. B. Bd. 43) Meiner, Leipzig, 1904 ; Introduction, I. Concept de la logique, p. 14. c D’un autre côté, Kant est bien celui qui prépare la voie pour la nouvelle logique.3 Wolf, Philosophia rationalis sive logica. Discursus praeliminaris de philosophia in genere, Francfort, (1728), [Philosophie rationnelle, ou logique. Discours préliminaire sur la philosophie en général] § 61 Définition de la logique.

3

Page 4: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

Au sens traditionnel du mot, la logique a pour objet les simples formes de la pensée ; la structure des différentes manières de penser – sans tenir compte de ce qui est précisément pensé quand on pense, à savoir que ce qui est pensé et connu est toujours, en quelque sorte, un étant. En tant que ce sur quoi nous pensons chaque fois que nous pensons, l’étant est, par principe et définitivement, exclu de la logique.

Or comment la Logique de Hegel commence-t-elle pour situer thématiquement de quoi elle parle ? « L’être est l’immédiat indéterminé.4 » Le thème est l’être – le rien et le devenir ne faisant qu’un avec lui. Cette logique ne traite pas de la pensée, elle traite de l’être. Oui, mais l’être, c’est le thème de la métaphysique. À peine la logique a-t-elle commencé que nous voilà déjà en pleine métaphysique.

Il n’empêche que dans l’Introduction à son œuvre (ibid. p. 25), Hegel dit bien lui-même en toutes lettres que la Logique a pour “objet” la pensée, et de manière plus déterminée, la « pensée en train de concevoir. » Mais alors comment se peut-il qu’elle traite de l’être, du rien, du devenir, de l’existence [Dasein, Existenz] ? Nous le comprenons si nous prêtons attention à ce que cela signifie que Hegel saisisse « de manière plus déterminée » le thème qu’a à traiter la logique comme « pensée en train de concevoir ».

La pensée en tant que concevante, c’est la pensée tournée vers ce qu’elle conçoit ; non pas ceci ou cela de conçu, mais l’acte de concevoir les choses, l’étant comme tel ; c’est la pensée en train de concevoir, et non une simple opinion. Le concept des choses, cela qui pense le concept des choses, voilà pour Hegel ce dont il s’agit [die Sache] – expression à prendre ici au sens du mot latin qui lui correspond : res. La realitas des choses, ou ce que la métaphysique traditionnelle appelle aussi essentia, l’essentialité. Par conséquent, Hegel peut dire dans la Préface à sa logique (ibid. p. 7) : les essentialités pures constituent le contenu de la logique. La réalité des choses, ce dont il s’agit en et pour soi, la realité de l’étant, c’est-à-dire « le Logos, le rationnel de ce qui est. » (ibid. Préface de la deuxième édition, p. 19) Dans la mesure où la logique n’avait pas jusque-là pris pour thème la pensée concevante, Hegel doit dire : « le Logos est la dernière chose à laisser en dehors de la Science de la logique. »(ibid.) En tant que science du Logos, la logique est la science des essentialités de ce qui est  : autrement dit, c’est la métaphysique, et, en tant que telle, c’est le système de la raison pure. C’est le Logos qui est le thème ou, comme le dit Hegel, l’élément dans lequel se meut la logique. Et c’est l’essence de la raison en sa totalité dont la logique a à déployer complètement l’exposition. En quoi l’essence du Logos consiste-t-elle ? Ce n’est qu’en nous attachant à traiter cette question que nous pourrons commencer à comprendre cette logique comme une métaphysique, comprenant alors pleinement ce que veut dire Hegel lorsqu’il affirme que le thème dont il a à traiter est la pensée concevante.

L’essence de la raison, ce qu’elle est, sa vérité, est Esprit. Et quelle est l’essence, la “nature ” de l’Esprit ? « Le point le plus important pour la nature de l’Esprit est le rapport, pas seulement de ce qu’il est en soi à ce qu’il est effectivement, mais bien plutôt de ce en tant que quoi il se sait ; se savoir ainsi, parce que c’est essentiellement être-conscient, est donc ce qui

4 Hegel, Science de la logique (Livre Premier) « L’Etre », [Première Section, Chapitre Premier], op. cit., p. 58.

4

Page 5: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

détermine fondamentalement son effectivité. » (ibid. Préface, p. 16)d L’Esprit consiste à se savoir et en cela il se sait comme le rapport de cela qui sait à ce qui est su ; il se sait dans cette opposition qu’est l’être-conscient. En se sachant de la sorte, il a repris l’opposition en lui, en l’unité de son être-soi-même. Dans l’Esprit, l’opposition du sujet et de l’objet est surmontée, c’est-à-dire mise de côté ; mais elle est du même coup élevée ; et, là-haut, elle est conservée. L’Esprit n’est pas un sujet qui serait le pendant d’un l’objet ; il n’est pas plus l’objet, mais bien plutôt l’un aussi bien que l’autre ; il est les deux ensemble parce qu’il en est l’unité – l’unité qui rend possible pour l’opposition du sujet et de l’objet leur coappartenance.

Suivant la disparité de ce qui lui fait face, la conscience présente trois degrés :

1. Conscience en général – directement et immédiatement axée sur l’étant là-devant, « en soi » – être.

2. Conscience de soi – réflexion sur soi-même, « pour soi » – essence.3. Raison – réunion de la conscience et de la conscience de soi, ni conscience ni

conscience de soi, mais les deux à la fois, « en et pour soi » – concept.Esprit : la possibilité de leur unité à titre de ce qui possibilise cette unité, en tant

qu’acte proprement dit de concevoir.

L’Esprit s’est élevé au-dessus de la relativité de l’opposition entre sujet et objet ; n’étant plus relatif, n’étant plus quelque chose de respectif, mais étant aussi ce qui rend la relativité possible, il est l’Absolue. Il est l’absolu parce que le seul et véritable intérêt de la raison est : de surmonter les oppositions. Ce qui ne peut vouloir dire que la raison soit contre l’antagonisme en tant que tel – car ce dernier est un “facteur de la vie” (conscience) ; mais ce contre quoi est au contraire la raison et dont elle s’efforce constamment de venir à bout, c’est la fixation absolue des termes de l’antagonisme ; elle est contre l’immobilisation sur la simple opposition de conscience ou sur l’un de ses membres, que ce soit le sujet ou l’objet.

L’Esprit en tant que se-savoir est l’essence de la raison, et celle-ci est en son essence l’Absolu. La logique en tant que science du lovgo" est la science de l’Absolu. Dans ces conditions, il lui faut être elle-même absolue. La logique n’est donc pas la science qui traite de la raison en se tenant en dehors de la raison – tout au contraire, c’est parce que la raison est le se savoir absolu de l’Esprit, que la logique n’est rien d’autre que le devenir éternel du se savoir en question. Se concevoir purement et simplement ainsi, c’est s’amener soi-même jusqu’à soi-même et se tenir soi-même auprès de soi-même, ne pas se perdre, n’être pas lié à quelque chose d’étranger. Se concevoir soi-même, c’est la liberté. Elle est proprement l’essence logique du concept. En tant que science de la pensée concevante, la logique doit être entendue en ayant cette essence du concept en vue. Le concept du concept est dans cette

d Sur le concept de conscience et ses trois degrés, cf. Séminaire du semestre d’été de 1929. [M. Heidegger, Der deutsches Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophische Problemlage der Gegenwart . Freiburger Vorlesung Sommersemester 1929, GA 28, Ed. C. Strube, Francfort, Klostermann, 1997, p. 218. L’Idéalisme allemand (Fichte, Schelling, Hegel) et le problème philosophique du moment présent]e L’absolu, un concept tout à fait déterminé et univoque ! Esprit absolu : la raison comme surmontement [Aufhebung] des oppositions. Aufhebung : tollere, enlever, ne pas laisser traîner là, ramasser ; elevare, élever en hauteur, amener à un niveau supérieur, à l’unité ; conservare, mettre à sa place, ranger pour conserver. C’est ainsi que l’Esprit (3) garde, sauvegardé [aufgehoben] en soi, 1 et 2 – il a donc trois parties.

5

Page 6: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

logique un autre, un plus haut concept, le concept suprême car il ne fait qu’un avec la conscience de soi absolue.

Maintenant dans quelle mesure cette logique, cette science du lovgo" en tant que science de l’Absolu, est-elle une métaphysique, c’est-à-dire connaissance de l’étant – de ce qui est effectivement – comme tel dans l’entièreté de son essentialité ?

La logique est science absolue de l’Absolu, maintien [Aufhebung] et unité des oppositions, de l’opposition fondamentale entre sujet et objet. Comment cependant cela peut-il s’accorder avec le fait que Hegel divise l’œuvre entière qu’est sa “logique” en deux parties : la logique objective et la logique subjective ? N’est-ce pas là justement fixer et pérenniser dans le plan de la logique cette opposition qu’il s’agirait de faire disparaître ? (Cf. Semestre d’été 1929) f 

Penser à fond cette division en deux parties conduit tout droit à voir clairement que, de par sa teneur, la logique ne peut que se diviser en trois. Ainsi, le titre “logique subjective” entend “subjectif” et “sujet” au sens du concept de l’Esprit, qui, en tant que se savoir soi-même, constitue l’essence de l’absolu. La première spécificité de l’absolu et celle qui transparaît partout est la subjectivité.

La tripartition elle-même – logique de l’être, logique de l’essence, logique du concept – doit venir de l’élément et de l’essence la plus intime de ce que la logique a pour thème. Ce thème est la pensée concevante, cette pensée qui ne s’arrête pas à penser l’étant ni à penser cette pensée, mais au contraire, se conçoit comme rendant possible la pensée comme pensée de l’étant et par là même comme ce qui rend possible l’être de l’étant.

Or dans la mesure où la pensée, dans son immédiateté, est pensée de l’étant présent là-devant, le dévoilement de la raison dans l’étant, de ses essentialités, c’est-à-dire la logique de la pensée dans son immédiateté, est la logique de l’être. L’être, par suite, se voit lui-même tiré au clair comme l’immédiat indéterminé, comme ce qui rend possible l’immédiateté de l’étant, de chaque étant en ce qu’il a chaque fois d’indéterminé et d’indifférencié. La logique débute par l’être en ce qu’il est ce qu’il y a de plus vide, mais ce vide-là entoure toute plénitude et revient constamment en lui et y est constamment conservé [aufgehoben]g.

Or dans quelle mesure cette logique en trois parties est-elle, en tant que science de l’absolu, la métaphysique proprement dite, c’est-à-dire la connaissance de l’étant, de ce qui est effectivement en tant que tel dans son essentialité toute entière ?h Pour répondre à cette question, il faut caractériser à nouveau l’essence de l’absolu. En liaison directe avec les philosophies contemporaines de Fichte et de Schelling desquelles il reçoit une détermination essentielle, Hegel appelle aussi l’Absolu l’identité absolue. Par identité, il ne faut pas entendre la mêmeté d’une monotonie vide ; identité – comme déjà chez Leibniz – veut dire au contraire ni plus ni moins que coappartenance [Zusammengehörigkeit]. La question

f Cf. Martin Heidegger, L’Idéalisme allemand (Fichte, Schelling, Hegel) et le problème philosophique du moment présent. Cours du semestre d’été 1929 à l’Université de Fribourg, édition intégrale t. 28, édité par Cl. Strube, Klostermann, Francfort sur le Main, 1997, p. 229 sq.g Logique de l’essence – logique du concept. Cf. Protocole du Séminaire, cf. semestre d’été 1929. Ibid., p. 83.h Dans quelle mesure cette logique supérieure est-elle une théo-logique ?

6

Page 7: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

philosophique de l’identité dans ce qu’on appelle philosophie de l’identité est la question de la coappartenance du Je et du Non-je, de l’Intelligence et de la Nature, du Sujet et de l’Objet.

Identité absolue veut dire : identité, coappartenance du Je et du Non-je dans et par l’Absolu : l’identité en tant que l’Absolui. Plus exactement, identité ne veut pas seulement dire ici la coappartenance du sujet et de l’objet, mais désigne bien plutôt le fond de coappartenance pour les termes entrant en coappartenance ; c’est-à-dire, le fondement de la possibilité d’une coappartenance entre les co-appartenants [Zusammengehörigen] et, en même temps, la possibilisation des co-appartenants eux –mêmes – sujet et objet, intelligence et nature – (de l’effectif et des possibilités de l’effectif, son essence dans le concept d’effectivité). L’Absolu est cette possibilisation [Ermöglichung] ; mais la possibilisation, ce qu’elle est et comme elle est, est seulement dans le fait de possibiliserj ; sa seule et unique effectivité consiste en cela, autrement dit, l’effectivité de l’Absolu est très précisément le devenir de la possibilisation [Er-möglichung] de l’étant en son entier – intelligence et nature – quant à son être.

En tant qu’elle possibilise, l’identité absolue est l’effectivité absolue de ce qui est effectivement. Dans la mesure où la logique laisse devenir et expose en son devenir ce mouvement de possibilisation, elle est l’absolue connaissance-de-soi-par-soik de l’effectivité de l’effectif : elle est métaphysique. La métaphysique de Hegel est la logique. Le contenu de cette logique est le champ dans lequel s’exerce la possibilisation, possibilitas = essentia des essentialités. Tout cela trouve son expression la plus tranchante dans les phrases suivantes de Hegel : « Ce champ d’action [de la pensée pure] est la vérité, telle qu’elle est sans enveloppe en et pour elle-même. Aussi peut-on avancer que ce contenu met en présence de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit fini. »l (Logique, Introduction de la deuxième édition, op. cit. p. 31).

2°) Dans quelle mesure la métaphysique de Hegel, justement parce qu’elle est (une) logique, vient-elle accomplir la métaphysique occidentale ?

La métaphysique occidentale, qui a sa source dans la philosophie antique, est selon son trait fondamental la connaissance de l’étant comme tel en entier. Ce que nous comprenons et ramassons en forme d’index formel ne s’est, à vrai dire, exprimé et élaboré au cours de l’histoire qu’avec plus ou moins de clarté, de façon plus ou moins complète et sans tellement d’unité. Par “accomplissement de la métaphysique occidentale” nous entendons le fait de mener à leur terme, de réunir et de mettre en forme en un ensemble équilibré et cohérent toutes les tentatives et tous les thèmes essentiels apparus au cours de l’histoire de la métaphysique.

Dans le caractère fondamental de la métaphysique hegelienne ne peut manquer de se trouver aussi ce trait d’accomplissement, si tant est que cet accomplissement ait eu lieu factivement.

i Identité et identité absolue : perfectum – perfectissimum.j Possibiliser, c’est faire devenir, et même devenir.k Absolu se-savoir-soi-même – la raison, lovgo". La science de l’effectivité de ce qui est effectivement (la métaphysique) est la science de la raison absolue (lovgo") (la logique).l La science de l’essence de ce qui est effectivement (effectivité – métaphysique) est la science de la raison absolue.

7

Page 8: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

Ce caractère fondamental de la métaphysique hegelienne, nous l’avions distingué comme logique, rappelons-en maintenant une fois encore les moments caractéristiques en nous limitant à une énumération : la métaphysique traite de l’Absolu, de Dieu, de l’Esprit – essence de la raison, lovgo", en tant qu’il se sait lui-même. La connaissance de l’Absolu est connaissance de l’effectivité de ce qui est effectivement (de l’être de l’étant). Cette connaissance de l’Absolu est elle-même absolue, c’est-à-dire que sa vérité est la certitude portée à son comble. Il s’ensuit que la métaphysique est, par excellence, la science absolument rigoureuse.

Maintenant si, dans tout ce qui a pris essentiellement contour en tant que logique de Hegel, un accomplissement a bien eu lieu, c’est ce que met au jour l’examen rétrospectif de ce qui était resté jusque-là inaccompli, avancées brusques et isolées, aperçus partiels. Cet examen remontant l’histoire de la métaphysique depuis Hegel jusqu’à l’antiquité (Aristote, Platon) devra se contenter d’indications. Il n’est pas dans l’intention de ces indications de dresser un compte-rendu historique de toute la métaphysique antérieure. Au contraire, elles visent uniquement à placer dans une clarté essentielle le caractère fondamental de la métaphysique hegelienne à laquelle il appartient d’avoir conçu sa propre apparition dans l’histoire comme relevant de la nécessité.

La définition de la métaphysique comme science de l’Absolu procède tout d’abord de thèmes du questionnement philosophique venus au jour chez Fichte et Schelling dans une élaboration de haut niveau. La Doctrine de la Science de Fichte est en quête du savoir absolu et veut dépasser, dans le Je absolu, le caractère relatif de la philosophie transcendantale kantienne. La philosophie de la nature de Schelling reconnaît que chez Fichte le Non-je, comme son nom l’indique déjà, n’a pas la moindre indépendance. Aussi Schelling cherche-t-il, dans une perspective inversée, à fonder sur la nature les termes mis en jeu dans la relation sujet-objet jusqu’à ce qu’il parvienne alors à l’idée au moins formelle de cette identité qui unit le Je et le Non-je (intelligence et nature). Alors que pour Schelling cette identité absolue n’intervient jamais que négativement – comme ni le Je, ni le Non-je – chez Hegel, elle est prise positivement : l’absolu comme Esprit et raison, effectivité de ce qui est effectivement et donc aussi l’effectif le plus haut et le premier, l’étant suprême, ens realissimum qui, unissant en lui-même toutes réalités, toutes essentialités, est ce qui possibilise ce qui est effectivement. Dès lors la métaphysique en tant que logique de la raison absolue est devenue théologie spéculative et c’est ainsi que Hegel la prend en toutes lettres dans l’Encyclopédie. Ainsi se trouve mis en valeur sous une figure élevée et façonnée scientifiquement un thème essentiel de la métaphysique occidentale : la conception chrétienne de l’étant : ens creatum – increatum [l’étant créé – incréé].

L’opposition dont le dépassement a conduit à l’identité absolue est le thème précis de la philosophie transcendantale de Kant qui se présente elle-même comme l’ontologie entendue comme il faut (métaphysique générale). Mais le problème soulevé par Kant est essentiellement motivé par l’événement de la philosophie moderne, événement par lequel le sujet, la res cogitans est venu occuper explicitement le centre du questionnement, et cela au sens où la res cogitans – dont Descartes caractérisait déjà l’essence par le cogito me cogitare [je pense que je pense] – a été découvert comme cet étant dont l’être est absolument certain.

8

Page 9: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

Mais cette certitude absolue fut recherchée parce qu’il était à l’ordre du jour de s’efforcer d’égaler la connaissance métaphysique à l’idéal de la connaissance mathématique, celle-ci devenant l’étalon et le modèle pour celle-là m. Les deux thèmes qui s’éveillent chez Descartes – primat du Je, de la conscience, sur le Non-je et l’idée de certitude absolue et de science rigoureuse – trouvent encore, par-delà Fichte, leur réalisation accomplie chez Hegel, en sorte que la certitude absolue n’est rien d’autre que la vérité absolue, l’Absolu se comprenant soi-même comme l’unité du Je et du Non-je et de leur possibilité respective.

Et du fait qu’avec cette science absolue est reconnue, dans et à partir d’une raison, l’effectivité de ce qui est effectivement, cela signifie que se trouve alors réalisé ce à quoi la philosophie proprement dite – la philosophie en première ligne – a tendu d’emblée dans la tentative faite par Aristote lorsqu’il a fixé pour tâche à la prwvth filosofiva [philosophie en première ligne] de déterminer l’o[n h|/ o[n, ce que l’étant est en tant qu’étant, l’essence de l’étant, c’est-à-dire, son être. Une tâche qui – pour des raisons qui sont à vrai dire loin d’être claires pour nous – allait de pair pour Aristote avec la question de l’o[n katovlou, de l’étant vu en entier, question qu’il saisissait comme celle de la qeologikh; ejpisthvmh [du savoir théologique]. Connaissance de l’être de l’étant en entier accomplie dans la science de l’Absolu pour autant qu’il rend possible l’effectivité de ce qui est effectivement.

Mais que, avant tout, et abstraction faite de ce qui vient d’être dit, la métaphysique occidentale soit devenue, avec Hegel, “logique”, ce n’est là que la réalisation de ce à quoi tendait avant tout le problème de la métaphysique dans l’Antiquité. L’être de l’étant, ce qu’il est, cela se donne d’abord et constamment à connaître dans l’énoncé, dans le lovgo" – a est b. C’est ici que l’être est expressément prononcé ; et il l’est, à vrai dire, sur plusieurs plans. Les manières multiples dans lesquelles l’être est prononcé reçoivent le nom caractéristique de kathgorivai, modes d’énonciation de l’être – ce nom “catégorie” s’appliquant à l’être et à la détermination de l’étant en son être n. Ce nom donné à l’objet de la métaphysique annonce donc d’emblée l’étroite interférence entre la question portant sur l’être de l’étant, la question de la métaphysique et le lovgo" et, de pair avec lui, la “Logique” en son sens approfondi.

Il est ainsi du même coup évident que la question propre à la métaphysique2, qui va à l’avenir susciter et déclencher tous les motifs, toutes les percées ultérieures en vue de son élaboration, la question, elle-même devenue directrice, est la question tiv to; o[n : qu’est-ce que l’étant (pris en tant qu’étant) ? En tant qu’elle est science de l’absolu, la logique de Hegel lui apporte la réponse absolue.

Il doit être au moins en gros apparu clairement en quoi et comment c’est en tant que logique que la métaphysique de Hegel accomplit la métaphysique occidentale. Hegel n’en resta pas comme ses contemporains au stade programmatique p, il se mit, lui, hardiment à l’ouvrage, si énorme qu’il fut, et le poursuivit jusqu’à son impressionnante réalisation. S’il parvint toutefois à mener la métaphysique occidentale à son accomplissement, ce ne fut pas en allant glaner les thèmes apparus jusque-là ni en les combinant superficiellement qu’il le fit. Au

m Primat de la conscience ; idéal du savoir absolu ; question en quête de l’étant en tant que tel ; énoncé, lovgo".n L’essence de la substance est le sujet ; ousiva – lovgo"2 La question directrice.p Cf. Phénoménologie de l’esprit, Préface.

9

Page 10: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

contraire, la problématique traditionnelle, dans ses dimensions et ses orientations possibles, trouva de sa part une entente originale – ce qui le mit en mesure d’embrasser anticipativement du regard l’ensemble de cette problématique, pour lui donner figure et s’ouvrir ainsi à ce qu’elle avait pour lui de stimulant et de fécondant. Seul celui qui est doué d’originalité et dispose librement de sa propre force peut être réellement stimulé et influencé.

Si la métaphysique hegelienne représente donc bien l’accomplissement de la métaphysique occidentale, comment pouvons-nous encore vouloir parler d’un problème de la métaphysique ? À quoi bon s’engager encore dans une explication de fond avec Hegel ? La seule chose qui nous reste à faire n’est-elle pas de prendre acte de cet accomplissement, pour reprendre cette métaphysique à notre compte, la remettre à jour et la transmettre à l’époque suivante ? Et pourtant la métaphysique demeure bien un problème possible ; une explication de fond avec Hegel devient donc nécessaire, alors même que la métaphysique de Hegel est un accomplissement ; cette explication est d’autant plus nécessaire si ce qui s’accomplit chez Hegel est quelque chose qui en soi-même n’est pas original, si la métaphysique qui parvient là à son accomplissement est celle dans laquelle la question fondamentale de la métaphysique reste encore inquestionnée.

Peut-être en résulte-t-il donc qu’il est nécessaire de poursuivre son édification, d’en parachever rigoureusement et minutieusement la fondation et cela en prenant en compte le fait que l’homme se trouve factivement aujourd’hui dans une situation historique différente ; mais peut-être pas qu’il faudrait entrer dans une explication de fond avec Hegel en ce qui concerne la question fondamentale tiv to; o[n ; qu’est-ce que l’étant ? – avec pour intention d’objecter à la métaphysique hegelienne, et donc à toute la métaphysique antérieure à elle, l’absence de cette question pour la forcer à la poser. Car, enfin, à quoi rime cette question, dès lors que la métaphysique hegelienne commence justement par lui donner réponse et que, menée à bien d’un bout à l’autre, l’œuvre de cette logique consiste à donner au premier énoncé sur l’être son développement complet et sa détermination concrète absolue ? S’il n’a jamais été répondu de façon plus précise et plus concrète à cette question, face à une telle réponse tout questionnement n’en devient-il pas naïf et superflu ? Et pourtant, nous n’en maintenons pas moins ceci : de la question fondamentale, il n’y a pas de trace dans la métaphysique de Hegel.

II°) Que la question fondamentale est introuvable dans la métaphysique de Hegel

Si, en dépit de la détermination dont l’être fait l’objet dans la logique de Hegel et en dépit des efforts tendant à des déterminations de ce genre dans la métaphysique antérieure, nous parlons d’absence de la question fondamentale, et si nous nous devons d’en parler, alors cette question tiv to; o[n ; qu’est-ce que l’étant ?, qui nous est livrée par la tradition, ne peut être la question fondamentale de la métaphysique quand bien même c’est elle qui est à l’origine de la métaphysique dont elle a engagé et déterminé l’histoire. Mais nous avons alors deux questions à poser :

1°) Quelle est la question fondamentale de la métaphysique ?

10

Page 11: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

2°) Dans quelle mesure la question fondamentale, qui ne saurait se rencontrer jusqu’à lui, est tout ce qu’il y a de plus introuvable chez Hegel ?

1°) Quelle est la question fondamentale de la métaphysique ?

Nous allons indiquer la voie menant à cette question fondamentale par le biais d’une réflexion en apparence extérieure sur ce qui a été discuté jusqu’à présent (mener à la question fondamentale, ce n’est pas pour autant en établir le bien-fondé). Traditionnellement, la question directrice de la métaphysique s’énonce tiv to; o[n ; elle ne saurait donc être prise comme question fondamentale, car elle ne vient pas porter elle-même sur le fond du problème contenu en elle. En conséquence, pour que nous nous heurtions à la question fondamentale, il nous faut en passer par une version plus originale de cette question directrice traditionnelle. Est-il possible d’en donner une version qui soit plus originale ?

Dans la question directrice traditionnelle tiv to; o[n , sur quoi la question porte-t-elle ? Elle porte sur l’étant q, mais non sur cet étant-ci ou sur celui-là, ni sur cette chose prise en particulier dans la nature – une plante, un animal r ; elle ne porte pas sur l’homme et pas sur Dieu, et pas non plus sur tel ou tel des domaines désignés par toutes ces rubriques. La question ne porte pas sur tout cet étant dans le but de parvenir à trouver ce qu’en lui-même il est de telle ou telle manière. Non, la question porte sur l’étant comme étant : elle vise l’être de l’étant.

Et quel type de réponse, dont la forme sera désormais décisive, cette question reçoit-elle ? s

L’être de l’étant, et avec cette réponse, il est caractéristique que l’étant proprement dit soit oujsiva ; nous avons l’habitude de “traduire” par substance, sans atteindre par là le moins du monde le véritable sens de cette réponse. Il faut dire : l’être de l’étant est oujsiva, c’est-à-dire la présence constante [beständige Anwesenheit] de quelque chose sur la base de quoi survient de façon inconstante toute apparition et toute disparition. C’est à la lumière de cette réponse à la question directrice qu’à l’avenir l’étant ne cessera d’être questionné sur son être quant à ses secteurs principaux et possibilités.

La question une fois tranchée, à savoir que l’être est oujsiva, cette réponse reste, elle, hors de question ; l’interrogation ne s’enquiert plus que de savoir ce qu’est l’oujsiva et comment on peut la déterminer plus précisément. On en reste à cette réponse, par principe t – autrement dit la question à laquelle elle répond reste elle-même hors de question. Est-ce à juste titre ? Il q Marcher à l’encontre de l’étant comme tel, en lui opposant la question : qu’es-tu donc ? Question qui s’impose elle-même comme question dans la projection d’être introduite plus bas. Cf. Semestre d’été 1929. [M. Heidegger, Der deutsches Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophische Problemlage der Gegenwart. Op. cit.] ; Cf. aussi, semestre d’hiver de 1928-1929, 2e Partie. [M. Heidegger, Einleitung in die Philosophie. Freiburger Vorlesung Wintersemester 1928-1929, GA 27, Ed. O. Saame et I. Saame-Speidel, Francfort, Klostermann, 1996.]r Cet étant est pris de toutes parts dans une multitude de réseaux, où il est comme un prisonnier.s Réponse à la question directrice.t Cf. Séminaire du semestre d’été 1930. [M. Heidegger, Vom Wesen der menschlichen Freiheit. Einleitung in die Philosophie. Freiburger Vorlesung Sommersemester 1930, GA 31, Ed. H. Tietjen, Francfort, Klostermann, 1982, p. 39 sq. ; De l’essence de la liberté humaine. Introduction à la philosophie, trad. E. Martineau, Gallimard, Paris, 1987, p. 47 sq.

11

Page 12: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

n’en est pas donné raison. Mais ne faut-il pas que la question gagne en originalité u et aille jusqu’à demander : pourquoi dire être revient-il à dire présence constante ? Sous quel angle, à partir d’où l’être est-il entendu comme être quand il est conçu de la sorte ? Cet angle de vue pour comprendre est-il contingent ou nécessaire, et dans ce dernier cas, sur quoi la nécessité se fonde-t-elle ?

Pour le dire en termes plus concrets : si dans l’Antiquité, et par la suite, l’essence de l’être de l’étant est conçue comme substantialité v, quelle que soit la définition qu’on en donne, si donc elle est comprise comme présence constante, l’angle de vue dont s’accompagne cette détermination de l’être est, par conséquent, axé sur le temps. Constant est ce qui est “toujours” ; qui dit présence dit le présent. Toujours et présent sont typiquement des caractères du temps. Entendre ainsi l’être à partir du temps s’effectue dans l’Antiquité de manière pour ainsi dire spontanée, comme quelque chose qui va de soi, et qui par la suite ira de plus en plus de soi, tant et si bien que cette connexion avec le temps sur laquelle repose l’interprétation de l’être n’est pas reconnue comme telle. Au contraire, elle est de plus en plus masquée, et c’est là tout le rôle du concept de substance.

Pourtant, une fois tombés sur ce rapport entre être et temps, ne sommes-nous pas dans la nécessité de poser alors la question : de quel droit le temps exerce-t-il ce rôle insigne quand il s’agit d’entendre l’être ? Et cette entente de l’être, qu’est-elle et où a-t-elle sa place pour qu’elle s’enracine quant à sa possibilité dans le temps ? Et d’ailleurs, avons-nous sur l’essence du temps un regard d’une originalité suffisante pour pouvoir questionner de façon convenable cette affinité étroite entre être et temps ? À moins que cette mise en question du lien étroit entre être et temps ne soit en fait la question fondamentale, celle qui constitue précisément le fond inconnu sur lequel s’est établie pour se déployer la question directrice traditionnelle de la métaphysique ?

Nous le voyons, ce n’est pas la question directrice traditionnelle qu’est-ce que l’étant ? qui est la plus générale, elle n’est pas la question originale par excellence. Or, s’engager pour de bon dans une mise en question radicale de ce que cette question contient nous conduit dans un véritable abîme de questions. Et ce n’est pas tout, car pour poser ces questions-là, il est prioritaire de déblayer d’abord la dimension où elles peuvent entrer en interaction jusque dans leur ultime essentialité.w

u Pourquoi faut-il questionner plus originalement, et sous quelle présupposition ? Celle que la question directrice est bien la question de la philosophie. La présupposition est qu’il y a le philosopher. En effet qu’est-il en lui-même ? D’où le savons-nous ? Et qu’est-ce que cela nous fait savoir ? – La question de l’urgence la plus intime du Dasein ; lui-même, le libérer pour lui-même – c’est une tonalité fondamentale qu’il faut pour cela !! Cf. plus bas, p. XX sqq.v Etre = substantialité.w Au sujet de la désobstruction de la question directrice, cf. le manuscrit tiv to; o[n, et pour celle de l’ontologie ultérieure, voir le cours du semestre d’hiver 1929/30 vers la fin [Cf. Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde – finitude – solitude. Cours du semestre d’hiver 129/30 à l’Université de Freibourg, édité par Fr.-W. von Herrmann, édition intégrale t . 29/30. Klostermann, Francfort sur le Main, 1982, p. 483 sqq. Traduction française Daniel Panis, Gallimard, Paris, 1992, p. 479 sqq.] – Mettre la question directrice traditionnelle en question, cela veut dire : interroger plus originalement le tiv to; o[n, c’est-à-dire poser la question portant sur être et temps. Est-ce là atteindre la question fondamentale absolue ? On ne peut ni soutenir cela, ni surtout se le demander, parce que jamais <il n’y a> absolu ! C’est justement cette incertitude qui est décisive dans le philosopher, c’est-à-dire qui à tout instant ! (instant-éclair) lui donne sa finitude.

12

Page 13: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

Par cette mise au point de la question directrice traditionnelle de la métaphysique deux choses sont devenues clairement lisibles : 1°) La question fondamentale de la métaphysique n’est pas : qu’est-ce que l’étant en tant que tel ?, mais : qu’est-ce que l’être en tant que tel ? En bref : la question fondamentale de la métaphysique est celle qui porte sur l’essence et le tréfonds d’essence de ce qui fait être l’étant en tant qu’étant, quel que puisse être celui-ci et de quelque manière qu’il soit. 2°) Être doit s’entendre à partir du temps. Tel est le problème d’Être et temps. Or, loin d’être une chose, le temps est âme, sujet. Si l’être s’entend à partir du temps, s’il doit peut-être même s’entendre nécessairement de la sorte, mais si – comme le sait bien l’expérience humaine en tout un chacun et comme l’a dit depuis toujours la philosophie – le temps n’est pas une chose là-devant ou un objet, mais sévit, au contraire, dans l’âme de l’homme, au cœur du sujet, alors l’élaboration de la véritable question fondamentale de la métaphysique prise au sens du problème de l’être et du temps devient une question portant sur l’homme. Mais l’homme lui-même et le temps ne font-ils pas partie de ces choses que l’homme connaît le mieux ? À coup sûr – à ceci près qu’il a bien fallu que la question fondamentale soit restée introuvable. Tout compte fait, rien n’est plus difficile que de trouver la juste manière de s’interroger sur l’essence de l’homme dans la perspective de la question fondamentale de la philosophie.x Ce qui va nous amener au second point de la seconde partie.

2°) Dans quelle mesure la question fondamentale de la métaphysique est-elle finalement, et a fortiori chez Hegel, introuvable ?

En affirmant que la question fondamentale telle qu’elle a été dégagée reste introuvable, nous ne voulons pas seulement dire que, par exemple, la question de l’essence de l’être et de son fond essentiel temporel ne se rencontre pas formellement chez Hegel. Non, nous entendons par là que la problématique entière et véritable requise par cette question ne s’y est pas éveillée.

Qu’il n’y ait pas de trace de la question fondamentale dans la détermination antique de l’être et comment il en va ainsi, nous l’avons montré. Alors même qu’elle atteignait son apogée, la métaphysique antique avait pour devoir prioritaire de consacrer tout son soin à la question directrice sous la forme concrète où elle était en train de s’éveiller, afin de s’efforcer de lui apporter une réponse satisfaisante. Pourquoi faut-il que ce soit cette question-là qui devienne la question directrice ? Pourquoi ne se peut-il pas que la métaphysique débute factivement par la question fondamentale qui est plus originale ? Question et réponse qui ne sont possibles que par et dans la répétition.

Ce point de départ de la métaphysique antique la maintient dans le cadre d’une problématique bien déterminée jusqu’au début des Temps nouveaux. La puissance exercée par la manière chrétienne de considérer le monde a sans doute poussé à éprouver et interpréter l’étant en son ensemble dans une certaine direction mais n’a rien changé au fond du problème

x Et pourquoi donc rétrocéder jusqu’à la question fondamentale ? Pourquoi creuser en son tréfonds ce qu’il en est de l’étant comme tel ? Est-ce parce que déjà la question directrice se présente comme question de l’ajrchv [du “principe”] ? Donc : radicalisation ; rien qui vienne d’ailleurs ! Mais alors, pourquoi la question de l’ajrchv accompagne-t-elle nécessairement la question de l’être (que cette dernière soit question directrice ou bien question fondamentale), voilà bien ce qu’il y a lieu de tirer d’abord au clair à partir de la question fondamentale. Avec la radicalisation, on assiste à une mutation du concept de “fond” !

13

Page 14: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

qui caractérise la métaphysique antique telle qu’elle s’est transmise. L’époque moderne de la philosophie prend son départ avec les Meditationes de prima philosophia de Descartes, donc avec une réflexion sur la philosophie proprement dite – la métaphysique. Mais curieusement les motifs nouvellement apparus ne maintiennent pas seulement la métaphysique sur sa position de départ (être = substance), empêchant donc l’émergence de la question fondamentale. Ils ont, ces motifs, au contraire, pour caractéristique de détourner encore plus de la possibilité pour la question fondamentale de se faire jour.3 Cela est curieux, disions-nous. Ainsi en est-il effectivement puisque la tentative de fonder à nouveau la métaphysique se voit conduite à amener le sujet, la conscience au centre de la problématique. Pour peu que nous nous rappelions que le problème d’être et temps doive se ramener à une question sur l’homme, on s’attendrait à ce que ce problème émerge justement au cœur de la philosophie moderne étant donné la mise au premier rang du “sujet” instaurée par celle-ci. Or il n’en est rien : la possibilité de poser la question fondamentale se voit complètement obstruée, et cela tient précisément à la manière dont dès le début de la philosophie moderne le sujet (la conscience) devient le centre de la “problématique”. Car Descartes n’aboutit pas à l’ego sous la contrainte de la question de l’essence de l’être, et moins encore sous la poussée de la question qui porte sur le tréfonds de cette essence, sur le temps. Au contraire, la démarche qui guide ses questions procède du souci primordial de parvenir à un fondement absolument certain du savoir et donc de la connaissance philosophique – fondamentum inconcussum et absolutum.

Ce souci d’atteindre la certitude absolue le conduit – à tort ou à raison, nous n’en discuterons pas pour le moment – à l’ego cogito sum ; le “Je” est trouvé et placé en position fondamentale en tant que l’étant certain par excellence. Mais cela revient à dire que la question ne met justement pas en cause l’être spécifique de cet étant en tant qu’il est sujet et homme, et il n’est à plus forte raison aucunement question de se demander dans quelle mesure il appartient, en fin de compte, à la constitution spécifique d’être de cet étant de pouvoir et de devoir entendre quelque chose de tel que l’être de l’étant. Le primat spécifique accordé au sujet (à la conscience) dans la philosophie moderne a pour effet que l’on y est irrésistiblement détourné de la question sur l’homme à la façon dont la question fondamentale de la métaphysique réclame qu’elle soit posée. Aussi, plus s’accentue dans le cours suivi par la métaphysique des Temps nouveaux le souci d’une certitude absolue, plus inévitable devient son mouvement de fuite devant la question fondamentale. Seul Kant arrive dans les parages de la question fondamentale, et à la vérité parce que la question concernant la possibilité d’une connaissance métaphysique absolument certaine se mue finalement, pour lui, en celle de la possibilité même de la métaphysique, c’est-à-dire en celle de savoir comment poser la question directrice traditionnelle : qu’est-ce que l’étant ? (possibilité de l’ontologie), et comment y répondre. Comment Kant parvient aux abords de la question fondamentale, c’est ce que j’ai montré dans Kant et le problème de la métaphysique. Il est poussé dans cette

3 Les motifs nouveaux ont beau faire leur apparition, ils n’entraînent pas une radicalisation de la question directrice. Au contraire, ils détournent de la possibilité de la poser ! Kant, lui, l’approche et constitue l’exception. Mais à quel point c’était peu son intention, l’idéalisme allemand, Hegel, sont là pour le montrer.

Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, É.I. t. 3. Trad. A. de Wahlens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953.

14

Page 15: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

direction sans reconnaître explicitement la question fondamentale en tant que telle et sans du tout l’élaborer. Aussi devait-il à plus forte raison demeurer à couvert que Kant ait été poussé de la sorte vers la question fondamentale – la philosophie, dans son histoire ultérieure, n’ayant pas été capable de se retirer au plus profond de ce vers quoi tendait le philosopher kantien, et là, de montrer son endurance.

Avec Fichte rebondit plus pressant que jamais le problème de la certitude absolue de la connaissance métaphysique, il gagne en vivacité et en acuité, ce qui a pour effet de consolider définitivement cette situation où la métaphysique est maintenue à l’écart de sa question fondamentale. L’effort principal pour parvenir à la fondation absolue de la certitude absolue, du savoir pur, conduit dans la Doctrine de la science de Fichte à une conception tout à fait précise de l’absolu en tant que “Je”. Ce n’est pas l’étant connaissable en son être qui règle l’interprétation du savoir lui correspondant, mais inversement, c’est une idée du savoir absolu issue de l’aperception transcendantale – celle-ci étant interprétée, à la différence de Kant, de façon unilatéralement logique – qui préfigure la détermination de l’absolu accessible au savoir. L’aspiration à la certitude absolue – au sens de celle du savoir absolu de la pure conscience du soi “Je suis Je” – ne pouvait qu’aboutir à ceci : que l’homme soit abandonné, que la finitude de l’homme comme fond et sol de la philosophie soit laissé en plan. La philosophie investit l’infinité de la raison absolue, du lovgo", et la manière d’en traiter s’en ressent. La métaphysique devient “logique” au sens de Hegel.

Hegel. Il nous faut le dire : si la métaphysique de Hegel représente l’accomplissement des points de départs antiques et des motifs modernes, c’est là justement la raison pour laquelle la question fondamentale de la métaphysique n’y figure pas, et ceci à tel point que Hegel a délibérément construit la métaphysique comme unité dans laquelle convergent la véritable fondation du point de départ antique et la justification des motifs modernes. Comment rendre visible l’absence de la question fondamentale chez Hegel ? Il suffit pour la prouver d’établir que : 1°) Pour Hegel, l’être est compris dans le même sens que dans l’Antiquité, à savoir comme constante entrée en présence, 2°) Que cette compréhension de l’être ne fait pas problème quant à ce qui concerne sa possibilité interne (être et temps).

1°) Sur le premier point nous dirons : la métaphysique de Hegel commence par discuter de l’être ; celui-ci est explicité comme l’immédiat indéterminé, ce qui veut dire que l’immédiateté sans détermination est l’essence de ce qui se donne à la pensée immédiatement axée sur les choses comme étant pour de bon, comme déterminé par l’être. Immédiateté = simple présence, présence indépendante de toute détermination, qui reste constamment identique à elle-même et vide. Le sens a-temporel [zeitlos] du concept antique de substance se maintient (cf. l’accent mis sur l’intemporellité [Unzeitlichkeit] et l’extratemporellité [Ausserzeitlichkeit] du “devenir” comme ce dans quoi passe l’être et où il a sa vérité. Le devenir comme moment, le moment de l’être comme éternité). On pourrait, il est vrai, objecter que cette discussion initiale sur l’être constitue tout juste le début du commencement de la logique, commencement appelé à être dépassé par l’œuvre entière. Ce dépassement trouve son expression à la fin de la logique, quand l’essence de la substantialité de la

15

Page 16: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

substance se voit reconnue comme subjectivité.z Être est réassumé [aufgehoben] à un niveau conceptuel plus élevé. Et la subjectivité, n’est-elle pas le temporel ? Si la substantialité ne fait qu’un avec la subjectivité, cela n’entraîne-t-il pas la reconnaissance de l’être comme temporellité ?

Pourtant, s’il en était ainsi, on serait encore loin d’en être arrivé à la problématique d’être et temps, d’autant plus que cette subjectivité, en quoi consiste la substantialité, n’est aucunement la subjectivité finie, humaine mais, au contraire, la subjectivité absolue, l’Esprit absolu, ce qui se conçoit purement soi-même, le concept. Il est la vérité de l’être, le vrai par excellence, l’être proprement dit. Et celui-ci ? « Mais le concept, existant librement pour soi dans son identité avec soi en tant que Je = Je, est en et pour soi l’absolue négativité et la liberté absolue, d’où il s’en suit que le temps n’est pas sa puissance ; il n’est pas non plus dans le temps, ce n’est pas quelque chose de temporel, tout au contraire c’est lui qui est bien plutôt la puissance du temps, en tant qu’il est seulement cette négativité comme extériorité. Il n’y a par conséquent que le naturel qui soit assujetti au temps, dans la mesure où il est fini ; le vrai par contre, l’Idée, l’Esprit est éternel.6 » En tant qu’absolu, l’Esprit est la vraie effectivité (Cf. la citation sur la logique comme présentation de Dieu avant la Création, c’est-à-dire dans sa pré-temporellité [Vorzeitlichkeit] et dans son extratemporellité [Ausserzeitlichkeit], alors que le temps ne pouvait pas encore se temporer 7). Il devient ici tout à fait évident que l’être proprement dit est éternité. La conception antique de l’être est maintenue quoiqu’en un sens approfondi. Que être veuille dire : présence constante, ne pose pas l’ombre d’une question. La question fondamentale de la métaphysique, telle que nous l’avons développée, n’est pas posée. Il n’est pas question de se demander : sous quel angle l’être est-il ici entendu ? Et dans ces conditions, le temps n’est pas conçu comme tréfonds où se déploie l’essence de l’être pour être problématisé. Certes, pourrait-on dire encore, la question fondamentale de être et temps n’est pas posée mais – à défaut de mise en question – il n’y en a pas moins, chez Hegel, une autre réponse. Être – être à proprement parler, en tant qu’effectivité de l’Esprit – est éternité. Et que dit Hegel du concept d’éternité dans le passage cité ? « Mais le concept d’éternité ne doit pas être saisi de façon négative comme étant l’abstraction du temps, en sorte que l’éternité existerait pour ainsi dire en dehors de lui ; il ne saurait en aucun cas être saisi dans un sens qui laisserait entendre que l’éternité viendrait après le temps, ce qui serait faire de l’éternité le futur et donc en faire un moment du temps.8 » Il semble donc que non seulement le problème d’être et temps soit récusé, mais encore qu’il est saisi plus originalement, pour autant que le temps se fonde sur l’éternité.

Ce qu’il faut bien voir, c’est que le problème d’être et temps – absent chez Hegel – n’est cependant pas non plus seulement écarté. Au contraire il ne fait chez lui, à son insu, que

z C’est donc que Hegel a bel et bien dépassé le concept de substance !! Substance et sujet ; et l’essence de la subjectivité et “le concept”.6 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques ramenées à l’essentiel. Texte allemand éd. par G. Lasson, Ph. Bibl. Meiner t. 33, fin du § 258, p. 217 sqq. [trad. fr., Paris, Gallimard, 1970, § 258 (Additif), p. 248.]7 voir plus haut, p. 7 (Hegel Logique, Introduction de la seconde édition, texte allemand, ed. Lasson, p. 10.8 G.W.F. Hegel Système de la philosophie. Deuxième partie. La Philosophie de la nature (Encyclopédie des sciences philosophiques ramenées à l’essentiel avec les additifs tirés des cours et quelques notes explicatives d’ordre justificatif ou défensif = ce qu’il est convenu d’appeler « Grande Encyclopédie »). Texte allemand dans les œuvres complètes (éd. du Jubilée), éditées par Hermann Glockner. Ed. Fromann, Stuttgart 1927-1940, § 258, additif, t. IX (1925), p. 81.

16

Page 17: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

gagner en urgence. Posée à Hegel, la question (celle que nous nommons la question fondamentale) s’énonce bien : sous quel angle de vue, l’être est-il entendu quand il est conçu comme substantialité, à moins qu’il ne faille dire : comme subjectivité, c’est-à-dire de toute manière : comme éternité ? Quand je pense éternité, à partir de quel horizon y a-t-il pour moi entente ? Assurément le concept d’éternité n’est pas une abstraction tirée unilatéralement de l’entente courante du temps. Mais Hegel a-t-il ainsi démontré que, lorsqu’on le prend à son origine, le temps n’est pensable que dans l’éternité et à partir d’elle ? Et comment définit-il lui-même l’éternité ? Comme « présent absolu. » (Encyclopédie, § 258, additif) « L’éternité ne sera pas, pas plus qu’elle n’a été ; non, elle est. » (ibid.) (Cf. l’opposition entre le nunc stans et le nunc fluens aa).

2°) Quant au second point, notre question sera la suivante : si l’éternité se définit comme présent, n’est-elle pas alors entendue à partir du temps sans qu’il ne soit fait d’elle un moment du temps ? Pas plus qu’il n’a posé la question fondamentale, Hegel n’a pas non plus posé la question : comment l’éternité peut-elle être conçue ontologiquement ? Et que veut dire “être”, lorsque Hegel dit : l’éternité ne sera pas, pas plus qu’elle n’a été ; non, elle est.  ? Être veut-il dire autre chose que présence constante et ne sont-ce pas là des déterminations de temps ? Que cette problématique-là reste à cent lieues des préoccupations de Hegel, c’est ce que l’on voit lorsque l’on s’avise qu’il n’en vient pas à poser la question : l’essence du présent est-elle la même que celle de la présence, du maintenant, de l’instant ou bien tout cela se différencie-t-il fondamentalement en ouvrant à une riche problématique concernant l’essence de ce qui est originalement d’ordre temporel ? Le concept d’éternité n’est-il pas, à la fin, le concept de la plus profonde finitude, le concept le plus fini de tous les concepts ? Pas seulement le “concept”, mais de par son contenu ! Le temps, justement lui, est là, là-dedans. De quelle manière ? Le “sans”).

L’interprétation hegelienne de l’être comme éternité est justement ce qui révèle comment l’absence de la question fondamentale doit se voir, pour ainsi dire, rendue absolue et définitivement justifiée par sa métaphysique sans que celle-ci la connaisse. Dans ces conditions, par la réponse traditionnelle à la question directrice traditionnelle de la métaphysique – qu’est-ce que l’étant ? –, pas de percée en direction de la problématique d’être et temps impliquée dans la question fondamentale telle que nous l’avons exposée.

Une fois ainsi établi ce qu’il en est de la métaphysique de Hegel, faut-il lui reprocher de s’être montré négligent ? L’explication de fond avec Hegel doit-elle se résumer à lui imputer à manque cette négligence supposée ?bb Et cette imputation va-t-elle aboutir à ce que, connaissant et ayant posé la question fondamentale, nous irions nous targuer d’être plus dans la vérité et plus malins ? Ce serait là de misérables et d’indignes critères, intrinsèquement impossibles à faire valoir.

La discussion a mis d’un bout à l’autre en lumière que l’absence de la question fondamentale n’a rien à voir avec la simple omission d’une question quelconque, du fait par exemple, d’un défaut de pénétration et de sérieux, mais qu’au contraire, cette absence est le

aa Cf. Cours du semestre d’été 1929 [M. Heidegger, Der deutsches Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophische Problemlage der Gegenwart. Op. cit., p. 211 sq.]bb Ne parlons pas de négligence, puisque d’abord rien d’autre n’a été abandonné ! Parlons d’absence, car – sitôt la question posée – la possibilité de questionner existe ! En quel sens est-elle “possible” ?

17

Page 18: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

destin de la métaphysique occidentale conformément à son équation de départ et aux motifs essentiels en lesquels elle s’est déployée.

Mais si, de façon irrécusable, la question fondamentale de la métaphysique est bien introuvable chez Hegel, comment pouvons-nous dire alors que la métaphysique hegelienne soit un accomplissement ? Alors, elle n’est justement pas un accomplissement. Et tel est bien le cas. La métaphysique de Hegel n’est pas l’accomplissement de la métaphysique au sens où toutes les questions seraient définitivement tranchées et auraient reçu réponse pour tous les temps, puisque aussi bien les questions fondamentales n’y reçoivent justement pas de réponse, n’étant, au contraire, même pas posées. Mais la métaphysique de Hegel est sans doute l’accomplissement d’un questionnement dont la position de départ n’aurait pas toute l’originalité souhaitable. S’il en est effectivement ainsi, alors l’élaboration de la question fondamentale – dont nous soulignons ici l’absence – ne peut venir s’ajouter simplement à la façon dont on comble une lacune ou comme on apporterait à l’édifice de la métaphysique le complément qu’il attendait. Au contraire, dès lors que poser la question fondamentale de la métaphysique devient une nécessité, c’est elle, la métaphysique, et avec elle son histoire toute entière, qui se retrouve dans une situation totalement autre.

III°) Poser effectivement la question fondamentale de toute philosophie.

Si la métaphysique de Hegel est un accomplissement, il devient alors impossible de continuer sur la lancée du point de départ antique et des thèmes modernes qu’elle met en œuvre. La seule possibilité qui reste est la répétition de la question directrice traditionnelle – qu’est-ce que l’étant ? – mais à condition que la question ramène le questionnement au fond qui gît à couvert en elle, afin qu’en vienne à être élaborée et qu’ait effectivement lieu la question concrète de l’essence et du tréfonds où se déploie l’essence de l’être. En s’explicitanr, la problématique de la question fondamentale plonge ses racines dans la problématique annoncée par le titre Être et temps.

Pour poser de manière originale la question de l’être de l’étant, nous aurons à nous laisser captiver par l’enchaînement suivant de questions toujours plus originales : quelle est l’essence de l’être, c’est-à-dire sur quoi la possibilité interne de ce que nous entendons d’abord et le plus souvent par être – avec toutes les guises et déclinaisons qui, de proche en proche, s’y rattachent – se fonde-t-elle ? Sur fond de quoi cette entente de l’être est-elle possible ? Sur fond de temps. Dans quelle mesure le temps est-il le tréfonds de l’essence de l’être et de l’entente de l’être ? Qu’est-ce que le temps dans son essence originale ? Comment cette essence du temps doit-elle être conçue si tant est que le temps a partie liée avec l’essence de l’homme ? Pris à sa source, le temps est la temporellité comme constitution fondamentale, et cela veut dire fondamentale manière pour le Dasein d’avoir lieu en l’homme. Poser pour de bon la question fondamentale de la métaphysique (faire porter l’interrogation sur l’essence et le tréfonds où se déploie l’essence de l’être), c’est prendre pour position de départ et mettre en

18

Page 19: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

branle ni plus ni moins que l’interprétation du Dasein de l’homme comme temporellité en prenant la question de l’être pour fil conducteur.cc

En se déployant, la question fondamentale de la métaphysique revêt la forme singulière d’une question portant sur l’essence de l’homme, sur l’essence du sujet fini. Mais placer Hegel, oui Hegel, face à cette question de l’homme ouverte par la question fondamentale, pouvons-nous nous le permettre ? Questionner de la sorte le sujet humain, n’est-ce pas là précisément pour Hegel le degré de la démarche philosophique qu’il a dénommé philosophie de la réflexion – laquelle s’en tient unilatéralement à un certain donné fini sans parvenir à la subjectivité absolue dans son entier, donc sans atteindre l’identité du sujet et de l’objet ? La question appelle cependant de notre part cette autre question : toute investigation sur le terrain de la finitude de l’homme est-elle nécessairement un point de vue de la réflexion ? Un point de vue de la réflexion n’est possible et ne présente de sens véritable que là où très exactement l’essence de l’homme est vue dans l’être conscient et l’être conscient de soi, dans la réflexion et donc, en prenant du thème fondamental de la philosophie moderne sa lumière. Mais si pour s’acquitter de sa tâche, la métaphysique du Dasein ne doit se livrer à rien moins qu’à l’interprétation de l’homme comme conscience – ce qui l’amène à dépasser la réflexion –, s’il s’agit non pas de définir la conscience, mais au contraire de découvrir le Dasein et de l’éveiller, alors non seulement la métaphysique du Dasein n’a pas la réflexion pour point de vue, mais c’est lui, ce point de vue, qui au bout du compte se révèle n’être, quant au dessein métaphysique, qu’une façon de considérer l’homme qui n’est point originale.

Dans la mesure où il apparaît à présent que l’essence de l’être plonge ses racines dans la temporellité du Dasein, qu’elle a donc en elle la possibilité et la nécessité de son essence, il devient du même coup évident que l’essence de l’être et de l’entente de l’être appartient essentiellement à la finitude. L’absolu ne connaît pas l’être de l’étant. Être et entente d’être, il n’y a que là où il y a finitude du Dasein dd.

Mais de nouveau s’élève contre nous une objection de Hegel qui, par-dessus le marché, menace de devenir un lieu commun de la philosophie. Hegel dit : « Qui parle d’une raison seulement humaine, celui-là ment contre l’Esprit.9 » Ce qui veut dire : s’il parle ainsi, il ne rend pas à la vérité l’honneur qu’implique le fait de parler de la conscience de soi humaine. Qu’implique le fait que l’homme ait un savoir de soi ? Qu’en sachant cela il s’est déjà dépassé lui-même, il a déjà dépassé sa finitude.

À quoi nous répliquons de plus belle et devons maintenir notre question dans toute son acuité : se savoir ainsi, est-ce là pour la conscience finie être au-delà de soi ? Ou bien, se savoir ainsi n’est-il qu’un indice signalant qu’en dépit même de lui nous ne sommes pas au-delà de nous, mais qu’au contraire (et justement de par cette conscience de soi !) nous

cc L’élaboration de cette problématique, c'est-à-dire la question fondamentale de la métaphysique est la métaphysique du Dasein en l’homme. Mais comment orienter le questionnement sur l’homme ? Où trouver des repères et le mobile approprié ? But et limite (force d’impact) ?dd Finitude de l’homme.9 Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie. Texte allemand éd. par C.L. Michelet, 1ère partie, 2ème éd. augm. , Introduction, p. 90 ; in Œuvres, éd. compl., Duncker & Humblot, Berlin, 1840, t. XIII. [Tr. fr. J. Gibelin, Paris, Gallimard, 1954, p. 162.]

19

Page 20: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

sommes en notre être, dont il s’agit seulement dans la question de la finitude, on ne peut plus empêtrés en nous-mêmes.

Tant que ce n’est que de la conscience et de la conscience de soi que nous parlons et ratiocinons, nous n’avons pas encore conçu ni problématisé notre être.ee

De ce feu croisé de questions décisives quant à la métaphysique du Dasein, il ressort qu’il s’agit en elle de dévoiler et d’éveiller radicalement la finitude de l’homme en tant qu’elle est le sol et l’espace de toute philosophie. Mais il s’ensuit que, en tant que fondement de la métaphysique en général, la métaphysique du Dasein se tient dans l’antagonisme le plus vif avec Hegel et avec l’idéalisme absolu de l’infinité tel qu’il caractérise l’époque des Temps nouveaux.

Mais n’exerçons-nous pas précisément alors sur Hegel et sur la tradition de la métaphysique une contrainte caractérisée en les confrontant de force à un autre point de vue ? Aucunement. Nous ne brandissons pas contre lui la question comme celle qu’il aurait dû poser à son époque, mais nous posons au contraire la question comme celle vers laquelle Hegel ne peut que faire effort lui-même, pour autant qu’il nous est présent. Or il est présent et ne le sera pour nous que si nous aidons la tendance fondamentale de sa philosophie et de la philosophie occidentale toute entière à se formuler, tendance qui pousse à savoir ce qu’il en est de l’essence de l’être. C’est le même questionnement – mais justement d’abord un questionnement ; et ce qui est à présent en question est de savoir si, pour atteindre le sol et l’espace de la philosophie, l’homme doit en philosophant se quitter soi-même et sa finitude pour devenir Esprit absolu ou si, dès qu’elle est expressément posée, la question fondamentale de la métaphysique (être et temps) n’amène pas justement à comprendre que, par nature, la philosophie n’est point appelée à s’élever à l’infini pour se trouver à égalité avec l’Absolu, mais qu’elle a, au contraire, à entrer radicalement dans la finitude du Dasein et sa véritable fin de mortel.

Ascension vers la dimension absolue de la philosophie et maîtrise assurée de celle-ci, voilà ce que Hegel a réalisé. C’est à mi-chemin entre la première élaboration de la logique et de la métaphysique, à l’époque de Iéna, et la “Grande Logique“ qui vint bien plus tard, que Hegel est parvenu, dans son œuvre grandiose, dans la Phénoménologie de l’esprit, à écrire, sur la base du point de départ antique, les Meditationes de prima philosophia sous une forme qui en concrétise l’accomplissement le plus achevé.

Ainsi sommes-nous aussi en mesure de ramener le problème de la métaphysique, pris au sens de l’élaboration de la question fondamentale, et cela sous forme d’explication de fond avec Hegel, à la question : Phénoménologie de l’Esprit ou métaphysique du Dasein.

À mesure que nous nous expliquons avec lui, Hegel nous devient présent, car nous ne pouvons rendre une philosophie présente que si nous sommes déjà nous-mêmes effectivement tournés vers l’avenir, c’est-à-dire que si nous parvenons à questionner de manière vivante en

ee Cf. Cours du semestre d’été 1929. Complément au manuscrit, p. 76 [Cf. E.I. t. 28, complément 38 au § 20, p. 338 sqq.]

20

Page 21: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

nous avançant dans l’inconnu inquestionné – et cela c’est exister, en proie à l’urgence intime ancrée effectivement au cœur du Dasein.ff

Toute lutte en faveur de l’essentiel rehausse en leur essence ceux qui s’y livrent. Loin de s’en trouver rapetissés, Hegel et l’ancienne métaphysique vont croître au contraire à la hauteur de possibilités neuves. Engagés que nous sommes dans la lutte, c’est seulement à partir de cette hauteur que notre entreprise trouvera sa vraie profondeur. Et dans telle entreprise, il y va d’une mutation.

Répéter pour de vrai, c’est-à-dire en toute originalité la question directrice traditionnelle de la métaphysique – qu’est-ce que l’étant ? tiv to; o[n… – sous la forme de la question fondamentale – quelle est l’essence et le tréfonds où se déploie l’essence de l’être ? –, ce n’est pas une affaire d’érudition, en vue d’arriver à une entente plus poussée de la philosophie d’aujourd’hui. Ce n’est pas une version améliorée d’opinions transmises par l’enseignement jusqu’à nos jours, ou la simple introduction de concepts plus rigoureux. Ce n’est pas le défrichage ou l’exploitation de questions jusqu’ici délaissées, un genre de besogne qui n’a rien de philosophique. Non, c’est bel et bien la mutation de la philosophie en entier telle que la requiert l’urgence ancrée effectivement au cœur du Dasein et qui n’a rien à voir avec les petits tracas de tel ou tel individu. Elle vient à l’ordre du jour du fait que l’Esprit du monde est lui-même en train d’aborder un nouvel âge du monde. À nous de percevoir ce qui est en train de se passer, de ressentir le séisme en cours, à nous de nous tenir décidés pour savoir comme il faut faire le saut au cœur de ce que ce séisme veut de nous.

Si nous y arrivons, alors nous nous mettons au service de la tâche très secrète que Hegel lui-même a précisément conçue dans toute sa grandeur – la tâche de restituer à un peuple sa métaphysique perdue.

Dans la Préface de la première édition de la “Grande Logique” (1812), Hegel aborde l’état où se trouve en son temps la philosophie (il pense ici aux phraseurs qui ravalaient la philosophie de Kant en faisant d’elle un moyen d’édification au lieu d’épouser sa tendance philosophique propre et de questionner dans son sens de manière plus radicale et plus universelle) ; s’en prenant à la faveur populaire dont jouissaient les platitudes des “visions du monde”, il écrit :

«  Cet enseignement populaire a vu venir à sa rencontre les revendications braillardes de la pédagogie moderne, cette misère des temps, qui entend orienter l’attention sur le besoin immédiat et claironne que, tout comme pour la connaissance l’expérience est ce qui premier, pareillement pour savoir s’en tirer dans la vie aussi bien publique que privée, les vues théoriques sont même nuisibles et que l’essentiel, la seule chose qui compte, c’est l’apprentissage et l’enseignement pratique.– En voyant ainsi la science et le sens commun se prêter la main et s’employer à faire péricliter la métaphysique, on a eu l’impression d’assister au spectacle pour le moins singulier d’un peuple cultivé se passant de métaphysique, – un peu

ff Cf. la conférence d’hier : Situation présente des problèmes en philosophie. Conférence à l’Association scientifique d’Amsterdam, 21 mars 1930. Déjà prononcée à la Société Kant de Karlsruhe, le 4 décembre 1929.

21

Page 22: Hegel et le problème de la métaphysique Heidegger

comme un temple paré en abondance d’ornements en tout genre, mais qui serait dépourvu de Saint des Saints. »

Ce langage nous bouscule si rudement qu’à entendre dans toute sa rigueur ce qu’il dit, nous ne risquons pas d’aller nous imaginer la métaphysique recouvrée pour peu que nous rédigions quelque système de philosophie. Tout autre est ce qui est décisif pour ce que nous avons à faire : à force de philosopher, parvenir à maturité quant à être le là, afin de questionner vraiment, en passant par tout le travail qu’est le fait de questionner vraiment, autrement dit : réapprendre à concevoir que le travail philosophique, en tant qu’action vraie, n’a pas lieu “en vue de quelque utilité mais pour la simple bénédiction que c’est. » (ibid.)

Texte paru dans La fête de la pensée, Lettrage DistributionParis, 2001.

Traduction de François Vezin

Science de la Logique, loc. cit., p. 4 (du texte allemand) Pour le lecteur français, ce mot, “bénédiction”, fait penser à la lettre que Heidegger a adressée à Henry Corbin le 10 mars 1937. Elle est publiée en tête de l’édition française de Qu’est-ce que la métaphysique ? L’avant dernier alinéa dit en effet : « C’est pourquoi une traduction ne consiste pas simplement à faciliter la communication avec le monde d’une autre langue, mais elle est en soi un défrichement de la question posée en commun. Elle sert à la compréhension réciproque en un sens supérieur. Et chaque pas dans cette direction est une bénédiction pour les peuples. » (N. d. T.)

22