Un Roman Inédit Du Prix Nobel de Littérature L'Enfance Inguérissable d'Albert Camus

3

Click here to load reader

Transcript of Un Roman Inédit Du Prix Nobel de Littérature L'Enfance Inguérissable d'Albert Camus

  • 19/8/2014 Un roman indit du Prix Nobel de littrature L'enfance ingurissable d'Albert Camus

    http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1994/04/16/un-roman-inedit-du-prix-nobel-de-litterature-l-enfance-inguerissable-d-albert-camus_3831038_18192 1/3

    Un roman indit du Prix Nobel delittrature L'enfance ingurissabled'Albert CamusLE MONDE | 16.04.1994 00h00 Mis jour le 19.08.2014 11h37 |

    Par Florence Noiville

    Le 4 janvier 1960, sur la route de Sens Paris, une voiture s'crasait contre

    un arbre. Albert Camus venait de trouver la mort. Une mort stupide - la

    veille, Camus avait renonc rentrer de Lourmarin par le train, et l'on

    dcouvrit dans sa poche un billet de chemin de fer inutilis. Une mort

    absurde qui, fauchant en pleine gloire un jeune Prix Nobel de 47 ans,

    illustrait tragiquement la vision que le moraliste de l'Etranger avait d'un

    monde sans dieu, sans raison, sans explication.

    Dans sa sacoche, on trouva l'bauche de ce qui devait devenir le Premier

    Homme, le roman auquel Camus travaillait alors, cent quarante-quatre

    pages traces au fil de la plume, parfois sans points ni virgules, d'une

    criture rapide, difficile dchiffrer, jamais retravaille , prcise

    Catherine Camus.

    Mme si l'on connaissait leur existence grce aux Carnets - Camus y voque

    le projet du Premier homme ds 1951 -, il est difficile, aujourd'hui, d'ouvrir

    ces pages sans une motion particulire. Comme un sculpteur qui aurait

    laiss sur la terre l'empreinte de ses mains, Camus semble partout prsent,

    derrire chaque note, chaque ajout, chaque variante. On le voit hsiter

    entre plusieurs ides, s'interroger sur la fin d'un chapitre, biffer des

    passages refaire. Chaque mot illisible, chaque point de suspension sollicite

    notre imagination. C'est l le paradoxe des uvres que la mort a

    interrompues : plus que les autres, elles ont l'apparence d'une matire

    vivante.

    L'HYMNE AU SOLEIL, LA MER, LA LUMIRE

    Et l'motion ne nous quitte gure au fil de la lecture. De cette enfance vcue

    dans un tel tat d'innocence, de ferveur, se dgage une bouleversante

    impression de puret, presque de grce. Avec l'Envers et l'Endroit, le

    Premier Homme est l'un des rares textes quasi autobiographiques d'un

    crivain qui rpugnait pourtant aux confidences. On sait qu'il devait

    prendre la forme d'un triptyque : une premire partie consacre l'enfance,

    une deuxime l'adolescence et la maturit (l'action politique, l'Algrie, la

    Rsistance), et une troisime ( la mre ), abordant notamment la

    question arabe, la civilisation crole et le destin de l'Occident .

  • 19/8/2014 Un roman indit du Prix Nobel de littrature L'enfance ingurissable d'Albert Camus

    http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1994/04/16/un-roman-inedit-du-prix-nobel-de-litterature-l-enfance-inguerissable-d-albert-camus_3831038_18192 2/3

    Nous n'aurons donc jamais que le premier tableau de cet ensemble, depuis

    la naissance Mondovi, en 1913, jusqu'aux distributions des prix, au Grand

    Lyce d'Alger, vers 1928. Mais quel salut vibrant ces annes dcisives,

    mi-distance de la misre et du soleil , cette enfance dont Camus crit ici

    qu'il n'a jamais guri ! Quel hommage l'Algrie des annes 1920,

    l'poque bnie o bicots et francaouis supportaient encore de vivre

    ensemble ! Quelle tendresse pour ces atmosphres grouillantes et colores !

    Quel hymne au soleil, la mer, la lumire !

    Certains accents lyriques rappelleront les ivresses de Noces. D'autres

    voqueront plutt l'Envers et l'Endroit, et l'ide qu' il n'y a pas d'amour de

    vivre sans dsespoir de vivre . Ici, bien sr, l'envers de la lumire, c'est la

    pauvret, la petite maison de Belcourt, ce faubourg populaire d'Alger, o

    Camus grandit entre une grand-mre autoritaire et une mre illettre,

    isole dans une demi-surdit. Une existence rude et pre o clate pourtant

    la noblesse des vies humbles, obstines, ainsi que la dette de Camus envers

    cette famille qui, par son seul silence, sa rserve, sa fiert , lui donnera

    pour toujours ses plus hautes leons .

    Mais ce qui apparat dans le Premier Homme, avec plus de force qu'ailleurs,

    c'est le vide affreux caus par l'absence du pre. La moiti du roman est

    consacr la recherche de cet homme parti un jour de 1914 dans son

    costume de zouave multicolore. Parti se faire tuer la bataille de la Marne,

    alors que son fils n'avait mme pas un an. Malheureusement, la mmoire

    des pauvres est moins nourrie que celle des riches. Elle a moins de repres

    dans l'espace puisqu'ils quittent rarement le lieu o ils vivent, moins de

    repres aussi dans le temps d'une vie uniforme et grise . Au bout du

    compte, pour Camus, il ne restera jamais de ce pre que l'clat d'obus qui lui

    a ouvert la tte, et que l'on conserve pieusement dans une bote biscuits,

    dans l'armoire, avec les cartes postales crites du front. Entre les deux

    femmes qui l'entourent, et malgr l'infinie tendresse qu'il nourrit pour sa

    mre, Camus est le seul homme, le premier homme .

    UN PRE DE SUBSTITUTION PROVIDENTIEL

    Il lui faudra s'lever au prix le plus cher , trouver seul sa morale et sa

    vrit . C'est ce parcours intrieur que retrace le Premier Homme, de

    l'innocence premire la prise de conscience de ses origines et

    l'acceptation de soi. Et, sur ce chemin sem d'embches, un pre de

    substitution surgira, providentiel : c'est Louis Germain, l'instituteur, qui,

    ayant remarqu ce garon bouillant, exceptionnellement intelligent,

    bouleversera son destin en le prsentant la bourse des lyces et

    collges .

    Il faudrait pouvoir dire quelle reconnaissance affectueuse Camus gardera

    toute sa vie pour cet homme, et l'loge de l'cole laque que constitue

    implicitement son texte. Il faudrait pouvoir rendre compte du luxe de

  • 19/8/2014 Un roman indit du Prix Nobel de littrature L'enfance ingurissable d'Albert Camus

    http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1994/04/16/un-roman-inedit-du-prix-nobel-de-litterature-l-enfance-inguerissable-d-albert-camus_3831038_18192 3/3

    dtails, de la prcision inoue des souvenirs, des motions, des sensations,

    qui font le prix de ce tmoignage : les siestes obliges dans le mme lit que

    la grand-mre, lorsqu'il sentait prs de lui l'odeur de chair ge , la cave

    puante et mouille o les enfants s'changeaient les berlingots la

    menthe, le gros fils du boucher surnomm Gigot, la cravache grossire qui

    lui cinglait les fesses lorsqu'il rentrait tard de la plage, les premires

    lectures, l'Intrpide, les Pardaillan (comme Sartre !) o il s'exaltait des

    histoires d'honneur et de courage...

    Camus aurait aujourd'hui 80 ans. Si l'on a attendu trente-quatre ans pour

    publier cet ultime crit, c'est comme l'explique Roger Grenier, que l'on

    doutait de ce qu'un texte imparfait pouvait apporter sa gloire . C'est

    aussi qu'il fallait laisser s'essouffler les critiques qui prtendaient dmontrer

    les limites de son humanisme.

    Aujourd'hui, au contraire, ce dernier Camus constitue un document

    exceptionnel sur la formation d'une des plus hautes consciences du sicle,

    sur son histoire, son caractre, les ferments de sa pense. Tout Camus est

    l, en germe, dans l'enfant qui grandit sous nos yeux : la sensibilit, la

    loyaut, la gnrosit, la droiture, la responsabilit, la fiert, la soif d'absolu,

    l'exigence... Et aussi une avidit de vivre qui coexiste toujours avec un

    chagrin sourd, inextinguible, comme la basse continue de son existence.

    Florence Noiville

    Journaliste au Monde