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    Michel Gravil

    Le sujet Rimbaud

    essai

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    ENFANCE

    I

    Charleville, Septembre 1866. Le ciel est travers de rayons gris et blonds qui se refltent sur une Meuse

    indiffrente et lasse. Le long de la grve il y a une petite bande de gazon qui regarde en direction du Mont

    Olympe. L, deux coliers viennent dy dposer leurs livres. Ils sont frres. Lun et lautre portent un

    chapeau melon, un col blanc rabattu, un pantalon bleu ardoise. Ils vont rentrer en classe, mais pour lheure

    ils sont occups jouer sur une barque laisse l. Ils la font tanguer, appuyant droite, gauche pour faire

    de cesvagues comme sils taient, raconte Delahaye, sur un ocan furieux . Le jeu est simple : ils nont

    qu tirer sur la chane pour ramener le bateau sur la rive, puis donner un coup de pied sur la berge pour

    slancer nouveau sur le fleuve. Il pourrait durer indfiniment, mais bientt lun dentre eux sen lasse.

    Cest le plus jeune. Il exhorte son frre an cesser de faire ainsi remuer le bateau. Lui veut le calme.

    prsent il veut regarder leau, voir le fond du fleuve, et les reflets glisser avec le ciel. Alors il se met plat

    ventre sur lembarcation, et ses yeux sondent avidement les profondeurs. Ils sont Frdric et Arthur

    Rimbaud, aperus et dcrits en ces termes par Ernest Delahaye qui passe par l mais ne les connat pas

    encore. Lui aussi est colier. Il est pour nous un tmoin. Pour eux, il sera le confident, lami ni ardent ni

    faible, lami.

    Et ces livres, que pouvaient-ils contenir ? Peut-tre des vers dHomre, de Virgile. Il se familiarise

    leur rythme, leur sens, dont il pressent dj quil est subordonn lagir du monde. Bientt la posie ne

    rythmera plus laction, elle sera en avant . Pour lheure il les lit, les traduits en alexandrins, exercice que

    nous serions prompts regarder comme artificiel ou mcanique, mais qui eut une influence trs profonde

    sur son esprit. Il apprend dterminer le nombre et la place des accents. Celui qui proposa quelques

    annes plus tard Verlaine de jeter les rgles par-dessus bord fut ainsi un esprit qui les avait travailles,

    intriorises, et peut-tre plus quaucun autre, matrises. Une exigence incontournable en somme, qui fit

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    dire Delahaye quelques quarante ans plus tard, dans une sorte dexhortation ironique : Emules de

    Rimbaud, faites des vers latins !

    Le projet de crer un verbe potique accessible, un jour ou lautre, tous les sens prit sans doute

    forme trois ans au moins avant Une Saison en Enfer , et probablement avant, dans ces songes si

    particuliers de la premire enfance qui ont toujours valeur de promesse. Nous y voyons le bleu des soirs

    dt dborder sur les sensations tactiles de la marche dans les sentiers, et la dclinaison de multiples

    aspects du toucher, picotements des bls ou texture souple dune herbe menue et tendre. Rveur il en

    sentira la fracheur ses pieds . Rime intestine de rveur fracheur qui accentue limpression de

    continuit de la perception livresse quelle engendre. Fracheur de lherbe prsent mise en relation avec

    la celle du vent lui-mme fluidit puisquil baigne la tte nue de Rimbaud. Les sentiers se chargent de

    parfums puisque fouls ils laissent expirer de lherbe une fracheur enivrante qui se mle celle, plus

    enivrante encore, des bls frachement coups quon laisse aux mois dt parmi les champs qui longent les

    chemins avant que de les faner. Un parfum dont il sait bien que nous le connaissons comme lun des plus

    enivrants qui soient dans la Nature remue par les travaux des champs, ces champs du travail la valeur

    sacre dans la famille Rimbaud. Lt fait littralement exploser les parfums dune nature qui se rvle en

    son paisseur nourricire. Le ciel enveloppe de sa sphre de cristal cette ralit la fois humaine et

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    vgtale en laquelle se noue une identit. Le rve lui-mme procde dune innocence naturelle qui le fait

    merger pour crotre dans lamour. A la continuit des lments, terre, air, eau, feu, fait cho la continuit

    qui va de lamour vers le rve et du rve lamour. Et ce chemin se redouble lui-mme de sa propre

    distance en la rinventant dans la rsolution daller loin, bien loin par la Nature qui, renvoye par rejet

    au dernier vers, ouvre un sublime visage de femme.

    Quel pome pourrait mieux illustrer que Sensation cette prvalence du sensible sur un esprit qui se

    rvle lui-mme dans le plus haut silence ? Je ne parlerai pas, je ne penserai rien dit-il. Laphasie

    contemplative et la suspension de toute pense font les conditions dun amour infini qui montera dans

    lme. Ce nest donc plus un amour divin qui se diffuse partir de sa transcendance absolue, mais un

    amour qui monte dune origine sensible jusqu une me qui, le laissant la submerger, sveille son

    identit fondamentale avec lme universelle, la Nature , qui fait battre le cur du monde. Alors la

    contemplation se fait prgrination. Les sentiers de la ralit finie, qui tous ont quelque destination en

    relation avec nos intrts font place un chemin, un voyage infini, une errance sans but o comme

    un bohmien Rimbaud annonce son refus des vaines fixits. La mme magie bourgeoise tous les

    points o la malle nous dposera ! dira Soir historique . Ici, par les soirs bleus dt o linstant ne

    peut tre quen se niant dans un instant qui se dcouvre en son ineffable ternit, il nous annonce un autre

    soir, un soir pour le langage, un soir du sens. Et avec la disparition progressive du sens dans le crpuscule

    de Sensation disparaissent les raisons dopposer lhomme au monde, le sujet lobjet, la pense ltre,

    pour faire merger un sens suprieur que seule lintuition potique est capable de rvler : la flicit dun

    amour runi au sensible.

    Mais il si le passage par la rgle est la condition paradoxale de la libert, cela ne devra lenfermer dans un

    systme rigide de rgles abstraites. Rimbaud ne conoit pas la rgle de manire statique et fige. Au

    contraire, celle-ci sera amene se redfinir constamment au sein mme des ralits quelle fera surgir.

    Pour lui comme pour dautres avant lui, la rgle est esclave. Et il serait bien vain dans ces conditions de

    vouloir juger de la valeur ou de larbitraire de telle ou telle rgle. Quil nous suffise de nous souvenir de

    leur ncessaire prsence dans lclosion de son gnie. Car personne ne peut la vrit sans dogmatisme

    prtendre lgifrer sur ce que doit tre une uvre dart. Un pote ne peut nous tonner que par son

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    audace, par la distance quil sait prendre lgard des codes esthtiques prtablis, cest entendu. Mais le

    point est ici que je crois pour a insi dire universelle et essentielle lesprit humain cette tension constante

    entre la rgle et la libert, entre les normes esthtiques et leur ncessaire dpassement. Enfin, ne pas avoir

    de rgle, nest-ce pas encore une rgle ? Ne nous prcipitons donc pas sur le drglement chez Rimbaud.

    Car pour drgler une chose, encore faut-il quil y ait eu rgle. Cela il le sut parfaitement, et il le sut trs

    tt. Ainsi le ncessaire passage par limitation. Celui qui allait tant condamner Musset, quatorze fois

    excrable pour nous, gnrations douloureuses et prises de visons, que sa paresse dange a insultes !

    dire quil navait rien su faire , quil avait eu des visions derrire la gaze des rideaux avait bien d

    sourire dun vers qui ne serait daucun intrt sil navait cette force de drlerie rafrachissante :

    Cest imiter quelquun que de planter des choux.

    Ce qui est certain, cest quArthur Rimbaud commena par la rgle et limitation de ses matres. Quen sa

    premire manire ses vers sont traverss de latinismes et de rythmes antiques dont les accents seront

    toujours dcelables ensuite dans sa langue inoue ; que ces apprentissages multiples, par del les

    dispositions naturelles de son esprit, ont jet les fondements de son incomparable sens du rythme. Je dis

    dailleurs les dispositions naturelles , car on ne peut que sourire lide dun Rimbaud qui serait le

    rsultat purement mcanique dappartenances sociales dtermines comme une certaine critique

    sociologique voulait jadis nous y incliner. Il reste toujours une place pour un innisme, qu dfaut

    daffirmer dogmatiquement, on peut toujours interroger, et songer ce quil en a dit lui-mme partir de

    1871. Si le cuivre sveille clairon, il ny a rien de sa faute. Celamest vident, jassiste lclosion de ma

    pense . Et deux jours plus tt, dans la lettre du 13 mai adresse Izambard : Il faut tre fort, tre n

    pote, et je me suis reconnu pote . Rimbaud se dcouvre pote, il ne le devient pas, encore moins

    partir dune extriorit phnomnale et causale en laquelle il serait inexorablement pris. Il situe lui -mme

    dans lordre de la nature sa disposition potique, dclare tre n pote , phrase quil nous faut accueillir

    en sa lucide affirmation plutt que de cder la tentation des entreprises rductionnistes et relativistes de

    toutes natures, surtout celles qui tombent dans le dogmatisme quelles entendent combattre.

    Pour autant il est sa table de travail. Il sait tout aussi clairement quen tout cerveau saccomplit un

    dveloppement naturel. Sage synthse, ouverte deux sources luvre en tout sujet. La premire,

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    empirique et heureuse sous la cascade des impressions sensibles. La seconde, plus intrieure, immanente

    lesprit en son obscurit foncire, lieu dune identit appele se raliser dans lexil du monde.De l lide

    dune altrit inscrite au sein mme de lidentit. Si Je est un autre , cest donc que le gnie devra se

    rinventer par del les limites strictes de la subjectivit. Si les vieux imbciles navaient pas trouv du

    moi que la signification fausse, nous naurions pas balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps

    infini, ont accumul les produits de leur intelligence borgnesse, en sen clamant les auteurs ! Il y a alors

    un travail ngatif oprer pour que souvre lre du grand songe laquelle il aspire tant. Il est en colre

    contre les fausses significations du Moi, moins en raison de lorgueil misrable et puril des gnrations

    antrieures quivoulurent sattribuer le mrite des produits de leur intelligence borgnesse , quen raison

    de lobstacle quune telle erreur, au fond idologique, engendre sur le chemin de celui qui veut se rendre

    Voyant.

    Cette entreprise requiert une distance de soi soi travers laquelle Rimbaud voit quil sarrache la

    servitude dun gosme illusoire. Elle suppose chaque fois la capacit situerdun point de vue extrieur,

    normatif aussi, afin de svaluer et de progresser. Mais il ne sagit pas seulement de faire une place un

    autre en face du Moi. Il sagit de penser le Moi comme habit par cet autre au sens o il le constitue

    intrinsquement, en assure llan et le dynamisme. On pense ici Novalis, qui reprit son compte

    lidalisme absolu de Fichte, en faisant du sujet un tre qui ne peut se poser sans sopposer un Non -Moi

    quil pose comme non-pos. Pas de Moi, pas de Toi dit Fichte. Une telle reconnaissance suppose une

    circularit transcendantale o le Moi nest plus une simple unit monadique referme sur elle-mme, mais

    une activit infinie puisant dans lautre quelle pose les ressources de son agir. Il ny a plus ds lors

    opposition statique entre Moi et Non-Moi, mais relation essentielle, dynamique transcendantale pour

    Fichte travers quoi se ralise une communaut dtres raisonnables finis susceptibles de se

    reconnatre mutuellement et de vivre ensemble travers le Droit et lHistoire. Cette ide dune

    intersubjectivit indpassable, mettant en relation des tres finis dans leur exigence dinfini eut sans aucun

    doute une influence dcisive sur luvre potique de Novalis. Son retrait du monde, son abandon de toute

    ralit pour se tourner vers une mort libratrice en laquelle il stendra, Ivre, dans le sein de lAmour est

    insparable de lidalisme fichten qui se refuse regarder le donn de la reprsentation comme subsistant

    en soi en dehors de toute reprsentation. Novalis sait que cet autre quil porte en lui mme nest rien

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    dautre que le poids de langoisse qui a chou dans son appropriation dun monde quelle a elle-mme

    pos. Il sait que le rel reflte sa diversit comme un prisme ou un kalidoscope sur une identit qui nest

    pas elle-mme son propre principe. Il voit enfin les sicles passer devant ses yeux comme un lointain

    orage qui ne le concerne dj plus. Et Rimbaud saisira pour sa part avec une acuit inoue cette

    intemporalit paradoxale qui ne peut affleurer que dans lternel prsent de lintuition potique : Et il y a

    pour toujours des auberges qui nouvrent dj plus, il y a des princesses, et si tu nes pas trop accabl,

    ltude des astres, le ciel.

    Laltrit habituelle et illusoire des trois modes du temps sabolit pour sunifier dans la jouissance

    cratrice du gnie. De mme, laltrit de lautre devra tre intriorise par le sujet potique de faon

    crire partir de lautre, et non seulement dans sa direction comme se sont limits le faire tous ses

    prdcesseurs, Hugo et Baudelaire compris. Car cest l le point de rupture instaur par le sujet Rimbaud

    et qui fait pour ainsi dire la finalit de cet essai.

    En cela sclaire dj partiellement la gense du Je est un autre dans Une Saison en Enfer et dans

    les Illuminations . Toutes deux intgrent et interrogent constamment la prsence dune altrit au sein

    dune identit dmultiplie. Maintenant, faut-il distinguer le Moi du Je ? Sans doute est-ce lgitime.

    Le Moi renverrait seulement une conscience empirique constamment voile par la contingence

    mondaine du flux des reprsentations.Un Moi lieu dillusions supposant toujours la mdiation du langage

    au sein duquel il vient puiser ses propres conditions de possibilit. Le Je aurait alors un sens plus

    fondamental, lieu de lintriorit vraiequi sapprhende comme un gouffre. Reste que le Moi comme le

    Je sont habits par un dynamisme commun qui les articule au monde et son extriorit phnomnale,

    et qu ce titre ils ne sauraient merger sans faire un dtour par un autre que leur tre suppose toujours.

    Ainsi ce fut dabord une tude pour le sujet Rimbaud, une tude dailleurs dans tous les sens du

    terme, puisquelle devait prendre un peu plus tard un tout autre sens celui dune posie de notation

    mais disons dabord une tude au sens o lon entend habituellement ce mot. Il lui faut apprendre,

    connatre, identifier des formes, des verbes, ces listes de verbes irrguliers que nous retrouverons en

    allemand encore aprs 1875. Il lui faut lire les autres, comme en tmoigne la lettre dite du Voyant . Il y

    aura plus tard la vision du travail monstrueux, sclairant sans fin dun stock dtude. Pour linstant,

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    cest sa constitution mme quil est luvre. Il sent dj poindre quun tel travail nest pas seulement

    quelque chose de quantitatif, une simple addition de connaissances. Il sagit davantage de saisir la totalit

    de ce qui est, de ce qui fut, croisades, dserts, figures antiques dont il saisit la fragilit plutt que de cder

    leur idalisation passive. Il peut enfin dessiner, comme il sen souviendra dans les Illuminations :

    Dans un grenier o je fus enferm douze ans jai connu le monde, jai illustr la comdie humaine.

    Aussi multiples soient ces apprentissages, il en est un qui garde mes yeux une place centrale et

    privilgie, cest celui par le vers rgulier. Il vient de faire son entre dans son esprit. Avant de prendre ses

    distances avec lui, il laura port son plus haut de degr de perfection. Un vers ayant ds le dbut pour

    tche de fixer lindicible.

    La chambre est pleine dombre ; on entend vaguement

    De deux enfants le triste et doux chuchotement

    Leur front se penche, encore alourdi par le rve

    Sous le long rideau blanc qui tremble et se soulve

    Sa rgularit recoupera autant la rgularit de la vie quotidienne que celle, architecturale, dune chambre

    aux formes simples. On pourra y sentir lintimit dun chuchotement qui se fait dans une chambre

    obscure, comme le frissonnement dun rideau blanc trs pictural. Un ralisme ? Non, parce quici le rve et

    le rel se mlent dans les images confuses dun enfant qui sveille. Parce quil ny aura pas de prvalence

    de la ralit objective sur la ralit perue. Enfin parce que les timbres mmes des mots de Rimbaud

    tintent dj dun jour singulier. Une singularit qui ne cessera de saffirmer dans un constant

    renouvellement du donn sensible. Sensualisme alors ? Pas davantage, car il y aura toujours un esprit pour

    sveiller laprsence du sensible. Car lhorizon denjeux sociaux et moraux plane ici dans lombre dune

    chambre thtre de la vie morale. Car la prcision des sens est insparable de la clart du sens. Le vers

    enveloppe autant quil dveloppe des ralits qui lui chapperaient en dehors de sa propre fixit. Celle-ci

    nest plus une unit fige, mais le lieu o converge une pluralit mouvante. Elle donne forme une forme

    que le pome sacralise. Elle assure une rgularit formelle en laquelle se coule largile du continu.

    Au foyer plein dclairs chante gament le feu

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    Par la fentre on voit l-bas un beau ciel bleu ;

    La nature sveille et de rayons senivre

    La terre, demie nue, heureuse de revivre

    A des frissons de joie aux baisers du soleil

    La sacralit du vers illustre une sacralit cache qui ne se donne quen se refusant dan s le sensible,

    assurant la continuit de la sensation lide. Et le sensible est son tour porteur dune possible

    corruption qui fait tout lintrt de la parole potique, elle qui cherche dans les replis de la matire la

    condition de sa propre puret. Tout lenjeu est l. Rimbaud nous dit dj que la spiritualit ne nous est

    plus accessible que par le prisme dune sensibilit qui locculte et la porte. Sans doute la question du pch

    originel est-elle implicitement prsente, mais son intrt consiste moins opposer platement un monde

    pur un monde impur qu inscrire la puret dans un exil mondain qui la magnifie. Il et t tellement

    plus facile que beaut et puret fussent de pures formes spares des prsences quelles manifestent. Au

    contraire, le pote est charg de cet embarras fondamental quil doit porter jusque dans la puret du vers,

    pour nous rappeler que leur origine ne doit plus tre cherche dans une transcendance quelconque, mais

    limmanence dune matire o elle clate et sblouit : splendeur de la chair ! splendeur idale ! .

    Lopposition classique de lesprit et de la chair propre la pense chrtienne constitue lerreur initiale que

    le pote voyant doit avoir pour tche de rfuter. Les nouvelles chairs des Illuminations porteront cette

    tche potique ultime son sommet. Je pense ici Antique , Being Beauteous , Enfance bien-sr.

    Voici pour commencer Antique , qui souvre sur un coup fusil propre en affirmer la nouveaut

    absolue tout en se rappropriant le dieu de la totalit de la mythologie grecque :

    Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front couronn de fleurettes et de baies tes yeux, des boules

    prcieuses, remuent. Taches de lies brunes, tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble une cithare, des

    tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cur bat dans ce ventre o dort le double sexe. Promne -

    toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche. Autre

    nouvelle chair : Devant une neige un tre de beaut de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles

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    de musique sourde font monter, slargir et trembler comme un spectre ce corps ador ; des blessures

    carlates et noires clatent dans les chairs superbe. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent et se

    dgagent autour de la Vision, sur le chantier. Ou, sur un rythme ternaire, cette idole, yeux noirs et crin

    jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande. () A la lisire de la fort

    les fleurs de rve tintent, clatent, clairent, la fille aux lvres dorange, les genoux croiss dans le clair

    dluge qui sourd des prs, nudits quombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, mer.

    Mais pour lheure il faut commencer par inverser lordre des valeurs chrtiennes, faire prvaloir la chair

    sur lesprit, la posie sur la religion, en sautorisant encore des Anciens, Epicure et Lucrce en tte. !

    lHomme a relev sa tte libre et fire ! . Cest presque un mot mot : Le premier, dit Lucrce, un grec,

    osa lever ses yeux de mortels Cette fois, ce nest plus du sage Epicure quil sagit, mais du pote

    voyant qui, refusant lopposition dualiste de la matire et de lesprit, veut en saisir lidentit fondamentale

    dans la figure de Vnus. Lhomme reste pour sa part marqu par une imperfection fondamentale que le

    gnie aura bientt pour tche de ramener son tat primitif de fils du soleil .

    Oui, lHomme est triste et laid, triste sous le ciel vaste

    Il a des vtements, parce quil nest plus chaste

    Parce quil a sali son fier buste de dieu,

    Et quil a rabougri, comme une idole au feu,

    Son corps Olympien aux servitudes sales !

    Il doit dsormais sarracher ce prsent souill pour invoquer Vnus en laquelle il voit lunit de la

    force,la force de la virtusen mme temps la puret, au sens thique cette fois, de la vraie vertu, qui

    est force, comme lont vu les Anciens. La puret se dplace du ciel vers la terre. Le vers rgulier prend

    alors la forme dun vers o la rvolte potique appelle une franche rhabilitation du sensible :

    Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mre,

    Aphrodite marine !Oh ! la route est amre

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    Depuis que lautre Dieu nous attelle sa croix ;

    Chair, Marbre, Fleur, Vnus, cest en toi que je crois !

    Le penseur de Soleil et Chair entend ainsi inverser les choses, et faire dun Dieu principiel un Dieu

    driv, passer de la question du Principe cel le, plus fminine, de lOrigine ; enfin dplacer lobjet de la

    croyance de la transcendance du divin jusque dans limmanence du sensible. Ce Credo in unam trouve

    alors sa ralisation dans un lyrisme qui puise dans la nostalgie de lAntiquit les ressources dune

    affirmation neuve, o le pote annonce lhomme sa finitude, et son dpassement dans une intuition

    potique qui reste inventer.

    Nous ne pouvons savoir !Nous sommes accabls

    Dun manteau dignorance et dtroites chimres !

    Singes dhommes tombs de la vulve des mres,

    Notre ple raison nous cache linfini !

    Quelle reste inventer, la lettre du 10 juin 1871 Paul Demeny le fait clairement transparatre. Brlez,

    je le veux, et je crois que vous respecterez ma volont comme celle dun mort, brlez tous les vers que je fus

    assez sotpour vous donner lors de mon sjour Douai. Que sest-il pass ? Pourquoi un reniement si

    soudain ? Cest que, par del lagacement provoqu par le silence et lincurie de Demeny, la contemplation

    sest prolonge et avance en avant de ltre, o elle a saisi une tranget inconnue Soleil et Chair .

    Cest que le vers sagement csur, aux accents prvisibles, aux thmes emprunts se rvlent lui comme

    une erreur que sa fivre nouvelle lui rend insupportable. Cest quil voit prsent dans le rel la

    prfiguration de ce qui sera bientt la coexistence dune multiplicit de vies et ses secrets affolants pour

    chaque vice . Le sujet Rimbaud est en marche. Il songe surtout lerreur que constitue le quitisme relatif

    dans lequel il sest engouffr, et dont il vient de sortir. Une mise distance dont la vitesse et la brutalit

    vertigineuses lui feront dire Horreur de ma btise. Un dynamisme du sujet quil serait illusoire de

    croire calme et continu. Au contraire, il procde par ruptures brutales, multiples, imprvisibles, terribles.

    Elles prendront dans Une Saison en Enfer la forme dune succession presque ininterrompue de

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    reniements tout de suite rhabilits pour tre nouveau nis et rejets loin dans labsurde. Il est en proie

    cette fivre qui lui procure les dlices les plus prouvantes mais les plus exaltantes qui soient. Il sen veut

    davoir envoy ces vers et dimaginer la possibilit relle de ne les revoir jamais. Pour les brler. Pour faire

    disparatre toute trace de cette premire posie laquelle manque lessentiel ses yeux, le sensible en sa

    pure rceptivit comme capable dengendrer dans lesprit de ces vagues perceptives o le rel se rvle en

    son altrit radicale, ou si lon veut dj, labsolu potique.

    LES ASSIS

    Noirs de loupes, grls, les yeux cercls de bagues

    Vertes, leurs doigts boulus crisps leurs fmurs,

    Le sinciput plaqu de hargnosits vagues

    Comme les floraisons lpreuses des vieux murs.

    Ils ont greff dans des amours pileptiques

    Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs

    De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques

    Sentrelacent pour les matins et pour les soirs !

    Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs siges,

    Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,

    O, les yeux la vitre o se fanent les neiges

    Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

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    Il lui faut donc prsent se tourner vers une posie de notation dont les rsultats sont incomparables,

    et dj suffisants pour lui faire regarder son uvre antrieure comme une erreur. Il donne alors Delahaye

    un rsum ou un prcis mthodologique lusage du pote voyant : Nous navons qu ouvrir nos sens,

    puis fixer avec des mots ce quils reu. Notre unique soin doit tredentendre, de voir et de noter. Et

    cela, sans choix, sans intervention de lintelligence. Le pote doit couter et noter, quoi que ce soit. Une

    dmarche potique entirement neuve, mais hrite du sensualisme franais de Condillac, des empiristes

    anglais et de la lecture assidue dune majeure dHelvtius intitule De lesprit .

    Lesthtique nouvelle des Assis se rapproprie ainsi le continu de Soleil et Chair , mais pour le

    dplacer de la Nature vers un monde humain o les individus les plus tranges viennent se fondre dans le

    continu de la matire. Dsormais, la fluidit amoureuse de la terre et du soleil se substitue le continu

    luvre dans la laideur des assis greffs leurs chaises. Une laideur dont lauteur des Fleurs du Mal

    avait dj identifi la puissance propre et la lgitime place dans luvre dart. Mais ici le vers ajoute son

    rythme rapide une densit dides ingale qui lui donne un relief nouveau, et suprieur mes yeux. Il y a

    identit entre la lettre du vers et son expression sensible immdiate, et si le vers reste encore assez

    prvisible dans son accentuation et souvent coup 6/6 il est dj autre, ouvrant la voie des

    tableaux jusque l ignors, inventant lui seul un vers o vient se couler la perception pure.

    Et les Siges leurs ont des bonts : culotte

    De brun, la paille cde aux angles de leurs reins ;

    Lme des vieux soleils sallume emmaillote

    Dans ces tresses dpis o fermentaient les grains.

    Outre linversion des rapports, puisque Rimbaud personnifie les Siges , instaurant une continuit

    qui va non seulement de lesprit la matire, mais de la matire lesprit, nous voyons prsent lme

    des vieux soleils sveiller la banale perception du paillage des chaises. Cest dire que la nature o

    fermentaient les grains livre encore son jour dans les objets dun monde humain qui na pu les nier

    entirement par le travail. Lor de la perception scintille enfin sur lairain dun esprit qui se limite le

    rflchir. Lobservation impartiale de la science, elle, sefface devant lobservation immdiate , radicale et

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    dstabilisante de lintuition potique. Car nous devons nous souvenir ici du refus de Rimbaud dune

    autarcie de la science. Il la conteste, la met mal, la revendique pour lui-mme, lassigne comme tche

    ultime au pote, appel devenir le suprme Savant .

    Il ny a plus ds lors pour lui de rupture entre logique et esthtique, mais au contraire, continuit

    fondamentale. Et le drglement des sens a pour corollaire le drglement des ides qui, nous

    affranchissant de la fausse lumire des reprsentations strictement conceptuelles, provoque une dbcle

    de lintellect , pour parler comme les surralistes, mais une dbcle telle quelle ne dbouche en rien sur la

    folie, puisquil sagit dun drglement raisonn de tous les sens . La raison est maintenue, certes, mais

    elle nest maintenue quen second ordre, titre de principe dunit pour un travail potique qui la

    submerge. Quel est alors le rapport des facults instaur par cette esthtique nouvelle ? Un rapport

    hirarchis en lequel il puise aux sources de la sensibilit la liquidit dun regard plus fluide sur le monde.

    Mais si la raison est encore maintenue en son autorit relative, cest quen dpit de tout Rimbaud

    demeure lhritier du rationalisme du XVIIIe sicle, en particulier de Rousseau pour lequel il conserve

    estime et affection. Cette raison nest pas encore la rationalit gntique et cratrice des Illuminations ,

    mais seulement une facult rflexive susceptible dorienter la dmarche artistique, comme elle oriente,

    dans le champ pratique, la vie morale. En somme un systme de reprsentations par lequel on fait un

    dtour dans lagir rflexif. Mais prcisment, cette rflexivit propre la conscience rationnelle commence

    lui apparatre suspecte, comme une ptition de principe. La raison se justifie toujours au nom de la

    raison. travers les grands systmes, en particulier les systmes rationalistes de la mtaphysique

    dogmatique, il ne voit gure quune raison tombant daccord avec elle-mme. Il repense Pascal. Rien

    de si conforme la raison que ce dsaveu de la raison. Lessence de la raison est de se nier elle-mme

    dans une croyance qui, loin de sopposer elle, en constitue la perfection et lachvement. Mais alors se

    dit-il, cette croyance, ne pourrait-on pas lappliquer autre chose quau divin ? Pourquoi ne pas tenter de

    lappliquer, de manire exprimentale, lide dune force immanente lesprit et au monde, exprience

    dont le pome serait limprvisible synthse ? Assurment, il faut pour cela tre fort, tre n pote . On

    ne sengage pas dans cette voie pour entrer dans le confort facile de thses convenues. Au contraire, il ne

    faudra reculer devant aucune forme de souffrance, de folie. Lide dune subordination de lart la

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    religion lui apparat comme sa ngation. Non seulement il y aura autarcie de lart, de la posie lgard de

    toute autre sphre, mais la posie devra se substituer elles. Il faut pour cela se rendre attentif

    limprvisible, ouvert une dimension exprimentale de la cration qui ignore au dpart les rsultats

    quelle est susceptible dobtenir. Le rle de la raison sera seulement de sincliner face lantriorit dune

    sensation quelle devra retranscrire, laissant libre cours ce quelle condamne ou limite habituellement.

    Voil la vie morale faiblesse de la cervelle faisant son chemin dans lesprit dun Rimbaud dcid

    garder ce trsor de lexprience sensible quil amasse en lui-mme. Mais il sagit de se faire lme

    monstrueuse : linstar des Comprachicos, quoi ! Imaginez un homme simplantant des verrues sur le

    visage. Je dis quil faut trevoyant, se faire voyant.

    Si luvre ne prexiste pas sa cration, cest quelle est la rencontre du rel avec une libert guide

    dans des conditions dart vers la recherche de lInconnu. Il ne sagit videmment pas de dire ici que son

    immense uvre se rduise un ttonnement exprimental hasardeux, mais dclairer un aspect essentiel

    de lentreprise potique, selon lequel la subjectivit accepte de ntre plus, au moins pour un temps, que le

    rceptacle dune ralit qui vient se rflchir en elle, avec limprvisible qui laccompagne ncessairement.

    Il sagit dinsister sur louverture rimbaldienne lextriorit du monde comme telle, en dehors de toute

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    rfrence des systmes de concepts. Et que serait enfin cet inconnu sil fallait demble le ramener du

    connu ? Il y a de linconnu, celui-ci se donne en son extriorit pure, il soffre nous en une multiplicit

    vivante dont les cieux dlirants sont ouverts au vogueur . Dans la plaquette de quatre pages intitule

    Les hommes daujourdhui de 1888, et dont jai avec moi ldition originale, Verlaine dclare sans

    hsiter propos de ce sonnet que lintense beaut de ce chef duvre le dispensait ses yeux dune

    exactitude thorique dont lextrmement spirituel Rimbaud se fichait sans doute pas mal . On peut y voir

    en couverture une caricature de Luque o Rimbaud est reprsent en enfant dsobissant entour de ses

    pots de couleurs, peignant sans vergogne et en dehors de toute autorit les lettres dun abcdaire en bois.

    Sans doute cette caricature a-telle largement contribu rpandre limage, ou plutt encore le poncif

    dun Rimbaud renvoyant aux yeux des hommes larbitraire de leurs conventions. Poncif justifi et fond,

    parfois peut-tre un peu rducteur ou systmatique. Reste que le Sonnet des Voyelles comme lappela

    Verlaine, est de fait un sonnet qui eut vocation crer le trouble, renverser les vidences, prolonger

    ltude des correspondances baudelairiennes. Ferait-il partie de ces pomes ptards comme on la dit

    parfois aussi du Bateau Ivre , destins provoquer sinon ladhsion, du moins une indignation qui ft

    propre rvler son gnie ?

    Le choix dune forme fixe aussi classique que le sonnet rgulier pour traiter un aussi trange sujet que

    celui de la couleur des voyelles est videmment volontaire. Il y a l une intention dlibre de Rimbaud

    dinvestir les rgles classiques avec un sujet hallucinant ou hallucinatoire, comme sil entrait en guenilles et

    dcoiff au Muse ou lOpra. Et souvenons-nous de son anticonformisme, de sa rvolte contre

    chaque chose comme la dit Verlaine lui-mme. Souvenons-nous du coin de table de Fantin- Latour,

    o la figure de Rimbaud contraste si nettement avec celle des autres convives, par le pli amer de sa

    bouche, son regard perdu, ses grandes mains rougies, et cette chevelure abondante et libre.

    Dirons-nous alors que, par del sa beaut et son originalit propres, il sagit dun sonnet de

    provocation ? Disons plutt que le sonnet des Voyelles nest gure un pome de solitude. Mais son

    enjeu est ailleurs. Il est encore situer dans laxe des questions relatives la place du sensible lgard de

    lintellect et du signe. Il nest pas seulement mise en relation de couleurs et de lettres, mais gntiquement,

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    ontologiquement, unit fondamentale de lune et de lautre. Si lide nest jamais que le rsultat ou la copie

    dune perception, alors le signe qui la reprsente a une origine dabord sensible et non intellectuelle. Plus

    de difficult ds lors pour que les voyelles, la fois en leur forme et leur son, mais encore en toutes leurs

    virtualits significatives, puissent rsonner ensemble en couleurs.

    Et ceci sans avoir davantage dcider premptoirement et dfinitivement que A doive tre noir, E

    blanc ou I rouge, par essence . Loin de constituer des relations fixes qui viendraient se figer dans les

    vers de Rimbaud, tchons de nous rendre attentifs leur dynamisme essentiel. Il faudrait pour cela cesser

    de se reprsenter voyelles et couleurs comme des entits fixes et juxtaposes pour les envisager au

    contraire en leur capacit cratrice sengendrer mutuellement selon un jeu de formes en droit infini.

    L encore, lerreur seraitde vouloir faire primer lintellect sur la sensation, la raison sur la perception.

    En inversant seulement ces termes, dun point de vue non seulement chronologique, mais surtout

    gntique, les Voyelles se rvlent comme une critique de toutes les morales tablies, commencer par

    celles qui paralysent llan crateur dans son dsir dimprvisible. La crativit mme du sujet suppose en

    amont une attention la crativit du rel, et dabord celle de la Nature o tres et couleurs se fondent et

    se refondent constamment dans une cration ouverte. Ernest Delahaye se souvint dun Rimbaud lui disant

    de sveiller la perfection et la richesse infinie de la Nature. Une simple fleur par exemple. Regarde,

    lui aurait-il dit. O achteras-tu un objet de luxe, ou dart,dune structure plus savante ? Quand toutes

    nos institutions sociales auraient disparu, la nature nous offrirait toujours, en varit infinie, des millions

    de bijoux. Et quelle grandeur, quelle beaut vois-tu dans la cupidit grossire, la vanit idiote ? Souffriras-

    tu beaucoup de voir svanouir ces chers mobiles de lactivit humaine ?

    Rimbaud structuraliste avant le structuralisme. Reste que seule la composition dun sonnet aussi parfait

    que celui des Voyelles peut avoir quelque parent avec les perfections naturelles. La profusion inoue,

    la crativit infinie de la nature exige de lui une crativit quil serait sans doute rducteur de vouloir figer

    dans des entits stables, dans des relations fixes et rigides. Si A est noir, il ny a aucune contradiction ou

    impossibilit ce quil se fasse bientt bleu. Mieux : La cration potique comme la crature naturelle ne

    sont pas soumises aux seuls principes de la logique, commencer par le principe de non-contradiction.

    Cest un point essentiel. Il faut cesser de subordonner lentreprise potique et le discours qui est le sien

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    des principes qui valent sans doute lgitimement pour la philosophie ou la logique formelle, mais non

    pour le peintre ou le pote. Et la supriorit absolue de la posie sur la philosophie tient pour Rimbaud

    ceci quellesest affranchie de lautorit de principes logiques qui excluent en droit telle ou telle relation :

    Dis-nous des fleurs qui soient des chaises ! .

    Enfin il est clair que si Rimbaud fut influenc par un sensualisme proche de celui de Condillac ou

    dHelvtius, cest moins pour les principes qui structurent leur pense que pour le fond de leur thse,

    savoir le caractre originaire de la sensibilit. Lide dune antriorit du sensible sur lintelligible est

    absolument dcisive pour entrer dans lesthtique du sonnet des Voyelles. La question de la relation du

    signe aux sens est place avec humour et libert au centre dune forme fixe qui symbolise

    traditionnellement le lieu o se dveloppent, justement, des ides. Le dernier vers se refusera une plate

    intelligibilit. En faisant le choix dune forme fixe, et celui de la plus classique dentre elles, Rimbaud lve

    le sonnet sa perfection pour mieux en annoncer le dclin. La nouveaut de son contenu rejaillit alors sur

    larchasme dune forme quil transcende et quil sublime. Bientt viendra le got pour le vers impair,

    plus vague et plus soluble dans lair , comme la dit Verlaine.Le got pour lhendcasyllabe, avec bien-

    sr ladmiration pour Marcelline Desbordes-Valmore. Le got pour la libert libre ! Elle reste encore

    conqurir. Il sent quil vient de porter au vers classique quelques revers somme toute assez drles. Il vient

    de clouer nus aux poteaux de couleurs celles des voyelles ?un grand nombre de figures du vers

    franais, commencer par Musset, mais peut-tre aussi Hugo, ou ses matres mmes, Banville dont il lisait

    souvent les vers haute voix au soleil ou sous la neige, comme ce fut le cas encore avec lami Delahaye

    selon une autre anecdote remontant lhiver 1870. Tous deux venaient alors se rfugier prs des jardins du

    Bois-dAmour, cartant, dit Delahaye, les entrelacs de brindilles couvertes de givres. On tirait de leur

    cachette les deux pipes. La maisonnette navait plus de porte, eh bien, tant mieux ! Nous y verrions plus

    clairQue faisait le vent glacial? Quimportait le dtail insignifiant de, parfois, un obus lanc au hasard

    par quelque bastion inquiet ?...Rimbaud ouvrait un volume de Banville, et dans ses yeux de myosotis qui

    suivaient la douce ivresse des flocons dansant par milliards autour de nous, sallumait une flamme

    candidement joyeuse, quand il disait, en battant de la semelle, cette jolie Ballade pour trois surs qui sont ses

    amies: Le soleil rit sur les blancs espaliers/ Et Marinette est l, qui verse boire.

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    Mais prsent cet hiver l rsonne en lui comme il rsonnera dans Dvotion , tel un hommage

    ladolescent quil fut. Ce qui nous semble un temps si court suppose pour le sujet Rimbaud une foule

    immense de changements qui le sparent irrversiblement de ce quil tait en cet hiver 1870. Lautorit de

    ses matres sest efface. Il est prsent insoucieux de tous les quipages car les Fleuves lont laiss

    descendre o il voulait. Il se souvient symboliquement de cette dsobissance aux matres dont il vient de

    triompher.

    Dans les clapotements furieux des mares

    Moi lautre hiver plus sourd que les cerveaux denfants

    Je courus ! Et les Pninsules dmarres

    Nont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

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    Et cette tempte quil vient de dclencher est la fois salvatrice et purificatrice. Elle a bni ses veils

    maritimes , si bien quil peut goter dsormais des saveurs jusquici lui et aux autres inconnues, goter

    la chair des pommes sres et se laver des tches de vins bleus et des vomissures dun pass

    esthtique rvolu, o ses prdcesseurs font figure de noys, au regard de son insolente sant et de son

    apptit insatiable. Le rythme est fluide et quilibr, et, grce un savant rejet redoubl, si loin des bruits du

    monde :

    Et ds lors, je me suis / baign dans le Pome

    De la Mer, infus dastres, et lactescent,

    Dvorant les azurs verts ; o, flottaison blme

    Et ravie, un noy pensif parfois descend ;

    Il sait ce que les autres ont ignor par lchet ou par paresse. Il sait les cieux crevant en clairs , il sait

    le soir comme lAube exalte ainsi quun peuple de colombes. Rimbaud ne dit pas laube, il la cre.

    Lui seul peut voir ce que les autres ont seulement cru voir . Mais cette vue indite et nouvelle sest

    ajoute linvention, lui qui a dj invent la couleur des voyelles qui en dcuple la puissance :

    Jai rv la nuit verte aux neiges blouies

    Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,

    La circulation des sves inoues,

    Et lveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

    Dira-t-on que lveil des phosphores chanteurs est jaune et bleu par essence, dans ltre ?

    Comme A devait tre noir, absolument ou essentiellement ? Nous ne le dirons pas davantage. Il serait plus

    juste, si lon voulait absolument penser cela, dire avec Roman Jakobson que la fonction potique

    projette le principe dquivalence de laxe de la slection sur laxe de la combinaison. Lquivalence est

    promue au rang de procd constitutif de la squence. Encore que cette approche ne soit que partielle et

    laisse de ct lineffable solitude o se trouve Rimbaud, la fivre qui le caractrise, le vice qui lentretient

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    en sa nvrose cratrice, bref toute la dimension existentielle, affective, maladive mme, qui fait le moteur

    dun profond travail potique qui vit et remonte dans les masses .

    Libre, fumant, mont de brumes violettes

    Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur,

    Qui porte, confiture exquise aux bons potes

    Des lichens de soleil et des morves dazurs,

    Les potes auxquels pense Rimbaud senivrent de ces confitures , qui, si elles ntaient pas

    fondamentalement des crations propres engendrer des plaisirs paradoxaux et suprieurs, feraient songer

    celles dont parle Baudelaire dans Les paradis artificiels. On pense Thophile Gautier et au temps

    des haschischins. Mais plus largement un effort pour porter la synesthsie le mot grec aisthsis

    signifie sensation - son plus haut degr. Voici le ciel prenant la consistance symbolique dun mur ne

    pouvant tre franchi que par le pote Voyant. Un mur sparant deux registres, deux poques, deux faons

    dtre au monde. Le monde ancien, trangl par la forme vieille , et le monde nouveau qui vient de

    prendre forme en lui. A prsent il est las de ce monde ancien. Fileur ternel des immobilits bleues, il

    est la recherche dune future vigueur que la recherche, en son instantanit cratrice, se prcdant en

    quelque sorte elle-mme, suffit dj inventer. Alors, au bout de ce voyage immense, il aspire, plutt que

    dtre rendu au sol, une extinction presque bouddhiste dans lUn. que ma quille clate, que jaille

    la mer ! Mais pour diffrer finalement ce dilemme entre affirmation et extinction de lindividu, il sera,

    plutt que rendu au sol rellement, symboliquement reprsent par la figure de lenfant jouant dans le

    crpuscule des villes sur une triste flaque deau noire.

    Si je dsire une eau dEurope, cest la flache

    Noire et froide o vers le crpuscule embaum

    Un enfant accroupi plein de tristesse, lche

    Un bateau frle comme un papillon de mai.

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    Et quelle merveille rythmique que ce contre-rejet externe, qui lche en fin de vers sa dernire syllabe

    dans un ultime geste inscrit lui-mme dans le lexique ! Enfin il sexhorte lui-mme tenir une double

    promesse. Celle dune double trahison au monde, certes, lui qui ne pourra plus Ni traverser lorgueil des

    drapeaux et des flammes , Ni nager sous les yeux horribles des pontons , mais celle aussi, dsirable,

    dune esprance reconduire, en la richesse dun monde qui ne livre quau prix dun risque immense et

    dont seuls les amateurs suprieurs peuvent esprer jouir. Un trsor qui ne se donne quen un ineffable

    tourment et dont le voyant seul fera son dlice. A la torture que constitue labandon une ralit trop

    rugueuse, il prfrera, sans hsiter, celle dun effort surhumain, au terme duquel le rel pourra se livrer en

    son imprvisible immdiatet.

    Lensemble constitu par Les Posies dArthur Rimbaud ne saurait videmment se rduire laperu

    que jen donne ici, de surcrot subjectivement, puisque je nai rien dautre en vue que de faire un dtour

    par moi-mme et desthtiser ce quon ne saurait jamais expliquer assez. Rimbaud pote, cela suffit, cela

    est infini dit Ren Char quelque raison. Le sujet est toujours porteur dune obscurit qui, dans le geste

    mme o sillumine sa vie, en fragilise la force. Car suivre Rimbaud, ou chercher son gnie, ce nest plus

    esprer en faire une quantit finie en laquelle stancherait notre soif de raisons. Cest bien davantage,

    partir de ce souffle o nous rvons la finitude, en ouvrir le partage, en saisir la lumire toujours

    insaisissable, sous le signe dune promesse. Celle de ne rien dire dautre que ce qui fut, linstant des plus

    hautes joies, quune raison de se faire autre que soi-mme. Celle qui voit dans le prisme trompeur des

    projections subjectives, loccasion dun dtour pour renatre soi-mme. Celle qui dit, en amont des

    discours construits sur des valeurs, la valeur du grand songe habit par Rimbaud.

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    GE DOR

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    I

    Entrer dans les pomes de 1872 quivaut laisser un monde derrire soi, mais lentendre encore

    assez pour le savoir renvoy lui-mme. Avec ces pomes, nous entrons dans le plus haut degr de la

    posie franaise versifie, dans la mesure mme o la versification est constamment menace dans son

    existence. Il serait vain ici de prtendre dissocier forme et fond, vers et thmes. Les deux se tiennent si

    intimement quil serait absurde de les considrer sparment, comme deux dimensions isolables du tout

    dont elles drivent. Au contraire, les questions de forme sont au plus prs de leur contenu, si prs, que loin

    de se rduire leur simple expression ou formulation, elles en sont lacte mme.

    Parce que son esprit ne peut cesser daspirer de nouveaux horizons Il en veut, mon esprit !

    parce quil se refuse la paresse intellectuelle dun vain contentement, quelle que ft la beaut des vers

    quil vient dcrire, Rimbaud exige de lui-mme linverse de ce quil devrait continuer faire.

    lidalisation sublime des sommets de perfection formelle de 1871, succde la ralisation mtaphorise

    des vers impairs de 1872. Aux couleurs flamboyantes de lardeur politique, le dsir de se retirer du monde

    humain. De cet cart jaillira la parole en sa vrit nue, en sa beaut secrte et ple, aux lieux deaux retirs

    vers les berges, sur les lacs ou les rivires ardennaises et belges . la certitude dtre le plus grand,

    Rimbaud rpond par le dsir inattendu de shumilier dans un vers simple, presque rustique , ainsi quil

    laurait dit lui-mme Delahaye. lattente ambitieuse davoir eu raison de ses pairs, de leur avoir inflig

    une claire dfaite, succde le silence des heures trop prcieuses pour tre portes au monde.

    Un ensemble ascendant de vers crits dans un temps trs court, et dont lt 1872 constitue sans doute

    le paroxysme. Car ce qui frappe la lecture des pomes de cette priode, et plus encore dans Une Saison

    en Enfer et peut-tre au plus haut degr dans les Illuminations , cest le grand cart absolu

    entre, dune part, la clart du sens, et, dautre part, la disparition du sens. Lcart entre la cohrence

    formelle, intuitive, indubitable, dun dialogue intrieur dont on saisit bien les articulations, les lans, les

    renoncements, et lincohrence en laquelle on se trouve plong ds lors quon entreprend une analyse

    purement discursive. Le grand cart absolu, oui, et constitutif surtout de labsolu potique : une lisibilit et

    une intelligibilit parfaites qui se drobent en mme temps toute entreprise qui viserait en fixer le sens

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    une fois pour toutes. Rien de vraiment surprenant en cela, sil est vrai quun pome nest pas un systme

    dides susceptibles dtres rationalises selon un modle de type dmonstratif. Mais ici sajoute quelque

    chose de plus. Ce nest pas tant que le sens chappe, puisquau contraire il se donne, mais quil renvoie

    une exprience dont seul Rimbaud a la clef. Est-ce l une insuffisance pour nous ? Non, car cet

    insaisissable nest pas dficience, ou manque, mais ce qui seul peut donner sa puissance sa parole

    potique. Plus encore, il faut se souvenir que cette puissance nest que lenvers dune authentique

    exprience, et que celle-ci nest pas communicable, mais appele rester inscrite dans la libert dun sujet

    qui dit adieu au monde. Voici les incomparables hendcasyllabes de Larme .

    Loin des oiseaux des troupeaux des villageoises

    je buvais genoux dans quelque bruyre

    entoure de tendres bois de noisetiers

    par un brouillard daprs-midi tide et vert

    Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise

    ormeaux sans voix gazon sans fleur ciel couvert

    boire ces gourdes vertes loin de ma case

    claire quelque liqueur dor qui fait suer

    effet mauvais pour une enseigne dauberge.

    Puis lorage changea le ciel jusquau soir

    Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches

    Des colonnades sous la nuit bleue, des gares

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    leau des bois se perdait sur les sables vierges

    le vent de Dieu jetait des glaons aux mares

    et tel quun pcheur dor ou de coquillages

    dire que je nai pas eu le souci de boire

    Est-ce alors dire quil nous faudra nous rsigner une aphasie sur ce qui est en jeu, sur ce qui fait la

    substance mme de ces pomes ? Non encore, car sil est vrai que lon ne saurait rduire un pome une

    srie de propositions rationnelles susceptibles dtres dcomposes, de parties en parties, pour tre ensuite

    additionnes dans un tout qui en ferait lunit, il nous est toujours loisible de faire un dtour par nous -

    mmes, dinterroger en nous sa puissance et sa force dvocation. Non dailleurs videmment que soient

    toujours illgitimes les entreprises danalyse objective, qui sans aucun doute sont ncessaires

    lintelligibilit denjeux strictement syntaxiques, grammaticaux, bref, linguistiques, mais dans le sens o,

    comme en musique ou en peinture, il reste une exprience irrductible la raison, et ceci non seulement

    en fait, mais en droit.

    En disant cela, je me souviens du dbat esthtique entre les tenants dune uvre dart qui serait

    toujours rationalisable en droit, dfaut de ltre en fait, et des tenants dune irrductibilit de luvre dart

    lempire de la raison et de la science, dont je fais partie. Et ce nest pas tre ici du ct de je ne sais quel

    irrationnel, qui aurait de mauvaises raisons dtre ce quil est, mais bien au contraire parce que je crois

    quil existe un type de rationalit tout fait excessif, qui lui, doit avoir des motifs au fond inavous, tels le

    dsir de voir triompher sur le corps, le sensible, laffect, la puissance des concepts.

    Ainsi le dbat entre Kant et Leibniz. Au panlogisme de Leibniz qui voulut prolonger la rationalit

    jusque dans les replis du je ne sais quoi , lesthtique kantienne rpondit par la rupture radicale entre

    sensible et intelligible. Lenjeu est essentiel, permanent, universel, indcidable aussi. Essentiel, car il

    concerne le fond non seulement de toute uvre dart, mais aussi de toute contemplation ou de plaisir

    esthtique. Permanent, car il se rappelle nous travers lexprience, reconduite de jour en jour, de

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    luvre dart en gnral. Universel, car il touche toutes les dmarches, et non la seule dmarche

    potique. Indcidable enfin, car on ne sera jamais dans ce dbat que dans le pari, dans la croyance, et non

    dans la dmonstration dfinitive.

    La thse leibnizienne consiste prtendre que le sentiment esthtique nest au fond que de lintelligible

    confus. On pourrait toujours alors rendre raison de ce qui se passe en nous en fait de plaisir ou de

    dplaisir esthtique. On irait du sensible lintelligible non par un saut, mais par degrs continus, comme

    dans un dgrad, comme on passe de lobscurit la lumire. Cest prtendre non seulement que toute

    uvre dart reste rationalisable en droit, mais que cette rationalit chappe celui mme qui la cre comme

    celui qui la peroit, ce qui demeure bien des gards discutable. Comment concevoir une rationalit

    relle qui ft inconnue celui mme qui laurait instaure ? Pourquoi devrais-je voir dans le sensible un

    intelligible confus, si le sensible est manifestement, empiriquement, lui-mme sa propre fin ? Nest-ce

    pas inutilement multiplier les niveaux de ralits l o il serait au contraire plus simple, plus conforme

    lexprience, de reconnatre une autarcie absolue du sensible lgard de la sphre rationnelle ? Et peut-on

    imaginer un instant que les pomes de 1872 fussent ainsi rduits de lintelligible pur, pour en faire des

    ralits stables et identifiables, entretenant des rapports dquivalence, de discordance, de quantit, qualit,

    de substance, de relation ? Il est croire que ce serait plutt l dangereuse illusion, apparence engendre

    par gnralisation intellectuelle, dont on finit par se demander mme ce quelle aurait seulement de

    dsirable. On me rpondra sans doute que ce nest point de dsirer quil sagit, mais de la vrit. Eh bien !

    Partons sa recherche. Je proposerai une piste susceptible peut-tre daccorder les esprits , pour

    reprendre une formule leibnizienne.

    Jai dj voqula question de la posie de notation qui prit forme dans lesprit de Rimbaud sans doute

    trs tt, et trs clairement ds que celle-ci fut thorise par la lecture des sensualistes franais, Condillac et

    Helvtius en tte. Faire de lide une copie de limpression sensible, cest la rigueur la thse empiriste

    de Hume. Mais lide de copie suppose son tour un modle dont la copie se trouve dans une sorte de

    dficience ontologique. Cela nous vient de Platon. Limage est toujours en excs ou en dfaut sur son

    modle. Mais pour Rimbaud ce la ne suffit pas. Il sagit au contraire dinstaurer la continuit la plus exacte

    possible, et idalement une continuit parfaite, entre la perception originelle et sa formulation linguistique

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    et intellectuelle. Il ny a pas pour lui deux registres de ralits qui seraient, dune part, les phnomnes eux-

    mmes en leur extriorit pure, et, dautre part, une intriorit radicalement spare qui devrait en laborer

    le sens. Il y a au contraire entre lun et lautre continuit, fluidit, comme nous lavons repr dans

    Sensation ou Soleil et Chair . Ce serait alors une erreur que de vouloir tager deux niveaux

    htrognes que seraient perception et intellection ; la perception, si elle a une valeur originaire, ne devient

    vritablement une perception que lorsque quelle parvient la conscience, sans quoi elle serait voue

    demeurer pure rceptivit sensible et au fond inconsciente. Cest au sein dune conscience rflexive qui

    sapproprie lextrioritque sopre lacte de la perception, et non avant ou en dehors delle. En cela dj

    aurions-nous un dbut dhypothse pour instaurer un continu entre sensible et intelligible, entre

    limpression et lide, en vitant surtout de faire de lun la forme confuse de lautre.

    Rimbaud ne conoit pas les facults comme des blocs spars en catgories figes telles raison,

    imagination, intellect ou sensibilit. Il les apprhende au contraire en leur unit fondamentale comme

    constituant le pouvoir de lesprit en gnral. Et lesprit se fera finalement gnie dans une affection

    paradoxale qui le mettra en action comme Amour.

    Mais pour lheure disons seulement que ce qui se passe en lui renvoie une extriorit, sans doute,

    mais une extriorit toujours en relation avec une subjectivit qui laccueille. Son souci esthtique est

    ainsi dintervenir le moins possible, et idalement, Rimbaud y parviendra de ne plus intervenir du

    tout dans les modalits par lesquelles se donne, dans lexprience potique, le trsor de la perception o

    tel quun pcheur dor ou de coquillages, il naura mme plus celui dtancher sa soif.

    Celle-ci restera en amont de laction, dans la puret dont elle procde. Elle sera rserve des

    jouissances toujours plus hautes, celles que seules quune profonde solitude procure, sprouvant elle-

    mme comme une soif que tout vient abreuver. Soif de saisir en leur pure instantanit des ralits

    psychologiques et affectives qui nprouvent mme plus le besoin de se savoir elles -mmes. Que

    pouvais-je boire dans cette jeune Oise , se demande-t-il, pour rpondre bientt quelque liqueur dor qui

    fait suer . La forme interrogative a sa valeur en soi, en dehors de la rponse qui en fait le corollaire et qui

    ne serait pas venue si elle ntait la substance mme de ce pome.

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    Et dabord, souvenons-nous que la soif, et la boisson, sont les figures emblmatiques du manque et de

    la satisfaction. Rimbaud a soif comme nous avons-nous aussi tous soif, de vrit, de repos, de joie,

    dabsolu. Toute vie est manque. Toute existence est marque par une dficience ou un manque dtre

    quelle veut invinciblement combler. On pense alors lhomme comme crature finie face un Dieu

    transcendant et infini dont elle sest loigne, seul pourtant capable dtancher sa soif de repos, de justice,

    de bien, de vrit. Mais si la prsence de Dieu se rappelle bien dans la dernire strophe de Larme , ce

    nest que subrepticement, lui qui jette des glaons au mares , dans un geste qui rappelle, comme chez

    Homre, quil pourrait, sil le voulait, tirer le ciel et la terre.

    Mais ce nest pas en Dieu que la soif de Rimbaud veut stancher. Il sest brouill avec lui pour

    reprendre une formule de Delahaye, qui raconte dailleurs avoir vu, en compagnie de Rimbaud, ces

    glaons aux mares ; car Dieu traverse ici en un geste rapide une nature qui le submerge. Il nest plus

    une totalit absolue, mais partie dune naturalit qui fait le thtre dune jouissance gniale qui seule garde

    pour Rimbaud le sens de la totalit vraie.

    Lasctisme religieux fait alors place un asctisme potique, o, nayant plus souci de boire ,

    Rimbaud tanche sa soif ces liqueurs dor que sont ces expriences dinconnu, ces notations, ces

    hallucinations qui, difiant le sujet, le ramenant son origine primitive de fils du soleil , nont plus de

    commune mesure avec le monde si ce nest travers ces effets telle ltrange sudation qui lui vient pour lui

    rappeler, qu dfaut davoir aval une fameuse gorge de poison , il sest dj abreuv d' absolu.

    On conoit ds lors comment viter le pige dun dualisme strict qui voudrait sparer en deux sphres

    radicalement opposes le sensible et lide. Larme fait partie, nous le savons par Alchimie du verbe ,

    de ces pomes de notation destins fixer des vertiges . La fixation de la sensation dans le langage nest

    pas une tape secondaire et sparable de son origine. Elle ne fait quun dans le tout perceptif dont lunit

    de base est le vers, et dont le pome est la somme. On vite ainsi la fois de faire du sensible un

    intelligible confus, et donc de suivre Leibniz dans son absolutisation du principe de raison suffisante,

    comme on vite le dualisme kantien qui tablit une rupture entre les deux. Il ny a jamais quun seul esprit,

    quun seul sujet, le sujet Rimbaud, submerg par un monde dont il saisit simultanment les relations

    phnomnales et catgoriales, et partir desquelles seulement il investit le champ du langage.

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    Mais ne tombons pas notre tour dans lillusion que nous voulons lever. Le moment de la fixation lui-

    mme ne fait en ralit quun avec celui de la perception, au moins dans la mesure du possible, par

    exemple ici dans la ncessit formelle de faire des hendcasyllabes.Il serait galement faux de croire

    lhendcasyllabe, son tour, limitatif de la puissance potique, enfermant dans une rgle abstraite et

    arbitraire le donn de la perception. En ralit, par un effet de boucle, le vers se rapproprie toujours ce

    qui est sur le point de lui chapper. Ici, le mtre impair recoupe ontologiquement la figure fminine de

    leau. Son rythme imprvisible est celui dune Nature elle-mme habite par un imprvisible en lequel elle

    coule sa ralit. Le ciel et le brouillard daprs-midi tide et vert sont composs dun mixte deaux et de

    vapeurs, dair et de lumire que recoupe dans son tre mme le mixte du vers impair. La solitude est

    recre par ce mtre haletant de faon inaccessible au rythme prvisible et assur de lalexandrin.

    Leffacement des frontires du vers fait disparatre celles dun monde dont on ne peroit plus que les

    limites problmatiques. Rimbaud sy trouve plong dans quelque bruyre dont ne peut ni ne doit

    savoir si elles se distinguent ou se fondent avec les tendres bois de noisetiers qui lentourent en silence.

    Les oiseaux et les bois et les villageoises , et les noisetiers se mlent alors dans un cho dont

    la jeune Oise devient la figure centrale, mais dont les lments se fondent acoustiquement pour mieux

    se confondre dans ltre. Le premier vers dj, faisant glisser en cascade des oiseaux des troupeaux des

    villageoises nous avertissait que Rimbaud tait loin, trs loin du monde, et que Larme serait le thtre

    dun monde revenu sa puret originelle, la puret de ces larmes verses dans Mmoire , et dabord

    en amont de la vie, dans ces ralits doutre-tombe dont parlent les Vies des Illuminations .

    Alors dans un instant rappelant les anciennes lucidits, celles dun monde social aux valeurs

    convenues, il se souvient quil aurait fait louche enseigne dauberge , effet mauvais , sil avait d

    porter la connaissance des autres hommes son trsor ; car il sent le roussi, cest certain . Une situation

    intenable que seul lorage est capable de chasser, de laver, dabsoudre. Avec lorage passent et sabolissent

    les conventions, les incomprhensions, les tensions, de mme quen Michel et Christine lorage aura un

    rle salvateur et purificateur, emportant avec lui les milles loups, milles graines sauvages sur les dbris

    dune Europe ancienne.

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    Mais bientt le ciel nouveau qui souvre en sa nouveaut peut se faire lcran o se projettent visions et

    hallucinations. La liqueur dor fait ses effets sur un Rimbaud Chamane dont les visions se multiplient. Il

    voit stendre des pays noirs, des lacs, des perches , se ddoubler linfini les colonnades sous la nuit

    bleue . Sur son lit de mort, aprs avoir reu une injection de morphine, il parlera tout bas de visions de

    colonnes damthystes et danges marbre et bois. Dans le voyage doutre-tombe de Larme , o la

    vie pleut en dexaltantes et hallucinatoires averses, il peut seul jouir dun spectacle idel o les tres se

    meuvent en foules la fois tranges et identiques, mobiles et immobiles, finies et infinies. Des contraires

    que seul son vers est capable de transposer en une si profonde unit.

    II

    Leau des bois se perdait sur les sables vierges , conclut la dernire strophe de Larme en faisant

    de ces larmes des bois une figure de la puret abandonne aux sables immaculs des berges. Peut-tre est-

    ce l le plus beau vers de ce pome, sans quaucune hirarchie bien entendu nintervienne dans ce que je

    dis. Mais le fait est que ce vers emporte une dimension proprement gniale en ce quil nexiste que dans

    son coulement pur sur les surfaces sacres des rivires ardennaises et belges. Parce que leau des

    bois na dexistence que dans la puret de son abandon o elle signore elle-mme. Parce quelle se perd

    et se rpand sur des sables peine rceptacles dune indicible fluidit. Enfin parce que leau des bois

    nest pas seulement celle qui court ou dort au fond des arbres, mais celle des arbres mme, leur sve,

    souvrant au jour dans une eau pure et ignore.

    La Rivire de Cassis roule ignore

    En des vaux tranges :

    La voix de cent corbeaux laccompagne, vraie

    Et bonne voix danges :

    Avec les grands mouvements des sapinaies

    Quand plusieurs vents plongent.

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    Les eaux de la Semois roulent violaces au crpuscule, lorsque Rimbaud vient seul les observer en leur

    oubli. Le val se courbe de part en part pour rendre possible une unit en laquelle les lments viennent

    sarticuler en leur tranget propre. Dabord les eaux, les reflets, les courants presque agits puisquils

    roulent, faisant cumes et bruits sur les rochers et les pierres du lit de la rivire. Ils ne sont donc en rien

    calmes et fluides, mais assez dsordonns et porteurs dune dimension trange. Mais cette tranget mme

    est la beaut vraie. Elle se donne dans une torture dlicieuse, comme les flots tortueux de la Semois se

    mlent avec dlice. Il y aura bientt les chers corbeaux dlicieux est-ce aussi parce que certains

    franais affams en avaient mang pendant la guerre de 1870 ?pour en renouveler le fond sonore dans

    un cho strophique. Pour linstant, ils se tiennent l, groups, prt se rallier, se disperser, mais surtout

    clbrer la rivire ignorant les frontires humaines. Leur voix se trouve paradoxalement anglise. Les

    vaux tranges sont alors un monde retir du monde, un lieu sans lieu, un univers o les valeurs sont

    inverses. Les sapinaies elles-mmes se joignent la clbration en sanimant dun mouvement

    densemble orchestr par des vents personnifis qui plongent intentionnellement. La premire strophe

    de La rivire de cassis tmoigne ainsi dun nouveau type danimisme travers lequel Rimbaud

    transpose les valeurs morales et esthtiques de son temps vers les lieux oublis et souvent dvaloriss

    dune nature hostile. Alors cette transposition, qui passe par la rime assonante, inaugure une prise de

    conscience de ce qui fait lessence de la temporalit. Le prsent du roulis des eaux porte avec lui les

    vagues dun pass marqu par une mme finitude :

    Tout roule avec des mystres rvoltants

    De campagnes danciens temps

    De donjons visits, de parcs importants

    Cest en ces bords quon entend

    Les passions mortes des chevaliers errants :

    Mais que salubre est le vent !

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    Le temps est avnement dune ralit que le pome seul fait advenir. On pourrait se souvenir ici

    dAugustin, de cette ide que si le pass nest plus, cest quil nest pas, quil appartient au non -tre.

    Rimbaud le savait bien. Un tel non-tre ne peut avoir sans contradiction de ralit que dans une mmoire

    qui lactualise en se rappelant de son nant. Lavenir, lui, nest pas encore. Il nest donc pas

    absolument parlant, mais relve son tour dun non-tre la valeur cruciale pour linvention potique et la

    cration en gnral, qui supposent toutes deux une ralit qui merge delle -mme sans avoir prexister

    dans un dterminisme cach ou une dcourageante fatalit. Quant au prsent, sil nallait pas rejoindre le

    pass, il ne serait pas du temps, il serait lternit, conclut Augustin. La thse est assez clbre pour quon

    puisse penser quelle fut connue de Rimbaud, au moins indirectement. Linstant ne peut tre qu la

    condition de disparatre en un instant que rien ne saurait suspendre ou arrter. Ainsi, point de repos en

    cette existence, point de terme ; le flux de la phnomnalit emporte avec lui dans une rivire aux reflets

    violets le crpuscule luvre en toute vie. Seul un vent de face venant soudain fouetter le visage de

    Rimbaud le rappelle un vrai prsent, un prsent comme fin en soi, et non un rsultat de lhistoire. Si

    le rle des corbeaux est alors de renvoyer le paysan sa ralit rugueuse, lui peut dsormais se remettre

    en marche, sexhorter de nouveaux horizons, de nouvelles vues, et voir se dessiner enfin claire -voie,

    travers les barrires qui strient la lumire de longues ombres, lannonce dun devoir-tre :

    Que le piton regarde ces clairevoies :

    Il ira plus courageux.

    Soldats des forts que le Seigneur envoie,

    Chers corbeaux dlicieux !

    Faites fuir dici le paysan matois

    Qui trinque dun moignon vieux.

    III

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    Un devoir-tre qui ne se laissera pas dterminer par le dehors des conditions sociales. Sil est un devoir,

    cest celui de la table de travail dont rsultent des jouissances suprieures, des exaltations qui sont seules

    ne pas passer comme un vain plaisir passager. Et si le pote est vraiment voleur de feu , cest quen son

    foyer tiennent encore de prcieuses braises, telles les strophes de Lternit. Parce quil ne vise pas

    lutile, mais lInconnu, le travail potique est le seul dont ne dise aprs lavoir accompli, en soupirant

    enfin :

    Puisque de vous seules

    Braises de satin

    Le Devoir sexhale

    Sans quon dise enfin.

    Le devoir se trouve ainsi dplac des impratifs de laction aux dlices de la contemplation. Il se refuse

    une action dj conue comme ce cher point du monde pour se tourner vers un devoir nouveau, celui

    de se charger de toute ralit pour parvenir linconnu. Sa rsolution prend alors la figure dune soif,

    dune aspiration, dun devoir, sil est vrai que tout devoir implique un vide, une distance, un manque dtre,

    une sparation davec son objet. Alors la soif qui est celle du monde lui apparat-elle au fond asservie

    un gosme absurde dont les multiples formes sannulent mutuellement. Les besoins humains doivent faire

    place des besoins surhumains dont le pote aura la charge. Ceux-ci devront se substituer aux servitudes

    et aux alinations sociales, pour annoncer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite

    des tyrans et des dmons, la fin de la superstition , pour adorer peut-tre les premiers ! Nol sur la

    terre ! Lardeur de son esprit appelle alors cette ralit dans une anticipation que le seul pome peut

    actualiser. En cela, un pome ne renvoie plus un objet quil dsigne, il est lui-mme cet objet ; il nespre

    pas en un avenir situ en dehors de lui, il lanticipe et il le cre ; il ne se subordonne pas au monde,

    laction, la vie sociale, mais il les rinvente.

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    IV

    Or la forme des pomes de 1872 est bien diffrente de celle de 1870 et 1871. Que sest-il encore

    pass ? Pourquoi, sil est possible dclairer cet aspect de son immense uvre , un tel rtrcissement

    dans un vers bref, un vers aussi tnu que le pentasyllabe ?Un vers de chanson, rpond-on souvent, en

    relation avec les trouvres mdivaux et les potes du XVIme sicle. Mais il y a autre chose. Rimbaud a

    lev durant lanne 1871 lalexandrin son plus haut degr de perfection. Encore qu mes yeux les

    sommets du Bateau ivre gardent encore parfois les traces dun mcanisme qui aura totalement disparu

    dans Mmoire , un pome inou dont il faut bien mesurer que par del sa puissance et sa beaut

    propres, il constitue un profond travail de renouvellement de lalexandrin . Il est ainsi croire quil fut au

    cours de lanne 1872 lass par un rythme qui lui apparut progressivement comme trop binaire, pour se

    tourner vers les subtilits dun rythme ternaire et syncop, que nous voyons luvre dans Larme ,

    Lternit , ge dor , ou encore Chanson de la plus haute tour . Seuls Bannire de mai et

    Jeune mnage battent encore leur mesure dans un vers pair, respectivement en octosyllabes et

    dcasyllabes. Tous les autres mtres sont impairs. Est-ce l linfluence de Verlaine? Cest possible, et cela

    tmoigne sans doute de leur volont commune de prendre leurs distances avec un vers jug par trop

    rgulier, ou emphatique. Lalexandrin, outre sa forme parfois ennuyeuse car trop prvisible,

    mesquine mme, disait-il dj dans la lettre du 15 mai 1871 propos de Baudelaire, qui demeurait

    toujours le premier voyant, roi de potes, un vrai Dieu a quelque chose de solennel et de

    grandiloquent qui les agace tous deux. Mais il y a encore plus. Rimbaud devine quil sera bien plus

    saisissant de traiter des sujets graves avec une forme lgre, que de sen tenir une uniformit de forme et

    de fond, qui tend au fond affaiblir ce quelle espre renforcer.

    Un paradoxe frquent et connu du crateur. Il sait depuis presque deux ans que ces pices de plusieurs

    centaines de vers, frquentes chez Hugo, croulent sous leur propre poids pour faire figure de vieilles

    normits creves . Verlaine rapporte aussi que, ds lautomne 1871, il ddaignait ses premiers vers.

    Enfin, lcueil de la posie subjective et fadasse ne peut plus gure le menacer. Il sait quil peut

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    prsent intgrer dans ses pomes un dialogue intrieur tel celui qui affleure dans ge dor ou dans

    Chanson de la plus haute tour , sans prendre le moindre risque de tomber dans lcueil du

    psychologisme. La subjectivit prendra sa place au mme titre que la ralit objective dans llaboration de

    pomes o elle sera traite comme une ralit parmi dautres, lesprit lui-mme ntant plus que le prisme

    impersonnel dun inconnu qui vient se rflchir en lui ; car il y a bien de la diffrence entre parler de soi

    pour parler de soi, et faire de soi un pareil prisme dont les figures se multiplient sur fond dinvention

    dinconnu. Voici la subjectivit de Rimbaud thtralise dans la comdie de lexistence, ou Comdie de

    la soif .

    Nous sommes tes Grands- Parents

    Les Grands !

    Couverts des froides sueurs

    De la lune et des verdures.

    Nos vins secs avaient du cur !

    Au soleil sans imposture

    Que faut-il lhomme ?...boire.

    MoiMourir aux fleuves barbares.

    Lopposition de lhumaine soif celle, surhumaine, de Rimbaud, par lincomprhension rciproque et

    indpassable quelle engendre, ressemble une Comdie en laquelle les acteurs chouent mutuellement

    faire entendre leurs raisons. Mais en ralit, si lon sourit avec beaucoup de dlice la lecture de la

    Comdie de la soif , on sait bien que la lgret apparente du ton recle un profond dsarroi. Rimbaud

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    sy dpeint dans limpossibilit de rpondre aux appels eux aussi mcaniques et incessants dune ralit

    sociale avec laquelle il na plus de rapport. Au bon sens des grands-parents, fond sur les saines valeurs du

    travail de la terre, il rpond par le dsir, entirement incomprhensible pour eux, de sanantir en des

    fleuves barbares . Des fleuves prendre littralement et dans tous les sens, avec un hellnisme trs

    vraisemblable, car les grecs dsignaient par ce mot toute ralit non-grecque, trangre, incomprhensible.

    La barbarie dont il sagit ici renvoie alors lide dtranget et dinconnu, ce qui convient beaucoup mieux

    au sens gnral du pome, dont le but est de thmatiser dune part luniversalit de la soif, toute

    crature tant marque par un manque initial qui la spare de son origine et dautre part, la singularit

    de la soif de Rimbaud qui, elle, aspire son dpassement dans une unit inexplore.

    Nous sommes tes Grands- Parents

    Des champs.

    Leau est au fond des osiers :

    Vois le courant du foss

    Autour du chteau mouill.

    Descendons en nos celliers ;

    Aprs, le cidre et le lait.

    MoiAller o boivent les vaches.

    Une rponse empreinte de bizarrerie cynique. Mais elle a un sens plus profond. Il sagit, comme dans la

    premire strophe qui se concluait par le dsir de se nier, travers les fleuves barbares , en un irrationnel

    rvlateur du fond de ltre, de renvoyer linterlocuteur lide dun lieu inaccessible, et dsirable parce

    quinaccessible.

    Si lon songe bien sr un simple abreuvoir, il me semble quelle renvoie aussi une scne assez

    courante de la vie rurale. Lorsquon ramne son troupeau du pr, le soir, avant la traite, il nest pas rare de

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    voir les vaches trainer ou flner, allant boire en de larges flaques aux hommes inaccessibles en des endroits

    boueux. Il est croire que Rimbaud les avait observes, comme il avait soigneusement observ un foule de

    dtails de ce genre, tudis un un dans Les Rparties de Nina .

    Ca sentirait ltable, pleine

    De fumiers chauds,

    Pleine dun rythme lent dhaleine

    Et de grands dos

    Blanchissant sous quelque lumire ;

    Et tout l-bas,

    Une vache fienterait, fire,

    A chaque pas !....

    Reste que cette rponse : Aller o boivent les vaches , saugrenue en apparence, nest en rien

    dpourvue de sens. Rimbaud rpond aux grands parents pour la seconde fois, avec un peu plus d

    propos, qu tout prendre, il irait bien l o personne ne peut aller, en ces endroits boueux et mpriss ;

    limage, dune certaine manire, de la rponse faite par Parmnide au jeune Socrate qui, lui demandant sil

    pouvait exister une Forme de la boue, lui dit quil fallait que la philosophie lait encore bien peu pris en son

    sein, pour croire quil ft quoi que ce soit de mprisable pour la philosophie. Ainsi le pote ne mprise-t-il

    aucune ralit. Mieux, ce sont celles qui sont habituellement dvalorises quil regardera avec dautant plus

    dgard et dattention. Les explorations dinconnu ne salissent jamais un pote.

    Nous sommes tes Grands- Parents ;

    Tiens, prends

    Les liqueurs de nos armoires

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    Le Th, le Caf, si rares,

    Frmissent dans les bouilloires.

    Vois les images, les fleurs.

    Nous rentrons du cimetire.

    MoiAh ! tarir toutes les urnes !

    Linsistance des Grands- Parents est limage de leur aveuglement, de leur incapacit mettre en

    question la valeur des conventions sociales regardes comme des valeurs absolues que rien ne saurait

    mettre en cause. Avec toute la gnrosit qui les caractrise, ils demeurent dans une relation de

    subordination ces normes auxquelles Rimbaud oppose une autre soif, figure celle-l, de voir abolie la

    servitude des conventions, la platitude convenue dune relation la mort qui se limite remplir au

    cimetire les urnes dune eau claire.

    Entrons alors dans lActe II de cette Comdie , ou de cet Enfer de la soif , avec LEsprit ,

    qui, rehauss dune majuscule, annonce un principe plus haut, plus universel, plus subtil aussi. Pourrait-il

    russir o les parents ont chou ? Le vers, lui, finit par crer leau quil invoque.

    Eternelles Ondines

    Divisez leau fine.

    Vnus, sur de lazur,

    Emeus le flot pur.

    Juifs errants de Norwge

    Dites-moi la neige.

    Anciens exils chers

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    Dites-moi la mer.

    LEsprit entretient un rapport beaucoup plus troit, plus immanent la soif, puisquil est principe

    de division linfini des molcules de leau, et quil atteint par l un statut divin, au sens o les Anciens

    avaient labor des physiques quils pensaient compatibles avec la pit. On songe surtout ici Epicure,

    latomisme de Dmocrite bien-sr, mais pour la dimension strictement spirituelle plutt laristotlisme

    qui fait place un infini en acte au sein mme de la matire. Il y a des pages dans Physique IV consacres

    leauet lide dune telle divisibilit de la matire linfini. Rimbaud avait-il pu les connatre ?Ce qui

    est certain, cest quil ne pouvait ignorer lexistence des physiques antiques ni linfluence de latomisme de

    Dmocrite sur Lucrce. Vnus, sur de lazur est alors invoque pour mouvoir les flots, et lanimer

    dun souffle purement spirituel, auquel le pote pourrait peut-tre trouver adhsion et consolation. Mais

    non encore, rpond-il, lgendes ni figures ne le dsaltrent . Il ne peut plus tancher sa soif aux

    sources de lAntiquit. Pourra-t-il se tourner alors vers ces figures de humaines de la puret que sont les

    Juifs errants de Norwge , ou les Anciens exils chers , ayant eu toutes deux surmonter lpreuve

    dtre apatrides, et spar des leurs ? Ni la puret de la neige, ni la mer homrique, pour leves et

    lgitimes quelles soient, ne sauraient y suffire. La sienne est une soif si folle , que limmensit mme

    de la mer ne suffirait ltancher. LEsprit choue ainsi son tour mais lev au grade de bon

    Chansonnier . Sil est reconnu comme le principe de toute soif, il demeure incapable dtancher celle,

    nvrotique et intrieure, dont souffre Rimbaud. Elle est dune autre nature, dun autre ordre, Hydre

    intime , flot intrieur, fivre secrte, qui mine et dsole une intriorit qui se sait prsent spare du

    monde. Et cest aux plus profonds moments de solitude, dabandon, de dcouragement quinterviennent

    toujours Les Amis , enjous et foltres, entrant en scne dans linfernale comdie de lexistence, tous

    galement acquis la cause dune ivresse facile, et qui ne cesse de nous tendre les bras :

    Viens, les Vins vont aux plages,

    Et les flots par millions !

    Vois le Bitter sauvage

    Rouler du haut des monts !

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    Gagnons, plerins sages

    LAbsinthe aux vers piliers

    MoiPlus ces paysages.

    Quest livresse, Amis ?

    Jaime autant mieux, mme,

    Pourrir dans ltang,

    Sous laffreuse crme,

    Prs des bois flottants.

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    Le mois suivant, dans la bouleversante lettre de Jumphe 72 , il crira lami Ernest Delahaye dans

    un semblable esprit de dsapprobation : Il y a bien ici un lieu de boisson que je prfre. Vive lacadmie

    dAbsomphe, malgr la mauvaise volont des garons. Cest le plus dlicat et le plus tremblant des habits,

    que livresse par la vertu de cette sauge des glaciers, lAbsomphe. Mais pour, aprs, se coucher dans la

    merde ! Illusoire extase que celle dune ivresse qui mne un faux absolu. Il prfrerait, mme pourrir

    dans ltang, dans le dernier degr de leau, sous laffreuse crme, quon voit samasser aux lieux

    deaux stagnantes et de petites cascades. Il serait cependant toujours proche des bois flottants , une

    formule qui, par del le contraste ou loxymore entre liquide et solide, nous rappelle que les bois aussi ont

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    soif. Mais les Amis sont finalement renvoys leur erreur, et repartent, pour laisser Rimbaud dans la

    solitude du Pauvre songe

    Peut-tre un Soir mattend

    O je boirai tranquille

    En quelque vieille Ville

    Et mourrai plus content :

    Puisque je suis patient !

    Si mon mal se rsigne

    Si jai jamais quelque or

    Choisirai-je le Nord

    Ou le Pays des vignes ?

    Ah songer est indigne

    Puisque cest pure perte !

    Et si je redeviens

    Le voyageur ancien

    Jamais laubergeverte

    Ne peut bien mtre ouverte.

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    Ces trois quintils ouvrent la perspective dun dpart, o la soif pourrait trouver peut -tre

    satisfaction. Celle-ci est toujours lie la figure de la mort et de lanantissement, dune part, et

    celle de la patience dautre part, cette dernire devant tre entendue au sens tymologique. Le Latin

    patior , qui signifie subir , souffrir , est une transposition du grec pathos , lui-mme

    form sur linfinitif pasken , qui signifie galement subir , souffrir , disons en gnral

    tre affect . Ce dtail est dune grande importance si lon veut sapprocher, je ne dirais pas en

    termes dintelligibilit, mais au moins de manire intuitive, de lide de patience qui aura un sens et

    un rle si dterminant dans Une Saison en Enfer , et qui claire une grande partie du dsarroi

    des pomes de 1872. Si la patience est une vertu, elle prend ici la forme dune privation, dun

    manque qui attend dtre combl, et qui choue dans la recherche de son obje t. Rimbaud ne

    pouvait davantage ignorer que le choix de ce mot emportait avec lui les diffrents sens

    tymologiques daffection, et de souffrance en particulier. Ce dont il faut je crois se souvenir, cest

    ainsi de lambivalence de la patience. Elle est souffrance en son fond, mais prfigure dans sa forme

    une affection qui fait la marque du gnie. Pour le dire autrement, le gnie consiste renouveler

    le manque,