RIMBAUD || LA VÉRITÉ TUE : UNE LECTURE DE « CONTE »

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Armand Colin LA VÉRITÉ TUE : UNE LECTURE DE «CONTE » Author(s): Barbara Johnson Source: Littérature, No. 11, RIMBAUD (OCTOBRE 1973), pp. 68-77 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704335 . Accessed: 15/06/2014 09:41 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.176 on Sun, 15 Jun 2014 09:41:48 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

LA VÉRITÉ TUE : UNE LECTURE DE «CONTE »Author(s): Barbara JohnsonSource: Littérature, No. 11, RIMBAUD (OCTOBRE 1973), pp. 68-77Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704335 .

Accessed: 15/06/2014 09:41

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Barbara Johnson, Yale University.

LA VÉRITÉ TUE : UNE LECTURE DE « CONTE »

Tout ce qui est bon et tout ce qui est beau dépend de l'illusion : la vérité tue - qui plus est, elle se tue elle-même.

Nietzsche, Le Livre du philosophe 1.

L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occi- dent. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais.

Rimbaud, L'Impossible #.

Il est difficile d'apprécier sans vertige l'étendue de notre insécurité devant les Illuminations de Rimbaud. Ce recueil, qui n'en est peut-être pas un, dont Valéry disait qu'il « ne ressemble à rien » 3, nous présente non pas tant un monde étrange mais le fait que nous y sommes étrangers, et « pour l'étranger de notre temps la reconnaissance est impossible » 4. La Sorcière se tait, le brahmane est parti, les clefs ne sont mentionnées que pour nous être refusées, les ponts ne sont dessinés que pour être anéantis, et nous ne connaissons même pas - est-ce un hasard? - l'ordre des poèmes, ni la date de leur composition, ni même la signifi- cation du mot « Illuminations », qui n'est pas la partie la moins obscure de l'œuvre. En réalité, ces précisions ne nous auraient sans doute pas avancés, mais elles auraient changé la nature de notre égarement.

La façon dont nous ne comprenons pas Rimbaud nous oblige à réapprendre à lire. Tout notre fardeau critique déposé, « les voix instruc- tives exilées » 5, nous pouvons croire que, « armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes » 6 des Illuminations. Cette naïveté, sans doute aussi illusoire que tout le savoir dont elle suppose l'absence,

1. Nietzsche, Le Livre du philosophe, trad. A. Marietti, Aubier-Flammarion, 1969, p. 203.

2. Rimbaud, Œuvres, Garnier, 1960, Éd. S. Bernard, « L'Impossible », Une Saison en Enfer , p. 208. Les références des textes cités renvoient à cette édition.

3. Valéry, Œuvres, Pléiade, 1957, Éd. Jean Hytier, t. I, p. 689. 4. « Villes », Illuminations, p. 280. 5. « Jeunesse », Illuminations, p. 297. 6. « Adieu », Une Saison en Enfer, p. 241.

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nous permet au moins de dire que nous venons « ignorer tout haut » 7; c'est-à-dire, de commencer : d'entrer dans le texte de Conte .

CONTE

Un Prince était vexé de ne s'être employé jamais qu'à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.

Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté I Sous le sabre, elles le bénirent. Il n'en commanda point de nouvelles. - Les femmes réapparurent*

Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les liba- tions. - Tous le suivaient.

Il s'amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. - La foule, les toits d'or, les belles bêtes existaient encore.

Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté 1 Le peuple ne murmura pas. Personne n'offrit le concours de ses vues.

Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d'une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et complexei d'un bonheur indicible, insupportable même! Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n'auraient-ils pas pu en mourir? Ensemble donc ils moururent.

Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince.

La musique savante manque à notre désir 8.

Ce texte, tissé de leurres et de feintes, bondissant et se retournant d'ellipse en ellipse avec la sérénité d'une énigme, se tend et se soustrait, de par sa limpidité même, à tout « horrible travailleur » qui s'y attache. Car la difficulté de ce poème ne vient pas, comme dans la plupart des Illumina- tions, d'une juxtaposition déconcertante de mots, mais de la complexité des questions qui le constituent et qui en sont déjà une lecture.

La diversité des interprétations qu'a suscitées ce texte, énumérées par S. Bernard dans son édition des Œuvres de Rimbaud 9, est peut-être moins frappante que leur accord sur la question à poser : elles demandent toutes : Qui était le Prince? (Verlaine? Rimbaud? Julien l'Apostat?) et qui était le Génie? (Rimbaud? son double? le Génie de l'Empire?). Or, le texte y répond aussi, mais de façon à changer la question : « Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince. » Désormais, nous sommes pris dans un cercle où la réponse ne fait que ressusciter la question, qui renaît de ses cendres comme les femmes et les belles bêtes du conte. Loin de nous informer sur l'identité de ses deux « personnages », le texte

7. Valéry, op. cit., p. 1295. 8. « Conte », Illuminations, p. 259-260. 9. Note, p. 485.

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subvertit la notion même d'identité. L'équivalence qu'on a cherché à établir entre un personnage et un réfèrent extra-textuel se crée au contraire entre les deux « personnages »; c'est-à-dire que, posée telle quelle, la question de l'identité ne provoquera qu'un renvoi au texte. Et ce renvoi, tout en bloquant la recherche d'une signification allégorique en dehors du texte, change les données de l'allégorie.

Si le Prince et le Génie ne sont finalement que des mots, quel genre de ressemblance peut bien fonder l'affirmation de leur équivalence? Leur commun dénominateur ne peut se trouver que dans le langage. En effet, ces deux mots sont apparentés par leur étymologie. « Prince » vient du latin princeps , lui-même dérivé de primus (premier), capere (prendre); « Génie » vient du latin genere (engendrer). Les racines étymologiques de Prince et de Génie renvoient, dans les deux cas, à l'idée même de racine, d'origine ou de genèse. Par son étymologie le mot « prince » s'apparente, d'ailleurs, à plusieurs autres termes qui jouent des rôles importants dans l'œuvre de Rimbaud : « principe », « printemps » ( primus tempus), « primitif », et « premier ». Avec une nostalgie désabusée pour la « sagesse première et éternelle » 10 de l'Orient et pour la « franchise première » 11

qui n'a sans doute jamais existé, et un mépris déchirant pour tout ce qui prétend s'ériger à leur place, le texte de Rimbaud déconstruit, sans en perdre le désir, tout ce qui se dit commencement, origine, fondement, centre.

Racine est le pur, le fort, le grand. - On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd'hui aussi ignoré que le premier venu auteur d'Origines 12.

Dans ce texte, dont la complexité ironique est inépuisable, le choix même du nom de Racine n'est sans doute pas un hasard, puisqu'il s'agit juste- ment de la notion de racine, d'origine. La possibilité de retrouver l'origine est mise en question par le fait que le premier auteur ď Origines - l'origine des Origines - est inconnu. Tout écrit qui prétend parler d'une origine devient donc fiction, fable, conte . « Au commencement était la fable », écrit Valéry 13. Rimbaud était d'ailleurs conscient du jeu textuel de ce passage, puisqu'il continue : « Ni plaisanterie, ni paradoxe. »

Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la nais- sance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers - Noël sur la terre 14 !

Ce désir de saluer l'avènement du nouveau est exprimé dans des termes qui font éclater les notions mêmes de commencement et de fin. En substi- tuant l'adoration à la superstition, rien ne sera changé. Et l'on ne peut pas être premier à adorer Noël sur la terre - l'expression même est un

10. « L'Impossible », Une Saison en Enfer , p. 236. 11. «Angoisse», Illuminations , p. 289. 12. Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871, dite « du Voyant », p. d4o. 13. Valéry, op. cit., p. 394. 14. « Matin », Une Saison en Enfer , p. 239. C'est moi qui souligne.

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cliché se référant non à l'avenir mais à une répétition du passé. On n'a pas de mots pour décrire le nouveau .

A tout ce qui prétend régner, sur les hommes ou sur les idées, Rim- baud s'écrie : « Périssez 151 » « Plus de foi en l'histoire, l'oubli des prin- cipes 16. » Même le printemps, qui devrait venir renouveler le cycle tempo- rel des saisons, ne lui apporte que « l'affreux rire de l'idiot 17 . » C'est peut-être cette conjonction d'illusions que sont le Prince et le Printemps qui explique la double invocation énigmatique du poème « O saisons, ô châteaux » - les saisons, le cycle dans lequel le printemps n'est jamais un « premier temps », ne produisent que l'illusion d'un commencement dans le temps, et les châteaux, habitats de Princes qui se croient maîtres de l'univers, ne sont que l'illusion d'un centre dans l'espace.

Tous les « premiers » sont subvertís par Rimbaud, jusqu'à l'idée de « première personne ». Sans parler du « Je est un autre », la certitude qu'a le sujet d'être l'origine de sa propre parole est grammaticalement démentie par le poème « Age d'or » (titre qui exprime lui-même l'idée d'origine perdue) :

Quelqu'une des voix Toujours angélique - Il s'agit de moi, - Vertement s'explique 18.

Le texte de Rimbaud s'organise autour d'un centre vide, d'une origine à la fois partout et nulle part, d'une « autorité » furieusement rejetée et ardemment recherchée.

Comment lire, dès lors, le titre, Conte , le premier mot par excellence, sans soupçonner que son autorité sera une des cibles les plus criblées de l'ironie de Rimbaud? Au lieu de nommer un sujet, le titre de ce poème désigne un genre d'écriture. Pourquoi, à l'intérieur d'un recueil de poèmes en prose, c'est-à-dire, de l'entreprise littéraire la plus moderne, la plus anti-traditionnelle, Rimbaud a-t-il eu recours au genre de prose le plus ancien, le plus conventionnel? Justement pour « illuminer » ou pour « enluminer » (ce qui revient au même) la nature des conventions, des « rails et des poulies invisibles » 19 qui font fonctionner ce genre. Car « l'éclairage revient à l'arbre de bâtisse » 20, la Vision de la beauté est « sur le chantier » 21, et la « clef de l'amour » - ou de la poésie - n'est pas quelque chose qui l'ouvre à une nouvelle compréhension, mais une clef dans le sens musical, une nouvelle façon de le chanter - une façon qui révèle qu'il n'est que chant. « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé; un musicien même 22... » C'est peut-être cette « mise en abyme » (« poème en prose ») de tout ce qui l'a précédé,

15. « Qu'est-ce pour nous, mon cœur... », p. 171. 16. « Nuit de l'enfer », Une Saison en Enfer, p. 221. 17. Dédicace à Une Saison en Enfer , p. 211. 18. « Age d'or », p. 162. 19. « Villes », Illuminations, p. 276. 20. « Veillées », Illuminations, p. 281. 21. « Being Beauteous », Illuminations , p. 263. 22. « Vies », Illuminations, p. 264.

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cette « fin du monde, en avançant » 2S, qui caractérise la tentative de Rimbaud dans les Illuminations , où la « région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements » 24 est un concert de textes, où la mer est toujours un « Poème de la Mer » 25 - « troublée par la naissance éternelle de Vénus » 26, et où les « villes » sont à la fois l'illusion d'une construction et la (dé)construction d'une illusion.

Examinons donc la façon dont ce texte révèle, en les disloquant, les conventions de la narration. Dans un conte, écrit France Vernier dans son article sur « les Disfonctionnements des normes du conte dans Candide » 27, on exige et attend comme une " loi du genre

" :

1. Que l'enchaînement des événements soit donné comme fan- taisiste sans souci de légitimation par la " vraisemblance " que l'on exige dans le roman [...]; 2. Une accumulation d'aventures [...] défiant ce qu'il est convenu d'appeler " possible dans la vie 3. Des interventions ou événements surnaturels ou miraculeux; 4. Que les " personnages " [...] y soit donnés comme convention- nels; 5. Que la fiction y soit exhibée comme telle constamment [...]; 6. L'absence délibérée de toute référence à l'Histoire ou à la géographie [...] Le conte " se passe " en des temps et des lieux définis par la convergence du mythe et de Tatemporalité (une chaumière dans la forêt, un pays lointain, et " il était une fois ").

Une application rapide de ces « normes » révèle que notre texte y conforme assez bien. L'essentiel de la formule « Il était une fois » subsiste dans l'article indéfini (« un Prince ») et dans l'imparfait de verbe être (« était vexé »). La conventionalité des personnages est suffisamment indiquée par leurs majuscules. L'apparition inattendue d'un Génie ou d'une Fée ne serait surprenante que par son absence. Et, bien qu'il soit tout à fait « possible dans la vie » qu'un prince massacre ses sujets, et même qu'ils l'en bénissent, leur renaissance subséquente appartient plutôt au domaine du surnaturel.

Mais ces « lois » du conte ne sont que la façon dont il se distingue du roman. Tandis que le roman prétend présenter une réalité immédiate, le conte est construit de conventions que nous acceptons comme telles. Il reste cependant à examiner les conventions qui passent inaperçues, celles qui fondent toutes les formes de narration, car ce sont celles-là qui sont dévoilées par le conte de Rimbaud.

D'abord, l'idée des « personnages ». C'est un lieu commun de la critique moderne que les « personnages » ne peuvent plus habiter que des guillemets. Mais quels que soient leur degré de fictivité, leur manque d'entrailles, ou leur fonction rhétorique, l'illusion qu'ils sont des entités distinctes est normalement maintenue par la narration, qui en a besoin

23. « Enfance », Illuminations, p. 257. 24. « Villes », Illuminations , p. 277. 25. « Le Bateau ivre », p. 129. 26. « Villes », Illuminations , p. 276. 27. In Littérature , n° 1, février 1971, p. 16.

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pour filer ses « événements ». (« Nous fûmes deux, je le maintiens », dit Mallarmé 28.) Or, dans l'affirmation « le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince », ce qui est déconstruit, c'est justement cette nécessité de distinguer entre les actants. En donnant la fonction de sujet tour à tour au Prince et au Génie, le conte ne dit pas que l'un des deux était imaginé par l'autre, mais que leur existence n'était qu'une illusion créée par les propriétés du langage. « Le Prince était le Génie » n'est troublant que parce que nous croyons à la narration. Si Rimbaud avait écrit « Le Prince était un génie », personne ne se serait étonné : nous aurions cru à la poésie.

Encore une atteinte, donc, à ce pauvre « personnage qui n'en finit pas de mourir », comme l'a écrit Claude Duchet 29. Mais l'expression « per- sonnage qui n'en finit pas de mourir » s'applique littéralement au Prince dans ce conte. En donnant deux fins à son histoire, Rimbaud subvertit la notion même de fin. Car si « l'enchaînement des événements » dans un conte est normalement « donné comme fantaisiste sans souci de légitima- tion par la " vraisemblance " », la linéarité de l'intrigue, ou, de même que pour les personnages, V exclusivité des événements, n'est jamais mise en question. L'intrigue d'un conte ne comporte d'alternatives que chez Propp. Que les femmes assassinées réapparaissent et que les toits brûlés existent encore, nous appelons cela de la magie. Mais quand la même magie opère sur la narration elle-même, quand le conte recommence après sa fin, nous sentons que ce n'est plus nous qui lisons le conte, mais le conte qui nous lit, et qui défait notre façon de le lire.

Il y a encore un élément dans notre texte qui n'entre pas facilement dans le code traditionnel du conte : c'est la probabilité. Un lecteur réaliste pourrait objecter à la notion d'un choix de fins que, puisque la première fin n'était que « probable », elle n'a finalement pas eu lieu, et que l'in- trigue ne se dédouble donc pas. La phrase « Ensemble donc ils moururent » n'est après tout que la réponse à une question rhétorique. Mais qu'est-ce que cette intrusion de la probabilité et de la logique révèle sur un discours dont elles sont normalement exclues? D'une part, elle indique que, bien que n'étant pas « vraisemblable », le conte est quand même conforme à une certaine prévisibilité, que le lecteur qui connaît ses conventions sait parfaitement à quoi s'attendre 30. Tout en négligeant la vraisemblance psychologique et le genre de probabilité dérivés d'une étude de la « réalité », le conte, en répétant toujours le même genre d'histoire, crée sa propre probabilité. Mais qu'est-ce que la probabilité scientifique, sinon la géné- ralisation de certaines répétitions, elles-mêmes déjà des constructions de l'esprit, c'est-à-dire des contes? Si la question « Comment n'auraient-ils pas pu en mourir? » est rhétorique, la rhétoricité de la question « Comment n'aurais-je pas pu...? » ne l'empêche pas de servir d'alibi à tous les actes

28. Mallarmé, « Prose », in Œuvres , Éd. H. Mondor et G. Jean- Aubry, Pléiade, 1945, p. 56.

29. Duchet, Claude, « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », Littérature , n° 1, février 1971, p. 5. 30. C'est cette même prévisibilité que signale Diderot dans Ceci n'est pas un

conte, en faisant dire à son narrateur : « Mais je n'ai peut-être rien à vous dire que vous ne sachiez mieux que moi. » Et tout le plaisir du conte est révélé par la réponse : « Qu'importe, allez toujours » (Diderot, Œuvres romanesques , Garnier, éd. H. Benac, 1962, p. 796-797).

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imaginables, en faisant appel à une « nature humaine ». Même à l'intérieur de ce conte, la probabilité se dénonce comme fiction : la fin probable de l'histoire n'est pas nécessairement celle qui a eu lieu. Ce n'est d'ailleurs pas le seul texte de Rimbaud dans lequel le discours scientifique ou logique est mis sur le même plan que celui du conte. Dans « Angoisse » il parle des « accidents de féerie scientifique » 31, et dans « Mauvais Sang » il écrit :

Ohi la science I On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, - le viatique, - on a la médecine et la philosophie, - les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangés 32.

La « statistique » est « folle » 33 et il n'y a pas de différence entre un « compte de faits » et un « conte de fées ». (« Conter » et «compter» viennent d'ailleurs de la même racine latine, computare , « Penser ensemble ».)

Dans le texte de Rimbaud, les sophismes sont toujours « les sophismes de la folie » 34 : la science est un conte, la logique est un conte, la critique littéraire est un conte. Comment ne pas sourire en lisant cette note de Suzanne Bernard sur Conte : « Ce poème a donc probablement été écrit, soit tout de suite avant la Saison en enfer , soit peu après 35 »?

Tout ce que nous venons de dire, au lieu de dévoiler la vérité du texte, ne fait qu'invalider d'avance la valeur de vérité de toute lecture, y compris la nôtre. Mais qu'importe, errons toujours. Puisqu'il est juste- ment question de vérité dans ce texte, nous trouverons peut-être une autre façon de ne pas la dire.

« Un Prince était vexé [...] Il prévoyait [...] et soupçonnait [...]. Il voulait voir [...], il voulut [...]. Il possédait [...] ». Le pouvoir du Prince est tout d'abord grammatical : il est le sujet de toutes les phrases du premier paragraphe. Dès le début, il est posé comme lecteur d'un ici-maintenant qui ne le satisfait pas, et qu'il soupçonne de lui cacher une vérité. « Cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe », à la fois discours indirect du Prince et expression démonstrative qui nous implique, n'est que supplément, agrément, à un « essentiel » qui manque. Et cet essentiel semble se cacher ou bien dans l'avenir (« Il prévoyait ») ou bien sous la surface des choses (« Il soupçonnait ») - dans le progrès ou dans la profondeur. En tout cas, il n'existe pas ici , où il n'y a que « cette complai- sance ».

Bien avant l'apparition du Génie, la vérité est désignée en termes d'accouplement : « d'étonnantes révolutions de l'amour », « l'heure du désir et de la satisfaction essentiels ». La « complaisance », la conjonction gratuite de deux termes qui n'ont rien d'essentiel en commun et qui peut être agrémentée ou améliorée, doit être radicalement bouleversée pour amener une parfaite adéquation entre le désir et la satisfaction. Si le Prince ne manque ni de désirs ni de satisfactions, leur simultanéité et leur

31. « Angoisse », Illuminations, p. 284. 32. « Mauvais Sang », Une Saison en Enfer , p. 214. 33. « Ville », Illuminations , p. 274. 34. « Délires II », Une Saison en Enfer , p. 233. 35. Note, p. 485. C'est moi qui souligne. Je laisse au lecteur le soin de relever

tous les emplois du mot « donc » dans mon propre texte.

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correspondance essentielle lui échappent. Ce qu'il cherche, c'est « l'amour réalisé du désir demeuré désir » 36.

« Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. » L'indécision de cette voix qui surgit du conte comme pour refuser de prononcer un jugement - mais, en réalité, pour se donner le droit de juger - est un leurre. Son hésitation elle-même constitue une affirmation : la recherche de la vérité est une affaire de piété.

Pour accomplir ses « étonnantes révolutions de l'amour », le Prince instaure donc un programme frénétique d'extermination. Mais les « révo- lutions » prévues par le Prince rejoignent très précisément leur sens étymologique : en essayant de détruire le passé, le Prince ne provoque que son retour . Ses sujets redeviennent les sujets des phrases qui défi- nissent les limites de son « pouvoir humain ». Car le Prince essaie d'effacer un (con)texte sans lequel il n'a cependant pas de sens. Il ne peut pas effacer le texte sans éliminer sa propre fonction, et puisque cette fonction est donnée, le texte continue à réapparaître pour la confirmer. La limite du pouvoir du Prince, c'est justement son incapacité de se faire contredire. « Sous le sabre, elles le bénirent. » « Le peuple ne murmura pas. »

« Personne n'offrit le concours de ses vues. » Mais quelles sont les « vues » du Prince? Elles ne sont désignées que de façon elliptique dans le texte. D'une part, les « vues » du Prince sont attachées non pas au verbe « voir », mais au verbe « prévoir », et prévoir, c'est précisément espérer en ce qu'on ne voit pas. Mais d'autre part, « ses vues » sont sans doute impliquées par la phrase exclamative, « Peut-on s'extasier dans la des- truction, se rajeunir par la cruauté! » Cette phrase, comme la première phrase du « Sonnet du cygne » de Mallarmé, en se terminant par un point d'exclamation au lieu d'un point d'interrogation, est faite pour susciter et rendre impossible la réponse « oui » ou « non ». La question est présente , mais elle n'est pas posée . Là où la question provoquerait une décision, une fin, l'exclamation n'exprime qu'un désir - un désir de poser la question.

Mais les termes qui décrivent l'objet de la quête du Prince ont changé. Le Prince désire maintenant « s'extasier » et « se rajeunir ». Quel est le rapport entre ces deux verbes et son désir initial de « voir la vérité »? « S'extasier », de par son étymologie, signifie « se déplacer », « être hors de soi », se libérer des contraintes des sens, du corps, de l'espace. « Se rajeunir » signifie, parallèlement, une libération des contraintes tempo- relles, un renversement de la marche irréversible du temps. Le désir du Prince de « voir la vérité » se transforme ainsi en un désir d'échapper à la mort. Nous verrons plus loin quelle est la nature du rapport postulé par le texte entre la mort et la vérité.

« Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut... » Par rapport aux paragraphes précédents, ce paragraphe se signale par une accumulation d'articles indéfinis (« un soir », « un Génie », « une beauté », « un amour », « un bonheur ») et d'adjectifs négatifs (« ineffable », « inavouable », « indi- cible », « insupportable »). Si l'insatisfaction du Prince provient des défi- nitions auxquelles il ne peut pas échapper, le Génie au contraire semble appartenir à une sphère radicalement autre, indéfinie et indéfinissable,

36. Char, René, « Partage formel », Fureur et Mystère , Gallimard, 1962, p. 76.

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en dehors du langage. Et puisque c'était justement le langage qui empê- chait la conjonction essentielle entre désir et satisfaction, le Prince semble avoir enfin rencontré la Vérité. Mais l'apparition du Génie se transforme tout de suite en apparence, en signe de fiction, puisque la promesse qui ressort de sa physionomie et de son maintien n'est qu'une lecture possible, une interprétation du Prince. « Le beau, disait Stendhal, est une promesse de bonheur. » « La promesse d'un amour multiple et complexe » n'est qu'un reflet du désir du Prince, qui, ayant trouvé que les « révolutions de l'amour » n'amenaient que le retour du même, prévoit maintenant le bonheur, non dans un simple renversement du présent, mais dans une complication à l'intérieur du présent. (On ne peut pas s'empêcher de penser que cette progression de la destruction à la complication décrit la tentative de Rimbaud tout autant que celle du Prince.) Les mots « inavouable » et « insupportable » renvoient eux aussi non pas à quelque essence du Génie, mais à la satisfaction possible qu'entrevoit celui qui le contemple. La beauté du Génie n'est en fait « inavouable » que par le Prince. Même les mots « ineffable » et « indicible », au lieu de situer le Génie en dehors du langage, ne s'appliquent qu'à celui qui en parle , au Prince qui ramène le Génie au langage, en disant son impuissance à le dire.

Au moment précis où le Prince croit rencontrer une vérité en dehors du langage, le récit se transforme en pur langage : à partir du mot « pro- bablement », le conte ne parle que de lui-même, de la nature de ses conven- tions et de ses conditions d'existence. Le moment d'union entre le Prince et le Génie, qui semble se produire grammaticalement par le double sujet du verbe « s'anéantirent », ne peut pas être raconté autrement que comme une simple probabilité. Car cette union, cette « santé essentielle », cette correspondance parfaitement adéquate entre un signifiant et un signifié, en transformant l'arbitraire du signe en nécessité, ne peut qu'anéantir , précisément, le conte lui-même. « L'heure du désir et de la satisfaction essentiels », c'est l'heure de la fin du langage. Et la fin du langage, c'est la mort, le silence. « Comment n'auraient-ils pas pu en mourir? » On ne peut pas « posséder la vérité dans une âme et un corps » 37 - sans en mourir. Car la vérité, c'est, justement, la mort; vérité qui, au moment où nous la rencontrons, nous possède. Dans sa tentative pour « s'extasier » et pour « se rajeunir », le Prince, désirant échapper à la mort, ne cherchait donc pas la vérité : il cherchait au contraire à V éviter. La recherche de la vérité était peut-être bien une aberration de la piété; mais la piété est toujours une aberration de la vérité. « Toute possession de la vérité », dit Nietzsche, « n'est au fond qu'une conviction de posséder la vérité. »

A la question : est-il permis de sacrifier l'humanité à une folie, on devrait répondre non. Mais pratiquement cela arrive, parce que le fait de croire à la vérité est précisément folie 38.

Quoique inévitable si la rencontre entre le Prince et le Génie avait abouti à la « santé essentielle », la mort apocalyptique du couple devient une fiction de la fiction, dénoncée comme telle par la survie du Prince. Puisque

37. « Adieu », Une Saison en Enfer, p. 241. 38. Nietzsche, op. cit., p. 205.

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le conte n'est pas arrivé à dire la vérité, il peut et doit continuer. Et il continue pour expliquer sa propre impuissance à finir. Car au lieu de constituer une essence, le Prince et le Génie ne sont que des reflets, des signes, l'un de l'autre. « Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince. » Au lieu de l'union désirée entre un signifiant et un signifié, le texte n'en- gendre qu'un jeu de renvois entre deux signifiants. La quête du Prince, la question constitutive qui fonde le texte est en réalité une énigme, où la réponse (le Génie) n'est qu'une nouvelle façon de désigner la question. L'énigme allégorique de Conte est donc une allégorie de l'Énigme, d'une recherche de la vérité qui ne trouve que son propre reflet. Le « mot » de l'énigme n'est, littéralement, rien d'autre qu'un mot. Le rapport entre question et réponse est ainsi, fatalement, métaphorique : « Le Prince était le Génie. » N'étant qu'une illusion du langage, toute équivalence discursive établie entre deux termes est une « complaisance » qui ne parvient jamais à parler d'autre chose que d'elle-même.

La dernière phrase du texte, posée comme la « vérité » de l'énoncé - ou de l'énonciation - ou de l'énonciation critique, - dit l'impossi- bilité de dire la vérité. Et le dernier mot, « désir », indique que la fin du conte n'est qu'une faim. Dans un conte qui ne finit que pour recommencer, la fin est partout, sauf à la fin. Même ce manque constitutif du langage ne peut être, dans le langage, désigné que de façon figurative : « la musique savante » - qui contient d'ailleurs en anagramme le mot « manque » - n'est elle-même l'expression adéquate, ni de la vérité ni de son absence.

Comment donc pouvons-nous poser l'impossibilité de dire la vérité comme la « vérité » du texte, sans tomber précisément dans l'erreur que nous sommes en train de démontrer? La seule façon d'éviter cette erreur, ce serait de nous taire, puisque nous aussi, nous parlons parce que nous ne pouvons pas dire la vérité.

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