le potentiel transformateur de l'économie collaborative

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FRONTIERES DE L’ECONOMIE SOCIALE SAW-B 1 CINQUANTE NUANCES DE PARTAGE : LE POTENTIEL TRANSFORMATEUR DE L’ÉCONOMIE COLLABORATIVE Airbnb, Uber, Blablacar... La croissance mondiale des entreprises dites collaboratives et/ou de partage se moque des controverses provoquées par les nouveaux modes d’organisation qu’elles proposent. Ceux-ci plaisent aux consommateurs mais font de l’ombre – ou menacent d’en faire – aux acteurs économiques traditionnels des secteurs concernés – hôtels, taxis ou banques. Ils posent aussi de nouveaux défis aux pouvoirs publics, qui doivent réinventer la réglementation de métiers en question et se voient encouragés à repenser la société. L’impact de cette économie collaborative est en effet vaste. Elle attire les citoyens et influence une nouvelle génération d’entrepreneurs. Elle est parvenue en moins de deux ans à s’inviter au cœur de la réflexion sur les nouveaux modes d’organisation économique, au même titre que l’économie « verte », l’économie circulaire, ou l’économie sociale, qui fait désormais figure de vieille dame dans certains cercles. Après deux ans de lune de miel avec des médias fascinés et des prospectivistes élogieux, l’économie collaborative et du partage fait également l’objet de regards plus acerbes sur ses dérives réelles ou potentielles. Il nous a semblé utile de prendre le temps pour faire le point. Car l’économie collaborative et du partage peut représenter à la fois une opportunité et une menace pour les acteurs de l’économie sociale. De par son potentiel à contribuer à des changements socio-économiques et écologiques que nous estimons souhaitables et urgents, elle peut être une alliée. Elle peut aussi être une menace, car les choix actuels de puissants acteurs privés proches du capitalisme financier débridé peuvent l’éloigner irrémédiablement des valeurs et principes que nous estimons fondamentaux. Cette première analyse vise à mieux appréhender la diversité des modèles de partage et de collaboration (Section 1), à identifier les facteurs du succès (Section 2), et à discuter le potentiel transformateur, positif ou négatif, de ces nouveaux modèles (Section 3). Nous invitons le lecteur à poursuivre la réflexion par la lecture d’une deuxième analyse, intitulée « Sept enjeux pour l’économie collaborative de demain ». * * * Gaëtan Vanloqueren Analyse 2014 DOSSIER « ECONOMIE COLLABORATIVE » Cinquante nuances de partage : le potentiel transformateur de l’économie collaborative Cinquante nuances de partage : sept enjeux pour l'économie collaborative de demain

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FRONTIERES DE

L’ECONOMIE

SOCIALE

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CINQUANTE NUANCES DE PARTAGE : LE POTENTIEL TRANSFORMATEUR DE L’ÉCONOMIE COLLABORATIVE

Airbnb, Uber, Blablacar... La croissance mondiale des entreprises dites collaboratives et/ou de partage se moque des controverses provoquées par les nouveaux modes d’organisation qu’elles proposent. Ceux-ci plaisent aux consommateurs mais font de l’ombre – ou menacent d’en faire – aux acteurs économiques traditionnels des secteurs concernés – hôtels, taxis ou banques. Ils posent aussi de nouveaux défis aux pouvoirs publics, qui doivent réinventer la réglementation de métiers en question et se voient encouragés à repenser la société. L’impact de cette économie collaborative est en effet vaste. Elle attire les citoyens et influence une nouvelle génération d’entrepreneurs. Elle est parvenue en moins de deux ans à s’inviter au cœur de la réflexion sur les nouveaux modes d’organisation économique, au même titre que l’économie « verte », l’économie circulaire, ou l’économie sociale, qui fait désormais figure de vieille dame dans certains cercles. Après deux ans de lune de miel avec des médias fascinés et des prospectivistes élogieux, l’économie collaborative et du partage fait également l’objet de regards plus acerbes sur ses dérives réelles ou potentielles. Il nous a semblé utile de prendre le temps pour faire le point. Car l’économie collaborative et du partage peut représenter à la fois une opportunité et une menace pour les acteurs de l’économie sociale. De par son potentiel à contribuer à des changements socio-économiques et écologiques que nous estimons souhaitables et urgents, elle peut être une alliée. Elle peut aussi être une menace, car les choix actuels de puissants acteurs privés proches du capitalisme financier débridé peuvent l’éloigner irrémédiablement des valeurs et principes que nous estimons fondamentaux. Cette première analyse vise à mieux appréhender la diversité des modèles de partage et de collaboration (Section 1), à identifier les facteurs du succès (Section 2), et à discuter le potentiel transformateur, positif ou négatif, de ces nouveaux modèles (Section 3). Nous invitons le lecteur à poursuivre la réflexion par la lecture d’une deuxième analyse, intitulée « Sept enjeux pour l’économie collaborative de demain ».

* * *

Gaëtan Vanloqueren

Analyse 2014

DOSSIER « ECONOMIE

COLLABORATIVE »

Cinquante nuances de partage : le potentiel transformateur de l’économie collaborative

Cinquante nuances de

partage : sept enjeux

pour l'économie

collaborative de demain

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Paris, 5 mai 2014. Antoine, jeune entrepreneur français de moins de trente ans, fait la queue

pour recevoir son café-croissant au bar du Cabaret Sauvage, salle de spectacle qui accueille un

événement–phare du nouveau monde de l’économie collaborative. Après un passage dans les

grandes écoles françaises et une expérience dans un cabinet de consultance qui l’ont amené à

vivre entre Londres et Paris, Antoine veut se lancer dans l’entrepreneuriat. L’entrepreneuriat

collaboratif. Il a identifié un créneau porteur qui marche aux Etats-Unis, un partenaire, un

développeur informatique pour développer une plate-forme digitale, et il a développé un

« business model » (modèle économique) qui devrait rendre son entreprise viable à la fin de

l’année. Son initiative implique directement des citoyens-cuisiniers bénévoles ainsi que des

associations et organisations philanthropiques, qui auront un intérêt direct au succès de son

entreprise. Le site internet qui lancera celle-ci sera prêt dans quelques semaines. S’inspirer des

principes ou modèles d’entreprises issus de l’économie sociale ? Interpellé à ce sujet, il admet

ne pas y avoir pensé pour la simple raison qu’il en ignore tout. Et pourtant, après quelques

minutes de discussion sur les avantages de cette option pour construire une alliance durable

avec ses partenaires associatifs et citoyens, il reconnaît qu’il aurait dû prendre cette hypothèse

au sérieux dans le développement du projet, et qu’il devrait se renseigner.

La conversation se passe lors du Festival Ouishare, qui rassemble un millier de personnes

pendant trois jours. Elle est symbolique de la déconnection entre l’économie sociale et

l’économie collaborative. Les entrepreneurs de l’économie collaborative sont portés par une

motivation à faire table-rase des valeurs des grandes entreprises classiques ; et à les remplacer

par celles de collaboration et de partage. Pourtant, ils utilisent rarement les modèles de

l’économie sociale.

Il faut l’admettre, les acteurs de l’économie sociale ont jusqu’ici observé le phénomène de

l’économie collaborative avec circonspection. Autant les initiatives plus anciennes de partage

comme les Systèmes d’Echange Locaux (SEL) nous sont familières, autant l’irruption des

plateformes collaboratives digitales globales a été tellement rapide que peu d’acteurs ont pu se

doter d’une stratégie par rapport à celles-ci1. L’économie sociale est donc quasi-absente au

Festival Ouishare, ce qui n’aidera pas à convaincre Antoine d’en adopter les principes.

1. LE PHÉNOMÈNE « COLLABORATIF »

Le Festival Ouishare est le point de ralliement des acteurs de cette nouvelle économie. Il

rassemble des étudiants technophiles, quelques investisseurs, un important groupe de

consultants, des bloggers et indépendants multi-activités et une foule de jeunes entrepreneurs

hautement qualifiés et cosmopolites. Leur énergie est débordante. Leur créativité en termes de

nouvelles activités économiques ou citoyennes n’a pas de limites. Leur conscience sur l’urgence

de repenser notre rapport à la planète est aiguë. Leur capacité à convaincre des investisseurs

de capital-risque (venture capitalists) de financer leurs initiatives est réelle. Et leur conviction

qu’un changement de paradigme est atteignable à un horizon de quelques années est ferme. Il

règne un idéalisme communicatif sur la possibilité de changer le monde grâce à l’économie du

partage et de la collaboration.

Mais, au fait, qu’est-ce que l’économie collaborative, et de quoi parle-t-on quand on parle

d’économie du partage?

La consommation collaborative, partie immergée de l’iceberg

Covoiturer via la plateforme Blablacar plutôt que se déplacer en véhicule individuel ou en train.

Passer la nuit dans l’appartement ou la chambre d’amis d’un citoyen lambda via la plateforme

Airbnb plutôt que loger à l’hôtel. Louer une tondeuse via la plateforme Sharetribe, plutôt

1 Voir nos publications antérieures en lien avec le sujet : SAW-B, Initiatives citoyennes, l'économie sociale de demain ?,

Les dossiers de l’économie sociale, étude 2010, 154 p. ; Véronique Huens, « L’achat groupé, vieille idée dénaturée ou

renouveau ? », analyse SAW-B, juillet 2012, 5 p.

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qu’encombrer son garage d’un bien coûteux. Bienvenue dans la consommation collaborative

ou consommation du partage.

A la base de la consommation collaborative, il y a l’idée de mutualiser les ressources de chacun

et une préférence pour l’usage d’un bien à sa propriété. Un nombre croissant de personnes

préfère accéder à des biens possédés par d’autres que de les acquérir eux-mêmes, et trouvent

dans les plates-formes digitales de partage un moyen de faciliter le mode de vie qu’elles

souhaitent se donner. Ces plates-formes permettent à des citoyens d’atteindre des finalités très

diverses via un même outil, comme chacun peut le constater au gré d’une visite sur le site web

Airbnb ou directement chez ses hôtes : rentabiliser une résidence secondaire au design épuré

pour ce quadra dynamique qui pourra ainsi se financer un city-trip à Venise au printemps ;

financer une année de formation en boulangerie pour cette parisienne d’origine camerounaise

en transition professionnelle qui sous-loue la seconde chambre de son appartement au 20e

étage d’une tour d’un quartier éloigné du centre. Dans le contexte d’inégalités exacerbées et de

sous-emploi massif qui caractérise nos sociétés, les plates-formes prospèrent sur de nouveaux

besoins et de nouveaux désirs.

A la suite d’un influent ouvrage de Rachel Botsman2, on reconnaît généralement trois grands

ensembles de pratiques dans la consommation collaborative. Les systèmes de redistribution (revente, troc…) permettent à des biens matériels d’être « redistribués » d’une

personne qui cherche à s’en débarrasser à une personne qui les recherche. Les systèmes

peuvent être marchands (comme eBay) ou non-marchands (comme Freecycle, qui organise le

don d’objets entre 8 millions de membres, totalement volontaires, eux-mêmes organisés dans

plus de 5000 groupes). De telles activités ne sont évidemment pas nouvelles : le troc existe

depuis toujours, mais les plates-formes digitales généralistes ou spécialistes (Troctribe pour les

biens culturels, vestiairesdecopines.fr pour les vêtements) le remettent à jour comme mode de

consommation, et certaines entreprises s’en emparent, comme Decathlon avec son site

Trocathlon de revente de matériel de seconde main.

Les « systèmes qui transforment des produits en services » permettent à des usagers de se

partager l’usage d’un bien ou d’un service dont ils ne sont pas propriétaires. Diverses plates-

formes sont ainsi nées pour partager des voitures, des vélos, des outils, des pratiques, et bien

d’autres types de produits ou d’activités. Les plates-formes suivent différentes logiques et les

biens sont mis en partage ou en location. On est ici pleinement dans la logique de l’économie

de la fonctionnalité, permettant une utilisation plus durable des ressources, dans laquelle un

acteur propose une solution intégrée (par exemple, un réseau de voitures accessibles sur

abonnement) plutôt que la vente d’un bien matériel.

Enfin, les styles de vie collaboratifs concernent les échanges et partages de ressources

immatérielles comme le temps, l’espace, les compétences. On partage son lieu de vie avec des

voyageurs de passage (couchsurfing), son espace de travail avec d’autres travailleurs

(coworking), son jardin avec des jardiniers. Les groupes d’achats directs (GASAP, AMAP, etc.)

sont généralement inclus dans cette catégorie. Ils demandent en effet une collaboration entre

un groupe de consommateurs et un ou plusieurs producteurs. Certaines collaborations sont

également développées par des chaînes de magasins, comme le site lestrocheures.fr de

Castorama, organisant en France l’échange d’heures de bricolage (« troc d’heures ») entre

utilisateurs intéressés.

Parfois présentés comme synonymes, l’économie du partage (qui rassemble les initiatives qui

organisent le partage d’un bien) peut être distinguée de l’économie collaborative (qui

rassemble les initiatives qui organisent le partage d’une expérience, d’un service). Cette

dernière est davantage créatrice d’interactions sociales. On peut aussi distinguer les modèles

2 Rachel Botsman, What's Mine is Yours, HarperBusiness, 2010, 304 p.

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propriétaires, contrôlés de manière traditionnelle par une autorité centrale, et les modèles

ouverts, gouvernés de manière horizontale et réellement collaborative3.

Mais la consommation collaborative n’est qu’un des secteurs du magma bouillonnant de

l’économie collaborative. On présente généralement trois autres grands secteurs : la

production collaborative, le financement participatif et la connaissance participative4.

La production collaborative ou « de pair-à-pair »

Les projets symboliques de la production collaborative, au contraire de ceux de la

consommation collaborative, ne sont pas des startups devenues multinationales, mais des

réseaux « de pair-à-pair » (peer-to-peer ou P2P) : des citoyens qui collaborent activement dans

la production collective et participative de biens qui sont encadrés par des droits garantissant

un accès universel (licences libres plutôt que copyrights, etc.).

Deux progrès technologiques sont venus changer la donne. D’abord, les plateformes digitales et

réseaux sociaux, désormais accessibles à tous gratuitement, facilitent la collaboration entre

designers et programmateurs issus de pays distants. Hier, ils collaboraient à la production de

logiciels open-source comme Linux. Aujourd’hui, ils collaborent à la fabrication d’objets

matériels concrets. Des répertoires en ligne leur permettent de diffuser des plans originaux, des

pratiques et des savoir-faire à une échelle mondiale. Les téléchargements sur les sites

spécialisés se comptent déjà en millions.

Ensuite, le développement d’imprimantes en trois dimensions (3D) bon marché et

performantes a décuplé les possibilités de production collaborative par des citoyens connectés.

Ces machines high-tech sont capables de fabriquer des objets solides conçus sur ordinateur,

en « imprimant » couche par couche des objets divers sur base de la fonte ultra-précise et en

trois dimensions de fils de métal ou de résines. La commercialisation de modèles de base dont

le prix ne dépasse pas 300 € a assuré une large dissémination de cette innovation.

En quelques années, l’imprimante 3D est devenue un des symboles des makers (« ceux qui

font/fabriquent »), un mouvement de passionnés d’auto-production d’objets matériels, qui

englobe non seulement les enthousiastes de création d’objets high-tech, mais aussi les férus de

« Do It Yourself », ces « makers » historiques qui n’ont pas attendu l’imprimante 3D pour

partager avec enthousiasme des pratiques de menuiserie, de miniaturisation, de robotique, etc.

La gamme d’objets potentiellement créés s’étend maintenant aux objets complexes. Le projet

Wikispeed rassemble une communauté de créateurs travaillant à l’amélioration continue d’un

modèle de voiture open-source dont le premier prototype présente une performance

écologique prometteuse. Le projet Open Source Ecology travaille sur la production d’une

gamme de machines agricoles nécessaires, contournant par-là l’industrie classique qui protège

ses nouveautés à coups de brevets. En France, les paysans et salariés qui ont créé la

coopérative l’Atelier Paysan ont également voulu se réapproprier la construction de machines

adaptées à leurs pratiques d’agriculture biologique.

L’enthousiasme des makers quant à la possibilité de transformer le monde est également sans

borne. Chris Anderson, ancien rédacteur en chef de Wired –revue culte des geeks– et auteur

d’un essai sur le sujet, estime que nous sommes aujourd'hui « comme en 1984, l'année où

Apple a lancé le Macintosh, quand chacun a pu utiliser un ordinateur personnel et œuvrer au

3 Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot, Vive la co-révolution. Pour une société collaborative, Ed. Gallimard (Collection

manifestô), Paris, 2012, 237 p. (p. 37). 4 Pour une analyse complète et de très grande qualité, le lecteur exigeant se référera à Michel Bauwens, Synthetic

Overview of the Collaborative Economy, P2P Foundation / Orange Report, April 2012, p. 229. Accessible sur

http://www.orange.com/fr/actualites/2012/septembre/quand-l-economie-devient-collaborative. Dans cette analyse,

Michel Bauwens construit une classification plus complexe mais plus rigoureuse.

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nouveau monde virtuel »5. Selon lui, l'imprimante 3D va révolutionner la production industrielle

comme le PC a révolutionné nos modes de travail. Il faut en effet constater que les inventeurs,

bricoleurs et autres makers s’affranchissent des organisations industrielles classiques pour

tester leurs idées puis les diffuser à travers la planète. Selon les experts de cette tendance, on

fabriquera à l’avenir soi-même des objets tout comme on retouche aujourd’hui ses photos. Ou

à tout le moins, on entrera dans un atelier 3D comme on entre chez un commerçant. Une

nouvelle révolution industrielle serait donc à portée de bras. Le message est amplifié par

Jeremy Rifkin, connu pour populariser des tendances d’abord marginales, et a été repris par

Barack Obama lors de son discours d’inauguration de 20136. Il avait été annoncé plus

discrètement par le penseur écologiste André Gorz7.

Un secteur économique s’est rapidement crée autour des makers. Sur le terrain, des

entreprises, des start-up, des bricoleurs et des petits ateliers ont émergé en quelques années

tandis que les grandes foires de « makers » rassemblent déjà plus de 30.000 personnes aux

Etats-Unis. Le marché des produits et des services d’impression 3D est évalué à près de 3

milliards d'euros pour 20168.

Le mouvement citoyen essaime également via des lieux spécifiques qui naissent dans toutes les

grandes villes du monde. Les Fab labs (contraction de « fabrication laboratory ») sont des

ateliers équipés de divers outils, entre autres des imprimantes 3D et des machines-outils de

menuiserie pilotées par ordinateur. Ils sont ouverts au public et parfois liés à une faculté de

sciences technologiques d’une université et à des programmes de recherche. Il y en a déjà plus

de 150 dans le monde (dont l’OpenFab et le Fablab de la VUB à Bruxelles) et ils suivent une

charte commune de principes.

Tout comme les plateformes de consommation collaborative, les Fablabs et les imprimantes 3D

permettent à des citoyens de poursuivre des finalités différentes. Un fan de smartphone peut y

imprimer une nouvelle housse en résine polymère et en changer tous les mois, tandis qu’une

association locale peut envisager de produire demain des pièces de remplacement nécessaires

à la réparation du jouet cassé des enfants du quartier. Hyper-consumérisme ou relocalisation et

réappropriation citoyenne de l’économie –dans des repair cafe 2.09– les deux voies sont

ouvertes, et vont coexister.

Le financement collaboratif

Le financement collaboratif ou distribué est mieux connu en Belgique. Il s’agit de l’ensemble

des systèmes qui offrent la possibilité de trouver un financement auprès d’autres citoyens, sans

intermédiation d’une banque10

. Le mode de financement collaboratif le plus connu est le

crowdfunding (financement par la foule) qui mobilise déjà des centaines de milliers de

donateurs inscrits sur Ulule ou Kisskissbankbank, les deux plus grandes plates-formes

européennes, ou sur une myriade d’autres initiatives moins connues. Les donateurs contribuent

via des micro-dons à financer le lancement de projets très divers tels des documentaires, des

jeux vidéo, des nouveaux produits, entreprises et commerces. Ils reçoivent des contreparties à

hauteur de leurs dons : symbolique pour des dons minimes (un « merci » sur facebook ou

l’envoi d’une newsletter), tangible pour les dons plus substantiels (un DVD, une invitation à la

première du film, ou un exemplaire du futur produit). Le mécanisme fonctionne : la plateforme

Ulule a déjà financé plus de 6.000 projets depuis sa création en 2010, pour un total de plus de

5 Chris Anderson, Makers: The New Industrial Revolution, Crown Business, 2012, 272 p. Cité par Frédéric Joignot,

« Fabrique-moi un mouton », Le Monde, Cultures et idées, 4 avril 2013. 6 Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro, L'internet des objets, l'émergence des communaux

collaboratifs et l'éclipse du capitalisme, Les Liens Qui Libèrent, 2014, 512 p. 7 André Gorz, Ecologica, Editions Galilée, 2008, 158 p.

8 Frédéric Joignot , « Fabrique-moi un mouton », Le Monde, Cultures et idées, 4 avril 2013.

9 Un repair café (littéralement ‘café de réparation’) est un temps dédié à la réparation d'objets et organisé à un niveau

local, entre des personnes qui habitent ou fréquentent un même endroit (un quartier ou un village, par exemple)

(Définition Wikipedia). 10

Michel Bauwens, Synthetic Overview of the Collaborative Economy, P2P Foundation / Orange Report, April 2012, p.

229. Accessible sur http://www.orange.com/fr/actualites/2012/septembre/quand-l-economie-devient-collaborative

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20 millions d’euros. Ce succès attire de nouvelles aventures, et les annonces de nouvelles

plateformes sont presque mensuelles (citons par exemple, en Belgique, Grow Brussels ou

Identity Coop). En Belgique, elles ont été répertoriées par NewB11

. Des projets divers ont eu

recours au crowdfunding, comme l’espace culturel et évènementiel La Tricoterie - Fabrique de

Liens, l’entreprise de production de grillons à destination alimentaire Little Food, ou le futur

trimestriel d’investigation et de récits Médor.

Le financement participatif se compose également d’autres pratiques. A côté du crowdfunding

de don, il y a le crowdfunding pour investisseurs, comme sur la plate-forme MyMicroInvest, qui

permet à chaque citoyen d’être un micro « investisseur à risque » (venture capitalist) en

prenant des parts de capital directement dans des projets concrets.

Le prêt entre individus s’est également énormément développé, sous deux versions :

commerciale et solidaire. La version commerciale pratique des taux d’intérêt (comme Prosper

ou Lending Club) tandis que la version solidaire se base sur des taux d’intérêt nuls. En Europe,

30.000 personnes ont par exemple fait des prêts « solidaires » à des institutions de microcrédit

via le site Babyloan, qui revendique le financement de presque 20.000 projets depuis sa

création, pour un peu moins de 9 millions d’euros.

Enfin, les monnaies alternatives représentent également des modes de financement

« distribué ». La diversité des modèles est également impressionnante, avec les monnaies

locales bien connues et utilisées par des centaines de communautés (5.000 monnaies seraient

en circulation, dont l’Epi lorrain ou le Valeureux en Wallonie, et l’Eco iris en Région Bruxelloise) ;

et les monnaies digitales telles le Bitcoin12

.

Chacun perçoit bien qu’ici aussi, des pas de géants ont été réalisés en quelques années. Les

acteurs de l’économie sociale, familiarisés depuis des décennies avec la microfinance ou les

monnaies locales, se voient rattrapés par les initiatives basées sur des plates-formes digitales et

mondiales, qui leur échappent le plus souvent.

La connaissance collaborative ou ouverte

La connaissance collaborative, quatrième secteur, s’est fait connaître mondialement via le

succès de l’encyclopédie participative Wikipedia et celui des logiciels « open source ». Les

principes de cette connaissance sont simples : elle doit être gratuite et sa reproduction ne peut

être soumise à des restrictions légales ou technologiques. L’idée est de créer et diffuser des

savoirs « libres » de manière ouverte et participative. Le mouvement de création de savoirs

ouverts s’étend à des sphères d’activités aussi diverses que la production de cartographies

(OpenStreetMap), de savoirs scientifiques (Open Science), de bases de données publiques

(Open Data), de publications de tous types, ou de nouvelles solutions juridiques (Sharelex), etc.

Ces activités progressent de manière globalisée ou au niveau local, via de petites

communautés actives et souvent très interconnectées.

A ces quatre secteurs, on pourrait ajouter la tendance transversale de co-création (aussi

appelée innovation ouverte). Comprenant que l’innovation n’apparaissait pas de manière

linéaire, des acteurs privés et publics ont misé sur de nouveaux modèles. Dans ceux-ci , les

processus d’innovation ne sont plus restreints aux départements de recherche et

développement des entreprises privées ou à des laboratoires d’institutions publiques, mais

impliquent au contraire l’ensemble des acteurs potentiellement concernés, y compris les

utilisateurs finaux13

. Certaines entreprises privées ont massivement investi dans ces pratiques :

le « Laboratoire d’innovation des clients » de BMW a ainsi pu bénéficier des idées d’un millier

11

Site internet de la Journée du Crowd, 30 juin 2014 [consulté le 17 décembre 2014] : http://www.crowdday.be/plates-

formes-crowdfunding.html 12

Réseau Financement Alternatif, Guide pratique des monnaies complémentaires à l’usage des citoyens, Septembre

2013, 117 p. 13

Sur ce sujet, lire Quentin Mortier, «Innovation, innovation sociale et innovation sociétale. Du rôle des parties

"surprenantes" », analyse SAW-B, septembre 2013, 7 p.

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de fans, et IKEA a reçu 5000 idées de clients pour mieux ranger l’équipement multimédia dans

un salon. Les pouvoirs publics développent également leurs propres pratiques : Innoviris,

l’Institut bruxellois d'encouragement de la recherche et de l'innovation, a par exemple

récemment lancé un appel à projets pour un « laboratoire vivant » (Living Lab) sur les enjeux

liés à l’alimentation durable.

Quatre secteurs, un même mouvement ?

La présentation en quatre grands secteurs a la force de la simplicité et l’avantage d’encourager

des acteurs très différents à se rassembler, qu’ils soient citoyens, inventeurs, entrepreneurs,

investisseurs, startups ou entreprises classiques14

. On peut cependant se demander ce qui

rassemble Airbnb et les Fab labs, dans ce même monde « collaboratif ». Cette question du

dénominateur commun, et donc des principes fondamentaux de ce mouvement, c’est-à-dire ce

qui peut permettre d’inclure et d’exclure pour mieux définir un cap clair, est bien à l’œil de

certains pionniers. La question est cependant restée marginale et restreinte aux seuls débats

entre initiés. Car l’émergence des initiatives collaboratives a été tellement fulgurante,

foisonnante et enthousiasmante en cette période post-crise financière, que tous les feux se

sont braqués prioritairement sur l’immense potentiel de création, d’innovation et de

transformation que l’économie collaborative représentait et représente toujours.

2. DE TENDANCE MARGINALE À FORCE DISRUPTIVE : LES FACTEURS DE SUCCÈS La croissance des initiatives dites collaboratives est extrêmement rapide. Elle a été sous-

estimée en Europe jusqu’au printemps 2014, quand les manifestations de taxis londoniens et

parisiens, excédés par la concurrence déloyale exercée par les véhicules Uber, ont rappelé aux

pouvoirs publics et aux citoyens que l’économie collaborative était en train de transformer des

pans entiers de l’économie de leurs villes et territoires, ou tout au moins menaçait de le faire.

Quelques chiffres peuvent illustrer cette croissance. En prenant en compte l’ensemble des

activités collaboratives ou de partage, certains consultants estiment que le Royaume-Uni

compte 23 millions de « partageurs » et les Etats-Unis, 80 millions15

. BlablaCar est devenu en

cinq ans un concurrent sérieux pour la SNCF, et plus de 4 millions d’hôtes ont utilisé Airbnb en

2013, alors qu’elle n’était pas née avant 2008. La plateforme surpasse aujourd’hui la chaîne

d’hôtels Hilton en nombre de chambres disponibles.

On comprend donc mieux pourquoi certains parlent de cette nouvelle tendance comme d’une

force disruptive, perturbante et que quelques grands acteurs privés et quelques grands pays

s’attellent à étudier systématiquement le secteur16

.

La préférence d’un nombre croissant de citoyens pour l’accès ou l’usage de biens plutôt que

leur propriété, pour la collaboration plutôt que la compétition, n’expliquent pas à elles seules le

succès des dynamiques analysées plus haut. L’économie collaborative s’est en effet aussi

développée progressivement grâce à des développements technologiques ainsi qu’à des

innovations sociales. Ceux-ci ont été décrits par certains auteurs17

. Ils sont synthétisés dans

l’arbre généalogique de l’économie collaborative reproduit en Figure 1.

14

Une start-up (ou « jeune pousse ») est une jeune entreprise à fort potentiel de croissance et qui fait la plupart du

temps l'objet de levée de fonds (Définition Wikipedia). 15

Vision Critical & Crowd companies, Sharing is the new buying. How to win in the collaborative economy, mars 2014,

31 p. 16

Pour le Royaume Uni, voir : Kathleen Stokes, Emma Clarence, Lauren Anderson et April Rinne, Making Sense of the

UK Collaborative Economy, Report by Nest and Collaborative Lab, September 2014, 48 p. Disponible à :

http://www.nesta.org.uk/publications/making-sense-uk-collaborative-economy 17

Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot, 2012, op. cit.

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Figure 1 : Les racines de l'économie collaborative et du partage. Figure en taille réelle disponible en cliquant ici

18.

Cinq principaux facteurs accélérateurs de l’économie du partage et de la collaboration peuvent

être mis en avant.

L’abondance et la surabondance matérielle dans laquelle vit une importante partie de la

population de nos pays permet le succès des nouveaux modes de partage, location ou troc

entre particuliers, qui reposent sur le principe de l’exploitation des (biens) « inutilisés »19

.

Chacun peut s’en rendre compte après une visite sur le site de vente en ligne ebay.

Les progrès technologiques de l’internet ont changé la donne par rapport à cette abondance.

Comme le souligne Anne-Sophie Novel, Internet permet en effet de « donner accès à nos

excès », à d’autres citoyens. Les « partageurs » mettent en ligne leurs capacités excédentaires

pour les louer, les partager ou les donner. Ces progrès ont rendu possible la création de

plateformes digitales performantes et conviviales qui parviennent à faire interagir des millions

d’utilisateurs de pays, langues, intérêts et valeurs diverses, dans un climat de confiance rendu

possible grâce à différentes modalités pratiques : systèmes d’évaluation par les utilisateurs,

géolocalisation des biens et services, interconnection via les réseaux sociaux. Ces derniers

stimulent la création de « communautés » liées par l’intérêt et même l’enthousiasme de

partager et diffuser la plateforme, sur laquelle la réputation de chacun est visible et devient

une valeur en soi. L’expérience de location d’une chambre d’hôte ou d’un gîte de vacances via

Airbnb, pour tout qui n’a pas de problèmes à utiliser internet, relègue d’autres systèmes de

location au vingtième siècle. On ne « like » pas sur Gitedefrance.fr, on ne lit pas les

commentaires des utilisateurs précédents, et on ne reçoit pas de bons d’achats pour avoir

posté le premier commentaire sur un nouveau gîte mis en location. Au contraire de ce qui se

fait sur Airbnb, construisant ainsi la confiance entre locataires et locateurs géographiquement

distants.

18

SFR Player, Infographie « Aux racines du collaboratif », SFR Player, n°6, p. 14-15. Disponible ici :

http://groupe.sfr.fr/sfr-player/magazine/sfrplayer6/ 19

Delphine Masset et Eric Luyckx, « L’économie collaborative : une alternative au modèle de la compétition », analyse

Etopia, Mars 2014, p. 4.

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Le succès des initiatives collaboratives est également dû à une envie de collaborer et à un besoin accru de lien social. Un intérêt pour multiplier les rencontres autour de l’échange d’une

foreuse ou de la clé de l’appartement loué, interactions sociales minimales, jusqu’à l’envie de

s’engager plus activement dans une « communauté » qui collabore à la création de nouveaux

produits, services, systèmes plus vertueux que ceux qui sont proposés sur le marché. Un besoin

de collectif, de société – n’en déplaise à Madame Thatcher. La motivation des citoyens à

partager et collaborer est incontestablement un facteur prépondérant dans les initiatives

collaboratives liées au mouvement peer-to-peer (P2P), dans lesquelles des citoyens décident

effectivement de travailler ensemble et de collaborer pour construire de nouveaux produits ou

services. La création de plateformes de dons d’objets (sans contrepartie) organisée par des

groupes locaux, comme sur Freecycle, peut également être vue comme une collaboration à un

effort collectif pour s’éloigner de notre surabondance matérielle (diminution des déchets via le

troc et la réutilisation, réduction des émissions de gaz à effet de serre via le covoiturage, etc.).

Le degré de collaboration entre utilisateurs d’Airbnb, Uber et Blablacar est plus anecdotique.

Comme l’écrit un ex-entrepreneur collaboratif, « BlaBlaCar vous fait faire des économies en

tant que conducteur, et c’est moins cher que le train ou l’avion pour le passager. Airbnb est une

source de revenu pour un hôte, et c’est une alternative de qualité pour le voyageur. What

else? »20

. Autrement dit, avant d’être des entreprises de partage, ces entreprises sont avant

tout des entreprises qui répondent à un besoin existant en offrant des solutions pratiques, à un

prix de marché, dans un cadre sécurisé.

Les suites de la crise financière de 2008 viennent ensuite accélérer la croissance de ces

nouveaux modèles. Le marasme économique engendré par les politiques d’austérité a par

exemple nourri le nombre d’utilisateurs intéressés par les nouvelles plates-formes de partage

ou de location. Le blog d’Anne-Sophie Novel, journaliste-essayiste de deux livres sur l’économie

collaborative et du partage, est d’ailleurs intitulé : « Même pas mal ! Partage d’alternatives

pour mode de vie en temps de crise »21

.

Enfin, la croissance de l’économie collaborative a déclenché un cercle d’auto-renforcement.

Certaines startups ayant misé sur des innovations et des marchés estimés porteurs se sont

retrouvées avec des montants de liquidités financières extravagantes après avoir convaincu des

investisseurs en capital-risque. Elles ont ainsi pu engager des ressources considérables pour

développer des services de pointe. En juin 2013, une étude menée par 200 startups estimait

qu’elles avaient rassemblé collectivement plus d’un milliard et demi d’euros auprès

d’investisseurs22

. La tendance a continué, et sur le seul mois d’avril 2014, momentum de

l’investissement à risque dans ce secteur, un total de 630 millions d’euros a été investi dans une

poignée de start-ups et entreprises, dont plus de la moitié pour Airbnb23

. La valeur boursière de

cette enterprise est aujourd’hui estimée à près de 10 milliards d’euros, et celle d’Uber dépasse

les 30 milliards d’euros. Le Lending Club, qui vient d’entrer à la bourse de New York, est valorisé

à plus de 3 milliards d’euros, et son patron français estime que la taille du marché du prêt entre

individus dépasse 1.000 milliards d’euros. Toutefois, l’hypothèse d’une bulle financière est bien

évidemment possible.

3. HÉROS OU PARIA ? CONCLUSION INTERMÉDIAIRE

Où en sommes-nous en décembre 2014 ? Les plates-formes globales d’accès et de partage

continuent leur croissance à deux chiffres. Les investisseurs privés continuent de sécuriser leur

mainmise sur les pépites du monde « collaboratif ». Des guerres commerciales se développent

20

Marc-Arthur Gauthey, « Pourquoi la plupart des sites de consommation collaborative ne marcheront jamais »,

Ouishare.net, 4 novembre 2014. 21

Le Monde, « Le Blog d’Anne-Sophie Novel ». Accessible sur http://alternatives.blog.lemonde.fr 22

Altimeter Group, The Collaborative Economy, A market definition report, 4 juin 2013, 28 p. 23

Jeremiah Owyang, “The Collaborative Economy Raises Over $800m In One Month, 29 avril 2014”, Blog post web-

strategist.com. Accessible sur http://www.web-strategist.com/blog/2014/04/29/the-collaborative-economy-raises-

over-800m-in-one-month/

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à l’échelle globale pour créer des situations de quasi-monopole. Des citoyens organisés

persistent à innover dans des dynamiques potentiellement transformatrices – si elles

parviennent à prendre de l’ampleur. Et certains pouvoirs publics commencent à prendre la

mesure de la réaction nécessaire.

Cependant, l’ambition de cette action publique est doublement freinée. D’un côté, elle est

étriquée par la faiblesse des marges de manœuvre publiques, conséquence de l’autisme du

pacte budgétaire européen24

et d’un ensemble de traités et normes visant à restreindre les

capacités d’action de l’Etat. De l’autre, elle est contrainte par les carcans cognitifs et

idéologiques sur le rôle supposé de l’Etat et du marché. Nous venons en effet de subir trois

décennies de pensée néolibérale, une pensée qui considère le citoyen comme uniquement mû

par son portefeuille et inapte à l’initiative collective, y compris sur le plan économique.

Pour les tenants d’une approche optimiste, ancrée dans les principes initiaux du mouvement, la

société collaborative améliorera le vivre-ensemble, et permettra de dépasser les limites du

consumérisme de masse destructeur de notre habitat partagé, la Terre. Les plus optimistes,

comme Jeremy Rifkin, tracent d’ailleurs les liens entre le développement d’une économie du

partage, l’avènement d’une « civilisation de l’empathie » et le déclin du modèle capitaliste

comme conséquence ultime des évolutions sociales et technologiques récentes et futures25

. Les

médias et think tanks collaboratifs explorent déjà les possibilités de « villes collaboratives » et

répertorient les initiatives effectivement prometteuses26

. L’évolution est déjà en marche, et les

acteurs engagés témoignent d’ailleurs chaque jour du plaisir de coopérer !

Cependant, on ne peut ignorer les dérives réelles ou potentielles de l’économie du partage ou

collaborative. Celles-ci apparaissent plus régulièrement dans le débat public, qui a pris une

tournure plus aigre-douce, après une période de grâce. Elles incluent entre autres stratégies

agressives d’évitement de taxes locales ; utilisation de modèles d’entreprises capitalistes

éloignées de l’utopie de « société collaborative » des débuts ; pratiques marketing offensives

visant à la création de situations de monopoles par des entreprises globales ; accaparement de

la valeur ajoutée créée par la collaboration entre des citoyens (affectés par l’austérité) au profit

d’actionnaires (richissimes) ; utilisation de structures financières et de sociétés « boîtes aux

lettres » localisées dans des paradis fiscaux ; négligence pour les droits sociaux des travailleurs

impliqués, y compris un salaire vital27

.

Parmi les scénarios envisagés par les observateurs critiques, il y a celui d’un futur où chaque

citoyen incapable de trouver un emploi salarié dans l’économie classique – dont la taille

continuerait à rétrécir de manière significative –serait tenu d’être un mini-entrepreneur. Celui-

ci subsisterait par une accumulation de micro-revenus générés par diverses activités de

location, partage ou collaboration, le tout dans un climat de coopération-compétition

généralisé. Les réels gagnants d’une telle transformation économique seraient les investisseurs

24

A propos de l’ « autisme du pacte budgétaire européen ». L’autisme est l'association de deux critères de trouble, l'un

social et l'autre comportemental. Il inclut des comportements présentant des activités et des centres d'intérêt

« restreints, stéréotypés et répétitifs ». Le pacte budgétaire européen entraîne les pays européens dans le

développement de tels comportements : des politiques publiques « restreintes, stéréotypées et répétitives »

d’austérité budgétaire qui les éloignent dramatiquement du nécessaire développement rapide de politiques

(keynésiennes) d’investissement dans une transition d’ampleur vers des économies créatrices d’emplois, de solidarité

et de justice sociale, faiblement utilisatrices en combustibles fossiles, et compatibles avec l’objectif de s’adapter aux

changements climatiques en cours. 25

Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise : Vers une civilisation de l'empathie, Actes Sud/Babel,

Paris, 2012, 893 p. La thèse de l’ouvrage est que nos sociétés humaines, depuis l'origine, évoluent vers une plus grande

empathie entre leurs membres. 26

Shareable and Sustainable Economies Law Center, Policies for Shareable Cities: A Sharing Economy Policy Primer for

Urban Leaders, septembre 2013, 39 p. ; Terraeco, « Liste des 100 sites pour consommer sans posséder » [consulté le 8

novembre 2014] : http://www.terraeco.net/liste-de-sites-troc-don-echange,39894 27

Nicolas Robineau, « Blablacar, le covoiturage tué par la finance et l’appât du gain », Mediapart, 20 juin

2014 http://blogs.mediapart.fr/blog/evenstrood/200614/blablacar-le-covoiturage-tue-par-la-finance-et-l-appat-du-gain

; Eric Ravenne, « Prosommateurs de tous les pays, unissez-vous! », Alteréchos n°392, 10 novembre 2014,

http://www.alterechos.be/alter-echos/prosommateurs-de-tous-les-pays-unissez-vous ;

Guillemette Faure, « Airbnb, BlaBlaCar, Drivy : partager, c'est gagner », M le magazine du Monde, 25 juillet 2014

http://www.lemonde.fr/le-magazine/article/2014/07/25/tout-ce-qui-est-a-moi-est-a-louer_4462077_1616923.html

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ayant flairé les bons filons avant tout le monde. La possibilité d’une société « collaborative et

de partage » harmonieuse serait alors hasardeuse et inconditionnellement dépendante non

seulement d’une réglementation rapide et globale des acteurs privés, mais également d’une

nouvelle conception de nos systèmes de sécurité sociale. Celle-ci devrait par exemple inclure un

revenu de base inconditionnel qui permettrait aux citoyens-entrepreneurs de développer des

innovations sociales collaboratives tout en ne les laissant pas à la proie du nouveau marché des

micro-activités de location de biens et de partage de travaux collaboratifs28

.

Les racines de la controverse sur le bien-fondé de l’économie collaborative et du partage

remontent précisément à la naïveté d’un message initial trop simpliste. Comme l’écrit Diana

Filippova, de Ouishare, « comment avons-nous pu croire que des dizaines de modèles

collaboratifs construits par des centaines de personnes différentes avec des intentions et

stratégies diverses pourraient poursuivre les mêmes objectifs et avoir les mêmes conséquences

économiques et sociales ? Il est temps de s’asseoir et ré-évaluer ses postulats avec du recul »29.

Michel Bauwens, fondateur de la P2P Foundation, est un des acteurs-penseurs les plus écoutés

du mouvement peer-to-peer. Il développe quant à lui un message positif et enthousiaste sur le

potentiel des modèles collaboratifs « ouverts » à nous faire évoluer vers une société durable et

vers ce que les progressistes latinos appellent le « buen vivir » (la vie bonne, le bien vivre). Il est

aussi plus réaliste que d’autres acteurs sur l’actuel degré de captation des modèles collaboratifs

par des investisseurs privés poursuivant de pures logiques d’accumulation capitaliste30

.

Il y a donc « cinquante nuances » dans le nouveau monde de l’économie du partage et de l’économie collaborative. Cinquante nuances dans les modèles utilisés, cinquante nuances dans les transformations et les impacts potentiels. Face aux dérives et aux développements rapides, certains défendent que l’économie collaborative serait à peine à l’âge de l’adolescence. Il n’y a cependant pas lieu d’attendre la majorité légale de l’économie du partage pour adopter une posture d’exigence et d’engagement vis-à-vis de celle-ci. C’est maintenant que les possibilités de transformation positive doivent être prises au sérieux par une plus grande diversité d’acteurs, et que les enjeux publics doivent être pris à bras le corps. C’est précisément l’objet de la seconde analyse sur le sujet

31.

28

Benjamin Tincq, « L'économie collaborative, une utopie qui a besoin du revenu de base », L’inconditionnel, n°1

(Revenu de base garanti, parcours de vie choisi), Décembre 2014, p. 8. 29

Diana Filippova, « The Mock Trial of the Collaborative Economy, The Quest for New Values (1/3) », Ouishare.net, 27

October 2014. 30

Michel Bauwens, « Le peer-to-peer est l'idéologie des travailleurs de la connaissance », We Demain, 25 Novembre

2013. Accédé le 8 novembre 2014 http://www.wedemain.fr/Michel-Bauwens-le-peer-to-peer-est-l-ideologie-des-

travailleurs-de-la-connaissance_a366.html Note : La création collaborative de biens communs ouverts, permettant

davantage d’autonomie pour chacun, est au cœur de la vision alternative proposée 31

Gaëtan Vanloqueren, « Cinquante nuances de partage : sept enjeux pour influencer l’économie collaborative de

demain», analyse SAW-B, 2014, 7 p. Disponible sur www.saw-b.be.

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LES ANALYSES DE SAW-B

Les analyses de SAW-B se veulent des outils de réflexion et de débat. Au travers de ces textes,

SAW-B souhaite offrir la possibilité aux citoyens mais aussi, plus spécifiquement, aux

organisations d’économie sociale de décoder – avec leurs travailleurs et leurs bénéficiaires – les

enjeux auxquels ils sont confrontés dans leurs pratiques quotidiennes. Cette compréhension des

réalités qui les entourent est essentielle pour construire, collectivement, les réponses et

dispositifs adaptés aux difficultés rencontrées. Ces analyses proposent également aux

travailleurs de l’économie sociale de poser un regard critique sur leurs pratiques et leurs

objectifs mais aussi sur notre société, ses évolutions, nos modes de consommations, de

production, de solidarité, etc.

Ces textes ne sont pas rédigés « en chambre » mais sont le résultat direct des interpellations des

acteurs de terrain. Nous vous invitons à les prolonger en nous relayant vos interpellations,

commentaires et propositions. Si vous le souhaitez, au départ d’un de ces sujets d’analyse, nous

pouvons aussi co-organiser avec vous une animation sur mesure au sein de votre entreprise

sociale ou de votre groupe citoyen.

Nos analyses sont disponibles sur notre site www.saw-b.be, à côté de nos études, où elles sont

classées selon les thématiques suivantes :

- Economie sociale et enjeux politiques

o Enjeux européens et internationaux

o Enjeux belges et régionaux

o Economie sociale et société

- Economie sociale et travail

o Insertion socioprofessionnelle

o Sens du travail

- Produire et consommer autrement

o Culture

o Distribution et alimentation

o Logement

o Environnement

o Services

- Contours, objectifs et fonctionnement de l'Economie sociale

o Frontières de l'Economie sociale

o Démocratie économique et participation

o Définitions et objectifs de l'Economie sociale

o Fonctionnement de l'Economie sociale

o Financement de l'Economie sociale

SAW-B (Solidarité des Alternatives Wallonnes et Bruxelloises) est un

mouvement pluraliste pour l’alternative économique et sociale. Créée en 1981,

l’ASBL rassemble les femmes et les hommes qui construisent une économie

centrée sur le respect de l’humain et de l’environnement et non sur le profit.

Ses membres représentent plus de 300 entreprises sociales - soit 15 000

travailleurs - en Wallonie et à Bruxelles : des ASBL, des coopératives, des

fondations et des sociétés à finalité sociale actives dans de nombreux secteurs

tels la culture, la formation, la santé, les énergies, les services à la personne, …

SAW-B vise à défendre, représenter et développer l’économie sociale et

les entreprises qui la composent. Elle est reconnue comme agence-conseil

par la Wallonie et comme acteur d’éducation permanente par la Fédération

Wallonie-Bruxelles. Toutes nos analyses sont sur www.saw-b.be