Sur l’Existentialisme de Sartre (2), par René Fouéré

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  • 7/28/2019 Sur lExistentialisme de Sartre (2), par Ren Four

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    Sur lexistentialisme de Sartrepar Ren FOUERE.

    (Suite.)

    On a souvent reproch Sartre davoir donn de lhomme une

    image rpugnante, davoir mis cruellement nu tout ce quil y a enlui de calcul, de bassesse, de lchet et de perversit. Son brutalralisme a heurt violemment des esprits qui se faisaient d'eux-mmeset dautrui un portrait flatteur. Je ne cherche pas nier quen ce quime concerne, les peintures que nous fait Sartre de maints personnagesde sa littrature ou de son thtre, me causent un malaise insurmontable. Et la trs large diffusion de pareilles peintures me paratappeler de srieuses rserves. Je ne saurais toutefois oublier quuneconception trop idalise de lhomme ne va pas non plus sans degraves prils. 11 y a des limp idits trom peuse s et K rishn am urti lui-

    mme a plus dune fois parl de la ncessit de remuer la vase profonde de cet tang que nous sommes et dont la fausse transparenceau voisinage de la surface, dans les moments de repos, nous abuse.II y a des gens qui ne savent pas pourquoi ils prennent tant dintrt lire, dans les journaux qui vont complaisamment au-devant de leurcuriosit, le rcit dtaill des crimes des autres. Et, pour lavenir dumonde, il serait bon quils le sachent; il serait bon quon leur fassedcouvrir quils sont en puissance ces criminels mmes aux exploitadesquels ils accordent une si malsaine attention; il serait bon quilsappellent enfin par son nom la trouble satisfaction quils retirent de

    leurs lectures. Comment peut-on se dlivrer de ses poisons intimes

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    si on ne les a pas dabord reconnus et inventoris? Jcrivais rcemment que cest en prenant conscience de notre propre inhumanitque, paradoxalement, nous commenons devenir humains.

    Ce nest pas tout. Ceux qui auront la patience de lire Sartre, detrs prs, auront le sentiment quil nabaisse lhomme quen apparence par les descriptions quil en fait. Et je ne parle pas ici deloccasion que Sartre'fournit son lecteur de saffranchir de ses taresen lui en rvlant lexistence. Non, il y a bien plus que cela dans la

    pense de Sar.tre. Il y a lide d un e noble sse de lhom m e qui servle au cur mme de ce que nous sommes tents dappeler, lalgre, sa bassesse et sa cupidit. Bien significatives sont cet gardles lignes que Sartre crit en manire de conclusion morale lexposquil nous fait de sa psychanalyse existentielle :

    La psychanalyse existentielle est une description morale, carelle nous livre le sens thique des diffrents projets humains; ellenous indique la ncessit de renoncer la psychologie de lintrt,

    comme toute interprtation utilitaire de la conduite humaine, ennous rvlant la signification IDEALE de toutes les attitudes delhomme. Ces significations sont par del lgosme et laltruisme,

    par del aussi le s com porte m ents dits DESIN TERESSES. L hom m e sefait homme pour tre Dieu, peut-on dire, et lipsit, considre dece point de vue, peut paratre un gosme; mais prcisment parcequil ny a aucune commune mesure entre la ralit humaine et lacause de soi quelle veut tre, on peut tout aussi bien dire quelhomme se perd pour que la cause de soi existe. On envisagera touteexistence hu m aine com me une passion, le trop fame ux amou r-

    p rop re n tan t qu un m oyen librem ent choisi parm i d au tres pourraliser cette p assion. Et e nco re : T ou te ralit e st une p assion,en ce quelle projette de se perdre pour fonder ltre et pour consti-tueir du mme coup lEn-Soi qui chappe la contingence en tantson propre fondement, lEns causa sui, que les religions nommentDieu. Ainsi la passion de lhomme est-elle inverse de celle du Christ,car lhomme se perd en tant quhomme pour que Dieu naisse. Maislide de Dieu est contradictoire et nous nous perdons en vain;liiom m e est une passion inutile.

    Inutile, peut-tre, mais assurment grandiose et qui lui fait honneur. Ces textes de Sartre ont un accent trangement sacrificiel etreligieux, au sens le plus traditionnel de ce dernier terme.

    Je suis daccord avec Sartre quant limpossibilit o se trouvele Pour-Soi dtre la fois pleinement soi et conscient de soi. Sur ce

    po in t, m on sens, S artre a vu profond e^ mis jo ur une vrit prem i re, dont les hom m es m ettron t lo ngte m ps se persuader.Est-ce dire que la condition.de lhomme soit totalement dsespre,quil ny a de place que pour lchec? Je ne le crois pas. Car, ce quiest au principe mme de lchec du Pour-Soi, cest sa volont dtre

    quelque chose. Et cette volont salimente du sentiment quil a dtreprsen t lu i-mme. Mais ne peut-on tr e conscience sans tre conscience de soi, jentends conscience rflexive, qui cherche se prendreelle-mm e pou r ob jet ? Dans ce cas, le sujet cessant d e sap pa ratre lui-mme, peut devenir pleinement soi sans cesser dtre conscient.Je veux dire dtre purement conscient. Cest l me semble-t-il le sens

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    mme de la libration krishnamurtienne. La contradiction cesse parceque le moi a cess, et le Pour-Soi, pour parler comme Sartre, devientfluidit totale, se dprend totalement de sa condition visqueuse. Cetteralisation, nous dit Krishnamurti, ne peut tre obtenue gnralementque d ans un paroxy sm e de d tresse et d e solitude. N est-ce pas ce *que pressent Sartre quand il nous dit que la vie authentique, cest--

    dire la vie de ltre qui ralise, qui assume pleinement sa libert,commence au del du dsespoir? Cest cette vie authentique qui estaussi, aux yeux de S artre, la' vie vritablem ent m orale. K rishnamurtidisait rcem m ent : La vie recherche p ositivem ent, en term es dumoi et du mien, contient conflit et destruction. Lorsquon met fin ce non-vouloir positif, agressif, la conscience de la peur, de la mort,du nant apparat. Mais si la pense peut slever au-dessus de cette

    peur, la dpasser, alo rs il y a lult im e rali t . N y a-t-il pas dansluvre de Sartre une description de cette conscience de peur, demort, de nant, qui vient au moi lorsquil ralise son essentielle

    co ntrad iction ? Le s tn b res de S artre ne sont-e^lles pas le seuil d unecond ition lumineuse ? Ajoutons que S artre, dan s la logique m m e deson analyse, slve la conception dun amour qui serait pur engagement sans rciprocit attendue, qui serait l ibre don et sinterdiraitdaliner la libert dautrui, de transformer autrui en chose. Cest laconception mme que Krishnamurti nous propose de lamour.

    Une critique de la conception sartrienne qui se voudrait radicale,se devrait, je pense, de rechercher comment surgit cette distance soi-mme qui est implique dans la conscience de soi et aurait tablir dans quelle mesure lintuition que nous avon s de c ette distance,de ce recul, constitue la preuve valable, la garantie certaine dunelibert sans limite. Elucider ce point serait une entreprise qui ne lecderait gure, en envergure, lentreprise njme de Sartre.

    Jestime avec M. Troisfontaines que Sartre saventure quelquepeu lo rsquil rige son en-soi en absolu et le coupe de tou te s rela tions.Et quil saventure encore davantage en affirmant que cet en-soi estnon-conscient, inerte et massif, simplement parce quil est autre quenotre conscience. Certes, nous imaginons mal que lencrier, dont lunitest dailleurs purement artificielle, se pose des questions son propre

    sujet, mais il se peut que notre imagination soit courte. Si lencrierna pas dunit naturelle, i l nen va pas de mme des atomes qui leconstituent, et nous navons aucune preuve certaine que ces atomessoient totalement dnus dune forme au moins obscure de conscienceindividuelle. Jajouterai que la plnitude de lencrier ou de la chaisenest, au regard du physicien moderne, quun vide quasi-absolu Et jene puis mempcher de voir, dans la faon dont Sartre considre lesen-soi, une rminiscence dun ralisme naf, prscientifique, une sortede remise en vigueur de ce mythe de la substance dans lequel Sartre

    ambitionne prcisment de ne pas verser.

    Je ferai observer encore que si la conscience est un nant auregard de len-soi, il ne sensuit peut-tre pas quil faille voir en elleun n an t absolu. L o Sartre dc ouv re un vide, les Hindo us - letexte que jai cit plus hau t en tmoigne voient une suprm er alit vau del des formes, c'est--dire au del de la man ifestation.

    Quoi quil en soit, je tiens personnellement Sartre pour un

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    penseur d une exceptionnelle envergure, capable de soute nir la com parais on avec le s plu s grands philosophes du pass. E t se s adversaires, aux prises avec le formidable cheveau de penses que constitue son ouvra ge L E tre et le N an t , au ron t assurm ent d u fil

    retordre.Je me disais dernirement que la raison na quun rle modeste,

    mais prcieux : celui dtre le balayeur qui balaie devant la porte delinfini. Je crois que ce rle est aussi celui de Sartre et que ceux quilaccusent de ne projeter que poussire et gravats ne ralisent pasque si son uvre parat tellement cre, cest parce quelle constitueune prodigieuse liquidation de valeurs qui sont mortes et que, pardistraction, nous continuions de presser sur notre cur comme si ellesavaient encore t vivantes.