La revue du projet n°47

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  • SOM

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    La Revue du Projet - Tl. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice BessacRdacteur en chef : Guillaume Roubaud-Quashie Secrtariat de rdaction : Nolle Mansoux Comit de rdaction : CarolineBardot, Hlne Bidard, Davy Castel, Igor Martinache, Nadhia Kacel, Victor Blanc, Stphanie Loncle, Clment Garcia, MaximeCochard, Alexandre Fleuret, Marine Roussillon, tienne Chosson, Alain Vermeersch, Corinne Luxembourg, Lo Purguette, MichalOrand, Pierre Crpel, Florian Gulli, Jean Qutier, Sverine Charret, Vincent Bordas, Anthony Maranghi, Camille Ducrot, StveBessac Direction artistique et illustrations : Frdo Coyre Mise en page : Sbastien Thomassey dit par lassociation Paul-Langevin(6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 VnissieuxCedex) Dpt lgal : Mai 2015 - N47. ISSN 2265-4585 - Numro de commission paritaire : 1019 G 91533.

    La rdaction en chef de ce numro a t assure par Clment Garcia.

    LA REVUEDU PROJET

    AVRIL 2015

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    3 DITOGuillaume Roubaud-Quashie Islamophobie ?

    4 POSIESVictor Blanc Feuilles dherbe, de Walt Whitman

    5 REGARDPascal Allain Chercher le garon

    6 u33 LE DOSSIERMUSULMANS : DPASSER LES IDES REUESMickal Bouali et Clment Garcia Islam : sortir des assignationsidentitaires pour faire cause communePierre Dharrville Avec les musulmansJacques Berque Lectures contradictoires du Coran : le fig et louvertMarie Miran-Guyon Cte dIvoire. Un civisme musulman toutespreuvesSylvie-Anne Goldberg Sur lantismitisme dans le monde musulmanMichal Orand Les musulmans, a se compte ?Vincent Tiberj Les musulmans de France : un profil social etpolitique spcifique ?Leyla Arslan Y a-t-il une exprience musulmane en France ?Gregory Marin Lislam dans le champ politiqueJean-Loup Amselle Les multiples identits dun individuSophie Bessis La double impasseJocelyne Dakhlia mergence et ralits de lislam en FranceFrdric Dejean La question musulmane dans lespaceMarina Albiol La religion, une question priveTodd Shepard Comment lindpendance algrienne a transform laFranceAlain Ruscio Mal nommer les hommes : le cas de lAlgrie coloniale

    35 LECTRICES & LECTEURSYvon Quiniou Une socit sans religion ?

    36 u39 TRAVAIL DE SECTEURSLE GRAND ENTRETIENJean-Luc Gibelin Le pays a besoin dune vraie loi cadre de santpublique PUBLICATIONS DES SECTEURSYves Dimicoli Leuro dans la guerre des changes

    40 COMBAT DIDESGrard Streiff Connaissez-vous Stuart Hall ?

    42 FMINISMEPatrick Ribau Femmes dIrak daujourdhui

    44 MOUVEMENT RELCdric Durand Le capital fictif

    46 HISTOIREJolle Fontaine Grce, mai 1945 : une grande rsistance brise

    48 PRODUCTION DE TERRITOIRESAndr Bourgeot Le Sahara, un espace dstabilis ?

    50 SCIENCESBehaa Krefa, Muriel Roger et Chemseddine Menakbi Quest-ce quuninformaticien ?

    52 SONDAGESGrard Streiff Guerre dAlgrie : un regard un peu plus distanc

    53 STATISTIQUESMichal Orand Aprs Ple Emploi, que deviennent les demandeursdemploi ?

    54 CRITIQUES LIRE : Jean Qutier Vygotski : vers une psychologie dialectique Ludivine Bantigny La Fabuleuse histoire des journaux lycens Bernard Friot manciper le travail Rebelles lordre colonial Cahiers dHistoire. Revue dhistoire critique, no 126. Archives des jeunesses, jeunesses des archives

    La Gazette des archives, no 235.

    58 DANS LE TEXTEFlorian Gulli et Jean Qutier Classe en soi, classe pour soi

    61 BULLETIN DABONNEMENT63 NOTES

    THMES DES PROCHAINSNUMROS DE LA REVUE DU PROJET : Mots glissants ; Contre le choc des civilisations ; La gaucheVous avez des ides sur cesdossiers ? Nhsitez pas nous contacter.

    crivez [email protected]

    EXPRESSION COMMUNISTE

    Merci Mohamed Chaffa pour la couverture et les illustrations du dossier. Photos Luna C.

  • DITO

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    Islamophobie ?

    LA REVUEDU PROJET

    MARS 2015

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    ncore une histoire de mots ? Eh oui !Et ce nest quun dbut car vousattend le mois prochain un plein dos-sier sur le sujet. Ne soupirez pas, enlaissant chapper : Ne ferait-on pas

    mieux de changer les choses plutt que deparler des mots qui les dsignent ? Carcomment parviendrons-nous changer leschoses si ce nest, dabord, en prononantdes mots, en crivant des mots, en affichantdes mots ? Or ces petites choses ne sontpas toujours des outils dociles. Ils vhiculentbien souvent toute une conception dumonde avec eux. Je ne fais pas plus long etrenvoie celles et ceux que je naurais pasconvaincu en dix lignes, au dossier Motspigs (n 24, 2013).Venons-en au fait. Un mot a la cote ces tempsderniers : islamophobie. Quil soit rcentdans lusage courant ne doit pas inquiter :sil permet de nommer mieux une ralit quon naura pas la navet de croire nou-velle , alors quil soit le bienvenu ! rebours,quil soit en phase de banalisation ne doitpas nous exonrer de rflchir. Alors, rfl-chissons Commenons par la fin : -phobie . Onretrouve bien sr le verbe grec [phob]. Le dictionnaire dAnatole Bailly que les technocrates ignares qui nous gou-vernent veulent destiner la poussire desmuses donne plusieurs sens assez clairs :1) mettre en fuite, en suscitant leffroi. Ainside lpervier faisant fuir les geais, ou des cha-melles avec les chevaux 2) effrayer. Do, la voie passive : 1) tre chass par la crainte2) tre effray. Mais de la racine lusagefranais, il peut y avoir un cart, mme si lesens de la racine reste souvent en arrire-plan. Ainsi, ct franais, le suffixe grec -phobe/-phobie , aprs quelques usagesrudits ou potiques ainsi, Tristan Corbire,dans les Amours jaunes en 1873 : Est-ceun anthropophobe, un pote rebours ? Eten haussant lpaule : Ah ! a non, cest unsourd ! sancre dans notre langue lafin du XIXe sicle, et dans un champ prcis :la psychopathologie. On est donc dans lamaladie : on est agoraphobe (peur de lafoule), photophobe (de la lumire), etc.Premire difficult tendancielle quand onlapplique une opinion : on quitte le dbatpour lasile psychiatrique

    Regardons le dbut prsent : islamo- .Ce qui est objet de crainte, de rejet, de mise distance, cest lislam, cest--dire une reli-gion. Et l, on tique. Redouter, critiquer une

    religion, ce serait un problme ? Sans quele mot existt, on a connu la chose : quandLouis XIV rvoque ldit de Nantes en 1685,quiconque ne se plie pas au catholicismedoit sattendre quelques difficults sansquil soit mme ncessaire de remonter auxbchers dantan. Autant sortir tout de suiteJaurs du Panthon, car de lacit il ne sub-sisterait plus rien si on commenait condamner toute critique dune doctrinereligieuse.

    Mais lchons un instant le mot dissqu pourmieux cerner ses usages. Quand la plupartdes femmes et hommes de bonne volontemploient le terme dislamophobie, quoifont-ils allusion ? des critiques hrtiquesde telle ou telle sourate ? Nenni : le plus sou-vent, ce sont des agressions contre des per-sonnes de confession musulmane qui sontvoques. Et combien, hlas, ont-ils raison !Et combien cest intolrable ! lvidence,ce nest pas dislamophobie quils parlentmais de musulmanophobie et cest toutautre chose : on peut critiquer toutes lesdoctrines, religieuses ou non, mais pastouche aux personnes ! Cest la rgle laque :libert dexpression, libert de conscience(libert de croire ou non, et de croire cequon veut) ; galit dans lassurance de nepas tre inquit pour ce quon dit ou croit.Cest pourquoi, stricto sensu, islamopho-bie pose problme. Prcisons, au passage,quil en va tout autrement pour antismi-tisme ou homophobie mme si onpeut regretter lespce de pathologisationdu -phobie car ce sont les personnesqui sont dsignes ceux quune lectureraciale classe et pourchasse comme smitesdun ct, les homosexuels de lautre etnon pas une doctrine le judasme ou, a for-tiori, un hypothtique homosexualisme .

    On dira, croyant en avoir fini : encore unmot mal ficel dans la forme mais sauvpar lusage. Peut-tre, en voyant bien quontouche ici de la matire hautement inflam-mable Quoi quil en soit, le problme leplus norme est sans doute ailleurs : lan-tiracisme serait dpass, lheure serait concentrer le tir sur le problme premierdu moment, lislamophobie. Beh oui, le racisme , cette chose dsute lheureo plus personne ne croirait lexistencede races et encore moins leur ingalitVoire ! Sans mme rappeler lpisodeLaurent Blanc qui cherchait des Noirs pourleur force physique naturelle (!), allons droit lessentiel. Sans nier quune hostilit

    concentre sur les pratiquants de lislamse dveloppe ce serait absurde ! et quilfaille y rpondre fermement, est-on sr quecette hostilit vient dabord de la dimen-sion religieuse ou ne serait-elle pas, dabord,le prolongement, dans le domaine de la reli-gion, dune hostilit xnophobe foncire-ment raciste ? En clair, qui est-ce qui se faittabasser ? Le musulman ou celui quonconsidre comme ltranger, quon repreet classe ainsi avec les yeux, cest--direavec la couleur de la peau ? Le croyant ou le bicot , le dvot ou le sale ngre ?

    Bien sr, on est ensevelis sous les romanssur la mort du racisme ; il serait remplac parune hostilit culturelle ; ce ne seraientplus les Arabes ou les ngres quiseraient viss mais leur culture , caract-rise par une religion : la culture musul-mane . Mais ce serait quoi, au fait, la cul-ture musulmane, ce bon bloc aux contoursnets et au contenu bien dfini qui la diffren-cierait bien nettement des autres cultures(occidentale ? chrtienne ? blocs trs vi-demment clairs eux aussi) ? le philosopheAverros ? lhistorien Ibn Khaldoun ? lexplo-rateur eunuque Zheng He ? le souverainSultan Agung (Mataram Indonsieactuelle) ? Ben Laden ? Et il va de soi queceux qui on refuse un emploi ou un loge-ment, cest parce quon devine, au premiercoup dil, quils sont des partisans des posi-tions historiographiques dIbn Khaldoun !Quelle drle de culture que celle qui se litdans une couleur et se devine dans un pr-nom qui unit le marxiste Samir Amin au man-nequin Samir Benzema ou au footballeurSamir Nasri qui, pour sr, partagent la mmeculture !

    Non, une fois nest pas coutume, cest NicolasSarkozy qui a donn la cl, en mars 2012,avec sa formule qui dit tout : les musul-mans dapparence . Il nest pas besoin decreuser beaucoup pour voir, toujours pr-sent, toujours chang et toujours identique,ce racisme dont on nest toujours pas sortiet dont on narrive pas sortir mais quinous y aide ? Ce racisme qui se dressecomme une roide barrire sur la route duneconscience de classe. Le combat nest pasfini ; il est devant nous, pour unir et gagner,ensemble. n

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    GUILLAUME ROUBAUD-QUASHIE,rdacteur en chef

    Charb, Lettre aux escrocs de lislamophobie qui font le jeu des racistes, Les Echapps, 2015.Le titre, incisif, de cet ouvrage posthume pourra faire fuir ou servir de prtexte une nouvelle srie dat-taques non informes contre le dessinateur assassin. Et pourtant, cest une invitation claire et argumen-te, dbattre de ce sujet important. Oui, pour beaucoup, le sang sche vite en entrant dans lhistoire,comme le chantait Ferrat, mais quelques minutes et un peu de rflexion: on doit bien a Charb, non?

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    Que le pote national des tats-Unis dAmrique soit ce quilsaient par ailleurs compt de plus progressiste est un paradoxequi ne laisse pas dmerveiller aujourdhui. Cest quil y a autrechose dans lidologie amricaine que le meuglement des cow-boys, que les revolvers ngriers et puritains, que la jungle du fric:quelque chose qui nen est pas distinct, mais qui nen est pasmoins radicalement diffrent, comme les deux faces dunemme pice. LAmrique a port un jour la lutte pour lmanci-pation des hommes; tmoin ladmiration de Marx pour Lincoln.Se plonger dans Whitman, cest retrouver les valeurs les plusamricaines et les plus progressistes de lAmrique.Walt Whitman est n en 1819 et mort en 1882. travers lui, cestun sicle o lAmrique sort de terre pour devenir, petit petit,le gant industriel du XXe sicle. Whitman, reprsentant du pro-ltariat intellectuel, a connu tout cela, et mme la Guerre deScession, par laquelle lesclavage fut aboli, o il sengagea commeinfirmier, sous les bannires de lUnion. Cest cette Amriqueporte-flambeau que Whitman va chanter dans ses pomes,celle de la dmocratie, de la libert, de limaginaire moderne, deloptimisme, du panthisme, du proltariat naissant Ses verslibres, souples, rythms, sont un lan infini de gnrosit vers lemonde. Whitman chante lindividu sans individualisme. Cestluvre admirable de la nature quil clbre dans ce quil nommeMyself ; et son me, et son corps, la fois uniques et communs tous, sont les liens qui le rattachent au monde et lhumanit.Ils sont sacrs pour cela. Lindividu est le rceptacle de toutesles rumeurs de lunivers, de tous les ges, depuis ltoile qui scin-tille en silence lhorizon, louvrier qui martle un clou sur unpont New York, jusqu la procession mystrieuse dun peu-ple oubli par les sicles. La posie de Whitman se lit dans ce

    mouvement dexpansion. Tout comme son unique ouvrage,Feuilles dherbe, quil augmentera toute sa vie, elle ajoute, incor-pore, fait des listes, des inventaires nen plus finir dimages etde merveilles, avec cette volont de tout retenir, de ne rien oublier,comme une gigantesque arche de No des ralits naturelleset des passions humaines.Surtout chez Whitman, cest le corps qui retient lattention. Quilsoit [corps lectrique] dans une foule, dans la dmocratie, oumusculature, scrtions, excrments, Whitman en sacralisetoutes les manifestations. Il ne rechigne pas devant ce quonnommerait le bas-corporel, et ne lenvisage jamais avecdgot. Longtemps occulte, lhomosexualit de Whitman estaujourdhui bien connue. Sa tendresse virile pour ses camera-dos , sa stylisation du corps masculin, sa recherche de llectri-cit sexuelle Il fut pourchass pour cela, au point quil dut par-fois changer de lui-mme le bien aim en la bien aimedans certains de ses vers. Pourtant, sa vision de la sexualit estsolidaire de sa vision de la citdmocratique: on pourrait direque, chez Whitman, cest la tension sexuelle entre les individusqui assurent le respect mutuel, lamour et lgalit entre lescitoyens. Idaliste, peut-tre; mais il faut dans ce cas reconna-tre, et admirer, les contributions de lidalisme lide rpubli-caine. Walt Whitman, tant par ses grandes hymnes la gloire de Lincoln,son refus de quitter les quartiers ouvriers, que par sa scanda-leuse libert sexuelle, est la fois le pote central de lAmriqueet un marginal absolu. Il serait bon quelle sen souvnt.

    Feuilles dherbe, de Walt Whitman

    Walt Whitman, un cosmos, le fils de Manhattan,Fort en gueule, charnel, sensuel, mangeur, buveur, baiseur,Pas sentimental, pas au-dessus des autres hommes, ni des autres femmes, ni part deux,Ni plus immodeste que modeste.

    Quon dvisse les serrures aux portes !Quon dvisse les portes de leurs charnires !

    Si tu avilis quelquun cest moi que tu avilis,Quoi que tu dises ou fasses cela me reviendra.

    En moi la foule des vagues de lafflatus, en moi le courant et lindex.

    Jnonce le mot des premiers ges, je fais le signe de la dmocratie,Bon Dieu ! Je naccepterai rien dont personne naurait la contrepartie aux mmes termes.

    Par moi toutes ces voix longtemps muettes,Ces voix dinterminables gnrations de prisonniers, desclavesCes voix de dsesprs, de malades, de voleurs, de nabots,Ces voix de cycles de prparation, daccrtion,De fils connectant les toiles, dutrus, de semence de pre,De droits dindividus opprims par dautres,De difformes, de laids, de plats, de mpriss, dimbciles,De la brume dans lair, du scarabe roulant sa boule de fumier.Par moi les voix interdites,Les voix de la faim sexuelle, voix voiles et moi jenlve le voile Les voix indcentes, clarifies, transfigures par mes soins.

    VICTOR BLANC

    (Walt Whitman, Feuilles dherbe, Chanson de moi-mme , 24.)

  • REGARD

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    Jean-Baptiste Ganne,Dtumescences, 2012.Techniques mixtes. Jean-Baptiste Ganne. Adagp, Paris 2015.

    Des coupes de comptitions sportives en plastique telque lon peut en trouver dans nimporte quel magasin desport ranges les unes ct des autres sur une tagre,cette pice de Jean-Baptiste Ganne pourrait ressembler un lment bien connu des clubs de foot si les coupes ntaientpas lgrement tordues. Elle est en cela reprsentative delexposition Chercher le garon qui se tient en ce moment auMAC/VAL et qui a choisi daborder les questions de genre, de

    sexisme et de strotype du point de vue masculin. Cetteexposition nous montre ainsi que les artistes femmes nefurent pas seules semparer de ces problmatiques maisque lart fut le moyen pour beaucoup dhommes de remet-tre en question limage que la socit leur renvoyait.

    Chercher le garonExposition collective dartistes hommesDu 7 mars au 30 aot 2015MAC/VAL, Muse dart contemporain du Val de MarneVitry-sur-Seine

    Chercher le garon

    PASCAL ALLAIN

  • 6LA REVUEDU PROJET

    MAI 2015

    Lislam et les musulmans occupent une place confuse et dispro-portionne dans le dbat public. Tensions internationales, terro-risme, immigration, religion, multiculturalisme : tout se mle etsentremle pour crer fantasmes et ides reues qui psentlourdement sur le quotidien de nos compatriotes de confessionmusulmane. Il y a urgence sortir des querelles identitaires, dpasser les fausses reprsentations, pour mener, ensemble, lescombats communs et mancipateurs de demain.

    MUSULMANS : DPASSER LES IDES REUES

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    Islam : sortir des assignationsidentitaires pour faire cause commune

    par excellence, une analyse plus fineque celle dveloppe par un politisteamricain au crpuscule du XXe si-cle ?Cet islam qui cristallise dsormais

    lAltrit dans notre socit reprsentecependant un Autre par bien desaspects trangement proche, un Autrequi na cess dinfluencer notre rgiongographique. Entendons par l lesdiffrents apports arabo-musulmansau savoir universel, notamment sonrle de passeur historique des critsde lAntiquit grecque et latine. Maisencore, qui pourrait aujourdhui sereprsenter lusage de notre languesans lemploi des mots emprunts cet ensemble civilisationnel, lins-tar dabricot, alcool, assassin, amiral,arsenal, zro, artichaut, aubergine,limonade, sucre, orange, sirop, maga-sin, massage, mesquin, douane,

    chec, girafe, jarre, jupe, luth, bougie,caf, caramel, carafe, cotonDes liens historiques forts, car laMditerrane a t davantage uneinterface facilitant les changes entre

    ses diffrents rivages quun rempartinexpugnable protgeant la forteresseEurope. Et des liens historiques quise sont, de surcrot, renforcs au coursdes deux sicles prcdents avec lpi-sode colonial et les vagues migra-toires.Au-del, ces ensembles civilisationnelsde part et dautre de la Mditerrane,bien loin dtre monolithiques, rel-vent de constructions mouvantes etpermables au changement historique.De fait, le couscous fait partie de la cui-sine franaise et lislam est une religionmajeure de France depuis des dcen-nies. rebours du fantasme de Grandremplacement , opposant un pass

    PAR MICKAL BOUALIET CLMENT GARCIA*

    orsquen 1095 au concile deClermont, le pape Urbain IIlance le fameux appel quidbouchera sur la Premirecroisade, il est frappant deconstater que celui-ci vitu-

    pre lentreprise dun peuple unpeuple venu de Perse, les Turcs etnon une religion dans son ensemble,en loccurrence lislam. Quelle rgres-sion donc lorsque prs de dix siclesplus tard, Samuel Huntington fait delIslam le problme central delOccident lissue dun processusdessentialisation qui en fait un blochomogne et intemporel, stendantdu Sngal lIndonsie Le pro-blme central pour lOccident nestpas le fondamentalisme islamique.Cest lIslam, civilisation diffrentedont les reprsentants sont convain-cus de la supriorit de leur culture etobsds par linfriorit de leur puis-sance . Que sest-il donc pass pourquun ecclsiastique du Moyen gedresse, en prlude la guerre sainte

    PRSENTATION

    L Une mosaque religieuse compose en ralit lislam.

  • 7pur et culturellement homogne unprsent fait dinscurit culturelle ,notre socit est simplement vivanteet, pour crotre, elle fait sienne nom-bre dapports extrieurs allognesdisent les savants comme elle la tou-jours fait. Et, on laura compris, cetaspect allogne est dailleurs discuta-ble puisque nous sommes nous aussihritiers de lensemble civilisationnelarabo-musulman pour parler encorecouscous, on rappellera que le cscusuest aussi un plat traditionnel de la SicileoccidentaleMais avant daller plus avant, ilconvient de faire un sort deux sim-plifications qui sont lorigine de biaisidologiques majeurs. Tout dabord,rappelons inlassablement que lamal-game immigr/Arabe (ou Noir selonles variantes)/musulman/tranger estinfond et a pour seul but de consti-tuer une Altrit au sein mme de lasocit franaise en vue dune rcu-pration lectorale. Ensuite, lislamcomme bloc homogne nexiste pas etna jamais exist. Comme bien des reli-

    gions, celle-ci est compose de multi-ples variantes, du sunnisme au chiismeen passant par libadisme, elles-mmes lorigine dune myriadedcoles juridiques tels les malkitesen Afrique du Nord ou les hanafites enAsie centrale. Au sein du chiisme, unemultitude de subdivisions a vu le jour,sicle aprs sicle, linstar des duo-dcimains, des ismaliens, des zay-dites ou de courants plus htrodoxescomme les druzes, les nizarites, lesalaouites ou encore les alvis. Il sagitdonc bien dune mosaque religieusequi compose en ralit lislam carac-tre renforc par labsence dautoritcentralisatrice commune.

    LA RESPONSABILIT DES OCCIDENTAUXCes divergences sont sources de ten-sions lorsquelles sont instrumentali-ses dessein gopolitique limagedu conflit sculaire entre chiites et sun-nites luvre en Irak, en Syrie ouencore au Ymen, qui recouvre sur-tout la rivalit entre deux puissancesrgionales, lIran chiite contre lArabiesaoudite sunnite wahhabite prci-sment. Mais dvidence, les acteursrgionaux ne sont pas les seuls ins-trumentaliser ces divergences et lespouvoirs occidentaux ont, dans cedomaine, jou les pompiers pyro-

    manes. Des moudjahidines afghansarms par les tats-Unis contre lUnionsovitique au Hamas, choy par Isral ses dbuts pour contrer linfluencede lOLP, les dirigeants occidentauxsont pour beaucoup dans lmergencede lislamisme radical la fin desannes 1970. Trente ans aprs, endtruisant mthodiquement touteforme dtat en Irak, tout en livrantdes armes des groupes djihadistesen Syrie et en Libye, directement oupar le biais dallis lidologie affreu-sement ractionnaire, les chefs delOTAN portent une responsabilit fon-damentale dans lmergence duneorganisation comme Daesh. Cet isla-misme radical, malgr le vernis anti-imprialiste dont il peut se revtir estbien videmment lennemi de tous lesprogressistes et ce nest pas un hasardsi, chaque attentat, de lassassinat deChokri Belad et Mohammed Brahmien Tunisie aux attentats de Paris contreCharlie Hebdo, les ntres sont cibls.En France, lcho des tensions inter-nationales se transforme en une

    funeste cacophonie. Sur la table secousse de la crise multiforme quisvit dans notre pays, chacune, cha-cun est somm de donner sa positionsur lislam, les musulmans, leur com-patibilit avec la Rpublique, si ce nestavec notre civilisation, entenduecomme millnaire et endogne. Lesesprits schauffent, rejouant lair bienconnu de la guerre des religions, relif-te en choc des civilisations, et les frac-tures de la socit franaise se fontbantes.

    UNE QUESTION DE CLASSE ?Les lections dpartementales dumois dernier nous auront servijusqu la nause cette constructiondu clivage identitaire. Loin de lenjeuvritable du scrutin et des proccu-pations profondes du pays, voile luniversit et menus de substitutiondans les cantines ont t joyeusementmls aux conflits du Moyen-Orientet au terrorisme islamiste. Que le pr-sident dun parti de droite dite rpu-blicaine centre sa campagne et sespropos contre lIslam et les musul-mans en usant des pires amalgames,en dit long sur le degr daffaissementdu dbat public et sur le malaise quisecoue le pays. Il est dailleurs noterque le Front national et lUMP sauceSarkozy progressent de pair et confon-

    dent leur lectorat en usant desmmes leviers diviseurs. Ny a-t-il pas anguille sous roche ?Facile pour un Nicolas Sarkozy den-censer ses amis qataris, leurs richespouses adeptes du shopping en niqabsur les Champs lyses tout en stig-matisant ltudiante voile ou llverefusant de manger du porc par tradi-tion familiale. Mpris de classe, tevoil ! Car au fond, la construction decet imaginaire antimusulman, sil peutse draper chez les idologues de ladroite identitaire dune prtendue luttesculaire entre Occident et Orient, nerenvoie-t-il pas simplement unequestion de classe ?Nous assistons ainsi une dclinaisonnouvelle du long conflit entre la ques-tion sociale et la question identitaire,qui vient dvidence de gagner la der-nire manche. Comme communistes,notre place nest pas dans le dbatinterne, vif et passionnant, qui agitelislam. Non quil ne nous intressepas, mais il convient de laisser auxmusulmans le soin de dfinir quelledoit tre leur religion. Aux assignationsidentitaires, bienveillantes ou malveil-lantes, nous opposons le principe delacit. Celui, simple et puissant quigarantit la possibilit pour chacundexercer librement son culte et lancessaire critique des religions,quelles quelles soient. Principe auquelnous ajoutons luniversalisme desdroits fondamentaux attachs la per-sonne. Car pour nous, en toutes cir-constances, un citoyen musulman, unsalari musulman, un retrait musul-man est un gal. Ses droits et ses aspi-rations la libert, lgalit, la fra-ternit sont contredits par le rgne ducapitalisme et bafous dans sa versionnolibrale et conservatrice. Il importealors de souligner le caractre man-cipateur du cheminement de lhommequi, se dtachant de sa stricte condi-tion de naissance et par l des assigna-tions qui lui sont faites rester dansdes cases dfinies, sengage dans lafigure de luniversel pour faire dechaque exploit, son frre, sa sur. Il y a urgence faire monter les causescommunes contre toutes les divisonsinocules par les esprits chagrins etnostalgiques, pour certains rabchant longueur dondes et dantennes leurpeur du suicide civilisationnel , pourdautres cherchant rduire sous labannire troite et exclusive dune reli-gion la diversit des hommes et desfemmes qui la pratiquent. n

    Aux assignations identitaires,bienveillantes ou malveillantes, nous

    opposons le principe de lacit.

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    LA REVUEDU PROJET

    MAI 2015

    *Mickal Bouali est collaborateur delquipe de La Revue du projet.Clment Garcia est vice-rdacteuren chef. Ils ont coordonn ce dossier.

  • englues dcoule directement de cetteprophtie auto-ralisatrice mise enuvre de faon gostratgique lchelle de la plante. LOccident soi-disant libre face au monde musul-man Quelle supercherie ! Cest nierlhistoire comme le prsent des peu-ples et de lhumanit. De cette visiondu monde se sont nourris la fois lis-lamophobie et lintgrisme islamique,deux faces de la mme mdaille. Il estde bon ton, pour nommer les terro-ristes qui sen prennent la libert dela presse, la libert dexpression, la

    dignit humaine et des vieshumaines, de parler dislam radical ,[ radical tymologiquement, ren-voie aux racines - NDLR]. Quy a-t-ildes racines ou plutt du cur delislam dans leurs actes monstrueux ?On peut comprendre la ncessit denommer ce phnomne et en loccur-rence, il sagit bien dintgristes musul-mans violents, mais le fanatisme,laveuglement et la folie nont pas dereligion. De tout temps, en revanche,des tres humains ont instrumenta-lis la religion pour asseoir leur domi-nation et les guerres de religion nontjamais t que des conflits politiques.Ici, la religion sert didentit, non pasen tant quidentit-culture-mouve-ment mais en tant quidentit-fan-tasme-prison, cest--dire commengation de lessence humaine, pro-duit des rapports sociaux dans leurcomplexit et leur immensit ainsi quede la singularit de chaque trehumain. Elle est donc utilise commeligne de fracture au sein de la famillehumaine.

    DCONSTRUIRE LES IDES REUESLa vision de lislam prsente par lesintgristes comme par les islamo-phobes ne correspond pas la foi pro-fesse par la trs grande majorit desmusulmans. Et lorsque publiquementest innocemment ? pose laquestion de la compatibilit entre lis-lam et la Rpublique, ils se sententdirectement viss. Lorsque les pol-

    miques rptition viennent les dsi-gner la vindicte des bien-pensants,ils en souffrent de la mme faon quelorsque certains de leurs coreligion-naires adoptent des comportementspublics qui relvent de conceptionspolitiques qui ne sont pas les leurs.Tous les courants religieux sont traver-ss des mmes contradictions quistructurent lopinion. Regarder lescroyants comme les lments de blocsmonolithiques ne correspond pas laralit et la diversit des faits reli-gieux. Mais on peut dire que nombredentre eux, sous des formes diverseslies leurs personnalits et leur his-toire, sont en qute dhumanit, enqute de sens donner leurs exis-tences. On a le droit de considrer quela religion est une imposture ou unechimre, mais il sagit dun phno-mne social bien rel qui est aussi lereflet de la marche du monde, puisquilsagit de constructions humaines, quoiquon pense par ailleurs de lexistenceou non de Dieu. Et il nest crit nullepart dans le marbre que les religionsseraient par nature et par dtermi-nisme condamnes ntre que desvecteurs dalination. Lhistoire a mon-tr quelles peuvent aussi tre des fer-ments dmancipation, islam compris.Il faut dailleurs admettre que lesgrands courants religieux, portant unerflexion sur la nature et la destinehumaines, ont part des mouvementscivilisateurs.Rpondons toutefois la question :lislam remet-il en cause la sparationdes religions et de ltat ? Lislam est-il par nature antilaque et intgriste ausens o la foi musulmane implique-rait ncessairement que le monde soitgouvern au nom dAllah dune part,et dautre part selon des prceptes dic-ts son prophte au VIIe sicle dansle dsert de la pninsule arabique ? Silinterprtation des grands textes reli-gieux est un espace de dbat, rien nele laisse accroire dans le sens gnraldu message coranique. Certes, il sagitdun message descendant, qui sap-plique et dun message vocation uni-verselle. Mais lislam na pas de clerget le prophte ne doit pas exercer dautorit despotique ntant quunmessager, mme si nul ne contestequil joua un rle politique au fil desvnements qui ont jalonn son exis-tence. Les premiers musulmans ontimmdiatement t confronts au plu-ralisme religieux et sil y eut des qutesde pouvoir, il y eut aussi des palabrespour vivre ensemble. On pourrait ainsidconstruire une une nombre dides

    PAR PIERRE DHARRVILLE*

    Un avion scrase tragiquementdans les Alpes. Premier rflexedes commentateurs de moinsen moins gns aux entournures : lepilote incrimin ne serait-il pas musul-man ? Laffaire en dit long, mais faut-il parler dune question musul-mane ? Comme en son temps onparlait de la question algrienne .Rapport ? Sans doute, mme si lon nesaurait les superposer. Nest-ce pasprendre le risque de se mettre sur le

    chemin qui conduisit la questionjuive , sous lOccupation Alorsquestion obscne, question insuppor-table. Ques tion hlas, mme si nousne la reprenons pas notre compte,qui alimente un processus de stigma-tisation ravageur. Elle masque uneobsession du danger musulman et desmcanismes damalgame de typeraciste. Cest le Front national et ladroite qui ont fait merger le sujet etle maintiennent sur le devant de lascne. Et lextrme droite en a fait lecur de son opration de communi-cation et de ravalement de faade. Tourde passe-passe : comment habiller leracisme dun manteau vertu et de res-pectabilit ? Sous couvert de lacit (enapparence), haro sur lislam, sur leremplacement culturel quil est censsymboliser, recouvrant ainsi le fan-tasme de la grande invasion, la peurde ltranger, de lautre, du semblable,en mme temps. Ainsi, la religion engnral tant rpute obscne auxyeux de la Rpublique, il serait permisde classer en tte des ralits que lonne saurait voir, lislam en particulier

    CRER UN NOUVEL ENNEMIAvant toute chose, il faut situer lecontexte. Nous sommes en plein cau-chemar du prtendu choc des civili-sations , mis en scne par les puis-sances dominantes pour se crer unnouvel ennemi aprs la chute du muret affaiblir ainsi la conscience du conflitde classe. Laffrontement identitairedans lequel nos socits se trouvent

    AVEC LES MUSULMANS

    De tout temps, des tres humains ontinstrumentalis la religion pour asseoir leurdomination et les guerres de religion nont

    jamais t que des conflits politiques.

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    reues, qui se rpandent y compris ausein mme de loumma, la commu-naut des croyants. Mme ceux quiont la tte visse vers le pass construi-sent bien, leur corps dfendant unislam de notre temps ; comment pour-rait-il en tre autrement ?Selon le grand islamologue que futJacques Berque (Relire le Coran, AlbinMichel), il sagit de ractiver la naturehumaine : La Rvlation coranique,justement parce quelle se rfre auxvaleurs immuables, convoque la vieet est elle-mme vivante. Cest aussipour cela quelle en appelle la raisonde lhomme, quelle met ce dernier ensituation de responsabilit et que, loinde simmobiliser sur un lieu, un peu-ple, une poque, elle se propose pourtous les peuples dans leur transforma-tion deux-mmes par le temps, etdans leur propre action sur le temps. Au grand jeu des citations, on pourraitaller chercher quelques versets duCoran. Celui-ci tablit une forme desparation entre les biens de ce mondeet ceux qui sont auprs de Dieu, celui-l met en valeur la dlibration deshumains comme mode de dcisionEt le sens gnral et profond du mes-sage coranique, qui proclame lexis-tence dAllah, son unicit et sa gran-deur, ne rside sans doute ni dans lesrgles de vie concrtes, ni dans unesorte desprit de conqute guerrier. En

    effet, le djihad, contrairement lem-ploi quon en fait, renvoie la notiondeffort, deffort spirituel, deffort sursoi-mme. Chercher le sens, cest bienl, si lon peut dire, le travail descroyants. Dans le texte comme dansla vie. Car si la foi na aucune incidencesur la faon dont on conduit son exis-tence, la foi nest rien. Elle nest quununivers vide, au mieux un refuge tem-poraire, au pire une prison infernale.Pour autant, en aucun cas, elle neconstitue un programme dorganisa-tion sociale. Ce qui doit intresser celuiou celle qui cherche comprendrelhumanit et combattre avec elle lesinjustices et les dominations de lor-dre existant, cest de comprendre enquoi la foi musulmane interpelle en

    profondeur les hommes et les femmesou plutt ce qui est humain en eux.Car, si lislam se rfre Allah et sonprophte, lislam parle des humains.

    DE NOMBREUX DFISIl ne revient pas au politique den fixerles termes. Aux ractionnaires qui pr-nent le fixisme, refusant de contextua-liser leur texte sacr, sattachant lalettre pour noyer lesprit, cherchant imposer leur vision du monde par des

    arguments de droit divin, les progres-sistes doivent rpondre. Au sein delIslam, mais aussi dans le dbat public.Les replis identitaires qui peuvent par-fois natre de la stigmatisation pu -blique et des dbats rcurrents quivisent les musulmans dans un grandamalgame insupportable ne sont pasla bonne rponse. Mais linjonction se conformer, se soumettre, dispa-ratre qui leur est faite est insupporta-ble et na rien voir avec la lacit et la

    Rpublique. Les coups de projecteurmis sur des pratiques parce quellessont lies une profession de foi nerendent pas service lapaisementncessaire au vivre ensemble. Dansces pratiques, il ne convient pas pourles acteurs publics de juger la sourcesuppose et sa validit mais des faitsen soi au regard des principes rpu-blicains dans leur authenticit. Enfin,il mrite ce stade dtre soulign quelIslam nest pas tranger notre cul-ture, mais quil y est ml depuis dessicles, et quil y a sa part.Au mois de janvier dernier, des mil-lions de personnes sont descenduesdans la rue contre les crimes odieuxqui ont frapp notre pays sous la ban-nire de la Rpublique. Et des millions

    ne lont pas fait, craignant de se sen-tir viss par ricochet, et, de fait, pas unjour avait pass quon leur demandaitdj de se justifier. Cette ralit peutfaire mal mais elle est l. Et elle netombe pas du ciel. Elle prospre surles ingalits insupportables quiminent la socit franaise et sur linac-compli de la promesse rpublicainecomme les renoncements assums sa mise en uvre. Or lislam est devenuun identifiant. Celui dun danger pour

    une partie de la population fragiliseet dboussole, mais aussi pour uneautre partie, celui dune rvolte contreune socit qui refuse leur place unnombre important de ses membres. Ilfaut donc de toute urgence, remettresur la table les enjeux politiques essen-tiels qui font dbat en France, enEurope, dans le monde et lIslam, loindes manipulations qui le dnaturent,par le message quil entend adresseraux humains, peut aussi y contribuer sa manire. Ainsi, de la mme faonquen 1936, Maurice Thorez tendait lamain aux catholiques, au sein de notrepolitique de rassemblement populaire,nous tendons aujourdhui aussi lamain aux citoyennes et citoyens deconfession musulmane. Ils sont aumoins autant que dautres pans de lapopulation victimes du capitalismeravageur, soumis un affrontementde classe et des tentatives de domi-nation qui nont de cesse. Leur foi nestpas pour nous un obstacle, justementparce que nous sommes laques, etparce que nous prenons lhomme, toutlhomme le monde de lhomme,comme lcrivait Marx. lheure ocertains schinent creuser les lignesde fracture, communautariser, exa-cerber les divisions au sein du peuple,nous travaillons reconnatre et ras-sembler pour chercher ensemble deschemins dmancipation. n

    Linjonction se conformer, sesoumettre, disparatre qui est faite [auxmusulmans] est insupportable et na rien

    voir avec la lacit et la Rpublique.

    Regarder les croyants comme leslments de blocs monolithiques ne

    correspond pas la ralit et la diversit des faits religieux.

    *Pierre Dharrville est membre ducomit du projet, animateur dusecteur Rpublique, dmocratie etinstitutions du Conseil national duPCF.

  • [] Lislam majoritaire na jamaisconnu de pouvoir politique direct dela religion. Alors, pourquoi mainte-nant, lpoque des fuses interpla-ntaires ? Ny a-t-il pas l quelqueparadoxe ? Vous pourriez mopposer lexempledes Chiites ? Mais mme chez lesChiites, le shah na jamais t un faqh.[] Et les sultans ottomans neltaient pas plus de lislam quavanteux les Omeyyades ou les Abbassides,pour la plupart seigneurs temporels,plutt partisans de frquenter lesjolies femmes et les potes que decompulser les textes. Je ne dirai pas,bien sr, que parfois il ny en et ausside pieux. Assurons sans crainte quilsfaisaient exception. Mais allons plus loin. Dune faongnrale, lislam authentique, auquel

    recourent, par dfinition, ces mouve-ments, se dfendait dtre thocra-tique. Je crois que personne, aucunmusulman, pas plus sunnite quechiite, nadmet que lislam Mdine(cest--dire le seul auquel un musul-man puisse dogmatiquement se rf-rer) ft thocratique. Le Prophte pre-nait, certes, Mdine, des mesures

    de direction de ltat, savoir entermes techniques al-Tartb al-Idriyya , titre dun ouvrage ruditdu cheikh ` Abd al-Hayy al-Kittn, unouvrage de hadth devenu trs rare.Louvrage montre, par une argumen-tation scripturaire sans rplique, queles mesures prises par le Prophte entant que directeur de la communauttaient bien des mesures inspires au

    moment o elles taient prises, maisnon pas rvles. Elles procdaient donc dune sourcenon pas divine, mais humaine, encoreque confortes par la qualificationprophtique. Mais nous nous car-tons de notre dbat.

    Vous stigmatisez dans votre tudela confusion entre indivision etindistinction du corpus coranique laquelle procdent ces mouve-ments Cette remarque est importante, parceque lun des chevaux de bataille deces religionnaires, cest que la scu-larit serait impossible dans unesocit musulmane. []Je ne vois pas comment ils peuvent ledmontrer, sinon par le fait que lesnormes de la socit islamique, lesnormes construites de la socit et delthique, seraient toutes tires duCoran. Par l mme, cette socit seraitexclusivement dessence religieuse.

    Cest le sens mme de leur insis-tance sur un retour la shara Or quest-ce que la shar`a ? Le motne figure dans le Coran que deux outrois fois, sous une forme diffrentedailleurs, dans le sens plutt inchoa-tif, le sens de voie . La shar`a, cestexactement la voie daccs la source, labreuvoir. Au figur, cest lamthode, donc la mthode de salut.Il est tout fait lgitime den tirer eton la fait trs tt le corollaire,

    savoir que la shar`a, cest lensem-ble des rgles de la communautmusulmane permettant ce chemine-ment. Je ne le conteste pas. Sauf quecomme lont fait pas mal de rforma-teurs, cet aspect inchoatif et mtho-dologique devrait demeurer et pr-valoir sur les aspects fixistes. Cest ce quavait fait, rcemment, AliShariati en Iran, qui insiste beaucoup

    ENTRETIEN AVEC JACQUES BERQUE*

    Vous crivez au dpart de votretude quil ne faut jamais per-dre de vue cette ide [...] quenvertu mme de la mobilisation dummorable ou dhikr, que le mes-sage proclame et par quoi il se dfi-nit, lune de ses fins ne soit de visernotre temps et dauthentifier par lori-ginel un traitement du prsent et unprojet davenir . Mais, dune certainefaon, lintgrisme lgitime ainsi sontraitement du prsent et son projetdavenir, quand il milite notammentpour un retour la shar`a. Y a-t-il, dans ce cas, drive et, si oui, en quoiconsiste-t-elle? Dans la tradition musulmane,lorsquon allgue un texte du Coran,on doit galement prendre en consi-

    dration les hadth-s, cest--dire lestraditions prophtiques ou des com-pagnons recueillies par crit dans cequon appelle la sunna, la communeopinion des Grands Anciens, com-mente par les matres des trois pre-miers sicles de lislam. Il y a pour-tant une sentence coranique quiaurait d faire rflchir les propaga-teurs de cette tendance que nousappelons aujourdhui de mots tousinexacts leur faon (intgrisme, isla-misme, etc.), mais enfin, nous voyonsce que cela veut dire : une utilisationde la religion en politique, cette reli-gion tant lislam en lespce. Sousla Restauration, cest le catholicismequon employait cela. Dans le casque nous tudions, il sagit de lislam.Eh bien, ces utilisateurs auraient dse rappeler quil y a deux ya-s (ver-sets) coraniques qui font dire auProphte : Lance donc le Rappel :tu nes l que celui qui rappelle tunes pas pour eux celui qui rgit [Fa-dhakkir innam anta mudhak-kirun / lasta `alayhim bimusaytirin]En dautres termes : tu nes pas venupour tablir sur eux une autorit, tues venu pour leur dployer un rap-pel ; tu es venu pour rpandre undiscours religieux et non pas un dis-cours de gouvernement !

    LECTURES CONTRADICTOIRES DU CORAN : LE FIG ET LOUVERT

    Lislam authentique se dfendait dtre thocratique.

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    Les mesures prises par le Prophte en tant que directeur de la communaut

    taient bien des mesures inspires au moment o elles taient prises,

    mais non pas rvles.

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    sur cette distinction. Alors que du ctadverse, on insiste sur laspect fixiste.Or il se joue, entre ces deux termes(fixit et volution) un grand jeu, quiest celui de lHistoire. Voil qui nous ramne la questiondes normes. Or, si nous regardons deplus prs, dans une socit de nim-porte quelle poque ou nimportequel pays, le dbat ne porte pas surlorigine des normes. Les normes,dans un pays comme la France oulAngleterre, on ne sait pas do ellesviennent. Ce problme-l nest pastranch. Tu ne tueras point . Est-ce

    une morale sociologique qui nouslimpose ? Est-ce lintrt bienentendu ? Ou limpratif catgorique ?Ou linnit de la conscience morale ?Ou la bont de la Nature, chre Rousseau ? Ou le commandement deJehovah ? Grammatici certant ! [lessavants dbattent NDLR]. En fait,les rfrences de la normativit, par-del les relais des lgislations, sont oubien commandes par la coutume oulaisses linduction de la per-sonne. [] n

    *Jacques Berque (1910-1995) taitprofesseur au Collge de France,titulaire de la chaire dhistoiredhistoire sociale de lislamcontemporain.

    Extraits de lentretien ralis parJacques Couland, paru dans LaPense, n299, 1994,reproduit dans lerecueil PenseR lislam (Temps descerises, 2008), publis avec laimableautorisation de La Pense.

    CTE DIVOIRE. UN CIVISME MUSULMAN TOUTES PREUVES

    PAR MARIE MIRAN-GUYON*

    A ncien directeur gnral adjointdu FMI mari une catholiquefranaise, Ouattara a nomm,le 25 mars dernier, larchevque deBouak Mgr Ahouana la tte dunenouvelle Commission nationale derconciliation et dindemnisation desvictimes (CONARIV). Des religieuxchrtiens et musulmans sigent dansla plupart des grandes institutions deltat comme la Commission lecto-rale indpendante (CEI), en charge delorganisation de la prochaine lectionprsidentielle doctobre 2015.Ouattara a effectu des visites offi-cielles en Arabie saoudite, au Vatican,en Isral. Son gouvernement contri-bue au financement du plerinage desmusulmans La Mecque, des catho-liques Lourdes, des protestants etvangliques en Terre sainte.

    PLURALISME CONFESSIONNELET GESTION CUMNIQUE DU RELIGIEUXCette politique rappelle lapprochecumnique promue par le pre dela nation, le catholique Flix

    Houphout-Boigny, qui avait de la la-cit constitutionnelle une conceptionphiloclricale, plus proche du modleanglo-saxon que du modle franais,selon laquelle les religions dans leurensemble ont un rle positif jouerdans le dveloppement du pays. Lepaysage confessionnel est pluriel : lepays compte 38,7 % de musulmanset 30,3 % de chrtiens. Si les religions

    traditionnelles ou animismes res-tent vivaces, les monothismes ontfortement progress depuis lind-pendance. De nombreuses famillesont des membres de diffrentes reli-gions, sans que a pose problme. la faveur des migrations vers la zoneforestire, impulses par lconomiecoloniale de plantation, les musul-mans originaires de la savane septen-trionale se sont massivement instal-ls dans le sud du pays. Dsormais,

    75 % des musulmans rsident dans lesud, notamment dans les villes, contre25 % dans le nord. Limage dune CtedIvoire divise entre un sud chrtienet animiste et un nord musulman estun raccourci simpliste.Depuis lpoque coloniale, dans levocabulaire des originaires ou autoch-tones sudistes, le terme Dioula lit-tralement commerant ambulant en

    langue malink dsigne ple-mleles migrants, nordistes, musulmans :emblmatiquement les trangers au terroir. Si les Malink y sont majo-ritaires, la communaut musulmane dioula est pluriethnique et cosmo-polite : Snoufo du nord ivoirien etconvertis de lignages sudistes ctoientdes ressortissants de la Communautconomique des tats dAfrique delOuest (CEDEAO), principalementburkinab. Les Dioula dominent les

    De plus en plus, et dans lensemble du monde, sur un mode transnational,lislam devient, parfois illusoirement, la voix des opprims. Ce nest quauprix de plus de justice dans lordre du monde que lon pourra voir sapaisercette question et pas seulement une chelle nationale. Exemple avec laCte dIvoire.

    Limage dune Cte dIvoire divise entreun sud chrtien et animiste et un nordmusulman est un raccourci simpliste.

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  • pro-Gbagbo comparrent le 19 sep-tembre au 11 Septembre 2001.Lallusion ne fit pas mouche sur lascne internationale mais causa demultiples violences anti-musulmanesdans le sud ivoirien. Ces violencesresurgirent avec force aprs la contes-tation par le camp Gbagbo des rsul-tats de la prsidentielle de 2010, favo-rables au candidat Ouattara. Desmosques furent attaques, des imamsassassins, des Dioula brls vifs. Toutlaisse croire que les plus belliqueuxdes proches de lancien prsident vou-laient faire basculer le conflit politico-lectoral dans la guerre religieuse. Ilnen fut rien mais le pays revient deloin.

    PRSENCE ISLAMIQUEANCIENNE, NOUVEAULEADERSHIP MUSULMANLintroduction de lislam sur le terri-toire de lactuelle Cte dIvoire remon-terait au XIIIe sicle. Des mosquesdarchitecture soudanaise, rgulire-ment rafrachies, en portent tmoi-gnage. Limamat fut organis partirdu XVIIIe sicle et typiquement confi des familles maraboutiques, sur les-quelles sexerait linfluence discrtede confrries soufies, la qadiriyya puisla tidjaniyya. Minorits marchandesvivant auprs de chefferies animistesjusquau tournant du XXe sicle, lesmusulmans de la savane suivaientgalement la tradition inspire du let-tr El Hadj Salim Suwari. Cette tradi-tion prconisait la sparation du poli-tique et du religieux, le refus du djihadpar lpe, et limportance de ldu-cation et de la pit, ou djihad de laplume et du cur. Les lites musul-manes daujourdhui rappellent avecfiert cet hritage dun islam de paix,aux antipodes dun islam de conqutehgmonique, qui aurait pratiqu cequelles caractrisent comme uneforme de lacit avant la lettre.La transformation la plus signifiante

    de llite islamique contemporainenaquit de la rencontre, dans lesannes 1970-1980, entre une jeunessemusulmane urbaine, duque loc-cidentale et francophone et une poi-gne de prdicateurs rformistes, for-ms dans le monde arabo-islamiqueet arabophones. Parmi ces derniers,deux grandes figures : Cheikh Tidjani

    Ba (dcd en 2001), form lInstitutBen-Badis dAlgrie, khalife de la tid-janiyya, imam de la mosque de laRiviera Golf Abidjan puis mufti deCte dIvoire ; et Cheikh AboubacarFofana, form en gypte, imam de lamosque dAghien Abidjan, prochedans sa jeunesse de la mouvance wahhabite (aussi appele sun-nite ), puis adepte de la qadiriyya.De cette rencontre indite mergeaune lite religieuse dun genre nou-veau. Cette lite fut soucieuse de sur-monter les diffrences gnration-nelles, doctrinaires, sociales etethno-rgionales de la socit musul-mane pour sattacher rpondre audfi de linterface entre islam etmodernit. Comme le formulait untudiant musulman, dsormais, lis-lam ntait plus la (seule) affaire devieux marchands dioulas, mais la reli-gion de jeunes cadres universitaires .

    LE CONSEIL SUPRIEUR DES IMAMS: UNE INSTANCE MAJEURELes nouvelles lites initirent un pro-cessus graduel de restructurationcommunautaire lchelle nationale.Ce processus culmina avec la cra-tion de deux institutions affilies, leConseil suprieur des imams (COSIM,1991) et le Conseil national islamique(CNI, 1993). leur cration, dans lecontexte dltre de livoirit ,COSIM et CNI bnficirent dun fortsoutien populaire, leur confrant dela lgitimit pour simposer commeintermdiaire privilgi auprs desautorits publiques. Ces institutionsinvestirent surtout le terrain commu-nautaire. Elles facilitrent lencadre-ment de la jeunesse tudiante etactive, linsertion des tudiants deretour du monde arabo-islamique, latransition vers un mode plus modernede gestion des mosques et de lima-mat, lobtention de fonds pourdiverses activits et la gestion des

    conflits internes. Plus de vingt ansaprs leur cration, le CNI sest tiolen raison dune querelle de leader-ship avec le COSIM. Mais si desimams se sont embourgeoiss et si lamobilisation populaire sest ralentie,le COSIM reste linstance majeure delislam ivoirien.Cheikh Aboubacar Fofana est, depuis

    secteurs du transport et du commerceinformel ; le ralenti des activits est sen-sible pour tous lors du Ramadan.Langue du march par excellence, ledioula est la premire lingua franca desIvoiriens toutes origines et religionsconfondues, avant mme le franais,seule langue officielle.

    DCHIRURES ETHNO-RELIGIEUSESLa mort dHouphout fin 1993 a sonnle glas dune Cte dIvoire qui aspiraitau dveloppement dans une certainetolrance et hospitalit, et danslaquelle les musulmans taient, toutesproportions gardes, relativement bien

    intgrs. La lutte politique froce dessuccesseurs dHouphout a produitlidologie de prfrence nationale ditede livoirit , pour exclure la candi-dature dAlassane Ouattara, ex-pre-mier ministre dHouphout. Le groupedes trangers-Dioula-musulmans acollectivement souffert de la xnopho-bie de livoirit .Les violences samplifirent avec llec-tion de Laurent Gbagbo en octo-bre 2000, laquelle engendra le premiercharnier de lhistoire du pays, le char-nier de Yopougon contenant les corpsde 57 Dioula. Le 19 septembre 2002,des mutins originaires du nord ivoi-rien et soutenus par le Burkina Fasotentrent un coup dtat contre lergime en place. Il sensuivit une divi-sion de la Cte dIvoire entre un sudpro-gouvernemental rest souscontrle du prsident Gbagbo et unnord rebelle pass dans le giron desForces nouvelles diriges parGuillaume Soro (catholique Snoufo).Converti au pentectisme avec sonpouse en 1998, Gbagbo et ses sou-tiens vangliques et patriotiques assi-milrent la rbellion et les partis dop-position, dont celui dAlassaneOuattara, luvre du diable contrele plan de Jsus de faire de la CtedIvoire une nouvelle Jrusalem.Dnonant (sans fondement) des ter-roristes islamistes ivoiriens, les cercles

    Les plusbelliqueux des

    proches de lancienprsident voulaient

    faire basculer le conflit politico-lectoral dans la

    guerre religieuse.

    Les lites musulmanes daujourdhuirappellent avec fiert cet hritage dun islam de paix, aux antipodes

    dun islam de conqute hgmonique.

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    2006, prsident du COSIM et cheikhal-ama (cheikh des imams). Dautresimams du COSIM ont un profil cha-rismatique. Ainsi limam DjiguibaCiss, tout la fois recteur de la flam-boyante mosque du Plateau, le quar-tier des affaires dAbidjan (o le ser-mon est prononc en franais, enarabe, et en anglais), directeur de laFM islamique Al Bayane (qui diffuseen 26 langues avec un fort taux

    dcoute) et prsident-fondateur de la Fondation Djigui, la GrandeEsprance , une organisation nongouvernementale (ONG) qui luttecontre la pandmie du VIH-Sida etcontre les violences faites aux femmes,excision incluse.Les communauts musulmanes deCte dIvoire restent diverses, notam-ment au plan doctrinal. La commu-naut wahhabite ou sunnite, visiblepar la barbe et le pantalon court deshommes et par le voile intgral desfemmes, est bien structure. Le Dr

    Moussa Fadiga Al Farouk et limamBoun Ladj Camara sont les figures deproue de lAssociation des musulmanssunnites de Cte dIvoire (AMSCI) etdu Conseil des imams sunnites(CODIS). Le mouvement gre luniver-sit islamique Al Fourquane Abidjanet une radio FM locale du mme nom Man (saccage le 15 mars dernier la suite dun conflit interne dimamat).Ce mouvement dorientation salafistea adopt de longue date une posturede discrtion voire de retrait par rap-port aux affaires politiques, tout enaffichant son respect de la lgalitconstitutionnelle.En parallle, depuis 2000, un rveilconfrrique et notamment tidjani afavoris lmergence Abidjan dunejeune gnration de cheikhs et kha-lifes, organiss en cercles plus oumoins concurrents. Parmi eux : CheikhMoustapha Sonta qui se prsentecomme le khalife gnral des tidjanesde Cte dIvoire, et Cheikh MalickKonat dont les rassemblements peu-vent remplir le Palais des Sports deTreichville ; ces guides nont toutefoispas lascendant des cheikhs snga-lais. Un moment important de la viedes communauts soufies est la cl-bration du Mawlid ou naissance du

    Prophte, une fte que les salafistesconsidrent comme bida ou inno-vation blmable . La forte mobilisa-tion des musulmans vivant dans le sud,qui partent chaque anne vers le nordpar convois en bus pour clbrer leMawlid dans leurs rgions dorigine,semble attester de ce que les salafistesnont pas le dessus en termes dassisepopulaire en Cte dIvoire.Le COSIM valorise la diversit isla-

    mique que reprsentent les sunnites, tidjanis, qadiris, mourides, tablighijamaat ou chiites (majoritairementlibanais). En retour, ces derniers recon-naissent lautorit du COSIM, uneautorit qui rassemble en dernierrecours, que ce soit pour fixer les dateslunaires des ftes islamiques ou ra-gir aux violences anti-musulmanes.

    ISLAM CIVIQUE, CIVISME MUSULMANDs sa cration, le Conseil nationalislamique neut de cesse de rpter laloyaut des musulmans lendroit deslois laques et dmocratiques de laRpublique, pourfendant sans mna-gement les drives xnophobes dessuccesseurs dHouphout. Face les-calade des violences, notammentaprs le charnier de Yopougon, le lea-dership du COSIM-CNI ritrait sescondamnations, le message dun islamde paix rfractaire aux contre-vio-lences, et lurgence de refonder lesrgles du vivre ensemble dans le res-pect des diffrences de chacun. Encela, le discours musulman fut relaypar le Forum des confessions reli-gieuses. Cette plateforme dchangesinter-religieux, fonde en 1995 avec laparticipation des catholiques et dau-tres chrtiens, joua un rle bnfiqueau plus fort des derniers conflits, enprenant le contre-pied de drives quiauraient pu attiser une guerre de reli-gions.La rbellion du 19 septembre 2002 neportait aucune revendication reli-gieuse. Les mutins furent assists dedozos ou chasseurs traditionnelssnoufo-malink, considrs commedes spcialistes de linvisible et four-nisseurs darmes ou gris-gris invinci-bles. Sous la gouvernance des Forcesnouvelles, le nord ivoirien ne fut aucu-

    nement le thtre dune radicalisationmusulmane mais plutt dun retourde certains musulmans aux religionstraditionnelles au ftichisme ,comme le dplorrent les imams. Dansle sud, pendant la crise post-lecto-rale, les violences patriotico-vang-liques du camp Gbagbo contre lislamfirent craindre des drapages du ctdes jeunes musulmans dsuvrs desquartiers populaires dAbidjan et desdioulabougous (quartiers dioulas) desvilles mridionales. Mais le COSIMpublia quelques communiqus quifurent couts. Ces communiquscondamnaient les violences, quali-fiaient leurs auteurs de mcrants etinvitaient les musulmans la patienceet la retenue contre toute vellit devengeance, surtout lencontre deschrtiens. Aprs linvestiture deOuattara, fidles et guides musulmanssinvestirent activement dans leffortde rconciliation, aux cts des catho-liques et dautres groupes chrtiens.Les musulmans de Cte dIvoire sontconcentrs sur les dfis de leur envi-ronnement national : ils sont finale-ment peu tourns vers lextrieur. En2000, Grand-Bassam avait accueilli lepremier colloque international desmusulmans de lespace francophone,soutenu par Tariq Ramadan. Mais lini-tiative na gure port de fruits, aumoins localement. Le COSIM agredes financements venus dArabie saou-dite ou dautres tats du monde arabo-islamique, mais entend garder la mainsur son approche doctrinale. LeCOSIM a cr lInstitut internationalde limamat en Afrique Abidjan, pourformer des imams africains auxsciences islamiques et larabe maisaussi aux ralits contextuelles dessocits africaines. Les violencesdAQMI et autres Boko Haram sontdplores mais paraissent lointaines :les imams ivoiriens ne se sentent pasvraiment concerns. Le COSIM a tard ragir aux vnements de CharlieHebdo. Son communiqu a condamnfermement autant les assassinats queles caricatures. La Une de Charliecaricaturant le Prophte na entranquune seule manifestation sponta-ne denviron trois cents musulmans Abidjan, rapidement disperse etnon endosse par le COSIM : autantdire un flop dans une ville de 4,7 mil-lions dhabitants dont une moiti demusulmans. n

    *Marie Miran-Guyon estanthropologue. Elle est matre deconfrences lcole des hautestudes en sciences sociales (EHESS).

    Aprs linvestiture de Ouattara, fidles et guides musulmans sinvestirentactivement dans leffort de rconciliation,

    aux cts des catholiques et dautres groupes chrtiens.

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    SUR LANTISMITISME DANS LE MONDE MUSULMAN

    ENTRETIEN AVECSYLVIE-ANNE GOLDBERG*

    L e contexte actuel et le traite-ment mdiatique qui en est faitpeuvent donner limpressiondun fort antagonisme entre musul-mans et juifs, cependant dun pointde vue historique, ne peut-on pas pen-ser que douze sicles de cohabitationautour de la Mditerrane ont nces-sairement d entraner des relationsbeaucoup plus complexes?Ces relations sont effectivement trscomplexes, et pas seulement dansune perspective historique. Encoreactuellement, dans les lieux o coha-

    bitent des juifs et des musulmansissus des mmes origines, on peut voirquil existe tout un ventail de rela-tions fondes sur la proximit etlchange, et qui ne relvent pas duseul antagonisme, mais aussi de lafamiliarit et de la complicit. Aucours de ces longs sicles de coexis-tence, un agencement culturel iden-

    tique sest dvelopp qui a donnnaissance un systme trs particu-lier de relations sociales et qui sou-vent, mme de nos jours, chappentaux conflits politiques et aux antago-nismes religieux. Ce voisinage scu-laire a conduit des similarits et desproximits que lon retrouve dans lalangue, les coutumes, les modles etles formes de religiosits ; mais ga-lement dans ses formes culturelles,dans la musique, la cuisine, ou lesstructures familiales. Cest cet ensem-ble que lon rsume sous le terme deculture judo-arabe ou judo-musul-mane. Cette culture sest ancre parmi

    les juifs en dpit des variations despolitiques institues par lIslam lgard des autres minorits mono-thistes. La dhima (terme qui quali-fie le traitement des non-musulmansmonothistes : juifs, chrtiens etzoroastriens) que lon entend souventgalement mentionne comme lePacte dOmar, a ainsi favoris lmer-

    gence dune ambigut fondamentaledans les relations lgard des non-musulmans. Dun ct, sous rservequelles paient une forme dimptspcial, la jizia, ces minorits taientlibres dexercer leurs cultes sansentrave, de lautre, elle les plaait enposition dabaissement social. Ledegr de cet abaissement tantvariable selon les lieux et les poques,et nombre de juifs occuprent nan-moins de hautes fonctions adminis-tratives au cours de certains rgnes.Si cela nest videmment en rien com-parable avec les politiques de sgr-gation, discrimination, et perscu-tion voire aux expulsions mises enplace dans la plupart des pays chr-tiens europens au cours du Moyenge, il y eut cependant des priodessombres au cours desquelles les juifsdurent se convertir pour chapper la mort.Pour saisir cependant la familiaritqui sest dveloppe entre juifs orien-taux et musulmans il faut garder lesprit quelques lments historiquesessentiels. La conqute musulmanesurvient au VIIe sicle alors que lamajeure partie des juifs se rpartitentre les empires perse et byzantinen Orient et au Moyen-Orient. Endehors de la petite diaspora qui avait

    Ce voisinage sculaire a conduit dessimilarits et des proximits que lon

    retrouve dans la langue, les coutumes, lesmodles et les formes de religiosits

    Lantismitisme, vieux dmon europen, retrouve une vigueur largementimpute lislam et aux musulmans. Quen est-il rellement des liens entreislam et antismitisme?

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    migr, volontairement ou non versles ctes de lEurope chrtienne, duNord et de lEst, les populations juivesconnaissent deux foyers. Lun taittraditionnellement la Palestine, oleur situation sous le rgime deByzance tait misrable, et lautre,plus prospre, en Orient, dans lan-cienne Babylonie biblique, couverteensuite par lEmpire perse et o staitmaintenue une prsence juive rgu-lirement alimente par des migra-tions de Palestine suivant les tribula-tions lies dabord aux guerres avecRome, puis aux contraintes imposesaprs le passage au christianisme. Cesdeux populations, spares par lesfrontires dempires, ltaient gale-ment par de nombreuses diffrencesculturelles et rituelles, fortement enra-cines. La victoire foudroyante delIslam va permettre de runir sous lamme bannire politique ces deuxentits en leur permettant de renoueravec des traditions prohibes parByzance, et notamment de se rin-staller Jrusalem. Elle leur permet-tra, dans un tout autre ordre dides,de normaliser en les unifiant, leurstraditions via le Talmud dit deBabylone, ainsi que de se lancer sur

    les voies commerciales nouvellementouvertes, allant de Bagdad la Chine,en passant par lEspagne. Lun desphnomnes les plus remarquablesest probablement linfluence de laculture musulmane sur des domainestels que la philosophie, les sciences,la posie, la mystique ou le droit quiont ensuite migr avec les popula-tions juives de lespace islamique versles contres chrtiennes o ils se sontperptus.

    Malgr cette longue cohabitation,retrouve-t-on les traces dun anta-gonisme religieux fondamental dansles textes sacrs de lislam?Au cours des sicles de la formationde lIslam, celui-ci avait faire avecnombre de minorits, ethniques etreligieuses, dont les juifs faisaient par-tie, mais ils ntaient pas les seuls. Ila eu ensuite sarranger, plus oumoins pacifiquement, avec ses pro-pres diversits, il ny a donc jamais eude face--face juifs/musulmanscomme cela a t le cas en Europeentre chrtiens et juifs, o laltrittait nettement plus radicale.

    En Europe, les racines de lantismi-tisme sont pourtant beaucoup plusvieilles? Do vient-il?Il ne faut pas se voiler la face, lan-tijudasme, la haine des juifs, sont partie intgrante de lvanglisationchrtienne, comme lavait remar-quablement point Jules Isaac sous

    le terme denseignement dumpris . Cette haine tient lam-bivalence due au fait que le chris-tianisme sest fond par lappropria-tion des sources et des textes desjuifs (la Bible hbraque appeleAncien Testa ment) tout en leurdniant la possibilit dvoluer au-del de la religion biblique, dont lui-mme stait dtach. Au cours dessicles dvanglisation de lEurope,il a galement fallu convaincre les

    chrtiens que les juifs ntaient pasles reprsentants de la juste reli-gion qui tait prche, et les sourceslaissent penser que ce ntait pastoujours facile. De l les mesures desgrgation et la cration du boucmissaire , cible de toutes les ava-nies et responsable de tous lesmaux, rels et imaginaires, qui ser-vait incidemment renforcer liden-tit chrtienne.

    Ce vieil et composite antismitismeeuropen a-t-il influenc des pen-seurs musulmans?La colonisation a import son sys-tme de valeurs et dducation, parmilesquels lantismitisme traditionnelchrtien. En outre, en renforant,comme avec le dcret Crmieux, lesdiffrences de traitement entre juifset musulmans, elle a fait jouer les divi-sions au sein des populations locales.Les voisins sculaires ont commenc se diffrencier les uns des autres,notamment par leffet des privilgeset des bnfices que pouvaient faireobtenir laccession la culture et auxmurs occidentales.

    Dans ce contexte, la cration deltat dIsral en 1948 fait-elle figurede tournant?Il est indniable que la cration deltat dIsral marque un tournantimportant, mais quil faut considrerdans ses deux dimensions. Dun ct,certains juifs migrrent ds 1948 vers

    Isral certes, mais de lautre, un grandnombre dentre eux vcut leur expul-sion du Maghreb comme un vrita-ble dracinement et un exil dont ilsont gard une profonde nostalgie,comme le montrent leurs productionslittraires, la musique et les traditionsspcifiques quils maintiennent,notamment en Isral.

    Des auteurs comme Sophie Bessisvoquent une politique dhomogni-sation ethnico-religieuse dans lemonde arabe entre la fin des annes1940 et celle des annes 1960, enparallle de celle mene par ltatisralien, aboutissant au dpart deprs de 800000 juifs. lissue de laGuerre des Six Jours, Isral se lancedans une colonisation qui ne cesserade gagner en importance dans lesdcennies suivantes. Ce double pro-cessus a-t-il eu une influence cons-quente sur lvolution de lantismi-tisme dans la seconde partie du XXesicle?En ce qui me concerne, sauf penserque ltat dIsral reprsenterait lesjuifs o et quels quils soient ce quiest loin dtre le cas , cela ne mesemble quune justification fallacieuse la ractivation dun antismitismedormant qui nattendait quune occa-sion pour se librer de la chape dehonte sous laquelle lhistoire lavaitplace. Mais il est vrai que limplan-tation dIsral, un moment o lonassistait un processus de dcoloni-sation gnralis, ne la gure servi,dautant que les politiques quil mneen ce sens depuis 1967 ne sont pasaisment cautionnables dans cecontexte.

    Actuellement, en Europe, le nga-tionnisme et la question de la Shoahparaissent former un lment indis-pensable des discours antismites,en va-t-il de mme dans les paysdits musulmans?

    Il ny a donc jamais eu de face--facejuifs/musulmans comme cela a t le cas

    en Europe entre chrtiens et juifs, olaltrit tait nettement plus radicale.

    La colonisation en renforant, comme avec le dcret Crmieux,

    les diffrences de traitement entre juifs et musulmans, a fait jouer les divisions

    au sein des populations locales.

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    LES MUSULMANS, A SE COMPTE ?

    ENTRETIEN AVEC MICHAL ORAND*

    Lislam, deuxime religion deFrance , lassertion est devenue untopos mais sait-on au juste combiende musulmans compte notre pays?Du fait du classement de lapparte-nance religieuse en donne sensi-ble par la loi Informatique et Liberts,la statistique publique ne sintresseque rarement la question. Quelquesenqutes existent cependant sur lesujet. La plus rcente est lenquteTrajectoires et Origines (TeO), raliseen 2010 par lINED et lINSEE, quidonne le rsultat suivant : lislam estbien la deuxime religion de France,avec 8 % de personnes rpondant tremusulmanes parmi les 18-50 ans. Dece rsultat, on peut extrapoler un peuplus de 2 millions le nombre de musul-mans dans cette tranche dge, et lgrement moins de 4 millions danslensemble de la population. Par ail-leurs, 43 % des rpondants cetteenqute se dclarent catholiques, et45 % disent ne pas avoir de religion.

    Existe-t-il dautres estimations de cechiffre ? Pourquoi y a-t-il des diff-rences? Ces enqutes refltent-ellesla nuance qui peut exister entreappartenance communautaire etpratique relle?Le chiffre tabli en 2010 par lINED etlINSEE fait consensus, mais il existeeffectivement dautres estimations quipeuvent diffrer sensiblement. Un despoints trs importants dans les

    enqutes sur la pratique ou lapparte-nance religieuse est la faon de pren-dre en compte la non-religiosit. Danslenqute TeO, notamment, le ques-tionnaire comprenait dabord unequestion sur le fait davoir ou non unereligion, avant de prciser laquelle.Cest rarement le cas, et la plupart desenqutes incitent fortement les rpon-dants dclarer une religion en ne lais-sant pas de porte de sortie assez claire.Cest un point trs important, car dans

    le premier cas, on considre la religionuniquement du point de vue de la pra-tique cultuelle, alors que dans ledeuxime cas, cest le pendant plusculturel de la religion qui est au cen-tre de la question.

    En 2010, le ministre de lIntrieur aannonc une estimation de 5 6mil-lions de musulmans en France maiscomment est-il en capacit de four-nir un chiffre si ces statistiques sontinterdites?Les statistiques sur lappartenance reli-gieuse ne sont pas proprement par-ler interdites, mais leur recueil et leur

    traitement est drastiquement encadrpar la loi Informatique et Liberts. Leservice statistique public disposecependant de drogations spcifiquessur lutilisation de ces donnes dites sensibles . Mais il est vrai quen 2010,le ministre de lIntrieur ne disposaitdaucun service pouvant bnficier decette drogation, et a d user dap-proximations : cest en utilisant lori-gine gographique des personnes queleur chiffre a t construit, en comp-

    tant par exemple toutes les personnesoriginaires du Maghreb commemusulmanes pratiquantes, ce qui estloin dtre le cas. Le chiffre du minis-tre de lIntrieur est donc fortementsurestim.

    Une telle approche, et lassignationidentitaire qui en rsulte, ne ren-force-t-elle pas la confusion entreimmigr, tranger et musulman?Si, et il est clair que les amalgames ainsiutiliss par le ministre de lIntrieurentre origine gographique et religion,au milieu du quinquennat de NicolasSarkozy, ntaient pas un hasard. Mais

    En dehors des rsultats de lenqute INED/INSEE, les assertions concer-nant la place de lislam en France manquent souvent de srieux et relventplutt du fantasme.

    Il me parat effectivement appropri de parler de fantasme quant la faon

    dont les mdia dpeignent lislam, puisque les instituts de sondage,

    principaux fournisseurs, ne construisentleurs chiffres sur rien de solide.

    *Sylvie-Anne Goldberg esthistorienne. Elle est directricedtudes lcole des hautes tudesen sciences sociales (EHESS).

    Propos recueillis par Mickal Bouali.

    On peut relever, l encore, deux typesde discours, qui finalement aboutis-sent au mme rsultat. Il y a effecti-vement, laspect ngationniste, quivise priver les juifs des bnficessymboliques quils auraient pu reti-rer de leur massacre, notamment lacration de ltat dIsral : puisque lemassacre naurait pas eu lieu, de quoise targueraient-ils ? Mais on observesimultanment une forme dinver-sion de la donne qui, associant ltatdIsral au nazisme et les Palestiniensaux Juifs, revient lgitimer la ralitdu gnocide. Lutilisation politique

    de lun ou/et lautre de ces deux typesde discours est un phnomne mar-quant dans certains pays musulmans,mais certainement pas dans tous, etelle fonctionne galement ailleurs,servant dautres objectifs moinsavouables. Il me semble cependantque la haine des juifs que lon peutrelever ces dernires dcennies danscertains de ces pays, est un phno-mne indit jusque-l. Mais il dpasselargement lantagonisme religieux construction artificielle et ressor-tit bien plus de grands conflits quitraversent malheureusement notre

    plante, entre les diffrents systmesde valeurs, la rpartition des biens etdes matires premires, et les inga-lits entre populations. Ce nest pasla premire fois que les juifs se voientjugs responsables de toutes lesplaies, mais, auparavant, ils navaientpas dtat, et celui-ci remplit actuel-lement la fonction dexutoire. n

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    aborder la religion du point de vue cul-turel a galement un autre effet per-vers, symtrique, qui est de fabriquerune fausse identit catholique lapopulation non immigre, alors queles rsultats de lenqute TeO sont for-mels : prs de la moiti des habitantsde la France mtropolitaine dclarentnavoir aucune religion quand on leurpose spontanment la question. Enoubliant ce point fondamental, cestlimage dune France catholique enva-hie par les musulmans quon agite. Uneimage qui na videmment aucun fon-dement, dune part parce que la Francenest pas catholique, et dautre partparce que les immigrs sont loin dtretous musulmans (voir par exemple larubrique Statistiques du numro 43 deLa Revue du projet, consacre au sujet).

    Que penser de linterdiction des sta-tistiques religieuses? Certains avan-cent que lever cette interdiction per-

    mettrait de mettre un terme au fan-tasme dont lislam est aujourdhui lob-jet et dont la presse se fait le relais:quelques exemples, En France, desjeunes de plus en plus fidles lis-lam, Le Monde, 4 novembre 2012; Lislam, premire religion enFrance?, Le Figaro, 24 octobre 2012;Un rapport explosif sur lislam radi-cal dans les prisons franaises, LeFigaro, 22 octobre 2014.)Il me parat effectivement appropride parler de fantasme quant la faondont les mdia dpeignent lislam,puisque les instituts de sondage, prin-cipaux fournisseurs, ne construisentleurs chiffres sur rien de solide. LIFOPsest notamment fait la spcialitdutiliser dans certains de ses son-dages un panel de personnes dori-gine musulmane sans aucune vali-dit scientifique.Mais il ne me semble pas que ces fan-tasmes soient dus au cadre lgislatif

    contraignant sur le recueil et lutilisa-tion de statistiques religieuses. Ils rel-vent plutt de ladhsion croissantedes mdia limage dune France mor-cele entre des communauts cultu-relles ou religieuses, promue notam-ment par le Front national. Relcherle cadre lgislatif provoquerait sansdoute, dans cette ambiance, uneouverture encore plus grande du robi-net fantasmes, que les quelquesrecherches ralises srieusement nesauraient sans doute pas refermer.Lexemple de lenqute TeO, exem-plaire sur la question de limmigration,mais qui a chou transformer lestermes du dbat public, est malheu-reusement trs parlant sur ce point. n

    *Michal Orand est administrateur lInstitut national de la statistique etdes tudes conomiques (INSEE).

    Propos recueillis par Mickal Bouali.

    LES MUSULMANS DE FRANCE : UN PROFIL SOCIAL ET POLITIQUE SPCIFIQUE ?Le prisme de la religion cre un clivage entre les Franais musulmans et lereste de la socit mais ne se retrouve pas dterminant dans la motivationdu vote.ENTRETIEN AVEC VINCENT TIBERJ*

    Somms de se dmarquer desexactions de ltat islamique,attentivement observs aumoment du 11janvier, les adresses lendroit des musulmans de Francese multiplient, mais existent-ils commegroupe en tant que tel, dot dune soli-darit qui transcenderait les clivagesde classes ou des trajectoires socialesdivergentes? force dtre montrs du doigt, oui. Ilfaudrait parler de musulmans au plu-riel et non au singulier, tant les pra-tiques divergent, en raison mme dela nature de lislam. Cest une religionqui comprend de nombreux courantset qui nest pas vritablement structu-re, avec une hirarchie. Et la princi-pale erreur des commentateurs, cestquils plaquent le modle catholiquela plupart du temps pour comprendrelIslam. Il y a un vrai dbat au seinde lislam et des discussions entreimams pour dcider de la conformit

    ou non de telle pratique, linstar duport du voile par exemple. Avec leConseil franais du culte musulman,Sarkozy a tent de crer une sortedunanimisme et de hirarchie maislIslam ne fonctionne pas ainsi et celaexplique lchec de cette dmarche. Ensuite quand on pense Islam, on atout de suite limage de la mosque lesprit mais la ralit est plus com-plexe. Plus dune majorit de musul-mans le sont de pratique prive, cest--dire quils ne vont jamais lamosque mais tchent dappliquerleurs prceptes religieux dans le privou dans le cadre de la famille.Seulement 20 % des musulmans vontrgulirement la mosque.Face ce groupe foncirement ht-rogne, on constate des logiquesdamalgame et de dnonciation dontla principale consquence pourrait trede crer une communaut par la dis-crimination. force de stigmatiser lis-lam, celui-ci est devenu la manire depenser la diversit la place de lori-gine gographique ou sociale. La

    France refuse de prendre en compte lecritre ethnique, linstar ce que quise fait chez les Anglo-Saxons mais ducoup, cest le critre de la religion quiest mis en avant, ce qui nous conduitaux spculations sur le vote musulmanou la nomination dun prfet dit musul-man. force de procder ainsi, on va

    finir par crer un clivage entre lesFranais musulmans et le reste de lasocit. Qui parle aujourdhui au nomde la diversit ? Ctait SOS Racismedans les annes 1980-1990, puis ACLE-FEU et dautres associations de ban-lieues aprs les meutes de 2005 alors

    On a un regardsur lintgration

    qui est un regardfauss par

    le ngatif.

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  • quaujourdhui, on voit mer ger desassociations de dfense des musul-mans dont le CCIF (Comit contre lis-lamophobie en France) quon entendle plus.

    Dans votre enqute, Des Franaiscomme les autres? sur les citoyensdorigine maghrbine, africaine etturque publie en 2006, vous cri-viez que le contraste entre anciensFranais et nouveaux Franais

    nest pas si important que lonretienne la dimension religieuse, laquestion des identits ou celle de lavolont de russite . Dix ans aprs,pourriez-vous tablir un semblableconstat malgr lassignation identi-taire, provoque par la quotidienneconfusion entre immigr et musul-man, et ce parfois, jusquau sommetde ltat (cf. La manire dont le minis-tre de lIntrieur a effectu le calculde la population musulmane enFrance en 2010)?On a refait une tude similaire DesFranais comme les autres en 2008,avec une qualit dinformation moinsimportante et dj la similitude entre anciens Franais et nouveauxFranais ntait pas parfaite. Mais leproblme est que lon a souvent uneperception biaise de lintgration tropsouvent tourne sur lchec plutt queles russites. On va sintresser sur cequi ne va pas ou ce qui diverge alorsque nombre de travaux montrent queles jeunes dorigine maghrbine outurque passent le bac et russissentmieux que les lves de mme originesociale. On a un regard sur lintgra-tion qui est un regard fauss par lengatif. Lorsquon prend de la hauteuret quon analyse les rsultats dans leurensemble, on se rend mme compteque ces jeunes sont mieux intgrs que le reste de la population sur cer-tains critres comme lintrt port la politique.Il ne faut pas considrer lidentitcomme un stock dlimit fonction-nant en vase communiquant si on estplus de l-bas, on nest pas moins dici.Il y a une vraie recomposition identi-taire chez ces jeunes, des identits entraits dunion qui expliquent quils sesentent la fois franais et maghr-bins/turque.

    Enfin, pour ce qui est de lavenir, il y adiffrents scnarii possibles et on peuttrs bien imaginer que lassignationidentitaire lIslam cre chez ces gensune raction denfermement. Il taitplus de 80 % voter pour la gauche en2005 ou en 2012 et on ne sait pasencore sil peut y avoir un changementmajeur. Les enqutes existantes misesbout bout nindiquent pas de varia-tions importantes mais cet lectoratnest pas vraiment pris en compte par

    les responsables politiques. On peutprtendre lutter contre le racisme maissi lon ne relve jamais ce que cespopulations apportent de positif, ilnest pas tonnant que celles-ci ne sesentent pas coutes. Et la cons-quence de tout ceci nest pas que cetlectorat va voter pour la droite maistout simplement, quil ne se dplaceplus pour voter.

    Quen est-il des partis musul-mans ? Aux lections dpartemen-tales de mars2015 sest prsent unnouveau parti, lUnion des dmo-crates musulmans de France, arbo-rant la solidarit religieuse commerponse la perte de confiance dupolitique. De telles formations peu-vent-elles trouver un cho parmi lescitoyens franais se revendiquantcomme musulman ? Peut-on parlerde vote musulman?Les partis musulmans, a nest pasnouveau. Un parti des musulmans deFrance avait merg en 2004 dj maisil a disparu et lUnion des dmocrates

    musulmans de France sest avre treun feu de paille. Le systme politiquefranais est fait de telle manire quilsfavorisent les grands partis et laissepeu de place pour les petits partis (lexception de ceux qui font allianceavec les grands partis).

    Quant aux partis religieux, ils existentmais ont bien souvent perdu leur cou-leur religieuse ou font des scores anec-dotiques. Il suffit de voir la derniretentative des catholiques de sorgani-ser, en lespce le parti chrtien-dmo-crate de Christine Boutin qui reste can-tonn des scores drisoires. Ceconstat vaut galement pour lesmusulmans. Il ny a pas de lien directentre lIslam et le fait de voter gauche.Cest bien souvent le fait dappartenir un groupe discrimin qui motive levote gauche de ces nouveauxFranais . Le prisme de la religion nestdonc pas dterminant dans la moti-vation du vote mais au contraire, celle-ci est souvent dtermine par des cri-tres proches de ceux mis en avant parles autres franais. Contrairement ce quaffirment lIFOPet ses tudes sur le vote musulmandonc, ce nest pas le critre religieuxqui fait le vote mais lappartenance un groupe de minorit visible. Et lonoublie que parmi les Franais dori-gine maghrbine et turque, seuls 59 %se dclarent musulmans. Or, depuis1970, les sondeurs et les sociologuesont pris lhabitude dintroduire le cri-tre religieux dans les analyses lecto-rales (cf. Guy Michelet et MichelSimon, Classe, religion et politique, uneenqute de 1969 finance par le PCF).Cela permet de ne pas trop sinterro-ger sur linfluence de lorigine gogra-phique ou la couleur de peau dans laprise de dcision lectorale.

    Est-ce que lapparition de tels partispeut tre compare lmergence dela dmocratie chrtienne la fin duXIXe sicle, ainsi que lavancent cer-tains observateurs propos de lAKPen Turquie ou Ennadha en Tunisie.Non, cest tout le problme car ces ana-lyses aboutissent une sorte dessen-tialisation de lislam. Mais cette reli-gion nest pas la mme partout, ellenest pas issue des mmes traditions

    et elle nvolue pas dans le mme cadrepolitique. Ainsi, en caricaturant, onpourrait dire que lAKP semploie remettre en cause la lacit turque alorsque dans le mme temps, Ennahda estpeut-tre en train daccepter la scu-larisation tunisienne. Lislam est trs

    force de stigmatiser lislam, celui-ci estdevenu la manire de penser la diversit

    la place de lorigine gographique ousociale.

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    On peut prtendre lutter contre leracisme mais si lon ne relve jamais ce queces populations apportent de positif, il nest

    pas tonnant que celles-ci ne se sententpas coutes.

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    divers en France, on la dit, il lest donca fortiori dans le monde.

    Dgalit et Rconciliation aux affi-ds de Dieudonn, ct duneextrme droite stigmatisant tradi-tionnellement lIslam, certaines ten-dances affichent, linverse, unerelative bienveillance vis--vis descitoyens pouvant se dfinir commemusulmans, ces tentatives rencon-trent-elles un certain succs?Dans Des Franais comme lesautres , on avait repr que lantis-mitisme tait globalement plusrpandu chez les nouveauxFranais , de lordre de 33 % contre18 % dans le reste de la population.

    ce constat, il faut apporter deuxnuances. Tout dabord, cela signifieque lcrasante majorit de ces nou-veaux Franais nest pas concerne.Ensuite, cette proportion ramene lensemble de la population franaisene reprsente que 4 % au total, ce quiimplique que la majorit des antis-mites en France sont bien de cheznous et font appel une conceptiontraditionnelle de lantismitisme.Cependant, en ce qui concerne les 33 %mentionns, il importe de prciser queleur antismitisme ne mne pas auvote. Ils restent gauche, pour lheure,car dautres facteurs prsident leurdcision. Au moment de voter, les gensne sont pas exempts de contra dictions

    et bien souvent, des motivationssociales peuvent sopposer des moti-vations culturelles. Une minorit deces nouveaux Franais peut donctre considre mais ce trait nest passuffisamment important pour enta-mer un transfert vaste chelle entrela gauche et la droite radicale, notam-ment du fait des discours anti-immi-grs qui sont toujours largement majo-ritaires lextrme droite. n

    *Vincent Tiberj est polististe. Il estcharg de recherche lInstitutdtudes politiques de Paris.

    Propos recueillis par Mickal Bouali.

    Y A-T-IL UNE EXPRIENCEMUSULMANE EN FRANCE ?

    ENTRETIEN AVEC LEYLA ARSLAN*

    L e groupe les Indignes de laRpublique postule que laRpublique est colonisatricedans son rapport aux populationsimmigrs et notamment musulmanes.Quelle est lorigine de cette thse? Est-elle valable?Se posant en hritiers des luttes anti-coloniale et du tiers-mondisme, lesIndignes de la Rpublique affirmentquil existe en France un colonialismeinterne : les mcanismes tatiques degestion coloniale seraient encore luvre aujourdhui dans le traitementdes populations immigres et de faonplus large, dans celui des couchespopulaires parques en banlieue.Ltiquette indignes leur permetde regrouper lensemble des habitantsdes quartiers populaires sous unmme ensemble. Cependant, sil existedes phnomnes de sgrgation rsi-dentielle, scolaire, sil existe des formesde racisme et de discriminations forts lencontre des immigrs et de leursenfants, en particulier dorigine popu-laire, la violence de ces situations nesuffit pas affirmer que la France resteun tat colonial. La colonisation sefonde sur du droit, un droit spcifique.

    Le code de lindignat distinguait deuxcatgories : les citoyens franais et lessujets franais, ces derniers, privs dela majeure partie de leurs droits poli-tiques voyaient comme en Algrie pourles Musulmans leur statut person-nel pouvant relever du droit musul-

    man. Tel nest plus aujourdhui. UnFranais dorigine maghrbine vivanten banlieue sera soumis aux mmesrgles concernant le rgime person-nel quun Franais non issu de lim-migration vivant en centre-ville.

    Peut-on parler dun mpris declasse lgard des musulmans? Etplus largement lgard de limmi-gration?Lhistoire plurisculaire compliqueentre Orient et Occident a donn nais-sance en France un racisme anti-arabe fort qui a trouv un nouveaudveloppement avec la guerre

    dAlgrie et larrive dune immigra-tion de travail massive maghrbine. lpoque ces populations la fois pau-vres, p