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38 ANNE MARCELLE DOUKA LAVRY : Les vivriers, de l’autoconsommation à l’économie de marche en pays... LES VIVRIERS, DE L’AUTOCONSOMMATION A L’ECONOMIE DE MARCHE EN PAYS GOURO (CENTRE-OUEST DE LA CÔTE D’IVOIRE) ANNE MARCELLE DOUKA LAVRY Institut de Géographie tropicale (IGT), Université de Cocody Abidjan (Côte d’Ivoire) [email protected] RÉSUMÉ Le statut économique des cultures vivrières a considérablement évolué dans le pays gouro situé au Centre-ouest de la Côte d’Ivoire. Réservée à la subsistance dans le système productif traditionnel, et après un recul au profit du binôme café-cacao dans le système colonial, elles se sont progressivement imposées dans la Côte d’Ivoire indépendante comme des productions lucratives grâce à un encadrement public et une demande urbaine de plus en plus im- portante. Si l’essor du vivrier marchand constitue un gage de création de richesse, il représente un fac- teur important de recomposition de l’espace. Il crée de nouvelles relations entre la ville et la campagne et il implique de nombreux acteurs aux formes de gestions innovantes. Mots clés : Pays gouro, Vivrier, Autoconsomma- tion, Economie de marché, Coopérative. ABSTRACT .Economic status of staple crops has changed considerably in Gouro region located in Central West Côte d’Ivoire. Reserved for subsistence in traditional production system, and after a setback in benefit of coffee and cocoa in colonial system, they have gradually imposed in independent Côte d’Ivoire as lucrative productions through public coaching (mana- gement) and increasingly important urban demand. If growth of mercantile staple crops is a guarantee of wealth creation, it is an important factor of space reconstruction. It creates new relationships between city and countryside and it involves many actors with innovative forms of managements. Key words: Gouro region, Staple crops, Self consumption, Market economy, Cooperative.

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LES VIVRIERS, DE L’AUTOCONSOMMATION A L’ECONOMIE DE MARCHE EN PAYS GOURO (CENTRE-OUEST DE LA CôTE D’IVOIRE)

ANNE MARCELLE DOUKA LAVRY

Institut de Géographie tropicale (IGT), Université de Cocody Abidjan (Côte d’Ivoire)

[email protected]

RéSUMé

Le statut économique des cultures vivrières a considérablement évolué dans le pays gouro situé au Centre-ouest de la Côte d’Ivoire. Réservée à la subsistance dans le système productif traditionnel, et après un recul au profit du binôme café-cacao dans le système colonial, elles se sont progressivement imposées dans la Côte d’Ivoire indépendante comme des productions lucratives grâce à un encadrement public et une demande urbaine de plus en plus im-portante. Si l’essor du vivrier marchand constitue un gage de création de richesse, il représente un fac-teur important de recomposition de l’espace. Il crée de nouvelles relations entre la ville et la campagne et il implique de nombreux acteurs aux formes de gestions innovantes.

Mots clés : Pays gouro, Vivrier, Autoconsomma-tion, Economie de marché, Coopérative.

AbstrAct

.Economic status of staple crops has changed considerably in Gouro region located in Central West Côte d’Ivoire. Reserved for subsistence in traditional production system, and after a setback in benefit of coffee and cocoa in colonial system, they have gradually imposed in independent Côte d’Ivoire as lucrative productions through public coaching (mana-gement) and increasingly important urban demand. If growth of mercantile staple crops is a guarantee of wealth creation, it is an important factor of space reconstruction. It creates new relationships between city and countryside and it involves many actors with innovative forms of managements.

Key words: Gouro region, Staple crops, Self consumption, Market economy, Cooperative.

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INTRODUCTION

Le continent africain connaît de nombreux boulever-sements, dont le plus déterminant reste la colonisation et son corolaire, l’économie de plantation. Un nouveau système de production fondé sur des plantes arbori-coles comme le caféier et le cacaoyer apparaissent. Dès lors quelle est la place du vivrier dans ce nouveau contexte en pays gouro situé dans le centre -ouest de la Côte d’Ivoire. Comment s’organise alors l’espace agricole ? Des transformations s’opèrent également au niveau économique. Les cultures vivrières produites uniquement pour se nourrir deviennent des denrées commercialisables. L’économie d’autosubsistance évolue en économie de marché. On assiste à une nouvelle orientation des activités du vivrier selon le temps et l’espace. L’aspect chronologique met en exergue différentes périodes : la colonisation, l’époque des indépendances à nos jours. La question principale

est de savoir comment les vivriers ont-ils évolué tout au long de ce processus ? Cette réflexion amène à se poser les questions secondaires suivantes : Quels sont les facteurs qui ont contribué à cette mutation? Quels sont les moyens pour y parvenir et les effets induits sur l’espace ?

La présente contribution vise à montrer les muta-tions que subissent les vivriers depuis l’époque préco-loniale jusqu’à nos jours en pays gouro. De manière spécifique il s’agit d’identifier les facteurs déterminants, d’analyser les mutations observées au plan spatial, humain et économique au cours de cette évolution La méthodologie de cette étude se fonde sur notre connaissance du terrain, nos investigations à Bouaflé lors de nos premières enquêtes (1979/80) et trente ans après (2010), l’exploitation de données recueillies auprès de divers services (ANADER, OCPV, Ministère de l’Agriculture) et une recherche bibliographique.

Figure 1 : Présentation du pays Gouro

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I-LES FACTEURS DETERMINANTS

Les fondements des vivriers trouvent leur ex-plication à la fois dans le contexte historique et géographique.

1- LE POIDS DE L’hISTOIRE : LA PERSISTANCE DES CARACTèRES hISTORIQUES ET SOCIOLOGIQUES

Les principaux caractères de l’agriculture de subsis-tance trouvent leurs fondements dans les causes histo-riques, identifiées aux différentes périodes: précoloniale, coloniale, époque des indépendances à nos jours.

1.1- La période précoloniale : une agriculture traditionnelle basée sur l’autoconsommation.

L’apparition de notions fondamentales telles que la gestion traditionnelle du sol et les activités agrico-les déterminent cette période précoloniale. Les carac-téristiques suivantes en constituent l’ossature :

- le déplacement des champs, d’où l’appellation d’agriculture itinérante employée par des auteurs comme Lebeau. R (1979).

- un paysage rural flou selon les africanistes tel Sauter G, Pélissier P (1994) Mais l’œil avisé du pay-san Gouro perçoit une logique dans la brousse où tout semble se confondre (Meillassoux, 1970).

- des techniques culturales rudimentaires, en pays Gouro les paysans se servent des mêmes techniques traditionnelles (la machette, la houe, le bâton, le couteau, le feu) pour défricher les champs où sont associées des cultures de : maïs, manioc,

igname, rejet de bananier plantain etc. Les parcelles défrichées produisent pendant trois ans au moins sans bonification du sol, au terme duquel elles sont abandonnées à la jachère. Il s’ensuit une colonisa-tion de l’espace par les paysans qui, chaque année, cultivent une nouvelle parcelle octroyée par le tiézan (chef de terre).

- Le travail communautaire constitue un élément catalyseur de l’économie d’autosubsistance compte tenu de nombreuses contraintes (calendrier agricole, outils rudimentaires, faibles effectifs démographiques etc.). Il s’appuie à la fois sur une organisation socio juridique et économique avec un fonctionnement par-ticulier (Meillassoux op cit.). Au niveau de l’organisation et sur le plan socio juridique, le terroir gouro est divisé en deux ou trois lignages patrilinéaires, les Goniwuo. Le Giwuoza représente l’ancêtre commun. Le chef de terre (tiézan), et le chef du village (flazan) jouent des rôles importants dans la gestion du terroir du village. Au plan économique, l’essentiel des travaux agrico-les est exécuté par des éléments endogènes (aide familiale) auxquels s’ajoutent de façon occasionnelle des apports exogènes (entraide). Dans le cadre des tâches familiales, la population ne sollicite aucune aide extérieure. Le travail est réparti soit entre les classes d’âge composées d’enfants, d’adolescents et d’adultes (tableau n°1), soit par sexe. Cependant, lorsqu’il ya un surcroît de corvées (essartage, confection de buttes ou semis et récoltes), les villageois demandent l’assistance des autres villages. Il s’agit d’un système traditionnel d’entraide le klala. En revanche le bô désigne une forme de prestation sur invitation qui est effectuée au profit de la notabilité.

Tableau n°1 : Répartition du travail par groupe d’âge et par type d’activité (en%) à Maminigui (pays gouro) en 1975

Groupe d’âgeTravaux Champêtres

Défrichements Labours Semailles Récoltes

Enfants 24 25 23 25Adolescents 33 31 32 23Adultes 43 44 45 52

Total 100 100 100 100

Source: Hauhouot (A) – Koby (A). Coulibaly (S) 1975 (Ministère de l’agriculture).

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Ce tableau montre l’importance relative du travail des enfants. Les adolescents participent également aux travaux champêtres. Mais l’essentiel du fonction-nement des (U.P.F.)1 dépend des adultes. En somme, chaque groupe contribue à la production familiale.

Au niveau des opérations culturales, la classifica-tion par sexe résume assez bien cette distribution. L’essartage constitue le fondement de l’agriculture d’autosubsistance. Finalement l’économie de sub-sistance se traduit par une agriculture produite pour une consommation domestique dans un système extensif.

En définitive, la main d’œuvre se singularise par sa disponibilité et sa gratuité. L es travaux réalisés dans ce contexte révèlent une forme d’organisation économique et sociale cohérente. En outre, dans la mesure où leur philosophie et leur préoccupation pro-fonde sont identiques à celles du système coopératif moderne, on peut admettre que ces organisations communautaires traditionnelles constituent de vé-ritables fondements à l’action coopérative (Banga-soro, 1982). Cependant, leur gratuité et leur forme risquent de les fragiliser dans le cadre de l’économie de plantation dont la spécificité principale demeure une économie monétaire.

1-2- La période coloniale : dualité cultures d’exportation, cultures vivrières

A la fin du XIXe siècle, la colonisation devient le moyen pour les capitalistes de chercher de nouveaux débouchés. « L’économie est essentiellement com-merciale et les investissements productifs extrême-ment faibles. Il ne s’agit pas de développer mais de spéculer. Les infrastructures mises en place grâce aux travaux forcés sont entièrement dirigées vers l’exportation. En agriculture, la monoculture (cacao, café, coton, hévéa, palmier à huile...) est privilégiée, en dépit de son impact en termes d’épuisement des sols et de la chute des productions vivrières » Owusu M(1998).

En somme, l’essentiel de la colonisation repose sur l’agriculture. Au regard des indicateurs relatifs aux actions de la colonisation en général, quelle est la situation dans le pays Gouro ?

1- U.P.F. : unité de production familiale.

1-2-1 Le caféier et le cacaoyer, des cultures dominantes

Après le sud-est où sont introduits les premiers plants de ces cultures (1884 par Verdier), le centre-ouest a constitué le deuxième front pionnier des cultures d’exportation. Le pays Gouro ne manifeste aucun engouement particulier à l’introduction de nouvelles cultures dans la région de Sinfra (1918). Néanmoins, par le biais du travail forcé et des plantations collectives, les administrateurs fran-çais réussissent l’expansion de ces produits qu’ils étendent aux zones de Bouaflé et Zuénoula (1928). Les administrateurs français tentent d’intéresser la population sans succès. C’est seulement l’année suivante (1929) qu’apparaissent les premières plan-tations autochtones. Mais le travail effectué dans les plantations collectives réduit le temps que les populations consacrent à leurs propres plantations. Par conséquent, les planteurs indigènes produisent peu pour eux mêmes durant la période de travaux forcés (1939-1948). De telles contraintes demeurent également préjudiciables aux cultures vivrières car les hommes responsables des gros travaux champê-tres ne peuvent plus s’en occuper et les abandonnent aux mains des femmes. Dès lors, les produits vivriers sont relégués au rang de cultures secondaires.

1-2-2 Le recul des cultures vivrières

Les cultures vivrières connaissent un recul dû au désintérêt « forcé » de la population tant sur le plan spatial que technique. Il en résulte une régression au profit des cultures d’exportation pourvoyeuses de revenus. Dorénavant les femmes seules respon-sables des tâches vont jouer un rôle important dans le développement des vivriers. Néanmoins, compte tenu des travaux ardus nécessitant une force de travail qu’exige le système de l’essartage, et vu leurs capacités physiques, elles se contentent de s’investir sur les quelques lopins de terre qui leur sont concé-dés. Finalement, la colonisation reste à l’origine du recul des vivriers au profit des cultures d’exportation. Cependant, elle induit d’autres effets.

1-2-3 Les actions connexes de la colonisation : la création des infrastructures

Pour mettre les colonies en valeur, les européens développent des voies de communications: routes, voies ferrées, ports etc. afin d’acheminer les matières

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premières vers la métropole. hormis les routes, en pays Gouro les colonisateurs créent des villes de garnison notamment Sinfra, Bouaflé, Zuénoula dans lesquelles vivent des salariés de l’administration coloniale et d’autres populations non agricoles (arti-sans, commerçants, etc.). Dans un tel contexte les consommateurs urbains n’étant pas producteurs de vivriers s’adressent aux ruraux pour les besoins ali-mentaires. Il s’établit ainsi des relations entre citadins et ruraux. Ce furent très souvent, les administrateurs coloniaux qui mirent en place cet approvisionnement en réorganisant en milieu rural, les marchés pério-diques. (Vennetier Pierre op cit). Il en résulte des modifications au niveau des marchés précoloniaux sur lesquels aucun produit vivrier n’est échangé. A cette époque, ces lieux servaient de transaction pour les produits essentiels comme le sel et la cola. Les tractations consistent à pratiquer le troc des marchan-dises, par exemple le sel des régions septentrionales contre la cola des forêts ou à utiliser le « sompe » en guise de monnaie (Meillassoux Cl op cit).

Cette nouvelle situation offre aux vivriers une certaine opportunité de développement. Pendant la colonisation les produits vivriers connaissent certes un début de commercialisation grâce à un surplus infime dégagé, mais ils évoluent toujours dans un contexte d’économie d’autosubsistance (George P., op cit.). En dehors des infrastructures créées pour les opérations connexes à l’exportation, la colonisation demeure à la base de l’amélioration du cadre de vie, entre autres, la santé des populations, l’école. Elle a été à la base de l’introduction des cultures d’expor-tation comme le caféier et le cacaoyer générateurs de revenus.

1-3- La période postcoloniale: de l’indépendance à nos jours.

Au lendemain des indépendances, les jeunes Etats se heurtent à des structures désarticulées d’économie sous développées (Coquery-Vidrovitch C 1998).

La politique agricole et le développement en Afri-que sont diversement pervertis par tous les aspects de l’héritage colonial, entre autres, la tendance à privilégier excessivement les exportations. La pro-portion de la population active (entre 65%et 95%) des pays africains se consacre à l’agriculture, au moins 80% de la population vit de l’agriculture. Le

gros du travail au niveau des vivriers est effectué par les femmes (Owusu M. 1998). Depuis l’indé-pendace, les gouvernements interviennent dans le développement de l’agriculture. Ils suppléent les administrateurs coloniaux et adoptent des stratégies identiques à savoir privilégier les cultures d’expor-tation sources d’énormes devises au détriment des cultures vivrières. Des plans quinquennaux sont mis en place dans lesquels les produits vivriers occupent une place dérisoire.

Par ailleurs, les orientations des politiques conso-lident la place des cultures d’exportation qui sont diversifiées (palmier, hévéa, cocotier). Néanmoins en pays Gouro, le binôme café-cacao prédomine. Cette deuxième zone pionnière fournit une partie non moins négligeable de la production ivoirienne. Le pays Gouro bénéficie également d’autres potentialités à savoir le coton. Ainsi, l’association cultures vivrières, cultures d’exportation profite également aux cultures vivrières qui pendant trois à quatre ans occupent les espaces nouvellement défrichés.

Les plantations pullulent et la recherche de reve-nus appréciables suscite un mouvement migratoire important composé la fois d’allogènes (Baoulé, Sé-noufo, etc.) d’étrangers, Burkinabé, Malien. A côté de ces apports exogènes, il ya des déplacements internes pratiqués par des Gouro des régions sep-tentrionales en quête de forêts vers Bouaflé mais surtout à Sinfra où ils servent souvent comme mé-tayers (Douka A. M., 1981). En outre, le slogan du premier président de la République de Côte d’Ivoire houphouët Boigny : « la terre appartient à celui qui la cultive », déclenche une ruée vers le centre -ouest. Le phénomène touche une diversité de populations : des simples ouvriers agricoles aux hauts cadres du pays. Un tel engouement induit des effets multiples. Le défrichement d’importantes superficies pour les cultures d’exportation auxquelles sont associées les trois premières années de cultures vivrières, la rareté des terres et l’infiltration des forêts classées par des clandestins qu’il est difficile de déguerpir actuellement sans créer des conflits. A ce propos, le Parc National de la Marahoué constitue une vé-ritable illustration. L’étude de Konan K. (2009) nous montre l’occupation progressive du sol de 1974 (2%), 1986 (10,18%), 2003 (58,50%). Les cultures vivrières occupent des superficies relativement éga-les à celles couvertes par les cultures d’exportation (9789 hectares contre10807 hectares). Ainsi le Parc

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National de la Marahoué qui correspond à une forêt classée « devient l’un des plus importants greniers de la Côte d’Ivoire » comme le reconnaît le Préfet de région(2010).

Quelles sont les potentialités réelles du pays Gouro et les facteurs géographiques qui sous tendent une telle évolution ?

2- UN CADRE GéOGRAPhIQUE PROPICE AU DéVELOPPEMENT DES VIVRIERS

La Marahoué bénéficie de nombreux atouts relatifs au climat, aux sols, à la végétation etc. Par ailleurs, sa situation de zone de transition entre deux milieux écologiques la forêt au sud et la savane au nord lui permet de diversifi er sa production vivrière.

Le relief composé de bas plateaux et de collines, comporte de nombreuses vallées hydromorphes cultivables en périodes sèches (favorable à la ri-ziculture inondée et aux cultures maraichères). La couverture végétale est composée de forêt et de savane. La forêt mésophile s’étale dans la partie sud (forêt de Sinfra, Bouafl é, Marahoué, tos). Certaines

ont été déclassées compte tenu de l’augmentation de la population. Cette hausse résulte, soit d’un taux de croissance naturel ou d’une immigration forcée. Ainsi, les déplacés de l’AVB dont les terres ont été immergées dans le cadre du projet Aménagement de la Vallée du Bandama se trouvent dans la forêt des Tos. Paradoxalement, une grande partie de la production vivrière provient des espaces classés comme le confi rment les acteurs du vivrier et les autorités politiques.

En dehors de ces localisations, de nombreux ilots forestiers et des forêts galeries impriment leurs marques dans le paysage, de la partie septentrionale et contribuent également à produire les mêmes ty-pes de denrées alimentaires. Les sols ferralitiques issus de roches basiques et métamorphiques sont moyennement dé saturés et faiblement acides. Dune manière générale, ces sols ont de bonnes aptitudes culturales pour les vivriers.

Par ailleurs la zone de la Marahoué bénéfi cie d’un climat tropical humide avec quatre saisons (deux saisons de pluies et deux saisons sèches).

Source : Direction Régionale CIDT Bouafl é, 2007

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La pluviométrie moyenne annuelle oscille entre 1200 mm et 1800mm. L’évolution des précipitations moyennes montre une courbe en dents de scies (Graphique 1) qui révèle des périodes de sécheresse accentuée comme l’année 1998 et une autre longue période de déficit s’étalant sur plusieurs années de 1999 à 2003. L’année 2005 a été une année cruciale. En somme, la région de la Marahoué surtout à partir du nord de Bouaflé connaît des sécheresses récur-rentes. Elles se caractérisent par des déficits hydri-ques aux conséquences néfastes sur les vivriers.

Le problème de l’eau constitue un sérieux han-dicap pour les cultures maraichères et le riz irrigué dans le nord surtout. Une telle sécheresse a des effets préjudiciables sur le développement des pro-duits agricoles. Ainsi, des incendies des parcelles de caféiers à Koudougou et Pakouabo ont conduit les paysans à se reconvertir dans les cultures vivrières. Il s’agit de cultures annuelles ayant comme avantage de procurer des gains rapidement.

Le réseau hydrographique subit également les effets induits de ces fluctuations climatiques. Il se compose de nombreux cours d’eau dont le plus important reste le Bandama rouge appelé Mara-houé. La région est bordée par le lac de Kossou, lac artificiel créé à partir de la construction du barrage hydroélectrique (1972) se trouvant sur le Bandama blanc. Cette étendue d’eau n’est malheureusement pas utilisée pour l’irrigation.

3- L’IMPORTANCE CAPITALE DES FACTEURS hUMAINS

3-1 Une population hétérogène, jeune et rurale

Le pays Gouro ou la Marahoué abrite 751235 (RGPh 1998) habitants de différentes catégories : autochtones, allogènes et non Ivoiriens. Le premier groupe (55 ,72%) comprend les Gouro et une minorité de baoulés (ayaou, yaourè). Un autre (2%) est composé de Burkinabé installés dans le département de Bouaflé depuis la période coloniale. Ils vivent dans trois gros villages Garango, Koupéla-Tenkodogo, Koudougou et sont situés sur des grands axes de circulation.

Les allogènes (27,44%) appartiennent à d’im-portantes communautés de Sénoufo, Malinké et Baoulé.

Enfin les non-Ivoiriens (16,84%) proviennent en majorité de la sous-région ouest-africaine. Il s’agit de ressortissants Burkinabé(en dehors de la période des travaux forcés), Maliens, Mauritaniens et Guinéens dont la majorité vit dans la partie méridionale propice aux cultures d’exportation. Au total, le taux élevé de la population allochtone (allogènes et non Ivoiriens, 44,28%) montre l’importance de la migration dans cette région qui constitue un facteur déterminant dans le développement des vivriers. En effet, la Marahoué est une des régions de fortes migrations concentrées dans la partie méridionale. Cette population en quête de terre pour les cultures d’exportation vient gonfler le nombre des habitants vivant en milieu rural.

A ce stade, la région de la Marahoué se parti-cularise par une densité supérieure à la moyenne nationale (45 habitants au km² contre 27 habitants au km²). A une échelle inférieure, des disparités sont plus accentuées entre le Sud (Bouaflé, Sinfra) et le nord (Zuénoula).

L’observateur constate des différences que concrétisent les intérêts économiques des migrants à savoir, la recherche des terres pour les cultures d’exportation (café, cacao). La présence de plantes poussant mieux dans la partie méridionale explique une telle densification. Au niveau des cultures d’ex-portation en dehors du coton, le nord reste désavan-tagé. L’importance des chiffres mentionnés s’expli-quent par la présence notable des communautés allochtones et l’intérêt qu’elles portent aux produits agricoles et particulièrement aux vivriers.

Sur le plan de la répartition de la population par sexe, tous les départements présentent un taux de masculinité élevé (Sinfra52, 91% ; Bouaflé 52, 14%, Zuénoula 51, 32% (N’Gotta N’Guessan, 2009) c’est la résultante des migrations concernant d’abord les hommes.

Quant aux jeunes plus de 60% de la population régionale est composée de la tranche d’âge de moins de 25 ans. Au sein de la frange comprise entre 20 et 40 ans, la proportion des femmes reste plus élevée dans tous les départements. Une telle prédominance s’explique par l’exode rural qui participe au dépeuple-ment des campagnes. Quelles sont les raisons qui expliquent la mobilité observée dan le pays Gouro et quels sont ceux qui participent à un tel mouvement migratoire ?

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Ce phénomène est né d’une part de la saturation des terres et du vieillissement des vergers et d’autre part, des conflits de générations. Dans le nouveau contexte créé par l’agriculture de plantation, les travaux d’entraide gratuits pratiqués surtout par les jeunes tendent à disparaître au profit des tâches sala-riées. Devant le refus des parents de rémunérer leurs progénitures ceux-ci préfèrent émigrer. Ce nouvel environnement reste à la base de l’émigration vers d’autres zones rurales propices ou vers les centres urbains où les jeunes peuvent s’autonomiser.

3-2 L’essor urbain

Les villes de la Marahoué, qui datent de l’époque coloniale, marquent leur empreinte dans le paysage. Au départ, trois localités composent le milieu urbain (Bouaflé, Sinfra et Zuénoula). Depuis quelques dé-cennies le pays Gouro s’est doté de deux autres villes Bonon au sud et Gohitafla au nord. Ici également on constate un déséquilibre correspondant à des raisons économiques. L’économie de plantation explique le poids des villes de Bouaflé, Sinfra et Bonon, situées plus au sud. Par ailleurs, la concentration des popu-lations dans les cités urbaines provient de l’exode rural. Souvent pour ces jeunes migrants, les petites et moyennes villes constituent un tremplin vers les grandes métropoles. La proximité des zones de départ leur permet ainsi d’avoir une certaine assu-rance tout en étant peu enclins à repartir chez eux. Le plus souvent, ils entretiennent des rapports avec leur famille restée à la campagne.

La relation ville campagne révèle la distinction entre citadins et ruraux et également tient compte de l’opposition économique entre deux espaces fondés sur des activités différentes. Les relations s’établissent entre des acteurs collectifs et individuels qui agissent sur un espace selon le type d’activités exercé (production, commercialisation). Dès lors, la demande en vivres des villes du pays Gouro per-met d’établir des rapports avec leur hinterland. Les campagnes alimentent les villes qui elles mêmes servent de relais pour des centres plus importants comme Abidjan. Finalement, le pays Gouro connaît un dynamisme dû à l’importance et à la diversité des vivriers.

La situation particulière de la Marahoué est liée aux énormes potentialités naturelles et humaines dont dispose la région. Depuis l’avènement de l’agriculture

de plantation et des phénomènes démographiques et urbains, le pays connaît un réel dynamisme. Tous ces paramètres concourent à l’identifier comme une zone de migration (CEPICI 2010). Cependant le pays Gouro deuxième front pionnier après le Sud-est est confronté à la saturation foncière. Les populations faute de nouveaux espaces utilisent les superfi-cies en friche ou les bas-fonds pour y produire des vivriers. Il s’agit de cultures comme le manioc, les aubergines, le riz inondé, etc. Ainsi, malgré une re-lative baisse des produits d’exportation, on constate un certain dynamisme de l’agriculture.

Tout au long de ce processus les principaux indi-cateurs ont été identifiés certes mais quels sont leurs caractéristiques et leur impact dans la recomposition du milieu rural et dans le développement du vivrier marchand ?

II- LES MUTATIONS OBSERVEES : AMPLEUR ET CONSEQUENCE

Depuis le Néolithique l’action de l’homme sur le milieu naturel a bouleversé l’ordre établi en matière de vivriers (monopole, dualité, etc.). Si dans les pays du Nord on assiste à une succession de recomposi-tions des espaces plus perceptibles qu’ailleurs, en Afrique et plus précisément en pays Gouro il convient de noter une transformation plus lente du paysage. Mais dans toutes les sociétés où l‘urbanisation est l’élément dynamique, les espaces ruraux abritent de nouveaux usages, de nouvelles fonctions et font l’ob-jet de nouvelles représentations (Renard. J op cit.)

1- DES INDICATEURS DE MUTATIONS

Les régions subsahariennes, en l’occurrence le pays Gouro subit des changements qui prennent l’allure de « chambardement » avec l’introduction de l’économie de plantation et de « bouleversement » grâce à l’augmentation de la population et à la crois-sance urbaine. Le passage de l’autoconsommation à l’économie de marché aboutit à une recomposition du cadre d’évolution des cultures vivrières tant au plan spatial, humain qu’économique.

1-1 Un cadre spatial modifié

Des mutations majeures s’opèrent dans le contexte de la période coloniale et postcoloniale. De l’économie d’autosubsistance pure, caractérisée

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par le système sur brûlis, la colonisation transforme le paysage agraire, fruit d’une longue interaction ave la société rurale gouro (Meillassoux 1981). Des cultures pérennes se substituent en grande partie aux plantes vivrières annuelles et créent ainsi un paysage particulier sous-tendu par un habitat inter-calaire. Des villages et des campements pullulent dans cette région. Des campements deviennent des villages à l’image de N’Denoukro. A l’exception des forêts classées où des clandestins continuent de s’infiltrer, les terres propices aux cultures d’exporta-tion se raréfient. Il s’en suit un essoufflement de la migration au profit du sud ouest (Ngotta, 2009). Ces mouvements ont certes induit des changements au niveau des vivriers (surplus commercialisé) mais les transformations ayant un réel impact sur leur marchandisation demeure récente et concerne la croissance démographiques et l’essor urbain.

Devant la diminution des terres favorables aux cultures d’exportation, les paysans utilisent les es-paces laissés en friches issus d’anciennes caféières ou cacaoyères et y cultivent des bananiers plantains, du manioc comme à Sinfra. Les visites entreprises dans les champs attestent la présence de ces cultu-res qui transforment le paysage agraire au profit des vivriers. Cela se traduit par l’importance des superfi-cies occupées par le vivrier (2005: 31 970 hectares; 2006 : 30 439 hectares ; 2007 : 28 981 hectares). La baisse relative des superficies est due aux fortes sécheresses sévissant surtout dans le nord ouest où existent quelques forêts.

Au niveau de la distribution, des espaces se créent à savoir les centres ponctuels de collecte. Il s’agit de nombreux points de groupage installés le long des routes à grande fréquentation. Les produits entassés dans des emballages de fortune attendent d’être collectés par des camions commis à cette tâ-che ou par des transports de voyageurs (photo 1).

Cliché : A.M. Douka Zuénoula 2012

Photo 1 : Les produits en attente de chargement à la gare de Zuénoula

Dans ce contexte un centre de groupage a été créé à Sinfra pour davantage d’efficacité. En dehors de ces lieux, d’autres espaces plus conventionnels à savoir les marchés autrefois réservés aux seules denrées comme les colas accueillent des produits vivriers et connaissent un dynamisme réel. Les ga-res de voyageurs constituent également des points de transaction (photo 1). En somme, on assiste à l’extension des espaces réservés aux vivriers. Toute cette activité qui se déculpe nécessite un cadre hu-main adéquat.

1-2 Un cadre humain favorable

La hausse exponentielle de la population et la croissance rapide des villes engendrent des besoins alimentaires grandissants. La pression démographi-que (45 habitants au km²) influe sur la disponibilité des terres qui deviennent rares mais également sur les besoins alimentaires qui ne cessent d’augmen-ter. Il y a à la fois une hausse de la demande et une réduction des terres cultivables. Une telle situation paradoxale révèle bien le poids démographique du pays Gouro et pose le problème suivant : comment nourrir une population en perpétuelle croissance tant à la campagne qu’en ville, alors que les espaces de production tendent à diminuer ? Il faut nécessaire-ment alimenter les villes où vit une population en majorité non agricole dont les besoins alimentaires s’accroissent régulièrement et qui compte sur les produits locaux de son hinterland. Compte tenu de la

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cherté de la vie, elle demeure incapable de se procu-rer certaines denrées (riz, blé pour le pain) importés surtout depuis les crises alimentaires récentes. Un tel paradoxe nous permet de comprendre l’utilité du vivrier local.

Au plan social le phénomène de ravitaillement intensif de la ville par la campagne induit des trans-formations au niveau des acteurs du vivrier, tant en amont qu’en aval. La pression démographique sur la terre est à l’origine des bouleversements déjà ci-tés mais également des changements sociaux. Les femmes, autrefois reléguées au second rang à cause des vivriers jugés peu lucratifs, jouent désormais un rôle primordial dans cette activité (photo 1) Elles constituent la majorité de la population active dans ce secteur et participe à la gestion familiale. Certaines à la tête de coopératives de production et de com-mercialisation des vivriers deviennent les soutiens de leurs familles. En effet, devant le recul des produits d’exportation, élément de la suprématie masculine, les femmes affirment de plus en plus leur autonomie, certaines n’hésitent pas à suppléer leur mari.

Au niveau technique, on constate un début de modernisation :

- par le biais d’outils comme les tracteurs pour la culture, les broyeuses et les décortiqueuses, pour la transformation

- également grâce à l’apport des semences sélec-tionnées (aubergines, tomates, riz, maïs, etc.) et des produits phytosanitaires destinés à l’accroissement des rendements. Jusque là ces prérogatives étaient réservées aux cultures d’exportation.

Les besoins croissants des citadins influent sur le choix des produits cultivés. Le manioc produit autre-fois de soudure constitue une denrée émergente pour les producteurs. Afin de pouvoir la commercialiser facilement, les productrices la transforment en pâte à l’aide de broyeuses dont le nombre augmente. Un tel conditionnement leur permet de fournir de grandes quantités, ce qu’elles n’auraient pu faire en livrant le manioc brut sur les marchés.

Cet intérêt grandissant des acteurs pour le ma-nioc résulte des changements progressifs dans les habitudes alimentaires observées chez les citadins (Akindès 1995). L’atiéké est une semoule de manioc très prisé par les citadins car il possède de nombreux avantages, entre autres, un prix abordable et un accommodement facile.

Le dynamisme des cultures vivrières se perçoit également à travers l’effectif pléthorique d’acteurs. Du producteur au consommateur, le nombre d’inter-médiaires oscille entre trois à cinq personnes. Il s’agit de pisteurs, grossistes expéditeurs (photo1), gros-sistes réceptionnistes, semi grossistes, détaillants. Cette pléthore d’opérateurs économiques exerce de manière anarchique et agit tant sur les prix que sur, un approvisionnement régulier.

Afin de pallier ces énormes contraintes le long de la chaine, les acteurs créent des coopératives de commercialisation de vivriers. La demande accrue des citadins pour les produits locaux est à l’origine du phénomène des coopératives de vivriers mis en place pour réguler les prix et assurer un ravitaillement régulier et suffisant. Auparavant, les femmes Gouro ont exercé ce métier de manière individuelle en ayant des correspondantes dans les grandes villes en l’occurrence à Abidjan (Douka, 1981) où est né le mouvement coopératif de vivriers en Côte d’Ivoire. Les précurseurs et la majorité des membres sont originaires du pays Gouro.

Cette corporation remplace les commerçants dioula autrefois détenteurs du commerce des pro-duits vivriers, mais également les structures de l’Etat comme l’organisation pour le commerce des produits vivriers (AGRIPAC), la société pour le développement du riz (SODERIZ), la société pour le développement des fruits et légumes (SODEFEL) dont les efforts pour améliorer le circuit des vivriers n’ont pas été couronnés de succès.

Les coopératives de distribution servent d’inter-face entre les villes et les campagnes afin de réduire le nombre pléthorique d’acteurs. La commerciali-sation représente une activité primordiale pour les consommateurs citadins. La faiblesse des quantités à commercialiser et une perte de temps dans la collecte à de multiples endroits constituent des contraintes réelles et difficiles à gérer par des acteurs qui ne possèdent pas leurs propres moyens de locomotion. Ces nombreux handicaps amènent certaines coopé-ratives de commercialisation de vivriers comme la COVIMA à s’investir dans la production. C’est ainsi que sont nées les coopératives de production.

Par ailleurs, la demande en produits locaux est supérieure à l’offre. Une telle augmentation résulte de nombreux phénomènes telle que la hausse des prix des denrées alimentaires importées (le blé pour le

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pain, le riz) qui sont des produits de base consommés par la majorité de la population urbaine et à un degré moindre rurale. La hausse des prix a des incidences sur les habitudes alimentaires des consommateurs en majorité dans la précarité. Les pauvres sont obli-gés de solliciter l’arrière pays à savoir les produits du crû (riz, igname, banane plantain, manioc etc.) plus abordables.

Cette croissance de la demande favorise le dé-veloppement du vivrier marchand. En outre, cette activité de plus en plus lucrative amène les acteurs à pratiquer un certain professionnalisme c’est le cas de la coopérative vivrière de la Marahoué (COVIMA) basée à Bouaflé.

Les coopératives déploient des efforts pour sa-tisfaire une clientèle en augmentation. Les femmes du vivrier, en majorité de l’ethnie gouro ont bravé les multiples barrages pendant les moments cruciaux de la crise politico-militaire(2010/2011) pour ravitailler des villes comme la capitale économique Abidjan. Un tel engouement mobilise également d’autres opérateurs économiques comme les démarcheurs, les collecteurs, et les transporteurs. Ces derniers conscients du développement lucratif des produits vivriers continuent certes de s’investir dans la traite des produits d’exportation mais Ils s’organisent autre-ment pour assurer la distribution des vivriers.

On assiste également à un renforcement des mar-chés ruraux et à la création de nouveaux marchés, avec une spécialisation observée sur les marchés de la partie septentrionale. Les marchés de Kan-zra, Vouéboufla sont réputés pour leur légumes et condiments. Bonon au sud pour sa banane plantain, Tenkodogo pour son maïs, Garango pour ses avo-cats etc. Il faut également noter l’amélioration et la multiplication des voies de communication, des pistes créées par les acteurs eux mêmes afin d’écouler la marchandise. C’est le cas des coopératives de production et de commercialisation (la coopérative de Kouintinfla, la COVIMA à Blé etc.).

Pour la distribution de nombreux centres de grou-pages auparavant inexistants tendent à modifier le paysage. L’observateur qui parcourt le pays Gouro est édifié par les nombreux groupages de produits le long des routes principales (photo 2).

Cliché : A.M. Douka, Sinfra 2012

Photo 2 : Point de groupage de la banane plantain en bordure de route à Sinfra

En dehors des consommateurs usuels, les can-tines scolaires deviennent une clientèle régulière pour les denrées locales. Les besoins en produits vivriers augmentent au fur et à mesure du retrait du Programme pour l’Alimentation dans le Monde (PAM). Des associations de femmes se créent et se spécialisent dans cette branche. Les mutations observées révèlent des changements réels dans l’activité du vivrier.

III- MUTATIONS ET CONTRAINTES DE LA DYNAMIQUE DU VIVRIER

L’observateur qui parcourt la Marahoué une tren-taine d’années après son premier passage constate les changements opérés et de surcroît un engoue-ment pour le vivrier. Leurs incidences influent sur tout ce qui a trait à la marchandisation du vivrier. Néan-moins de telles mutations connaissent des limites.

1- DES DIffICuLtéS AuX CONSéquENCES MULTIPLES

Au niveau du foncier, les terres appartiennent rarement aux producteurs dont la majorité sont des femmes. Elles louent annuellement les espaces afin de produire de grandes quantités. une telle situation réduit leurs marges de manœuvre quant à la réalisation de petits travaux (petite hydraulique) afin d’augmenter le rendement. Le caractère exten-sif et archaïque de l’agriculture, constitue un frein à une forte productivité. Les pertes post-récoltes des

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tubercules surtout entravent le développement des cultures.

Quant à la distribution, malgré l’apparition des coopératives, l’anarchie perdure compte tenu du nombre toujours pléthorique d’intermédiaires. Il s’en suit des perturbations dans la distribution. L’absence d’équipements et d’installations spécialisés (vérita-bles halles, centres de groupages, l’unique centre de groupage opérationnel se trouve à Sinfra) constitue un frein dans le développement des cultures vivriè-res. L’analphabétisme chez la plupart des acteurs et de surtout chez les femmes constitue un handicap primordial.

Face à ces multiples problèmes qui nécessitent la contribution de tous les acteurs du producteur au consommateur, comment réagit l’Etat ivoirien ?

2- LES LIMITES DE L’INTERVENTION DE L’ETAT

L’état de Côte d’ Ivoire a hérité de l’économie de plantation mise en place par la colonisation. Il privilégie jusqu’à présent les cultures d’exportations pourvoyeuses d’importantes devises comme le café et le cacao. Ces revenus servent à développer le pays et permettent à la Côte d’Ivoire d’occuper les rangs notables sur l’échiquier international (premier rang pour le cacao, deuxième rang pour le café).Ces produits d’exportations constituent les fondements du développement économique de la Côte d’Ivoire. Ce qui a engendré le « fameux slogan l’économie de la Côte d’Ivoire repose sur l’agriculture ». Les matières premières agricoles assurent 90% des exportations.

Dans ce contexte, les cultures vivrières subissent un désintérêt de la part des autorités. Tout l’encadre-ment concerne les produits de rente. Des structures comme la SATMACI, la CIDT, les Centres de recherche pour l’amélioration de cacaoyer, de caféier et d’autres cultures sont créés. En dehors de véritables recherches sur le riz entrepris par l’ADRAO, rien n’est prévu pour le développement des produits vivriers. Mais des aléas climatiques comme les vagues de sécheresse, qui sévit en Afrique et plus précisément en Côte d’Ivoire depuis 1970 changent l’attitude des gouvernants.

Aussi, face aux problèmes alimentaires récur-rents en Côte d’Ivoire, le plan de LAGOS relatif à l’autosuffisance alimentaire(1979) permet aux poli-tique de mettre l’accent sur les produits locaux afin

de réduire les devises utilisées pour importer les denrées alimentaires (viande, pomme de terre, riz, blé). Des mesures sont prises au niveau de l’Etat telle que la création d’un ministère du développement rural, des sociétés d’état (AGRIPAC, la SODEFEL, la SODERIZ etc.).

Cependant, l’échec de ces structures étatiques amène les politiques à opter pour une privatisation du secteur du vivrier sous forme de coopératives. Les acteurs opérant de manière individuelle choisissent ce mode de fonctionnement afin de réduire l’anarchie dans ce domaine.

Face à la demande accrue en produits vivriers et à l’engouement des populations pour cette activité devenue lucrative, l’Etat s’implique davantage afin de renforcer les capacités d’un secteur où la majorité des acteurs est analphabète. Néanmoins les résultats s’avèrent insuffisants.

3- CROISSANCE DéMOGRAPhIQUE ET ESSOR URBAIN : DES FACTEURS OPPORTUNS MAIS CONTRAIGNANTS

Elles se caractérisent par une augmentation ver-tigineuse de la population et une croissance urbaine effrénée des villes comme Abidjan où la population a été multipliée par 60 entre 1950 et 1990 (Brunel. S op.cit). Les villes moyennes comme Bouaflé crois-sent plus rapidement que les grandes métropoles (3,5%). D’une manière générale depuis 2000, 40% de la population vit en ville contre 10% en1960 à la veille de l’indépendance. La hausse rapide de la population urbaine suscite des besoins entre autre alimentaire. Ainsi se créent de nouvelles relations ville-campagne. Elles induisent une dynamique de la marchandisation des vivriers comme l’atteste le ballet des acteurs économiques qui parcourent le pays Gouro. Néanmoins il en résulte des besoins alimentaires importants et réguliers nécessitant d’énormes quantités et une variété de produits peu disponibles et peu accessibles de manière régulière à une frange importante de la population urbaine vivant dans la précarité. Un tel handicap montre les limites des SADA (systèmes d’approvisionnement et de distribution alimentaire dans les villes (FAO).

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CONCLUSIONAprès avoir stagnées longtemps, les cultures

vivrières connaissent un début d’essor sous la coloni-sation, avec notamment la demande de vivres sur les plantations de colons. A l’indépendance, le dualisme de l’occupation du sol s’effectue au détriment des vivriers. Il faut attendre la croissance vertigineuse des villes et une demande de plus en plus forte de la part de cette population pour redonner un second souffle à la production vivrière. Aujourd’hui, on peut considérer que la mutation a atteint son apogée puisque le classique clivage entre ces deux types de cultures ne préoccupe plus les acteurs. Chacun sait où se trouve ses intérêts de sorte que les cultures vivrières se pratiquent de manière intensive, avec une augmentation des superficies d’une année à l’autre. On assiste également à l’émergence d’une monoculture initiée par les coopératives de produc-tion qui fonctionnent comme des entreprises.

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