La revue du projet n°14

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u P. 6 LE DOSSIER CRISES : CONSTRUCTION ET SUBVERSIONS P. 38 SCIENCES LA PLACE DE LA SCIENCE DANS LA SOCIÉTÉ 1/3 Par Jean-Pierre Kahane P. 36 JEAN-JACQUES ROUSSEAU, NOTRE CONTEMPORAIN Par Claude Mazauric P. 34 L’IDÉOLOGIE OU LA PENSÉE EMBARQUÉE Par Isabelle Garo N°14 FÉV 2012 REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF HISTOIRE COMMUNISME EN QUESTION

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La revue du projet n°14

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Page 1: La revue du projet n°14

u P.6 LE DOSSIER

CRISES : CONSTRUCTION ET SUBVERSIONS

P.38 SCIENCES

LA PLACE DE LA SCIENCEDANS LA SOCIÉTÉ 1/3Par Jean-Pierre Kahane

P.36 JEAN-JACQUESROUSSEAU, NOTRECONTEMPORAINPar Claude Mazauric

P.34 L’IDÉOLOGIE OU LA PENSÉE EMBARQUÉEPar Isabelle Garo

N°14FÉV2012

REVUEPOLITIQUEMENSUELLE

DU PCF

HISTOIRE COMMUNISME EN QUESTION

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LA REVUE DU PROJET - FÉVRIER 2012

2 SOMMAIRE2

FORUM DES LECTEURS

Nous disposons d'une édition La Revue du Projet publiée et recommandée parla rédaction de Mediapart. Nous vous invitons à participer à cette collaborationen réagissant, en commentant et en diffusant largement les contributions quenous mettons en ligne. http://blogs.mediapart.fr/edition/la-revue-du-projet

Note : Pour tout commentaire concernant cette édition, vous pouvez nous contacter à l'adressesuivante : [email protected]

Parce que prendre conscience d'un problème, c’estdéjà un premier pas vers sa résolution, nouspublions, chaque mois, un diagramme indiquant lepourcentage d'hommes et de femmes s’exprimantdans la revue.

Part de femmes et part d’hommes s’exprimant dans ce numéro.

4 ANNONCE AUX LECTEURS/LECTRICES

5 REGARDLe peuple de Paris Des guinguettes aux barricades

6 u25 LE DOSSIER

CRISES : CONSTRUCTION ET SUBVERSIONSAlain Vermeersch Sortir de la crise ou dépasser le capitalisme Michel Margairaz Des crises à comprendreYves Dimicoli À crise systémique réponsessystémiquesNasser Mansouri-Guilani Sortir de la crise  : lanécessaire reconquête de l’industrieVéronique Sandoval Changer le travail Yves Schwartz De la contradiction entreargent et activitéFrançois Morin Un nouveau monde sans Wall StreetDenis Durand Un autre crédit, élément cléd’une stratégie cohérente de transformationsocialeDominique Sicot L’euro  : dix ans, et déjà plusde dents  ?

Michel Husson Les trois étapes du changementFrédéric Lebaron Un parfum d’années 30…Jean Gadrey Vers une société post-croissance ?Henri Sterdyniak Changer d’économie ! Les propositions des économistes atterrés

26 COMBAT D’ IDÉESGérard Sreiff : L'Église catholique, la crise et la mondialisation

28 SONDAGESPrincipales préoccupations :pour soi ou pour le pays

29 PROGRAMME DU FRONT DE GAUCHE EN DÉBAT

Pour une santé et une protection sociale soli-daires

30 REVUE DES MÉDIASAlain Vermeersch La dégradation du triple A,une gifle pour la politique du quinquennatSarkozy

32 CRITIQUESCoordonnées par Marine Roussillon• Yves Sintomer Petite Histoire de l’expéri-mentation démocratique. Tirage au sort et politique d'Athènes à nos jours.

• Isabelle Garo, Elena Vieillard Consignes pourun communisme du XXIe siècle. Manuel rotatif.• Florence Dupont Rome, la ville sans origine  :l’Énéide  : un grand récit de métissage ?• Nous, métallos et militants Hispano-Suiza.• Robert Guédiguian, Maryse DumasParlons politique

34 COMMUNISME EN QUESTIONIsabelle Garo L’idéologie ou la pensée embarquée

36 HISTOIREClaude Mazauric Jean-Jacques Rousseau,

notre contemporain

38 SCIENCESJean-Pierre Kahane La place de la science

dans la société

40 CONTACTS / RESPONSABLESDES SECTEURS

Une rencontre autour de La Revue du Projeta lieu le 27 février à la section universitairede LYON...

Si vous souhaitez organiser des rencontres dans vos sections

contactez l’équipe de la revue

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HommesFemmes

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FÉVRIER 2012 - LA REVUE DU PROJET

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PATRICE BESSAC, RESPONSABLE DU PROJET

ÉDITO

TRAVAILLEURS, TRAVAILLEUSES...L es récentes interventions du

Front de gauche sur la luttecontre le Front national ont un

grand mérite : elles permettent entreautres d’atterrir sur la réalité du positionnement des ouvriers, desemployés, sur ce que nous appelonsles classes populaires.

En effet, et contrairement à l’idéo-logie boboïde, on constate que leFront national n’y domine pas, queces catégories sont marquées par undoute massif sur les partis politiques(une personne sur deux enmoyenne, voir le sondage de l’Hu-manité Dimanche) et que leurs aspi-rations sont profondément ancréesdans le besoin de justice sociale(logement, salaires, service public,égalité, respect).

Le mépris avec lequel l’idéologiedominante traite les travailleurs etles travailleuses issus des classespopulaires apparaît pour ce qu'il est,c'est-à-dire une tentative de cloi-sonner, contenir, décourager toutetentative de jonction.

Or, cette jonction est la principalequestion du Front de gauche dansles mois et aussi les années à venir.C’est une évidence qu’il convientde rappeler : alors que l’avant-garde est à présent unie et mobi-lisée, c’est du peuple que dépendla capacité à donner à nos idéesune force irrésistible.

De ce point de vue, les meetings, lesinitiatives militantes, les stages deformation auxquels je participe merenvoient tous à la même question :celui des cultures militantes et del’efficacité.

Je m’explique.

Nous avons de nombreux jeuneshommes et jeunes femmes quimilitent au Front de gauche et quiadhèrent au PCF. Le motif principalde leur engagement est l’urgencedu changement et ils exprimentune forte demande d’efficacité. Acontrario, l’une des sources dedémotivation est le bavardage, l’im-pression de perdre son temps,d’être inutile.

Cette réalité est à rapprocherd’études récentes sur l’évolution dumouvement sportif amateur. Cesétudes décrivent un changementdans l’implication des bénévolesavec une décrue du modèleconstruit autour du dirigeant charis-matique soutenant l’organisationpar beaucoup d’huile de coude auprofit d’un autre modèle, pluscollectif et plus centré sur desmissions précises et identifiées.

Au fond, le phénomène est simpleà expliquer : alors que les structuresfamiliales et salariales ont profon-dément évolué, comprimant beau-coup le temps disponible, lespersonnes recherchent le meilleuréquilibre entre temps disponible etefficacité.

En découlent à mon sens troisbesoins primordiaux.

1. Un besoin de passage/renouvel-lement des cultures militantes. Deschoses simples ne sont pas du toutévidentes : porte-à-porte, téléphone,organisations de réunions publi -ques, contact avec les citoyens... Ducoup, alors que la mer monte, il fauttransmettre, transmettre, trans-mettre pour organiser la montée enpuissance de l’implication dechacun, chacune.

2. Un besoin de redisposer l’équi-libre entre démocratie interne etmesures d’organisation. Il s’agit àmon sens de consacrer tout le tempset l’énergie nécessaires aux grandesdécisions relevant de la souverai-neté démocratique et pas plus. Lereste, j’entends par là les mesuresd’organisation, doivent relever dedispositif souple, rapide, centralisémais non autoritaire en liaisonconstante avec le terrain et doncadaptatif en permanence.

3. Un besoin de consacrer l’essen-tiel de l’énergie déployée au contacthumain, à la remontée de coordon-nées (portable, mail), à l’envoiconstant d’informations puis ànouveau au contact humain. Il s’agit,alors que la mer monte je le répète,d’élargir considérablement lasurface des personnes avec qui nousconversons (directement puis parvoie électronique ou téléphoniquepuis à nouveau directement) pourdéclencher des mobilisations viralespar le bas.

Au fond, cette campagne montre ànouveau que nous sommes entrésdans une nouvelle ère dans lequelle militantisme « d’en-bas » (ce n’estcertes pas entièrement juste d’uti-liser ce terme d’en-bas) voit sesforces multipliées et amplifiées parles gains de productivité permis parles nouvelles technologies et par lerepositionnement du rôle des struc-tures de direction.

En bref, vive le porte-à-porte ! Viventles militants ! Vive l'organisationessaimante ! n

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LA REVUE DU PROJET - FÉVRIER 2012

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LA REVUE EN VERSION PAPIER

10 N°PAR AN

N°1 N°2 N°3 N°4 N°5 N°6

N°7 N°8

N°13 N° hors série

N°9 N°10 N°11 N°12

Page 5: La revue du projet n°14

L’exposition présentée au musée Carnavalet offredans l’ensemble et le détail la vision d’un Paris déchuqu’on serait bien tenté de réanimer. Un riche pano-rama stimule notre imaginaire et nous invite eneffet, à travers plusieurs espaces thématiques, àrevisiter le passé ouvrier, artisan et industriel d’unecapitale qui permettait alors, dans une certainemesure au moins, de forcer les possibles et d’attein-dre la promesse d’une ville Monde.

La province qui répond à l’appel des faubourgs, lapeine des ouvriers qui courent derrière leur dû, desfermes qui résistent au fond de leurs cours contreles sirènes du « progrès », des jeunes femmes quiexécutent leur triste besogne dans de vastes etsilencieux appartements bourgeois, la respirationheureuse offerte par les promenades du dimanche,la violence qui avance quand la nuit tombe, desfamilles qui s’entassent par génération et mutuali-sent leurs besoins, l’horizon permanent des artisteset la terre désenchantée des vagabonds, l’humeurlégère des rues qui chantent et Paris affamé quiprend les armes. 

Paris est à la fois une fête et un sombre décor, unepromesse de chaque instant et le théâtre implacablede l’exploitation humaine et de l’asservissement autravail, c’est cette complexité que traduisent des

archives soigneusement choisies qui sont autant detémoignages des visages instables et mouvants qu’aempruntés Paris, ainsi qu’une « histoire des condi-tions de vie matérielles » qui a accompagné sestransformations successives.

C’est ce peuple à la fois fier et miséreux qu’on nousdonne à voir, le Paris des savoir-faire et des classessociales enrôlées dans leurs mœurs et leurs repré-sentations. Le Paris bruyant ou mythique des petitsmétiers, le Paris spontané, désinvolte et canaillecôtoie le Paris qui traque, exclut et se représentecomme un danger tout ce qui échappe à soncontrôle immédiat.

On vient ici à la rencontre d’un Paris riche de la diver-sité des hommes et des femmes qui le constituent etle produisent. Car Paris ne s’est pas engendré de lui-même. Ce sont bien ces individus aux mille visagesrassemblés sous l’idée de peuple qui ont fait Paris.

Le défi du XXIe siècle consistera peut-être pour Parisà créer les conditions pour ne pas voir complète-ment disparaître ce Paris «  populaire » qui nousmanque et qui menace, malgré bien des efforts col-lectifs et isolés, d'être renvoyé à un insistant etregretté passé.

NICOLAS DUTENT

FÉVRIER 2012 - LA REVUE DU PROJET

REGARD

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Le peuple de Paris au XIXe siècleDes guinguettes aux barricades

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PAR ALAIN VERMEERSCH*

Ces derniers temps, les discours abon-dent pour prétendre que la criseserait en voie de règlement. De

sommet en sommet, les dirigeants euro-péens adoptent des mesures qui ne fontqu'aggraver la situation. La BCE fait minede sortir du dogme intangible d'aides auxÉtats en prêtant aux banques près de 500milliards à 1 % d'intérêt. En réalité, celles-ci spéculent en prêtant aux Etats à 5, 6voir 8 %. La clause de « non-sauvegarde »est ainsi conservée. Cette clause est laparfaite illustration de cette obsessionnéolibérale d'imposer aux États le carcandes marchés financiers. Ces politiquesd'austérité en Europe sont de surcroîtlourdes de dangers pour la démocratieet la paix.À la fin janvier, le forum de Davos s'estsatisfait de l'amélioration de la situation.Certains parlent de la crise au passé. Legotha politique et financier a loué lesvertus de la politique d'austérité imposéeà tous les pays. En définitif, les dominantsne tiennent aucun compte de la réalitéde la crise commencée en 2007.Il n'y a pas un jour sans que le pouvoirde Nicolas Sarkozy n'annonce desmesures antisociales. Dans le droit fil deson discours à Toulon prononcé en janvierdernier, « la peur est de retour », avaitaffirmé le Président. Pour la « conjurer »,de nouveaux efforts vont être demandésaux Français. Il faudra poursuivre « laréduction des déficits publics », « encou-rager le travail » et, surtout, « refonderl'Europe ». De fait, avec la proposition deloi sur le droit du travail qui sera voté en

catimini à l'Assemblée nationale, lepouvoir veut en finir avec toute réglemen-tation sur le temps de travail des salariés. En outre, l'offensive du pouvoir et duMedef sur la réduction du coût du travail,vise à mettre le travail dans un carcan aunom de la compétitivité. Il s'agit desoumettre le travail à la seule loi desmarchés financiers.Mais des inquiétudes pointent dans cepaysage, des voix s'élèvent pour prônerdes alternatives. À Davos, un dirigeantd'un fond d'investissement américain, aprédit la mort du capitalisme occidental.« Nous avons trois ou quatre ans dansles pays occidentaux pour améliorernotre modèle économique, sinon nousaurons perdu la partie face au capita-lisme des pays émergents ou au capita-lisme d'État ». Patrick Artus, responsablede la recherche économique de Natixis,titre son dernier Flash économie(11/01/2012), « Une crise de type"marxiste" et d'expliquer, par cela, « nousentendons les enchaînements suivants :l'accumulation de capital productifconduit à une insuffisance de la renta-bilité du capital ; pour lutter contre cetteévolution, les "capitalistes" déformentle partage des revenus au détriment dessalariés ; ceci conduit à un affaiblisse-ment de la demande et malgré tout à lahausse des profits ; les profits […] sontinvestis dans des activités spéculatives ;ce développement des investissementsspéculatifs conduit finalement à unecrise financière. »Le Monde du 26 janvier peut titrer « Le"FT" ou la critique du capitalisme pur ».On peut y lire « Depuis plus de trois

semaines, l'organe central du capitalismeintelligent, le quotidien britannique, TheFinancial Times, ausculte l'état de l'éco-nomie de marché. Le tournant reagano-thatcherien, celui qui allait tordre le couau capitalisme tempéré de l'après-guerre,a été précédé, à la fin des années 1970,d'une longue démonisation de l'État parles penseurs de ce qu'on appelait alors« la révolution conservatrice ». Coupléeà la mondialisation des échanges qui allaitsuivre, elle a donné naissance à la versionactuelle du capitalisme – et à la crise de2008. Dans cette forme-là, l'économie demarché doitêtre abandonnée. « Elle s'estavérée non seulement instable mais, etde manière importante, aussi injuste »,dit l'éditorial lançant la série. « Au cœurde l'acte d'accusation dressé par le FT,il y a ce constat : le capitalisme est encrise parce qu'il produit, massivement,de l'inégalité. »Nous voyons bien par ces exemples laréalité des contradictions internes aucapitalisme. Cela doit nous encourager àmener une campagne pédagogique sur« comment on sort du système capita-liste ». Il s'agit de lier dans nos discourset nos actes ce tryptique : les luttes, lesidées et les alternatives. Il faut pousser laquestion de la sortie du système en réflé-chissant à son rythme et sa direction.Nous espérons que le présent numéro denotre revue y contribuera. n

*Alain Vermeersch est coordonnateur du présent dossier.

ÉDITO

LA REVUE DU PROJET - FÉVRIER 2012

Sortir de la crise que nous vivons aujourd'hui pose très fortement la ques-tion de la sortie du capitalisme. Ce mois-ci, La Revue du Projet a sollicitédes économistes, des militants politiques et syndicaux, mais aussi des spé-cialistes d'autres disciplines qui éclairent la compréhension de cette criseglobale (histoire, ergologie, sociologie...). Ils donnent leur analyse de lasituation et font des propositions sur les politiques alternatives possibles.

LE DOSSIER crises : construction et subversions

SORTIR DE LA CRISE OU DÉPASSER LE CAPITALISME

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FÉVRIIER 2012 - LA REVUE DU PROJET

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PAR MICHEL MARGAIRAZ*

Schématiquement, la crise améri-caine qui s’étale entre 1929 et 1932imbrique quatre crises (boursière,

agricole, financière, économique). Elletarde à se diffuser, mais à l’été 1931 lacrise européenne devient manifeste,quand s’effondrent de très grandesbanques en Allemagne et en Europecentrale et danubienne, comme la KreditAnstalt à Vienne. Tout le système finan-cier international vole alors en éclats etles échanges se contractent, la produc-tion fléchit, le chômage augmente, lesprix baissent. C’est le début de la défla-tion, c’est-à-dire à la fois une chute desproductions et une chute des prix et desrevenus. La baisse entraîne la baisse, quicrée l’incertitude, le refus de produire etd’échanger. C’est une régression cumulée.Tout cela arrive à l’été 1931, en Angleterreet en Allemagne d’abord, puis en France.Mais auparavant certaines productionsavaient fléchi. Face à cette situation les gouvernementsréagissent suivant des dosages variés eten ordre dispersé d’abord par des poli-tiques de déflation visant à réduire lesdépenses publiques, puis par la déva-luation, le repli protectionniste et despolitiques de relance budgétaire. Dèsl’été 1931, la Grande-Bretagne quitte lesystème d’étalon de change-or et, trèsrapidement, la livre sterling perd 30 à40 % de sa valeur. Au même moment,l’Allemagne et la plupart des pays d’Europe centrale et danubienne semunissent de contrôle des changes, decontrôle des mouvements de capitauxet du commerce extérieur. Un systèmeextrêmement rigide d’échanges, dit de« clearing » (une sorte de troc étatique),est mis en place entre ces pays. Cesévénements marquent la deuxième datede naissance de la crise : c’en est fini dusystème monétaire international et dela liberté des échanges, partout se dres-sent des barrières douanières, voire descontingentements, ce qui est pire. Dorénavant, chacun campe sur sa zonemonétaire privilégiée ou sur sa zone dedomination économique, comme l’Allemagne à l’égard des pays d’Europecentrale. On assiste donc à un éclate-

ment à la fois monétaire, commercial etpolitique, qui s’aggrave à partir de 1933avec l’accession au pouvoir des nazis.

L’ÉCHEC DES TENTATIVES DE CONCERTATION INTERNATIONALEEntre 1931 et 1933, toutes les tentativesde concertation échouent. La questiondes réparations continue en effet d’empoisonner les relations internatio-nales. Le traité de Versailles avait imposéà l’Allemagne des réparations dont letrès lourd montant avait été réajusté etéchelonné à travers les plans Dawes(1924) et Young (1929). Mais avec la crise,les dettes internationales sont suspen-dues par le moratoire Hoover, du nomdu président des États-Unis.En juin 1933, la conférence de Londressur les politiques monétaires et commer-ciales est le dernier moment où auraitpu s’établir une concertation entre lesgrands pays afin de répondre conjoin-tement à la crise. Mais Roosevelt, depuistrois mois au pouvoir, s’efforce destimuler la reprise économique encombinant diverses mesures (connuessous le nom de New Deal). Des mesurespermettent à l’État fédéral d’intervenirdans les questions économiques,bancaires, financières et commerciales,dans un désordre relatif. Rooseveltdécide à la fois de réguler le systèmebancaire, de décrocher le dollar de l’oret de le dévaluer, et d’engager desprogrammes successifs de grandstravaux pour employer les chômeurs. Ily adjoint des mesures d’aides auxpauvres. Il entend réduire l’endettementdes Américains, en particulier celui desfarmers de l’ouest qui ont beaucoup pesédans l’élection. Il décide en conséquence,à des fins de politique intérieure, dedéprécier le dollar par rapport à l’or etainsi faire repartir les prix à la hausse –ce qui entraîne une réduction de l’endettement. Pour cela, il décroche ledollar de l’or en avril 1933, puis le dévalueen janvier 1934, évitant de surcroît quele rapport entre la livre, qui est déjàdépréciée, et le dollar ne soit trop défa-vorable. Cette politique nationale étroiteet égoïste fait échouer la conférence deLondres. Roosevelt porte une lourderesponsabilité dans cette situation.

L’INTERVENTION DE L’ÉTATEn 1929, dominait encore l’idée libéraleque tout se rétablirait très vite, qu’il s’agis-sait d’un mécanisme d’épuration, ou decorrection automatique, et qu’il fallaitattendre. Ce n’est que peu à peu qu’on apris conscience qu’un équilibre vers lebas, durable, était possible et qu’il fallaitfaire plus qu’accompagner le mouvement,le contrarier.En 1936, John-Maynard Keynes dans saThéorie générale de l’emploi, de l’intérêtet de la monnaie, explique que l’on peuttrès bien avoir une économie en sous-emploi qui s’équilibre par une spiralerégressive permanente. Il n’y a pas nécessairement un rééquilibrage par desmécanismes des prix, des taux d’intérêtou de la monnaie. En 1931, en Europe,l’échec des politiques de déflation –comme la réduction des dépensespubliques, et notamment des traite-ments des fonctionnaires, pratiquée parBrüning en Allemagne, en 1931, ou parLaval en France, en 1935 – a montré quele système ne se rétablirait pas de lui-même. Les gouvernants ont compris(suivant des délais variables selon lesÉtats), qu’il fallait intervenir sur l’économie. C’est une grande nouveauté.Aux États-Unis aussi. Roosevelt ne s’est-il pas fait élire en novembre 1932 sur unprogramme volontariste ? Le thème desa campagne n’a-t-il pas été : « La seulechose que nous devons craindre, c’est lapeur elle-même » ?Ceci dit, il est difficile de faire le tri quantà l’efficacité des mesures prises. Certainspays s’en sortent mieux que d’autres.Mais est-ce lié à une politique particu-lière ? Aux caractères propres de chaqueéconomie nationale ? Un peu aux deuxsans doute… L’Angleterre et l’Allemagnesont les deux pays où la reprise est la plusprécoce, la plus forte et la plus nette, dès1934. En 1939, ils ont dépassé leur niveaude 1929. On ne peut donc pas en tirer deconclusion sur la nature du régime et surson efficacité. L’Allemagne ayant, d’ail-leurs, combiné des mesures prises avantet après l’arrivée au pouvoir de Hitler.

REDÉMARRAGE ALLEMAND…À l’été 1931, le gouvernement de Weimardécroche la monnaie de l’or. L’Allemagnen’ayant pas de réserves monétaires équi-valentes à celles des autres grands pays,un contrôle des changes est imposé etun protectionnisme autoritaire instauré.Il s’agit d’économiser le plus possible lesréserves de changes et d’or. En outre,Hitler met en place, grâce à son ministreHjalmar Schacht, un système financier

DES CRISES À COMPRENDREUn retour sur la crise des années 30 et les mesures prises alors enEurope et aux États-Unis.

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LA REVUE DU PROJET - FÉVRIER 2012

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LE DOSSIER crises : construction et subversions

assez habile par la création d’une sortede nouvelle monnaie, des traites de l’Étatcirculant comme moyen de paiement.C’est de l’inflation contrôlée. Descommandes publiques sont lancées dès1933. Ce sont d’abord des commandesciviles, comme le programme deconstruction des autoroutes, même sion pense aux blindés en les construi-sant. Puis, à partir de 1936, c’est le plande réarmement de quatre ans deGoering. En 1939, l’Allemagne nazie estla deuxième puissance économiquemondiale. Qu’est-ce qui a été décisif ? Sans douteces mesures de relance, accompagnéesde la protection de l’économie vis-à-visdes grands courants internationaux,mais aussi une domination économiquedes pays Europe centrale, contraintsd’échanger avec l’Allemagne dans unesituation asymétrique de dépendance.

… ET REDÉMARRAGE ANGLAISL’Angleterre ne fait rien comme lesautres. Elle n’avait pas connu de pros-périté dans les années 1920 et la criseest moins grave chez elle, même s’il y après 3 millions de chômeurs à l’été 1931.En 1925, elle a beaucoup souffert de laréévaluation de la livre, qui a gravementdiminué la compétitivité des produitsanglais. Ce qui a été décisif pour Angle-terre c’est le décrochage de la livre ster-ling. Avec une dévaluation, de l’ordre de30%, la livre sterling perd sa suprématieen tant que monnaie de référence, maiscela a sans doute sauvé une grandepartie de l’économie anglaise : les expor-tations retrouvent leur compétitivité et,en 1938, la Grande-Bretagne assure prèsde 20% du commerce mondial. La dévaluation est suivie par les pays quiont lié leur monnaie à la livre sterling.Se constitue ainsi une immense zonesterling au sein de laquelle les parte-naires se retrouvent dans un espace oùles échanges sont encouragés par la « préférence impériale », instaurée parles accords d’Ottawa de 1932. C’est unatout dont l’Angleterre a su tirer parti. En outre, l’Angleterre se rallie au protec-tionnisme, réaction insolite pour un paysqui était le symbole du libre-échangedepuis cent ans. Il y a aussi eu une fortepolitique de dépenses publiques, enparticulier en faveur de la constructionde logements, qui a favorisé les débutsd’un véritable réaménagement du terri-toire. Cela a permis aux Britanniques deconnaître la meilleure situation enEurope en matière de logement, et peut-être même le plus haut niveau de vie au

moment de l’entrée en guerre. De tous,l’Angleterre est sans doute le pays qui sesort le mieux de la crise.

LES DIFFICULTÉS DES ÉTATS-UNIS ET DE LA FRANCEÀ l’inverse, les deux pays qui s’ensortent le moins bien sont la France etles États-Unis. Dans les deux cas, onassiste à un effondrement de lademande. Seuls le réarmement et l’en-trée en guerre vont permettre de réta-blir la situation. Il faut attendre 1941pour que les États-Unis retrouvent leurniveau de production d’avant la crise.La France, elle, n’a toujours pas rattrapéen 1939 le niveau de 1929 en matièreindustrielle. Il faudra attendre 1949 ! Aux États-Unis, la vraie nouveautéconsiste dans le fait que l’État fédéralessaye d’inciter les producteurs indus-triels et agricoles à s’organiser par dessystèmes d’entente sur des prix et dessalaires minima (avec l’AgriculturalAdjustment Act – AAA – et le NationalIndustrial Recovery Act – NIRA – adoptésen 1933). Mais, au nom de la libreconcurrence et des prérogatives desÉtats par rapport à l’État fédéral, la Coursuprême n’admet certaines lois, commecelle sur le relèvement industriel(NIRA), qui est invalidée en 1935. Face à ces difficultés, Roosevelt se lancealors dans un deuxième New Deal, en1935. Une ébauche de sécurité socialeest mise en place, avec un début d’as-surance-chômage et d’assurance vieil-lesse pour éviter l’effondrementcomplet des revenus. Rien n’est fait enmatière d’assurance-maladie – le sujetest encore aujourd’hui au programmede Barack Obama. Mais en l’absence d’une politique systé-matique de déficit budgétaire, les États-Unis connaissent une rechute en 1938.Le redémarrage n’intervient réellementqu’avec l’entrée en guerre, en 1941, quirésorbe enfin le chômage. La crise est moins violente en France, sansdoute parce que des amortisseurs ont putempérer les chiffres du chômage : ce sontnotamment l’importance encore grandedu monde agricole et du marché rural etle renvoi de près d’un million de travail-leurs étrangers. Les gouvernants, de 1932à 1935, ont d’abord mené une politiquetrès impopulaire et peu efficace de défla-tion. Ce fut notamment le cas du gouver-nement de Pierre Laval en 1935, avec uneréduction des dépenses budgétaires et labaisse du traitement des fonctionnaires. Quand le Front populaire remporte lesélections en avril-mai 1936, le schéma

d’analyse de Léon Blum consiste àrelancer la consommation, ce qui devaitreconstituer un marché intérieur permet-tant aux chefs d’entreprise de réinvestir.Les grèves de mai et juin 1936 ontentraîné des mesures favorables aux sala-riés, telles les augmentations de salaires,prises d’ailleurs par le patronat plus quepar l’État. Des lois les ont ensuite accom-pagnées : les 40 heures, les congés payés,ainsi que les conventions collectivesissues de l’accord Matignon. Mais, dans un contexte social tendu etde refus des 40 heures de la part despatrons, les investissements n’ont passuivi. En 1938, la mesure est en grandepartie abandonnée. Le programme resteà mi-chemin.

ANALYSES DE KEYNES ET LEÇONS DE CRISEQuelle a été l’importance des idées deKeynes au cours de ces années de crise ? Keynes a formalisé, en 1936, des élémentsqui sont déjà dans l’air du temps.Certains gouvernements ont déjà mis enpratique les mesures qu’il théorise dansson ouvrage. On peut retenir troiséléments : • le fait qu’il peut y avoir un équilibredans le sous-emploi. • l’idée qu’il faut éviter que l’argent placédans le circuit économique reste inactif,soit sous forme thésaurisée, soit sousforme d’une épargne mal ou peu investie.D’où la volonté d’augmenter le pouvoird’achat de ceux qui en ont le moins(parce qu’ils vont le dépenser plus vite)et de miser sur une taxation des hautsrevenus. Aujourd’hui, une telle mesureentraîne encore de nombreux débats. • l’idée est que, si les entrepreneurs privésne sont plus en mesure d’élever l’offrepour créer de la demande, comme c’estle cas lors de la crise, c’est à l’État d’agir– sous des formes prudentes. Keynes n’estpas socialiste, il préconise une interven-tion limitée. L’État doit s’arranger pourrelancer la consommation par la voiemonétaire (en abaissant les taux d’intérêtet en rendant le crédit moins cher) oubudgétaire, voire par le protectionnisme.Keynes préconise une politique de ladépense en période de crise. Le déficitétant de toute façon inévitable, il pourraêtre résorbé en période de croissance. Les anti-modèles des années 1930 ont long-temps pesé sur la réflexion économiqueet politique. Ils sont restés profondémentancrés chez les économistes, les hommesd’affaires et une grande partie des hommespolitiques, libéraux ou conservateurs, enparticulier anglo-saxons. Il s’est alors agid’éviter la déflation et le chômage de masse,

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mais aussi le protectionnisme et les déva-luations compétitives sans concertationinternationale. L’idée qu’une concertationmonétaire et commerciale entre pays estnécessaire aboutira, par delà la SecondeGuerre mondiale, aux accords de BrettonWoods, en juillet 1944, et à la création duFonds monétaire international (le FMI) en1945, puis, à la signature du Gatt (l’accord

général sur les tarifs douaniers et lecommerce) en 1947. Demeurentaujourd’hui encore l’interdit du retour auprotectionnisme – même s’il y a des tenta-tions, comme on le constate actuellementaux États-Unis pour l’acier – et l’idée qu’ilfaut chercher des formes de concertationdans les réponses apportées par chaquepays. n

*Michel Margairaz est professeur d'histoireéconomique contemporaine à l'universitéParis-1 Panthéon-Sorbonne

Texte repris d’une conférence organisée par l’Institut CGT d’histoire sociale, le 19février 2009, reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

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PAR YVES DIMICOLI*

D epuis le grand tournant de 2008-2009, les États interviennentmassivement et leurs dirigeants

mettent en avant des projets de trans-formation qui peuvent apparaître d'am-pleur. Cela reste toutefois très limité caron vise, par- dessus tout, à respecter lesintérêts établis, à répondre auxexigences de rentabilité financière descapitaux dominants et aux injonctionsdes marchés financiers, d'où uneexacerbation des antagonismes.Déjà, en zone euro, les essais successifsde règlement de la « crise des dettessouveraines » brisent la demande, fontrechuter la croissance et repartir, sanscesse, la spéculation. Elles rationnent lesdépenses, redoublent dans l'endette-ment sur les marchés financiers et lerefinancement bon marché des banquessans changement des critères du crédit.Elles alignent l'Europe derrière lesexigences allemandes en sanctuarisantle pouvoir de création monétaire de laBCE au service de la finance.

À CRISE SYSTÉMIQUE RÉPONSES SYSTÉMIQUESLes tentatives de réponses capitalistes aux défis des révolutions informationnelle, écologique, démogra-phique et monétaire préparent le risque d'un nouvel éclatement du surendettement et de la suraccumu-lation beaucoup plus grave encore qu'en 2008.

Mais, au delà, grandissent les risques d'ef-fondrement des bons du trésor des États-Unis et du dollar et, dans leur sillage, d'uneremontée des taux d'intérêt à long terme.Cela précipiterait d'autant plus l'éco-nomie planétaire dans la dépressionqu'éclateraient aussi les surinvestisse-ments dans l'industrie, dans les paysémergents notamment.

DÉPASSER LES MARCHÉS DU CAPITALISME MONDIALISÉC'est dire le besoin de commencer àrompre pour un nouveau type de crois-sance et de développement. Pour sortirde la crise systémique, il faut des réponsesde portée systémique tendant à maîtriseret commencer à dépasser tous les marchésdu capitalisme mondialisé, au lieu de cher-cher à les « réguler » ou « moraliser ».Il s'agit, d'abord, du marché du travailavec l'avancée vers un système de sécu-rité d'emploi ou de formation par desmesures progressives contre la « flexisé-curité »: reclassement choisi des salariéslicenciés, nouveaux contrats de travailsécurisés, gros progrès de l'indemnisa-

tion et du retour à l'emploi des chômeurs,généralisation des mises en formationavec conservation du salaire, affiliationde chacun-e à un service public d'emploiet de formation dès la fin de la scolarité,conférences nationales et régionales pourdes objectifs chiffrés annuels d'emploi etde formation avec les moyens nécessairespour les réaliser...Ce système, une fois achevé, assurerait àchacun-e soit un emploi de qualité, soitune formation correctement rémunéréeafin de pouvoir accéder à un meilleuremploi choisi, avec une continuité ascen-sionnelle des droits et revenus. Cette rotation entre emploi et formation,tout le long de la vie active de chacun-e,permettrait de métamorphoser le travail,de réduire son temps et son rapport autemps « hors travail », de progresser vers l'éradication du chômage et un dépasse-ment du salariat lui-même. Avec un grandélan novateur des principes de mutuali-sation de la protection sociale et un essorconsidérable des services publics, tousles temps de la vie de chacun-e pourraientêtre sécurisés.

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LE DOSSIER

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SUITE DELA PAGE 9 > MAÎTRISER LES MARCHÉS

MONÉTAIRES ET FINANCIERSCela concerne deux grands enjeux.Le premier consiste à promouvoir unnouveau crédit bancaire pour les inves-tissements matériels et de recherche. Ilserait sélectif, avec des taux d'intérêt d'au-tant plus abaissés, jusqu'à être nuls, voirenégatifs, que seront créés de bons emploiset de bonnes formations. Au plan insti-tutionnel, cela va de la création de Fondspublics régionaux de prise en charge detout ou partie des intérêts du crédit, à laconstitution, au niveau national, d'unpôle financier public à partir des orga-nismes publics (CDC, la Banque postale,Oséo...) et avec des banques nationali-sées. Cela concerne, aussi, le niveau euro-péen, avec un refinancement des banquesordinaires par la BCE modulé pourencourager le développement dunouveau crédit. Au-delà, il y a la viséed'une monnaie commune mondiale,alternative au dollar, à partir des droitsde tirage spéciaux (DTS) du Fondsmonétaire international qu'il faut trans-former radicalement, de concert avec laBanque mondiale.Le second enjeu concerne la prise systé-

matique de dettes publiques par la créa-tion monétaire de la BCE et par le FMItransformé. Il s'agit non seulement decasser les reins à la spéculation sur cesdettes et d'organiser des re-négociations,mais aussi de financer une grande expan-sion des services publics nationaux et deleurs coopérations via un « Fonds social,solidaire et écologique de développementeuropéen » démocratique, au lieu dupacte de stabilité.

MAÎTRISER LES PRODUCTIONSTroisième marché à maîtriser, celui desproductions. Il s'agit d’inventer denouveaux critères de gestion d'efficacitésociale des entreprises pour que recu-lent les gâchis de capitaux, progressenttoutes les capacités humaines, avancentd'autres modes de production et deconsommation.Cela appelle des droits nouveaux destravailleurs et de leurs organisations pourfaire prévaloir des propositions aptes àsécuriser l'emploi, la formation, les salaires,l'environnement, en sollicitant les institu-tions de crédit, en cherchant, face auxproblèmes de compétitivité, à faire baisserles coûts du capital (intérêts et dividendes)et non les « coûts du travail ».

Il s'agit aussi d'accroître les participationspubliques dans les entreprises et depromouvoir de nouvelles entreprisespubliques et socialisées visant, avec uneplanification stratégique, une cohérencenouvelle des filières industrielles et de services.Enfin, il faut maîtriser le marché mondialavec le remplacement de l'OMC par uneinstitution organisant les coopérationsnécessaires à la maîtrise du commercemondial, au recul des dissymétries quiencouragent délocalisations et dumpingsocial, pour un co-développement.Cela exige aussi de promouvoir des serviceset biens communs publics mondiauxcomme l'environnement, l'eau, l'alimen-tation, l'énergie, les transports, la culture,la monnaie... toutes choses qui, en articu-lation avec l'avancée de nouvelles valeurset une convergence des luttes contre toutesles dominations, feraient cheminer versune autre civilisation. n

*Yves Dimicoli est responsable du secteurÉconomie, Finances du PCF.

Cet article s'est nourri de travaux de PaulBoccara. On se reportera particulièrement à Lacrise systémique : une crise de civilisation, Notede la fondation Gabriel Péri, décembre 2010.

SORTIR DE LA CRISE : LA NÉCESSAIRE RECONQUÊTE DE L’INDUSTRIELa crise en cours est systé-mique, multidimensionnelle. À crise de système, solutionssystémiques ! La reconquête del’industrie fait partie intégrantede ces solutions systémiques.

PAR NASSER MANSOURI-GUILANI*

On ne saurait parler de façon abstraitede la reconquête de l’industrie. Il fauttirer des enseignements de la crise et

vérifier l’existence du lien entre cette criseet la désindustrialisation.Au regard des évolutions des trois dernièresdécennies, la désindustrialisation de laFrance constitue l’un des fondements decette crise. Depuis 1973, la France a perdu40 % de ses emplois industriels, sans parlerdes emplois induits : chaque emploi indus-triel contribue à créer trois emplois.Aujourd’hui, la valeur ajoutée industriellene représente plus que 10 % de la valeurajoutée totale. La désindustrialisation a été

amplifiée durant la crise économique etfinancière en cours : le niveau actuel deproduction industrielle est inférieur auniveau de production industrielle en 2007 ;l’emploi industriel a également baissé. En mars 2010, le président de la Républiqueaffichait pourtant comme objectif l’aug-mentation de 25 % de la production indus-trielle entre 2010 et 2015 ! Le problème dela désindustrialisation résulte principale-ment des choix qui ont été opérés dans cedomaine et du poids de la finance. Lalogique financière a pénétré les entreprisesindustrielles, pour lesquelles l’exigence derentabilité, surtout à court terme, estdevenue déterminante, amplifiant la désin-dustrialisation.

QUELS OBJECTIFS ?Il faut s’interroger sur les buts à atteindreà travers la reconquête de l’industrie. S’agit-il, par exemple, de viser des objec-tifs mercantilistes ? La reconquête de l’in-dustrie consisterait alors en une augmen-tation des exportations afin d’avoir unexcédent commercial. Dans ce cas, il s’agit

d’améliorer la compétitivité de nos entre-prises, en réduisant notamment la massesalariale et en renforçant la mise en concur-rence des travailleurs. Bien qu’il ne faillepas nier l’existence de la compétitionmondiale, il faut se demander si l’onsouhaite réellement se placer dans cetteperspective, qui conduirait nécessairementà l’abandon de pans entiers d’activités.L’idée d’« entreprises sans usines », chèreà Serge Tchuruk, ancien PDG d’Alcatel, aentraîné des dégâts néfastes pour l’emploiet le développement des territoires. Au contraire, la reconquête de l’industriepeut avoir pour objectif de répondre auxbesoins économiques et sociaux. Danscette perspective, la reconquête de l’indus-trie ne peut s’accompagner d’une nouvelleréduction des salaires, idée avancée par leMedef et soutenue par Nicolas Sarkozy etson gouvernement ; ce qui entraînerait unedévalorisation des emplois industriels. Lacompétitivité de l’industrie doit plutôt êtrerecherchée sur la base d’une promotionde la recherche, de l’innovation et d’unemeilleure qualification des travailleurs. Cedeuxième schéma s’inscrit également dansun développement solidaire des territoires.La reconquête de l’industrie ne saurait ainsiêtre réalisée en Île-de-France par exempleau détriment de ses régions voisines. Par ailleurs, il est indispensable de faire le

crises : construction et subversions

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lien entre les activités industrielles et lesservices publics, en termes d’éducation,de formation, de recherche, de santé, d’in-frastructures, etc. Il est donc absolumentnécessaire de développer les servicespublics si l’on veut reconquérir l’industrie.Trois raisons justifient la nécessité d’uneréindustrialisation. 1-L’industrie constitue une source de gainsde productivité. La recherche d’uneéconomie plus prospère suppose donc dedévelopper l’industrie. 2- Le développement industriel est indis-pensable à l’augmentation des salaires dansnotre pays, car la baisse de l’emploi indus-triel pèse sur le niveau général des salaires.En effet, d’une manière générale, lesemplois industriels sont en moyenne mieuxpayés et mieux protégés que les autresemplois. La désindustrialisation pèse doncfortement sur l’emploi, les salaires et lesconventions collectives. 3-La reconquête de l’industrie est souhai-table dans l’optique de réduire les dégâtsenvironnementaux causés par les déloca-lisations. Ces dernières entraînent en effetdes coûts environnementaux importants,mais qui ne sont pas ou peu intégrés dansles coûts de production.

LES ENJEUX DE LA RECONQUÊTE DE L’INDUSTRIEIl est tout d’abord nécessaire de valoriserl’industrie et la culture industrielle. En effet,de plus en plus d’ingénieurs sontaujourd’hui engagés par des banques etdes compagnies d’assurance, alors que cesderniers sont formés, par définition, pouroccuper un emploi industriel. Il faut ainsicréer les conditions d’une revalorisation

en effet pas reconquérir l’industrie sansrevoir la façon dont les entreprises sontaujourd’hui gérées et la logique quidétermine actuellement les choix stra-tégiques de ces dernières, c’est-à-direles objectifs de rentabilité financièresurtout à court terme. Dans ce cadre, le système bancaire – qui aun rôle important en matière de dévelop-pement industriel – doit être mieux utilisé.Il convient de créer un pôle financier public.Il est de même possible d’envisager la créa-tion d’un système de crédit sélectif etbonifié, pour faciliter le développementindustriel. Un livret d’épargne-industriepourrait également être créé, afin de mobi-liser l’épargne des citoyens au service dudéveloppement industriel.

L’INDISPENSABLE DÉMOCRATIE SOCIALE La reconquête industrielle doit nécessai-rement s’accompagner d’une reconquêtedes droits sociaux et des droits des travail-leurs dans les entreprises. L’instaurationd’une véritable démocratie sociale dans lesentreprises donnant aux salariés le droit etles moyens d’intervention sur les choix stra-tégiques, constitue un enjeu fondamental.De même, la puissance publique accor-dant beaucoup d’argent aux entreprises1,il est nécessaire que les salariés et les élusaient un droit de regard sur la définitiondes critères et sur l’usage qui est fait de cesaides dans les entreprises.

*Nasser Mansouri-Guilani est économiste,directeur du Centre d’études économiques etsociales de la CGT.

1)Selon la Cour des comptes, ces aides ontreprésenté environ 172 milliards en 2009, cequi représente environ 9 % du PIB de la France.

de ces emplois, en augmentant les salairespar exemple. Ensuite, l’objectif de renta-bilité qui domine actuellement l’activitééconomique entraîne des dégâts environ-nementaux importants. Ainsi, il est impor-tant d’adopter un discours cohérent sur ledéveloppement industriel et le dévelop-pement durable, en montrant que ces

enjeux se complètent et ne s’opposent pas. Une deuxième série d’enjeux consiste àremettre en cause les choix politiquesopérés en France ces dernières années. Ilfaut que l’État se dote d’une vision à longterme. De ce point de vue, le Conseil écono-mique, social et environnemental (CESE),ainsi que les CESE régionaux, pourraientjouer un rôle important dans l’élaborationcollective d’un projet à long terme pourl’industrie en France. Ce renouveau poli-tique suppose enfin de définir une véri-table politique industrielle et de mener unedémarche cohérente dans les domainesde la politique énergétique, des servicespublics, de la formation, de l’éducation,etc. À titre d’exemple, il est incohérent desouhaiter la performance industrielle touten défendant les privatisations et en rédui-sant les moyens de l’Éducation nationaleet de la recherche publique. Une troisième série d’enjeux porte sur leschoix opérés par les entreprises. On ne peut

Le problème de ladésindustrialisation résulte

principalement des choix qui ontété opérés dans ce domaine et du

poids de la finance.“

PAR VÉRONIQUE SANDOVAL*

Les suicides au travail, l’explosion desmaladies professionnelles ont remissur le devant de la scène les ques-

tions du travail trop souvent occultéespar les problèmes de l’emploi, duchômage et de la précarité.

LE TRAVAIL NE SE RÉDUIT PAS À L’EMPLOINe pas avoir d’emploi, c’est être privé desalaire, de possibilité d’accès à la consom-mation, c’est être dépendant des autres.

CHANGER LE TRAVAIL Le travail est un rapport social, unfacteur structurant de toute sociétéet des valeurs qu’elle porte.

De ce point de vue la conquête de l’emploi salarié par les femmes a jouépour beaucoup dans leur émancipation.Mais, comme le souligne BernardVasseur1, ne pas, ne plus avoir de travailc’est beaucoup plus encore que d’êtreprivé d’emploi. C’est être privé de repères,de relations sociales, ne plus pouvoirapporter sa pierre à l’œuvre collective, neplus recevoir du collectif de travail, neplus transmettre aux jeunes son savoir-faire, ne plus avoir sa place dans la société,voir sa dignité remise en cause.

DE TRÈS FORTES ATTENTES À L’ÉGARD DUTRAVAIL, MAIS DE LA SOUFFRANCELes Français sont le peuple qui, enEurope, attend le plus du travail2 ; notam-ment les jeunes. Ils n’en attendent passeulement un bon salaire, mais aussi la

possibilité d’enrichir leurs connaissances,d’acquérir de nouvelles compétences,celle d’être utile, de contribuer à uneproduction, un service correspondantaux attentes de leurs concitoyens, celleenfin de réussir quelque chose et de sedépasser dans son travail.Mais ceux qui ont un emploi sont demoins en moins nombreux à êtrecontents d’aller travailler le matin, ycompris parmi les cadres, les profes-sions intellectuelles, les techniciens, les« professions intermédiaires ». Beaucoupy vont à reculons, sont « fatigués », trou-vent que « c’est tellement dur que j’aienvie de partir ».Cette souffrance, confirmée par tous lestémoignages, est directement reliée à ladétérioration de la qualité de leur travail– celle de leurs conditions de travail

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LE DOSSIERSUITE DE

LA PAGE 11> comme celle de l’œuvre produite ou duservice rendu – et au divorce entre lestentatives des salariés pour maintenirenvers et contre tout la qualité de leurtravail et des directions avides de perfor-mances et de résultats. Les modèlesmanagériaux mis en place, ces dernièresannées pour répondre à l’aspiration à uneplus grande autonomie, et inciter à l’ini-tiative individuelle, s’insèrent dans unestratégie globale de l’entreprise dont lespriorités sont la réduction des effectifs etdes coûts salariaux, et ceci, aussi biendans le secteur public que dans le secteurprivé. La gestion par le stress devient dèslors la norme, avec ses conséquences :priorité donnée à la performance et à larentabilité, pression de l’urgence, promo-tion de l’esprit de compétition et mise enconcurrence des salariés à l’intérieurmême de l’entreprise, discriminations,harcèlement moral, changements conti-nuels d’organisation du travail pourdétruire les collectifs de travail… On comprend mieux, dès lors, le paradoxe, entre des salariés français quiont plus d’attentes à l’égard du travail queles autres salariés européens, mais qui,plus que les autres, souhaiteraient voirla place prise par le travail dans leur viepersonnelle se réduire.

FAIRE FACE À CETTE CRISE DU TRAVAIL ?Comment faire face à cette crise du travailpartie prenante de la crise globale, écono-mique, sociale, politique, idéologique,

Mais peut-on dépasser le statut desoumission à l’employeur inclus dans lecontrat de travail du salarié ? À cettequestion une grande partie de la gaucherépond encore par la négative. Pourtant,toutes les recherches-actions montrentque sans la participation active des sala-riés pour pallier les déficiences de l’or-ganisation du travail imposée par l’em-ployeur, aucune entreprise ne pourraitfonctionner. Le travail ne peut être « pres-crit ». Les travailleurs ne sont pas desrobots. Le travail est un rapport social,un facteur structurant de toute sociétéet des valeurs qu’elle porte. Sortir de la crise de civilisation actuellesuppose donc de permettre aux salariésd’agir sur leur travail, et notamment de débattre et de s’affronter sur sa fina-lité, le mode de production et l’organi-sation permettant d’obtenir la qualitédu travail voulue3. Changer le travailsuppose donc d’introduire la démocratieau sein de l’entreprise. n

*Véronique Sandoval est responsable dusecteur Travail du PCF.

1)Bernard Vasseur, La démocratie anesthésiée,Éditions de l’atelier, 2011.

2)Dominique Meda et Lucie Davoine, Place etsens du travail en Europe : une singularité française ? Centre d’étude de l’emploi, docu-ment de travail, 2008.3)Yves Clot, Le travail à cœur, Édition LaDécouverte, 2010.

culturelle… la véritable crise de civilisa-tion dans laquelle nous sommes plongés ?Lutter contre la précarisation des emplois,pour un meilleur partage des richesses,la poursuite de la réduction du temps detravail et l’amélioration des conditionsde travail ne suffira pas. Le travail estavant tout une « aventure humaine ». Onne pourra pas vraiment « améliorer la vie

au travail » sans changer la finalité et lesens du travail, en en faisant un facteurd’émancipation et non un instrumentd’exploitation.Changer la finalité du travail, son sens,suppose l’intervention des salariés. Carqui peut répondre à la place des salariésaux questions fondamentales que sont« À quoi sert mon travail ? » « Commentpourrait-il me permettre de développertoutes mes capacités, d’acquérir denouvelles compétences, d’être plus utileà la société ? ».

Le travail est avant tout une« aventure humaine ». On ne

pourra pas vraiment « améliorerla vie au travail » sans changer lafinalité et le sens du travail, en en

faisant un facteur d’émancipationet non un instrument

d’exploitation.

“”

PAR YVES SCHWARTZ*

O n peut raisonnablement penser quel’histoire de nos sociétés humainesse déploie en permanence à travers

diverses formes de contradiction. Chaqueépoque a probablement ses formes domi-nantes, plus ou moins pacifiées etconstructrices, plus ou moins violenteset destructrices. Si on accepte le constatque l’on vient d’évoquer, si on accepte cecogito de l’agir industrieux, on mesure

mieux comment dans notre universmarqué par l’emballement marchand vaproliférer la contradiction entre l’activitéet l’argent.Si tout advient dans nos sociétés à traversces dramatiques de l’activité, à travers cesdébats entre normes antécédentes ettendances aux renormalisations, aucunebalance ne permet de soupeser le coûtou la valeur de ces arbitrages. Les valeursquantitatives marchandes font certespoids sur les plateaux, mais et ce qui estlocalement mis sur ces plateaux parchacun et l’acte même d’arbitrage échappent à tout étalonnage. Ne serait-ce, rappelons-le, que parce les valeurssans dimensions qui entrent en confron-tation avec les valeurs inspirant lesnormes antécédentes, ont toujours unedimension locale, resingularisées, retra-vaillées qu’elles sont jour après jour parles activités et expériences de chacun. Cet

enchevêtrement d’arbitrages, qui nourritce qu’on peut appeler des « dramatiquesd’usage de soi », qui s’enracine dans lecorps biologique, lequel devient par làcorps historique, mais qui selon les cas,implique les horizons culturels les pluslarges, les plus généreux, échappe doncà toute procéduralisation.Ce n’est donc pas une grandeur quanti-fiable, qui pourrait s’évaluer en unitésadditives, ni même une grandeur inten-sive dont on pourrait mesurer les degrés,comme on le fait de la température. Au cœur donc de la vie et de l’histoire seniche une réalité profondément énig-matique, l’activité, qui échapperatoujours à toute modélisation, catégo-risation, savoir disciplinaire, instrumentde mesure. Il faut savoir accepter et vivreensemble avec cette énigme, objet d’en-quête studieuse et non de calcul triom-phant.

DE LA CONTRADICTION ENTRE ARGENT ET ACTIVITÉAu cœur de la vie et de l’histoirese niche une réalité profondé-ment énigmatique, l’activité, quiéchappera toujours à toutemodélisation, catégorisation,savoir disciplinaire, instrumentde mesure.

crises : construction et subversions

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L’EMBALLEMENT MARCHANDComment ne pas s’inquiéter alors de cetemballement marchand : gérer toujoursplus la vie sociale, y compris la surviephysiologique, à travers l’argent, commeseul instrument et critère ? Il n’y a là nulle« robinsonnade », ni vœu de retour à unesociété du troc, ou mise en questionfarfelue de la circulation monétaire ; ninon plus la réitération d’une louable maisfacile dénonciation de la déshumanisa-tion par l’argent roi. Ce qui est en jeu iciest la mise en regard de ce que l’on saitaujourd’hui de l’activité – industrieuse –humaine avec la nature de l’échange etde la capitalisation monétaires. Alors onpeut mesurer le risque qu’il y a d’appro-fondir les modalités d’évaluation et dedécision relatives au destin des activitéshumaines à partir de ce qui leur seratoujours partiellement inassimilable. Bienque contestée à travers le monde, cetteforme de « rationalité », de « pureté »gestionnaires ne cesse avec la mondiali-sation des échanges de gagner du terrain.Cette contradiction entre rétributionmonétaire et activité de travail n’est certespas nouvelle. Au cœur des inégalitéssociales, pour les produire et pour lesmaintenir, elle a été à travers les luttessociales, progressivement « apprivoisée »,civilisée : des points de repères, des garan-ties négociées ont peu à peu et toujoursprovisoirement pacifié cet échangeimpossible (statuts professionnels, grillesd’avancement et de classification… là oùla relation de travail a été juridiquementrégulée). Mais ces luttes, cette confron-tation se sont presque toujours opérées– et c’est parfaitement compréhensible –autour de l’échange monétaire, autourdu temps légal réglé par cet échange, ettrès rarement autour de la mise en visi-bilité du contenu même de cet échangesans mesure. On peut le comprendre. Onpeut plus facilement se battre sur unrééquilibrage monétaire, d’où peutdépendre la survie quotidienne, que surla mise en visibilité d’arbitrages internesaux activités qui situent les limites et /oules oppressions des normes antécédentes.Mais si les valeurs de vie collective, aucœur de ces arbitrages, ne sont pasdépliées dans ces confrontations et cesnégociations, la vie des contradictionssociales se déplace et prolifère sous d’au-tres formes, les alternatives, dans leurprofondeur, n’émergent pas sur le longterme de la peine féconde des hommes.

TYRANNIE DU RÉSULTAT FINANCIERAvec l’obsession et la tyrannie du résultatfinancier, la contradiction argent/activité

blir cette source d’efficacité et cetteébauche d’auto-gouvernement pacifiédes humains.Cette contradiction activité/argent, nulne peut la supprimer aujourd’hui, sansrisques plus grands encore pour la viecollective. Mais ce qui nous est imposéest de l’assumer, de tenter de vivre avec.L’essentiel est là : l’apparente rationalité enbulldozer des gestions à la calculette nepeut conduire en fin de compte qu’à l’ef-fritement progressif des valeurs de biencommun, celles qui tentent de construirel’auto-gouvernement pacifié des humains.

L’EXEMPLE DES TÉLÉOPÉRATEURS Soit l’évaluation des téléopérateurs auseul nombre de communications passéespar unité de temps : voile est mis sur lesconditions réelles des appels, l’exigenced’un temps nécessaire à l’établissementd’un minimum de relations singulariséesavec l’appelant. Soit, je « dribble » le client,comme on l’a dit plus haut ; à d’autres depayer les pertes et les gâchis qui en résul-teront : « ce n’est pas mon affaire ». Ainsise déplace le curseur des arbitrages del’activité, d’un bien commun à largehorizon vers un « bien » à petit horizonindividuel. Certes la rapidité des appelspermet d’économiser du temps, donc del’emploi, donc de la masse salariale, cequi figurera au tableau d’honneur descomptes de l’entreprise. Mais ce seraautant de temps-problèmes rejetésailleurs, transmutés en insatisfaction,agressivité, à traiter éventuellement pard’autres acteurs déjà surchargés par leseffets critiques de cette externalisation etdont les demandes de création d’emploiferont l’objet de conflits sociaux.Et par ailleurs, qu’eussent été les comptesde l’entreprise en question si elle avait eucomme objectif de mettre en visibilité ledéploiement des renormalisationsfécondes porté en potentiel par ses télé-opérateurs ? Certes il eût fallu renoncerau gouvernement des salariés ou de tousautres protagonistes par les seules normesantécédentes. Mais cela ne fait querenforcer l’idée que le politique est déjàomniprésent dans les débats de normesde l’activité.Dès lors donc que fonctionne le seul critèredes valeurs monétaires, la capacité à penserson usage de soi industrieux à des échelleshumaines plus larges est affaiblie. Rien nese produit, et donc rien ne s’échange surun marché, sans à la base du travail vivant.Mais le travail vivant ne produit rien devalable à la seule calculette.La marchandisation, pas plus que lamondialisation, ne sont forcément unila-

prolifère ainsi sourdement au cœur del’espace social. Décalage qui dans lesmyriades de situation de travail produitdes frustrations, des crises, des retraits,dégoûts, de la non qualité… S’agit-il de« non reconnaissance » du travail ? Sansdoute ce terme peut indiquer cet écartentre la gestion aux indicateurs quanti-tatifs, comptables et le coût en gestion dedramatiques que peuvent coûter telrésultat ou absence de résultat. Mais ceterme reste ambigu car le consensus qu’ilménage peut laisser inexploré ce qu’il ya à reconnaître et sur quels horizons ouvrecette reconnaissance.

Par exemple, créer jour après jour dansson voisinage de travail une cristallisa-tion collective où circulent dans l’impli-cite des savoirs et des normes endogènesrésultant de la mise en commun devaleurs, c’est la condition sine qua nontant d’une certaine efficacité que d’unevie acceptable au travail. C’est à traverselles que se développent le goût, la santé,une certaine puissance d’être au travail.Mais faire vivre quotidiennement de telsliens est un effort, un choix, un choixd’usage de soi à renouveler sans cesse :dialogue de chacun avec son univers devaleurs, arbitrages répétés en faveur debiens communs locaux plus ou moinsarticulés sur des valeurs sans dimensionsd’échelle beaucoup plus large. Ces petitsriens parfois – écouter le matin les soucispersonnels de sa collègue de bureau donton sait que, contraints au silence, ils plom-beront tout le jour son attention et sadisponibilité –, ces normes endogènes –se transmettre de service à service desinformations pertinentes qui n’ont« normalement » pas à transiter par cesvoies-là, peuvent déployer prodigieuse-ment l’efficacité d’un milieu de travail :avec quel étalon de mesure l’évaluer ?Voire le rémunérer ? Et en ce cas, rému-nérer qui ? Qui ne voit que méconnaîtrece sillon indéfiniment recreusé, en écartpar rapport au gouvernement par lesseules normes antécédentes, qu’indivi-dualiser à outrance les salaires, est affai-

l’apparente rationalité enbulldozer des gestions à la

calculette ne peut conduire en finde compte qu’à l’effritement

progressif des valeurs de biencommun, celles qui tentent de

construire l’auto-gouvernementpacifié des humains.

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LE DOSSIERSUITE DE

LA PAGE 13 > téralement négatives. Le maintien en l’étatdes emplois, des statuts, des formes tech-niques, des relations inter-humainesentraînerait une rigidification des situa-tions de vie qui n’est pas la loi de l’his-toire des groupes humains. Mais la fasci-nation du chiffre conduit soit à menacerles efficacités des organismes qui veulentne se régler que par elle, soit à faire payerpar d’autres les pots qu’elle casse(chômage, atteintes à la santé, insécu-rité). Et elle menace jour après jour lasouterraine édification de « bienscommuns » susceptibles de cheminer àtravers les innombrables débats denormes de l’activité.Constater cette contradiction croissanten’implique donc nul dogmatisme ni solu-tion à tirer du chapeau de ces mondes deconfrontation. L’évaluation monétaire estun outil social puissant : facteur d’auto-nomie parce qu’il nous laisse libre del’usage de notre rétribution ; indicateur

communs » avec un bien « de tous », oncomprend comment peut se rétrécir ainsila revendication sociale. Mais ne sont pasdépliées alors de véritables alternativespolitiques. Le gouvernement par les seulesévaluations quantitatives et financièresse circonscrit à des espaces, limités,restrictifs où se définissent drastiquementses intérêts (la personne embauchée, lebudget du service, les comptes de l’en-treprise, de la firme multinatio -nale) : « hors de moi et après moi, ledéluge ». Quelles valeurs politiques debien commun peuvent avoir leur chancequand elles sont tuées dans l’œuf dans lequotidien de l’activité ? n

*Yves Schwartz est ergologue, professeur à

l’université de Provence et au CNAM.

Texte repris dans L'Activité en Dialogues,Octares éditions, 2009 avec l’aimable autori-sation de l’auteur.

possible d’efficacité collective quand iln’est pas exclusif ; partenaire d’une penséeuniversalisante quand il accompagnesans hégémonie les échanges inter cultu-rels. Mais quand il est opérateur de cécitéaux dramatiques de l’activité et de la vie,alors vient le temps des crises multi-formes, rampantes ou violentes, se dépla-çant du travail à la famille, de la famille àla cité, de la cité à l’arène politique, avecretour sur les lieux de travail. Les hommeset les femmes peinent de plus en plus àse reconnaître comme « semblables ».C’est alors une sorte de guerre de touscontre tous, chaque individu mais surtoutchaque corps de métier, chaque corpo-ration, chaque catégorie cherche à fairevaloir ses intérêts propres, ses conditionsde vie mais aussi de survie, par des coupsde boutoir explicitement indifférents àceux des autres. Lorsque semble dispa-raître au plus haut niveau l’essai deconstruire la compatibilité des « biens

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PAR FRANÇOIS MORIN*

À l'image de Wall Street, ces placessont les propagatrices actives de lavaleur actionnariale à travers l'ac-

tion des plus grand investisseurs finan-ciers. Depuis seulement une vingtained'années, cette création de valeur aubénéfice de ces actionnaires financiersexerce une pression devenue insuppor-table au sein de ce qui est considérécomme le cœur du capitalisme, la sociétédes capitaux. Les firmes qui prennentcette forme juridique, au premier chefd'entre elles, celles qui sont cotées enBourse, doivent désormais satisfaire dansdes proportions démentielles l'appétitdes actionnaires. Rompre avec les logiques financières àcourt terme de la valeur actionnarialedevient alors un impératif pour éviter lesdégâts considérables que cette logiqueentraîne sur le monde du travail [...]Pour changer la logique actuelle dupartage des résultats de l'entreprise, ques-tion centrale et particulièrement sensible,l'intervention des pouvoirs publics et dulégislateur s'avère indispensable.En la matière, les pistes alternatives sontpeu nombreuses, toutes difficiles ou radi-cales. Elles sont, à nos yeux, au nombrede trois. Tout d'abord, nous verronsqu'une possibilité à envisager serait celledu retour en arrière, imposant des modi-fications profondes de la législation desfonds de pension et des retraites par capi-talisation. La deuxième solution à envi-sager est celle d'un développement rapideet beaucoup plus large de l'économiesociale et solidaire, mais cette voie est-elle réellement envisageable ? Enfin, troi-sième solution, un changement dans lesrègles de gouvernance et des droits depropriété dans les sociétés de capitaux.Mais ne serait-ce pas une nouvelle utopie ?Précisons tout de suite notre positionsur ces trois solutions. La première noussemble quasiment impossible à mettreréellement en œuvre dans les logiquesfinancières actuelles. La deuxième estéminemment souhaitable mais resteraencore longtemps marginale, mêmedans des logiques renouvelées. La troi-sième, enfin, est la plus efficace et la plusrapide à mettre en place, mais c'est aussi

UN NOUVEAU MONDE SANS WALL STREETLe combat qu'il faut mener contre la dangerosité de la valeur action-nariale, le grand cancer, tapi au sein de l'économie mondiale cettetumeur justifie la suppression des places financières dans leur fonc-tionnement actuel.

sans aucun doute la plus radicale. De fait,elle touche le fondement même du droitde propriété dans les sociétés de capitaux. Nous insisterons donc princi-palement sur les deuxièmes et troisièmesvoies, qui, seules, permettraient de construire un nouveau monde sansWall Street.

LA SOLUTION DU « RETOUR EN ARRIÈRE »Peut-on revenir en arrière ? Il s'agiraitalors d'abolir la norme financière quis'impose aux entreprises lorsqu'ellesfont appel à des investisseurs financiers« très professionnels », c'est-à-dire enréalité très efficaces dans leurs exigencesde rentabilité pour leurs apports. Rappe-lons que ce sont ces exigences fixées apriori qui sont désastreuses et qui ontmodifié depuis une vingtaine d'annéesla logique traditionnelle du capitalisme.Cette logique était autrefois celle de lamaximisation du profit. En transformantl'obligation de moyen, à savoir faire lemaximum de profit, en une obligationde résultat, répondre à une norme fixéea priori, le système dans son ensembles'est mis à dérailler.Doit-on revenir en arrière ? Cela signi-fierait retrouver les logiques tradition-nelles où la maximisation du profitimpliquait la prise en compte par lesdirigeants des contraintes que pou-vaient rencontrer leur action. Cettemaximisation sous contraintes pouvaitjustifier les compromis sociaux qui,par exemple, étaient le propre de lapériode fordiste de l'après-guerre. Untel retour en arrière, même s'il peutapparaître aux yeux de certains commeéminemment souhaitable, apparaît enréalité extrêmement difficile pour deuxsortes de raison.La première est celle de la faiblesse gran-dissante de la négociation collective etla perte de l'influence des syndicats [...]La solution à la financiarisation de l'éco-nomie ne peut plus donc venir de cemonde-là. La finance globale, à traversson puissant oligopole bancaire, s'estemparée du monde de l'entreprise et acontribué à détruire progressivementtoute forme de contre-pouvoir efficace,et notamment celle qui pouvait provenirde la négociation collective. Cette pente

peut-elle être remontée ? Nous ne lecroyons pas tant que se maintiendra lepouvoir de cet oligopole.Un raisonnement similaire peut s'appli-quer à l'autre grand acteur des transfor-mations sociales, à savoir l'État. C'est laseconde raison qui nous pousse à croireà l'impartialité d'un retour en arrière.La faiblesse des États face à la crise enest le meilleur exemple. Non seulementles États (inspirés par leur idéologienéolibérale) n'ont pas vu venir la crise,mais de plus les solutions mises progres-sivement en place pour en sortir ont ététrès largement inspirées par le lobbybancaire international. Le tour de forcesuprême de la part de ce dernier a étéde convaincre les États de transformerle surendettement privé des banques (àcause des titres toxiques liés auxsubprimes) en surendettement public !On aurait pu alors imaginer des solu-tions de restructuration de la dettepublique (notamment pour la Grèce),mais celles-ci ont toutes été écartées. Ilfallait éviter naturellement que les plusgrandes banques puissent être touchéesdans leurs résultats par un tel dispositif.Peut-on alors imaginer – dans le contexteactuel – un sursaut de la part des Étatspour freiner les exigences folles de cettefinance globalisée ? Rien ne l'indique.[...] Pour notre part, nous pensons ques'engager, de la part des États, dans cettequestion, c'est forcément remettre encause le droit des actionnaires à déciderdu partage des résultats de l'entreprise.Autrement dit, remettre en cause fonda-mentalement les rapports de propriétéqui ont forgé jusqu'à présent le visagedu capitalisme. [...]

LE RENFORCEMENT DE L'ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIREL'idée que nous voulons défendre ici està la fois celle du renforcement néces-saire du champ de l'économie sociale etsolidaire, mais aussi de l'aide qu'il fautapporter à cette économie pour qu'ellepuisse retrouver, au plus vite, ses fonda-mentaux éthiques. Traditionnellement, le champ de l'éco-nomie sociale est celui des associations,des mutuelles, des coopératives et desfondations. Mais, avec l'irruption de lamondialisation et de la financiarisationdes économies, ce champ a perdu unepartie de ses repères. Plus récemment,un changement est intervenu porteurde renouveau. Une foule d'initiativeséparses, désordonnées, hasardeuses,comme des régies de quartier, descrèches parentales, l'échange équitable,l'entrepreneuriat social1, etc. sont venues > SUITE

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LE DOSSIERs'ajouter au champ traditionnel. Cesnouveaux espaces d'initiatives renvoientà la notion d' « économie solidaire » quis'est imposée depuis peu.[...] C'est cemouvement et ce renouveau qui, dansla période actuelle, peuvent devenir unespace de renouvellement des activitéséconomiques dans des logiques de proxi-mité et d'innovations sociales. [...] Depuis la concrétisation de l'emprise dela finance globalisée et libéralisée sur lasphère des activités économiques, il y aune quinzaine d'années, on observe dansle secteur coopératif un renouveau, avecun retour aux valeurs fondatrices. L'éco-nomie sociale et solidaire s'affiche dèslors comme « la capacité de prise encharge collective par une population surun territoire donné des affaires qui laconcernent2 ». Et cela passe par la créa-tion de propriétés collectives, de façon àpermettre aux gens de prendre leurs affairesen main. Les idées d'enracinement dansun territoire, d'ancrage local, d'innovationsociale, et de démocratie directe consti-tuent les mots-clés de ce renouveau. C'estcette économie-là qu'il faut faire connaître,qu'il faut inciter et développer. Voilà uneresponsabilité politique essentielle qui doitêtre assumée à toutes les échelles de l'ac-tion publique. [...]

DE NOUVEAUX RAPPORTS DE PROPRIÉTÉDANS LES SOCIÉTÉS DE CAPITAUXLe développement de l'économie socialeet solidaire (ESS) est évidemment uneorientation essentielle pour le devenirde nos sociétés. Mais est-ce la seule etvraie solution ? Nous ne le croyons pas.Son fort ancrage territorial, ses organi-sations à taille humaine, sa distancesymbolique et pratique avec le salariatfont de l'ESS un secteur qui ne peutrépondre à tous les projets productifsdont la planète a besoin. De plus, il fautbien partir de la réalité du systèmeéconomique actuel où la très grandemajorité de la production de biens et deservices se réalise dans les entreprisesde moyennes ou de grande dimension,employant jusqu'à des dizaines de

prise de risque de chaque partieprenante. Précisons un peu plus lesorientations et le profil des organes degouvernance, ainsi que la répartition desdroits de propriété dans cette nouvelleentreprise. Le conseil serait d'abord un véritableconseil d'administration du « temps »,en ce sens qu'il devrait faire des arbi-trages stratégiques entre :• la rémunération de ceux qui, par lepassé, ont apporté leurs fonds ; celle-cidoit être suffisante pour que ces appor-teurs ne vendent pas leurs parts et aucontraire puissent continuer à alimenterles fonds propres de la firme ;• la rémunération de ceux qui, dans leprésent, ont assuré, par leur travail, laréalisation de l'activité de la firme et deses résultats ; il est nécessaire de ce pointde vue que le partage puisse tenir comptedes compétences des uns et des autres,et notamment du travail spécifique desdirigeants.[...] ;• le financement des investissements quipréparent et conditionnent l'avenir del'activité de la firme.Ce conseil d'administration pourrait alorsse présenter selon quatre composantes àparts égales. [...] des représentants desapporteurs de fonds[...] désignés par lesapporteurs de fonds en fonction, dunombre de parts détenues (une action=unevoix). Des représentants des salariés ; ilssont désignés selon le principe un homme(ou une femme) = une voix, par les salariésde la firme ; des personnalités qualifiées,[...] dont le rôle est d'anticiper l'avenir àmoyen ou long terme. [...] Enfin, le direc-toire de la société. Il est tripartite et chaquecollège désigne l'un des membres qui leconstituent.[...] Après les apports initiaux de fondssymbolisés par des parts sociales, lesfonds propres sont alimentés chaqueannée par une partie du résultat courant,celle qui est destinée aux investisse-ments. Cette partie est génératrice denouvelles parts sociales qui sont allouéesaux apporteurs de fonds, aux salariés, etaux dirigeants, au prorata des montantsdu résultat courant qui leur auront étédistribués. La clé de distribution durésultat courant [...] est donc aussi cellequi sert à la répartition des parts sociales.Cette clé est décidée chaque année parle conseil d'administration.Cette organisation de la gouvernancemodifie évidemment la place des action-naires dans l'entreprise. [...] Le partagedes pouvoirs est réaliste, car chaquepartie prenante peut s'exprimer pleine-ment dans le domaine de compétencequi est le sien. Une entreprise bâtie sur

milliers de salariés. À la différence dusecteur coopératif, ce sont ces entre-prises-là qui subissent le joug de lasouveraineté actionnariale, et qui, parconséquent, sont soumises à une pres-sion financière devenue aujourd'huiintolérable, particulièrement pour lemonde du travail. [...] Ces actionnaires détiennent deux typesde prérogatives essentielles. D'une part,en nommant les administrateurs, ilsdétiennent la clé de l'organisation del'entreprise. D'autre part, en décidantde l'affectation du résultat, ils décidentà la fois de la façon de rémunérer leursapports (dividendes), et de la façon dontils entendent assurer l'avenir de la société(investissements). Dans certaines légis-lations, une part du résultat peut êtreréservée aux salariés. Mais l'irruption dela valeur actionnariale dans l'histoirerécente du capitalisme a perverti fonda-mentalement la logique traditionnelledes rapports de pouvoir au sein de l'en-treprise capitaliste. Une logique infer-nale s'est ainsi installée, et le droit actueldes sociétés ne peut absolument pas lacontenir puisque précisément ce droitrepose sur le pouvoir ultime de l'action-naire, c'est-à-dire de l'apporteur de capi-taux (une action = une voix).La question que nous souhaitons poserici est la suivante. Comment casser cettelogique insensée que les places finan-cières ont largement propagée enpermettant aux investisseurs institution-nels et aux banques qui gèrent leursfonds de diffuser ce véritable virus ? [...] Une autre solution, celle que nous propo-sons ici, serait simplement de partager lepouvoir entre les acteurs en présence. Danscette hypothèse, comment concevoir lesorganes de gouvernance en rapport avecla mise en place d'une nouvelle règle departage ? Y a-t-il un modèle de firmepossible qui ne soit ni la société de capi-taux ni la firme coopérative, et qui pour-rait cependant être une alternative crédiblepour l'organisation et la gestion des acti-vités économiques ? [...] Tentons une réponse dans cette voie-là,qui ne soit pas une « refondation du capi-talisme », mais plutôt un chemin quibifurque en offrant une vision nouvelle.Appelons cette firme nouvelle, « l'entre-prise partenariale alternative3 », dontl'objectif serait le partage du pouvoir etla négociation du résultat entre lesapporteurs de fonds, les dirigeants et lessalariés. Le résultat courant après impôtsdevrait rémunérer le passé (les appor-teurs de fonds), le présent (les salariéset les dirigeants) et le futur (les investis-sements). Ce partage est justifié par la

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l'irruption de la valeuractionnariale dans l'histoire

récente du capitalisme a pervertifondamentalement la logiquetraditionnelle des rapports depouvoir au sein de l'entreprise

capitaliste.

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ce modèle n'a aucune raison d'effrayerles banquiers ou les apporteurs de capi-taux. Son affectio sociatis (ou la volontécommune à plusieurs personnesphysiques ou morales de s'associer) estpar nature élevée. [...] Pourquoi une telleentreprise ferait-elle alors appel aumarché financier ou à Wall Street ? Ceserait, pour elle, se soumettre de nouveauà la norme financière que les investis-seurs leur imposeraient a priori. n

Extraits de son dernier ouvrage Un mondesans Wall Street, Le Seuil, février 2011. Publiésavec l’aimable autorisation de l'auteur.

*François Morin est professeur émérite desciences économiques à l'université de

Toulouse I, il a été membre du Conseild'analyse économique.1) L'entreprenariat social a pour finalité dereplacer l'homme au centre de l'économieavec une recherche plus raisonnable duprofit. Depuis quelques années, des chairesd'entreprenariat social ont été ouvertes àOxford, à HEC, à l'ESSEC.2) Jacques Prades, Compter sur ses propresforces – Initiatives solidaires et entreprisessociales, éd. de l'Aube, 2006. Pour illustrer cepropos, l'auteur décrit trois exemples : legroupe coopératif basque de Mondragon(Espagne), les corporations de développe-ment économique communautaire deMontréal et la Banca Etica italienne.3) Les économistes font souvent la distinc-tion entre l'entreprise stake-holder qui estl'entreprise où les parties prenantes (sala-

riés, banquiers, clients) jouent un rôle dansla prise décision, et la seconde, dite share-holder, où ce sont les actionnaires qui affir-ment leur autorité dans la prise de décision.Mais ces deux catégories de firme, etnotamment l'entreprise stake-holder, res-tent dans la logique de fonctionnement des« sociétés de capitaux ». L'entreprise parte-nariale alternative ne renvoie donc pas àcette distinction.

UN AUTRE CRÉDIT, ÉLÉMENT CLÉ D’UNE STRATÉGIE COHÉRENTEDE TRANSFORMATION SOCIALELa dépendance accrue des entreprises et des États vis-à-vis de la finance (la « dictature des action-naires ») a permis de relever les taux de profit (en faisant baisser la part des salaires dans la valeur ajoutée) mais ce cancer financier a créé les conditions de crises de plus en plus incontrôlables.

PAR DENIS DURAND*

Déjà mises en accusation, à juste titre,depuis la crise des subprimes et lafaillite de Lehman Brothers, les

banques essuient aujourd’hui un feu decritiques pour leur rôle dans la crise del’euro, mais aussi pour leur comporte-ment en matière de financement desentreprises (Pétroplus…) et des collecti-vités territoriales.

LE CRÉDIT BANCAIRE AU CŒUR DE LA CRISE Les banques, qui sont aujourd’hui la ciblede spéculations boursières, ont uneresponsabilité énorme dans la crise.Depuis trente ans, le crédit bancaire a eude moins en moins pour contrepartie ledéveloppement de l’emploi, de la forma-tion et la création de richesses réelles quien résulteraient, mais au contraire legonflement des prix des actifs financiersnégociés sur les marchés, et des priximmobiliers. En d’autres termes, beau-coup d’entreprises ou de riches parti-culiers qui empruntent aux banques nese servent pas de cet argent pourfinancer des investissements qui créentdes emplois, mais pour acheter enBourse des titres financiers, par exempledes actions. Ces titres font donc l’objetd’une forte demande, ce qui fait monterleur prix, bien au-delà de la valeur des

biens qu’ils sont censés représenter. Lesexigences de leurs détenteurs en termesde dividendes distribués croissent dansles mêmes proportions. La dépendance accrue des entrepriseset des États vis-à-vis de la finance (la« dictature des actionnaires ») a permisde relever les taux de profit (en faisantbaisser la part des salaires dans la valeurajoutée) mais ce cancer financier a crééles conditions de crises de plus en plus incontrôlables.En retour, les difficultés des banques lesconduisent à restreindre le financementdes entreprises et des collectivitéspubliques, ce qui freine les investisse-ments et l’activité, transmettant les effets de la crise financière à l’éco-nomie « réelle ».Les citoyens doivent donc demander descomptes aux banques, et aller jusqu’àconquérir des pouvoirs nouveaux surleur activité de mise en circulation del’argent, parce qu’elles ont joué et conti-nuent de jouer de plus en plus dange-reusement avec un argent qui est notreargent ; si la confiance dans les banquess’effondre, c’est la confiance dans lamonnaie qui s’effondrera, c’est-à-direune des bases essentielles de la vie ensociété ; à l’inverse, sortir de la criseexigera une réorientation radicale del’action des banques et des critères d’attribution des crédits.

LA RÉORIENTATION DU CRÉDIT Elle n’a de sens que dans ses relationsavec la logique de l’ensemble des autrespropositions.Le fil conducteur, c’est la sécurisation del’emploi et de la formation, qui est enquelque sorte la traduction économiqueet sociale du slogan « l’humain d’abord ».Des emplois plus nombreux, plus sûrs,plus qualifiés, mieux rémunérés, c’est àla fois un moyen de relancer la demandemais c’est aussi un facteur d’efficacitééconomique dans le contexte de la révo-lution informationnelle. C’est donc lemoyen de créer davantage de richesses enéconomisant sur les moyens matériels deproduction (matières premières, énergie).Cette valeur ajoutée supplémentaire élargitl’assiette des prélèvements publics etsociaux, base d’un financement sain desservices publics et de la protection sociale.C’est enfin une source de dépôts stablesdes salariés dans les banques.Le cœur de nos propositions écono-miques, c’est donc la lutte pour imposerd’autres critères de gestion des entre-prises et d’attribution des créditsbancaires, « du local au mondial » :• dans les entreprises et les bassins d’em-plois, avec le soutien de fonds régionauxpour abaisser le coût des crédits auxinvestissements qui sécurisent l’emploiet la formation (la puissance publique ne

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LE DOSSIERSUITE DE

LA PAGE 17 > finance pas ces investissements, elle inter-vient à l’appui des luttes sociales pourobliger les banques à les financer) ; • au niveau national avec un Fondsnational pour l’emploi et la formation etavec un pôle financier public mettant enréseau des banques et compagnies d’as-surances publiques (la question de lanationalisation des banques est à l’ordredu jour, à juste titre) pour peser sur lecomportement d’ensemble du systèmefinancier, dans le cadre d’un service publicdu crédit au service de l’emploi et de la

gique européen ; au niveau mondial avecle débat sur la remise en cause de l’hégé-monie du dollar et la nécessité d’unealliance avec les pays émergents et endéveloppement pour la création d’unemonnaie commune mondiale qui pour-rait, techniquement, être développée àpartir des droits de tirage spéciaux duFMI, et qui servirait à financer lesdépenses pour les êtres humains et lesservices publics sur toute la planète. n

*Denis Durand est économiste, syndicaliste,membre du conseil national du PCF.

formation ; • au niveau européen avecune autre utilisation de l’euro à traversune nouvelle politique monétaire : la BCEdoit cesser de soutenir les banques quifinancent la spéculation ; elle doit refi-nancer à taux zéro les crédits qui finan-cent les investissements favorables à l’em-ploi, ainsi que les dépenses quicontribuent au développement desservices publics. C’est, en particulier,l’objet de la campagne du Parti de lagauche européenne pour la création d’unFonds de développement social et écolo-

PAR DOMINIQUE SICOT*

L e 1er janvier 2002, l’euro devenaiten effet la monnaie de douze paysde l’Union européenne1 rejoints

depuis par cinq autres2. Trois ans aupa-ravant, il avait déjà été introduit dansle monde des affaires3. Que ne nous a-t-on pas vendu alors ! Une monnaiestable, plus d’inflation – la Banquecentrale européenne (BCE) y veillerait.Des taux d’intérêt faibles, permettantaux États de se financer à bas prix surles marchés, aux entreprises et auxménages de disposer de crédits peuchers. Un marché unique plus efficace,de la croissance, des emplois…Unemonnaie européenne capable de tenirtête au dollar. Une zone euro forte etstable capable de tenir le coup bien plusque ne pourrait le faire un pays isoléface aux « chocs extérieurs » (haussebrutale des prix du pétrole, turbulencessur les marchés financiers) Dix ans après, l’euphorie est retombée! Le 20 décembre dernier, Le Mondetitrait sans plus de forme : « L’explosionde la zone euro est désormais plau-sible ». Des chefs d’entreprise s’y prépa-reraient. Et le Financial Service Autho-rity, le régulateur du secteur financierbritannique, aurait demandé auxbanques de la City d’envisager une tellehypothèse. Chacun y va de son scénario. Disper-sion façon puzzle. Sortie de la Grèce,désignée comme fauteuse de trouble.Sortie de l’Allemagne, trop vertueusepour continuer à payer pour les cigales.

Éclatement de la zone en deux, un eurodu Nord et un euro du Sud. Retour auxmonnaies nationales avec maintiend’une monnaie commune – et non plus unique…

UN CHAMP DE RUINESDe fait, la zone euro a des allures dechamp de ruines. Depuis 2010, trois pays– la Grèce, l’Irlande et le Portugal – se sontfait littéralement expulser par les marchésfinanciers et sont désormais sous tutellede l’Union européenne et du FMI. Si la

négociation actuellement en cours avecses créanciers privés n’aboutit pas, laGrèce pourrait être en cessation de paie-ment. L’Italie, l’Espagne, la Belgique sontsous pression. La France s’est vu privéepar Standard & Poor’s de son triple A…De sommet en sommet, les dirigeantseuropéens affichent leur impuissance às’imposer face aux marchés financiers. Àmoins qu’ils n’aient choisi de satisfaireavant tous les intérêts des détenteurs decapitaux ! Pour payer les dettes, coûte quecoûte, des plans d’austérité toujours plusrigoureux sont imposés aux peuples d’Eu-

rope (privatisations, baisse des dépensespubliques, suppressions de postes defonctionnaires, gel voire baisse dessalaires, casse des systèmes de retraite etde santé…). Ces mesures, qui plus est,généralisées à l’ensemble de l’Europe,provoquent récession et chômage. Sousl’égide de la chancelière allemande et duprésident français – le couple « Merkozy– les dirigeants de la zone euro manientle gros bâton : (discipline budgétairerenforcée), confondent business et soli-darité tout en ajoutant de la dette à ladette, histoire une fois de plus de gaverles créanciers (le Fonds européen de soli-darité financière censé aider les États endifficulté emprunte sur les marchés pourleur consentir des prêts, en prenant samarge au passage). Officiellement, la zone euro souffre d’unecrise des dettes publiques, conséquenced’une gabegie de dépenses de la part desÉtats. D’où l’hystérie à leur imposer l’aus-térité pour « rassurer les marchés » – ceux-ci « s’affolant » pourtant tout autant del’absence de croissance ! L’histoire est unpeu différente. Les dettes publiques sontessentiellement la conséquence descadeaux fiscaux dont ont bénéficié lesplus riches et les entreprises depuis 25ans, et du sauvetage des banques par lesÉtats après l’effondrement du systèmedes « subprimes » en 2007. La crise de lazone euro n’est en fait que l’un des aspectsd’une crise globale, conséquence d’unendettement privé insoutenable accu-mulé dans les pays développés, favorisépar la dérèglementation et la sophistica-

L’EURO : DIX ANS, ET DÉJÀ PLUS DE DENTS ?La crise de la zone euro n’est en fait que l’un des aspects d’une crise globale, conséquence d’un endet-tement privé insoutenable accumulé dans les pays développés, favorisé par la dérèglementation et lasophistication des montages financiers, la libéralisation des mouvements de capitaux et l’existence d’unemasse énorme de capitaux cherchant à se placer.

Il n’y a pas de sortie à ce piège en reprenant

chacun ses billes, pour aller se fairemassacrer seul par les marchés

financiers.“

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tion des montages financiers, la libérali-sation des mouvements de capitaux etl’existence d’une masse énorme de capi-taux cherchant à se placer (surplus despays exportateurs, dividendes énormesdistribués aux actionnaires…). Ces flotsont servi toutes les spéculations et permisde prêter à tout va aux ménages pourqu’ils se logent et consomment malgréles pressions sur les salaires imposés parles détenteurs de capitaux, aux promo-teurs immobiliers, aux fonds d’investis-sement… C’est ce système tout entier,correspondant à une phase du capita-lisme, qui aujourd’hui ne fonctionne plus.La zone euro subit ce choc avec d’autantplus de violence qu’elle était brinqueba-lante dès le départ. Parce qu’on ne faitpas une union monétaire entre pays dontles niveaux de développement, de vie, desalaires… sont très différents, à moins

solidarité européenne au profit cette foisdes travailleurs et non plus des rentierset des capitalistes. En exigeant un auditcitoyen sur les dettes publiques pourrefuser de payer celles qui sont « illégi-times ». En revenant à un financementdes États sorti des griffes des marchésfinanciers (financement direct par la BCE,financement par l’impôt en rebâtissantune fiscalité juste et en abolissant lesniches fiscales. n

*Dominique Sicot est journaliste àL’Humanité Dimanche, en charge des ques-tions économiques.

1) Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne,Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie,Luxembourg, Pays-Bas et Portugal.2) Slovénie en 2007, Chypre et Malte en2008), Slovaquie en 2009, Estonie en 2011.3) Dans onze pays : les douze cités plus haut,moins la Grèce qui n’a rejoint qu’en 2001 lenoyau fondateur.

d’opérer d’importants transferts finan-ciers des régions riches vers les pluspauvres. Parce que ce ne sont pas desprêts bancaires quasi-spéculatifs aux paysles plus faibles qui pouvaient résoudre leproblème. Parce que ces inégalités dedépart ont été aggravées par les politiquesde dumping social (chômeurs contraintsd’accepter des contrats précaires au rabaiset des jobs à un euro de l’heure, extensiondu temps partiel de courte durée, flexibi-lité des horaires, baisse des salaires, réformedes retraites, TVA « sociale »…) menées parles gouvernements allemands depuis ledébut des années 2000 au détriment deleurs partenaires européens, pour soi-disant doper leur « compétitivité ». Il n’y a pas de sortie à ce piège en repre-nant chacun ses billes, pour aller se fairemassacrer seul par les marchés financiers.Mais bien en explorant les voies d’une

PAR MICHEL HUSSON*

Le débat actuel est borné par troisquestions étroitement liées :comment dégager des marges de

manœuvre pour une autre politique ?Comment se libérer du joug de la finance ?Comment se dégager du corset euro-libéral ? Il y a deux manières apparem-ment simples d’y répondre. La logiquesocial-libérale invoque une hypothétiquerigueur de gauche qui permettait à la foisde « rassurer » les marchés et de respecterles critères européens, tout en menantune politique plus « sociale ». La logiquesouverainiste consiste à suggérer qu’avecla sortie de l’euro, tout deviendraitpossible. Mais ni l’une ni l’autre de cespositions ne prend la mesure de la criseni ne comprend ses véritables causes. Lapremière conduit à un ajustement auxdesiderata de la finance et donc à larégression sociale, la seconde à un effon-drement économique et donc, aussi, àune régression sociale accrue.Aucune politique alternative n’est possiblesi le financement de la dette continue àdépendre du bon vouloir des marchésfinanciers. Toute mesure progressiste d’ungouvernement de gauche, par exempleen matière de réforme fiscale, seraitperçue comme une remise en cause des

LES TROIS ÉTAPES DU CHANGEMENTSe donner les moyens de prendre des mesures qui améliorent immédiatement les conditions d’existencede la majorité et qui justifient la rupture opérée. La question du financement budgétaire n’est pas unequestion technique, mais une question éminemment politique.

privilèges des classes dominantes. À lamoindre incartade de ce genre, mêmetimide, les marchés financiers riposte-raient en dégradant la sacro-sainte note,et surtout en augmentant le taux desnouveaux emprunts. La mesure priseserait immédiatement neutralisée parl’alourdissement de la charge de la dette.

Or, aucun gouvernement ne peutprétendre annuler du jour au lendemainle besoin de financement public. La conclusion est évidente : soit onfinance le déficit autrement que par appelaux marchés financiers, soit on en estréduit à mener la politique dictée par cesderniers. Il faut donc desserrer cet étau,et la gamme des outils techniques pourle faire est assez large : emprunt forcéauprès des grandes fortunes, réservesobligatoires des banques, financementdirect par la Banque de France ou, si l’onveut respecter les formes, par l’intermé-diaire d’une agence publique ad hoc.

ROMPRE AVEC LES RÈGLES ACTUELLESCela revient à rompre ouvertement avecles règles du jeu actuelles, et notammentavec celles de l’Europe réellement exis-tante. Cette rupture doit s’appuyer surun rapport de forces qui peut êtreconstruit à partir d’une double légiti-mité. Légitimité sociale : elle repose surla nature de la politique au nom delaquelle s’effectue cette rupture. Il fautdonc se donner les moyens de prendredes mesures qui améliorent immédia-tement les conditions d’existence de lamajorité et qui justifient la ruptureopérée. La question du financementbudgétaire n’est donc pas une questiontechnique, mais une question éminem-ment politique.La seconde dimension de cette nouvellelégitimité est européenne. La rupture avecl’euro-libéralisme se fait au nom d’uneautre Europe possible, et non pas commeune déclaration de guerre commercialefondée sur une dévaluation hostile ou surl’instauration de taxes labellisées« démondialisation ».Un autre financement public est doncla condition préalable à tout change-ment. Elle ne résout évidemment pastous les problèmes mais elle permetd’enclencher un processus de transfor-mation. Sa deuxième étape devrait viser

Cela passe par l’annulationdes dettes illégitimes et des créancestoxiques, qui implique à son tour la

socialisation des banques.“”

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LE DOSSIERà solder la facture de la crise et à dégagerainsi le terrain pour une alternativeglobale. Cela passe par l’annulation desdettes illégitimes et des créancestoxiques, qui implique à son tour lasocialisation des banques. Ces optionsradicales sont les seules qui soient adap-tées au poids que la crise fait peser surl’avenir, et donc sur la possibilité mêmede la changer. Elles ont en outre unejustification technique, car elles permet-tent de remettre les compteurs à zéro.Sinon, les peuples européens devrontsubir au moins une décennie d’évolu-tion chaotique, entre austérité, faillites,récessions et dislocation sociale.

trialisateur », etc. Leur point communest de vouloir rétablir la compétitivitésans poser la question préalable de larépartition des revenus.Cette crise est une grande crise. Elle clôtune époque du capitalisme, et elle appelledes solutions radicales. Telle est la véritéqu’il faut porter dans le débat public, àpartir d’un programme articulant claire-ment les trois étapes de la transforma-tion sociale : s’affranchir de la finance,solder la crise, et engager la transitionsociale et écologique. n

*Michel Husson est statisticien et économisteà l’Institut des recherches économiques etsociales.

Si ce cap est franchi, alors pourras’amorcer la transition vers un nouveaumodèle social, fondé sur trois grandsprincipes : temps libre contre chômage,précarité et intensification du travail ;garantie des conditions d’existence parl’extension des services publics ; plani-fication écologique et relocalisationsproductives. Une véritable alternativeimplique donc une inversion totale despriorités sociales. Elle s’oppose claire-ment aux solutions qui ne cherchent qu’àperpétuer le modèle néo-libéral, par lesmêmes moyens tristement classiques :baisse du coût du travail, TVA sociale oudévaluation, protectionnisme « réindus-

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PAR FRÉDÉRIC LEBARON*

François Fillon vient de présenter undeuxième ensemble de mesuresd’austérité, après celles de juillet. Et

les prévisions de la Commission euro-péenne sur la croissance française en 2012laissent entendre qu’on n’en restera paslà. Jamais deux sans trois en quelque sorte.Ce que nous décrivions il y a peu commeune injonction généralisée à l’austéritéest donc devenu une norme de politiqueéconomique présentée comme uneévidence rationnelle : moins de crois-sance impliquant moins de rentréesfiscales, les dépenses publiques devraientêtre moins élevées afin de parvenir rapidement à l’équilibre budgétaire,garantie d’une évaluation favorable desagences de notation et donc d’un finan-cement futur de la dette publique dansdes conditions correctes. Tel estaujourd’hui le raisonnement tenu parles principaux dirigeants européens, avecà leur tête ceux de la Banque centraleeuropéenne (à l’origine de cette norme,qui concrétise et radicalise les principesdéjà inscrits, sous l’impulsion allemande,dans le traité de Maastricht), de laCommission et, dans une moindremesure, du Fonds monétaire interna-tional. Ce dernier, plus imprégné deculture économique anglo-saxonne qued’ordo-libéralisme germanique, rechigneen effet à s’abandonner totalement àl’actuelle pulsion restrictive. Cettehumeur « sacrificielle », de l’ordre del’ethos autant que du raisonnement,suscite de la part de nombreux commen-tateurs une sorte de jubilation morbide,comme si la souffrance populaire avaitaussi une dimension « purificatrice ».

UN RAISONNEMENT FALLACIEUXUne telle omniprésence de cette normefonde une grande partie de son évidence,la généralisation d’un raisonnement, fût-il profondément fallacieux, étant unedes modalités de son efficacité politique. « Tout le monde » (au sein de la classedirigeante) désormais convaincu de lanécessité de la réduction rapide des défi-cits, la suite va de soi : si la croissance s’an-nonce trop molle l’année prochaine, lesdéficits et la dette se réduiront moins vite,et il faudra donc durcir encore les restric-

tions budgétaires (ou, dans une varianteplus fiscaliste, renforcer un peu plus la « discipline fiscale », les « rentrées », les« contraintes »…). Dans tous les cas, ils’agit bien d’annoncer des « sacrifices »,« du sang et des larmes », et de laissertoute alternative hors de l’espace dupensable et du dicible. La dette publiqueest ainsi devenue l’horizon indépassablede notre temps.

C’est peut-être la première fois, depuisles années 1930, que l’annonce d’unaffaiblissement marqué de plus en plusprobable de la croissance ne conduit pas,fût-ce après diverses contorsions rhéto-riques et manœuvres politiques, à l’activation d’un raisonnement opposé,qui était devenu lui aussi une « évidence» malgré l’affirmation de moins en moinssouterraine de la doctrine de l’ortho-doxie : moins de croissance, plus dechômage conjoncturel appellent uneintervention publique de court terme,au moins sous la forme d’une politiquede baisse rapide des taux d’intérêt, et, sipossible, par le jeu des « stabilisateursautomatiques », ce que les Américainsappellent la « stimulation fiscale », il estvrai peu prisée (en théorie) des dirigeantsallemands, même en période de réces-sion. Dans ce raisonnement, porté parles économistes keynésiens, une politiquedite d’austérité, « pro-cyclique », conduità restreindre un peu plus la croissance,ce qui se traduit par moins de rentréesfiscales, jusqu’à ce qu’une telle politiquedevienne franchement « déflationniste »,c’est-à-dire qu’elle conduise à une baissede l’ensemble des grandeurs écono-miques (prix, salaires, etc.), comme dansles années 1930.En France, le précédent d’une politiquedéflationniste systématique et aveugle,

qui s’appuyait sur la quête de l’équilibredes finances publiques à n’importe quelprix porte un nom : Pierre Laval. C’estson gouvernement qui par décret meten œuvre une politique brutale de réta-blissement d’un budget à l’équilibre, en1935, par une baisse drastique desdépenses publiques, alors que lechômage est massif et la productionatone. François Fillon et Nicolas Sarkozysont donc les dignes héritiers écono-miques de Pierre Laval. Cet équilibre nesera évidemment pas tenu et au coursde la période de l’entre-deux-guerres,les années 1926-1929 font figure d’ex-ceptions avec un solde budgétaire positifen fin d’exercice.Le raisonnement keynésien, selon lequelun déficit budgétaire accru en périodede crise permet une relance de l’activité,serait donc devenu inopérant et politi-quement marginal. Critiqué par leséconomistes « nouveaux classiques »depuis les années 1970, il était resté pour-tant très présent au sein des organismesde prévision macroéconomique etconcrètement, toujours mobilisé parcertains acteurs publics lors des phasesde fort ralentissement conjoncturel. Onassisterait ainsi à la fin d’une périodecaractérisée par l’alternance de phases « keynésiennes » de court terme, plus oumoins affirmées dans le cadre d’orien-tations néolibérales à moyen et longtermes, et de politiques (monétaires etbudgétaires) plus restrictives dans lespériodes de croissance, propices à lareconstitution des excédents. Devantl’explosion de la dette publique avec lacrise de 2008, le raisonnement keyné-sien aurait ainsi atteint ses limites.

LES REMÈDES TUENT LE MALADELoin de conduire à l’émergence d’unraisonnement nouveau, la fin de cettepériode semble surtout avoir permis leretour presque à l’identique, en positiondésormais hégémonique sur le devantde la scène publique, de la « bonne vieilleorthodoxie budgétaire », cette doctrinequi n’avait jamais désarmé, notammentau sein des ministères des finances etdes banques centrales, et plus encore auFMI et à la Banque mondiale dans lecontexte des « plans d’ajustement struc-turels » imposés aux pays en développe-ment dans les années 1980 et 1990. Seloncette doctrine issue des siècles passés,l’équilibre des finances publiques est unobjectif de « saine gestion » qui ne doitjamais être perdu de vue par l’État, demême que la politique monétaire doit

UN PARFUM D’ANNÉES 30… En France, le précédent d’une politique déflationniste systématiqueet aveugle, qui s’appuyait sur la quête de l’équilibre des financespubliques à n’importe quel prix porte un nom : Pierre Laval.

Le triomphe actuel de la doctrine de l’orthodoxie

budgétaire a ainsi rendu possible,et désormais probable, un

ensemble d’enchaînements socio-économiques qui semblaientrelégués à la préhistoire des

politiques économiques

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LE DOSSIERSUITE DE

LA PAGE 21 > rester « neutre » (en gros : « proportion-nelle à la croissance ») pour ne pas favo-riser une inflation destructrice. Les traitéseuropéens l’ont inscrite dans le marbredes textes qui encadrent la constructionéconomique et monétaire : c’est le « pacte de stabilité et de croissance ».Dans un contexte où les politiques réelless’éloignaient assez fortement et systéma-tiquement de l’équilibre budgétaire,même dans les pays les plus « vertueux »,comme le montrent les séries macroé-conomiques historiques, ce discoursmoral autant que scientifique n’a doncen fait jamais disparu. Il était devenu,notamment ces dernières années,comme la « mauvaise conscience »économique et technocratique des diri-geants politiques, dogme constammentréaffirmé, à longueur de déclarations etde rapports, mais jamais vraimentpratiqué avec constance, au prix detensions régulières entre pouvoirs poli-tiques nationaux et autorités technocra-tiques (banques centrales, administra-tion des finances, et en Europe,Commission européenne). La luttecontre l’inflation a certes triomphé enEurope et aux États-Unis à partir desannées 1980, mais elle ne s’est pas accom-pagnée d’une politique budgétaire « neutre », sauf dans des contextes historiques nationaux très particuliers,dont l’exemplarité est évidemment unenjeu. La politique monétaire et la poli-tique budgétaire ont été fortement réactives face aux menaces de violenterécession mondiale, en particulier en 2008,

plus prononcé : on peut parler de « piègedéflationniste », dans la mesure où la « purge » éloigne durablement l’économiedu plein-emploi et de la croissance, quisont pourtant censés résulter de l’ « assai-nissement » de la croissance et de la « stabilisation » de l’économie. Ce sontles remèdes qui tuent le malade ! Le piègeest désormais bien enclenché et lesacteurs dirigeants jouent leur partition,apparemment en toute inconscience,dans la répétition sur une large échelledes erreurs économiques des années1930. Mais, cette fois, ils n’auront pas l’excuse de la nouveauté des méca-nismes économiques en jeu : ils devrontdonc un jour répondre de leurs erreursdevant les peuples. n

*Frédéric Lebaron est professeur de socio-logie à l’université de Picardie-Jules Verne àAmiens.

Éditorial de la revue Savoir/Agir n°18-2012,reproduit avec l'autorisation de l'auteur.

montrant que les « erreurs » des années1930 avaient tout de même été mémori-sées, sans cependant que ces politiques neparviennent à éviter la chute du PIBmondial en 2009. En 2011, à l’opposé, laBCE augmente ses taux d’intérêt directeursà deux reprises alors que l’économie euro-péenne commence à montrer des signesde faiblesse et les États, effrayés par la « crise de la zone euro », enclenchent despolitiques d’austérité simultanées, parfoisviolentes, au risque d’en démultiplier leseffets dits « multiplicateurs » déjà impor-tants dans un seul pays.L’une des grandes différences entre lascience économique et les autres disci-plines est que les « raisonnements scien-tifiques » qui s’imposent aux acteurs diri-geants ont des conséquences trèsconcrètes sur des décisions qu’ils prennent et, par voie de conséquence,sur la grande masse des citoyens. Letriomphe actuel de la doctrine de l’ortho-doxie budgétaire a ainsi rendu possible,et désormais probable, un ensemble d’en-chaînements socio-économiques quisemblaient relégués à la préhistoire despolitiques économiques, de même queles remèdes « à la Diafoirus » ont étéeffacés des manuels de médecinemoderne. Le cas grec l’illustre déjà avecune particulière netteté depuis mainte-nant plus de deux ans, ce qui en fait lelaboratoire d’un mouvement en cours degénéralisation. Le « cercle vicieux » défla-tionniste est le résultat d’une course sansfin à l’équilibre budgétaire dans uncontexte de ralentissement de plus en

Retrouvez sur tous les textes de ce dossier, des avis, des commentairessur www.pcf.fr et une Edition La Revuedu Projet publiée et recommandée par la rédaction de Mediapart surhttp://blogs.mediapart.fr/edition/la-revue-du-projet. Nous vous invitons à participer à cette collaboration en réagissant, en commentant et en diffusant largement les contributionsque nous mettons en ligne.

VERS UNE SOCIÉTÉ POST-CROISSANCE ?Pour contrer les risques écologiques qui commencent déjà à exercer leurs effets, il faut engager unvirage antiproductiviste, une transformation radicale des modes de production et de consommation, etune forte réduction des inégalités. Il faudra quelques années pour y parvenir, mais il y a urgence àenclencher le processus.

PAR JEAN GADREY*

On peut trouver bizarre qu’unéconomiste puisse, en pleine crise,remettre en cause le besoin de

croissance « pour en sortir ». Je vais pour-tant le faire dans ce texte, avec toutefoisune importante nuance par laquelle jecommence. Si en France (et en Europe), la croissanceest nulle ou négative en 2012 ou 2013, ilest certain que ce sera socialement grave,même dans l’hypothèse (souhaitable)de politiques de RTT. Ce sera grave aussipour les dettes publiques et pour les

investissements de la « transition écolo-gique et sociale », même avec uneréforme fiscale indispensable allant cher-cher l’argent là où il est. Pourquoi ? Parcequ’on ne quitte pas comme cela unrégime productiviste, pas plus qu’on nequitte instantanément la prééminencede la voiture et des camions dans lestransports, l’agriculture conventionnelle,la vie dans des logements qui sont despassoires à calories, ou la dominationde la grande distribution. On aura probablement encore des gainsde productivité (faibles : leur diminu-tion est une tendance lourde depuis

plusieurs décennies) pendant quelquesannées, certains soutenables et souhai-tables, la plupart non (je m’en expliquedans mon livre), sauf crise énorme, réces-sion forte, etc. ce qu’on ne peut pasexclure mais pas souhaiter non plus. Ma position est que, pour contrer lesrisques écologiques qui commencentdéjà à exercer leurs effets, il faut engagerun virage antiproductiviste, une trans-formation radicale des modes de produc-tion et de consommation, et une forteréduction des inégalités. Il faudraquelques années pour y parvenir, maisil y a urgence à enclencher le processus.

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UNE NOUVELLE TRAJECTOIRELa nouvelle trajectoire qu’il faut viseraprès le virage devra abandonner « la loide la croissance socialement nécessaire ».Michel Husson a démontré (« croissancesans CO2 », que l’atteinte des objectifsdu GIEC est incompatible avec la pour-suite de la croissance. Tim Jacksonaboutit dans son livre Prospérité sanscroissance à des conclusions identiques.Les arguments de mon livre vont dansle même sens. Mais l’abandon de l’im-pératif de croissance peut avoir d’appré-ciables contreparties en bien-êtreprésent et futur, y compris en termes decréation d’emplois. Car – je consacreplusieurs chapitres à cette questioncentrale – l’enjeu majeur à moyen et longterme va devenir la « croissance » de laqualité et de la durabilité des produitset des processus, nouvelle source deproduction de valeur ajoutée durable etdonc de travail et d’emplois utiles. Il fauty ajouter l’autre moteur de l’emploiqu’est la RTT équitable : c’est depuis deuxsiècles le meilleur antidote au produc-tivisme. La RTT a historiquement permisde limiter l’accumulation de marchan-dises et d’affecter une part importantedes gains de productivité pour créer desemplois et vivre mieux.

proximité, forêts : + 150 000 emplois ; • Énergies renouvelables, isolation ther-mique, économies d’énergie, recyclage,relocalisations partielles : + 700 000 à 1 million ;• Transports et mobilité, commerces deproximité : + 500 000 ;• « Services de bien vivre » associés à desdroits : petite enfance, personnes âgéesou handicapées, soins, social, éducation,environnement : 1,5 million d’emplois« décents » ;• RTT équitable, vers les 32 heures : + 1million.

Cet exercice, qu’il faudrait consolider surla base de travaux collectifs, tend àmontrer qu’il y aurait plus d’emploisutiles à attendre des services de bienvivre et de la RTT que des politiquescentrées sur la seule « conversion écolo-gique » de la production (les fameux« emplois verts »). n

*Jean Gadrey est économiste, professeurémérite à l’université Lille-I.

Dernier livre paru, Adieu à la croissance,bien vivre dans un monde solidaire,Alternatives économiques/Les petitsmatins, 2011.

Selon toute probabilité, la croissance vad’ailleurs prendre fin dans les pays richesquoi que l’on fasse, dans le prolonge-ment d’une tendance historique impres-sionnante (graphique). Il serait sage d’an-ticiper plutôt que de subir.Une non croissance (ou une décroissance)des quantités globales peut être compa-tible, au moins pendant une période detransition, avec une progression de lavaleur ajoutée monétaire produite et del’emploi s’il faut nettement plus de travailpour produire des quantités « propres »(soutenabilité écologique et sociale, déve-loppement humain soutenable…) quedes « sales », même avec une décroissancenégociée (reconversion, maintien dessalaires et des qualifications dans le bassind’emploi) dans les secteurs les plus« polluants ». Voici un exercice illustratif dans le casde la France, prenant appui sur quelquesscénarios existants, sur des perspectivesà vingt ans. En vingt ans, sans croissance globale desquantités, moyennant des innovationsmajeures non productivistes, on pour-rait envisager d’ajouter plus de quatremillions d’emplois dans les domainessuivants :• Agriculture « propre » et moderne de

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LE DOSSIER

PAR HENRI STERDYNIAK*

Début 2012, la récession s’installe denouveau en Europe et en France.Tirant prétexte de la pression exercée

par les marchés financiers, les gouverne-ments européens imposent aux peuplesdes politiques d’austérité et de régressionsociale. L’Europe est menacée d’un reculsans précédent de la démocratie. Si on veutéchapper à la catastrophe sociale qui seprépare dans les laboratoires de l’idéologienéolibérale, il faut résolument s’engagerdans des voies nouvelles. Au moment oùse préparent dans notre pays des électionsmajeures, les « économistes atterrés » s’in-vitent dans le débat public en publiant untroisième ouvrage1.

UNE CRISE DE LA GLOBALISATION FINANCIÈRE La crise des années 2007-2010 étaitd’abord une crise financière née de ladéréglementation bancaire. Les marchésfinanciers se sont révélés avides et aveu-gles. C’est une crise de la globalisationfinancière : les masses énormes de capi-taux à la recherche de fortes rentabilitésdéstabilisent l’économie mondiale,provoquant des alternances de bulles etde krachs financiers et immobiliers, d’es-sors et de crises de la dette. C’est devenuune crise économique : la mondialisa-tion a permis au capital de mettre lestravailleurs en concurrence et ainsi d’aug-menter sa part dans la valeur ajoutée. Lecapital demande de fortes rentabilitéspour investir. La pression sur l’emploi etles salaires ainsi générée comme le gonfle-ment des inégalités de revenus induisentune tendance à la déficience de lademande qui doit être compensée pardes bulles financières ou par le gonfle-ment de l’endettement. Une fois que cesbulles ont éclatées, le capitalisme ne saitplus rebondir. C’est devenu une crise desdettes publiques. Les finances publiques,déjà affaiblies par la concurrence fiscale,ont été mises à mal par le soutien auxbanques et la chute de l’activité.

La situation est particulièrement préoc-cupante dans la zone euro dont la crisea fait apparaitre les défaillances : le Pactede Stabilité impose des politiques budgé-taires restrictives, les politiques écono-miques ne sont pas coordonnées en vuede la croissance et le plein-emploi, labanque centrale ne garantit pas les dettespubliques, la commission veut imposerdes réformes structurelles libérales etrefuse l’harmonisation fiscale et sociale.Les « remèdes » néolibéraux mis en œuvrejusqu’à présent par les gouvernementsnationaux et les instances européennesobéissent tous au même principe :« rassurer les marchés financiers » en radi-calisant des politiques d’austérité et deconcurrence salariale fiscale et sociale,c’est-à-dire les politiques même qui ontconduit à la crise. Cette stratégie enfonceles peuples dans l’insécurité sociale etsouvent la misère. La récession creuseencore les déficits, fait gonfler les dettes,fragilise les banques, ce qui permet auxmarchés financiers de spéculer de plusbelle. Les marchés réclament encore plusd’austérité, puis se plaignent que celle-ci a plongé l’Europe dans la récession.Les milieux dirigeants et les instanceseuropéennes veulent utiliser la crisepour atteindre leurs buts de toujours :diminuer les dépenses publiques etsociales, remplacer la démocratie par ladictature de technocrates soumis auxmilieux financiers.

DES POLITIQUES ALTERNATIVES POSSIBLESFace à ces défis, les Économistes atterrésont choisi d’intervenir sur un nombreréduit de questions mais qui occupentune position critique. Les différents chapi-tres qui composent leur livre reposentsur le large socle de convictions qui lesrassemblent et s’opposent à la penséeunique. Il s’agit d’abord du refus d’uneglobalisation au service du pouvoir de lafinance, et de la critique d’une construc-tion européenne où l’emploi, le travail etla protection sociale sont devenus lesfacteurs d’ajustement aux exigences derentabilité insensées des actionnaires. Ilsrejettent un modèle de développementqui s’affirme chaque jour davantagecomme destructeur de ressources et detalents. Ils dénoncent les politiques decontre-révolution fiscale au service desplus riches. Ils refusent l’instrumentali-sation de la dette publique, aujourd’hui

brandie comme épouvantail pour atta-quer les fondements mêmes de l’Étatsocial. À partir du constat partagé desimpasses où ont conduit trois décenniesde mise en œuvre de la doxa néolibérale,chaque chapitre formule des propositionsmontrant clairement que des politiquesalternatives sont à la fois souhaitables etpossibles. Les politiques économiquesdoivent redevenir keynésiennes, viser lacroissance, le plein-emploi et la redistri-bution. En même temps, il faut s’engagerrésolument dans la transition écologiquequi rend nécessaires des investissementsimportants pour promouvoir les écono-mies d’énergie, les énergies renouvela-bles, les nouvelles façons de consommeret de produire. L’évolution de notre sociétédoit être reprise en main par les citoyens ;elle ne peut être laissée à la discrétion desfinanciers et des grandes entreprises. Lasociété doit devenir plus égalitaire, cecipasse par une réforme fiscale frappantles revenus et les patrimoines exorbitants,mais aussi par la redéfinition des rôles etdes pouvoirs dans les entreprises, laremise en cause de leur financiarisation,la promotion des salariés et de leurscompétences, la recherche d’un emploide qualité pour tous. Il faut réaffirmer etétendre le rôle de la protection sociale (enaugmentant les couvertures de base) desservices publics (dépendance, logement),de la dépense publique (enseignement,recherche, lutte contre les inégalités). Ceci nécessite de briser la dominationdes marchés financiers, en taxant lestransactions, interdisant les produitsnocifs (CDS* nus, vente à découvert,trading à haute fréquence), en dévelop-pant un secteur financier public, enréorientant l’activité du système bancairevers le crédit, l’emploi, l’investissementproductif, en lui interdisant de nourrir laspéculation. Ceci nécessite une profonderéorientation de l’Union Européenne versune Europe sociale, solidaire et écolo-gique. Ces propositions sont soumises audébat et à la confrontation citoyenne. Le« réalisme » a aujourd’hui changé decamp : après trente ans d’aveuglement,les politiques néolibérales ont perdu toutecrédibilité. Il faut mettre en œuvre, despolitiques de rupture. Il est urgent dechanger d’économie ! n

*Henri Sterdyniak est animateur des écono-mistes atterrés.1) Changer d’économie ! Nos propositions pour2012, Éditions Les liens qui Libèrent, 2012*CDS : Credit default swaps ou couverturesde défaillance

CHANGER D’ÉCONOMIE ! LES PROPOSITIONSDES ÉCONOMISTES ATTERRÉS POUR 2012

Si on veut échapper à la catas-trophe sociale qui se prépare dansles laboratoires de l’idéologie néo-libérale, il faut résolument s’enga-ger dans des voies nouvelles.

crises : construction et subversions

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1. PARTAGER LES RICHESSES ET ABOLIR L’INSÉCURITÉ SOCIALELa France est plus riche que jamais. Mais jamais nonplus cette richesse n’a été aussi peu partagée. Lesréformes libérales qui se sont encore accélérées sousle pouvoir actuel ont permis à une petite minorité d’ac-cumuler des fortunes considérables. La pauvreté et laprécarité se sont étendues, touchant des secteursjusqu’ici préservés. L’égoïsme social des possédantsviole l’intérêt général. En partageant les richesses et engarantissant le droit de chacun à une vie stable et digne,nous permettrons à tous de vivre mieux. C’est le premierchantier de notre programme. Pour créer des millionsd’emplois il propose une véritable réduction du tempsde travail, une sécurisation de l’emploi et de la forma-tion tout au long de la vie, la création d’un nouveaucrédit bancaire sélectif et des pouvoirs nouveaux pourles salarié(e)s dans les entreprises. Il veut abolir la préca-rité et prône une augmentation des salaires et desretraites, le droit au logement pour tous, la défensed’une vraie protection sociale, des services publicsconsolidés et étendus.

Extrait du programme du Front de gauche

QUATRE CHAPITRES DU PROGRAMME DU FRONT DE GAUCHE

ABORDENT PLUS PARTICULIÈREMENT LES QUESTIONS TRAITÉES DANS CE DOSSIER

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FÉVRIER 2012 - LA REVUE DU PROJET

2. REPRENDRE LE POUVOIR AUX BANQUES ET AUX MARCHÉS FINANCIERSEn quelques années, la finance a conquis des pouvoirsexorbitants. Le dollar, monnaie internationale de réfé-rence, n’a plus aucun lien avec une quelconque réalitématérielle. Les détenteurs de capitaux peuvent agir à leurguise sur des marchés boursiers méthodiquement déré-gulés. Ils ont obtenu une fiscalité au bénéfice des revenusdu capital, le droit d’échapper en grande partie à l’impôt,la libre circulation du capital financier dans le monde etils se permettent aujourd’hui de « noter » les États, lesplaçant sous la menace des attaques des spéculateurs.Nous mettrons fin à ces privilèges inouïs et contraires à ladémocratie qui nous placent sous la menace de crises finan-cières incessantes et de politiques d’austérité désastreuses.Nous mettrons en place une nouvelle réglementationbloquant la spéculation et la financiarisation de toute l’éco-nomie et placerons sous contrôle social les banques privéesqui la violeraient. Nous agirons pour changer les missionsde la Banque centrale européenne et créerons en France unpôle public bancaire et financier qui agira pour l’emploi etles salaires, contre les délocalisations et la spéculation.

3. LA PLANIFICATION ÉCOLOGIQUENous le savons désormais, la catastrophe écologiqueremet en cause potentiellement les conditions mêmesde la vie humaine sur Terre. Or le réchauffement clima-tique, la destruction de la biodiversité, l’épuisementrapide des ressources naturelles ne sont pas des catas-trophes d’origine naturelle, mais le résultat des logiquescapitalistes du profit maximal à court terme. Face à latyrannie du productivisme, nous proposons la planifi-cation écologique comme moyen de redéfinir nos modesde production, de consommation et d’échange en fonc-tion de l’intérêt général de l’humanité et de l’impact del’activité économique sur l’écosystème. Elle permettrade préciser les orientations et les investissements publicsnécessaires pour enclencher une transition écologiqueet promouvoir un développement humain durable créa-teur d’emplois et facteur d’égalité sociale. Elle s’appuierasur un plan écologique débattu et voté au Parlement,assorti d’une loi de programmation financière.

4. PRODUIRE AUTREMENTLe mode de production actuel ne vise pas la satisfactiondes besoins humains. Il donne la priorité au profit à courtterme, laisse de côté des besoins sociaux immenses parceque ceux-ci sont non rentables tout en encourageant lesproductions inutiles au bénéfice de la surconsommationdes plus riches. Il dégrade gravement les conditions detravail et d’emploi. Nous lui opposons un nouveau modede production dont la finalité sera le développement detoutes les capacités humaines et l’épanouissement dechacun(e) plutôt que l’intérêt du capital. Il sera basé surune politique industrielle favorisant l’écodéveloppement,une politique de réduction du temps de travail avec créa-tion d’emplois correspondants, ainsi que le développe-ment d’emplois utiles intégrant de nouveaux besoinscommuns. Cette réorientation passe par un renforce-ment des droits des salarié(es) pour avancer vers uncontrôle collectif des conditions de travail, de son orga-nisation et de son contenu.

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D’ IDÉES

LA REVUE DU PROJET - FÉVRIER 2012

COM

BAT

«Tu peux tout accomplir dans la vie si tu as le courage de le rêver, l’intelligence d’en faire un projet

Par GÉRARD STREIFF

26que ce n'est «  pas un document ponti-fical et qu'il n'émane pas de laSecrétairie d'État  ». Des subtilités quisont probablement à l'image de divi-sions qui traversent, sur ces enjeux, ladirection de l'Église.

DEUX. La situation de crise est assez ferme-ment décrite.«  L'actuelle crise économique et finan-cière a révélé des comportementségoïstes, marqués par la cupidité col-lective et l'accaparement des biens àgrande échelle. […] Ce qui est en jeuc'est le bien commun de l'humanité etson futur même. Plus d'un milliard depersonnes vivent avec moins d'un dollarpar jour, les inégalités ont énormémentaugmenté dans le monde. […] Personnene peut se résigner à ce que l'hommevive comme un loup pour l'homme.  »

TROIS. Le texte est une critique vive du libéra-lisme. Il fustige « un libéralisme écono-mique sans règles et sans contrôle  »,«  l'existence de marchés monétaires etfinanciers à caractère principalementspéculatif, dangereux pour l'économieréelle, surtout celle des pays faibles  »,«  la domination de l'utilitarisme et dumatérialisme, de l'individualisme et del'idéologie technocratique  » (voir ci-contre).

QUATRE. Le texte entend réaliser une synthèsede la réflexion sociale de l’Église depuisun demi-siècle ; on sera attentif à l'évo-cation ici de grands moments progres-sistes de la pensée catholique contem-poraine, notamment au début desannées soixante, une séquence quisemblait un peu oubliée. Pour le journalLa Croix, le document «  se situe avecvigueur dans la droite ligne des ency-cliques sociales de Jean XXIII  ». Et letexte dit : «  Ainsi que le rappelait déjàJean XXIII dans Pacem in terris (1963),le but de l'Autorité publique est avanttout de servir le bien commun. Aussidoit-elle se doter de structures effi-caces, c'est-à-dire à la hauteur de samission et des attentes dont elle estdépositaire. Ceci est particulièrementvrai au sein d'un univers mondialisé quirend les personnes et les peuples tou-jours plus reliés entre eux et interdé-pendants mais qui montre aussi l'exis-tence de marchés […] spéculatifs.  »

CINQ. Le conseil pontifical réaffirme la pri-mauté de l'éthique et de la politique,«  sur l'économie et la finance  ». Il envi-sage trois mesures qui sont autant de«  premiers petits pas  » selon Mgr MarioToso, secrétaire du conseil pontifical : lataxation des transactions financières ; larecapitalisation des banques, sous

Mondialisation, crise financière, réglementation : le Vatican, dans un docu-ment officiel du Conseil pontifical Justice et paix, rendu public cet hiver,met en cause « le libéralisme économique sans règles ni contrôles », cri-tique les tentations protectionnistes, appelle à une taxation des transactionsfinancières, à une recapitalisation des banques et souhaite une autoritéfinancière mondiale.

n texte inquiet, une démarcheambitieuse, avec ses limites.

«  Les dirigeants de Wall Street doivents'asseoir et réfléchir avec discerne-ment pour savoir si leur gestionactuelle des finances mondiales sertles intérêts de l'humanité et l'intérêtgénéral  » : ces propos n'émanent pasd'indignés madrilènes ou new-yorkaismais du cardinal Peter Turkson, unGhanéen, responsable du Conseil pon-tifical Justice et paix, en quelque sortele ministère chargé des questionssociales du Vatican. Courant octobre2011, ce conseil a publié un document,d'une vingtaine de pages, intitulé «  Pour une réforme du système finan-cier et monétaire international dans laperspective d'une autorité publique àcompétence universelle  ».Le texte analyse les méfaits de la crisefinancière mondiale, avance une sériede propositions immédiates et donnesa vision du monde de demain ; ilappelle quelques remarques.

UN. Le statut du texte lui même. Il ne s'agitpas d'une encyclique, il n'en a pas laforce doctrinale mais c'est un docu-ment officiel qui engage le pape.Prudents, certains clercs allument déjàdes pare-feu ; le responsable du bureaude presse du Vatican, par exemple, note

U

L'Église catholique, la c

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FÉVRIER 2012 - LA REVUE DU PROJET

réaliste, et la volonté de voir ce projet mené à bien.» Sidney A. Friedman, économiste américain

réserve de comportement «  vertueux  »,et «  en vue du financement de l'écono-mie réelle  » ; la séparation des activitésde dépôt et d'investissement.Si l'on prend acte, au positif, de «  l'exis-tence de clubs et de groupes plus oumoins grands de pays plus développés(du G7 au G 20), on ne peut pas ne pasremarquer que cette tendance ne sem-ble pas respecter en plein le principereprésentatif, en particulier des paysmoins développés ou émergents  ».

SIX. Au delà de ces mesures, l'ambition dudocument est de tendre vers «  uneautorité financière mondiale  ». Ici, lavisée du Vatican est résolument mon-dialiste. Le document condamne l'au-tarcie : «  une forme corrompue denationalisme est restée suivant lequell'État estime pouvoir, de façon autar-cique, réaliser le bien de ses conci-toyens  » ; il prend acte de l'échec duFMI «  qui a perdu sa capacité de garan-tir la stabilité des finances mondiales »,appelle à la création d'une «  Banque

centrale mondiale  » et plus largementd'une « Autorité publique mondiale […]à mettre en œuvre graduellement,dans le respect de la diversité et del'identité des peuples  ». Pour Tukson,cette «  Autorité  » ne doit pas être un«  Moloch, un super-pouvoir destiné àasservir  » mais un idéal calquée surl'expérience de l'ONU. Une Autoritépouvant «  créer les conditions indis-pensables à l'exercice de marchés effi-caces, favorisant une solidarité fiscaleglobale  », pour «  une distribution équi-table de la richesse mondiale  ».

SEPT. Pour une famille de nations. Le texte seconclut ainsi : «  Aujourd'hui, tout cela(le nationalisme) semble surréel etanachronique. Aujourd'hui toutes lespetites ou grandes nations, de mêmeque leurs gouvernements, sont appe-lées à dépasser cette “situation denature” qui voit les États luttant entreeux en permanence. Malgré certainsaspects négatifs, la mondialisation réu-nit davantage les peuples, les incitant à

s'orienter vers un nouvel “état dedroit” au niveau supranational, situa-tion étayée par une collaboration plusintense et plus féconde. Suivant unedynamique analogue à celle qui, dansle passé, a mis fin à la lutte “anar-chique” entre les clans et les royaumesrivaux, en vue de la constitution d'Étatsnationaux, l'humanité doit aujourd'huis'engager dans la transition entre unesituation de luttes archaïques entre lesentités nationales et un nouveaumodèle de société internationale, plusunie, polyarchique, respectueuse del'identité de chaque peuple, dans lecadre de la richesse variée d'uneunique humanité. Un tel passage, qui ad'ailleurs déjà timidement commencé,assurerait aux citoyens de tous les pays— quelles qu'en soient la dimension oula puissance — la paix et la sécurité, ledéveloppement, des marchés libres,stables et transparents. Selon Jean-Paul II, “de même qu'à l'intérieur desÉtats... le système de la vengeance pri-vée et des représailles a été remplacépar l'autorité de la loi, de même il estmaintenant urgent qu'un semblableprogrès soit réalisé dans la commu-nauté internationale”. »On notera que le texte est d'uneextrême discrétion sur l'Union euro-péenne.

Pour Jean-Marie Guénois, du Figaro,l'Église sait de quoi elle parle enmatière d'économie mondiale, elle quiest implantée dans 2 800 structures àéchelle de la planète et « dispose d'unebatterie d'experts avec ses 1 500 uni-versités catholiques  » ; il ajoute : «  Lasortie de ce texte est animée par uneforte et nouvelle inquiétude : le risquede dégradations sociales qui pour-raient dégénérer en violence et mena-cer à terme les démocraties  ». n

rise et la mondialisation

LE LIBÉRALISME VU PAR LE VATICAN«  Qu'est ce qui a poussé le monde dans une direction aussi problématique ?Avant tout un libéralisme économique sans règles ni contrôles. Il s'agit d'uneidéologie, d'une forme d'apriorisme économique qui prétend tirer de la théo-rie des lois de fonctionnement du marché et celles dites lois du développementcapitaliste, en en exaspérant certains aspects. Une idéologie économique quifixe a priori les lois du fonctionnement du marché et du développement éco-nomique sans se confronter à la réalité risque de devenir un instrument subor-donné aux intérêts des pays qui jouissent concrètement d'une position avan-tageuse au plan économique et financier. […] À la base des inégalités et desdistorsions du développement capitaliste, on trouve en grande partie, en plusde l'idéologie du libéralisme économique, l'idéologie utilitariste, c'est-à-direl'organisation théorique et pratique selon laquelle ce qui est utile au plan per-sonnel conduit au bien de la communauté  ».

(Extraits du document pontifical)

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D’ IDÉESCO

MBA

T SONDAGES

Intitulée Panel électoral 2012, uneenquête Ipsos/Logica BusinessConsulting pour Le Monde, le Cevipof,la Fondapol et la Fondation Jean-Jaurès (fin 2011) porte sur un échan-tillon de taille exceptionnelle : 6 000personnes inscrites sur les listes élec-torales et représentatives de la popu-lation française âgée de plus de 18 ans.Elle montre que les enjeux écono-miques et sociaux sont ceux qui préoc-cupent le plus les Français, loin devantl'insécurité, l'environnement ou lenucléaire ; elle indique aussi que lesélecteurs distinguent assez nettementce qui les préoccupe pour le pays et cequi les concerne personnellement. Lacrise, le chômage, les déficits font par-tie de la première catégorie ; le pou-voir d'achat, les retraites, les impôtspréoccupent avant tout les individus.

Principales préoccupations :pour soi ou pour le pays

Page réalisée par GÉRARD STREIFF

QUELLES SONT LES QUESTIONS QUI VOUS SEMBLENTLES PLUS PRÉOCCUPANTES POUR LA FRANCE :

QUELLES SONT LES QUESTIONS QUI VOUS SEMBLENTLES PLUS PRÉOCCUPANTES POUR VOUS :

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LE PROGR A MME DU EN DÉBAT

La notion de santé pour toutes et tous implique la capacitéde répondre aux besoins de santé identifiables dans la Francedu XXIe siècle et à l’ambition de l’égalité de l’accès aux soins.

Pour cela, l’accent doit être mis sur la promotion de la santé, lesdépistages et sur la prévention ainsi que l’éducation à la santé.C’est aussi porter une orientation politique globale visant àréduire les risques présents dans l’environnement physique,économique et social. Cela passe par une alimentation et desrevenus adéquats, des conditions de logement convenables, uneeau et un environnement sains, la possibilité de jouer pleine-ment un rôle dans la société.

Cela nous commande d’agir ensemble pour augmenter les chances : • de naître en bonne santé, de parents qui ont désiré et ont le tempset les moyens pour faire de l’enfant un futur adulte socialementautonome et responsable. • de vivre dans un environnement stimulant d’interaction socialeà l’abri de la guerre qu’elle soit armée, sociale, économique. • de vieillir dans une société qui aide nos aînés à préserver leurscapacités, à leur garantir une retraite confortable, à offrir dessoins adaptés, à accomplir leur vie dans la dignité. C’est unequestion de choix politiques où l’implication du plus grandnombre sera décisive. L’état de santé d’une population dépendà la fois de la réalité sociale, économique et environnementaleet du système de soins. Il faut agir simultanément sur ces aspects.La densité du maillage sanitaire et la proximité des structuresde soins y participent.

1. Prévenir La prévention doit chercher à éviter que la maladie nesurvienne. Il s’agit donc de s’attaquer à la dégradation de la santéau travail, la mauvaise alimentation, la pauvreté et l’exclusion,les conditions de vie difficiles, les dérèglements environnemen-taux, la perte d’autonomie, les conduites relevant de l’assué-tude... À la domination et l’exploitation, il faut substituer lacoopération et le partage. Les moyens consacrés au dépistagedoivent être démultipliés (formation des soignants, éducationà la santé, fréquence du dépistage…). La prévention n’a de sensque si elle est durable et surtout si elle vise à toucher tout lemonde. La visite médicale annuelle dans le cadre de la méde-cine du travail doit être rétablie, étendue aux chômeurs et auxprécaires, elle doit être un bilan des conditions de travail et desconséquences pour la santé. Le bilan de santé régulier doit être

développé chez les retraités, de même que pour les scolaires. Laprévention doit assurer le retour à une vie « comme tout lemonde », avec tout le monde, et permet de choisir librementson mode de vie. Cela passe par une politique publique trans-versale entre travail, transports, logements, revenus.

2. Guérir En matière de soins, une règle s’impose : la qualité pourtous. La qualité, c’est en tout premier lieu l’accès simple et rapideaux structures de soins. Les structures de proximité sont laréponse pour les pathologies les plus fréquentes. L’enjeu est lesdévelopper en optimisant leur fonctionnement.Le véritable garde-fou des dérives du secteur privé est un secteurpublic fort, performant, démocratique et éthique, de hautequalité. La relance de l’hôpital public – de l’hôpital général auCHU – est une priorité. Elle passe tout autant par des réponsesurgentes au financement de l’hôpital public et la pénurie depersonnel, qu’au dynamisme et à la modernisation de l’hôpitalpublic. Les bénéfices du secteur lucratif de santé, réalisés scan-daleusement sur le dos des malades et de la Sécurité sociale,sont utilisés pour spéculer. Cela doit être interdit. Les lois etdécrets qui au cours des dernières années ont favorisé fusionset partenariats public-privé doivent être abrogés.

3. Accompagner ceux qui souffrent Parfois, la guérison n’est pas oun’est plus envisageable. Pour autant, l’objectif d’une vie de qualitédemeure. Qu’il s’agisse de la maladie, du handicap, ou de la finde vie, l’exigence de l’accès aux droits, du respect de la dignitéhumaine doit guider la politique sanitaire et les choix éthiques.

4. Démocratiser Nous proposons une démocratie sanitaire parti-cipative ascendante fondée sur des conseils cantonaux de santéet / ou des bassins de vie composés d’élus locaux, de représen-tants des professionnels, de représentants d’ayant droit à la santéque sont les usagers. Ces conseils recenseront les besoins desanté, valideront la réponse à ces besoins apportée sur le terri-toire concerné et contrôleront démocratiquement la réponse.Nous proposons une consolidation au niveau régional avec desAssises régionales de la santé adossées au Conseil régional. Nousvoulons une mise en cohérence nationale avec des Assises natio-nales de même composition et assurant la vision nationale indis-pensable pour une maîtrise de la politique de santé.

Santé et protection sociale solidaires

La commission Santé Protection sociale du Pcf a travaillé un ouvrage collectif pour promouvoir le projet toujours évolutif et définitivement provisoire du Pcf et du Front de Gauche.

ÉGALITÉ : pour ce qui concerne tous les aspects (géographique,économique, spécialisation, excellence, etc.) GRATUITÉ : un des volets de l’égalité. Il faut en finir avec les« restes à charge », c’est inacceptable. Il faut le courage des’opposer à cette dérive et clairement ouvrir la perspective dela prise en charge à 100% par la Sécurité sociale de ce quiconstitue les soins dans une acception large .PROXIMITÉ : une des principales raisons de discrimination, despertes de chance. Il faut engager un processus de réouverturede structures de proximité pour lutter contre les déserts sani-taires qui se sont installés dans le pays. UNIVERSALITÉ : le système de santé doit être réellement égal quelsque soient la tranche d’âge concernée, le niveau des revenus,les connaissances.

SOLIDARITÉ : le système de santé doit être en phase avec lesvaleurs de solidarité et de service public. Le service public estla structure qui permet de garantir la proximité, la sécurité etl’égalité d’accès s’il est modernisé, financé et démocratisé.C’est une valeur moderne et d’avenir. La protection socialedoit retrouver toute sa dimension solidaire. DÉMOCRATIE : elle est indispensable à notre système de santé.Nous devons être très innovants et persévérants. Il faut inven-ter de nouvelles instances, il faut généraliser les processusd’élection pour les représentants dans ces instances. SÉCURITÉ : l’évolution des sciences et des techniques doit permettre d’atteindre un niveau de sécurité élevé pour lesusagers. C’est une dimension importante.

Une des grandes questions qui demeurent dans les principales préoccupations de la population et un marqueur d'une politique vraiment à gauche, d'une réelle rupture avec le libéralisme.

La définition de la santé par l’OMS (pas uniquement l’absence de maladie mais aussi état de bien-être), est pournous le vrai objectif d’une politique de santé progressiste et efficace. Il faut l’affirmer et se donner les moyensde l’atteindre rapidement pour toute la population. Les grands axes structurants d’un projet alternatif :

FÉVRIER 2012 - LA REVUE DU PROJET

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Par ALAIN VERMEERSCH

Dans le même temps, la perte de la note « AAA » de la France chezStandard & Poor's sera utilisée par Nicolas Sarkozy pour justifierl'adoption accélérée de sa règle d'or et de l'hyper-austérité.

à apporter une réponse immédiateau problème du financement desÉtats et de la croissance  ». ErikIzraelewicz (le Monde 15/01) estimequ' « elle sanctionne sans état d'âmela politique économique française deces dernières années, celle notam-ment du chef de l'État, qui avait faitde la préservation des trois A la finpremière de sa stratégie. NicolasSarkozy n'aura pris que trop tardive-ment conscience de la nécessité deréduire les déficits et de luttercontre l'endettement... Il y a claire-ment aujourd'hui au sein de la zoneeuro deux Europes. Les agences denotation n'avaient guère appréciél'agressivité de Nicolas Sarkozy àleur égard pendant la crise des sub-primes. Elles prennent peut-être unpeu leur revanche aujourd'hui. Lagauche n'a guère de raisons de s'enréjouir.  »

UN ENJEU ÉLECTORALAnnie Kahn (le Monde 18/01) suggère :«  Pour le gouvernement, l'améliora-tion de la compétitivité exige desréformes structurelles, afin d'assou-plir les règles du chômage partiel etde réformer le droit du travail. Lessalaires et le temps de travail doi-vent pouvoir s'adapter à la conjonc-ture économique... Dans l'argumen-taire qui accompagne sa décision dedégrader la France, l'agenceStandard & Poor's pointe “des diver-gences de compétitivité” entre paysde la zone euro, et notamment entreParis et Berlin.  » Pour Le Parisien(17/01) «  C’est une mauvaise nou-velle, mais qui tombe plutôt bienpour certains. À trois mois de la pré-sidentielle, Marine Le Pen, Jean-LucMélenchon et François Bayrou, quise posent en candidats anti-système,espèrent bien tirer profit de la pertedu triple A.  » Le même journalremarque (16/01) «  Nicolas Sarkozy

se montre prudent sur la sortie decrise... À la fin du mois, il s’adresseraune nouvelle fois aux Français pourdévoiler les mesures qu’il compteadopter après le sommet social du18 : flexibilité du travail, formationdes chômeurs, TVA sociale (qui serarebaptisée)... Sarkozy continue dedemander à ses troupes de défendreson bilan, ses réformes.  » MichelSapin (Libération 16/01) peut décla-rer : «  Ce n’est pas la décision deStandard & Poor’s qui fait découvrirà la gauche l’état du pays ! Ce n’estpas non plus à une agence de nota-tion de faire la politique de la Franceet encore moins le projet de FrançoisHollande... L’austérité est une voiesans issue qui plonge les pays lamettant en œuvre dans la récessionsans leur donner les moyens deredresser leurs comptes publics.C’est la voie dans laquelle NicolasSarkozy nous a engagés. Il faut yfaire obstacle. Responsabilité, jus-tice, croissance permettront deredresser la France.  » Yves Thréard(Le Figaro 16/01) rétorque : « Avec ladégradation de la note française parl’agence Standard & Poor’s, on nepouvait rien attendre d’autre deFrançois Hollande qu’un violentréquisitoire contre la politique deNicolas Sarkozy... François Hollandeest un homme sous influence. Cellede son propre parti, dont le feuille-ton de la primaire a montré l’éten-due du dogmatisme. Celle de sesalliés écologistes et communistesaussi, qui ne se privent de le rappe-ler à l’ordre de leurs priorités.François Hollande ne peut à la foisplaire à ses camarades et promettreà la France un avenir meilleur.  »

DE L'UTILITÉ DE LA RIGUEUR Le Figaro (16/01) pointe les critiquesde l'agence de notation « Une erreurde diagnostic ! C’est, selon Standard

UNE GIFLE ET UN VŒULes éditorialistes ne sont pas tendresavec Sarkozy mais appellent de leursvœux une aggravation de l'austérité.Pour Claude Imbert (le Point 19/01)«  la chute du triple A proclame bel etbien une défaite française. Si prévisi-ble fût-elle, si contestée soit-elle parune autre notation, cette dégrada-tion blesse l'orgueil national, fouaillel'humeur populaire... Il faut une crisemajeure pour qu'un déficit trente-naire ne saute aux yeux qu'en sau-tant à la gorge. Il faut la déroutefinancière pour admettre que laFrance travaille, chaque année, qua-tre à cinq semaines de moins que sesconcurrents... Se lève ainsi la ques-tion centrale de l'élection : s'il faut enfinir avec un échec trentenaire, s'il ya urgence à être enfin “réaction-naire” au sens propre du mot, com-ment lessiver la République sansjeter le bébé avec l'eau du bain ?  ».Franz-Olivier Giesbert (19/01) n'estpas en reste, il explique que «  Laperte du triple A provoquera fatale-ment une hausse des taux d'intérêt,donc des difficultés dans les entre-prises, donc une augmentation duchômage. Mais on ne peut exclurequ'elle déclenche aussi un sursaut enouvrant les yeux des Français sur l'in-sanité des politiques publiquesdepuis trente ans. Il y a longtempsque notre journal prêche dans ledésert en dénonçant l'irresponsabi-lité de gouvernements qui, depuis lesannées 80, financent le « modèlesocial français » par le déficit et l'en-dettement.  ». Nicolas Baverez ne ditpas autre chose (Le Point 19/01) :«  La dégradation financière de laFrance et de la zone euro peut êtreun électrochoc salutaire si elle recen-tre l'élection présidentielle sur la finde la croissance à crédit et la réin-vention du modèle français et si elleoblige les dirigeants de la zone euro

La dégradation du triple A, une gifle pour la politique du quinquennat Sarkozy

REVUE DES MÉDIAS

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marchés financiers avec des poli-tiques d’austérité généralisées, sansle moindre mécanisme de solidaritéfort et incontestable, est absurde.Cette stratégie plonge la zone eurodans la récession.  » Le dernier motsera pour Denis Kessler, qui réitèreson vœu pour la fin du modèle socialfrançais : «  J'aimerais que, à la finde la campagne, le pays soit prêt àfaire un pacte. Qu'il s'entende nonseulement sur la nécessité absoluede baisser les déficits, mais aussi surles voies à suivre pour le faire. Si laréduction des déficits est financéeprincipalement par une hausse desprélèvements, on ne pourra pasrembourser la dette, car on dégra-dera définitivement la compétitivitédu pays... Un modèle social financé àcrédit n'est pas durable. Il faut réin-venter un modèle social adapté ànotre temps. Les pays qui résolventle problème de leur dette ont d'ail-leurs tous procédé à des réformesen profondeur de leur modèle social.Pour l'avenir, l'essentiel est de trou-ver un nouvel arbitrage entre accu-mulation et répartition... Il est tempsde redonner la priorité à l'accumula-tion sous toutes ses formes — capitalhumain et capital productif  —, il esttemps de refaire du secteur produc-tif une priorité, de remettre l'usineau centre du village. C'est là le véri-table choix de société... Dans notrehistoire, la discipline nous a quasi-ment toujours été imposée de l'exté-rieur. Nous paraissons incapables denous l'administrer volontairement, entemps et en heure. Et, mêmeaujourd'hui, nous tardons à prendreles mesures nécessaires, avec cou-rage et détermination. On croit qu'ilexiste toujours une échappatoire. » n

& Poor’s, ce qui serait en train deprécipiter l’euro dans le gouffre... »Les Européens sont en effetconvaincus que « cette crise pro-vient essentiellement des déficitsbudgétaires excessifs accumulés parles États périphériques ». Ce qui lesamène à privilégier les mesures derigueur. Erreur, estime S&P, àrebours du discours classique desagences de notation : « Un proces-sus de réformes basé sur le seulpilier de l’austérité budgétairerisque d’aller à l’encontre du butrecherché. » Les plans d’austéritécréent de l’inquiétude chez lescitoyens : ces derniers consommentmoins, entraînant le ralentissementde l’économie et réduisant, in fine,les recettes fiscales de l’État...Poursuivant son raisonnement,Standard & Poor’s en vient même àestimer qu’une règle d’or euro-péenne, limitant constitutionnelle-ment les déficits, n’est pas la pana-cée... Pour S&P, les vraies raisons dela crise viennent « de divergencescroissantes en matière de compétiti-vité entre les pays du noyau dur dela zone et les pays dits périphé-riques » . Autrement dit, si les payspériphériques n’arrivent pas à s’ensortir, ce n’est pas tant à cause duniveau trop élevé de leur dette quede leur incapacité à générer unecroissance solide.  » Les Échos souli-gnent « La dégradation de la note dela France et de celles de huit de sesvoisins européens porte un nouveaucoup, sévère, à la zone euro. »Standard & Poor's aurait pu dégra-der uniformément l'ensemble de lazone euro. Elle a choisi, vendredi,d'accorder un traitement différenciéà chacun, prenant le risque d'accroî-tre un peu plus les tensions poli-tiques et financières au sein de la

zone euro. Ses conséquences pourles marchés « sont pires qu'unedégradation pour l'ensemble de lazone euro, en raison des querellespolitiques croissantes qu'elle vaimpliquer, des débats en cours sur lemontant des pare-feu et de l'inquié-tude des investisseurs », estimentles économistes de Royal Bank ofScotland (RBS)... Angela Merkel ademandé que le pacte budgétaire,actuellement en négociation, soitmis en œuvre « rapidement ».Étienne Lefebvre (Les Échos 16/01)soutient que «  la meilleure défensedu chef de l'État étant l'attaque, ilest plus que jamais décidé à fairevoter d'ultimes réformes avant laprésidentielle... Et François Fillon deles lister : formation accrue desdemandeurs d'emploi, accords decompétitivité encouragés dans lesentreprises, TVA sociale pour abais-ser le coût du travail. Ces réformessont jugées plus pertinentes au vude la conjoncture qu'un troisièmeplan de rigueur... La perte du triple Aet les motivations avancées parStandard & Poor's incitent aussil'exécutif à faire une TVA socialeclairement orientée sur la compétiti-vité des entreprises, et plus particu-lièrement de l'industrie. En clair : labaisse des charges doit être concen-trée sur les cotisations patronales,et non salariales, et elle doit concer-ner en priorité les cotisations patro-nales portant sur des salaires autourde 1,5 à 2 SMIC.  » Henri Sterdyniakestime pour sa part (Libération17/01) : «  Cette dégradation marquesurtout la faillite des prétenduespolitiques de sortie de crise misesen œuvre depuis plus de deux ans,non seulement en France, mais aussidans les autres pays européens.L’idée que l’on puisse rassurer les

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Petite Histoire de l’expérimentationdémocratique. Tirage au sort et poli-tique d'Athènes à nos jours.La Découverte, 2011

YVES SINTOMER

PAR PATRICK COULON

S’il est un chercheur habilité à produireun ouvrage sur la longue période histo-rique du tirage au sort, c’est YvesSintomer. Co-directeur du départementde sciences politiques de l’universitéParis-VIII, il a publié un certain nombrede livres autour de la question démo-

cratique. Dans sa dernière livraison il appelle à prendrela mesure de la crise de représentation qui frappe lesystème politique, puis il remonte dans le temps pouressayer de comprendre comment l’usage du tirage ausort est passé d’un rôle crucial dans les démocratiesantiques, dans les communes italiennes, à un rôlerestreint donné aux jurys populaires dans les démocra-ties modernes. Il essaie ensuite de répondre à une ques-tion : pourquoi le tirage au sort semble-t-il aujourd’huilégitime aux yeux d’acteurs de plus en plus nombreux,comme en témoigne son retour actuel en politique dansles assemblées citoyennes, les sondages délibératifs, lesconférences de consensus ou les jurys citoyens ? Pour l’auteur il apparaît que la démocratie participa-tive, loin de se confondre avec la démocratie d’opinion,peut être conçue comme une alternative dans uncontexte marqué par le recul du rôle des partis poli-tiques. On regrettera que l’auteur n’ait pas essayé d’étu-dier les différentes évolutions des partis dans ce contexteet singulièrement du parti communiste pour articulerle principe de l’égalité politique absolue, du droit desplus humbles à prendre la parole dans l’espace public,à s’ériger en sujets politiques et à affirmer leurs droitsavec le rôle renouvelé d’une force politique, de ses élu-es. La pratique de la démocratie participative, des juryscitoyens, du tirage au sort n’élimine pas comme parenchantement les clivages sociaux, les intérêts de classeset les luttes entre ces classes.

La question d'un parti politique avec des fonctionsrenouvelées est incontournable. Cette remarque faitenous ne pouvons qu’inciter le lecteur, la lectrice à seplonger dans ces 290 pages. Ils parcourront des domainesaussi différents que le législatif, les procès d’assises, lesstatistiques, les débats du corps médical ou l’action dansles « quartiers sensibles ». Une incitation à mieux connaître les pratiques démo-cratiques nouvelles émergentes. Ajoutons enfin quel’auteur nous livre une très solide liste de référencesbibliographiques qui sera bien utile à tous ceux et cellesqui voudront approfondir le sujet démocratique.

Chaque mois, des chercheurs, des étudiants vous présentent des ouvrages, des films, des DVD...

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CRITIQUES

LA REVUE DU PROJET - FÉVRIER 2012

Consignes pour un communisme duXXIe siècle. Manuel rotatif. La ville brûle, 2011

ISABELLE GARO, ELENA VIEILLARD

PAR MARINE ROUSSILLON

Le livre objet réalisé par Isabelle Garo etElena Vieillard se présente sous la formed’un petit carré rouge et noir qui doit,pour être lu, être régulièrement tourné

vers la gauche. Un livre qui fait la révolution, donc, ou bienqui tourne en rond, selon les points de vue. Les textes,modes d’emploi imaginaires d’objets plus ou moinsinutiles, jouent à la frontière entre le discours politique etl’absurde. Les images font signe, elles aussi, vers legraphisme soviétique, tout en y mêlant une inspirationsurréaliste : si une telle juxtaposition peut avoir une fonc-tion critique, elle frôle souvent l’esthétisme gratuit. Dansun cas comme dans l’autre, les allusions au communismeou à l’histoire soviétique semblent plus faites pour attirerl’attention du lecteur et créer une certaine connivence quepour susciter la réflexion. Ni simple jeu formel à destina-tion des initiés, ni véritable critique artistique et philoso-phique du projet communiste, les Consignes ne réalisentpas le pari – certes audacieux – d’inscrire la réflexion poli-tique dans une forme nouvelle et originale. Elles ont cepen-dant le mérite d’attirer l’attention sur la démarche depromotion et de diffusion de la pensée marxiste et radi-cale mise en œuvre par la jeune maison d’édition « La Villebrûle » (www.lavillebrule.com). Depuis 2009, celle-ci al’ambition de diffuser des textes qui sont aussi des « outils »et des « armes » pour penser le monde et le changer. Cen’est pas tout à fait le cas des Consignes pour un commu-nisme du XXIe siècle : nous sommes ici dans un autreregistre, plus léger, peut-être même un peu potache. Unclin d’œil complice au lecteur qui partage avec les auteurset les éditeurs une certaine culture politique, une enviede révolution et la peur de tourner en rond.

Rome, la ville sans origine : l’Énéide :un grand récit de métissage ? Le Promeneur, 2011

FLORENCE DUPONT

PAR DINA BACALEXI

Origo signfie-t-il origine ? Préfigure-t-il une identité natio-nale ? Une délimitation ethnique faite de sang ou de sol ?Une inclusion impliquant l’exclusion de ceux qui n’enseraient pas dignes ? La notion d’origo, étudiée à partir del’Énéide, montre comment l’Antiquité nous ramène à laraison du présent en nous affranchissant d’idées reçues etde stéréotypes. Le recours à Cicéron, rhéteur imprégné destoïcisme, clarifie le sens de cette fiction juridique : à partird’Auguste (et de Caracalla qui accorde la citoyenneté

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romaine à tous les habitants de l’empire en 212 apr. J.-C.), le Romain est habitant d’un territoire de l’empire etcitoyen de Rome, à l’origine de laquelle il n’y a que deshistoires grecques (ch. 1), récits de fondations de citésméditerranéennes dont l’hellénité affirmait l’existenceface aux « barbares ». Troie en est une. Énée la quitte pouraccomplir, tel Ulysse, son périple et aboutir non à Rome,mais à Lavinium, cité latine où il établit ses pénates. D’ail-leurs, même si Dardanos, l’ancêtre des Troyens, venaitd’Italie, Énée n’est pas un ancien italien : le lien entre luiet Dardanos est une illustration de l’origo, lieu d’ancrage.L’Énéide n’est pas un récit de fondation à la grecque. À la base de l’origo, pas d’autochtonie comme chez lesGrecs, mais l’acquisition d’un droit ouvert à tous. Or cetteconception génère des contradictions basées sur desrituels immuables : immobilité absolue de la ville qui nequitte jamais son territoire, mais sacrifice des consulsaux pénates du peuple romain restés à Lavinium. Énée,homme externus, ne « fonde » ni cité, ni généalogie ausens biologique. Les Romains ne seront pas définis parune pureté de sang, mais par une dynamique de gensqui n’est pas ancrée au passé, mais ouverte au futur, auxdescendants. Descendants de pères troyens compagnonsd’Énée et de mères latines, les Italiotes s’intègrent peu àpeu à l’imperium romanum. Même s’ils n’ont pas le droitde vote comme les habitants de la ville, leur seule instal-lation à Rome le leur confère, comme le départ de celle-ci le leur ôte. Une citoyenneté de résidence ? La concep-tion non identitaire de la romanité ressort de cette lecturevivifiante de l’Énéide, épopée qui n’exprime pas l’âmeromaine, mais est une commande d’Auguste avec unobjectif politique. L’origo ne désigne pas un creuset, unmétissage à composantes non identifiées : elle est la forcequi unifie l’empire et préserve la diversité de ses peuples.L’origo, l’octroi de la ciuitas, sa généralisation n’empê-chent pas les révoltes après Auguste, ou l’instaurationpar l’empire byzantin plus tard d’une conception du sujetopposée à la citoyenneté. Mais cela n’enlève rien à l’idéeoriginale d’un externus père de la Ville majuscule, capi-tale d’un empire où l’on fait valoir sa romanité sans aban-donner son altérité. Une patrie belle et étrange, commecelle du poème éponyme d’Odysséas Élytis : l’Vrbs n’est-elle pas une petite partie de l’orbis, la vaste terre circu-laire romaine ?

Nous, métallos et militantsHispano-Suiza.2010

PAR SÉBASTIEN DE SCHRYVER

Ce recueil de sept entretiens avec desouvriers de chez Hispano-Suiza est une vraie boufféed’oxygène pour tout militant. Ces histoires, pourtanttoutes différentes, préconisent la même chose : militerau sein des sections syndicales, investir les instancespour défendre les personnels, penser au collectif d’abord. Claude et Dédé attaquant l’entreprise pour discrimina-tion syndicale, Zébulon et Pierre, militants mutualistes,Eugène, prêtre ouvrier, Michel et René militants depuistoujours, tous sont syndiqués à la CGT et adhérents auparti communiste, et expliquent ce qu’ils doivent (et cequ’ils ont donné) au monde ouvrier et plus particulière-

ment à leur entreprise Hispano-Suiza. Cette manièresimple de raconter leurs mobilisations est vivifiante. Tousles sujets sont sur la table : les politiques discriminantesdes patrons, les batailles sur le temps de travail, les CHSet les revendications sur les conditions de travail, lesconflits entre salariés… les échecs mais surtout lesvictoires qui galvanisent les travailleurs autour des élusCGT et des secrétaires de section du PCF de l’entreprise.Tous ces témoignages relatent l’importance du collectif,et forment un formidable réquisitoire contre l’individua-lisme grandissant de la société. Michel revient longue-ment sur l’évolution de l’entreprise, conjointement avecla situation politique de la France, de sa création auxannées 2000. À l’heure où le « fabriqué français » devientun slogan de campagne, il nous explique comment lesgouvernements ont réussi en quelques années à affaiblirnotre économie industrielle en transformant nos usinesde fabrication en bureau d’études délocalisant la produc-tion. Il revient aussi sur toutes les désillusions engen-drées par l’émergence de la gauche au pouvoir en 1981et évoque les discussions de militants de sa section auxmoments, notamment, des privatisations réalisées parle gouvernement. Ces récits, loin d’être passéistes, éclai-rent l’histoire du monde ouvrier dans son ensemble etdemeurent en plein dans l’actualité. Les expériences etles analyses de ces hommes de combat témoignent del’intelligence du monde ouvrier et de sa capacité à penserl’avenir de leur entreprise comme de leur pays. Une lectureà recommander sur tous les lieux de travail, pour arriverà la seule conclusion possible : résistance !

Parlons politique Arcane 17, 2011

ROBERT GUÉDIGUIAN, MARYSE DUMAS

PAR AGNÈS SCHWAB

Une syndicaliste, Maryse Dumas et unréalisateur, Robert Guédiguian : un duooriginal pour s’interroger sur la gauche,sa politique passée et à venir. Tous deuxdélivrent des témoignages intéressantssur leur entrée en politique et leurpassion pour la chose publique. Elle,ex-responsable à la direction nationale

de la CGT, reconnaît être adhérente du Parti communistepar « défaut » : « je ne milite plus au parti communiste,c’est à dire je ne participe plus aux réunions, je ne diffusepas de tract, je ne me bats pas pour voter communisteaux élections, etc. parce que j’ai trop de doutes moi-même ». Lui, ex-militant du PCF jusqu’en 1977 (rupturedu programme commun), milite par ses films : « tout ceque je fais toute la journée me semble de l’ordre de l’en-gagement ». Ils échangent plus qu’ils ne débattent surleur ressenti de la société. Malheureusement, ces ruptureset donc le manque de relation directe avec les militantset plus spécifiquement les militants du parti communisted’aujourd’hui leur donnent une vision passéiste, fondéesur leurs souvenirs plus que sur la réalité. Leurs échangesse réduisent finalement à des discours nostalgiques, quine sont ni porteurs de propositions, ni dynamisants. Onest loin de la promesse du chapitre 5 : « réinventer àgauche, réinventer la gauche ».

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COMMUNISME EN QUESTION

Par ISABELLE GARO, philosophe, professeur au lycée Chaptal à Paris.

décors tout autant, d’un théâtre à l’an-tique que le regard balaie comme unpanorama offert à l’action future et à unevie sociale subitement suspendue. Toutse passe donc comme si le dispositif pers-pectif qui s’y avoue subtilement truquévisait à reconduire le spectateur à l’énigmede leur objet réel : Pierre Francastelsouligne que les villes italiennes qu’ellesfigurent n’existaient pas encore. Là oùnous croyons reconnaître Florence, nousne voyons en réalité que son rêve.Mais certains rêves sont efficaces : ce sontbien ces œuvres elles-mêmes qui suggé-reront à leurs puissants commanditairesles travaux d’urbanisme à entreprendrepour mettre la ville à l’image des visionspeintes d’artistes révolutionnaires, dontl’audace théorique et esthétique étaitaccordée aux exigences du pouvoir socialet politique émergeant. De part et d’autre,l’abandon des prestiges du sacré s’associeà la volonté de façonner l’espace réel etvisuel, cosa mentale dira Léonard, celuide la richesse privée et de l’autorité poli-tique moderne, mais aussi celui de l’artet de la science nouvelle s’unissant aucours de ce premier âge, mercantile, ducapitalisme. Et rien ne le montre mieuxque cette série de tableaux dont l’attri-bution fait toujours problème et qu’onrattache faute de mieux à l’école dite dePiero della Francesca : les villes, des vedutesont désertes ou presque, suggestions delieux à habiter et à investir mais peut-êtreaussi conjuration, à demi consciente, del’affrontement du peuple et des grands,dont Machiavel théorisera quelquesannées plus tard l’indomptable dialec-tique sociale et politique. Ces images, quel’on peut même, donc supposer hantéespar la lutte toute récente des ciompiflorentins et des guildes s’opposant à unélan démocratique vite réprimé, antici-pent jusqu’à l’espace urbain haussman-nien et à sa fonction coercitive.À des kilomètres et des siècles de distance,dans le Manifeste du parti communiste,Marx et Engels écriront en 1848 que labourgeoisie est cette classe qui, au coursde son ascension, « se façonne un mondeà sa propre image». Au point que, commey reviendra encore Gramsci un siècle plustard, « jusqu’à l’architecture, jusqu’à ladisposition des rues et aux noms de celles-ci » appartiennent à la « structure idéo-logique », structure structurante quifaçonne le réel autant qu’elle le reproduit,

donnant forme aux contradictions qui letraversent et aux luttes qu’elle tente decontenir. Henri Lefebvre abordera à son tour l’ur-banisme comme « idéologie et institu-tion ». Il vaut la peine d’y insister : commu-nément, l’idéologie, pour autant qu’elleest référée à Marx et au marxisme, estdéfinie comme représentation fausse,illusoire, antiscientifique du réel, et c’estprécisément cette double distinction,entre idéologie et réalité d’une part, entreidéologie et savoir d’autre part, quirendrait la notion obsolète, porteuse d’unschématisme et d’un dogmatisme dontles méfaits sont bien connus. Au pointque le marxisme serait finalement devenului-même le meilleur exemple de cetteidéologie qu’il dénonce, son ultime avatarmême dont la disparition signale l’entréedans l’ère postmoderne de la mort desidéologies. Or, au cours de ces multiplesusages de la notion, Marx procède à l’ana-lyse réglée mais toujours singulière de lafaçon dont les idées et les représentationsau sens large de ce terme – institutions,monnaie, croyances et projets inclus –participent à la structuration du réel, enaccompagnent la production, la repro-duction et la transformation. Analyse insé-parable d’une perspective d’un autregenre, politiquement révolutionnairecelle-là, dont les luttes d’idées et le débatdémocratique sont des moments consti-tutifs, n’offrant pas de voie rectiligne versun monde idéal mais ouvrant sur la réap-propriation majoritaire, longue etcomplexe, plus que jamais urgente, del’histoire humaine.Il est devenu banal de souligner que lathèse de la mort des idéologies n’échappepas à la fonction qui est précisément celledont elle dénie l’existence, la fonctionidéologique elle-même donc, la remplis-sant au moyen même de ce déni et deseffets qu’il engendre. Fredric Jameson asouligné à quel point la culture postmo-derne du capitalisme tardif s’emploie àfaire de l’architecture un pur jeu delangage et de citations, combinant opéra-tions de dématérialisation apparente etfonction de désorientation spatiale, inter-disant toute « cartographie cognitive »apte à restituer à l’individu la saisiecritique de ses conditions d’existenceréelles comme totalité, ne serait-ce quecomme totalité urbaine. Mais aucune villene peut, par le seul génie de sa structure

idéologie, on le sait depuisMarx, est d’abord une question de pers-pective, c’est-à-dire de construction d’unereprésentation à partir du point de vued’un sujet qui, loin d’être le spectateurpassif de ce qui se déploie devant lui, estacteur de son élaboration.En un sens, la question n’est pas neuve :dans l’Italie du quattrocento, des peintresà la pointe des transformations esthé-tiques et politiques du temps vontinventer un genre singulier et mystérieux,celui de la veduta, vue panoramique surune città ideale qui n’existe alors que dansleur imagination et dans celle des princesmodernes qui sont leurs mécènes. Bienplus qu’une application de règles formellesnouvelles, ces vues offrent une représen-tation de la construction perspective entant que telle, dans la mesure même où ellen’est pas un simple exercice géométriquevoué à disparaître derrière son résultat :Hubert Damisch a montré que le peintres’y ingénie à décaler subtilement le pointde vue et le point de fuite, dont la corres-pondance exacte est pourtant à la base desthéories d’Alberti. Mais c’est précisémentun processus de construction que rendmanifeste ce décalage.Ces images, qui semblent ainsi se réflé-chir elles-mêmes, inaugurent et revendi-quent la distorsion qui relie un discours,en apparence platement descriptif, aurégime représentatif et conceptuel, maisaussi fictionnel et politique, qui présideà son élaboration. En effet, à y regarderde plus près, ces vastes places urbainesentourées de palazzi hiératiques, dalléesde marbres polychromes dont les lignesse rassemblent non pas au centre exactdu tableau mais un peu à côté, sontpeintes dans d’étranges formats oblongs– fenêtres sur un monde réel si l’on selaisse prendre au piège qu’elles construi-sent et dénoncent tout à la fois, mais

L’idéologie ou la pensée embarquée

L’Chambre noire et perspectives radieuses

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l’État. Pourtant, comme le rappelle NoamChomsky, 75 % des téléspectateursaméricains critiquent la servilité desjournalistes : se focaliser sur la représen-tation comme réalité distincte et pouvoirsans mesure, croire que la « société du spec-tacle » a englouti le capitalisme industrielet que « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu »revient à succomber à un fétichisme renou-velé de l’image, sans rien concevoir de sescauses ni de ses limites.L’idéologie est bien cette productionsociale de représentations qui se veulentplus vraies que nature et qui, à la condi-tion d’assigner le spectateur à sa placefixe, s’efforcent d’aménager le futur etd’encadrer l’action, en intervenant acti-vement dans un rapport de forces, dansune histoire qui ne cesse par définitiond’échapper à tous les devenirs prescrits.Contre la dématérialisation postmodernedu monde, il faut affirmer que l’idéologie

n’est pas plus le tout du réel lui-mêmequ’une simple surface, miroitante,proposée à des spectateurs-consomma-teurs définitivement hypnotisés, maisqu’elle a pour fonction de se combiner àla coercition quotidienne, pour perpétuerune hégémonie dont la crise du capita-lisme mondialisé et du nouvel ordre impérial rend plus violent que jamais le maintien : sa fonction est de travailler unprésent fait de contradictions, s’adressantà des spectateurs qui ont aussi une viesociale, travaillent, luttent, sont animésde colères et d’espoirs, de projets et depeurs, de mémoires et de rêves. C’est aussipourquoi, face au déferlement de l’ima-gerie high-tech, les œuvres critiques n’ontjamais disparu.Les images les plus fortes sont celles qui,au lieu d’insinuer et de présupposer, soulignent et exposent, rendent au regardet à la pensée son pouvoir de choix, sedésignent elles-mêmes comme le lieud’un rapport de forces, comme représen-tations situées et situantes dont l’objet estla vie réelle, qu’il s’agisse de fictions oude documentaires. La postérité d’unetradition ancienne d’œuvres contribuantà l’intelligence de la totalité sociale se

retrouve par exemple dans un certaincinéma qui, au lieu de présenter au spec-tateur l’illusion narcotique du reality show,lui restitue la saisie de son regard et de saplace pour se penser et se vivre commesujet actif et majeur. Exemplaire est à cetégard la démarche de Chris Marker, deJoris Ivens et de bien d’autres, profession-nels ou non, au sein des groupes Medved-kine, filmant les luttes ouvrières de la findes années 1960 et du début des années1970, tout en étant partie prenante desmouvements sociaux dont ils témoignent.C’est cette implication qui donne à voir,en même temps que l’événement lui-même, les conditions de sa saisie et de samise en image. La caméra devient ici outilde dévoilement, non en s’abolissant ficti-vement mais précisément parce qu’elledevient médiation conçue comme telle,le moyen de la réappropriation indivi-duelle et collective d’une histoire, de miseen forme d’un présent et d’un avenir. Cen’est donc pas tout à fait un hasard si l’ontrouve dans l’un des films les plus célè-bres, Classe de lutte, tourné à Besançonen 1971, une formulation qui complèteles remarques précédentes sur l’idéologieet équivaut à une définition en situation.Suzanne Zédet, devenue en cours deconflit déléguée CGT de l’usine Yéma,déclare à son interlocuteur qui n’inter-rompt jamais son propos tandis que lacaméra s’attarde sur les visages : « On diraitque les gens ont peur de comprendre. »Bien loin de tout optimisme illusoire maisloin également d’une résignation plusnaïve encore, la remarque dit très exac-tement les enjeux politiques d’une luttede classes dont la dimension idéologiqueest constitutive, en ne cessant de faireretour à la réalité qu’elle représente etstructure. Et la sourde colère elle aussi,plus encore que les images mensongèresqui l’anesthésient, fait partie du réel.La thèse de ce livre est que la capacité derésistance et de riposte réside aussi dansl’actualité maintenue d’une notion d’idéo-logie non séparée de la lutte qui l’habite,actualité sans cesse à construire et àreconstruire, et cela à partir de son passéle plus fécond et actif. Et ce passé se trouvedans la construction marxienne duconcept et dans ses postérités théoriqueset politiques jusqu’à aujourd’hui. C’est àune lecture croisée de cette constructionet de son actualité que s’emploierontles pages qui suivent. n

Introduction de L’idéologie ou la penséeembarquée, La Fabrique éditions, 2011,publiée avec l’autorisation de l’auteure.

et des signes qu’elle inscrit sur ses surfacesmiroitantes, se déréaliser au point d’em-pêcher les émeutes qui secouent désor-mais périodiquement de grandes métro-poles, de Los Angeles aux banlieuesfrançaises, de Buenos Aires au Caire, àl’heure de l’extension des mégabidon-villes miséreux et des zones périurbaines,incarnation à la fois d’un capitalisme sansrival et de la crise systémique la plusprofonde de son histoire. Si, pour aborderla question de l’idéologie, il est possiblede partir de la chambre noire prise noncomme métaphore mais comme analogie,c’est parce que l’espace perspectif né àcette époque est aujourd’hui sans cesserepris et modifié dans l’agencementmême du monde urbain, mais aussi parcequ’il est présent à la fois derrière et danstoutes les images enregistrées et diffusées,dont le flot est désormais permanent. Ledispositif représentatif qui préside à leurproduction, par opposition aux œuvresrenaissantes, est rendu insaisissable, toutspécialement lorsqu’il s’agit des imagesqui s’écoulent de la machinerie télévi-suelle, qui doublent l’utilisation standar-disée d’un cadrage type et d’un montageaccéléré d’un second enfermementmental du spectateur dans les filets dudiscours médiatique majoritaire, qui enunifie les significations sous la puissancesynthétique de la pensée unique libérale.Synthèse qui ne dévoile ni ses principesni ses motifs au spectateur anesthésié parles écrans qui ne s’éteignent plus et parles voix qui ne se taisent jamais.Jean-Louis Comolli observe que lors desjournaux télévisés mais plus encore dansles talk-shows contemporains, avides deconfessions privées, le journaliste devenu« animateur » occupe dorénavant toutela place, fait parade de sa personne et deses avis, contraignant le spectateur àaccepter la substitution et à ne plus voirqu’à travers lui les faits et les aveux qu’onlui offre en pâture. Une telle logique, à lafois intrusive et représentative, sembledupliquer le fonctionnement d’une démo-cratie qualifiée elle aussi de « représenta-tive », voire de « démocratie de marché »,dont les procédures délégataires refer-ment le cercle de l’aliénation et de ladépossession sur les mirages du libre choixet du consensus advenu. Peut alors tournerdans la nuit des consciences la rondemagique des images de la guerre sans fincontre le terrorisme accompagnée de sesnavettes humanitaires, des conflits « ethniques » partout dans le monde, desrécriminations des « usagers » contre lesgrévistes « preneurs d’otages », et des starsen vogue jusqu’au plus haut sommet de

L’idéologie est bien cetteproduction sociale de

représentations qui se veulent plusvraies que nature et qui, à la

condition d’assigner le spectateur à sa place fixe, s’efforcent

d’aménager le futur et d’encadrer l’action.

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HISTOIRE

Jean-JacquesRousseau, notre contemporain

Autour de la commémoration du tricentenaire de sa naissance

Si Rousseau s’effrayait qu’on pût le tenir pour un révolutionnaire (« Soyezplutôt esclaves que parricides ! » s’était-il écrié face aux Genevois), aucunepensée plus que la sienne en son siècle ne s’est pourtant avérée plus radi-calement subversive au regard des normes idéologiques de son temps.

n présente généralement le«  Siècle des Lumières en Europe  »(1730 - 1780) comme un intensemoment de croyance au «  progrèsgénéral  » des sociétés et des États,comme un temps d'apaisement desconflits sociaux et d'atténuation desluttes de classes, comme l'instantoù   les consciences jusqu'alors sou-mises aux préjugés et aux faussessciences, se seraient émancipées de latutelle des autorités traditionnelles.Cette vision unilatéralement optimisteet tranquillisante ne contient qu'unepart réduite de vérité. Car le Siècle desLumières a aussi vu paraître desremises en question fondamentales del'ordre social, soit sous la forme d'uto-pies, soit au travers d'énoncés cri-tiques, véritablement subversifscomme ceux que Jean-Jacques Rousseaua énoncés dans ses œuvres publiées etconnues de 1750 à 1788 et rééditées aucours même de la Révolution française.Si Rousseau s’effrayait qu’on pût letenir pour un révolutionnaire («  Soyezplutôt esclaves que parricides !  »

*CLAUDE MAZAURIC est historien et professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Rouen. Il vient de publier, Jean-Jacques Rousseauà 20 ans, un impétueux désir de Liberté, éditions Au Diable Vauvert, 2011.

s’était-il écrié face aux Genevois),aucune pensée plus que la sienne enson siècle ne s’est pourtant avérée plusradicalement subversive au regard desnormes idéologiques de son temps.

UNE ŒUVRE GIGANTESQUELa célébration mondiale, européenne,genevoise et française, du tricentenairede la naissance de Jean-JacquesRousseau (né à Genève, le 28 juin 1712)s’annonce triomphale et diverse  ; maispeut-être aussi, ambiguë. En réalité,cette commémoration conduira surtoutà s’interroger sur l’importance desdémarches et élaborations philoso-phiques de Rousseau. Et c’est là l’essentiel.Mais pour saisir l’originalité et l’éten-due de la pensée critique de Rousseau,encore convient-il de la confronter àl’expérience de vie, véritablementunique et singulière, cosmopolite, decelui qui ne se désigna jamais quecomme «  citoyen de Genève  ». Lagloire posthume de Rousseau ne peutfaire oublier qu’il dut mener, après unejeunesse genevoise puis savoyardeincertaine, de l’âge de quarante ansjusqu’à son décès en 1778, une exis-tence, souvent précaire, d’exilé, deréfugié, de résident étranger toléré

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Par CLAUDE MAZAURIC*

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plus qu’accueilli dans le royaume deFrance. C’est la Révolution française en1794 qui, en glorifiant son nom et sonœuvre, a contribué à la nationalisationrépublicaine de l’auteur du Discourssur l’origine et les fondements de l’iné-galité parmi les hommes, du Contratsocial, de Emile ou de l’éducation ouencore des Rêveries du promeneursolitaire, un écrivain qui a laissé à l’hu-manité le trésor d’une œuvre absolu-ment gigantesque dont l’importanceest encore loin d’être reconnue commeelle doit l’être.

Que doit le grand Rousseau de la matu-rité, écrivain abouti, glorieux, à Jean-Jacques, le jeune homme incertain deson avenir ?  Bien plus que Rousseaului-même ne le pensa. Ses expériencesde jeunesse lui ont inspiré des idéesque l’œuvre de la maturité a approfon-dies et déployées. Tâchons donc d’in-terroger quelques-uns de ces anglessaillants de son anthropologie fonda-trice. Celle-ci, tout d’abord, conduisitRousseau à l’abandon des dogmes de lareligion révélée, appuyés sur des appa-reils ecclésiastiques, au bénéfice de«  la religion naturelle » qui est au cœurde l’homme et forme le fondement desa conscience en le portant aux valeursde la compassion, de la morale, de lasocialité. Cette «  religion naturelle  »,possiblement décléricalisée,  n’a d’autreréférent que l’Être suprême qui s’ex-prime en nous. Si l’idée d’une telle reli-gion avait un sens pour Rousseau,c’était celui de nous aider à saisirl’unité complexe de la nature humaineen soi, plus que d’imputer à Dieu lagloire de sa Création et aux institutionsreligieuses produites dans l’Histoire, lepouvoir de régenter la communautéhumaine et ses croyances.Par ailleurs, cette pensée critiquetouche aussi à la question des principesdu gouvernement des hommes ensociété. Pour Rousseau, la Res Publica(la chose publique) est perçue commeun bien commun, effet d’un pacte fon-dateur qui s’impose à tous mais quin’implique pas un modèle unique degouvernement de la Cité, dès lors quele contrat social initial est respecté etque s’impose, non comme un couperetmais comme la recherche du bien com-mun, la «  volonté générale  ». C’est elleseule, in fine, qui doit donner la clef dela stabilité des régimes et de la légiti-mité des gouvernements.  Si Rousseaune cesse de répéter qu’il faut penserque «  l’homme est né libre » il constateégalement que la société réelle l’a

asservi. En conséquence, il convient delui garantir dans la «  société civile  »l’équivalent de ce qui s’est aliéné en luilors du passage de l’état de nature ori-ginel à l’ordre social irréversiblementétabli. Éduquer l’enfant pour en faireun homme libre, c’est alors le confron-ter au monde en lui inspirant l’amourde soi, c’est-à-dire de sa liberté,laquelle doit lui inspirer l’ambition d’as-surer son indépendance de jugementet, en même temps, de se respecter soi-même en respectant autrui puisque sile bonheur s’éprouve individuellement,l’individu, en revanche, se construitdésormais socialement. Enfin, pourRousseau, l’égalité entre les hommesest au fondement de leur être social  : lasociété civile peut instituer de nou-veaux droits comme celui de propriété,mais pas au détriment de la reconnais-sance du premier droit fondateur detous les autres  : le droit à l’existence.Dans son inépuisable diversité, lanature est un monde qui nous estdonné mais que nous avons transforméet que nous transformons chaque jour,donc qui vit dans la plus totale interdé-pendance avec l’homme  : son respect,son entretien concourent à rendre l’hu-manité respectable.

ROUSSEAU EST-IL UN « HOMME DES LUMIÈRES » ? Assurément et au premier rang, parcequ’il a contribué à déchirer l’emprisedes préjugés sociaux et des croyancescommunes. Après le moment, depuis laRenaissance, où l’on s’est posé la ques-tion de connaître le monde par l’usagede la raison et de la science, avant celuioù s’est exprimée la volonté d’en maî-triser la structure, donc de le transfor-mer, sous l’empire de la science, de laraison, des techniques, de la volonté etdu projet social, les «  Lumières de laraison  » ont contribué en leur tempsà  déniaiser radicalement la consciencehumaine en détruisant l’empire despréjugés. Mais Rousseau y a ajoutéquelque chose qui le situe hors desLumières, ou au-delà, par la critiquesociale de leurs illusions, par l’émer-gence d’une nouvelle figure de l’en-thousiasme collectif et de la croyanceau bien qui, seule, sauvera l’homme dela corruption inévitablement généréepar les institutions sociales et les iné-galités. En effet, si l’on conçoit lesLumières comme une idéologie fondéesur la croyance unilatérale en un «  pro-grès  », qui résultera du triomphe de la«  raison  » et d’une «  science  » exposéepar ceux-là seuls qui en dominent l’ex-

pertise, le reste, c’est-à-dire, les affects,le sentiment, l’amour de soi, la compas-sion, l’émotion qu’inspire le spectacledu monde et de l’histoire, l’aspirationau bonheur, n’étant que billeveséessubjectives produites par les «  préju-gés  », ou réductibles à la «  nature ani-male  » de l’humain, alors non,Rousseau échappe au courant domi-nant des Lumières. Jean-Jacques Rousseau fut en réalitéun philosophe des Lumières critiquedes Lumières, c’est-à-dire un philo-sophe critique tout à la fois des préju-gés dominants de son temps, toutcomme Diderot, Hume ou Voltaire, maiscritique également des mystificationsprétendument libératrices et des étroi-tesses élitaires de ces philosophes, aumoins un temps et quelques fois tou-jours, amis de ces princes «  éclairés  »qui rêvaient de faire le bonheur deshumains sans leur concours, voirecontre eux  ! Le philosophe qui a placéla liberté de chacun(e) au fondementdes « droits naturels » n’a jamais conçucette liberté autrement qu’égalementassurée à tous et non despotiquementau seul bénéfice de quelques-uns,riches ou dominants  : «  Je hais lesgrands, je hais leur état, leur dureté,leurs préjugés, leur petitesse et tousleurs vices; et je les haïrais bien davan-tage si je les méprisais moins (Lettre àMonsieur de Malesherbes, 28 juin1762)  ». Rousseau qui éprouva tantd’amour et d’élan affectif pour tant defemmes et d’hommes de la hautesociété, comme Madame d’Houdetotou le Maréchal de Luxembourg, n’ajamais ignoré, ni accepté, que la bar-rière de classe, l’«  état  » social de cha-cun(e), puisse anéantir ou invaliderl’élan affectif qui nous porte à aimerl’autre que soi-même. En introduisanten quelque sorte la conscience des réa-lités de classe dans la philosophie desLumières, Rousseau ouvre la voie à unedémarche critique qui, trois généra-tions plus tard, sera au fondement de laprise de parti théorique et politique dujeune Karl Marx.  Ainsi s’établit la filia-tion qui relie les deux protagonistesmajeurs de la découverte des rapportsqui unissent, opposent en même tempsles hommes à l’ordre social qui s’im-pose à eux.

Jean-Jacques Rousseau est donc auvrai, notre contemporain parce qu’il amagnifié la grande entreprise de vou-loir donner à «  l’homme de l’homme  »un monde réel qui soit bénéfique à sonbonheur et à sa gloire. n

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SCIENCESLa culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de la constructiondu projet communiste. Chaque mois un article éclaire une actualité scientifique et technique. Et nous pensonsavec Rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

LA REVUE DU PROJET - FÉVRIER 2012

Il est grand temps que cela redevienne unthème important en politique, et en parti-culier dans la politique communiste.

QUE RECOUVRE-T-IL AU COURS DES TEMPS ?On fait remonter à Socrate la concep-tion de la science comme objet d’étudepour tous les citoyens. En Mésopotamieet en Egypte, certaines connaissancesavaient été acquises, en particulier enastronomie, mais elles étaient déte-nues par des spécialistes, souvent lesprêtres, au même titre que les recettesmagiques. L’accès à la science pourtous était une conception révolution-naire, elle ébranlait les fondements reli-gieux de la cité, elle a valu à Socrate sacondamnation à mort. L’accès de la science à tous a été uneidée forte de la Renaissance, et l’impri-merie y a joué un rôle essentiel.Cependant la pratique des savants étaitde conserver pour eux leurs décou-vertes. Le lien entre découvertes etcommunication des découvertes datedu XVIIe siècle, avec la création desacadémies, et il a été l’un des traitsmarquants du progrès des sciencesdepuis cette époque.Tenue secrète ou largement diffusée,comment la science interagissait-elleavec la société ? J’y reviendrai, mais engros la science était au service despuissants, ou de ceux qui aspiraient à lapuissance. En Europe, le progrès dessciences a accompagné celui du capita-

La place de la science dans la société 1/3*L’accès à la science pour tous était une conception révolutionnaire, elleébranlait les fondements religieux de la cité, elle a valu à Socrate sacondamnation à mort.

S*JEAN-PIERRE KAHANEest mathématicien, professeur émérite à l’université Paris Sud Orsay

cience et société est un thèmeéternel. Cependant c’est dans lesannées 1980 qu’il a pris forme avecl’ASTS, l’association science-technolo-gie-société, dont l’initiateur a été RenéLe Guen. Ainsi, au départ, c’est unevision politique.Cette vision politique s’inscrivait dansl’accès de la gauche au pouvoir. La cul-ture scientifique faisait l’objet d’un pro-gramme mobilisateur. Les organismesde recherche se voyaient confier la mis-sion de la répandre. Cependant, dansl’optique des scientifiques, la diffusionde la culture scientifique n’entraînait pasune vision claire de la place de la sciencedans la société. Le thème « science et société » dans lescongrès scientifiques apparaît à maconnaissance au cours des années1990. À l’Académie des sciences, lecomité « science et société » a été crééen 2000. C’est aujourd’hui, en Franceet dans tous les pays du monde, unthème important pour les scienti-fiques  : quelle est la place de la sciencedans la société  ?

lisme, en Italie au XVIe siècle, en Angleterreau XVIIe, en France au XVIIIe, en Allemagneau XIXe et aux États-Unis au XXe.En même temps, la science apparaissaitcomme liée aux mouvements d’émanci-pation des peuples  : la Révolution fran-çaise a mobilisé les savants, comme larévolution soviétique.

QUE RECOUVRE-T-IL ACTUELLEMENT DANS L'ENSEMBLE DU MONDE ?L’organisation mondiale de la sciencetraduit et aggrave les inégalités entreles peuples. Un rôle dominant est jouépar les États-Unis, qui drainent leschercheurs du monde entier (c’est lasignification du Brain-Drain), à tous lesniveaux, en leur offrant salaires etconditions de travail, et qui canalisentla plus grande partie de l’édition et dela documentation scientifique. Lesgrandes bases de données sont quasiexclusivement américaines. Dans lapuissance des États-Unis il faut comptercette situation de pilote scientifique, qui apeut-être la même importance que le pri-vilège du dollar et qui est mieux établie.Cependant des concurrents se fontjour. En Europe, «  l’économie de laconnaissance  », prônée par le traité deLisbonne, part de l’exemple américainpour mettre le développement scienti-fique au service du capitalisme de façondirecte et brutale  ; la traduction en Franceest la mise au pas du service public de larecherche par une série de mesures dra-coniennes, exposées par ailleurs.

Par JEAN-PIERRE KAHANE*

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La Chine fait un effort considérabledans le domaine scientifique (lefameux classement de Shanghai était àusage interne, pour aider les universi-tés chinoises à conquérir leur placedans le monde). En chimie, Shanghaiest un pôle important. De jeunes uni-versités, comme Tsinghua à Pékin, sontdéjà des pépinières de jeunes cher-cheurs que l’on voit poursuivre leur for-mation dans tous les pays développés.La traduction scientifique en chinoisest très active, et le monopole actuelde l’anglais dans la communicationscientifique est menacé à long termepar l’émergence du chinois.On peut également penser à l’Inde etau Brésil comme pays scientifiquesmajeurs à venir. L’important à retenir est que la situa-tion est mouvante, et que la formule«  vivre et travailler dans son pays  », àlaquelle tenait beaucoup René LeGuen, s’impose de plus en plus à l’at-tention. Elle est retenue, par exemple,dans le volumineux rapport del’Académie des sciences sur larecherche en Afrique subsaharienne.Les ressources humaines existent danstous les pays, les besoins existent ausside la même façon, et en particulier lebesoin massif d’enseigner la jeunesse,et l’appel à la science se sent plus for-tement chez les peuples qui pour lemoment n’y ont pas accès que chez lespeuples bien nantis à cet égard, commele nôtre.

LA SCIENCE, UN ATOUT POUR LE CAPITA-LISME. COMMENT ET POURQUOI ?Un petit cours de marxisme serait icibienvenu. Je me borne à des notionssommaires. Le fondement du profit capitaliste estl’écart entre la valeur du produit, qui tra-duit la quantité de travail humain néces-saire pour le produire, et le prix de la forcede travail mobilisée pour ce faire.Donc, au départ, grosses usines, grosprofits. Mais les technologies changentla donne, en permanence. Moyennantdes investissements convenables, laforce de travail nécessaire pour un pro-duit donné va diminuer, le nombre desalariés va diminuer, et aussi la valeurdu produit, donc aussi le profit  : c’est labaisse tendancielle du taux de profit.Pour se rattraper, il y a simultanément

course à l’innovation, qui assure enprincipe un profit immédiat, et uneexploitation plus sévère des salariés, ceque nous voyons clairement en cemoment en Europe.Ainsi, l’innovation, qui figure dans tousles discours officiels, n’est pas seule-ment une tarte à la crème, c’est unenécessité pour le capitaliste, indépen-damment de tout besoin humain. Lecapitaliste actuel n’a plus figurehumaine  : c’est un conglomérat degrandes fortunes, de grands commisqui amassent des fortunes, et d’action-naires qui se partagent les profits. Maisil est bien caractérisé comme classe, et laconscience de classe est très vive chezlui. Il est attaché à la science comme fac-teur d’innovation. C’était déjà affichédans le traité de Maastricht  : le but de larecherche scientifique est de fournir lesbases scientifiques de la compétitionéconomique.Les moyens sont mis en œuvre enFrance actuellement, et ils peuvent êtreefficaces pour les capitalistes commedésastreux pour l’avenir du pays.L’avantage de la France est un systèmede recherche bien charpenté, qui a misdu temps à se construire. Sa destruc-tion n’est pas un but en soi, c’est justela condition pour exploiter le plus effi-cacement les réserves de capacités etde connaissances actuellement dispo-nibles, sans souci de maintenir l’activitéde recherche nécessaire pour lesrenouveler. Humainement, cela passepar une exploitation forcenée des jeunes,maintenus dans des situations précaires,au détriment de leur existence future, etdu futur même de leur travail.

LA SCIENCE PEUT ÊTRE UN ATOUT POURLA LIBÉRATION DES PEUPLES. COMMENTET POURQUOI ?Les peuples sont toujours les princi-pales victimes de l’ignorance et dessuperstitions. Cela seul définit uncaractère libérateur à la science. Maisl’argument doit être étayé, parce qu’iln’est pas vrai que la formation scienti-fique assure à ses bénéficiaires un rôlelibérateur dans notre société.Il est important de concevoir la sciencecomme un bien commun de l’humanité.La perspective politique d’ensembleme paraît être l’appropriation collec-tive de tous les biens communs.

L’appropriation collective des connais-sances scientifiques me paraît être àl’ordre du jour. Certains, dans le partilui-même, l’expriment en termes departage. Certes, il est bon de partagerles connaissances, et de partager lesmoyens de les faire progresser. Maissans la volonté des intéressés de se lesapproprier on n’ira pas loin.Les pays en développement doiventnous donner à réfléchir. Leur retardscientifique peut sembler insurmonta-ble, et il ne l’est pas. Une première rai-son est l’extraordinaire besoin d’ensei-gnants à tous les niveaux. La popula-tion scolaire de l’Afrique au cours des40 prochaines années va augmenterde plus de 300 millions, plus que l’aug-mentation mondiale y comprisl’Afrique. Cela a déjà créé un appel pourcréer des universités, les pourvoir enprofesseurs, assurer leur qualification,entreprendre et coordonner desrecherches. Le succès est remarquableen mathématiques, en raison de la col-laboration internationale et aussi dufait que la recherche et la communica-tion y sont plus faciles à organiser quedans d’autres disciplines.En matière médicale, et de rechercheen médecine, l’exemple de Cuba est leplus éloquent.Si l’appétit pour les sciences se main-tient dans les pays pauvres et si lebrain drain ne les dépouille pas de leursrichesses intellectuelles, ils sont enpasse de conquérir leur place dans lemonde des sciences et peut-être d’ydétrôner ceux qui se seront reposéssur leurs lauriers et sur la courte vuede «  l’économie de la connaissance «selon Lisbonne. n

* La Revue du Projet présente les réponses deJean-Pierre Kahane données lors d’une for-mation en janvier 2011. Il répondait alors à15 questions sur le sujet. Nous en présentonsici cinq et nous publierons la suite de cetentretien dans deux prochains numéros.

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Patrice BessacRepsonsable national du [email protected]

Stéphane Bonnery Formation/Savoirs, é[email protected]

Nicolas Bonnet [email protected]

Hervé Bramy É[email protected]

Ian Brossat Sécurité[email protected]

Laurence Cohen Droits des femmes/Féminisme [email protected]

Xavier Compain Agriculture/Pêche [email protected]@pcf.fr

Olivier Dartigolles [email protected]

Yves Dimicoli Économie [email protected]

Jacques Fath Relations internationales, paix et désarmement [email protected]

Olivier Gebhurer Enseignement supérieur et [email protected]

Jean-Luc Gibelin Santé Protection [email protected]

Isabelle De Almeida [email protected]

Fabienne Haloui Lutte contre racisme, antisémitisme et [email protected]

Alain Hayot [email protected] ou [email protected]

Valérie GoncalvesÉ[email protected]

Jean-Louis Le Moing [email protected]

Danièle Lebail Services Publics et solidarités [email protected]

Isabelle Lorand Libertés et droits de la [email protected]

Sylvie Mayer Economie sociale et solidaire [email protected]

Catherine Peyge Droit à la ville, [email protected]

Gérard Mazet [email protected]

Eliane Assassi Quartiers populaires et liberté[email protected]

Richard Sanchez [email protected]

Véronique Sandoval [email protected]

Jean-François Téaldi Droit à l’information [email protected]

Nicole Borvo Institutions, démocratie, [email protected]

Jean-Marc Coppola Réforme des collectivités [email protected]

Jérôme Relinger Révolution numérique et société de la [email protected]

Noëlle MansouxSecrétaire

de rédaction

Amar BellalSciences

Gérard StreiffCombat d’idées

Nicolas Dutent Communisme en question

Partice BessacResponsable de la Revue

Guillaume Quashie-Vauclin

Responsableadjoint

COMITÉ DU PROJET ÉLU AU CONSEIL NATIONAL DU 9 SEPTEMBRE 2010 : Patrice Bessac - responsable ; Patrick Le Hyaric ; Francis WurtzMichel Laurent ; Patrice Cohen-Seat ; Isabelle Lorand ; Laurence Cohen ; Catherine Peyge ; Marine Roussillon ; Nicole Borvo ; Alain Hayot ; Yves DimicoliAlain Obadia ; Daniel Cirera ; André Chassaigne.

L’ÉQUIPE DE LA REVUE

LES RESPONSABLES THÉMATIQUES

Liste publiée dans CommunisteSdu 22 septembre 2010

Marine RoussillonPages critiques

Alain VermeerschRevue des médias

Frédo CoyèreMaquette etgraphisme

Côme SimienHistoire

Anne BourvicRegard

Renaud BoissacCollaborateur