L'année 2016 en spectacles : nos coups de cœur - vidy.ch · catastrophe, cinquante ans plus...

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Jeudi 29 décembre 2016 L'année 2016 en spectacles : nos coups de cœur Les chroniqueurs du «Temps» évoquent les moments forts de cette année. Septième volet de nos rétrospectives culturelles 1. «La Vie que je t’ai donnée», de Jean Liermier Le théâtre est une prise à courants multiples. Certains créateurs étendent ses territoires, annexent les technologies – on les dit modernes, ils le sont souvent. D’autres font d’un texte le cœur de leur (en)quête, une matière si vive qu’elle se suffit à elle-même. De bons acteurs, une belle pièce: c’est la promesse d’une traversée mémorable. A la tête du Théâtre de Carouge depuis 2008, le metteur en scène Jean Liermier est de cette école-là. En janvier, ce lecteur ardent montait «La Vie que je t’ai donnée» de Luigi Pirandello, avec des comédiens rares, dont Clotilde Mollet, Michel Cassagne et Hélène Alexandridis. Pourquoi se souvient-on avec tant de vivacité de ce spectacle, onze mois plus tard? L’histoire, celle d’une mère qui refuse l’évidence de la mort de son fils, est entêtante. Mais ce qui marque, c’est l’intelligence du tableau, l’amour de la nuance – celui du décorateur Yves Bernard, de l’éclairagiste Jean-Philippe Roy. Et cette impression surtout que le trait répond à une urgence intime et pudique, celle de Jean Liermier commerçant avec ses ombres. Le bonheur peut être très classique. (A. Df) 2. «Dire la vie», d’Alexandre Doublet Dans «Dire la vie, à l’Arsenic», Alexandre Doublet a trouvé le ton, l’écrin et surtout les comédiens idéaux pour livrer les deuils intimes de Marguerite Duras, Annie Ernaux, Didier Eribon, Serge Doubrovsky et Michel Foucault. Un sol bosselé, des éclairages qui vont de la veilleuse aux soleils brûlants, des sons ciselés, et, dans ce décor, des corps inscrits, figés, parfois parlants, souvent muets, toujours éloquents. Un aller-retour entre le monde des morts et celui des vivants simplement magnifique. (MPG)

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Jeudi 29 décembre 2016

L'année 2016 en spectacles : nos coups de cœur

Les chroniqueurs du «Temps» évoquent les moments forts de cette année. Septième volet de nos rétrospectives culturelles

1. «La Vie que je t’ai donnée», de Jean Liermier

Le théâtre est une prise à courants multiples. Certains créateurs étendent ses territoires, annexent les technologies – on les dit modernes, ils le sont souvent. D’autres font d’un texte le cœur de leur (en)quête, une matière si vive qu’elle se suffit à elle-même. De bons acteurs, une belle pièce: c’est la promesse d’une traversée mémorable. A la tête du Théâtre de Carouge depuis 2008, le metteur en

scène Jean Liermier est de cette école-là. En janvier, ce lecteur ardent montait «La Vie que je t’ai donnée» de Luigi Pirandello, avec des comédiens rares, dont Clotilde Mollet, Michel Cassagne et Hélène Alexandridis.

Pourquoi se souvient-on avec tant de vivacité de ce spectacle, onze mois plus tard? L’histoire, celle d’une mère qui refuse l’évidence de la mort de son fils, est entêtante. Mais ce qui marque, c’est l’intelligence du tableau, l’amour de la nuance – celui du décorateur Yves Bernard, de l’éclairagiste Jean-Philippe Roy. Et cette impression surtout que le trait répond à une urgence intime et pudique, celle de Jean Liermier commerçant avec ses ombres. Le bonheur peut être très classique. (A. Df)

2. «Dire la vie», d’Alexandre Doublet

Dans «Dire la vie, à l’Arsenic», Alexandre Doublet a trouvé le ton, l’écrin et surtout les comédiens idéaux pour livrer les deuils intimes de Marguerite Duras, Annie Ernaux, Didier Eribon, Serge Doubrovsky et Michel Foucault. Un sol bosselé, des éclairages qui vont de la veilleuse aux soleils brûlants, des sons ciselés, et, dans ce décor, des corps inscrits, figés, parfois parlants, souvent muets, toujours éloquents. Un aller-retour entre le monde des morts et celui des vivants simplement magnifique. (MPG)

3. «Empire», de Milo Rau

Embrasser l’histoire, c’est-à-dire nos histoires, au-delà des polaroïds. Le Bernois Milo Rau, 39 ans, a étudié la sociologie avec Pierre Bourdieu, appris le théâtre en lisant Sophocle et Eschyle, arpenté les rivages de nos tragédies en grand reporter. Au Théâtre de Vidy en octobre, «Empire» relève à la fois du documentaire, de l’aparté, de la blessure partagée. Les acteurs Maia Morgenstern, Ramo Ali, Rami Khalaf et Akillas Karazissis reviennent sur leurs pas, en Syrie

ou en Roumanie. Leurs histoires sont bouleversantes. On les écoute comme nulle part ailleurs. (A. Df)

4. «Gardens Speak», de Tania El Khoury

S’allonger sur la tombe d’Ahmad, un Syrien de 22 ans. Ecouter le récit de sa vie, comment il suivait des études de géographie, comment il s’est enfiévré aux premières manifestations d’Alep, comment il a soutenu le mouvement de libération. Et comment un tir de sniper l’a terrassé… Planter une petite fleur blanche dans la terre avant de lui écrire une lettre personnelle. Dans «Gardens Speak», performance participative au programme du

si inventif Festival Belluard-Bollwerk à Fribourg, la Libanaise Tania El Khoury a trouvé la forme parfaite pour faire corps avec ces jeunes résistants, tués pour leurs idées. (MPG)

5. «Le Mensonge/Le Silence», de Valentin Rossier

Une miniature et un envoûtement. L’acteur et metteur en scène genevois Valentin Rossier soigne les textes comme l’horloger les pignons. Au Théâtre du Grütli à Genève, il invite une demi-douzaine d’acteurs à partager son canapé, dont Caroline Cons, Pascale Vachoux, Frédéric Polier et Céline Nidegger. Ces interprètes tiennent salon au service de cette reine des courants souterrains qu’est Nathalie Sarraute. Ils enchaînent «Le Mensonge» et «Le Silence», deux pièces en forme de souricière. Un mot de travers tue. Valentin Rossier et sa troupe sont des exécuteurs

magnifiques. (A. Df)

6. «Nachlass», de Stefan Kaegi

Réfléchissez-vous à la manière dont vous aimeriez vous éclipser et à la trace que vous souhaiteriez laisser? Si ce n’est pas le cas, le Soleurois Stefan Kaegi le fait pour vous avec une grande sensibilité. Dans «Nachlass», le spécialiste du théâtre du réel, avec le Rimini Protokoll, emmène le public dans des chambrettes aménagées selon les désirs de neuf personnes, âgées ou non, qui ont pris leur mort

pour sujet et imaginé ce qu’il se passerait après leur décès. Sans être léger, ce voyage en «deathland» n’est ni sinistre, ni macabre. Il est une invitation à se penser pour l’éternité. (MPG)

7. «Les Damnés», de Ivo van Hove

Les années 1930 sont de retour. Le Belge Ivo van Hove le pense en tout cas. Invité à créer un spectacle dans la cour du Palais des Papes à Avignon, il a choisi d’adapter le scénario des Damnés, le film de Visconti. L’histoire, c’est celle de la richissime famille von Essenbeck, maître de l’acier allemand, aspirée dans la centrifugeuse nazie. Les acteurs de la Comédie-Française, dont Didier Sandre, Christophe Montenez et Denis

Podalydès, sont sidérants sur la pente de la catastrophe. Ivo van Hove a des visions éblouissantes. Pour s’en assurer, on peut rattraper ses «Damnés» à la Comédie-Française. (A. Df)

8. «Blanche/Katrina», de Fabrice Gorgerat

Fabrice Gorgerat convoque parpaings empilés et plastique soufflé pour montrer le lien entre Blanche, l’aristocrate déclassée d’Un Tramway nommé désir et l’ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle-Orléans en 2005. Ou comment Stanley, typique matérialiste des années 1950, pourrait bien annoncer, sinon incarner le réchauffement climatique qui explique en partie la violence de la

catastrophe, cinquante ans plus tard… Un spectacle décoiffant qui relève autant de l’enquête scientifique sur l’effet papillon que de la pièce impressionniste sur la sensation de tourbillon. (MPG)

9. «Poésie?», de Fabrice Luchini

Fabrice Luchini victime de ses lombaires. Un cauchemar pour le comédien. Dans sa loge du Forum Meyrin, ce jeudi de novembre, il est couché par terre et croit bien ne plus pouvoir se lever. Anne Brüschweiler, la directrice de la maison, lance des appels désespérés à tous les ostéopathes de la République. A 20 heures, elle trouve enfin des doigts disponibles. C’est ainsi que Fabrice

Luchini, frictionné et piqué, entre en scène, voûté mais vaillant. Sous les projecteurs, il fait feu de tout, de Rimbaud et de Sarkozy, de Claudel et de Hollande. Le public chavire. C’est ce qui s’appelle un miracle. (A. Df)

10. «And so you see…», de Robyn Orlin

Le Requiem de Mozart est poignant. Le thème, les viols correctifs infligés aux lesbiennes et aux gays en Afrique du Sud pour les «guérir», est déchirant. Mais, dans «And so you see…», de Robyn Orlin, on ne voit que lui. Albert Ibokwe Khoza, mi-homme, mi-femme, mi-cabotin, mi-démon. Aussi difficile à identifier que fascinant. Un surhomme ou demi-dieu, qui passe de la douceur amusée à la violence la plus cinglante.

Le danseur doit beaucoup à la chorégraphe sud-africaine qui règle un cérémonial à couper le souffle. Sans cela, cet astre sombre ne serait pas si éclatant. (MPG)

L'air du temps en 2016: le théâtre, caméra au poing

Un baiser, une étreinte, un petit cri. Une minute à peine et on dirait que la nuit a passé. Au Festival d’Avignon, le metteur en scène français Julien Gosselin, 28 ans, soigne ses plans comme le plus maniaque des cinéastes. Son spectacle, 2666, brouille tout, la frontière des genres, la chronologie du récit, la sensation du temps. Il faut dire que le geste est hors du commun. L’artiste et sa bande ne transposent-ils pas les 1365 pages – dans l’édition de poche Folio – du roman-labyrinthe de Roberto Bolano? Ne déploient-ils pas, sur plus de dix heures, mais oui, l’enquête d’un quatuor d’universitaires traquant le légendaire écrivain Benito Arcimboldi? Cette saga emprunte à la plus cryptée et joueuse des littératures, comme à la telenovela.

Si le spectacle est aussi prenant, c’est que Julien Gosselin utilise toutes les ressources de la modernité technologique, à commencer par la caméra.

Rien de nouveau, dites-vous? On a déjà vu mille fois des images vidéo habiller une action théâtrale, lui offrir un contrepoint? Oui. Mais la grande tendance aujourd’hui, c’est le direct, ces fantômes en noir qui suivent les acteurs dans la chambre d’à côté pour filmer une fureur, un aparté, un vague à l’âme. Désormais, le hors-scène est un enjeu. Désormais aussi, on peut oser les gestes de l’intimité comme au cinéma, donner à une figure muette une signification, jouer du gros plan pour suggérer un autre drame.

Révolution? Changement de code en tout cas. Et extension de la palette, c’est-à-dire de l’imaginaire théâtral. Le Flamand Ivo van Hove avec ses Damnés mémorables au Festival d’Avignon, le Français Christophe Rauck avec son Figaro divorce au Théâtre Kléber-Méleau ont chacun à sa façon exploité les avantages du tournage en direct. Ils ont des prédécesseurs illustres dans le domaine, le Polonais Krzysztof Warlikowski, l’Allemand Frank Castorf, le Belge Guy Cassiers – à l’affiche à Vidy en décembre avec Rouge décanté. Selon les mains, une caméra ne produit pas toujours le même prodige. La vogue pourrait tourner académisme. Certitude: les caméramans ont de l’avenir sur les planches. (A. Df.)

Marie-Pierre Genecand & Alexandre Demidoff