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Négativité dialectiqueet douleur transcendantale

La lecture heideggerienne de Hegeldans le tome 68 de la Gesamtausgabe.

CATHERINE MALABOU

Université de Paris X-Nanterre

Le volume 68 des Œuvres complètes de Heidegger 1 intitulé Hegel n’apas encore fait, en France, l’objet d’un commentaire systématique. Cevolume, qui a vu le jour en 1993, se compose de deux études. La premièreregroupe deux séminaires ¢ tenus en 1938-1939 et 1942 ¢ réunis sous letitre : « La Négativité. Une explication avec Hegel sur la base de la négati-vité » 2. La seconde reprend le texte du séminaire de 1942 intitulé « Com-mentaire de l’‘‘ Introduction ’’ à la ‘‘ Phénoménologie de l’esprit ’’ deHegel » 3.

Le peu d’intérêt des lecteurs français pour ces deux études s’expliquepeut-être par le fait qu’elles apparaissent comme deux entités autonomes,sans véritable lien structurel entre elles. La première, quasi aphoristique,présente une réflexion d’ensemble sur le Système, et la négativité est envi-sagée surtout selon sa signification logique. La seconde dégage le sens de lanégativité uniquement à partir de l’expérience de la conscience. En outre, lesdeux textes semblent n’apporter rien de réellement neuf par rapport àd’autres ouvrages de Heidegger consacrés à Hegel et traduits en françaisdepuis longtemps. On retrouve en effet, dans les séminaires sur la négativité,des analyses déjà présentes dans Qu’est-ce que la métaphysique ? notam-

1. Martin Heideggers Gesamtausgabe, Vittorio Klostermann, Bd 68 : « Hegel », Frankfurtam Main, 1993.

2. Die Negativität. Eine Auseinandersetzung mit Hegel aus dem Ansatz in der Negati-vität.

3. Erläuterung der « Einleitung » zu Hegels « Phänomenologie des Geistes ».

Archives de Philosophie 66, 2003

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ment, ainsi que dans Etre et temps. D’autre part, ces séminaires annoncentce qui sera l’objet de « l’entretien (Gespräch) » avec Hegel dans les séminairesde 1956-1957 consacrés à la Science de la logique et publiés dans Identité etdifférence. La seconde étude, quant à elle, peut donner l’impression den’être qu’une pâle ébauche de ce que Heidegger développera un peu plustard dans Hegel et son concept de l’expérience.

Une lecture plus attentive des deux études permet toutefois de voircomment elles se répondent malgré leur différence, ou plutôt leur apparenteindifférence. C’est bien la nature de cette réponse qui fait la singularité etl’irréductible originalité de ces textes. Quelle est la direction exégétiqueouverte par cette réponse ? Dans la première étude, Heidegger montre, demanière tout à fait inattendue, que la négativité dialectique est destinée àmanquer son phénomène. Il n’y aurait pas, selon Heidegger, de phénoména-lité spécifique de la négativité dialectique. Au concept de la négation necorrespondrait aucune manifestation. La seconde étude vient apparemmentcontredire ces conclusions en proposant de définir la négativité hégéliennecomme « douleur transcendantale ». Le négatif serait une passion logique,un affect conceptuel, une douleur, dont l’expérience de la conscience est letémoin le plus immédiat.

La « douleur transcendantale » est-elle alors la manifestation originaire etprivilégiée de la négativité ? Peut-on faire d’elle la « Stimmung » du Systèmeen sa totalité ? Oui et non, répond Heidegger, d’où l’aspect à la fois disjointet complémentaire des deux études. C’est ce oui et ce non que le présentarticle se propose d’étudier en leur étrange complicité, afin de dégager leslignes de force d’un commentaire général du volume.

Le caractère cursif et parfois fragmentaire des propos regroupés sous letitre Die Negativität n’interdit en rien de dégager les orientations fonda-mentales d’un texte par ailleurs fort clair. Celui-ci se divise en cinq grandessections : premièrement : « La négativité, l’absence de fond, l’être » ; deuxiè-mement : « Le domaine de questionnement de la négativité » ; troisième-ment : « La différence entre l’être et l’étant » ; quatrièmement : « Éclaircie,absence de fond, néant » ; enfin : « Hegel » 4.

Ces cinq titres ne marquent pas, à proprement parler, une progressionmais apparaissent plutôt comme des motifs sériels qui présentent, sous uneforme épurée et rythmée, les lignes de force du dialogue que Heidegger n’acessé et ne cessera d’engager avec Hegel dans toute son œuvre. Les séminai-res sur la négativité reprennent en effet des points essentiels, déjà bienconnus du lecteur français, de l’« explication » de Heidegger avec Hegel. Cespoints reconduisent essentiellement à l’objection majeure que Heidegger

4. « Die Negativität. Das Nichts ¢ der Abgrund ¢ das Seyn » ; « Der Fragbereich derNegativität » ; « Die Unterscheidung von Sein und Seiendem ; « Lichtung- Abgrund- Nichts ».

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adresse à la philosophie hégélienne en son ensemble : l’origine de la néga-tivité dialectique n’est pas dialectique. Cette objection est à entendre endeux sens. Heidegger reproche à Hegel de ne jamais rendre compte de laprovenance ontologique de la dialectique et de disposer du même coup d’unconcept pré-constitué et de ce fait non critiqué du négatif 5. Heideggeraffirme d’autre part que la négativité n’est jamais, en un certain sens, quel’autre nom de l’être lui-même. La négativité, comprise de manière essen-tielle, n’est pas un procès logique, mais atteste bien plutôt de l’être commeabsence de fond (Ab-grund) 6. Le caractère « sans question (fraglos) » de lanégativité hégélienne, le silence sur son être, constituent ainsi la toile de fondde l’enquête critique menée dans les séminaires.

Une question essentielle, dégagée dans Etre et temps, réapparaît ici.Dans l’ouvrage de 1927, Heidegger demande : « Pourquoi toute dialectiquecherche-t-elle refuge dans la négation sans la justifier elle-même dialectique-ment et sans même pouvoir seulement la fixer comme problème ? A-t-onchaque fois posé le problème de la source ontologique de la négation oun’a-t-on auparavant encore cherché que les conditions auxquelles le pro-blème du ne...pas et de sa possibilité se laisse poser ? » 7 Dans les séminaires,le caractère non interrogé de la négativité est sans cesse réaffirmé. « Quellenégativité est ici en jeu ? » 8, demande Heidegger. Non interrogé quant à saprovenance, le concept de négativité est une pure abstraction qui se confondavec la généralité vide et indéterminée du non-étant : « Où est l’origine de lanégativité ? Où peut-on la saisir de la manière la plus pure ? Au commence-ment ? Dans l’être et le néant ? Cela ne fait aucune différence. » 9 Heideggerjustifie cette affirmation en montrant que Hegel ne pense pas le retourne-ment du « ne...pas » dans l’origine en « origine du ne...pas » 10.

La première section des séminaires reprend d’autre part des élémentsessentiels de la critique du concept hégélien de « néant » menée en 1929 dansQu’est-ce que la métaphysique ? Le néant, défini comme simple « non-étantité », partage, en tant qu’« immédiateté indéterminée », le même destinque celui de l’être. Dans la philosophie hégélienne, écrit Heidegger, « être etnéant se com-posent réciproquement » en tant que tous deux « concordentdans leur indétermination et leur immédiateté » 11.

5. Voir sur ce point les deux premières sections : I. Die Negativität. Das Nichts ¢ derAbgrund ¢ das Seyn et II. Der Fragbereich der Negativität.

6. Die Negativität..., p. 46.7. Etre et temps, § 58, tr. fr. François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 343.8. « Welche Negativität ist hier in Spiel ? », Die Negativität, « Hegel », op. cit., p. 20.9. « Wo ist der Ursprung der Negativität ? Wo ist sie am reinsten zu fassen ? Im Anfang ?

Im Sein und Nichts ? Das ist ja kein Unterschied », p. 23.10. « Der Ur-sprung des Nicht ¢ das Nicht im Ursprung », p. 29.11. Qu’est-ce que la métaphysique ? Tr. fr. Henry Corbin, Questions I, Paris, NRF Galli-

mard, 1968, p. 69.

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Enfin, les séminaires contiennent les éléments essentiels du débat criti-que exposé plus tard dans « La Constitution onto-théo-logique de la méta-physique » 12. Premièrement, Hegel restreint la signification de l’être àl’effectivité (Sein =Wirklichkeit) ; deuxièmement, la compréhension de ladifférence (Unterschied) est réduite à l’altérité logique ; troisièmementenfin, l’essence irréductiblement historique de la pensée philosophiquedemeure tributaire d’une compréhension « historisante » du temps et del’histoire elle-même.

S’ils rassemblent les lignes directrices de la lecture heideggerienne deHegel, déjà développées ou qui se développeront plus amplement ailleurs,les séminaires sur la négativité n’en ont pas moins un intérêt spécifique.Comme l’annonce leur titre, il s’agit bien pour Heidegger d’engager le débatavec Hegel sur le sens de la négativité, expressément envisagée comme ladétermination fondamentale (Grundbestimmung) de sa philosophie 13. Cen’est certes pas la première fois que Heidegger envisage d’analyser le rôledirecteur de la négativité dans la philosophie hégélienne. Mais il n’en fait paspour autant le pivot du dialogue. Les séminaires représentent en ce sens leseul examen détaillé, au sein du corpus heideggerien, du « négatif » dialecti-que.

La négativité, nous l’avons annoncé, est destinée à se manquer elle-même. Telle est ici l’orientation rigoureusement originale de l’analyse hei-deggerienne. En défaut essentiel d’elle-même, la négativité dialectiquen’est pas ce qu’elle est. Cette fondamentale inégalité à soi de la négativitéfinit par pulvériser son sens. Et ce, pour une raison précise : la négativité n’apas de phénoménalité propre.

Jamais, explique Heidegger, Hegel n’exemplifie ni ne fait paraître ladifférence entre « le refus (Neinsagen), la dénégation (Verneinung), la‘‘ dénégativité ’’ (Verneinheit), le ‘‘ ne...pas ’’ (Nicht), le rien (Nichts), lanéantisation (Nichtung) » 14. La négativité, poursuit Heidegger, n’entrejamais en scène « en personne (in persona) » 15. Dans la mesure où le négatifn’est pas interrogé quant à son origine, il demeure en lui-même une occul-tation, l’oblitération ontologique de sa dimension phénoménale.

Certes, la mort est bien, pour Hegel, le phénomène du négatif. Mais lamort, en tant qu’elle est pensée dialectiquement, apparaît toujours commeune mort amortie, « sans catastrophe ». Heidegger déclare : « La négativité,comme déchirement et séparation, est la ‘‘ mort ’’ ¢ le maître absolu ¢, et la

12. Identité et différence, « La Constitution onto-théo-logique de la métaphysique », tr. fr.André Préau, Questions I, op. cit.

13. « Wir behaupten : diese Grundbestimmung ist die Negativität ». « Nous l’affirmons,cette détermination fondamentale est la négativité. » Die Negativität, p. 6.

14. P. 37.15. P. 18.

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‘‘ vie de l’esprit absolu ’’ ne signifie rien d’autre que l’endurance de la mortet le démêlé avec elle. Mais avec une telle ‘‘ mort ’’, rien de sérieux ne peutadvenir ; aucune catastrophe possible ; aucune chute, aucun renversementpossibles ; tout est déjà passé, tempéré. Tout est déjà inconditionnellementmis en sûreté et en suspens. » 16 La philosophie hégélienne se trouve doncdans l’impossibilité de faire paraître son concept directeur, la négativité.

L’intérêt de ces analyses tient au fait que Heidegger ne les contient pasdans le cadre habituel des rapports entre Phénoménologie de l’esprit etScience de la logique. Il s’agit moins pour Heidegger de remettre enquestion la parenté structurelle entre phénomène et pensée pure que dedéceler une impossibilité générale de la dialectique à phénoménaliserl’essentiel, et ce y compris dans la Phénoménologie de l’esprit. C’est là cequi apparaît à la lecture de la seconde étude : « Erlaüterung der ‘‘ Ein-leitung ’’ zu Hegels ‘‘ Phänomenologie des Geistes’’ ».

Celle-ci est évidemment beaucoup moins riche que les deux autresétudes de fond que Heidegger a consacrées à la Phénoménologie de l’esprit.On y retrouve les analyses, déjà présentes dans le texte de 1931-1932,concernant la place de la Phénoménologie dans le système et l’évolution deson rôle. Les considérations préliminaires du texte de 1942 reprennent ladistinction, déjà proposée par Heidegger, entre « système phénoménologi-que » et « système encyclopédique » : « Nous appellerons à l’avenir le systèmeen deux parties, celui qui se détermine à partir de la Phénoménologie sanspour autant s’épuiser en elle, le système phénoménologique, par oppositionau système développé sous la forme de l’Encyclopédie, que nous appelleronssystème encyclopédique. » 17 Heidegger demande un peu plus loin : « laPhénoménologie de l’esprit a (...) une double situation : en un sens, elle estune partie fondatrice du système, et en même temps elle n’est (...) qu’unecomposante interne du système. (...) Quel problème fondamental vient-il aujour à travers cette double situation de la Phénoménologie de l’esprit ? » 18

Le séminaire de 1942 ne propose pas d’analyse réellement neuve de cette« double situation » 19. Il semble que ce texte se borne d’autre part à dégagerles lignes de force de l’interprétation de l’« Introduction » à la Phénoméno-logie que Heidegger va développer un peu plus tard dans « Hegel et son

16. « Die Negativität als die Zerrissenheit und Trennung ist der ‘‘ Tod ’’ ¢ der absoluteHerr ¢ und ‘‘ Leben des absoluten Geistes ’’ heißt nicht anderes als den Tod ertragen undaustragen. Aber mit diesem ‘‘ Tod ’’ kann es gar nie ernst werden ; keine katastophè möglich,kein Sturz und Umsturz möglich ; alles aufgefangen und ausgeglichen. Alles is schonunbedingt gesichert und untergebracht. » (p. 24).

17. La ‘‘ Phénoménologie de l’esprit ’’ de Hegel, tr. fr. Emmanuel Martineau, Paris, NRFGallimard, 1984, p. 36.

18. Ibid., p. 38.19. Voir en particulier les pages 71-72 de l’Erläuterung, « Hegel », op. cit.

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concept de l’expérience » : premièrement, l’esprit parvient à lui-même auterme d’un chemin (Weg) qui est le procès (Gang) de sa phénoménologie etqui apparaît de ce fait comme le mouvement de l’expérience (er-fahren,experiri) 20. Deuxièmement, l’expérience naît du processus de mesure de laconscience par elle-même : « la conscience est à elle-même son propreconcept » 21. Cette « auto-mesure » de la conscience révèle que l’expérienceest une épreuve ontologique et non simplement ontique. Elle n’est jamais« expérience d’objet (Gegenstand) » à proprement parler. Ce n’est pas surl’objet, en effet, que la conscience « fait » une expérience mais sur l’originemême de l’objectivité, c’est-à-dire sur son propre pouvoir synthétique :« L’objectivité de l’objet se fonde et se détermine à partir de la fonctionoriginairement unifiante (synthétique) de la conscience de soi. » 22 La signi-fication ontologique que revêt le concept hégélien d’expérience permet ainside distinguer celui-ci des acceptions traditionnelles de l’expérience tellesqu’on les trouve par exemple chez Aristote et chez Kant 23.

Le texte de 1942 contient toutefois un élément décisif, que l’on neretrouve dans aucun autre texte de Heidegger : le concept de douleurtranscendantale (tranzendentale Schmerz).

C’est lorsqu’il entreprend de préciser la signification ontologique duconcept d’expérience que Heidegger en vient à caractériser cette dernièrecomme « douleur transcendantale » : « L’expérience est la douleur transcen-dantale de la conscience ». Plus loin : « L’expérience est le travail transcen-dantal de la conscience » 24.

Cette « douleur » et ce « travail » doivent bien sûr être rapportés à ladéfinition hégélienne de l’expérience de la conscience comme « chemin dudoute (Weg der Verzweiflung) ». Il s’agit bien de la souffrance qu’éprouve laconscience lors de l’auto-production de son essence, laquelle implique àchaque fois la perte de ce qu’elle tenait précisément pour l’essentiel. On saitque Hegel caractérise cette perte comme facteur de « désespoir » ou encorecomme « mort ». Dans « Hegel et son concept de l’expérience », Heideggerdéclare à ce sujet : « Par cet arrachement à soi au-delà d’elle-même, laconscience naturelle perd ce qu’elle prend pour son vrai et sa vie. Aussi cetarrachement est-il la mort de la conscience naturelle. En cette mort cons-tante, la conscience fait le sacrifice de sa mort afin de gagner, à partir du

20. Voir les pages 84-85.21. P. 87, Heidegger rappelle l’affirmation de Hegel selon laquelle : « Das Bewußtsein aber

ist für sich selbst sein Begriff ».22. « Das Gegenständliche des Gegenstandes aber gründet sich und bestimmt sich aus den

ursprünglich einigenden (synthetischen) Funktionnen des Selbstbewußtseins. » (p. 91).23. Cf. p. 101 et 106-107.24. « Die Erfahrung ist der tranzendentale Schmerz des Bewußtseins ». « Die Erfahrung

ist die transzendentale Arbeit des Bewußtseins. » (p. 103).

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sacrifice, sa résurrection à soi-même. La conscience naturelle souffre, en cetarrachement, une violence. Mais celle-ci vient de la conscience elle-même.Cette violence est le règne de l’inquiétude (...) de la conscience naturelle. » 25

Il n’est pas utile de commenter ce passage bien connu. Il importe surtoutde noter que Heidegger n’emploie à aucun moment l’adjectif « transcendan-tal » à propos de l’expérience dans « Hegel et son concept de l’expérience ».Ce n’est pas tant le sens de la « douleur transcendantale » qui fait problème ¢l’expression caractérise le doute et du désespoir de la conscience ¢ que laformule elle-même. En la proposant, Heidegger se livre à un coup de forceexégétique remarquable, qui transcende la simple lecture de la Phénoméno-logie de l’esprit pour jeter sa lumière ¢ et son ombre ¢ sur l’œuvre de Hegelen son ensemble.

Ce qui frappe, dans cette formule, est bien la juxtaposition des deuxmots. Par le génie de cette expression, Heidegger semble contredire laconclusion des séminaires sur la négativité en affirmant que la négativitéhégélienne est à la fois logique et phénoménale. La douleur serait la mani-festation privilégiée du négatif.

Revenons à la signification de l’expérience. La violence subie par laconscience tient autant au double mouvement de surgissement et de perte del’objet qu’au caractère souterrain du sens de cette épreuve. Il y a en effetdissension, pour la conscience, entre ce qui est pour elle « cheminement surla terre (Gang aufs Land) » et ce qui est pour nous « cheminement souter-rain (unterirdischer Gang) » 26. C’est dire que la douleur transcendantaleprocède d’un écartèlement, d’un jeu entre proximité et éloignement. Ladouleur transcendantale marque la présence de la distance.

Or cet écartèlement n’est pas le privilège de la seule conscience. Le sensde la négativité dialectique se révèle tout entier, selon Heidegger, en lui. LaPhénoménologie de l’esprit permet alors de révéler, par l’intermédiaire del’épreuve de la conscience, l’économie générale du négatif dans le Système.A la fin de l’Erläuterung, Heidegger revient d’ailleurs sur le concept de« douleur transcendantale » pour affirmer qu’il est en un certain sens présentdans toute l’œuvre de Hegel, notamment dans d’autres textes de la périodede Iéna comme Foi et savoir 27.

« Toute expérience, déclare Heidegger, est, en tant qu’expérience, uneexpérience douloureuse (jede Erfahrung ist als Erfahrung schmerzlich ) ».Toute expérience est une « mauvaise expérience (böse Erfahrung) » dans lamesure où en elle, la « malignité (Bösartigkeit) du négatif (et non le mal ausens moral ¢ nicht die moralische Schlechtigkeit) manifeste la violence du

25. « Hegel et son concept de l’expérience », tr. fr. Wolfgang Brokmeier, Chemins qui nemènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 196-197.

26. Erläuterung..., p. 101.27. P. 135.

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négatif. Même l’expérience apparemment ‘‘ bonne ’’ ou ‘‘ agréable ’’ est,comprise de manière essentielle, mauvaise. » 28

On voit alors que la « la douleur transcendantale » est bien, en un sens, unmal logique puisque cette douleur renvoie à la puissance du négatif àl’œuvre en tout passage, en tant qu’il est toujours mouvement d’adieu. Cettedouleur ne concerne pas la seule conscience, elle apparaît bien plutôt commeune douleur a priori, toujours déjà présente en chaque expérience, y comprisdans l’expérience la plus abstraite, celle de la pure pensée. De ce fait, l’idéed’une douleur logique cesse d’apparaître comme un non-sens. Elle est mêmepeut-être la meilleure expression du développement de l’esprit : « L’‘‘ expé-rience ’’ est le devenir conscient de l’essence de l’esprit qui expérimente, elleest la philosophie elle-même en tant qu’histoire de l’expérience essentiellede l’absolu. » 29

Comment préciser davantage la signification d’une telle douleur ? Untexte plus tardif de Heidegger, Contribution à la question de l’être, contientun élément de réponse important. Heidegger écrit à Jünger : « Ce serait lemoment d’en venir à votre traité De la souffrance (Über den Schmerz) et demettre en lumière l’implication réciproque intime du ‘‘ travail ’’ et de la‘‘ souffrance ’’. (...) Il (...) faudrait [pour ce faire] pouvoir pénétrer l’unitéqui forme le tracé fondamental de la métaphysique hégélienne en unifiant laPhénoménologie de l’esprit et la Science de la logique. Ce tracé fondamen-tal est l’‘‘ absolue négativité ’’ en tant que ‘‘ force infinie ’’ de la réalité,c’est-à-dire du ‘‘ concept existant ’’. (...) C’est alors que le mot grec poursouffrance, à savoir algos viendrait pour la première fois au langage. Il estvraisemblable que algos est de la même famille que alego, lequel en tantqu’intensif de lego, signifie l’assemblement intime. La souffrance seraitalors ce qui rassemble dans le plus intime. Le concept hégélien de ‘‘ con-cept ’’ et son ‘‘ astreinte ’’ bien comprise disent, le terrain ayant changé etétant celui de la métaphysique absolue de la subjectivité, la même chose. » 30

Ce passage est d’une valeur capitale. Il permet en effet de comprendreque la douleur est transcendantale, c’est-à-dire logique dans la mesure oùelle entretient précisément un lien fondamental avec le logos, c’est-à-direavec l’« assemblement intime ». Il y a ainsi un lien essentiel entre souffrir etrassembler. La douleur transcendantale apparaît bien comme résultat etcondition de possibilité à la fois de la proximité et de l’éloignement del’esprit vis-à-vis de lui-même. La négativité se définit alors comme donationdu lieu d’être de l’esprit.

28. Ibid.29. « Die ‘‘ Erfahrung ’’ ist Bewußtwerden des Wesens des erfahrenden Geistes, ist die

Philosophie selbst als Geschichte der Wesenserfahrung des Absoluten. » (p. 144).30. Contribution à la question de l’être, tr. fr. Gérard Granel, in Questions I, Paris, NRF

Gallimard, 1968, p. 223-224.

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La formule « douleur transcendantale » perd alors son aspect abusif.Heidegger, en en faisant usage, montre justement comment Hegel déplace lerapport traditionnel entre le transcendantal et l’empirique en interdisant lepartage strict entre les deux. Le négatif est à la fois empirique (douleur) etlogique (transcendantal). La souffrance est à la fois ajointement systémati-que et concept existant.

Ainsi comprise, la « douleur transcendantale » semble encore une foiscontredire par sa seule présence les conclusions des séminaires sur la néga-tivité ! Hegel aurait bien pensé le juste rapport entre la signification logiqueet la signification phénoménologique du négatif en affirmant que la douleurest la forme de l’existence.

Peut-on véritablement constater toutefois un hiatus entre les études quicomposent le volume « Hegel » ? Nous l’annoncions, la réponse est « oui etnon », ce qui explique l’aspect à la fois harmonieux et brisé du dyptique.

Le propos de l’Erläuterung est ambivalent et répond, par certains de sesaspects, à l’intention générale des séminaires. Heidegger thématise en effetune ambigüité de Hegel. Dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel auraitbel et bien pris en compte le problème de l’origine de la négativité, mais cetteorigine apparaît tantôt comme la structure de la conscience, tantôt comme lefond même de toute expérience : l’épreuve de la proximité et de la distance àsoi de tout ce qui est, épreuve qui ne peut être réduite, en sa possibilité, à laseule forme conscientielle 31. C’est bien la structure de la conscience qui finitpourtant par s’imposer comme origine et instance fondamentale. Tout sepasse comme si la négativité, obscure quant à son origine, ne pouvait entreren scène que par la médiation d’une autre instance qu’elle-même. Sansorigine, la négation ne peut, à proprement parler, commencer. Elleemprunte, pour être comme pour apparaître, la forme d’un autre avec lequelelle se confond : la conscience. Aussi l’expérience de la conscience apparaît-elle comme ce phénomène dérivé qui, paradoxalement, se donne dans lesystème comme origine du négatif. Dans les séminaires, Heidegger déclare :« L’énergie [du négatif] se trouve (...) coupée de sa source dans la mesure oùelle est ‘‘ présupposée’’ ». Si la négativité est le « sans question », c’est parcequ’elle est définie d’entrée de jeu comme « essence de la subjectivité » 32.Comment comprendre cette affirmation ?

La négativité ne peut se manifester qu’au sein du processus de lasubstance-sujet. C’est bien là le sens de l’expérience de la conscience. Ce

31. Heidegger demande d’ailleurs : « Ist die Negation, das Unterscheiden, ‘‘ früher ’’ alsdas Bewußtsein ¢ oder umgekehrt ? Oder beides dasselbe ? (La négation et le différenciersont-ils plus originaires que la conscience, ou est-ce l’inverse ? Ou les deux sont-ils la mêmechose ?) »

32. Negativität als Wesen der Subjektivität, p. 14.

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n’est que dans l’épreuve, ou l’expérience, de la différence entre sujet et objetque la négativité entre en jeu, comme procès de constitution du Soi, dont laconscience est la première instance. Sans cette articulation structurelle à laloi de la conscience, c’est-à-dire de la subjectivité, la négativité ne pourrait semanifester. La structure conscientielle, en tant qu’économie de la représen-tation (Vorstellung), assure au négatif sa propre représentabilité. La néga-tivité absolue est en fait, dans le système hégélien, toujours relative, c’est-à-dire attachée à la conscience, qui seule permet de répondre à la question deson origine (Woher ?). Aussi, il ne pourrait y avoir de douleur transcendan-tale sans un sujet pour l’éprouver. Le sujet est le phénomène du phénomènedu négatif. Le négatif n’a de phénomène que d’emprunt.

Dès lors, le fait que la négativité hégélienne ne parvienne pas à sephénoménaliser implique paradoxalement le caractère intransgressible dela Phénoménologie de l’esprit. Seul en effet le dispositif de la conscienceassure à l’énergie du négatif la possibilité de sa propre figuration. C’est pourcette raison que le négatif se résout toujours en positivité : il ne peut ébranlerla solidité ni la fixité de l’édifice qui lui confère sa raison comme sa manièred’être : la conscience comme forme élémentaire de la subjectivité.

Que la négativité soit destinée à se manquer elle-même, pourrait-onobjecter, qu’elle demeure abstraite, comme coupée de son phénomène, voilàqui est précisément conforme à son concept... et à son phénomène. Ladouleur transcendantale, avons-nous remarqué, est bien, au double senslogique et phénoménologique, non-coïncidence à soi. La négativité, pardéfinition, n’est-elle pas destinée à être autre que ce qu’elle est, à différerd’elle-même et donc en un sens à échouer ? Pourrait-il y avoir négativité sansce défaut essentiel ?

Oui et non ! Heidegger le reconnaît, mais il montre que Hegel n’entrevoitmême pas ce défaut ; que la négativité reste aveugle, chez lui, à son propremanque d’être ; que jamais la parole, le logos en général, ne se présententchez Hegel comme Absage ¢ non-dire ¢, lequel est pourtant le seul etauthentique fondement possible de l’effectivité absolue : « l’effectivité abso-lue, dont l’énergie est la négativité absolue, provient elle-même du non-direau sujet de l’étant. » 33 Cette cécité métaphysique de la dialectique à l’originenon dialectique de la négativité (origine qui n’est autre que la différenceontologique) témoigne donc d’une impassibilité de la pensée hégélienne àl’égard de sa question fondatrice, à l’égard, donc, de sa propre douleur.

Une mise en perspective du volume avec les Beiträge zur Philosophiepermet de mieux comprendre la constante ambiguïté de Heidegger vis-à-vis

33. « Die absolute Wirklichkeit, deren Energie die absolute Negativität, selbst aus derAbsage an das Seinde genauer : als der Unterschied von Sein und Seiendem », Ibid.

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de Hegel 34. C’est sur cette perspective que nous aimerions terminer, nousdemandant par là même s’il est possible d’envisager les Beiträge comme unlieu « d’explication » secrète avec Hegel.

C’est dans ce texte en tout cas que Heidegger, élément capital pour notrepropos, situe le concept hégélien d’expérience entre « facticité (Faktizität) »et « machination (Machenschaft) ». Qu’est-ce à dire ? Dans l’Erläuterung de1942, Heidegger définit l’essence de l’expérience comme étant l’essencemême de la vie : « L’essence de l’expérience est l’essence de la vie elle-même » 35. Or, comme le montrent les Beiträge, une ambiguïté ontologiquefondamentale pèse sur le concept de vie, qui signifie d’une part l’« existence(Existenz) », d’autre part l’« expérience vécue (Erlebnis) ». Or cette doubledirection exégétique ouverte par l’idée de « vie », et donc de « mort », permetde mettre au jour l’ambivalence du concept hégélien d’expérience.

L’expérience est fondamentalement, pour Heidegger, phénomène d’êtrede la vie, spéculation de la vie sur elle-même. Or c’est précisément cettespéculation que le philosophe situe entre facticité et machination. Deuxchemins d’interprétation se dessinent. D’une part, compris à partir de lafacticité, ce cercle de la vie n’est rien d’autre que le déploiement, dansl’expérience, des possibilités d’existence du Dasein, de sa finitude. D’autrepart, lu tout autrement, ce cercle préfigure déjà l’économie de la volonté depuissance. L’expérience de la conscience serait déjà une manière de révélerque la vie se veut elle-même.

L’expérience est à la fois saisie authentique de l’existence par elle-mêmeet organisation, au sens métaphysique du terme, de la subjectivité. Heideg-ger insiste sans cesse sur ces deux aspects de la Phénoménologie de l’esprit.Plus la conscience accomplit les directions d’expérience (Erfahrungsrich-tungen) que représentent les différentes figures du parcours phénoménolo-gique, plus s’éclaire le sens de la facticité. En même temps, on peut tout aussibien considérer que l’expérience de la conscience correspond à une accumu-lation de « vécus » qui réalisent la vie au sens biologique du terme. Laconscience, autre nom de la subjectivité absolue, s’auto-fabrique à lamanière d’un organisme.

« L’expérience vécue (Erlebnis) » renvoie pour Heidegger à l’effectivitédes événements, au réel de l’expérience, réel que Etre et temps met aucompte de la curiosité, de l’équivoque et de la préoccupation. L’expériencevécue est d’ailleurs, comme le montrent les Beiträge, la complice autant quele produit de la machination. Les § 66, 67 et 68 des Beiträge s’intitulentprécisément tous « Machenschaft und Erlebnis (Machination et expériencevécue) ». Les deux concepts œuvrent ensemble à produire la logique de la

34. Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe, Bd 65.35. « Das Wesen der Erfahrung [ist] das Wesen des Lebens selbst », p. 135.

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certitude, précisément rendue possible par l’unité du « je pense » et du « jevis ». L’expérience vécue, dit Heidegger au § 61, donne depuis toujours, enoccident, la mesure de la justesse et de la vérité. Interprétée à cette lumière,l’expérience de la conscience peut être comprise non plus comme l’expres-sion de la facticité ou de la finitude mais au contraire comme l’affirmation,par le sujet pensant, de son pouvoir de domination absolue. En ce sens, etaussi paradoxal que cela puisse paraître, toute expérience aurait déjà partieliée avec la volonté de puissance s’il est vrai que, comme Heidegger le montredans son Nietzsche, la volonté de puissance signifie d’abord la vie « qui vientjusqu’à elle-même ».

Facticité ou machination (Faktizität oder Machenschaft) ? C’est bien,encore une fois, entre ces deux possibilités que Heidegger inscrit le destin del’expérience, et donc du négatif chez Hegel. Heidegger situe en effet dansl’équivoque la signification ontologique du « passer au travers » inscrite dansl’étymologie du mot « expérience ». Il s’agit à la fois, avec ce passage, de latraversée comme existence mais aussi d’un parcours de conquête de soi de lasubjectivité. Ainsi comprise, l’expérience ne serait qu’un geste métaphysi-que de plus, complice de l’entreprise philosophique d’auto-fabrication etd’auto-vérification de l’ego. Dans l’histoire de la métaphysique, c’est bientoujours la conscience de « moi » (Ichbewußtsein) qui donne la mesure del’être-soi-même (Selbstheit).

« La machination (Machenschaft), écrit Heidegger, dit la domination dufaire et du fait (des Machens und des Gemächtes) » 36. Cette domination, quirepose sur une certaine compréhension de l’être, gouverne la traditionphilosophique dès l’origine. L’étantité est d’entrée de jeu comprise à partirde la « faisabilité de l’étant (Machbarkeit des Seiendes) », « faisabilité » dontHegel porte le concept à son accomplissement. N’est véritablement étantque ce qui est susceptible de se faire-de-soi-même, tel est bien là le sens del’effectivité.

Les Beiträge insistent en effet sur le lien indissoluble qui unit, au sein dela Machenschaft, l’« expérience vécue » et l’« effectivité (Wirklichkeit) ».Rappelons que Heidegger voit dans la Machenschaft la loi qui gouvernel’étantité 37. Cette loi s’exprime, au Moyen Âge, sous la forme de l’« ordo » etde l’« analogia entis », dans les Temps modernes, sous la forme de l’objec-talité (Gegenständlichkeit) et de l’objectivité (Objektivität), qui sont les« formes fondamentales de l’effectivité, partant, de l’étantité (Grundformender Wirklichkeit und damit der Seindheit) » 38. Or plus la Machenschaft sedissimule ontologiquement comme telle ¢ c’est-à-dire plus elle apparaît en

36. § 67, p. 131.37. Voir à ce sujet le § 61 en son entier.38. Beiträge, § 61, p. 127.

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lieu et place de l’être ¢, plus elle paraît en une instance qui semble pourtantêtre son contraire : l’« expérience vécue (Erlebnis) » 39. C’est la justesse(Richtigkeit) et la franchise du « vécu » qui semblent en effet fixer enoccident la règle du vrai. La machination s’abrite sous l’apparente absencede calcul qui n’en est en fait que l’aspect le plus sophistiqué.

Il est alors possible d’avancer, à partir de ces analyses, que le « soi » de laconscience, tout en apprenant sa facticité au cours de l’itinéraire phénomé-nologique, la fabrique du même coup, qu’il se crée lui-même à mesure qu’ilexiste. La forme de la conscience apparaît alors comme résultat d’unetechnique idéale, celle de l’auto-organisation. La douleur transcendantaleserait peut-être tout simplement la machination d’un sujet tout puissant. Dece fait, réaffirme Heidegger, la provenance ontologique de la négativité estbien indécidable 40.

Ces questions n’appellent évidemment aucune réponse simple, ellesn’appellent même peut-être aucune réponse du tout. Heidegger ne cessed’affirmer, dans toute son œuvre, que Hegel donne son consentement à unconcept pré-constitué du négatif, lequel apparaît de ce fait comme résultatd’une première affirmation ¢ ce consentement lui-même ¢ qui reste occul-tée. A quoi la dialectique dit-elle ainsi « oui » ¢ en niant la négation ¢ sansautre forme de procès ? Précisément à l’« essence de la subjectivité », c’est-à-dire en dernière instance, dit Heidegger, à la structure de la conscience : « lanégativité se fonde dans le Oui à la conscience de soi inconditionnée » 41. Orce « oui » accordé au « non » est une négation du oui tout comme unenégation du non, qui ressemble de fort près à ce que Freud nomme unedénégation (Verneinung), ou encore une forclusion (Verwerfung). En mêmetemps, le concept de « douleur transcendantale » permet bien, selon Heideg-ger, de mettre en lumière la vérité du Système en son ensemble : il n’y a pasde vérité qui ne se tienne à distance respectueuse d’elle-même. La « douleurtranscendantale » peut donc ainsi apparaître comme le point névralgique dela philosophie de Hegel, comme une souffrance de la négativité.

Résumé : Cet article se propose d’examiner le concept de « douleur transcendantale » déve-loppé par Heidegger dans le volume 68 de la ‘‘ Gesamtausgabe ’’ intitulé ‘‘ Hegel ’’. Com-ment une douleur peut-elle être dite ‘‘ transcendantale ’’ en général ? Cette question

39. « Und in dieses erste Gesetz der Machenschaft ist ein zweites geknüpft : je entschie-dener dergestalt die Machenschaft sich verbirgt, umso mehr drängt sie auf die Vorherrschaftdessen, was ihres Wesens ist, auf das Erlebnis. (...) »

40. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Négatifs de la dialectique : entreHegel et le Hegel de Heidegger (Hyppolite, Koyré, Kojève) », Philosophie no 52 « Hegel :études », Paris, éd. de Minuit, déc. 1996, p. 52. Je tente dans ce texte de présenter l’ambivalenceque Heidegger détecte dans la dialectique hégélienne comme une « schizologie ».

41. « Die Negativität (...) gründet im Ja zum unbedingten Selbstbewußtsein », Ibid.

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est déterminante pour l’ensemble de l’interprétation heideggerienne de Hegel. Elle permeten effet à Heidegger d’affirmer que la négativité hégélienne a une double expression,logique et phenoménologique et n’est donc pas une pure abstraction.

Mots-clés : Négativité. Conscience. Douleur. Transcendantal. Phénomène.

Abstract : This paper tends to examine the philosophical status of ‘‘ transcendental pain ’’developed by Heidegger in ‘‘ Hegel ’’(68th volume of the ‘‘ Gesamtausgabe ’’). How cana pain be said transcendental in general ? This question is fundamental all through theheideggerian interpretation of Hegel. It allows Heidegger to claim that hegelian nega-tivity has both logical and phenomenological expression and that is not a sheer abstrac-tion.

Key words : Negativity. Consciousness. Pain. Transcendental. Phenomenon.

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