Rimbaud l'enfant

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RIMBAUD L'ENFANT

Copyright, 1947, by Librairie José Corti Ce volume a été déposé, conformément

aux lois, en Novembre 1948. Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous pays.

RIMBAUD L'ENFANT

PAR C. A. HACKETT

PRÉFACE DE G. BACHELARD

LIBRAIRIE JOSÉ CORTI II, RUE DE MÉDICIS — PARIS

DU PRÉSENT OUVRAGE, ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 5 NOVEMBRE 1948 SUR LES PRESSES DE LANG ET BLANCHONG, IL A É T É T I R É 15 EXEMPLA IRÉS SUR PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS DE 1 A 15.

PRÉFACE

« Voyelles, voyelles, en avez-vous fait des histoires ! »

Tristan TZARA. L'antitête, p. 141.

I

Ce livre a paru, il y a quelques années, sous une première forme, comme une thèse de doctorat en S or bonne. L'auteur en était un jeune Anglais pris d'une passion pour la poésie de Rimbaud. Il est devenu un maître et il enseigne maintenant le français à l'Uni- versité de Glasgow. Dans cette nouvelle édition, C.A. Hackett a gardé les grandes lignes de son premier travail. Il a même visé à accentuer la simplicité de son explication en concentrant toutes ses remarques sur le caractère dominant de l'œuvre du poète : une enfance qui veut la culture personnelle, un

prodige de l'école qui veut rompre avec toutes les écoles. C'est pourquoi, au-dessus de conflits fami-

liaux que la psychanalyse n'a pas de peine à découvrir dans la vie de Rimbaud, apparais- sent des conflits transposés qui doivent être étudiés dans l'œuvre même, dans cette étrange culture poétique qui fait de l'adolescent un modèle de poète. Justement, C.A. Hackett s'est donné pour règle d'aller de l'œuvre à la vie. Il a pesé toutes les images dans la sensibilité de leur ambivalence. Il a placé toutes les images entre les deux pôles de l'intuition et de la lucidité. On trouvera donc dans Rimbaud l'Enfant une bonne contribution à la Psychanalyse de l'activité littéraire. Si la Psychanalyse veut aider la critique des textes, il faut au moins qu'elle traite, comme un problème particulier, le problème de l'expression poétique. Il ne suffit pas d'aller aux sources biographiques des ambivalences. Il faut montrer comment ces ambivalences, dans l'expression, devien- nent de curieuses équivoques. Et c'est alors que la lecture des poemes de Rimbaud devient une véritable rythmanalyse. Etrange poésie qui refoule à la fois la signification lucide et l'intuition naïve. Pas de didactisme, pas d'enfantillage : l'enfance au naturel, l'enfance et la genèse du verbe.

Mais donnons quelques preuves de l'auto- nomie du verbe dans la poésie de Rimbaud.

II Alors que C.A. Hackett était encore étu-

diant, un ami français lui récita Bateau ivre. Il en reçut une véritable révélation des sono- rités françaises, des sonorités de la langue d'oïl débarrassée — dans la mesure du possible — du fracas méridional. On comprend la surprise d'une telle révélation pour un Anglais si l'on veut bien considérer que, par bien des côtés, les grands poèmes rimbal- diens sont à l'opposé de la poésie anglaise. Nous essaierons d'indiquer, dans un instant, comment le vers de Rimbaud fuit l'allitéra- tion, comment il cherche la paix vocale en jouissant longuement, des voyelles, ces voyelles fussent-elles brèves, comment il modère les consonnes : « Je règlai la forme et le mouve- ment de chaque consonne » dit-il, dans Alchi- mie du verbe.

Et c'est ainsi que la poésie devient un bonheur de la voix plus encore qu'un bonheur de l'oreille. Rimbaud est alors tout entier dans l'enfance d'une langue retrouvée par la joie de parler.

Certes, il faudra faire une grande part aux essais — si divers — d'imitation. Il

faudra prendre une mesure des maîtres imposés par le Collège, par les « humanités » des humanistes patentés. Mais quand tous ces déchets sont retranchés, reste le Rimbaud de la solitude linguistique, le Rimbaud qui aime entendre les sons de notre langue dans la coquille sonore des vers nouveaux, en y mettant assez d'espace — assez de repos — pour que les voyelles aient le temps de déployer leur ampleur, pour que, du fond même de l'inconscient, la volonté de parler ait toutes ses résonances.

Aussi ne prend-on toute la mesure de la poétique de Rimbaud que si l'on considère les deux grandes sources des symboles : les constructions lucides et l' organisation incons- ciente.

Sur la poétique lucide qui se construit dans la perfection de certains vers nous donnerons dans un instant quelques indications. C'est surtout du côté du symbolisme onirique que C.A. Hackett a poursuivi son examen. Il a montré comment les archétypes oniriques les plus anciens affleurent dans les thèmes rimbaldiens. La poésie de Rimbaud est à cet égard complète. Elle est comme un rêve dominé. Elle nous révèle la possibilité d'une surenfance, d'une enfance qui prend cons- cience de soi. Rimbaud est l'être qui réclamait, ensemble, dans une même petite phrase,

« les joujoux et l'encens ». (Illuminations. Phrases.)

III

Donnons maintenant quelques exemples du calme vocal de la poétique de Rimbaud. C'est à la source même de la voix, à l'enfance

de la voix, à la naissance des voyelles qu'il faut placer le bonheur de parler, en ajoutant bientôt aux cinq voyelles, les diphtongues qui, comme ou, on, in... ont une marque de simpli- cité. Une longue étude des consonnes dans la poésie de Rimbaud montrerait aussi une hiérarchie de simplicité, le goût de Rimbaud pour les consonnes qui n'oppriment pas la voyelle, qui la font seulement frémir, qui lui donnent une légère prégnance ou un durable renforcement. D'où un art très délicat de varier la voyelle. Ainsi sont variés les trois a dans le grand vers aux sept substances : « Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux,

[cieux de braises (1). » Que de beaux vers qui multiplient les

voyelles sans les user jamais ! Le vers : « Porteur de blés flamands ou de cotons

[anglais » ne donne en ses douze sonorités vocaliques

(1) Faut-il dire que le a de braises n'est pas un a, qu'il n'a pas la « couleur » de l'a ?

que la répétition ands — an, sonorités soi- gneusement distancées. Précisément or de por- teur et o de cotons ne sont pas des répétitions, l'r de or ayant appelé l'o à de nouvelles sono- rités (1). Quant aux deux de, ils passent sans remarque grâce à l'inattention qui frappe souvent la sonorité des articles. Car les grands porteurs de sons restent les verbes, les adjec- tifs et les noms. Là sont les racines vivantes, les racines où les archétypes de la parole se transforment en symbolisme de signification.

C'est à la gloire des substantifs que ré- sonnent tant de vers : « Des lichens de soleil et des morves d'azur

« L'eau verte pénétra ma coque de sapin. » Chez Rimbaud, le vers distribue non pas

des quantités mais des qualités vocales il n'est pas temporel, il est coloré — enten- dons, couvert de couleurs littéraires, riche dans ses syllabes centrales, au centre méditant des mots de nombreuses métaphores. A la qualité vocale s'adjoignent des valeurs d'incan- tation. Alors une sorte de rythmique d'incan- tation domine — de loin — les rythmes sonores. Le grand prix de ces rythmes de

(1) « Un curieux a eu la patience de compter en français 43 manières de représenter la voyelle o, sans autre modification que la trêve à la longue, et du singulier au pluriel. » (Nodier. Examen critique des dictionnaires, p. 412).

qualité, c'est qu'ils apprennent la lenteur. Par accident seulement, ces rythmes peuvent

se presser, ils peuvent, un instant, agiter le souffle. Mais dans leur belle loi, ils doivent laisser penser, laisser construire les corres- pondances qui vont des archétypes aux sym- boles. Et C.A. Hackett rappelle justement cette maxime directrice que Rimbaud a donnée dans la Lettre du voyant : « Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accro- chant la pensée et tirant. » Dans la même lettre, il écrit encore (Ed. Pléiade p. 254) : « J'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène. »

Mais cette éclosion de la pensée est une naissance de la sonorité. Elle a son origine à l'origine même du langage d'un homme, d'un homme qui crée ses mots. A lire Rimbaud dans le silence des forêts, sur les plateaux de Haute-Meuse, entre Meuse et Marne, aux confins d'Ardenne et de Champagne, on la comprend comme un guide pour la recherche du verbe perdu. Seul un autre poète nous dira bien cette vie première d'une langue qu'on aime à fond, en parlant et en lisant, au village et dans les livres. « Venez et nous suivez,

écrit Saint-John Perse (Exil p. 68) nous remontons ce pur délice sans graphie où court l'antique phrase humaine ; nous nous mouvons parmi de claires élisions, des résidus d'anciens préfixes ayant perdu leur initiale, et devançant les beaux travaux de linguis- tique, nous nous frayons nos voies nouvelles jusqu'à ces locutions inouïes, où l'aspiration recule au delà des voyelles et la modulation du souffle se propage, au gré de telles labiales mi-sonores, en quête de pures finales voca- liques. »

Il nous semble que la poétique de Rimbaud réponde ainsi à une confiance dans les forces du langage. Et cette confiance, bien éloignée des trop savants artifices, est la marque même d'une jeunesse, le privilège d'une enfance solitaire. De cette activité d'une enfance, on aura bien des preuves dans le livre de C.A. Hackett. L'auteur a justement reconnu que chacun des chapitres apporte le même témoignage. Tous les chapitres de son livre sont des points de départ, ils isolent des germes, C.A. Hackett a ainsi la garantie de suivre l'évolution des poèmes depuis leur lointaine origine dans les profondeurs de l'inconscient, jusque dans la beauté littéraire la plus neuve, la plus surprenante.

Gaston BACHELARD.

A ma Femme

Je voudrais remercier mes amis français qui m'ont encouragé à reprendre un travail interrompu par la guerre, et surtout Pierre Castex, qui a bien voulu accepter de lire une épreuve. Je remercie également Miss Eileen Ball pour la précieuse collaboration matérielle qu'elle m'a apportée.

L'air peu intéressé des trois autres camarades me donna à penser que ce petit était déjà un incompris. Je le regar- dais attentivement ; il y avait dans son œil et dans son front ce je ne sais quoi de précocement fatal qui éloigne géné- ralement la sympathie, et qui, je ne sais pourquoi, excitait la mienne, au point que j eus un instant l'idée bizarre que je pouvais avoir un frère à moi-même inconnu.

BAUDELAIRE. Les Vocations. (Le Spleen de Paris).

Quelquefois le génie est le mot d'un enfant. Germain NOUVEAU. Aphorismes.

INTRODUCTION

Je ne veux pas attribuer trop de lumière aux lueurs qui font quelquefois l'ivresse des biographes. BAUDELAIRE, note aux

Histoires Extraordinaires d'Edgar POE. C'est très-certain, c'est oracle, ce que je dis.

RIMBAUD. Mauvais Sang.

On n'étudie pas un poète aussi excep- tionnel que Rimbaud en accumulant sur les épisodes de sa vie et sur les sources de son lyrisme des foules de détails minutieux. En quatre ans, il a vécu, ou pressenti, tant d'expériences diverses qu'on ne sau- rait les évoquer avec fidélité en se restrei- gnant à la sèche discipline d'un exposé historique. Du reste, beaucoup de points demeurent obscurs pour celui qui préten-

drait arriver à des certitudes matérielles ; et souvent, pour avoir voulu s'en tenir au témoignage de faits bientôt démentis par des découveites ultérieures, des critiques ont subi des déconvenues. Ainsi Marcel Coulon, qui, en 1923, avait cru pouvoir formuler une opinion précise sur la chro- nologie des Illuminations, doit reconnaître, six ans plus tard, sur la foi d'indications biographiques plus récentes, qu'il s'est entièrement trompé. L'ordre même dans lequel se sont succédé les œuvres majeures demeure incertain. M. de Bouillane de Lacoste, dans son édition des Œuvres du poète parue en 1945, croit pouvoir mettre les Illuminations « à leur vraie place », après Une Saison en Enfer, sur la foi du seul témoignage de Verlaine, alors que MM. Rolland de Renéville et Jules Mou- quet les maintiennent dans l'édition de la Pléiade à leur place habituelle. Un jour, peut-être, d'autres chercheurs prouveront qu'il faut adopter un autre classement et placer, non tous les poèmes des Illumina- tions, mais quelques-uns d'entre eux du moins, après la Saison en Enfer ; nous inclinerions à le croire, pour notre part, mais nous ne nous sentons pas en mesure de l'établir, et la tâche sera fort ardue pour ceux qui s'attaqueront au problème.

Des difficultés analogues se présentent à ceux qui veulent expliquer l'œuvre de Rimbaud en la rattachant à des sources livresques. Sans doute Pierre Izambard et M. de Bouillane de Lacoste, en dépouillant vingt et un tomes du Magasin Pittoresque que Rimbaud eut entre les mains à Douai, ont-ils fait des rapprochements fort inté- ressants, et leur travail, publié dans Le Mercure de France du 15 août 1935, repré- sente une contribution précieuse à l'étude du Bateau Ivre. Mais a-t-on été complet, si on se borne à de semblables recherches ? A-t-on fait revivre le poète dans son origi- nalité, quand on a montré en quoi il ne fut pas original ?

Non, on ne peut expliquer l'œuvre de Rimbaud par de lointains souvenirs de lec- tures, par des emprunts conscients ou incons- cients à l'œuvre de ses devanciers. Qu'il nous soit permis, à nous aussi, de faire des rapprochements, mais en demeurant au cœur même de l'œuvre. Rimbaud porte en lui-même la clef de sa propre énigme, et Ernest Raynaud a raison d'écrire : « Il y a un mystère Rimbaud qui a fait couler des flots d'encre. Chacun s'est ingénié à élucider et à découvrir les raisons de son divorce d'avec les Muses. Au lieu de forger des hypothèses ingénieuses, il m'a semblé

qu'il était plus simple d'interroger Rim- baud lui-même. » Encore ne faut-il pas se borner à analyser ses rythmes, à para- phraser ses merveilleuses paroles, à noter leur influence fascinatrice ; il faut encore essayer de pénétrer l'œuvre et de la com- prendre.

Nous chercherons donc à faire ressortir les thèmes qui font l'unité du lyrisme rim- baldien, comme certaines phrases musi- cales font l'unité d'une symphonie. Nous rapprocherons telles expressions ou telles images, comme on évoque tels motifs placés à des endroits très éloignés d'une même œuvre musicale. Ainsi la vérité sur Rim- baud jaillira de Rimbaud lui-même. Il nous apparaîtra alors, non comme un prophète divin qui lance des paroles magiques du haut d'un sommet supra-terrestre, mais comme un adolescent inspiré, qui, grâce aux prestiges de la poésie, nous associe à ses propres visions. L'œuvre telle qu'elle est, même fragmentaire, même inachevée, porte en elle son propre sens, puisque le poète, au rebours de tant d'écrivains qui ont dû faire un effort de mémoire pour retrouver les tourments ou la féerie de

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

W. T. BANDY : Baudelaire judged by his contemporaries. Texte en français.

C. BAUDELAIRE : Les Fleurs du Mal. Édition critique, par J. CRÉPET et G. BLIN.

— : Les Journaux intimes. Édition cri- tique, par J. CRÉPET et G. BLIN (sous presse) .

G. BLIN : Le Sadisme de Baudelaire. A. FEUILLERAT : Baudelaire et la Belle aux cheveux d'or. E. FISER : Le Symbole littéraire. J. POMMIER : Dans les chemins de Baudelaire. M. RAYMOND : De Baudelaire au Surréalisme.

A. BÉGUIN : L'Ame romantique et le Rêve. — : Gérard de Nerval.

G. DE NERVAL : Aurélia. L. H. SEBILLOTTE : Le Secret de Gérard de Nerval.

LAUTRÉAMONT : Œuvres complètes. Préface de Roger CAILLOIS.

G. BACHELARD : Lautréamont.

G. BACHELARD : L'Air et les Songes. : L'Eau et les Rêves.

— : La Terre et les Rêveries de la volonté. — : La Terre et les Rêveries du repos.

E. POE : Poésies complètes. Édition bilingue, trad. par Léon LEMONNIER (sous presse).

— : Contes. Édition complète, trad. par Léon LEMONNIER (à paraître).

J. GRACQ : André Breton.

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