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1 GESTION DES RESSOURCES HUMAINES ET RELATIONS PROFESSIONNELLES 1ère licence Sciences de gestion/Ingénieur de gestion François PICHAULT 1. Présentation du cours Le cours est centré sur la dimension stratégique des politiques de GRH mises en œuvre dans les organisations. Il se situe en prolongement direct du cours d'Introduction à la théorie des organisations qui constitue dès lors, à maints égards, un prérequis. Face à l'universalisme et au caractère normatif dominant dans la plupart des manuels, essentiellement d'origine nord-américaine, le cours cherche à sensibiliser les étudiants à la diversité des pratiques de GRH. Il tente ensuite d'offrir une explication de cette diversité en recourant à deux approches principales: l'approche contingente (qui souligne les multiples influences du contexte sur les pratiques de GRH) et l'approche politique (qui met en évidence les jeux de pouvoir autour de ces pratiques). Enfin, il combine ces deux approches et montre leurs implications en termes de gestion du changement 2. Objectifs du cours Le cours poursuit principalement deux objectifs: initiation critique à la littérature francophone et anglo-saxonne en GRH maîtrise d'outils d'analyse opérationnels permettant de mieux cerner la composante humaine du management 3. Méthodes Le cours est articulé autour d'exposés présentés par le professeur et d'études de cas analysées en classe. Il suppose également la réalisation de divers travaux individuels (voir infra). Il fait enfin intervenir des professionnels du secteur pour illustrer et concrétiser plusieurs dimensions du cours. Le cours est essentiellement basé sur un ouvrage que les étudiants sont invités à acquérir: PICHAULT, F. et NIZET, J., Les pratiques de gestion des ressources humaines. Approches contingente et politique, Paris, Seuil, 2 e édition 2003, col. "Points/Essais Sciences humaines".

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GESTION DES RESSOURCES HUMAINES

ET RELATIONS PROFESSIONNELLES

1ère licence Sciences de gestion/Ingénieur de gestion

François PICHAULT

1. Présentation du cours

Le cours est centré sur la dimension stratégique des politiques de GRH mises en œuvredans les organisations. Il se situe en prolongement direct du cours d'Introduction à la théoriedes organisations qui constitue dès lors, à maints égards, un prérequis. Face à l'universalismeet au caractère normatif dominant dans la plupart des manuels, essentiellement d'originenord-américaine, le cours cherche à sensibiliser les étudiants à la diversité des pratiques deGRH. Il tente ensuite d'offrir une explication de cette diversité en recourant à deuxapproches principales: l'approche contingente (qui souligne les multiples influences ducontexte sur les pratiques de GRH) et l'approche politique (qui met en évidence les jeux depouvoir autour de ces pratiques). Enfin, il combine ces deux approches et montre leursimplications en termes de gestion du changement

2. Objectifs du cours

Le cours poursuit principalement deux objectifs:

• initiation critique à la littérature francophone et anglo-saxonne en GRH• maîtrise d'outils d'analyse opérationnels permettant de mieux cerner la composante

humaine du management

3. Méthodes

Le cours est articulé autour d'exposés présentés par le professeur et d'études de casanalysées en classe. Il suppose également la réalisation de divers travaux individuels (voirinfra). Il fait enfin intervenir des professionnels du secteur pour illustrer et concrétiserplusieurs dimensions du cours.

Le cours est essentiellement basé sur un ouvrage que les étudiants sont invités à acquérir:PICHAULT, F. et NIZET, J., Les pratiques de gestion des ressources humaines.Approches contingente et politique, Paris, Seuil, 2e édition 2003, col. "Points/Essais Scienceshumaines".

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4. Evaluation

Plusieurs étapes d'évaluation sont prévues, par le biais de brefs travaux à réaliser pargroupe de deux étudiants, en cours de semestre:

• T1 : Première interview d'une personne en situation concrète de travail: il s'agit dedécrire, en deux pages maximum, la situation de travail d'une personne (et non cellede son service ou de son entreprise) à l'aide des concepts de base de l'analyseorganisationnelle (division et coordination du travail, centralisation de la prise dedécision, type de configuration) et ensuite de présenter en une page maximum, maisde manière suffisamment concrète et précise, une (et une seule) dimension de GRHliée à l'activité de cette personne.

• T2 : Analyse de la dimension de GRH approfondie au cours du premier travail àl'aide des modèles vus au cours et diagnostic de cohérence avec la configurationorganisationnelle (une page maximum); le cas échéant, le diagnostic organisationnelprésenté au cours du premier travail peut être modifié.

• T3 : Seconde interview de la personne interrogée en T1 (deux pages maximum) : ils'agit d’abord de passer en revue différents éléments de contexte (au moins lastratégie d’entreprise, le marché des biens et services et le marché du travail) et derepérer parmi ceux-ci ceux qui peuvent expliquer, selon les théories vues au cours,l’appartenance de la pratique de GRH analysée en T1 et en T2 à l’un ou l’autremodèle; il s’agit ensuite d’interroger la personne sur les éventuelles tensions qu’elleressent dans la mise en œuvre de cette pratique de GRH et de confronter saperception aux oppositions théoriques présentées au cours.

Ces travaux constituent la base de l'évaluation finale (66%). Un entretien a lieu, en fin desemestre, pour les commenter. Il s'agit notamment de cerner l'évolution etl'enrichissement de la réflexion de l'étudiant au fur et à mesure de sa progression dans lecours: de ce point de vue, l'évaluation cherche avant tout à encourager un processusd'apprentissage plutôt que l'acquisition d'un contenu final. L’entretien est aussil’occasion d’apprécier, toujours à partir des travaux réalisés pendant le semestre, le degréd’assimilation des principales problématiques abordées durant le cours. La qualité descommentaires fournis au cours de cette discussion intervient pour 33% dans la notefinale. L’étudiant est donc invité à se munir d’une copie de ses travaux et à relireattentivement l’ensemble de ses notes ainsi que les chapitres abordés dans l’ouvrage deréférence (à cet égard, la copie des transparents utilisés constitue un utile récapitulatifdes notions essentielles du cours).

En cas de deuxième session, un système d'examen oral plus classique est organisé sur lesprincipaux concepts vus au cours.

5. Plan détaillé du cours et calendrier indicatif

Réf. Thème Travaux requisS1 Ch.1 Introduction générale: universalisme/diversité,

normatif/analytique, le champ de la GRHT1 : Interview d'acteurs en situationde travail et approfondissementd’une pratique de GRH

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d’une pratique de GRHS2 Ch.2 Rappel sur la variable organisationnelle

(configurations et cycle de vie)Lecture des 3 cas

S3 Ch.3 Opérationnalisation des variables GRH,distinction des modèles de GRH parinduction

S4 Intervenant externe: la GRH en pratique(un DRH)

S5 Ch.4 La distinction systématique des 5modèles

S6 La distinction systématique des 5modèles (suite), le lien entre organisationet GRH

T2 : Analyse de la pratique de GRHdécrite en T1 et de sa cohérence avecl’organisation

S7 Ch.5 Autres facteurs contextuelsS8 Intervenant externe: les tendances émergentes

en GRH (un consultant)S9 Ch.6 La dimension politique des modèles de GRH

S10 Ch.7 La mobilisation des contextes T3 : Seconde interview de lapersonne interrogée en T1 pourcerner les éléments de contexteautour de la pratique de GRHanalysée et les éventuelles tensionsqui la sous-tendent

S11 Intervenant externe: les enjeux du dialoguesocial (des partenaires sociaux)

S12 Ch.8 L'intervention en GRH• .

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Cas n°1: Supéco

1. Il s’agit d’une Faculté universitaire où sont donnés des enseignements et menées des recherches dansles domaines de l’économie, de la gestion et des sciences sociales. Supéco compte à ce jour huit centsétudiants qui suivent des programmes comportant de deux à cinq années d’études. Les cours et lesrecherches sont assurés par une cinquantaine d’enseignants et par une quarantaine d’assistants et dechercheurs. Supéco comporte également un secrétariat d’une dizaine de personnes. Les membres deSupéco sont répartis en une demi-douzaine de départements qui ont chacun leur responsable. Le toutest dirigé par un Doyen élu parmi les professeurs pour une durée de trois ans.

2. Supéco constitue, avec cinq autres facultés de taille comparable, une petite université dont une partimportante de la clientèle se recrute au niveau régional. Elle a été fondée il y a de nombreuses annéespar un ordre religieux dont les représentants ne sont actuellement plus qu’une vingtaine dansl’institution, mais assurent, pour certains, des postes importants, dont le rectorat. C’est au niveau del’ensemble de l’Université que se trouvent les services financier, technique, informatique, du personnel,etc.

3. Les professeurs et chercheurs de Supéco sont fortement qualifiés : ils sont détenteurs d’une licenceou d’une maîtrise universitaire pour ce qui est des chercheurs, d’un doctorat pour les professeurs. Ilsexercent pour la plupart des activités d’enseignement et de recherche dans la ligne des formations qu’ilsont acquises et disposent d’une large autonomie dans leur travail (une autonomie qui varie toutefoissuivant le statut : elle est maximale pour les enseignants, plus réduite pour certains assistants etchercheurs).

4. Un nombre important de commissions, groupes de travail, etc. assurent la coordination nécessaireentre les différents départements. Certaines de ces commissions fonctionnent de manière permanente,dont le Conseil facultaire, ou la commission « relations extérieures » qui veille à la promotion desprogrammes de Supéco, au recrutement des étudiants, etc. ; d’autres se réunissent pendant un tempslimité, par exemple pour évaluer le fonctionnement de tel programme, ou pour modifier tel article durèglement qui s’adresse aux étudiants, etc.

5. Les préoccupations d’enseignement et de recherche des différents membres de Supéco varientsensiblement suivant la discipline de l’intéressé, sa trajectoire, ses intérêts personnels, etc. Ainsi, auniveau recherche, tel économiste poursuit une réflexion théorique ou méthodologique pointue, tandisque tel autre dirige une équipe qui vise à constituer des données utiles aux responsables politiques dupays. Autrement dit, les buts sont largement spécifiques aux différents acteurs de l’organisation. Ledocument promotionnel destiné aux futurs étudiants présente la formation en économie et gestiondispensée par Supéco comme une formation « rigoureuse et diversifiée, qui développe la capacitéd’adaptation et prépare les étudiants à aborder les problèmes des organisations de différents points devue » ; ce document comporte également un paragraphe consacré à la recherche, qui stipule que « lesétudiants bénéficient de l’expérience de leurs professeurs et assistants dans de nombreux projets derecherche nationaux et internationaux » (suivent les thèmes de quelques-uns d’entre eux).

6. Les décisions se prennent de manière largement décentralisée. Il n’est pas rare qu’un projetimportant —comme celui de la création d’une nouvelle orientation d’études— soit initié par unresponsable de département. Il en parle au Doyen. Le projet fait ensuite l’objet de discussions encommission, puis en Conseil facultaire, pour ensuite être soumis au Conseil d’administration del’Université.

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7. Chaque année est organisée pour l’ensemble du personnel de Supéco une « soirée facultaire » ; undrink accueille les nouveaux assistants ; des fêtes sont organisées à l’occasion des départs à la retraitedes professeurs qui arrivent en fin de carrière, etc. Ceci n’est pas sans rapport avec l’existence àSupéco de relations assez consensuelles. Les projets importants soumis au Conseil facultaire recueillentle plus souvent une approbation unanime, ou quasi unanime. Les divergences de vues ont plutôttendance à s’exprimer en dehors des lieux formels.

8. Le contexte de concurrence accrue des universités, qui va de pair avec des incertitudes concernantleurs modalités de financement donnent lieu à des efforts constants de promotion des programmes deSupéco —par l’envoi de brochures, l’organisation de « journées portes ouvertes », des visites dans lesécoles secondaires, etc. Dans la même lignée, certains nouveaux programmes ont été créés ces dernièresannées dans le but d’augmenter —ou du moins, de ne pas voir diminuer— le nombre d’étudiants.

9. Nous nous centrons sur les formations suivies par les professeurs, assistants et chercheurs deSupéco. Les formations suivies par les secrétaires se cantonnent presque exclusivement au domaine del’informatique : traitement de texte, tableurs, etc. et sont programmées par le service informatique del’Université. Quelques professeurs, assistants ou chercheurs y assistent également, mais c’estassurément dans leurs domaines d’enseignement et de recherche spécifiques que ces professionnels seforment le plus. On peut regrouper ces formations en trois ensembles.

10. En premier lieu, on peut mentionner la lecture et le travail en bibliothèque.

11. En second lieu, les multiples échanges que professeurs et chercheurs ont avec des collègues deSupéco ou d’autres universités, nationales ou étrangères. Il peut s’agir d’échanges informels avec descollaborateurs à qui on soumet un projet, ou les résultats d’une recherche. Il peut s’agir aussi deréunions de travail plus structurées, comme ces « ateliers de recherche » qui se réunissent tous lesquinze jours à l’initiative d’un petit groupe de chercheurs qui en assure la programmation. On peutfaire état également des congrès, colloques, etc., auxquels professeurs et chercheurs assistent dansd’autres institutions ou que parfois ils organisent.

12. En troisième lieu, mentionnons les « congés sabbatiques » destinés aux professeurs. Ceux quidésirent en bénéficier doivent suivre une procédure qui a été fixée il y a quelques années en Conseilfacultaire : préparation d’un dossier qui fait état de leurs activités de recherche passées et qui justifie lebénéfice qu’ils retireront du séjour à l’étranger qu’ils sollicitent le plus souvent ; approbation de cedossier par le même Conseil puis par le Conseil d’administration de l’Université ; établissement par lespersonnes retenues d’un projet du budget, etc.

13. Les pratiques d’évaluation dans le cas Supéco diffèrent suivant que l’on a affaire aux professeurs,aux assistants et chercheurs, ou encore au personnel administratif. On se centrera ici uniquement surl’évaluation des professeurs ; celle-ci est réalisée par les pairs, d’une part, et par les étudiants, d’autrepart.

14. Les professeurs sont soumis à des évaluations formelles de la part de leurs pairs à deux moments deleur carrière. Ils peuvent en effet solliciter une première promotion après sept ou huit ans, puis uneseconde après une période équivalente. Chacune de ces promotions entraîne des augmentations derémunération.

15. Jusqu’il y a deux ans environ, les promotions en question étaient octroyées à chaque demande.L’intéressé qui estimait pouvoir y prétendre remettait un dossier qui était examiné par le Conseil

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facultaire —réduit, pour la circonstance, aux personnes qui ont au moins le grade sollicité parl’intéressé— et la décision était généralement positive. Depuis lors, les autorités de l’Université ont,pour des raisons budgétaires, limité le nombre des promotions, ce qui a conduit le Doyen à proposer auConseil facultaire une nouvelle procédure d’évaluation, qui a été appliquée récemment pour la premièrefois1. Cette procédure s’inspire de critères définis antérieurement par le Conseil d’administration del’Université, qui renvoyaient eux-mêmes à des dispositions légales. Elle implique que les personnes quisont dans les conditions pour solliciter la promotion constituent un dossier faisant état de leurs méritesdans les trois domaines qui, à Supéco, sont traditionnellement pris en compte, à savoir la recherche,l’enseignement et les « services à la collectivité » (les charges administratives occupées dans la Facultéet à l’extérieur). Les candidats sont ensuite entendus par une commission de trois membres désignéepar le Conseil facultaire. Elle remet son avis au Conseil, qui transmet lui-même ses conclusions auConseil d’administration.

16. Outre ces deux évaluations formalisées, il arrive que l’on tienne compte des échos plus informelsque les étudiants donnent à propos de l’enseignement de tel ou tel professeur. Ceci se produit parexemple lors de certaines réformes de programmes : suite notamment à des échos négatifs, lacommission qui en en charge la réforme propose de déplacer tel cours d’une année vers une autre, ou dele confier à un autre enseignant, etc. D’aucuns critiquent ce type de pratique : ils estiment inacceptablede prendre ainsi en compte des « bruits de couloir » qu’ils estiment souvent peu fondés.

17. Les professeurs sont également évalués par leurs étudiants. Jusque il y a peu, cette pratique étaitlaissée à l’initiative de chacun. Il y a quelques mois, des informations ont circulé selon lesquelles lesautorités publiques ne tarderaient pas à contraindre les universités à mettre en place des procéduresd’évaluation. Sans attendre cette probable disposition, une commission a été créée et est occupée àmettre au point une procédure d’évaluation de tous les cours. La procédure, relativement complexe, afait l’objet à deux reprises déjà, de longs débats en Conseil facultaire et n’a pas encore donné lieu à unedécision. Un point relativement sensible est de savoir qui, en plus de l’intéressé, doit être informé desrésultats de l’évaluation : le Doyen et/ou le responsable de département... ?

18. On a déjà parlé des deux promotions dont peuvent bénéficier les enseignants, dans la mesure oùelles sont directement liées à l’évaluation des performances. Outre ces changements de grades, d’autresdécisions que l’on peut également qualifier de « promotions » ont trait à l’attribution de responsabilitéstelles que responsable de département, Doyen, etc. Ces attributions font l’objet de décisionsimpliquant les professeurs et assistants de l’unité concernée (pour le Doyen, des représentants dupersonnel administratif sont également associés, ainsi que des étudiants). Ces décisions sont souventprécédées de contacts informels entre les diverses personnes pressenties, ce qui a pour conséquencequ’elles se prennent généralement à l’unanimité, ou à la quasi-unanimité. Le mandat confié vaut pourune période limitée (de 3 à 4 ans, suivant les responsabilités) après quoi, le plus souvent, la personnerentre dans les rangs, même si son pouvoir informel reste bien souvent considérable.

19. Disons quelques mots de la gestion des entrées, autrement dit, du recrutement et de la sélection, ennous limitant ici aussi aux enseignants. Lorsqu’un poste est à pourvoir, le responsable du départementprend contact avec ses collègues d’autres universités, nationales et étrangères. Lui-même et sescollaborateurs se ménagent des rencontres avec les candidats. Les personnes jugées les plus valablessont convoquées pour faire un exposé où sont invités l’ensemble des professeurs de Supéco. Uneproposition est faite par le Conseil facultaire et est généralement suivie par les autorités del’Université. Il peut cependant arriver qu’avant de procéder à l’engagement, le Recteur convoque le 1 Nous nous centrons ici sur la seconde promotion dont il vient d’être question ; pour la première, laprocédure a été revue plus récemment et elle est très similaire à ce dont il va être question.

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candidat retenu et ait avec lui un entretien ; ceci s’est produit en particulier pour des candidatsoriginaires d’autres universités : soit que celles-ci affichent clairement des options idéologiquesdifférentes de Supéco, soit que le candidat y exerce des activités absorbantes dont les autorités del’Université craignent qu’il ne puisse pas se dégager entièrement, etc.

20. Qu’en est-il, pour terminer, de la gestion du temps de travail ? Bien que certaines règles existent enla matière —quatre jours de présence effective sur la semaine, etc.— il n’y a aucun contrôle formelexercé, ni sur le temps de présence, ni a fortiori sur le temps de travail des professeurs. La normeinformelle en matière de temps de travail est toutefois assez élevée : il n’est pas rare que tel professeurévoque incidemment qu’il a lu tel dossier en soirée, ou que tel autre indique que les lourdesresponsabilités administratives qu’il exerce à Supéco ne lui permettent de faire de la recherche quedurant les fins de semaine, etc. Certes, tous les enseignants et chercheurs ne consentent pas le mêmeinvestissement, mais ceux qui « font leurs heures » sans plus ne le crient pas haut et fort.

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Cas n°2: Notre Monde

1. Il s’agit d’une organisation fondée au début des années 60 par un aristocrate ému des conditions depauvreté au Rwanda et désireux de créer une organisation luttant à la fois contre la faim dans le mondeet pour un désarmement à l’échelle planétaire. Il met sur pied cette association sans but lucratif avec lesoutien de quelques membres de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie catholique belge. L’associationrecrute ses premiers travailleurs bénévoles dans les universités catholiques.

2. Très vite un jeune étudiant en économie, Paul, secondé par quelques amis, tous objecteurs deconscience, s’implique totalement dans la gestion de l’association au point qu’en 1970, trois ans aprèsson arrivée et fraîchement diplômé, Paul devient Secrétaire général rémunéré (au barème d’uninstituteur) de l’organisation. Il ne quittera ce poste qu’en 1996, après 30 ans de présence. Paul et sesamis vont orienter l’organisation vers la défense des pays du Tiers Monde en lutte pour leurindépendance politique et intensifier l’action de l’organisation en faveur du désarmement. La luttecontre la faim dans le monde va par ailleurs devenir lutte pour le développement équitable. En 1977, unsecteur Projets de coopération sera créé et en 1982, un secteur Commerce équitable. Ce dernier secteurdeviendra une organisation à part entière en 1992. Actuellement, Notre Monde compte quelque 200membres.

3. Tous les travailleurs de l’organisation sont soit des bénévoles, soit des jeunes effectuant leur servicecivil. Leurs qualifications sont très diversifiées. Ils n’ont pas de tâches précises et définies à effectuer etsont amenés, selon les activités organisées, à rédiger et distribuer des tracts, à mettre sur pied desmanifestations (et à y participer), à vendre des cartes au profit de l’association, à organiser et à donnerdes conférences, etc. A priori, tout le monde est invité à faire tout, mais dans la pratique, un partageimplicite des tâches s’effectue en fonction des goûts, des compétences et des disponibilités en temps. Ilest cependant souvent rappelé, tant par Paul que par l’un ou l’autre volontaire, qu’ « on est tous làpour mettre la main à la pâte ». Ces rappels à l’ordre occasionnels n’empêchent pas les travailleurs dedisposer d’une certaine latitude dans l’organisation de leur travail.

4. A partir de 1976, un partage plus explicite va se faire jour entre le secteur « action » (organisation deconférences et de manifestations, récolte de fonds et aide d’urgence, etc.) et le secteur « projets decoopération ». Travailleront dans ce dernier secteur des personnes qualifiées (agronomes, ingénieurs,sociologues et économistes) dont les tâches seront réparties en fonction des différentes régions dumonde. A sa formation initiale, le gestionnaire de projets ajoute donc au fil du temps une expertise« politico-géographique », portant sur la zone géographique dont il a la charge.

5. Jusqu’à ce jour, il n’existe pas d’organigramme et le directeur, qui assume de nombreuses tâches dereprésentation extérieure, effectue également des tâches de terrain et est, de ce fait, au courant du travailde chacun.

6. Les problèmes posés par l’organisation du travail sont traités lors de multiples réunions decoordination ainsi que par des échanges informels. Jusqu’à la fin des années 80, il n’existe pas derèglement intérieur, pas plus qu’on ne recourt à la comptabilité ou qu’on n’utilise l’informatique. Unjournal est rédigé chaque mois par des volontaires. Il réaffirme les buts de l’organisation et remercie lesmembres, tout comme les donateurs, pour le soutien qu’ils apportent à l’association. Il livre égalementdes témoignages des personnes et pays du Tiers Monde aidés ou soutenus grâce à l’organisation.

7. Les décisions importantes sont prises par le directeur et, dans la mesure où elles s’accordent avec lesvaleurs des membres, elles ne sont pas contestées par eux, au moins jusqu’au début des années 80. On

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peut citer comme exemple la décision de soutenir les Sandinistes du Nicaragua ou le choix d’ouvrir unsecteur Projets de coopération au sein de l’organisation. Paul est en fait reconnu par les membrescomme étant l’incarnation des valeurs de l’organisation. Il faut d’ailleurs remarquer que celle-ci aconsidérablement accru son audience et sa base militante au cours des année 70 et que cette croissanceest notamment imputable à l’idéologie formalisée et promulguée par le secrétaire général ainsi que parcertaines actions « coup de poing » (comme l’occupation d’une piste d’un aéroport pour empêcherl’envol d’un avion transportant des armes). Ces succès renforcent la confiance dont le directeur faitl’objet.

8. De nombreuses formations sont organisées en interne par des membres pour d’autres membres. Ils’agit généralement de formations relatives à la situation politique et économique de l’un ou l’autre despays partenaires. On y fait état de l’influence qu’exercent le FMI, la Banque mondiale, et par leurintermédiaire, les USA, sur les économies et les régimes politiques des pays du Tiers Monde. Lepersonnel est en outre invité aux nombreuses conférences organisées par Notre Monde elle-même. Paulinsiste sur l’importance, pour les militants, de connaître les mécanismes de l’exploitation mondiale d’unpoint de vue économique et politique afin de répandre valablement le message de l’organisation.

9. Peu à peu, sous l’impulsion des membres du secteur Projets de coopération et Commerce équitable,des fiches de formation sur les produits vendus, sur les partenaires, sur le commerce international, etc.apparaissent dans le journal interne de l’organisation.

10. Des soirées de « partage d’expérience » sont réalisées régulièrement à partir de témoignages decoopérants rentrant en Belgique. Il s’agit ici de rappeler les fondements de l’engagement, ainsi que sonsens. Ce sont des soirées où l’émotion est forte et où la solidarité avec les populations exploitées estréaffirmée.

11. Par ailleurs, des interviews de bénévoles et de permanents travaillant dans les différents secteurs del’organisation sont publiées dans le journal de l’organisation. On y met en exergue des attitudes jugéesexemplaires en matière d’implication dans le travail d’animation, de promotion des produits, desolidarité avec les pays du Tiers Monde, etc.

12. Dans les premières années de l’existence de l’organisation, tout volontaire qui désire rejoindre NotreMonde a une entrevue avec Paul, au cours de laquelle celui-ci cherche à apprécier dans quelle mesure lecandidat adhère aux objectifs de l’organisation. Peu à peu, l’intervention du dirigeant se limite à lasélection du personnel rémunéré, ainsi que des bénévoles qui sont destinés à assumer desresponsabilités. Pour les autres, l’adhésion proclamée aux buts de l’organisation est suffisante même si,au-delà de ce critère, toute compétence est la bienvenue.

13. Il résulte de ces pratiques, que l’on se trouve en présence d’un personnel assez diversifié : desjeunes qui réalisent leur service civil et qui sont motivés pour des causes telles que celle du Nicaragua,mais aussi des dames âgées de 50, 60 et jusqu’à 80 ans, appartenant à la bourgeoisie catholique etdésireuses de « faire quelque chose » pour les peuples déshérités du Tiers Monde. Les uns et les autresse retrouvent dans les discours œcuméniques du Secrétaire général. Selon les profils des personnes, onles orientera vers des tâches plus ou moins complexes, plus ou moins tournées vers l’extérieur, etc.

14. La recherche de bénévoles actifs connaît un coup d’arrêt dans les années 80, années où destravailleurs temporaires font leur apparition dans l’organisation, suite aux mesures de mise au travail dechômeurs prises par le gouvernement belge. Ceci introduit des procédures de sélection plusformalisées : l’organisation est désormais tenue de respecter des contraintes légales (relatives au nombre

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de mois de chômage des candidats, à leur niveau d’instruction, etc.). Si les premiers travailleurs entrantdans ce type de contrat sont d’anciens bénévoles, les nouveaux ne le sont plus. Là encore, le directeurest soucieux de vérifier l’engagement des entrants, mais le degré de militantisme recule néanmoins dansl’organisation. Les qualifications du personnel engagé sont désormais très variées : à côté de quelquesuniversitaires, on trouve des diplômés de l’enseignement technique, tout comme des personnes quin’ont pas atteint le niveau « Bac ».

15. En 1991, les organes dirigeants (Paul et le CA) décident de redynamiser le recrutement debénévoles. Ceux-ci sont censés être plus militants que le personnel rémunéré, car moins préoccupés pardes intérêts matériels. Pour son trentième anniversaire, l’organisation organise une « journée portesouvertes » afin d’obtenir 10.000 journées de travail volontaire.

16. Une fois sélectionné, le nouveau membre passe par un temps de probation pendant lequel ilbénéficie de formations. Cette période d’essai s’avère être plus ou moins longue, en fonction du tempsque le militant est prêt à consacrer à l’organisation, du type de tâches qu’il va être amené à accomplir,etc. C’est ainsi que le bénévole qui exprime le désir de s’investir dans l’organisation de manifestationspubliques se verra davantage sollicité que celui qui souhaite effectuer des tâches de type administratif.

17. La sortie de l’organisation se fait essentiellement à l’initiative des membres. Elle peut se faire sansdébat, « sur la pointe des pieds » : c’est le cas des bénévoles qui « disparaissent » un beau matin. Larotation des bénévoles est ainsi un phénomène important dans l’organisation. Elle fait l’objet denombreux débats portant tant sur les raisons qui peuvent en rendre compte, que sur les méthodes àemployer pour « fidéliser » les bénévoles en question.

18. La sortie peut aussi avoir lieu après de longues discussions conflictuelles en Assemblée générale oudans les réunions et groupes de travail. Il s’agit dans ces cas de volontaires fortement impliqués dansl’organisation, mais opposés à certaines de ses évolutions (comme par exemple à l’engagement depersonnel rémunéré) ou désireux de la voir prendre d’autres orientations (comme la défense des droitsspécifiques de la femme). Le licenciement comme tel ne fait pas partie de la culture de l’organisationmais il arrive que Paul, ou un groupe de militants, « fasse comprendre » à tel membre qu’il n’a plus saplace dans l’organisation, compte tenu de ses positions philosophiques ou de la baisse de soninvestissement militant. C’est ainsi que le responsable du secteur Projets de coopération sera poussé àdémissionner en 1990, à la suite de ses prises de position en faveur d’une échelle diversifiée derémunérations. Ses propositions sont en effet mal perçues par une série de membres et sontcondamnées par Paul, au nom de la nécessaire égalité de tous les travailleurs et de la solidarité avec lespeuples exploités pour lesquels l’organisation se bat.

19. Pour ce qui concerne les rémunérations, rappelons que l’organisation utilise pour une large part dupersonnel non payé. En ce qui concerne le personnel rémunéré, Notre Monde fonctionne sur la base del’égalité des salaires, ceux-ci étant alignés sur le barème d’un(e) instituteur/trice maternel(le). Ceprincipe a commencé à être contesté à partir de 1986. Mais pour les fondateurs comme pour lesmembres arrivés entre 1964 et 1976, les permanents rémunérés restent des militants et doivent, pourgarder cet esprit de militantisme et par respect pour les partenaires du Tiers Monde, accepter un salairemodeste. Face à certaines revendications qui vont émerger à la fin des années 80, le directeur, de mêmeque plusieurs membres de la première heure, garderont une position très ferme.

20. En matière de temps de travail, il est attendu des travailleurs rémunérés qu’ils soient les plusmilitants des militants et qu’ils donnent donc sans compter. Ceux qui ne se plient pas à cette attente

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finissent par se voir conseiller de quitter l’organisation, ou par le faire spontanément. Quant auxbénévoles, on constate une très large gamme de comportements en la matière.

21. Des procédures formelles d’évaluation des travailleurs n’existent pas dans l’organisation. C’est àl’occasion de crises ou de conflits, que le travail de l’un ou l’autre peut se voir remis en question.L’évaluation se fait alors par le jeu des bruits de couloir à propos des permanents rémunérés qui font« juste leurs heures » et ont « une mentalité de fonctionnaire ». A l’inverse, les personnes « dévouées »sont congratulées par Paul lors des fêtes, ou sont prises en exemple dans le journal. C’est d’ailleurs surson dévouement à l’organisation que le membre sera jugé, plus que sur l’efficacité de son travail. Desjugements oraux et non formalisés existent pourtant sur les compétences des uns et des autres. Lespersonnes considérées comme « dévouées », mais peu compétentes, ne seront pas exclues del’organisation mais seront orientées vers des tâches jugées moins critiques. Tout ceci de manièreimplicite, et parfois avec une certaine convivialité.

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Cas n°3: Bio

1. La société BIO est une petite société de biotechnologie dont les activités se structurent autour dedeux grands pôles, d’après un dépliant promotionnel destiné aux clients potentiels :

• la R&D dans le secteur de la santé animale, avec une orientation plus spécifique vers les produitsdestinés à la pisciculture ;

• la production et la commercialisation de produits et équipements destinés aux laboratoires de biologiemoléculaire.

2. Il faut signaler que le premier pôle d’activités —produits pour la pisciculture— constituel’orientation stratégique première de la société ; la production et la commercialisation de matériel delaboratoire s’est d’abord développée de façon quasi clandestine et a ensuite gardé pendant un certaintemps le statut d’activité de subsistance, en vue de garantir le développement de l’orientationstratégique de base.

3. Bio a été créée par un professeur d’université, ayant séjourné plusieurs années aux USA. A sonretour, il lui a fallu deux ans pour réunir une équipe de personnes prêtes à s’investir dans le projet—dont l’actuel directeur général, jeune universitaire brillant— et surtout pour réunir les fondsnécessaires. En 1987, c’est la création effective de la société et un démarrage « modeste » avec quatrepersonnes chargées de valoriser les résultats d’une recherche menée à l’université. Deux ans plus tard,après les succès inespérés de certains projets, l’équipe dirigeante, sous l’impulsion du directeur général,prend la décision de tenter le passage à la production et à la commercialisation de produits propresdans le domaine de la santé animale. Cette décision relance la recherche de capitaux destinés à laconstruction de nouveaux locaux et à l’acquisition d’un équipement de haute technologie. Les financiersqui apportent les capitaux sont désormais représentés au Conseil d’administration. Il en résulte larédaction de plans d’affaires où sont formalisés les objectifs de la société.

4. Pendant 4 ans, la société occupe des locaux à l’intérieur de l’université. Ce n’est qu’au début de 1992qu’elle s’installe dans un bâtiment situé dans un zoning proche, spécifiquement construit afin derépondre aux normes réglementant ses activités. Il faut en effet souligner que l’unité de production doitsatisfaire à toute une série de réglementations très complexes et parfois contradictoires. Malgré le faitque ce cadre réglementaire est en pleine élaboration, notamment au niveau des législations européennes,le directeur général décide de l’anticiper et de s’y conformer dès à présent. Il en découle l’introductiond’un certain nombre de contraintes (rédaction de procédures de travail standardisées —goodmanufacturing practices ou GMP— pour le développement et la production, imposition de contraintesvestimentaires, suivi des entrées et sorties des laboratoires, etc.) assez mal perçues par le personnel quibénéficiait jusqu’alors d’une grande liberté de travail.

5. La société Bio démarre avec 4 personnes et s’étoffe progressivement. Fin 91, elle occupe unetrentaine de travailleurs. Fin 92, on passe le cap des cinquante personnes. Initialement, la société estsurtout composée de jeunes chercheurs hautement spécialisés dans un domaine (biologie moléculaire oudisciplines connexes). Au fur et à mesure de l’évolution de la société, on assiste à l’engagement d’unpersonnel plus différencié (pharmacien d’entreprise, ingénieur maintenance, commerciaux, etc.) maisaussi d’un « personnel de soutien » moins qualifié, qui sera utilisé pour renforcer les équipes de R&D(techniciens de laboratoire, etc.) et l’équipe qui produit et vend les équipements de laboratoire(vendeurs, personnel de secrétariat, réceptionniste, etc.). Dans un premier temps, la croissance en

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personnel s’est opérée surtout autour de l’équipe R&D qui passe en 4 ans de quatre personnes à plusde trente. Toutefois, à partir de 1992, la croissance se fera essentiellement au bénéfice du départementde production du matériel de laboratoire, qui acquiert progressivement le statut d’activité stratégique ausein de la société, du fait de sa haute rentabilité à court et moyen terme. Alors que cette équipe afonctionné pendant plusieurs années avec peu de personnes, elle verra son personnel doubler en 1992avec l’adjonction de vendeurs, de product managers, de personnel de soutien à la production et à lacommercialisation (20 personnes travaillent pour cette activité fin 92). Dans l’ensemble de la société, lamoyenne d’âge est relativement basse, autour de 33 ans.

6. Dans un premier temps, les activités des opérateurs sont assez indifférenciées : « tout le mondefaisait un peu tout » déclare l’un d’entre eux. Les chercheurs travaillent en équipe de petite taille, envue de stimuler au maximum les échanges. La communication est également verticale, aussi biendescendante qu’ascendante ; chacun est considéré comme partenaire des décisions à prendre.Progressivement, avec la croissance de la société, la communication informelle ne paraît plus suffisante.On voit naître alors diverses structures de coordination et de consultation : comité d’orientation,product development committees, comités de développement de recherches, comité de sécurité etd’hygiène, etc. Enfin, plus récemment, le directeur général développe un système de notes écrites,surtout pour les informations considérées comme importantes, dans la mesure où cela constitue à sesyeux « le moyen de s’assurer que tous ont bien reçu l’information ». Dans le même temps, on assiste àun renforcement de la spécialisation des tâches, avec la mise en place de chefs de projet et de chefs dedépartement, la séparation entre départements R&D et production d’équipements de laboratoire, etc.La hiérarchie se fait également plus nette, avec la distinction entre techniciens, diplômés universitaires,chefs de projet, directeur commercial, etc.

7. Le recrutement s’opère dans un premier temps « de bouche à oreille » sur la base derecommandations faites par des experts du domaine. L’important est alors de disposer de personnesjeunes, dynamiques, capables de travailler en équipe, de s’adapter aux circonstances, de réagirrapidement aux événements en communiquant les unes avec les autres, etc. Il ne s’agit en aucunemanière de publier des vacances de postes, etc., bref de suivre une procédure officielle. Les chefs deprojet ressentent des besoins précis en termes de compétences manquantes ou à renforcer ; ils trouventalors, par eux-mêmes ou en sollicitant les « réseaux » de leurs collègues, l’un ou l’autre candidat qu’ilsviennent présenter au directeur général. Très vite, le nouvel entrant est totalement impliqué dans ladynamique du projet, mais aussi inséré dans l’ensemble des relations informelles qui caractérisent àcette époque le fonctionnement de la société Bio.

8. Progressivement, on assiste cependant à une différenciation des pratiques de recrutement. Pour lepersonnel devant occuper des fonctions hiérarchiques (chef de projet, de département, etc.), on observel’apparition d’une définition de poste en bonne et due forme. Cette fois, des initiatives spontanées nesont plus guère possibles : ce sont désormais le Directeur général et/ou le Conseil d’administration quifont des propositions, sur la base d’une réserve de candidatures internes. On privilégie en effet lespromotions internes, en vue de garantir une certaine continuité, mais quelques nouveaux postes sontcréés et amènent à susciter des candidatures externes, essentiellement par voie de presse. Dans tous lescas, ce sont principalement les qualifications et l’expérience préalable qui servent de critères desélection. Signalons cependant qu’un conflit n’a pas tardé à éclater à propos de la nomination duresponsable de l’activité production et commercialisation de réactifs de laboratoire. Cette activité,initialement considérée comme secondaire, tend à prendre une importance de plus en plus stratégique,concrétisée au fil des plans d’affaires successifs. Si, formellement, toute modification de l’organigrammerelève directement de la responsabilité du directeur général, il a toujours été entendu tacitement, jusqu’ily a peu, qu’une décision de ce type devait être précédée d’une large concertation, notamment auprès

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des « compagnons de la première heure ». Toutefois, contre toute attente, et sans aucune consultationpréalable, le directeur général attribue ce poste au directeur commercial, nouvellement engagé etpourtant déjà fortement contesté à la fois en raison de sa personnalité et de la fonction nouvelle qu’ilremplit au sein de la société.

9. Pour le personnel des laboratoires, dont le poste fait désormais l’objet d’une description détailléecompte tenu de l’obligation de respecter des procédures codifiées de production, une plus granderesponsabilité est laissée aux responsables d’unités en ce qui concerne le recrutement. L’appel auxcandidatures se fait, de manière privilégiée, par voie d’affichage interne dans les locaux de l’universitéainsi que dans la presse. Peu d’efforts sont consacrés à l’intégration de ce nouveau personnel et desclivages d’identités commencent à se marquer.

10. Dans les premières années, les évaluations se font à l’occasion de l’octroi des augmentationssalariales annuelles. Elles relèvent directement du Directeur général, vu la petite taille de la société, àl’occasion d’entrevues informelles avec ses collaborateurs.

11. Dès 1988, plusieurs membres du personnel de laboratoire réclament plus de clarté dans ladétermination des augmentations annuelles. Le Conseil d’administration se saisit du dossier et l’un deses membres (ancien chef du personnel dans une grande société) met sur pied un système inspiré par ladirection par objectifs. Des objectifs annuels sont fixés de commun accord par le membre du personnelet son responsable de groupe. En fonction des résultats atteints en fin de période, chaque membre peutdonc prétendre ou non à une augmentation salariale ou à des primes ; s’il est en désaccord avec sonresponsable, il dispose d’une possibilité de recours.

12. Ce système, qui est appliqué avec plus ou moins de rigueur selon les différents groupes de projet,restera en fonction tant que le contexte permettra de lier rémunération et évaluation. Ce n’est bientôtplus le cas à la suite des investissements consentis pour la construction du nouveau bâtiment. A partirde 1992, la direction et le Conseil d’administration décident de bloquer les salaires ; ils maintiennenttoutefois un système de primes collectives liées à la réalisation des objectifs fixés dans les plansd’affaires. En principe, l’évaluation individuelle subsiste (notamment dans la perspective de dresser desplans de carrière) mais l’entretien annuel devient rare et aléatoire. Notons que la liaison des primes auxobjectifs inscrits dans les plans d’affaires est très mal perçue par les chercheurs, surtout ceux del’équipe des débuts, qui y voient le signe d’une dévalorisation de leur activité et d’une mainmise des« financiers » —apparemment plus intéressés par les profits immédiats— sur l’avenir de la société. Ilfaut en effet noter que l’intervention du Conseil d’administration se fait très fortement sentir àl’occasion de la rédaction des plans d’affaires successifs (présence aux réunions des groupes decoordination, rédaction de notes, etc.).

13. La gestion des rémunérations a déjà été abordée ci-dessus en parlant de l’évaluation, à laquelle elleest partiellement liée, au moins durant les premières années de l’existence de la société. A ce moment, leConseil d’administration fixe les barèmes de base ainsi que l’enveloppe globale des augmentationssalariales. On a vu que de telles augmentations sont, pendant une première période, octroyées sur unmode informel par le Directeur général, puis, pendant une deuxième période, décidées par lesresponsables de groupe de projet au terme d’une procédure d’évaluation. Dans la suite, on assiste à unblocage des salaires ; seules subsistent les primes collectives, octroyées lorsque les objectifs fixés par leplan d’affaires sont atteints.

14. Envisageons pour terminer la question du temps de travail. Sa gestion est d’abord caractérisée parune période très souple, où aucun contrôle n’existe et où chacun adapte ses horaires en fonction des

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tâches à accomplir. La flexibilité reste en vigueur aujourd’hui, mais l’installation dans les nouveauxlocaux entraîne la mise en place d’une feuille d’entrées et de sorties, officiellement justifiée par desraisons de sécurité, mais ressentie par beaucoup comme un moyen de contrôle du temps de travail.

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Cas n°4: La Chaîne de distribution

1. Cette Chaîne de Distribution est née d'un commerce d'épices familial. Elle comprend à présent, outreson siège central situé près de Bruxelles, près de 150 succursales et occupe plus de 3000 travailleurs.

2. L'actionnariat de la Chaîne est partagé entre trois frères: X, Y et Z. A la suite des difficultés qu'elle arencontrées aux débuts des années '70 (avec le rétrécissement de la demande, rejaillissant sur ses margesbénéficiaires très étroites), elle rechercha des partenaires financiers. Un groupe suisse et une filiale de laSociété Générale apportèrent les nouveaux moyens nécessaires, mais le frère aîné, X, par ailleurs PDGde la Chaîne, voulut préserver l'influence prépondérante de la famille, à qui appartient toujours lamajorité des actions.

3. Quant à Y et Z, ils occupent respectivement les postes de directeur financier et de directeurcommercial. Le directeur du personnel est entré en fonction plus récemment et a été engagé après unpassage de plusieurs années par la recherche universitaire. Signalons que la direction commerciale et ladirection du personnel sont chacune subdivisées en deux blocs: l'un pour les succursales situées auNord du pays, l'autre pour celles situées au Sud.

4. Par ailleurs, les dirigeants de la firme ont créé un certain nombre de filiales: l'une spécialisée dans leconseil, l'installation et l'exploitation des systèmes informatiques, l'autre s'occupant essentiellement destransports de marchandises, etc. Ces filiales ont bien sûr comme principal client la Chaîne deDistribution, qui recourt à leurs services aussi bien pour la gestion informatique que pour le transportdes marchandises du siège central vers les différentes succursales.

5. Le directeur général, X, est un personnage très influent. Agé de 60 ans, il a réussi à faire de l'épiceriefamiliale une entreprise de première importance. On le présente comme un travailleur forcené, trèsautoritaire, dont les “coups de gueule” sont célèbres. Il est à la fois très craint et respecté, même par sesdeux frères. Un certain mystère plane autour de sa personne: on sait qu'il est adepte de la philosophie“zen”, qu'il pratique régulièrement le yoga et qu'il impose d'ailleurs cette pratique aux autres cadresdirigeants de la firme.

6. X est parvenu à créer dans la firme un véritable “esprit-maison”, qui se traduit par des rapports trèspersonnalisés, où tout le monde tutoie tout le monde, y compris l'inférieur vis-à-vis de son supérieurhiérarchique. Différents moyens sont mis en oeuvre dans cette perspective: la publication d'uneGazette (journal d'entreprise, destiné à favoriser l'investissement de l'ensemble des travailleurs dans ladéfense des objectifs de la firme), la réalisation de films-vidéo fournissant informations commerciales etdirectives pour l'exécution du travail quotidien, et surtout la production d'un nombre considérable denotes de service, envoyées à chaque agent (à peu près 17 000 notes différentes par an, en moyenne!) etdestinées à impliquer le personnel dans la réussite de la firme.

7. Le journal d'entreprise cherche clairement à associer chaque travailleur aux intérêts de la firme ensoulignant la dépendance étroite entre les gains de la firme et les revenus de chacun. Les dirigeantstentent d'ailleurs de promouvoir certaines formules de participation des travailleurs à l'actionnariat de lafirme.

8. La participation des travailleurs est un leitmotiv dans la firme. Régulièrement, des réunions sontorganisées avec des responsables de la direction du personnel pour que les travailleurs puissentexprimer leurs suggestions et leurs critiques. Mais il faut bien constater que le personnel est plutôtdésabusé à l'égard de telles initiatives, dans la mesure où il a le sentiment d'y subir un endoctrinement.

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Pour la direction cependant, il s'agit de faire clairement prendre conscience à chacun que travailler dansla Chaîne, c'est comme vivre ensemble sur un même bateau.

9. D'ailleurs, une des images fréquemment employées par les notes de service et la Gazette est celle de“la mer agitée”: la concurrence est acharnée, les impôts sur bénéfices sont trop élevés, les interventionsdes pouvoirs publics pour soutenir l'emploi dans les entreprises en difficulté condamnent lesentreprises saines “comme la nôtre” à baisser leurs prix et à faire des économies drastiques, etc. Dansun tel contexte, les travailleurs sont invités à “serrer les rangs” pour défendre la rentabilité et la viabilitéde la Chaîne.

10. L'esprit-maison se prolonge encore à travers l'organisation de nombreuses sessions de formation,souvent centrées sur le développement de la personnalité et destinées à “souder l'équipe”, selon lesdires du directeur du personnel. Mais les résultats de ces sessions sont assez décevants: la plupart desstages sont raccourcis, surtout pour le personnel de vente, sous prétexte que “la meilleure formation estcelle du terrain”. Seuls les cadres bénéficient de formations à part entière, destinées à renforcer lamotivation de leurs subordonnés, à simplifier le travail de ces derniers, à gérer les conflits, etc.

11. La Chaîne a de tout temps travaillé avec l'informatique: d'abord avec un système de cartesperforées, ensuite avec un système de lecture optique. L’objectif principal est de diminuer de façondrastique les frais de personnel. L'étiquetage des produits est ici rendu inutile. Une succursale peutdonc fonctionner avec une vingtaine de travailleurs en moyenne, chiffre nettement inférieur à ce qui esthabituellement observé dans les grandes surfaces analogues.

12. Le recours à l'informatique vise également à systématiser les livraisons destinées aux diversdépartements des magasins. Pour chaque succursale, les quantités fournies sont déterminées au siègecentral de la firme, en fonction des résultats de vente des semaines précédentes. Lorsque les agents d'unmagasin constatent que les quantités fournies sont surévaluées par rapport à l'état de la demande, ilsont à effectuer un comptage manuel du nombre d'articles en surstock, à encoder ce nombre au terminal,accompagné d'un code spécial, avant la clôture de la journée, de manière à ce que le réajustement destock ait lieu trois jours plus tard. Une procédure similaire doit être appliquée en cas de rupture destock.

13. Dans chaque succursale, un système de roulement des tâches est mis en place. Les guichetiers d'unesemaine effectuent la mise en rayon des marchandises la semaine suivante, puis la gestion des stocks.De nombreuses tâches sont donc adjointes à l'activité traditionnelle de caissier: encodage des demandesde réapprovisionnement, réassortiment des rayons aux heures “creuses”, saisie parallèle des états destocks afin de pouvoir vérifier la concordance avec le montant des sorties à la caisse, etc.

14. Il est intéressant de noter qu'aucune classification des agents par type d'activité n'est en vigueurdans la Chaîne: chacun est censé être à même d'effectuer toutes les tâches. Dans ce contexte, il n'y aguère de possibilités de promotion, même barémique, puisque les diverses tâches au sein du magasinsont jugées équivalentes. Seuls le gérant et le second de magasin reçoivent davantage de responsabilitésen matière de gestion: ils sont nommés à ce poste après une série d'entretiens approfondis avec ledirecteur du personnel, sans que leur ancienneté semble constituer un élément déterminant.

15. Néanmoins, il n'est pas rare que certains agents se voient confier des responsabilités spécifiquesdans la gestion du magasin, sans que l'on sache toujours clairement les raisons qui ont présidé à leursélection: l'un est plus spécialement affecté aux “Fruits et Légumes”, l'autre au “Non Food”(équipements électro-ménagers, etc.). Cette prise de responsabilité ne les dispense pas d'assumer

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l'ensemble des autres tâches: il leur est simplement demandé de se donner complètement dans lafonction qui leur est ainsi attribuée et de ne plus se sentir limité par la durée normale de travail. Cetteformule assure l'identification plus étroite des intérêts du travailleur à ceux de l'entreprise, tout enassouplissant le cadre rigide des horaires de travail.

16. Le salaire d'embauche est plus élevé dans la Chaîne que dans d'autres grandes surfaces, ce quijustifie l'attrait exercé par un engagement dans cette firme. De plus, le travail des agents apparaît assezdiversifié: “C'est normal qu'on demande des diplômes supérieurs pour un travail comme celui-là”,déclarent plusieurs d'entre eux. On ne s'étonnera donc pas de voir, surtout dans la période de sous-emploi actuel, les postes d'exécution occupés par des détenteurs de diplômes universitaires ousupérieurs (droit, économie, publicité, etc.), d'autant plus que la direction insiste sur la complexité d'untravail qui nécessite, selon elle, de hautes qualifications.

17. Toutefois, il faut avouer que le système de rémunération est assez difficile à comprendre pour letravailleur. Certes, le salaire de base apparaît plus élevé qu'ailleurs mais, en l'absence d'une classificationde fonctions et vu le système de rotation des tâches, personne ne sait combien un travailleur peutgagner pour une fonction déterminée. D'autant plus que le partage semble difficile à établir entre ce quiest qualifié d'heures “tardives” (calculées par jour, après 18h) et les heures “supplémentaires”proprement dites (calculées par semaine, en surplus de la durée normale de travail), les premières étantévidemment moins bien payées que les secondes. Les syndicats réclament depuis longtemps qu'uneheure à la fois tardive (après 18h) et supplémentaire (excédant la durée de travail réglementaire)bénéficie d'un double bonus alors que la direction entend plutôt considérer les heures ainsi prestéescomme de simples heures tardives.

18. De plus, diverses primes viennent encore compliquer la lecture de la fiche de paie: primes dedéplacement, de rendement, frais de voiture, formations à l'extérieur, récupérations de congés, etc.Certes, le paiement de salaires différents pour un même type de tâche suscite des jalousies entretravailleurs mais en l'absence de tout critère objectif de comparaison, ces jalousies éclatent rarement enconflits. Elles affaiblissent plutôt la capacité de contestation des travailleurs et, par voie deconséquence, celle des syndicats. En réalité, selon le PDG, les syndicats devraient “promouvoir larentabilité de la firme et non essayer constamment de l'entraver en défendant des protégés”. D'ailleurs,la direction tente d'éviter au maximum leurs interventions: en créant diverses filiales dont les conditionsde travail et les modes d'organisation sont différents, en court-circuitant les concertations qui passenthabituellement par le conseil d'entreprise et le comité de sécurité et d'hygiène et en cherchant àprivilégier les discussions directes entre responsables hiérarchiques et subordonnés, etc. Elle est mêmeparvenue à proposer au personnel d'encadrement de souscrire une assurance qui rembourserait les fraisd'avocat en cas de conflit éventuel: certes, le cadre peut toujours faire appel à l'avocat de son choix maisle risque est ainsi beaucoup plus faible qu'il s'affilie à un syndicat.

19. La procédure d'embauche dans la Chaîne est assez longue et complexe. L'appel aux candidatures sefait par voie d'affichage interne, de petites annonces dans la presse, de lettre aux anciens étudiantsstagiaires, de notes envoyées aux écoles, etc. Le candidat doit d'abord remplir un formulaire decandidature qui, outre les questions traditionnelles relatives aux emplois précédents, à la qualification, àl'âge, etc., comprend certaines questions portant sur les sports pratiqués, sur les associations dont il estmembre, etc. L'intérêt porté à la vie privée, et en particulier aux loisirs des agents, est manifeste au seinde la Chaîne.

20. Une fois le formulaire de candidature rempli, le candidat doit se présenter à trois entretiens desélection mais la décision finale d'embauche appartient en principe au chef hiérarchique de l'unité

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concernée. Un tel système responsabilise le chef d'unité car on peut toujours lui demander des comptesau cas où les choix qu'il a opérés s'avèrent peu pertinents. Il existe cependant des contre-exemples: ainsicette note émanant de X, le PDG, et signalant que “les fils et filles, beaux-fils et belles-filles desmembres du personnel peuvent être recrutés après approbation du dossier par moi-même”.

21. Les traits personnels du candidat sont au centre de la procédure de sélection: celui-ci est en effetsoumis à des tests d'intelligence et d'aptitudes, à des questionnaires de personnalité, à une épreuvepratique ou à un jeu de rôle. Une attention toute particulière est portée au test d'intérêt de Gordon, parlequel le candidat est amené à exprimer ce qu'il pense de son efficacité, de son ardeur et de son amourdu travail, de son attitude à l'égard des collègues et supérieurs, de son sens du devoir, etc. Il s'agitessentiellement d'examiner dans quelle mesure sa personnalité peut être mise au service des besoins dela firme et de la défense de son image de marque.

22. La longueur de la procédure de recrutement et de sélection contraste avec la fréquence et la rapiditédes mises à pied. A nouveau, seul le responsable hiérarchique de l'agent —et non le service dupersonnel— décide du licenciement éventuel. C'est en principe la mauvaise performance enregistrée auterminal (chiffre d'affaires moyen, nombre d'erreurs) qui sert de base de justification. Mais la décisiondu supérieur peut encore être motivée par un comportement qui risquerait de nuire au climat de travailou au “bon fonctionnement” de l'équipe. Les syndicats parlent à ce sujet de pur arbitraire. Il n'est pasrare que des témoignages à charge de l'intéressé soient recueillis, voire sollicités, auprès de ses collègues.Le supérieur a d'ailleurs intérêt à agir de la sorte, puisqu'il sait qu'il peut très bien lui-même êtresanctionné à cause du mauvais rendement de son équipe. L'insécurité est donc grande au sein de la firmeet le taux de roulement très élevé, ce qui explique la faiblesse des mouvements revendicatifs.

23. En principe, tout le personnel de la Chaîne travaille 36h par semaine. Mais la direction cherche enfait à adapter les horaires de travail aux fluctuations de la demande et aux performances de chaqueagent. Lorsque la période est moins favorable ou qu'un agent ne se montre pas assez productif (laproductivité est mesurée automatiquement en fonction du chiffre d'affaires enregistré au terminal sousson numéro de code), un système d'heures supplémentaires “récupérables” est instauré, par lequel lestravailleurs bénéficient momentanément d'un horaire réduit, qu'ils devront “compenser” durant lespériodes de surchauffe (week-end, vacances, fin d'année, etc.). En renvoyant les travailleurs chez eux enpériode calme ou lorsque leur score de productivité est insatisfaisant, puis en les faisant travailler audelà de leur horaire normal en période de pleine activité, ou encore en les mettant momentanément à ladisposition d'autres succursales, on adapte directement l'effectif du personnel au volume de travail àeffectuer.

24. Le contrat de travail reflète clairement cette volonté de souplesse. L'article 5 stipule, notamment,que “en cas de besoin, l'employeur pourra modifier les tâches définies ci-dessus, selon les nécessités duservice et compte tenu des capacités physiques et mentales de la personne”. Quant à l'article 14, ilannonce que “l'employé est tenu d'assurer toutes les autres prestations compatibles avec sa fonction,que l'employeur sera amené à lui demander pour les besoins de l'entreprise, sans que cela puisse avoirpour conséquence une dévalorisation de sa fonction principale”. Par ailleurs, les travailleurs à tempspartiel doivent s'attendre à prester un horaire variable.

25. Notons encore que, dans la Chaîne, l'exécution de chaque type de tâche est codifiée de manière trèsstricte et que les manquements à la méthode officielle sont sévèrement sanctionnés. Ainsi, tout caissierdoit-il décharger pièce par pièce le contenu du chariot de chaque client et le transférer dans un deuxièmechariot, afin de mieux contrôler les fraudes éventuelles. Cependant, cette obligation est très peurespectée dans les faits. Particulièrement en période de forte affluence aux caisses et surtout lorsque les

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chariots ne sont pas trop chargés, la plupart des agents s'abstiennent de transvaser les marchandises:après tout, puisque leurs performances sont constamment comptabilisées, cela leur permet de gagnerdu temps. La pratique se déploie malgré la présence —continuellement rappelée dans les notes deservice— d'inspecteurs anonymes dissimulés parmi la clientèle.

26. Autre exemple de codification des tâches: les caissiers sont tenus d'informer régulièrement lesystème informatique du nombre de clients qui se trouvent dans leur file. Etant donné que ceux-cipeuvent changer de file, l'information doit être fréquemment renouvelée afin d'optimiser la gestion del'ouverture des caisses. C'est la raison pour laquelle la procédure est imposée à chaque prise en charged'un nouveau client. Telle est du moins la justification officielle de son existence. Mais on ne peut nierqu'elle constitue également un puissant moyen de contrôle sur le rendement du travail des caissiers: eneffet, à la fin de chaque journée de travail, les temps les plus longs pour servir les clients sontautomatiquement imprimés en fonction du nombre de marchandises passées à la caisse. Le système estdestiné à stimuler la productivité de chaque caissier et à favoriser son implication dans le travail.

27. Après de vives réactions syndicales, les modalités du contrôle de la productivité des caissiers ontété revues à la baisse. Le compromis auquel ont abouti les négociations maintient l'impression destemps les plus longs —afin de continuer à stimuler le rythme de travail des agents— mais sanspossibilité de discriminer les performances individuelles. Toutefois, une mesure “personnalisée” desperformances de chaque travailleur reste toujours possible sur le plan technique, chaque agent étantidentifié par son numéro de code. Il suffit, pour s'en convaincre, de se référer aux listings imprimésautomatiquement en cas d'erreurs de caisse: toutes les opérations y sont reprises et minutées, par coded'opérateur.

28. Dans un tout autre domaine, signalons encore la méthode très originale de fixation des prix qui a étémise au point par la direction commerciale de la Chaîne. Une équipe d'une dizaine d'enquêtrices,travaillant chacune dans un secteur géographique déterminé, est chargée de fournir régulièrement desinformations sur les prix proposés par les concurrents. Elles font chacune leurs emplettes dans d'autresgrandes surfaces en suivant les indications d'un listing qui pointe les produits “à suivre”. Lesenquêtrices cochent les articles où la concurrence propose des prix plus avantageux et envoient cesformulaires au siège central de la firme.

29. L'ensemble de ces informations y est enregistré chaque jour et le lendemain, l'ordinateur sort surlisting, pour les articles et dans les différents secteurs géographiques concernés, les deux prix les plusbas. Une équipe de reponsables est alors chargée de déterminer, pour chaque secteur —car laconcurrence peut être plus ou moins vive selon le secteur considéré— les ajustements de prix àeffectuer en fonction du prix d'achat du produit. Lorsque ces décisions sont prises, l'ordinateur imprimependant la nuit les listings de prix réajustés ainsi que les étiquettes à afficher en rayon. Les nouvellesindications de prix sont envoyées le lendemain aux différents points de vente et actualisées dans lamémoire des mini-ordinateurs locaux. Ainsi, trois jours après la récolte des données, les prix sontadaptés localement. La Chaîne peut ainsi affirmer qu'elle propose ses produits aux prix les plus bas dumarché. Toutes ses campagnes de publicité sont basées sur ce principe.

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Cas n°5: Com 2000

1. La société Com 2000, un des opérateurs publics européens de télécommunications, a subi, en moinsde 10 ans, des modifications radicales de son mode de fonctionnement. Quoique préparé par diversprojets de réforme et par la tendance générale qui anime les opérateurs publics européens après laprivatisation de Bristish Telecom en 1981 et la publication du Livre Vert sur les Télécommunicationspar la Commission Européenne en 1987, le changement chez Com 2000 est impulsé de manière décisivepar l’adoption d’une loi sur les entreprises publiques, dont les éléments les plus importants sont ladistinction entre les fonctions d’exploitation et les fonctions de réglementation, la signature d’uncontrat de gestion et un nouveau statut pour le personnel. On passe alors du fonctionnement d’uneadministration conventionnelle à celui d’une entreprise publique autonome.

2. Toutefois si la loi précise nombre d’aspects, plusieurs zones d’ombre demeurent. Ainsi en est-il dela répartition de pouvoir entre le Comité de direction et le Conseil d’administration ; zone d’ombre quisera par la suite à l’origine de nombreux conflits.

3. La majorité du personnel semble convenir de la nécessité et de l’utilité de cette réforme. Lesarguments évoqués sont essentiellement l’importance de bénéficier de plus d’autonomie pour pouvoirréagir plus rapidement à la concurrence européenne et internationale. On notera également les espoirssyndicaux au niveau de la gestion du personnel (ajustement à la hausse des rémunérations, plus depossibilités pour l’engagement de personnel qualifié, etc.) et de la plus grande indépendance vis-à-visdu pouvoir de tutelle et du jeu des partis politiques (notamment en matière de recrutement). Tousconviennent des maux de l’ancienne structure, caractérisée par une grande lourdeur bureaucratique. Lerespect à la lettre des procédures de travail et divers règlements —liés à l’importance des conventionscollectives— paralyse toute forme d’initiative de la part des opérateurs et est à l’origine d’une absenced’intérêt pour les besoins de la clientèle. Les décisions restent extrêmement centralisées, étant donné lemaintien d’une subdivision de l’ensemble de l’entreprise en grandes fonctions techniques et ce, malgréune organisation locale découpée en zones géographiques.

4. En matière de compétences internes, l’opérateur de télécommunications est caractérisé par unestructure de qualifications en forme de pyramide, avec une majorité de personnel faiblement qualifié(plus de 9/10e) et, par contraste, une pénurie de personnel à compétences élevées. Un des enjeux clésdu changement est de développer désormais, parmi le personnel, une culture de service à la clientèle. Lalogique commerciale doit donc se substituer, dans une large mesure, à la logique technicienne quiprévalait jusqu’alors (celle des ingénieurs). Pour ce faire, la formation apparaît comme un instrumentprivilégié.

5. La politique de formation était, dans l’ancienne structure, gérée de manière paritaire. L’école TTdispensait, de manière centrale, de nombreux enseignements techniques. Elle constituait ainsi un moyende reconversion professionnelle, surveillé jalousement par les organisations syndicales, notammentpour les catégories de personnel statutaire touchées de plein fouet par les évolutions technologiques(nouvelles générations de centraux, apparition des fibres optiques, développement des nouveauxservices de télécommunications, etc.). L’école TT disposait de son propre staff de formateurs —laplupart du temps des ingénieurs détachés à temps partiel des différents services techniques.

6. La nouvelle direction entend prendre directement en mains la politique de développement dupersonnel. Le statut du personnel, négocié pendant plus d’un an avec les organisations syndicales,

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concède à la direction le droit de mener sa propre politique de formation : c’est donc la fin du systèmede gestion paritaire.

7. L’administrateur délégué, ex-dirigeant charismatique d’une société privée de services à valeur ajoutée,accorde une importance particulière à la formation. Il entend par là mobiliser les énergies pour affronterles défis qui attendent la nouvelle entreprise. Etant donné l’ampleur des effectifs concernés et les délaistrès courts pour créer « l’effet de choc » nécessaire, la décision est prise de recourir à une équipe deBusiness Theatre, chargée de faire le tour des différentes zones territoriales pour y stimuler la nouvelleculture d’entreprise. Les collaborateurs d’une zone sont alors regroupés dans une salle de conférencependant 1 à 2 journées, et l’essentiel de la formation consiste en une série de sketches où sont singés lesanciens comportements —désormais à rejeter— et où les nouveaux comportements à acquérir sontmontrés en exemple.

8. Malgré quelques résultats spectaculaires (raccourcissement des délais de raccordement au téléphone,notamment) liés à des actions ponctuelles, menées sur le mode des groupes de projet, le bilan des deuxpremières années d’existence de Com 2000 est plutôt morose : les structures bureaucratiques sonttoujours prégnantes, la centralisation des décisions reste excessive, la multiplication des procédures àsuivre éteint toute veilléité d’initiative vis-à-vis de la clientèle. Seules ont été systématisées, durantcette période, les opérations de formation mentionnées plus haut, soutenues par un importantdispositif communicationnel interne aussi bien qu’externe : journaux d’entreprise, flashes-info,magazines d’information à la clientèle, visites très médiatisées de l’administrateur-général dans leszones, événements festifs à l’occasion desquels les messages clés sont délivrés par la direction àl’ensemble du personnel, etc.

9. Toutefois, ces initiatives « venues d’en-haut » ont lieu dans un contexte de conflits violents entre lesorganes de gestion de la nouvelle entreprise (Conseil d’administration et Comité de direction). Cesconflits accentuent le sentiment de coupure entre la base et le sommet, notamment à la suite deplusieurs révélations sur le train de vie « royal » de l’équipe dirigeante. Une part non négligeable dupersonnel de base estime que les « vrais problèmes » —c’est-à-dire le renforcement de la positionconcurrentielle de l’opérateur, les réformes de structure et la question des statuts— ne sont pas traités,ni même envisagés. Il vit de plus assez mal les déclarations qui ont été faites par le président du Conseild’administration lors d’une allocution publique où il a pointé le faible niveau de qualification dupersonnel comme étant à l’origine de la situation non concurrentielle de Com 2000. Le personnel al’impression qu’on le tient pour responsable des difficultés d’adaptation de l’opérateur, alors quecelles-ci sont liées, selon lui, au poids de la tutelle ministérielle et du jeu des partis politiques, àl’incurie de l’équipe managériale, et surtout à la non remise en cause du mode de fonctionnementbureaucratique en vigueur.

10. A la suite d’un remaniement gouvernemental, un nouveau ministre de tutelle entre en fonction etentend « faire le ménage » pour assurer ce qu’il nomme la consolidation stratégique —en clair : laprivatisation partielle— de l’opérateur. L’ancienne équipe dirigeante (Comité de direction et Conseild’administration) est limogée et un nouvel administrateur général est nommé, avec comme mission des’attaquer au plus tôt aux réformes de structure nécessaires. Les grandes opérations médiatiques se fontplus rares et l’accent est mis désormais sur la redéfinition des modes de travail du personnel, sur lanouvelle départementalisation (des business units désormais constituées selon les types de clientèle etde marché) et sur les modifications subséquentes de la politique de GRH (engagement massif depersonnel contractuel de formation supérieure dans les domaines de la gestion et du marketing, pour lenouveau département commercial, etc.). Le dossier de la privatisation partielle de Com 2000 est quant à

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lui finalisé avec l’arrivée, dans le capital de l’opérateur, de plusieurs compagnies étrangères, notammentnord-américaines et asiatiques.

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Cas n°6: Glassor

1. Glassor est une entreprise de production de verre, filiale d’une multinationale, implantée depuis denombreuses années dans la région concernée. La main-d’œuvre y est relativement âgée, l’ancienneté yest élevée, le degré de qualification des opérateurs assez faible (une part non négligeable d’entre euxsont illettrés). Durant les années ‘70-’80, le processus de fabrication a été entièrement automatisé,réduisant de plus en plus l’intervention des opérateurs à un rôle de surveillance et d’intervention en casde problème (panne, bris de la plaque de verre, températures anormales du four ou du bain d’étain,etc.). Cette automatisation s’est évidemment traduite par de sévères suppressions d’effectifs—particulièrement chez les travailleurs non qualifiés— et par une intense politique de reconversionprofessionnelle. La nouvelle organisation du travail laisse désormais une large place à l’autonomie desopérateurs en matière de prise de décision : lorsqu’un problème survient sur la ligne de production,c’est à l’opérateur qu’il revient de prendre toutes les initiatives qui s’imposent. Des mécanismesd’ajustement mutuel se mettent ainsi en place —un opérateur effectuant l’intervention requise tandisque l’autre assume le remplacement momentané de son collègue, en plus de ses propres tâches desurveillance— qui indiquent clairement une tendance à la polyvalence accrue du personnel. Néanmoins,pour des raisons techniques notamment, les opérateurs doivent continuer à respecter scrupuleusementun certain nombre de procédures, consignées dans des dossiers qui sont mis en permanence à leurdisposition. Les postes de travail restent quant à eux très spécialisés et se succèdent selon lesdifférentes phases techniques de production : composition (mélange de matières premières destinées àla fabrication), four, float (constitution de la plaque continue de verre à la sortie du four), étenderie(refroidissement du verre), découpe, transport et stockage en entrepôts, livraison.

2. Depuis le début des années ‘80, un nouveau directeur est nommé par le siège parisien : il estnotamment chargé d’impulser, au sein de Glassor, un programme de qualité totale en vue d’obtenir lacertification ISO 9002, très convoitée dans le secteur.

3. L’introduction de la qualité totale s’effectue à partir de 1989. Des groupes transversaux sont créés,où certains cadres se voient attribuer des fonctions nouvelles, en relation avec le programme qualité.Ainsi, un cadre du service sécurité se retrouve-t-il responsable des politiquesd’information/communication qualité : il a notamment en charge la mise en place des « coinsd’information qualité » dans les différents services de l’usine, ainsi que l’organisation de séancesd’information du personnel sur les consignes à respecter et les performances accomplies durant lesmois qui précèdent (nombre de réclamations émanant des clients, etc.) : idéalement, de telles séancesdoivent donner lieu à des échanges permettant à chacun de s’exprimer. Comme le souligne le directeurde la fabrication, « si les gens apprennent à s’exprimer, à émettre des suggestions, à donner leur pointde vue, cela contribue à améliorer la qualité de nos produits, à renforcer l’image de marque del’entreprise et, immanquablement, cela rejaillit sur nos relations avec la clientèle ». Deux chefs deservices ont embrayé le pas dans cette démarche nouvelle et se sont personnellement investis dans laconstitution de coins qualité attractifs, autour desquels ils réunissent régulièrement leurs collaborateurs.Cependant, la majorité des responsables de départements se montrent peu enthousiastes à l’idée dechanger le mode de relations avec leur équipe, dans un contexte qui reste malgré tout très hiérarchisé etoù les marges d’autonomie sont faibles. De leur côté, les opérateurs ne témoignent guère d’intérêt vis-à-vis d’une démarche qui leur paraît surtout contribuer à alourdir leur charge de travail quotidienne. Unetelle situation a d’ailleurs amené le responsable de la communication qualité à imposer la tenue d’aumoins une réunion d’une heure par mois, avec compte rendu obligatoire sous la forme de documentsécrits afin de vérifier le degré de participation de chacun.

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4. Paradoxalement, cette « obligation de communiquer », se traduisant par la mise en place de nouvellesprocédures, se situe davantage dans la lignée d’un modèle objectivant, qui est en fait implicitementsoutenu par la direction (même si le discours officiel parle bien d’incitation à l’initiative et deresponsabilisation du personnel) et concrétisé par les cadres, reconvertis pour la circonstance enresponsables qualité.

5. Il est d’ailleurs significatif de constater que si la mise en place du programme de qualité totale doit enprincipe favoriser les flux de communication informelle, collégiale, ascendante et latérale, ce sont en faitles flux formels, étroitement codifiés, que l’on observe le plus souvent. Ainsi, lorsqu’un problème estconstaté sur la ligne de production, l’opérateur est invité à remplir un formulaire appelé « demande desuppression de cause d’erreur ». Si ce problème s’avère d’une certaine ampleur et si sa solutionimplique l’intervention de plusieurs départements, le formulaire à remplir devient une « demanded’action corrective » : celle-ci doit normalement déboucher sur la création d’un groupeinterdépartemental en vue de résoudre le problème posé.

6. Dans un autre registre, il faut signaler que la direction de Glassor se refuse pour l’instant à touteforme d’intéressement salarial, alors que les représentants des travailleurs en font une des conditions deleur adhésion au programme de qualité totale. Le raisonnement de ces derniers est clair : le programmedoit en principe permettre à l’entreprise de dégager des marges bénéficiaires plus importantes, il fautdonc rémunérer le personnel en conséquence, d’autant plus qu’un effort significatif aura été consenti entermes de surcroît de travail. La direction, relayée par les cadres et responsables d’unités, entend quantà elle maintenir les conditions salariales inchangées, au nom de l’impératif de compétitivité. Aucuneforme de rémunération variable n’est donc introduite pour l’instant.

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Cas n°7: Paturabel

1. Fondée en 1935, la société Paturabel était à ses débuts une entreprise familiale de négoce de beurre delaiterie. C’est au début des années 60 que son fondateur décide de développer une niche de productionspécifique, centrée sur le traitement de la matière grasse, ce qui lui permettra dans les années 70 deconquérir le marché européen et de mettre en place des unités de production et de commercialisationpartout en Europe. A partir de 1985, l’entreprise se lance dans la production et la commercialisationd’une gamme complète de produits adaptés aux goûts et aux besoins du consommateur final. L’année1990 fait date dans l’histoire de la société : entreprise familiale depuis sa fondation, la société Paturabeldevient une division du groupe « Union Beurrière ». Elle deviendra en 1992 une filiale à part entière dela Compagnie Européenne de Beurre, elle-même dirigée par le groupe Fromabel.

2. L’entreprise compte un effectif d’un peu moins de 400 personnes et est organisée en deux sites deproduction séparés l’un de l’autre par une route. L’activité du premier site (Paturabel 1) est centrée surla production, à partir de crème laitière ou de beurre, de la Matière Grasse Laitière Anhydre. Celle-ciest ensuite expédiée par pipeline à l’autre site (Paturabel 2) qui se charge alors de la production deplusieurs produits finis destinés soit aux industriels, soit aux consommateurs finals.

3. Le long de la chaîne de production, on retrouve, à Paturabel 1, les unités suivantes : le serviceréception crème qui reçoit la crème laitière et vérifie sa teneur en divers composants ; le fondoir quiréceptionne les cartons de beurre, les fait fondre pour les transformer en beurre liquide à 45° ; la sallealpha où la matière grasse du beurre et de la crème est extraite grâce à un processus de centrifugation ; leservice fractionnement qui isole les parties dures et molles du beurre liquide et qui réalise les mélangesde composants sur base des directives données par le laboratoire ; enfin, les service décholestérisationet désodorisation.

4. Au sein de Paturabel 2, coexistent la centrale qui réceptionne la matière première envoyée parPaturabel 1 et gère la répartition de celle-ci dans différentes cuves ; l’atelier de production proprementdit, organisé en 25 lignes différentes réparties en fonction du type de produit et du type deconditionnement ; enfin, les services emballage, stockage et expédition.

5. Le volume et la nature de la production, tant pour Paturabel 1 que pour Paturabel 2, sont établis parle responsable du service plan. C’est lui qui élabore le planning de production pour la semaine à veniren se basant sur les prévisions de vente, sur le niveau de stock des produits finis, des matièrespremières, des consommables et des en-cours de fabrication. Notons que pour honorer ce planning deproduction, des mouvements de personnel sont régulièrement nécessaires. Ceux-ci concernent rarementle personnel de Paturabel 1, à l’exception des fondeurs, mais sont fréquents pour les opérateurs dePaturabel 2 qui travaillent sur les différentes lignes de production. Lorsque le fondoir est à l’arrêt — cequi arrive de plus en plus souvent étant donné que le prix du beurre est souvent supérieur à celui de lacrème —, les fondeurs sont appelés à exercer des postes de manœuvre à Paturabel 2. De la même façon,lorsque certaines lignes de production tournent à une cadence ralentie, les opérateurs habituels de ceslignes peuvent se voir confier la conduite d’autres lignes ou s’ils n’ont pas la formation et l’expertisenécessaires, assurer des tâches de manœuvre . Ces mouvements de personnel relèvent largement dupouvoir discrétionnaire des chefs d’équipe et des brigadiers.

6. De façon globale, le degré d’automatisation du processus de production est relativement élevé au seinde la société Paturabel et ce, en particulier à Paturabel 1. En effet, la salle alpha et le fractionnementsont deux entités entièrement automatisées. A Paturabel 2, le processus d’automatisation varie en

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fonction du type de produit à réaliser : sur les lignes entièrement automatisées, le travail de l’opérateurconsiste à programmer et surveiller la machine en respectant les consignes indiquées sur la feuille deroute qui lui est transmise chaque jour par le service planification. Sur les lignes semi-automatisées,l’opérateur bénéficie d’une certaine marge de manœuvre et peut, s’il le juge nécessaire, intervenir sur leprocessus pour s’écarter quelque peu des directives consignées sur la feuille de route. C’estprécisément ces écarts par rapport à la norme que le processus de certification ISO 9002, engagé depuis1994 par le comité de direction, tente d’enrayer en mettant par écrit les différentes méthodes de travailet en tentant de sélectionner celle qui est considérée unanimement comme étant de meilleure qualité.

7. Un système de classification de fonctions existe pour le personnel ouvrier chez Paturabel depuis lafin des années 80. Sa mise en place a nécessité une analyse minutieuse des différents postes de travail,en vue de leur attribuer une classe qui fixe le niveau de rémunération associé. A la suite de nombreusesrevendications syndicales, certaines fonctions — en particulier les postes d’opérateurs à la salle alphaet au fractionnement — ont été « réévaluées » et ont ainsi obtenu la même classe que les fonctions debrigadier (les plus élevées) sans pour autant nécessiter le même degré d’expertise. D’autresaménagements à la marge ont eu lieu au fil du temps, ce qui suscite aujourd’hui un mouvement demécontentement de la part du personnel ouvrier. Celui-ci estime que le système de classification n’estplus d’actualité, qu’il n’a pas tenu compte des évolutions technologiques et qu’il ne traduit plus dutout le degré de complexité technique des différentes fonctions exercées.

8. La rémunération du personnel ouvrier est calculée sur base d’un salaire horaire fixé par le système declassification de fonctions. Par ailleurs, certains postes de travail bénéficient de l’allocation d’une primevariable calculée en principe en fonction du niveau de production atteint par l’opérateur. Certainsouvriers se plaignent de la non transparence des règles utilisées pour le calcul de ces primes. Ilsremettent également en question l’aspect variable de celles-ci : il s’avère en effet que les primes à laproduction sont restées stables depuis une bonne dizaine d’années alors que le niveau de productionn’a cessé d’augmenter. Ces primes semblent dès lors davantage s’apparenter à un « sursalaire » octroyéà certains postes plutôt qu’à une véritable prime au rendement.

9. La plupart des formations organisées à Paturabel sont destinées à l’apprentissage du métier. Elless’effectuent sur le tas en fonction de la charge de travail et des disponibilités de chacun. Dans les faits,c’est lorsqu’une ligne de fabrication tombe en panne ou lorsqu’elle fonctionne à cadence réduite que lesopérateurs et manœuvres affectés habituellement à cette ligne ont la possibilité, pendant une demi-journée voire une journée, d’accompagner l’opérateur d’une autre ligne, d’observer sa méthode detravail et d’apprendre ainsi par eux-mêmes les manipulations à effectuer. Le manque de planification etle caractère occasionnel de ces formations posent évidemment des difficultés au personnel ouvrier.Celui-ci se plaint en effet de ne pas pouvoir apprendre de façon approfondie la conduite d’une ouplusieurs autres lignes, ce qui exigerait des cycles de formation d’au moins trois jours avec un moniteurqui ne doive pas en même temps assurer la production. Une formation davantage planifiée permettraitd’éviter, affirment les opérateurs, des situations où ils sont contraints de remplacer au pied-levé uncollègue malade ou en congé sans connaître en profondeur les rouages de ce nouveau métier. Ils seplaisent à souligner que de telles situations —où ils ont l’impression de jouer les « bouche-trou »—augmentent inévitablement les taux de non-conformité (rebuts et déchets), à l’heure où l’entrepriseprétend poursuivre une démarche d’amélioration constante de la qualité...

10. Il n’existe pas chez Paturabel de procédure d’évaluation officielle pour le personnel ouvrier. Desinitiatives dans ce sens avaient pourtant été prises à Paturabel 2 où des entretiens individuels avaientété instaurés une fois par an de façon à fixer les objectifs de chacun. Ceux-ci ont très vite étéabandonnés dans la mesure où ils n’étaient que trop rarement suivis d’effets. Les ouvriers ne disposent

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dès lors aujourd’hui d’aucun feed-back sur la façon dont leur travail est évalué. C’est sans doute ce quiexplique les jugements sévères qu’ils portent sur les pratiques de promotion au sein de la firme : «onnous fait passer des entretiens mais, en fait, le choix est déjà établi à l’avance» ; «la seule façond’obtenir une promotion chez Paturabel, c’est d’être copain avec le chef», etc.

11. Cependant, les membres toujours en place de l’ancienne équipe de direction, qui peuvent se targuerde bien connaître l’entreprise, ne voient pas pourquoi il faudrait changer le modèle de GRH en vigueur,persuadés que lui seul permet de garantir la paix sociale Les délégués syndicaux sont quant à eux dansune position ambiguë : d’une part, ils cherchent à exploiter au mieux le flou existant en matière de GRH—notamment au profit des chefs d’équipe et des brigadiers, qui constituent leur base traditionnelled’adhérents— et sont, de ce fait, des acteurs à part entière de la perpétuation du modèle en vigueurdepuis les débuts de la société ; d’autre part, ils militent pour une plus grande clarté et surtout pourune uniformisation de la description de fonctions et des pratiques de rémunération dans l’entreprise, cequi leur permettrait d’étendre leur emprise sur le personnel. Sur ce plan, ils sont d’ailleurs rejoints parle responsable de la production —un homme dynamique, respecté de tous pour son expérienceaccumulée et sa présence continue sur le terrain— qui estime difficilement supportables le flou etl’indétermination actuelle des politiques menées à l’égard du personnel.

12. Depuis la reprise, en 1992, par la Compagnie Européenne de Beurre, de nouveaux acteurs sontentrés en scène : le directeur général, nommé par l’actionnaire, et le nouveau directeur des ressourceshumaines. Ce dernier, qui cherche à légitimer son poste récemment créé, organise de multiplesséminaires animés par des consultants externes sur le management participatif, la flexibilité du temps detravail, la culture d’entreprise, etc. Ses initiatives sont largement soutenues par le directeur général,sorti d’une grande école de gestion : l’un et l’autre se montrent avant tout soucieux de faire évoluerl’entreprise vers une société « du troisième type », axée sur la performance, le management de projet,les flux de communication transversale, la culture du client, la souplesse de réaction aux sollicitations dumarché, etc.

13. De nombreuses discussions ont lieu entre ces différents protagonistes. Un premier groupe—l’ancienne équipe de direction et les nouveaux directeurs—invoque la grande imprévisibilité de lademande sur le marché du beurre, rendant à ses yeux inconcevable la codification étroite des politiquesde GRH. Cependant, l’ancienne équipe de direction met surtout l’accent sur la concurrence qui devientde plus en plus vive, alors que les nouveaux directeurs soulignent plutôt l’urgence de l’adoption, dansun tel contexte, d’une stratégie de qualité : ce sont eux, d’ailleurs, qui ont entraîné l’entreprise dans unedémarche de certification. Quant au deuxième groupe —dont les porte-parole sont les représentantssyndicaux—, il n’a de cesse de rappeler que l’entreprise est aujourd’hui entrée dans un groupemultinational, qu’elle a grandi et que le processus de certification a contribué à renforcer laformalisation de la structure. Même s’il reconnaît la forte imprévisibilité du marché, il considère commenécessaire l’adoption d’une politique de GRH plus appropriée à la nouvelle structure : positionlargement relayée par le responsable de la production, qui insiste de son côté sur les progrès accomplisen matière d’automatisation des chaînes de production et sur la nécessité d’adapter la GRH au nouvelenvironnement technique.

14. La société est à l’heure actuelle traversée par un conflit social larvé autour de la question de laflexibilité du temps de travail. Le DRH souhaiterait pouvoir introduire des horaires variables enfonction des quantités à produire mais les syndicats se montrent farouchement opposés à un systèmequ’ils dénoncent comme purement arbitraire. Les positions sont très cristallisées et risquent à toutmoment de déboucher sur une action de grève, redoutée tant par le directeur général que parl’actionnaire.

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