Le Sujet Rimbaud - Essai
-
Upload
otisredding -
Category
Documents
-
view
235 -
download
0
Transcript of Le Sujet Rimbaud - Essai
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
1/140
Michel Gravil
Le sujet Rimbaud
essai
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
2/140
2
ENFANCE
I
Charleville, Septembre 1866. Le ciel est travers de rayons gris et blonds qui se refltent sur une Meuse
indiffrente et lasse. Le long de la grve il y a une petite bande de gazon qui regarde en direction du Mont
Olympe. L, deux coliers viennent dy dposer leurs livres. Ils sont frres. Lun et lautre portent un
chapeau melon, un col blanc rabattu, un pantalon bleu ardoise. Ils vont rentrer en classe, mais pour lheure
ils sont occups jouer sur une barque laisse l. Ils la font tanguer, appuyant droite, gauche pour faire
de cesvagues comme sils taient, raconte Delahaye, sur un ocan furieux . Le jeu est simple : ils nont
qu tirer sur la chane pour ramener le bateau sur la rive, puis donner un coup de pied sur la berge pour
slancer nouveau sur le fleuve. Il pourrait durer indfiniment, mais bientt lun dentre eux sen lasse.
Cest le plus jeune. Il exhorte son frre an cesser de faire ainsi remuer le bateau. Lui veut le calme.
prsent il veut regarder leau, voir le fond du fleuve, et les reflets glisser avec le ciel. Alors il se met plat
ventre sur lembarcation, et ses yeux sondent avidement les profondeurs. Ils sont Frdric et Arthur
Rimbaud, aperus et dcrits en ces termes par Ernest Delahaye qui passe par l mais ne les connat pas
encore. Lui aussi est colier. Il est pour nous un tmoin. Pour eux, il sera le confident, lami ni ardent ni
faible, lami.
Et ces livres, que pouvaient-ils contenir ? Peut-tre des vers dHomre, de Virgile. Il se familiarise
leur rythme, leur sens, dont il pressent dj quil est subordonn lagir du monde. Bientt la posie ne
rythmera plus laction, elle sera en avant . Pour lheure il les lit, les traduits en alexandrins, exercice que
nous serions prompts regarder comme artificiel ou mcanique, mais qui eut une influence trs profonde
sur son esprit. Il apprend dterminer le nombre et la place des accents. Celui qui proposa quelques
annes plus tard Verlaine de jeter les rgles par-dessus bord fut ainsi un esprit qui les avait travailles,
intriorises, et peut-tre plus quaucun autre, matrises. Une exigence incontournable en somme, qui fit
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
3/140
3
dire Delahaye quelques quarante ans plus tard, dans une sorte dexhortation ironique : Emules de
Rimbaud, faites des vers latins !
Le projet de crer un verbe potique accessible, un jour ou lautre, tous les sens prit sans doute
forme trois ans au moins avant Une Saison en Enfer , et probablement avant, dans ces songes si
particuliers de la premire enfance qui ont toujours valeur de promesse. Nous y voyons le bleu des soirs
dt dborder sur les sensations tactiles de la marche dans les sentiers, et la dclinaison de multiples
aspects du toucher, picotements des bls ou texture souple dune herbe menue et tendre. Rveur il en
sentira la fracheur ses pieds . Rime intestine de rveur fracheur qui accentue limpression de
continuit de la perception livresse quelle engendre. Fracheur de lherbe prsent mise en relation avec
la celle du vent lui-mme fluidit puisquil baigne la tte nue de Rimbaud. Les sentiers se chargent de
parfums puisque fouls ils laissent expirer de lherbe une fracheur enivrante qui se mle celle, plus
enivrante encore, des bls frachement coups quon laisse aux mois dt parmi les champs qui longent les
chemins avant que de les faner. Un parfum dont il sait bien que nous le connaissons comme lun des plus
enivrants qui soient dans la Nature remue par les travaux des champs, ces champs du travail la valeur
sacre dans la famille Rimbaud. Lt fait littralement exploser les parfums dune nature qui se rvle en
son paisseur nourricire. Le ciel enveloppe de sa sphre de cristal cette ralit la fois humaine et
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
4/140
4
vgtale en laquelle se noue une identit. Le rve lui-mme procde dune innocence naturelle qui le fait
merger pour crotre dans lamour. A la continuit des lments, terre, air, eau, feu, fait cho la continuit
qui va de lamour vers le rve et du rve lamour. Et ce chemin se redouble lui-mme de sa propre
distance en la rinventant dans la rsolution daller loin, bien loin par la Nature qui, renvoye par rejet
au dernier vers, ouvre un sublime visage de femme.
Quel pome pourrait mieux illustrer que Sensation cette prvalence du sensible sur un esprit qui se
rvle lui-mme dans le plus haut silence ? Je ne parlerai pas, je ne penserai rien dit-il. Laphasie
contemplative et la suspension de toute pense font les conditions dun amour infini qui montera dans
lme. Ce nest donc plus un amour divin qui se diffuse partir de sa transcendance absolue, mais un
amour qui monte dune origine sensible jusqu une me qui, le laissant la submerger, sveille son
identit fondamentale avec lme universelle, la Nature , qui fait battre le cur du monde. Alors la
contemplation se fait prgrination. Les sentiers de la ralit finie, qui tous ont quelque destination en
relation avec nos intrts font place un chemin, un voyage infini, une errance sans but o comme
un bohmien Rimbaud annonce son refus des vaines fixits. La mme magie bourgeoise tous les
points o la malle nous dposera ! dira Soir historique . Ici, par les soirs bleus dt o linstant ne
peut tre quen se niant dans un instant qui se dcouvre en son ineffable ternit, il nous annonce un autre
soir, un soir pour le langage, un soir du sens. Et avec la disparition progressive du sens dans le crpuscule
de Sensation disparaissent les raisons dopposer lhomme au monde, le sujet lobjet, la pense ltre,
pour faire merger un sens suprieur que seule lintuition potique est capable de rvler : la flicit dun
amour runi au sensible.
Mais il si le passage par la rgle est la condition paradoxale de la libert, cela ne devra lenfermer dans un
systme rigide de rgles abstraites. Rimbaud ne conoit pas la rgle de manire statique et fige. Au
contraire, celle-ci sera amene se redfinir constamment au sein mme des ralits quelle fera surgir.
Pour lui comme pour dautres avant lui, la rgle est esclave. Et il serait bien vain dans ces conditions de
vouloir juger de la valeur ou de larbitraire de telle ou telle rgle. Quil nous suffise de nous souvenir de
leur ncessaire prsence dans lclosion de son gnie. Car personne ne peut la vrit sans dogmatisme
prtendre lgifrer sur ce que doit tre une uvre dart. Un pote ne peut nous tonner que par son
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
5/140
5
audace, par la distance quil sait prendre lgard des codes esthtiques prtablis, cest entendu. Mais le
point est ici que je crois pour a insi dire universelle et essentielle lesprit humain cette tension constante
entre la rgle et la libert, entre les normes esthtiques et leur ncessaire dpassement. Enfin, ne pas avoir
de rgle, nest-ce pas encore une rgle ? Ne nous prcipitons donc pas sur le drglement chez Rimbaud.
Car pour drgler une chose, encore faut-il quil y ait eu rgle. Cela il le sut parfaitement, et il le sut trs
tt. Ainsi le ncessaire passage par limitation. Celui qui allait tant condamner Musset, quatorze fois
excrable pour nous, gnrations douloureuses et prises de visons, que sa paresse dange a insultes !
dire quil navait rien su faire , quil avait eu des visions derrire la gaze des rideaux avait bien d
sourire dun vers qui ne serait daucun intrt sil navait cette force de drlerie rafrachissante :
Cest imiter quelquun que de planter des choux.
Ce qui est certain, cest quArthur Rimbaud commena par la rgle et limitation de ses matres. Quen sa
premire manire ses vers sont traverss de latinismes et de rythmes antiques dont les accents seront
toujours dcelables ensuite dans sa langue inoue ; que ces apprentissages multiples, par del les
dispositions naturelles de son esprit, ont jet les fondements de son incomparable sens du rythme. Je dis
dailleurs les dispositions naturelles , car on ne peut que sourire lide dun Rimbaud qui serait le
rsultat purement mcanique dappartenances sociales dtermines comme une certaine critique
sociologique voulait jadis nous y incliner. Il reste toujours une place pour un innisme, qu dfaut
daffirmer dogmatiquement, on peut toujours interroger, et songer ce quil en a dit lui-mme partir de
1871. Si le cuivre sveille clairon, il ny a rien de sa faute. Celamest vident, jassiste lclosion de ma
pense . Et deux jours plus tt, dans la lettre du 13 mai adresse Izambard : Il faut tre fort, tre n
pote, et je me suis reconnu pote . Rimbaud se dcouvre pote, il ne le devient pas, encore moins
partir dune extriorit phnomnale et causale en laquelle il serait inexorablement pris. Il situe lui -mme
dans lordre de la nature sa disposition potique, dclare tre n pote , phrase quil nous faut accueillir
en sa lucide affirmation plutt que de cder la tentation des entreprises rductionnistes et relativistes de
toutes natures, surtout celles qui tombent dans le dogmatisme quelles entendent combattre.
Pour autant il est sa table de travail. Il sait tout aussi clairement quen tout cerveau saccomplit un
dveloppement naturel. Sage synthse, ouverte deux sources luvre en tout sujet. La premire,
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
6/140
6
empirique et heureuse sous la cascade des impressions sensibles. La seconde, plus intrieure, immanente
lesprit en son obscurit foncire, lieu dune identit appele se raliser dans lexil du monde.De l lide
dune altrit inscrite au sein mme de lidentit. Si Je est un autre , cest donc que le gnie devra se
rinventer par del les limites strictes de la subjectivit. Si les vieux imbciles navaient pas trouv du
moi que la signification fausse, nous naurions pas balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps
infini, ont accumul les produits de leur intelligence borgnesse, en sen clamant les auteurs ! Il y a alors
un travail ngatif oprer pour que souvre lre du grand songe laquelle il aspire tant. Il est en colre
contre les fausses significations du Moi, moins en raison de lorgueil misrable et puril des gnrations
antrieures quivoulurent sattribuer le mrite des produits de leur intelligence borgnesse , quen raison
de lobstacle quune telle erreur, au fond idologique, engendre sur le chemin de celui qui veut se rendre
Voyant.
Cette entreprise requiert une distance de soi soi travers laquelle Rimbaud voit quil sarrache la
servitude dun gosme illusoire. Elle suppose chaque fois la capacit situerdun point de vue extrieur,
normatif aussi, afin de svaluer et de progresser. Mais il ne sagit pas seulement de faire une place un
autre en face du Moi. Il sagit de penser le Moi comme habit par cet autre au sens o il le constitue
intrinsquement, en assure llan et le dynamisme. On pense ici Novalis, qui reprit son compte
lidalisme absolu de Fichte, en faisant du sujet un tre qui ne peut se poser sans sopposer un Non -Moi
quil pose comme non-pos. Pas de Moi, pas de Toi dit Fichte. Une telle reconnaissance suppose une
circularit transcendantale o le Moi nest plus une simple unit monadique referme sur elle-mme, mais
une activit infinie puisant dans lautre quelle pose les ressources de son agir. Il ny a plus ds lors
opposition statique entre Moi et Non-Moi, mais relation essentielle, dynamique transcendantale pour
Fichte travers quoi se ralise une communaut dtres raisonnables finis susceptibles de se
reconnatre mutuellement et de vivre ensemble travers le Droit et lHistoire. Cette ide dune
intersubjectivit indpassable, mettant en relation des tres finis dans leur exigence dinfini eut sans aucun
doute une influence dcisive sur luvre potique de Novalis. Son retrait du monde, son abandon de toute
ralit pour se tourner vers une mort libratrice en laquelle il stendra, Ivre, dans le sein de lAmour est
insparable de lidalisme fichten qui se refuse regarder le donn de la reprsentation comme subsistant
en soi en dehors de toute reprsentation. Novalis sait que cet autre quil porte en lui mme nest rien
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
7/140
7
dautre que le poids de langoisse qui a chou dans son appropriation dun monde quelle a elle-mme
pos. Il sait que le rel reflte sa diversit comme un prisme ou un kalidoscope sur une identit qui nest
pas elle-mme son propre principe. Il voit enfin les sicles passer devant ses yeux comme un lointain
orage qui ne le concerne dj plus. Et Rimbaud saisira pour sa part avec une acuit inoue cette
intemporalit paradoxale qui ne peut affleurer que dans lternel prsent de lintuition potique : Et il y a
pour toujours des auberges qui nouvrent dj plus, il y a des princesses, et si tu nes pas trop accabl,
ltude des astres, le ciel.
Laltrit habituelle et illusoire des trois modes du temps sabolit pour sunifier dans la jouissance
cratrice du gnie. De mme, laltrit de lautre devra tre intriorise par le sujet potique de faon
crire partir de lautre, et non seulement dans sa direction comme se sont limits le faire tous ses
prdcesseurs, Hugo et Baudelaire compris. Car cest l le point de rupture instaur par le sujet Rimbaud
et qui fait pour ainsi dire la finalit de cet essai.
En cela sclaire dj partiellement la gense du Je est un autre dans Une Saison en Enfer et dans
les Illuminations . Toutes deux intgrent et interrogent constamment la prsence dune altrit au sein
dune identit dmultiplie. Maintenant, faut-il distinguer le Moi du Je ? Sans doute est-ce lgitime.
Le Moi renverrait seulement une conscience empirique constamment voile par la contingence
mondaine du flux des reprsentations.Un Moi lieu dillusions supposant toujours la mdiation du langage
au sein duquel il vient puiser ses propres conditions de possibilit. Le Je aurait alors un sens plus
fondamental, lieu de lintriorit vraiequi sapprhende comme un gouffre. Reste que le Moi comme le
Je sont habits par un dynamisme commun qui les articule au monde et son extriorit phnomnale,
et qu ce titre ils ne sauraient merger sans faire un dtour par un autre que leur tre suppose toujours.
Ainsi ce fut dabord une tude pour le sujet Rimbaud, une tude dailleurs dans tous les sens du
terme, puisquelle devait prendre un peu plus tard un tout autre sens celui dune posie de notation
mais disons dabord une tude au sens o lon entend habituellement ce mot. Il lui faut apprendre,
connatre, identifier des formes, des verbes, ces listes de verbes irrguliers que nous retrouverons en
allemand encore aprs 1875. Il lui faut lire les autres, comme en tmoigne la lettre dite du Voyant . Il y
aura plus tard la vision du travail monstrueux, sclairant sans fin dun stock dtude. Pour linstant,
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
8/140
8
cest sa constitution mme quil est luvre. Il sent dj poindre quun tel travail nest pas seulement
quelque chose de quantitatif, une simple addition de connaissances. Il sagit davantage de saisir la totalit
de ce qui est, de ce qui fut, croisades, dserts, figures antiques dont il saisit la fragilit plutt que de cder
leur idalisation passive. Il peut enfin dessiner, comme il sen souviendra dans les Illuminations :
Dans un grenier o je fus enferm douze ans jai connu le monde, jai illustr la comdie humaine.
Aussi multiples soient ces apprentissages, il en est un qui garde mes yeux une place centrale et
privilgie, cest celui par le vers rgulier. Il vient de faire son entre dans son esprit. Avant de prendre ses
distances avec lui, il laura port son plus haut de degr de perfection. Un vers ayant ds le dbut pour
tche de fixer lindicible.
La chambre est pleine dombre ; on entend vaguement
De deux enfants le triste et doux chuchotement
Leur front se penche, encore alourdi par le rve
Sous le long rideau blanc qui tremble et se soulve
Sa rgularit recoupera autant la rgularit de la vie quotidienne que celle, architecturale, dune chambre
aux formes simples. On pourra y sentir lintimit dun chuchotement qui se fait dans une chambre
obscure, comme le frissonnement dun rideau blanc trs pictural. Un ralisme ? Non, parce quici le rve et
le rel se mlent dans les images confuses dun enfant qui sveille. Parce quil ny aura pas de prvalence
de la ralit objective sur la ralit perue. Enfin parce que les timbres mmes des mots de Rimbaud
tintent dj dun jour singulier. Une singularit qui ne cessera de saffirmer dans un constant
renouvellement du donn sensible. Sensualisme alors ? Pas davantage, car il y aura toujours un esprit pour
sveiller laprsence du sensible. Car lhorizon denjeux sociaux et moraux plane ici dans lombre dune
chambre thtre de la vie morale. Car la prcision des sens est insparable de la clart du sens. Le vers
enveloppe autant quil dveloppe des ralits qui lui chapperaient en dehors de sa propre fixit. Celle-ci
nest plus une unit fige, mais le lieu o converge une pluralit mouvante. Elle donne forme une forme
que le pome sacralise. Elle assure une rgularit formelle en laquelle se coule largile du continu.
Au foyer plein dclairs chante gament le feu
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
9/140
9
Par la fentre on voit l-bas un beau ciel bleu ;
La nature sveille et de rayons senivre
La terre, demie nue, heureuse de revivre
A des frissons de joie aux baisers du soleil
La sacralit du vers illustre une sacralit cache qui ne se donne quen se refusant dan s le sensible,
assurant la continuit de la sensation lide. Et le sensible est son tour porteur dune possible
corruption qui fait tout lintrt de la parole potique, elle qui cherche dans les replis de la matire la
condition de sa propre puret. Tout lenjeu est l. Rimbaud nous dit dj que la spiritualit ne nous est
plus accessible que par le prisme dune sensibilit qui locculte et la porte. Sans doute la question du pch
originel est-elle implicitement prsente, mais son intrt consiste moins opposer platement un monde
pur un monde impur qu inscrire la puret dans un exil mondain qui la magnifie. Il et t tellement
plus facile que beaut et puret fussent de pures formes spares des prsences quelles manifestent. Au
contraire, le pote est charg de cet embarras fondamental quil doit porter jusque dans la puret du vers,
pour nous rappeler que leur origine ne doit plus tre cherche dans une transcendance quelconque, mais
limmanence dune matire o elle clate et sblouit : splendeur de la chair ! splendeur idale ! .
Lopposition classique de lesprit et de la chair propre la pense chrtienne constitue lerreur initiale que
le pote voyant doit avoir pour tche de rfuter. Les nouvelles chairs des Illuminations porteront cette
tche potique ultime son sommet. Je pense ici Antique , Being Beauteous , Enfance bien-sr.
Voici pour commencer Antique , qui souvre sur un coup fusil propre en affirmer la nouveaut
absolue tout en se rappropriant le dieu de la totalit de la mythologie grecque :
Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front couronn de fleurettes et de baies tes yeux, des boules
prcieuses, remuent. Taches de lies brunes, tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble une cithare, des
tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cur bat dans ce ventre o dort le double sexe. Promne -
toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche. Autre
nouvelle chair : Devant une neige un tre de beaut de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
10/140
10
de musique sourde font monter, slargir et trembler comme un spectre ce corps ador ; des blessures
carlates et noires clatent dans les chairs superbe. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent et se
dgagent autour de la Vision, sur le chantier. Ou, sur un rythme ternaire, cette idole, yeux noirs et crin
jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande. () A la lisire de la fort
les fleurs de rve tintent, clatent, clairent, la fille aux lvres dorange, les genoux croiss dans le clair
dluge qui sourd des prs, nudits quombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, mer.
Mais pour lheure il faut commencer par inverser lordre des valeurs chrtiennes, faire prvaloir la chair
sur lesprit, la posie sur la religion, en sautorisant encore des Anciens, Epicure et Lucrce en tte. !
lHomme a relev sa tte libre et fire ! . Cest presque un mot mot : Le premier, dit Lucrce, un grec,
osa lever ses yeux de mortels Cette fois, ce nest plus du sage Epicure quil sagit, mais du pote
voyant qui, refusant lopposition dualiste de la matire et de lesprit, veut en saisir lidentit fondamentale
dans la figure de Vnus. Lhomme reste pour sa part marqu par une imperfection fondamentale que le
gnie aura bientt pour tche de ramener son tat primitif de fils du soleil .
Oui, lHomme est triste et laid, triste sous le ciel vaste
Il a des vtements, parce quil nest plus chaste
Parce quil a sali son fier buste de dieu,
Et quil a rabougri, comme une idole au feu,
Son corps Olympien aux servitudes sales !
Il doit dsormais sarracher ce prsent souill pour invoquer Vnus en laquelle il voit lunit de la
force,la force de la virtusen mme temps la puret, au sens thique cette fois, de la vraie vertu, qui
est force, comme lont vu les Anciens. La puret se dplace du ciel vers la terre. Le vers rgulier prend
alors la forme dun vers o la rvolte potique appelle une franche rhabilitation du sensible :
Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mre,
Aphrodite marine !Oh ! la route est amre
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
11/140
11
Depuis que lautre Dieu nous attelle sa croix ;
Chair, Marbre, Fleur, Vnus, cest en toi que je crois !
Le penseur de Soleil et Chair entend ainsi inverser les choses, et faire dun Dieu principiel un Dieu
driv, passer de la question du Principe cel le, plus fminine, de lOrigine ; enfin dplacer lobjet de la
croyance de la transcendance du divin jusque dans limmanence du sensible. Ce Credo in unam trouve
alors sa ralisation dans un lyrisme qui puise dans la nostalgie de lAntiquit les ressources dune
affirmation neuve, o le pote annonce lhomme sa finitude, et son dpassement dans une intuition
potique qui reste inventer.
Nous ne pouvons savoir !Nous sommes accabls
Dun manteau dignorance et dtroites chimres !
Singes dhommes tombs de la vulve des mres,
Notre ple raison nous cache linfini !
Quelle reste inventer, la lettre du 10 juin 1871 Paul Demeny le fait clairement transparatre. Brlez,
je le veux, et je crois que vous respecterez ma volont comme celle dun mort, brlez tous les vers que je fus
assez sotpour vous donner lors de mon sjour Douai. Que sest-il pass ? Pourquoi un reniement si
soudain ? Cest que, par del lagacement provoqu par le silence et lincurie de Demeny, la contemplation
sest prolonge et avance en avant de ltre, o elle a saisi une tranget inconnue Soleil et Chair .
Cest que le vers sagement csur, aux accents prvisibles, aux thmes emprunts se rvlent lui comme
une erreur que sa fivre nouvelle lui rend insupportable. Cest quil voit prsent dans le rel la
prfiguration de ce qui sera bientt la coexistence dune multiplicit de vies et ses secrets affolants pour
chaque vice . Le sujet Rimbaud est en marche. Il songe surtout lerreur que constitue le quitisme relatif
dans lequel il sest engouffr, et dont il vient de sortir. Une mise distance dont la vitesse et la brutalit
vertigineuses lui feront dire Horreur de ma btise. Un dynamisme du sujet quil serait illusoire de
croire calme et continu. Au contraire, il procde par ruptures brutales, multiples, imprvisibles, terribles.
Elles prendront dans Une Saison en Enfer la forme dune succession presque ininterrompue de
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
12/140
12
reniements tout de suite rhabilits pour tre nouveau nis et rejets loin dans labsurde. Il est en proie
cette fivre qui lui procure les dlices les plus prouvantes mais les plus exaltantes qui soient. Il sen veut
davoir envoy ces vers et dimaginer la possibilit relle de ne les revoir jamais. Pour les brler. Pour faire
disparatre toute trace de cette premire posie laquelle manque lessentiel ses yeux, le sensible en sa
pure rceptivit comme capable dengendrer dans lesprit de ces vagues perceptives o le rel se rvle en
son altrit radicale, ou si lon veut dj, labsolu potique.
LES ASSIS
Noirs de loupes, grls, les yeux cercls de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crisps leurs fmurs,
Le sinciput plaqu de hargnosits vagues
Comme les floraisons lpreuses des vieux murs.
Ils ont greff dans des amours pileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
Sentrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs siges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
O, les yeux la vitre o se fanent les neiges
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
13/140
13
Il lui faut donc prsent se tourner vers une posie de notation dont les rsultats sont incomparables,
et dj suffisants pour lui faire regarder son uvre antrieure comme une erreur. Il donne alors Delahaye
un rsum ou un prcis mthodologique lusage du pote voyant : Nous navons qu ouvrir nos sens,
puis fixer avec des mots ce quils reu. Notre unique soin doit tredentendre, de voir et de noter. Et
cela, sans choix, sans intervention de lintelligence. Le pote doit couter et noter, quoi que ce soit. Une
dmarche potique entirement neuve, mais hrite du sensualisme franais de Condillac, des empiristes
anglais et de la lecture assidue dune majeure dHelvtius intitule De lesprit .
Lesthtique nouvelle des Assis se rapproprie ainsi le continu de Soleil et Chair , mais pour le
dplacer de la Nature vers un monde humain o les individus les plus tranges viennent se fondre dans le
continu de la matire. Dsormais, la fluidit amoureuse de la terre et du soleil se substitue le continu
luvre dans la laideur des assis greffs leurs chaises. Une laideur dont lauteur des Fleurs du Mal
avait dj identifi la puissance propre et la lgitime place dans luvre dart. Mais ici le vers ajoute son
rythme rapide une densit dides ingale qui lui donne un relief nouveau, et suprieur mes yeux. Il y a
identit entre la lettre du vers et son expression sensible immdiate, et si le vers reste encore assez
prvisible dans son accentuation et souvent coup 6/6 il est dj autre, ouvrant la voie des
tableaux jusque l ignors, inventant lui seul un vers o vient se couler la perception pure.
Et les Siges leurs ont des bonts : culotte
De brun, la paille cde aux angles de leurs reins ;
Lme des vieux soleils sallume emmaillote
Dans ces tresses dpis o fermentaient les grains.
Outre linversion des rapports, puisque Rimbaud personnifie les Siges , instaurant une continuit
qui va non seulement de lesprit la matire, mais de la matire lesprit, nous voyons prsent lme
des vieux soleils sveiller la banale perception du paillage des chaises. Cest dire que la nature o
fermentaient les grains livre encore son jour dans les objets dun monde humain qui na pu les nier
entirement par le travail. Lor de la perception scintille enfin sur lairain dun esprit qui se limite le
rflchir. Lobservation impartiale de la science, elle, sefface devant lobservation immdiate , radicale et
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
14/140
14
dstabilisante de lintuition potique. Car nous devons nous souvenir ici du refus de Rimbaud dune
autarcie de la science. Il la conteste, la met mal, la revendique pour lui-mme, lassigne comme tche
ultime au pote, appel devenir le suprme Savant .
Il ny a plus ds lors pour lui de rupture entre logique et esthtique, mais au contraire, continuit
fondamentale. Et le drglement des sens a pour corollaire le drglement des ides qui, nous
affranchissant de la fausse lumire des reprsentations strictement conceptuelles, provoque une dbcle
de lintellect , pour parler comme les surralistes, mais une dbcle telle quelle ne dbouche en rien sur la
folie, puisquil sagit dun drglement raisonn de tous les sens . La raison est maintenue, certes, mais
elle nest maintenue quen second ordre, titre de principe dunit pour un travail potique qui la
submerge. Quel est alors le rapport des facults instaur par cette esthtique nouvelle ? Un rapport
hirarchis en lequel il puise aux sources de la sensibilit la liquidit dun regard plus fluide sur le monde.
Mais si la raison est encore maintenue en son autorit relative, cest quen dpit de tout Rimbaud
demeure lhritier du rationalisme du XVIIIe sicle, en particulier de Rousseau pour lequel il conserve
estime et affection. Cette raison nest pas encore la rationalit gntique et cratrice des Illuminations ,
mais seulement une facult rflexive susceptible dorienter la dmarche artistique, comme elle oriente,
dans le champ pratique, la vie morale. En somme un systme de reprsentations par lequel on fait un
dtour dans lagir rflexif. Mais prcisment, cette rflexivit propre la conscience rationnelle commence
lui apparatre suspecte, comme une ptition de principe. La raison se justifie toujours au nom de la
raison. travers les grands systmes, en particulier les systmes rationalistes de la mtaphysique
dogmatique, il ne voit gure quune raison tombant daccord avec elle-mme. Il repense Pascal. Rien
de si conforme la raison que ce dsaveu de la raison. Lessence de la raison est de se nier elle-mme
dans une croyance qui, loin de sopposer elle, en constitue la perfection et lachvement. Mais alors se
dit-il, cette croyance, ne pourrait-on pas lappliquer autre chose quau divin ? Pourquoi ne pas tenter de
lappliquer, de manire exprimentale, lide dune force immanente lesprit et au monde, exprience
dont le pome serait limprvisible synthse ? Assurment, il faut pour cela tre fort, tre n pote . On
ne sengage pas dans cette voie pour entrer dans le confort facile de thses convenues. Au contraire, il ne
faudra reculer devant aucune forme de souffrance, de folie. Lide dune subordination de lart la
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
15/140
15
religion lui apparat comme sa ngation. Non seulement il y aura autarcie de lart, de la posie lgard de
toute autre sphre, mais la posie devra se substituer elles. Il faut pour cela se rendre attentif
limprvisible, ouvert une dimension exprimentale de la cration qui ignore au dpart les rsultats
quelle est susceptible dobtenir. Le rle de la raison sera seulement de sincliner face lantriorit dune
sensation quelle devra retranscrire, laissant libre cours ce quelle condamne ou limite habituellement.
Voil la vie morale faiblesse de la cervelle faisant son chemin dans lesprit dun Rimbaud dcid
garder ce trsor de lexprience sensible quil amasse en lui-mme. Mais il sagit de se faire lme
monstrueuse : linstar des Comprachicos, quoi ! Imaginez un homme simplantant des verrues sur le
visage. Je dis quil faut trevoyant, se faire voyant.
Si luvre ne prexiste pas sa cration, cest quelle est la rencontre du rel avec une libert guide
dans des conditions dart vers la recherche de lInconnu. Il ne sagit videmment pas de dire ici que son
immense uvre se rduise un ttonnement exprimental hasardeux, mais dclairer un aspect essentiel
de lentreprise potique, selon lequel la subjectivit accepte de ntre plus, au moins pour un temps, que le
rceptacle dune ralit qui vient se rflchir en elle, avec limprvisible qui laccompagne ncessairement.
Il sagit dinsister sur louverture rimbaldienne lextriorit du monde comme telle, en dehors de toute
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
16/140
16
rfrence des systmes de concepts. Et que serait enfin cet inconnu sil fallait demble le ramener du
connu ? Il y a de linconnu, celui-ci se donne en son extriorit pure, il soffre nous en une multiplicit
vivante dont les cieux dlirants sont ouverts au vogueur . Dans la plaquette de quatre pages intitule
Les hommes daujourdhui de 1888, et dont jai avec moi ldition originale, Verlaine dclare sans
hsiter propos de ce sonnet que lintense beaut de ce chef duvre le dispensait ses yeux dune
exactitude thorique dont lextrmement spirituel Rimbaud se fichait sans doute pas mal . On peut y voir
en couverture une caricature de Luque o Rimbaud est reprsent en enfant dsobissant entour de ses
pots de couleurs, peignant sans vergogne et en dehors de toute autorit les lettres dun abcdaire en bois.
Sans doute cette caricature a-telle largement contribu rpandre limage, ou plutt encore le poncif
dun Rimbaud renvoyant aux yeux des hommes larbitraire de leurs conventions. Poncif justifi et fond,
parfois peut-tre un peu rducteur ou systmatique. Reste que le Sonnet des Voyelles comme lappela
Verlaine, est de fait un sonnet qui eut vocation crer le trouble, renverser les vidences, prolonger
ltude des correspondances baudelairiennes. Ferait-il partie de ces pomes ptards comme on la dit
parfois aussi du Bateau Ivre , destins provoquer sinon ladhsion, du moins une indignation qui ft
propre rvler son gnie ?
Le choix dune forme fixe aussi classique que le sonnet rgulier pour traiter un aussi trange sujet que
celui de la couleur des voyelles est videmment volontaire. Il y a l une intention dlibre de Rimbaud
dinvestir les rgles classiques avec un sujet hallucinant ou hallucinatoire, comme sil entrait en guenilles et
dcoiff au Muse ou lOpra. Et souvenons-nous de son anticonformisme, de sa rvolte contre
chaque chose comme la dit Verlaine lui-mme. Souvenons-nous du coin de table de Fantin- Latour,
o la figure de Rimbaud contraste si nettement avec celle des autres convives, par le pli amer de sa
bouche, son regard perdu, ses grandes mains rougies, et cette chevelure abondante et libre.
Dirons-nous alors que, par del sa beaut et son originalit propres, il sagit dun sonnet de
provocation ? Disons plutt que le sonnet des Voyelles nest gure un pome de solitude. Mais son
enjeu est ailleurs. Il est encore situer dans laxe des questions relatives la place du sensible lgard de
lintellect et du signe. Il nest pas seulement mise en relation de couleurs et de lettres, mais gntiquement,
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
17/140
17
ontologiquement, unit fondamentale de lune et de lautre. Si lide nest jamais que le rsultat ou la copie
dune perception, alors le signe qui la reprsente a une origine dabord sensible et non intellectuelle. Plus
de difficult ds lors pour que les voyelles, la fois en leur forme et leur son, mais encore en toutes leurs
virtualits significatives, puissent rsonner ensemble en couleurs.
Et ceci sans avoir davantage dcider premptoirement et dfinitivement que A doive tre noir, E
blanc ou I rouge, par essence . Loin de constituer des relations fixes qui viendraient se figer dans les
vers de Rimbaud, tchons de nous rendre attentifs leur dynamisme essentiel. Il faudrait pour cela cesser
de se reprsenter voyelles et couleurs comme des entits fixes et juxtaposes pour les envisager au
contraire en leur capacit cratrice sengendrer mutuellement selon un jeu de formes en droit infini.
L encore, lerreur seraitde vouloir faire primer lintellect sur la sensation, la raison sur la perception.
En inversant seulement ces termes, dun point de vue non seulement chronologique, mais surtout
gntique, les Voyelles se rvlent comme une critique de toutes les morales tablies, commencer par
celles qui paralysent llan crateur dans son dsir dimprvisible. La crativit mme du sujet suppose en
amont une attention la crativit du rel, et dabord celle de la Nature o tres et couleurs se fondent et
se refondent constamment dans une cration ouverte. Ernest Delahaye se souvint dun Rimbaud lui disant
de sveiller la perfection et la richesse infinie de la Nature. Une simple fleur par exemple. Regarde,
lui aurait-il dit. O achteras-tu un objet de luxe, ou dart,dune structure plus savante ? Quand toutes
nos institutions sociales auraient disparu, la nature nous offrirait toujours, en varit infinie, des millions
de bijoux. Et quelle grandeur, quelle beaut vois-tu dans la cupidit grossire, la vanit idiote ? Souffriras-
tu beaucoup de voir svanouir ces chers mobiles de lactivit humaine ?
Rimbaud structuraliste avant le structuralisme. Reste que seule la composition dun sonnet aussi parfait
que celui des Voyelles peut avoir quelque parent avec les perfections naturelles. La profusion inoue,
la crativit infinie de la nature exige de lui une crativit quil serait sans doute rducteur de vouloir figer
dans des entits stables, dans des relations fixes et rigides. Si A est noir, il ny a aucune contradiction ou
impossibilit ce quil se fasse bientt bleu. Mieux : La cration potique comme la crature naturelle ne
sont pas soumises aux seuls principes de la logique, commencer par le principe de non-contradiction.
Cest un point essentiel. Il faut cesser de subordonner lentreprise potique et le discours qui est le sien
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
18/140
18
des principes qui valent sans doute lgitimement pour la philosophie ou la logique formelle, mais non
pour le peintre ou le pote. Et la supriorit absolue de la posie sur la philosophie tient pour Rimbaud
ceci quellesest affranchie de lautorit de principes logiques qui excluent en droit telle ou telle relation :
Dis-nous des fleurs qui soient des chaises ! .
Enfin il est clair que si Rimbaud fut influenc par un sensualisme proche de celui de Condillac ou
dHelvtius, cest moins pour les principes qui structurent leur pense que pour le fond de leur thse,
savoir le caractre originaire de la sensibilit. Lide dune antriorit du sensible sur lintelligible est
absolument dcisive pour entrer dans lesthtique du sonnet des Voyelles. La question de la relation du
signe aux sens est place avec humour et libert au centre dune forme fixe qui symbolise
traditionnellement le lieu o se dveloppent, justement, des ides. Le dernier vers se refusera une plate
intelligibilit. En faisant le choix dune forme fixe, et celui de la plus classique dentre elles, Rimbaud lve
le sonnet sa perfection pour mieux en annoncer le dclin. La nouveaut de son contenu rejaillit alors sur
larchasme dune forme quil transcende et quil sublime. Bientt viendra le got pour le vers impair,
plus vague et plus soluble dans lair , comme la dit Verlaine.Le got pour lhendcasyllabe, avec bien-
sr ladmiration pour Marcelline Desbordes-Valmore. Le got pour la libert libre ! Elle reste encore
conqurir. Il sent quil vient de porter au vers classique quelques revers somme toute assez drles. Il vient
de clouer nus aux poteaux de couleurs celles des voyelles ?un grand nombre de figures du vers
franais, commencer par Musset, mais peut-tre aussi Hugo, ou ses matres mmes, Banville dont il lisait
souvent les vers haute voix au soleil ou sous la neige, comme ce fut le cas encore avec lami Delahaye
selon une autre anecdote remontant lhiver 1870. Tous deux venaient alors se rfugier prs des jardins du
Bois-dAmour, cartant, dit Delahaye, les entrelacs de brindilles couvertes de givres. On tirait de leur
cachette les deux pipes. La maisonnette navait plus de porte, eh bien, tant mieux ! Nous y verrions plus
clairQue faisait le vent glacial? Quimportait le dtail insignifiant de, parfois, un obus lanc au hasard
par quelque bastion inquiet ?...Rimbaud ouvrait un volume de Banville, et dans ses yeux de myosotis qui
suivaient la douce ivresse des flocons dansant par milliards autour de nous, sallumait une flamme
candidement joyeuse, quand il disait, en battant de la semelle, cette jolie Ballade pour trois surs qui sont ses
amies: Le soleil rit sur les blancs espaliers/ Et Marinette est l, qui verse boire.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
19/140
19
Mais prsent cet hiver l rsonne en lui comme il rsonnera dans Dvotion , tel un hommage
ladolescent quil fut. Ce qui nous semble un temps si court suppose pour le sujet Rimbaud une foule
immense de changements qui le sparent irrversiblement de ce quil tait en cet hiver 1870. Lautorit de
ses matres sest efface. Il est prsent insoucieux de tous les quipages car les Fleuves lont laiss
descendre o il voulait. Il se souvient symboliquement de cette dsobissance aux matres dont il vient de
triompher.
Dans les clapotements furieux des mares
Moi lautre hiver plus sourd que les cerveaux denfants
Je courus ! Et les Pninsules dmarres
Nont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
20/140
20
Et cette tempte quil vient de dclencher est la fois salvatrice et purificatrice. Elle a bni ses veils
maritimes , si bien quil peut goter dsormais des saveurs jusquici lui et aux autres inconnues, goter
la chair des pommes sres et se laver des tches de vins bleus et des vomissures dun pass
esthtique rvolu, o ses prdcesseurs font figure de noys, au regard de son insolente sant et de son
apptit insatiable. Le rythme est fluide et quilibr, et, grce un savant rejet redoubl, si loin des bruits du
monde :
Et ds lors, je me suis / baign dans le Pome
De la Mer, infus dastres, et lactescent,
Dvorant les azurs verts ; o, flottaison blme
Et ravie, un noy pensif parfois descend ;
Il sait ce que les autres ont ignor par lchet ou par paresse. Il sait les cieux crevant en clairs , il sait
le soir comme lAube exalte ainsi quun peuple de colombes. Rimbaud ne dit pas laube, il la cre.
Lui seul peut voir ce que les autres ont seulement cru voir . Mais cette vue indite et nouvelle sest
ajoute linvention, lui qui a dj invent la couleur des voyelles qui en dcuple la puissance :
Jai rv la nuit verte aux neiges blouies
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sves inoues,
Et lveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
Dira-t-on que lveil des phosphores chanteurs est jaune et bleu par essence, dans ltre ?
Comme A devait tre noir, absolument ou essentiellement ? Nous ne le dirons pas davantage. Il serait plus
juste, si lon voulait absolument penser cela, dire avec Roman Jakobson que la fonction potique
projette le principe dquivalence de laxe de la slection sur laxe de la combinaison. Lquivalence est
promue au rang de procd constitutif de la squence. Encore que cette approche ne soit que partielle et
laisse de ct lineffable solitude o se trouve Rimbaud, la fivre qui le caractrise, le vice qui lentretient
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
21/140
21
en sa nvrose cratrice, bref toute la dimension existentielle, affective, maladive mme, qui fait le moteur
dun profond travail potique qui vit et remonte dans les masses .
Libre, fumant, mont de brumes violettes
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur,
Qui porte, confiture exquise aux bons potes
Des lichens de soleil et des morves dazurs,
Les potes auxquels pense Rimbaud senivrent de ces confitures , qui, si elles ntaient pas
fondamentalement des crations propres engendrer des plaisirs paradoxaux et suprieurs, feraient songer
celles dont parle Baudelaire dans Les paradis artificiels. On pense Thophile Gautier et au temps
des haschischins. Mais plus largement un effort pour porter la synesthsie le mot grec aisthsis
signifie sensation - son plus haut degr. Voici le ciel prenant la consistance symbolique dun mur ne
pouvant tre franchi que par le pote Voyant. Un mur sparant deux registres, deux poques, deux faons
dtre au monde. Le monde ancien, trangl par la forme vieille , et le monde nouveau qui vient de
prendre forme en lui. A prsent il est las de ce monde ancien. Fileur ternel des immobilits bleues, il
est la recherche dune future vigueur que la recherche, en son instantanit cratrice, se prcdant en
quelque sorte elle-mme, suffit dj inventer. Alors, au bout de ce voyage immense, il aspire, plutt que
dtre rendu au sol, une extinction presque bouddhiste dans lUn. que ma quille clate, que jaille
la mer ! Mais pour diffrer finalement ce dilemme entre affirmation et extinction de lindividu, il sera,
plutt que rendu au sol rellement, symboliquement reprsent par la figure de lenfant jouant dans le
crpuscule des villes sur une triste flaque deau noire.
Si je dsire une eau dEurope, cest la flache
Noire et froide o vers le crpuscule embaum
Un enfant accroupi plein de tristesse, lche
Un bateau frle comme un papillon de mai.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
22/140
22
Et quelle merveille rythmique que ce contre-rejet externe, qui lche en fin de vers sa dernire syllabe
dans un ultime geste inscrit lui-mme dans le lexique ! Enfin il sexhorte lui-mme tenir une double
promesse. Celle dune double trahison au monde, certes, lui qui ne pourra plus Ni traverser lorgueil des
drapeaux et des flammes , Ni nager sous les yeux horribles des pontons , mais celle aussi, dsirable,
dune esprance reconduire, en la richesse dun monde qui ne livre quau prix dun risque immense et
dont seuls les amateurs suprieurs peuvent esprer jouir. Un trsor qui ne se donne quen un ineffable
tourment et dont le voyant seul fera son dlice. A la torture que constitue labandon une ralit trop
rugueuse, il prfrera, sans hsiter, celle dun effort surhumain, au terme duquel le rel pourra se livrer en
son imprvisible immdiatet.
Lensemble constitu par Les Posies dArthur Rimbaud ne saurait videmment se rduire laperu
que jen donne ici, de surcrot subjectivement, puisque je nai rien dautre en vue que de faire un dtour
par moi-mme et desthtiser ce quon ne saurait jamais expliquer assez. Rimbaud pote, cela suffit, cela
est infini dit Ren Char quelque raison. Le sujet est toujours porteur dune obscurit qui, dans le geste
mme o sillumine sa vie, en fragilise la force. Car suivre Rimbaud, ou chercher son gnie, ce nest plus
esprer en faire une quantit finie en laquelle stancherait notre soif de raisons. Cest bien davantage,
partir de ce souffle o nous rvons la finitude, en ouvrir le partage, en saisir la lumire toujours
insaisissable, sous le signe dune promesse. Celle de ne rien dire dautre que ce qui fut, linstant des plus
hautes joies, quune raison de se faire autre que soi-mme. Celle qui voit dans le prisme trompeur des
projections subjectives, loccasion dun dtour pour renatre soi-mme. Celle qui dit, en amont des
discours construits sur des valeurs, la valeur du grand songe habit par Rimbaud.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
23/140
23
GE DOR
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
24/140
24
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
25/140
25
I
Entrer dans les pomes de 1872 quivaut laisser un monde derrire soi, mais lentendre encore
assez pour le savoir renvoy lui-mme. Avec ces pomes, nous entrons dans le plus haut degr de la
posie franaise versifie, dans la mesure mme o la versification est constamment menace dans son
existence. Il serait vain ici de prtendre dissocier forme et fond, vers et thmes. Les deux se tiennent si
intimement quil serait absurde de les considrer sparment, comme deux dimensions isolables du tout
dont elles drivent. Au contraire, les questions de forme sont au plus prs de leur contenu, si prs, que loin
de se rduire leur simple expression ou formulation, elles en sont lacte mme.
Parce que son esprit ne peut cesser daspirer de nouveaux horizons Il en veut, mon esprit !
parce quil se refuse la paresse intellectuelle dun vain contentement, quelle que ft la beaut des vers
quil vient dcrire, Rimbaud exige de lui-mme linverse de ce quil devrait continuer faire.
lidalisation sublime des sommets de perfection formelle de 1871, succde la ralisation mtaphorise
des vers impairs de 1872. Aux couleurs flamboyantes de lardeur politique, le dsir de se retirer du monde
humain. De cet cart jaillira la parole en sa vrit nue, en sa beaut secrte et ple, aux lieux deaux retirs
vers les berges, sur les lacs ou les rivires ardennaises et belges . la certitude dtre le plus grand,
Rimbaud rpond par le dsir inattendu de shumilier dans un vers simple, presque rustique , ainsi quil
laurait dit lui-mme Delahaye. lattente ambitieuse davoir eu raison de ses pairs, de leur avoir inflig
une claire dfaite, succde le silence des heures trop prcieuses pour tre portes au monde.
Un ensemble ascendant de vers crits dans un temps trs court, et dont lt 1872 constitue sans doute
le paroxysme. Car ce qui frappe la lecture des pomes de cette priode, et plus encore dans Une Saison
en Enfer et peut-tre au plus haut degr dans les Illuminations , cest le grand cart absolu
entre, dune part, la clart du sens, et, dautre part, la disparition du sens. Lcart entre la cohrence
formelle, intuitive, indubitable, dun dialogue intrieur dont on saisit bien les articulations, les lans, les
renoncements, et lincohrence en laquelle on se trouve plong ds lors quon entreprend une analyse
purement discursive. Le grand cart absolu, oui, et constitutif surtout de labsolu potique : une lisibilit et
une intelligibilit parfaites qui se drobent en mme temps toute entreprise qui viserait en fixer le sens
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
26/140
26
une fois pour toutes. Rien de vraiment surprenant en cela, sil est vrai quun pome nest pas un systme
dides susceptibles dtres rationalises selon un modle de type dmonstratif. Mais ici sajoute quelque
chose de plus. Ce nest pas tant que le sens chappe, puisquau contraire il se donne, mais quil renvoie
une exprience dont seul Rimbaud a la clef. Est-ce l une insuffisance pour nous ? Non, car cet
insaisissable nest pas dficience, ou manque, mais ce qui seul peut donner sa puissance sa parole
potique. Plus encore, il faut se souvenir que cette puissance nest que lenvers dune authentique
exprience, et que celle-ci nest pas communicable, mais appele rester inscrite dans la libert dun sujet
qui dit adieu au monde. Voici les incomparables hendcasyllabes de Larme .
Loin des oiseaux des troupeaux des villageoises
je buvais genoux dans quelque bruyre
entoure de tendres bois de noisetiers
par un brouillard daprs-midi tide et vert
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise
ormeaux sans voix gazon sans fleur ciel couvert
boire ces gourdes vertes loin de ma case
claire quelque liqueur dor qui fait suer
effet mauvais pour une enseigne dauberge.
Puis lorage changea le ciel jusquau soir
Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches
Des colonnades sous la nuit bleue, des gares
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
27/140
27
leau des bois se perdait sur les sables vierges
le vent de Dieu jetait des glaons aux mares
et tel quun pcheur dor ou de coquillages
dire que je nai pas eu le souci de boire
Est-ce alors dire quil nous faudra nous rsigner une aphasie sur ce qui est en jeu, sur ce qui fait la
substance mme de ces pomes ? Non encore, car sil est vrai que lon ne saurait rduire un pome une
srie de propositions rationnelles susceptibles dtres dcomposes, de parties en parties, pour tre ensuite
additionnes dans un tout qui en ferait lunit, il nous est toujours loisible de faire un dtour par nous -
mmes, dinterroger en nous sa puissance et sa force dvocation. Non dailleurs videmment que soient
toujours illgitimes les entreprises danalyse objective, qui sans aucun doute sont ncessaires
lintelligibilit denjeux strictement syntaxiques, grammaticaux, bref, linguistiques, mais dans le sens o,
comme en musique ou en peinture, il reste une exprience irrductible la raison, et ceci non seulement
en fait, mais en droit.
En disant cela, je me souviens du dbat esthtique entre les tenants dune uvre dart qui serait
toujours rationalisable en droit, dfaut de ltre en fait, et des tenants dune irrductibilit de luvre dart
lempire de la raison et de la science, dont je fais partie. Et ce nest pas tre ici du ct de je ne sais quel
irrationnel, qui aurait de mauvaises raisons dtre ce quil est, mais bien au contraire parce que je crois
quil existe un type de rationalit tout fait excessif, qui lui, doit avoir des motifs au fond inavous, tels le
dsir de voir triompher sur le corps, le sensible, laffect, la puissance des concepts.
Ainsi le dbat entre Kant et Leibniz. Au panlogisme de Leibniz qui voulut prolonger la rationalit
jusque dans les replis du je ne sais quoi , lesthtique kantienne rpondit par la rupture radicale entre
sensible et intelligible. Lenjeu est essentiel, permanent, universel, indcidable aussi. Essentiel, car il
concerne le fond non seulement de toute uvre dart, mais aussi de toute contemplation ou de plaisir
esthtique. Permanent, car il se rappelle nous travers lexprience, reconduite de jour en jour, de
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
28/140
28
luvre dart en gnral. Universel, car il touche toutes les dmarches, et non la seule dmarche
potique. Indcidable enfin, car on ne sera jamais dans ce dbat que dans le pari, dans la croyance, et non
dans la dmonstration dfinitive.
La thse leibnizienne consiste prtendre que le sentiment esthtique nest au fond que de lintelligible
confus. On pourrait toujours alors rendre raison de ce qui se passe en nous en fait de plaisir ou de
dplaisir esthtique. On irait du sensible lintelligible non par un saut, mais par degrs continus, comme
dans un dgrad, comme on passe de lobscurit la lumire. Cest prtendre non seulement que toute
uvre dart reste rationalisable en droit, mais que cette rationalit chappe celui mme qui la cre comme
celui qui la peroit, ce qui demeure bien des gards discutable. Comment concevoir une rationalit
relle qui ft inconnue celui mme qui laurait instaure ? Pourquoi devrais-je voir dans le sensible un
intelligible confus, si le sensible est manifestement, empiriquement, lui-mme sa propre fin ? Nest-ce
pas inutilement multiplier les niveaux de ralits l o il serait au contraire plus simple, plus conforme
lexprience, de reconnatre une autarcie absolue du sensible lgard de la sphre rationnelle ? Et peut-on
imaginer un instant que les pomes de 1872 fussent ainsi rduits de lintelligible pur, pour en faire des
ralits stables et identifiables, entretenant des rapports dquivalence, de discordance, de quantit, qualit,
de substance, de relation ? Il est croire que ce serait plutt l dangereuse illusion, apparence engendre
par gnralisation intellectuelle, dont on finit par se demander mme ce quelle aurait seulement de
dsirable. On me rpondra sans doute que ce nest point de dsirer quil sagit, mais de la vrit. Eh bien !
Partons sa recherche. Je proposerai une piste susceptible peut-tre daccorder les esprits , pour
reprendre une formule leibnizienne.
Jai dj voqula question de la posie de notation qui prit forme dans lesprit de Rimbaud sans doute
trs tt, et trs clairement ds que celle-ci fut thorise par la lecture des sensualistes franais, Condillac et
Helvtius en tte. Faire de lide une copie de limpression sensible, cest la rigueur la thse empiriste
de Hume. Mais lide de copie suppose son tour un modle dont la copie se trouve dans une sorte de
dficience ontologique. Cela nous vient de Platon. Limage est toujours en excs ou en dfaut sur son
modle. Mais pour Rimbaud ce la ne suffit pas. Il sagit au contraire dinstaurer la continuit la plus exacte
possible, et idalement une continuit parfaite, entre la perception originelle et sa formulation linguistique
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
29/140
29
et intellectuelle. Il ny a pas pour lui deux registres de ralits qui seraient, dune part, les phnomnes eux-
mmes en leur extriorit pure, et, dautre part, une intriorit radicalement spare qui devrait en laborer
le sens. Il y a au contraire entre lun et lautre continuit, fluidit, comme nous lavons repr dans
Sensation ou Soleil et Chair . Ce serait alors une erreur que de vouloir tager deux niveaux
htrognes que seraient perception et intellection ; la perception, si elle a une valeur originaire, ne devient
vritablement une perception que lorsque quelle parvient la conscience, sans quoi elle serait voue
demeurer pure rceptivit sensible et au fond inconsciente. Cest au sein dune conscience rflexive qui
sapproprie lextrioritque sopre lacte de la perception, et non avant ou en dehors delle. En cela dj
aurions-nous un dbut dhypothse pour instaurer un continu entre sensible et intelligible, entre
limpression et lide, en vitant surtout de faire de lun la forme confuse de lautre.
Rimbaud ne conoit pas les facults comme des blocs spars en catgories figes telles raison,
imagination, intellect ou sensibilit. Il les apprhende au contraire en leur unit fondamentale comme
constituant le pouvoir de lesprit en gnral. Et lesprit se fera finalement gnie dans une affection
paradoxale qui le mettra en action comme Amour.
Mais pour lheure disons seulement que ce qui se passe en lui renvoie une extriorit, sans doute,
mais une extriorit toujours en relation avec une subjectivit qui laccueille. Son souci esthtique est
ainsi dintervenir le moins possible, et idalement, Rimbaud y parviendra de ne plus intervenir du
tout dans les modalits par lesquelles se donne, dans lexprience potique, le trsor de la perception o
tel quun pcheur dor ou de coquillages, il naura mme plus celui dtancher sa soif.
Celle-ci restera en amont de laction, dans la puret dont elle procde. Elle sera rserve des
jouissances toujours plus hautes, celles que seules quune profonde solitude procure, sprouvant elle-
mme comme une soif que tout vient abreuver. Soif de saisir en leur pure instantanit des ralits
psychologiques et affectives qui nprouvent mme plus le besoin de se savoir elles -mmes. Que
pouvais-je boire dans cette jeune Oise , se demande-t-il, pour rpondre bientt quelque liqueur dor qui
fait suer . La forme interrogative a sa valeur en soi, en dehors de la rponse qui en fait le corollaire et qui
ne serait pas venue si elle ntait la substance mme de ce pome.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
30/140
30
Et dabord, souvenons-nous que la soif, et la boisson, sont les figures emblmatiques du manque et de
la satisfaction. Rimbaud a soif comme nous avons-nous aussi tous soif, de vrit, de repos, de joie,
dabsolu. Toute vie est manque. Toute existence est marque par une dficience ou un manque dtre
quelle veut invinciblement combler. On pense alors lhomme comme crature finie face un Dieu
transcendant et infini dont elle sest loigne, seul pourtant capable dtancher sa soif de repos, de justice,
de bien, de vrit. Mais si la prsence de Dieu se rappelle bien dans la dernire strophe de Larme , ce
nest que subrepticement, lui qui jette des glaons au mares , dans un geste qui rappelle, comme chez
Homre, quil pourrait, sil le voulait, tirer le ciel et la terre.
Mais ce nest pas en Dieu que la soif de Rimbaud veut stancher. Il sest brouill avec lui pour
reprendre une formule de Delahaye, qui raconte dailleurs avoir vu, en compagnie de Rimbaud, ces
glaons aux mares ; car Dieu traverse ici en un geste rapide une nature qui le submerge. Il nest plus
une totalit absolue, mais partie dune naturalit qui fait le thtre dune jouissance gniale qui seule garde
pour Rimbaud le sens de la totalit vraie.
Lasctisme religieux fait alors place un asctisme potique, o, nayant plus souci de boire ,
Rimbaud tanche sa soif ces liqueurs dor que sont ces expriences dinconnu, ces notations, ces
hallucinations qui, difiant le sujet, le ramenant son origine primitive de fils du soleil , nont plus de
commune mesure avec le monde si ce nest travers ces effets telle ltrange sudation qui lui vient pour lui
rappeler, qu dfaut davoir aval une fameuse gorge de poison , il sest dj abreuv d' absolu.
On conoit ds lors comment viter le pige dun dualisme strict qui voudrait sparer en deux sphres
radicalement opposes le sensible et lide. Larme fait partie, nous le savons par Alchimie du verbe ,
de ces pomes de notation destins fixer des vertiges . La fixation de la sensation dans le langage nest
pas une tape secondaire et sparable de son origine. Elle ne fait quun dans le tout perceptif dont lunit
de base est le vers, et dont le pome est la somme. On vite ainsi la fois de faire du sensible un
intelligible confus, et donc de suivre Leibniz dans son absolutisation du principe de raison suffisante,
comme on vite le dualisme kantien qui tablit une rupture entre les deux. Il ny a jamais quun seul esprit,
quun seul sujet, le sujet Rimbaud, submerg par un monde dont il saisit simultanment les relations
phnomnales et catgoriales, et partir desquelles seulement il investit le champ du langage.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
31/140
31
Mais ne tombons pas notre tour dans lillusion que nous voulons lever. Le moment de la fixation lui-
mme ne fait en ralit quun avec celui de la perception, au moins dans la mesure du possible, par
exemple ici dans la ncessit formelle de faire des hendcasyllabes.Il serait galement faux de croire
lhendcasyllabe, son tour, limitatif de la puissance potique, enfermant dans une rgle abstraite et
arbitraire le donn de la perception. En ralit, par un effet de boucle, le vers se rapproprie toujours ce
qui est sur le point de lui chapper. Ici, le mtre impair recoupe ontologiquement la figure fminine de
leau. Son rythme imprvisible est celui dune Nature elle-mme habite par un imprvisible en lequel elle
coule sa ralit. Le ciel et le brouillard daprs-midi tide et vert sont composs dun mixte deaux et de
vapeurs, dair et de lumire que recoupe dans son tre mme le mixte du vers impair. La solitude est
recre par ce mtre haletant de faon inaccessible au rythme prvisible et assur de lalexandrin.
Leffacement des frontires du vers fait disparatre celles dun monde dont on ne peroit plus que les
limites problmatiques. Rimbaud sy trouve plong dans quelque bruyre dont ne peut ni ne doit
savoir si elles se distinguent ou se fondent avec les tendres bois de noisetiers qui lentourent en silence.
Les oiseaux et les bois et les villageoises , et les noisetiers se mlent alors dans un cho dont
la jeune Oise devient la figure centrale, mais dont les lments se fondent acoustiquement pour mieux
se confondre dans ltre. Le premier vers dj, faisant glisser en cascade des oiseaux des troupeaux des
villageoises nous avertissait que Rimbaud tait loin, trs loin du monde, et que Larme serait le thtre
dun monde revenu sa puret originelle, la puret de ces larmes verses dans Mmoire , et dabord
en amont de la vie, dans ces ralits doutre-tombe dont parlent les Vies des Illuminations .
Alors dans un instant rappelant les anciennes lucidits, celles dun monde social aux valeurs
convenues, il se souvient quil aurait fait louche enseigne dauberge , effet mauvais , sil avait d
porter la connaissance des autres hommes son trsor ; car il sent le roussi, cest certain . Une situation
intenable que seul lorage est capable de chasser, de laver, dabsoudre. Avec lorage passent et sabolissent
les conventions, les incomprhensions, les tensions, de mme quen Michel et Christine lorage aura un
rle salvateur et purificateur, emportant avec lui les milles loups, milles graines sauvages sur les dbris
dune Europe ancienne.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
32/140
32
Mais bientt le ciel nouveau qui souvre en sa nouveaut peut se faire lcran o se projettent visions et
hallucinations. La liqueur dor fait ses effets sur un Rimbaud Chamane dont les visions se multiplient. Il
voit stendre des pays noirs, des lacs, des perches , se ddoubler linfini les colonnades sous la nuit
bleue . Sur son lit de mort, aprs avoir reu une injection de morphine, il parlera tout bas de visions de
colonnes damthystes et danges marbre et bois. Dans le voyage doutre-tombe de Larme , o la
vie pleut en dexaltantes et hallucinatoires averses, il peut seul jouir dun spectacle idel o les tres se
meuvent en foules la fois tranges et identiques, mobiles et immobiles, finies et infinies. Des contraires
que seul son vers est capable de transposer en une si profonde unit.
II
Leau des bois se perdait sur les sables vierges , conclut la dernire strophe de Larme en faisant
de ces larmes des bois une figure de la puret abandonne aux sables immaculs des berges. Peut-tre est-
ce l le plus beau vers de ce pome, sans quaucune hirarchie bien entendu nintervienne dans ce que je
dis. Mais le fait est que ce vers emporte une dimension proprement gniale en ce quil nexiste que dans
son coulement pur sur les surfaces sacres des rivires ardennaises et belges. Parce que leau des
bois na dexistence que dans la puret de son abandon o elle signore elle-mme. Parce quelle se perd
et se rpand sur des sables peine rceptacles dune indicible fluidit. Enfin parce que leau des bois
nest pas seulement celle qui court ou dort au fond des arbres, mais celle des arbres mme, leur sve,
souvrant au jour dans une eau pure et ignore.
La Rivire de Cassis roule ignore
En des vaux tranges :
La voix de cent corbeaux laccompagne, vraie
Et bonne voix danges :
Avec les grands mouvements des sapinaies
Quand plusieurs vents plongent.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
33/140
33
Les eaux de la Semois roulent violaces au crpuscule, lorsque Rimbaud vient seul les observer en leur
oubli. Le val se courbe de part en part pour rendre possible une unit en laquelle les lments viennent
sarticuler en leur tranget propre. Dabord les eaux, les reflets, les courants presque agits puisquils
roulent, faisant cumes et bruits sur les rochers et les pierres du lit de la rivire. Ils ne sont donc en rien
calmes et fluides, mais assez dsordonns et porteurs dune dimension trange. Mais cette tranget mme
est la beaut vraie. Elle se donne dans une torture dlicieuse, comme les flots tortueux de la Semois se
mlent avec dlice. Il y aura bientt les chers corbeaux dlicieux est-ce aussi parce que certains
franais affams en avaient mang pendant la guerre de 1870 ?pour en renouveler le fond sonore dans
un cho strophique. Pour linstant, ils se tiennent l, groups, prt se rallier, se disperser, mais surtout
clbrer la rivire ignorant les frontires humaines. Leur voix se trouve paradoxalement anglise. Les
vaux tranges sont alors un monde retir du monde, un lieu sans lieu, un univers o les valeurs sont
inverses. Les sapinaies elles-mmes se joignent la clbration en sanimant dun mouvement
densemble orchestr par des vents personnifis qui plongent intentionnellement. La premire strophe
de La rivire de cassis tmoigne ainsi dun nouveau type danimisme travers lequel Rimbaud
transpose les valeurs morales et esthtiques de son temps vers les lieux oublis et souvent dvaloriss
dune nature hostile. Alors cette transposition, qui passe par la rime assonante, inaugure une prise de
conscience de ce qui fait lessence de la temporalit. Le prsent du roulis des eaux porte avec lui les
vagues dun pass marqu par une mme finitude :
Tout roule avec des mystres rvoltants
De campagnes danciens temps
De donjons visits, de parcs importants
Cest en ces bords quon entend
Les passions mortes des chevaliers errants :
Mais que salubre est le vent !
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
34/140
34
Le temps est avnement dune ralit que le pome seul fait advenir. On pourrait se souvenir ici
dAugustin, de cette ide que si le pass nest plus, cest quil nest pas, quil appartient au non -tre.
Rimbaud le savait bien. Un tel non-tre ne peut avoir sans contradiction de ralit que dans une mmoire
qui lactualise en se rappelant de son nant. Lavenir, lui, nest pas encore. Il nest donc pas
absolument parlant, mais relve son tour dun non-tre la valeur cruciale pour linvention potique et la
cration en gnral, qui supposent toutes deux une ralit qui merge delle -mme sans avoir prexister
dans un dterminisme cach ou une dcourageante fatalit. Quant au prsent, sil nallait pas rejoindre le
pass, il ne serait pas du temps, il serait lternit, conclut Augustin. La thse est assez clbre pour quon
puisse penser quelle fut connue de Rimbaud, au moins indirectement. Linstant ne peut tre qu la
condition de disparatre en un instant que rien ne saurait suspendre ou arrter. Ainsi, point de repos en
cette existence, point de terme ; le flux de la phnomnalit emporte avec lui dans une rivire aux reflets
violets le crpuscule luvre en toute vie. Seul un vent de face venant soudain fouetter le visage de
Rimbaud le rappelle un vrai prsent, un prsent comme fin en soi, et non un rsultat de lhistoire. Si
le rle des corbeaux est alors de renvoyer le paysan sa ralit rugueuse, lui peut dsormais se remettre
en marche, sexhorter de nouveaux horizons, de nouvelles vues, et voir se dessiner enfin claire -voie,
travers les barrires qui strient la lumire de longues ombres, lannonce dun devoir-tre :
Que le piton regarde ces clairevoies :
Il ira plus courageux.
Soldats des forts que le Seigneur envoie,
Chers corbeaux dlicieux !
Faites fuir dici le paysan matois
Qui trinque dun moignon vieux.
III
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
35/140
35
Un devoir-tre qui ne se laissera pas dterminer par le dehors des conditions sociales. Sil est un devoir,
cest celui de la table de travail dont rsultent des jouissances suprieures, des exaltations qui sont seules
ne pas passer comme un vain plaisir passager. Et si le pote est vraiment voleur de feu , cest quen son
foyer tiennent encore de prcieuses braises, telles les strophes de Lternit. Parce quil ne vise pas
lutile, mais lInconnu, le travail potique est le seul dont ne dise aprs lavoir accompli, en soupirant
enfin :
Puisque de vous seules
Braises de satin
Le Devoir sexhale
Sans quon dise enfin.
Le devoir se trouve ainsi dplac des impratifs de laction aux dlices de la contemplation. Il se refuse
une action dj conue comme ce cher point du monde pour se tourner vers un devoir nouveau, celui
de se charger de toute ralit pour parvenir linconnu. Sa rsolution prend alors la figure dune soif,
dune aspiration, dun devoir, sil est vrai que tout devoir implique un vide, une distance, un manque dtre,
une sparation davec son objet. Alors la soif qui est celle du monde lui apparat-elle au fond asservie
un gosme absurde dont les multiples formes sannulent mutuellement. Les besoins humains doivent faire
place des besoins surhumains dont le pote aura la charge. Ceux-ci devront se substituer aux servitudes
et aux alinations sociales, pour annoncer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite
des tyrans et des dmons, la fin de la superstition , pour adorer peut-tre les premiers ! Nol sur la
terre ! Lardeur de son esprit appelle alors cette ralit dans une anticipation que le seul pome peut
actualiser. En cela, un pome ne renvoie plus un objet quil dsigne, il est lui-mme cet objet ; il nespre
pas en un avenir situ en dehors de lui, il lanticipe et il le cre ; il ne se subordonne pas au monde,
laction, la vie sociale, mais il les rinvente.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
36/140
36
IV
Or la forme des pomes de 1872 est bien diffrente de celle de 1870 et 1871. Que sest-il encore
pass ? Pourquoi, sil est possible dclairer cet aspect de son immense uvre , un tel rtrcissement
dans un vers bref, un vers aussi tnu que le pentasyllabe ?Un vers de chanson, rpond-on souvent, en
relation avec les trouvres mdivaux et les potes du XVIme sicle. Mais il y a autre chose. Rimbaud a
lev durant lanne 1871 lalexandrin son plus haut degr de perfection. Encore qu mes yeux les
sommets du Bateau ivre gardent encore parfois les traces dun mcanisme qui aura totalement disparu
dans Mmoire , un pome inou dont il faut bien mesurer que par del sa puissance et sa beaut
propres, il constitue un profond travail de renouvellement de lalexandrin . Il est ainsi croire quil fut au
cours de lanne 1872 lass par un rythme qui lui apparut progressivement comme trop binaire, pour se
tourner vers les subtilits dun rythme ternaire et syncop, que nous voyons luvre dans Larme ,
Lternit , ge dor , ou encore Chanson de la plus haute tour . Seuls Bannire de mai et
Jeune mnage battent encore leur mesure dans un vers pair, respectivement en octosyllabes et
dcasyllabes. Tous les autres mtres sont impairs. Est-ce l linfluence de Verlaine? Cest possible, et cela
tmoigne sans doute de leur volont commune de prendre leurs distances avec un vers jug par trop
rgulier, ou emphatique. Lalexandrin, outre sa forme parfois ennuyeuse car trop prvisible,
mesquine mme, disait-il dj dans la lettre du 15 mai 1871 propos de Baudelaire, qui demeurait
toujours le premier voyant, roi de potes, un vrai Dieu a quelque chose de solennel et de
grandiloquent qui les agace tous deux. Mais il y a encore plus. Rimbaud devine quil sera bien plus
saisissant de traiter des sujets graves avec une forme lgre, que de sen tenir une uniformit de forme et
de fond, qui tend au fond affaiblir ce quelle espre renforcer.
Un paradoxe frquent et connu du crateur. Il sait depuis presque deux ans que ces pices de plusieurs
centaines de vers, frquentes chez Hugo, croulent sous leur propre poids pour faire figure de vieilles
normits creves . Verlaine rapporte aussi que, ds lautomne 1871, il ddaignait ses premiers vers.
Enfin, lcueil de la posie subjective et fadasse ne peut plus gure le menacer. Il sait quil peut
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
37/140
37
prsent intgrer dans ses pomes un dialogue intrieur tel celui qui affleure dans ge dor ou dans
Chanson de la plus haute tour , sans prendre le moindre risque de tomber dans lcueil du
psychologisme. La subjectivit prendra sa place au mme titre que la ralit objective dans llaboration de
pomes o elle sera traite comme une ralit parmi dautres, lesprit lui-mme ntant plus que le prisme
impersonnel dun inconnu qui vient se rflchir en lui ; car il y a bien de la diffrence entre parler de soi
pour parler de soi, et faire de soi un pareil prisme dont les figures se multiplient sur fond dinvention
dinconnu. Voici la subjectivit de Rimbaud thtralise dans la comdie de lexistence, ou Comdie de
la soif .
Nous sommes tes Grands- Parents
Les Grands !
Couverts des froides sueurs
De la lune et des verdures.
Nos vins secs avaient du cur !
Au soleil sans imposture
Que faut-il lhomme ?...boire.
MoiMourir aux fleuves barbares.
Lopposition de lhumaine soif celle, surhumaine, de Rimbaud, par lincomprhension rciproque et
indpassable quelle engendre, ressemble une Comdie en laquelle les acteurs chouent mutuellement
faire entendre leurs raisons. Mais en ralit, si lon sourit avec beaucoup de dlice la lecture de la
Comdie de la soif , on sait bien que la lgret apparente du ton recle un profond dsarroi. Rimbaud
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
38/140
38
sy dpeint dans limpossibilit de rpondre aux appels eux aussi mcaniques et incessants dune ralit
sociale avec laquelle il na plus de rapport. Au bon sens des grands-parents, fond sur les saines valeurs du
travail de la terre, il rpond par le dsir, entirement incomprhensible pour eux, de sanantir en des
fleuves barbares . Des fleuves prendre littralement et dans tous les sens, avec un hellnisme trs
vraisemblable, car les grecs dsignaient par ce mot toute ralit non-grecque, trangre, incomprhensible.
La barbarie dont il sagit ici renvoie alors lide dtranget et dinconnu, ce qui convient beaucoup mieux
au sens gnral du pome, dont le but est de thmatiser dune part luniversalit de la soif, toute
crature tant marque par un manque initial qui la spare de son origine et dautre part, la singularit
de la soif de Rimbaud qui, elle, aspire son dpassement dans une unit inexplore.
Nous sommes tes Grands- Parents
Des champs.
Leau est au fond des osiers :
Vois le courant du foss
Autour du chteau mouill.
Descendons en nos celliers ;
Aprs, le cidre et le lait.
MoiAller o boivent les vaches.
Une rponse empreinte de bizarrerie cynique. Mais elle a un sens plus profond. Il sagit, comme dans la
premire strophe qui se concluait par le dsir de se nier, travers les fleuves barbares , en un irrationnel
rvlateur du fond de ltre, de renvoyer linterlocuteur lide dun lieu inaccessible, et dsirable parce
quinaccessible.
Si lon songe bien sr un simple abreuvoir, il me semble quelle renvoie aussi une scne assez
courante de la vie rurale. Lorsquon ramne son troupeau du pr, le soir, avant la traite, il nest pas rare de
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
39/140
39
voir les vaches trainer ou flner, allant boire en de larges flaques aux hommes inaccessibles en des endroits
boueux. Il est croire que Rimbaud les avait observes, comme il avait soigneusement observ un foule de
dtails de ce genre, tudis un un dans Les Rparties de Nina .
Ca sentirait ltable, pleine
De fumiers chauds,
Pleine dun rythme lent dhaleine
Et de grands dos
Blanchissant sous quelque lumire ;
Et tout l-bas,
Une vache fienterait, fire,
A chaque pas !....
Reste que cette rponse : Aller o boivent les vaches , saugrenue en apparence, nest en rien
dpourvue de sens. Rimbaud rpond aux grands parents pour la seconde fois, avec un peu plus d
propos, qu tout prendre, il irait bien l o personne ne peut aller, en ces endroits boueux et mpriss ;
limage, dune certaine manire, de la rponse faite par Parmnide au jeune Socrate qui, lui demandant sil
pouvait exister une Forme de la boue, lui dit quil fallait que la philosophie lait encore bien peu pris en son
sein, pour croire quil ft quoi que ce soit de mprisable pour la philosophie. Ainsi le pote ne mprise-t-il
aucune ralit. Mieux, ce sont celles qui sont habituellement dvalorises quil regardera avec dautant plus
dgard et dattention. Les explorations dinconnu ne salissent jamais un pote.
Nous sommes tes Grands- Parents ;
Tiens, prends
Les liqueurs de nos armoires
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
40/140
40
Le Th, le Caf, si rares,
Frmissent dans les bouilloires.
Vois les images, les fleurs.
Nous rentrons du cimetire.
MoiAh ! tarir toutes les urnes !
Linsistance des Grands- Parents est limage de leur aveuglement, de leur incapacit mettre en
question la valeur des conventions sociales regardes comme des valeurs absolues que rien ne saurait
mettre en cause. Avec toute la gnrosit qui les caractrise, ils demeurent dans une relation de
subordination ces normes auxquelles Rimbaud oppose une autre soif, figure celle-l, de voir abolie la
servitude des conventions, la platitude convenue dune relation la mort qui se limite remplir au
cimetire les urnes dune eau claire.
Entrons alors dans lActe II de cette Comdie , ou de cet Enfer de la soif , avec LEsprit ,
qui, rehauss dune majuscule, annonce un principe plus haut, plus universel, plus subtil aussi. Pourrait-il
russir o les parents ont chou ? Le vers, lui, finit par crer leau quil invoque.
Eternelles Ondines
Divisez leau fine.
Vnus, sur de lazur,
Emeus le flot pur.
Juifs errants de Norwge
Dites-moi la neige.
Anciens exils chers
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
41/140
41
Dites-moi la mer.
LEsprit entretient un rapport beaucoup plus troit, plus immanent la soif, puisquil est principe
de division linfini des molcules de leau, et quil atteint par l un statut divin, au sens o les Anciens
avaient labor des physiques quils pensaient compatibles avec la pit. On songe surtout ici Epicure,
latomisme de Dmocrite bien-sr, mais pour la dimension strictement spirituelle plutt laristotlisme
qui fait place un infini en acte au sein mme de la matire. Il y a des pages dans Physique IV consacres
leauet lide dune telle divisibilit de la matire linfini. Rimbaud avait-il pu les connatre ?Ce qui
est certain, cest quil ne pouvait ignorer lexistence des physiques antiques ni linfluence de latomisme de
Dmocrite sur Lucrce. Vnus, sur de lazur est alors invoque pour mouvoir les flots, et lanimer
dun souffle purement spirituel, auquel le pote pourrait peut-tre trouver adhsion et consolation. Mais
non encore, rpond-il, lgendes ni figures ne le dsaltrent . Il ne peut plus tancher sa soif aux
sources de lAntiquit. Pourra-t-il se tourner alors vers ces figures de humaines de la puret que sont les
Juifs errants de Norwge , ou les Anciens exils chers , ayant eu toutes deux surmonter lpreuve
dtre apatrides, et spar des leurs ? Ni la puret de la neige, ni la mer homrique, pour leves et
lgitimes quelles soient, ne sauraient y suffire. La sienne est une soif si folle , que limmensit mme
de la mer ne suffirait ltancher. LEsprit choue ainsi son tour mais lev au grade de bon
Chansonnier . Sil est reconnu comme le principe de toute soif, il demeure incapable dtancher celle,
nvrotique et intrieure, dont souffre Rimbaud. Elle est dune autre nature, dun autre ordre, Hydre
intime , flot intrieur, fivre secrte, qui mine et dsole une intriorit qui se sait prsent spare du
monde. Et cest aux plus profonds moments de solitude, dabandon, de dcouragement quinterviennent
toujours Les Amis , enjous et foltres, entrant en scne dans linfernale comdie de lexistence, tous
galement acquis la cause dune ivresse facile, et qui ne cesse de nous tendre les bras :
Viens, les Vins vont aux plages,
Et les flots par millions !
Vois le Bitter sauvage
Rouler du haut des monts !
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
42/140
42
Gagnons, plerins sages
LAbsinthe aux vers piliers
MoiPlus ces paysages.
Quest livresse, Amis ?
Jaime autant mieux, mme,
Pourrir dans ltang,
Sous laffreuse crme,
Prs des bois flottants.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
43/140
43
Le mois suivant, dans la bouleversante lettre de Jumphe 72 , il crira lami Ernest Delahaye dans
un semblable esprit de dsapprobation : Il y a bien ici un lieu de boisson que je prfre. Vive lacadmie
dAbsomphe, malgr la mauvaise volont des garons. Cest le plus dlicat et le plus tremblant des habits,
que livresse par la vertu de cette sauge des glaciers, lAbsomphe. Mais pour, aprs, se coucher dans la
merde ! Illusoire extase que celle dune ivresse qui mne un faux absolu. Il prfrerait, mme pourrir
dans ltang, dans le dernier degr de leau, sous laffreuse crme, quon voit samasser aux lieux
deaux stagnantes et de petites cascades. Il serait cependant toujours proche des bois flottants , une
formule qui, par del le contraste ou loxymore entre liquide et solide, nous rappelle que les bois aussi ont
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
44/140
44
soif. Mais les Amis sont finalement renvoys leur erreur, et repartent, pour laisser Rimbaud dans la
solitude du Pauvre songe
Peut-tre un Soir mattend
O je boirai tranquille
En quelque vieille Ville
Et mourrai plus content :
Puisque je suis patient !
Si mon mal se rsigne
Si jai jamais quelque or
Choisirai-je le Nord
Ou le Pays des vignes ?
Ah songer est indigne
Puisque cest pure perte !
Et si je redeviens
Le voyageur ancien
Jamais laubergeverte
Ne peut bien mtre ouverte.
-
8/2/2019 Le Sujet Rimbaud - Essai
45/140
45
Ces trois quintils ouvrent la perspective dun dpart, o la soif pourrait trouver peut -tre
satisfaction. Celle-ci est toujours lie la figure de la mort et de lanantissement, dune part, et
celle de la patience dautre part, cette dernire devant tre entendue au sens tymologique. Le Latin
patior , qui signifie subir , souffrir , est une transposition du grec pathos , lui-mme
form sur linfinitif pasken , qui signifie galement subir , souffrir , disons en gnral
tre affect . Ce dtail est dune grande importance si lon veut sapprocher, je ne dirais pas en
termes dintelligibilit, mais au moins de manire intuitive, de lide de patience qui aura un sens et
un rle si dterminant dans Une Saison en Enfer , et qui claire une grande partie du dsarroi
des pomes de 1872. Si la patience est une vertu, elle prend ici la forme dune privation, dun
manque qui attend dtre combl, et qui choue dans la recherche de son obje t. Rimbaud ne
pouvait davantage ignorer que le choix de ce mot emportait avec lui les diffrents sens
tymologiques daffection, et de souffrance en particulier. Ce dont il faut je crois se souvenir, cest
ainsi de lambivalence de la patience. Elle est souffrance en son fond, mais prfigure dans sa forme
une affection qui fait la marque du gnie. Pour le dire autrement, le gnie consiste renouveler
le manque,