La Quinzaine littéraire n°33

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e e a UlnZalne 2 F 50 littéraire Numéro 34 1"' août 1967 e n excentrique: Bertrand SS Droits d'auteur. à StockholDl .R. Queneau Montherlant .Une graDlDlaire scientifique Bataille entre Nietzsche et Lénine

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La Quinzaine littéraire n°33

Transcript of La Quinzaine littéraire n°33

Page 1: La Quinzaine littéraire n°33

e e a UlnZalne

2 F 50 littéraire Numéro 34 1"' août 1967

e n excentrique:

Bertrand SS

Droits d'auteur. à StockholDl .R. Queneau

Montherlant .Une graDlDlaire scientifique

Bataille entre Nietzsche et Lénine

Page 2: La Quinzaine littéraire n°33

SOMMAIRE

a LE LIVRE DE LA QUINZAINE

5 PO~SIE 8

"1 CORRESPONDANCE

8 FIGURE 9

11 ROMANS FRANÇAIS

12

M~MOIRES

13 ROMANS ~TRANGIlRS

1 5 PARU A L'~TRANGER

18 ART

18 BIBLIOPHILIE

19 GRAMMAIRE

20 MISE AU POINT

22 PHILOSOPHIE

25 HISTOIRE CONTEMPORAINE

28 REVUES

29 POLICIERS

31 QUINZE J'OURS

La Quinzaine littéraire

Raymond Queneau Gisèle Prassinos Louise Herlin

Victor Segalen

Hélène Cixous Romain Gary Georges Conchon Jean-Pierre Abraham

Nino Frank

Giorgio Bassani Giovanni Dusi Costas Taktsis

Arno Schmidt

Georges Arnulf Katharina Otto-Dorn Uya V ogt-Goknill

Henry de Montherlant

Jean Dubois

Arthur de Gobineau

L. Soubise Pierre Aubenque

Jules V uillemin

Alexander Donat Hélène Carrère d'Encausse

Georges Fischer

François Bourricaud

Guy de Bosschère

« Les Temps modernes »

Peter Loughran Audrey Erskine Lindop

Direction: FrançQis Erval, Maurice Nadeau

Conseiller: Joseph Br~itbach

Direction artistique Pierre Bernard

Administration: Jacques Lory.

Comité de rédaction ': Georges Balandier, Bernard Cazes, François Châtelet, Françoise Choay, Dominique Fernandez, Marc Ferro, Michel Foucault, Bernard Pingaud, Gilbert Walusinski. '

Secrétariat de la rédaction : Anne Sarraute

Informations :- Marc Saporta AssMtante: Adelaïde Blasquez

Documentation: Gi:les Nadeau

Rédaction, administration: 43, rue du Temple, Paris 4 Téléphone: ' 887.48.58.

The Autobiography 01 Bertrand Russel

Courir les rues Les mots endormis Le versant contraire

Lettres de Chine

Bataille et Nietzche Bataille et Breton

Le prénom de Dieu La danse de Gengis Cohn L'apprenti gaucher Armen

Mémoire brisée

Derrière la porte Ma femme Le Troisième Anneau

Trommler beim Zaren

Vingt estampes pré-colombiennes L'Art de l'Islam Architecture de Turquie ottomane

La Rose de sable

Grammaire structurale du français

. Essai sur l'inégalité des races humaines

Le marxisme après Marx Le problème de l'Etre chez Aristote De la logique à la théologie

Veilleur, où en est la nuit? Réforme et révolution chez les musulmans de l'Empire russe Le Parti travailliste et la décolonisation de l'Inde Pouvoir et société dans le Pérou contemporain Autopsie de la décolonisation

Le conflit israélo-atabe

Londres-Express Compte à rebours

Jacinthes

Publicité littéraire: La Publicité Littéraire 22, rue de Grenelle, Paris 7. Téléphone: 222.94.03

Publicité générale: au journal.

Abonnements: Un an: 42 F, vingt-trois numéros. Six mois: 24 F, douze numéros. Etudiants: six mois 20 F. Etranger: Un an: 50 F. Six mois: 30 F. Tarif d'envoi par avion: au journal

Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal C.C.P. Paris 15.551.53

Directeur de la publication : François Emanuel.

Imprimerie: Coty S.A. 11, rue F.-Gambon, Paris 20.

. Copyright: La ~inzaine littéraire.

par François Bondy

par C. Gutman par Alain Clerval par Roger Borderie

par Clara Malraux

par Jean-Pierre Faye par Alain Jouffroy

par Rémi Laureillard par A. C. par R. L. par Marie-Claude de Bruhnoff

par Gilbert Sigaux

par Georges Piroué par A.-R. Fouque par Robert André

par J aéques Legrand

par Pierre Bernard par Marcel Marnat

par Lucien Galimand

par Daniel Georges

par Jean Duvignaud

par André Akoun par François Châtelet

par Michel Borwicz par Alexandre Bennigsen

par Pierre Souyri

par Louis Mercier

par Georges Lapassade

par Jacques Nantet

par Juliette Raabe par Noëlle Loriot

par Pierre Bourgeade

Crédits photographiques

p. 3 p. 5 p. 6 p. 7 p. 7 p. 8 p. 9 p. 9 p. 13 p. 14 p. 16 p. 17 p. 18 p. 21 p. 23 p. 25 p. 26 p. 27 p. 28 p. 29

David Hurn, magnum Cartier-Bresson, magnum Bulloz Droits réservés Roger Viollet Roger Viollet Roger Viollet Lüfti Ozkok Lüfti Ozkok Cartier-Bresson, magnum Georges Arnulf Roger Viollet Marc Vaux Roger Viollet Roger Viollet Centre doc. Juif Cartier-Bresson, magnum Sergio Larrain, ~agnum Magnum Gallimard éd .

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LB LIVRE DB LA QUINZAIN.

Un· exce~trique Russel

• • Bertrand

The Autobiography of Bertrand Russel, 1872-1914 Allen and Unwin Londres 1967.

Ce premier volume de l'autobio­graphie de Bertrand , Russel nous mène jusqu'à sa quarante-deuxième année et au seuil de la Première Guerre mondiale, dans laquelle son pacifisme militant lui vaudra des amendes (ayant fait dori de la fortune dont il avait héritée, il était alors dans le dénuement), l'expulsion du Trinit y College à Cambridge, et finalement six mois de prison. A quarante ans, « Ber­tie » se disait qu'il y avait aussi des avantages à perdre sa jeunesse, sans penser probablement qu'il lui restait encore à retracer cinquante­trois années d'une vie d'aventures intellectuelles, politiques et éroti· ques, sur lesquelles il s'explique avec une égale franchise. Poursui­vra-t-il son travail de mémorialiste jusqu'à son quatrième mariage, conclu à quatre-vingts ans, et jus­qu'au célèbre « tribunal Russel » contre les crimes de guerre au Viêt-nam, dont il a été à la fois l'inspirateur et le mécène ?

Ici, dans ce premier volume, nous ne trouvons pas le récit ' tra­ditionnel de la révolte d'un jeune

. homme de caractère indépendaht contre une famille oppressive -bien i{1le de nombreuses lettres de grands-parents et de tantes nous donnent le sentiment que ce mi­lieu conformiste a réellement dû peser sur lui. Nous sentons plutôt la continuité d'une liberté de grand seigneur, d'une tradition d'excen­tricité et de militantisme. Son père avait perdu son siège aux Commu­nes pour avoir prôné le contrôle des naissances, et sa mère fut pu­bliquement insultée par la duches­se de Cambridge, qui la traita de « sale radicale » et de « sale Amé­ricaine ». A l'âge de trois ans, « Bertie » était orphelin, mais le souvenir de lord et lady Amberley, ses parents, demeura toujours pré­sent à sa mémoire. Dans cette fa­mille, le sens de la liberté allait loin, car, nous apprend Russel, ses parents partageaient leur lit avec le tuteur des enfants. « Celui­ci, qui était tuberculeux, ne pou­vait pas se marier, mais ma mère estimait qu'il avait néanmoins droit à une vie sexuelle normale. » Elle y pourvut donc en personne.

Sur la famille de « Bertie », alliée à tous les « grands », il y a d'innombrables documents. Son grand-père, lord John Russell, était cet homme d'Etat anglais qui avait rendu visite à Napoléon à l'île d'Elbe. Et sa grand-mère était une amie de la veuve du préten­dant Charles Stuart - battu en 1742. C'est une, expérience his­torique exceptionnelle , que celle d'un homme qui, par son témoi­gnage direct et celui de ses pro­ches, se meut ainsi à travers deux siècles, et qui dans ses Portraits de

Mémoires pouvait se livrer familiè­rement à une comparaison entre Gladstone et Lénine.

Parler avec Leibniz

Dès lors, on pourrait s'étonner que l'œuvre de cette vie, si abon­dante, fasse une place si mince à l'histoire, et même à la notion d'historicité, qui ne paraît pas avoir intéressé le philosophe. Même l'histoire des idées n'est pas son fort, et nul ne prétendra que l'Histoire de la pensée occidentale soit un de ses écrits vraiment mar­quants. La logique pure, la réflexion morale, la prise directe sur l'événement l'emportent cons­tamment chez lui sur l'histoire, dont il aura été un témoin engagé, un acteur même, à sa manière, mais qui ne fut jamais au centre de sa réflexion. Pourtant, deux de ses livres - le tout premier, qui est une étude sur la social-démocra­tie allemande, et celui de 1920 sur

La Quinzaine littéraire, 1" /lU 31 août 1967.

la Russie des premier temps du bolchevisme (qui rappelle les ju­gements de Rosa Luxemburg) -restent des ouvrages vivants, ori­ginaux, et que l'on consulte tou­jours.

Son engagement politique, ses aventures les plus étonnantes appartiennent à la deuxième partie de sa vie. Dans ce premier volume, on retrouvera maints épisodes déjà narrés en d'autres livres, mais par­fois sous un autre éclairage. On re­lira avec une fascination toujours 'nouvelle le récit de son amitié avec Joseph Conrad, car par leur style et leur manière de réagir devant le monde les deux hommes nous paraissent infiniment éloignés l'un de l'autre, et pourtant une sympa­thie et une admiration mutuelle immenses les unissaient. Russell regrette que Conrad soit désormais oublié - mais il se trompe, heu­reusement.

Dans ce volume de grand for­mat, on ne trouve que cent trente pages de récit, auxquelles s'ajoutent

Bertrand Russel

une centaine de pages de lettres, imprimées en caractères plus pe~ts. Ces lettres sont d'un intérêt inégal. On lit avec amusement celles de « granny » et de « auntie », qui évoquent une famille affectueuse et étouffante, mais on trouve aussi une multitude de « billets » qu'il reçut en des occasions telles que son élection dans quelque société savante ou l'obtention d'une dis­tinction. Elles semblent là pour étoffer un livre un peu mince.

Ce récit d'un style à la fois vi­vant et sobre, s'anime par l'évoca­tion d'un drame intellectuel et de plusieurs tragédies personnelles. Russell avait rapidement mené à bien la rédaction des Principes de mathématique; il se sentait alors l'égal de Newton et de Leibniz, et déplorait de ne pas être le contem­porain de Spinoza. « le m'imagi­nais parler avec Leibniz, dit-il, et je me demandais si d'ici deux siè­cles quelqu'un aimerait s'imaginer qu'il parlait avec moi. » Au mo­ment d'exposer systématiquement sa logique mathématique, il se heurta à des apories, des paradoxes insurmontables, et il lui fallut neuf années d'un travail acharné pour mener son travail à bien. Il estime que cet excès d'abstraction a émous­sé son esprit, et qu'il n'a plus ja­mais été capable d'une concentra­tion aussi intense et rigoureuse que par le passé. De l'avis des connaisseurs, c'est en effet dans la logique mathématique que Russell a donné complètement la mesure de son génie, et , non pas dans la vaste partie ultérieure, « voltai­rienne », de son œuvre et de son action qui, pourtant, aurait suffi à la gloire de tout autre. Wittgens­tein fut son élève, et Russel, com­prenant aussitôt l'originalité du jeune Autrichien, se mit lui-même à son école.

Liaison soandaleuse

Son mariage avec une Américai­ne, son aînée de cinq ans, se ré­véla incompatible avec son travail sur les Principia, et jamais le cé­lèbre conseil : Lascia l'amore e studia la matematica, ne fut plus fidèlement suivi.. , Russell raconte qu'un jour, pendànt une randon­née solitaire à bicyclette, déjà absor­bé par les problèmes insurmontables de l'axiomatique, il s'avisa soudain qu'il n'aimait plus AUys. Il rentra

, aussitôt pour lui en faire part, et quitta la chambre commune. Il vé­cut encore neuf ans auprès de son épouse qui, elle, l'aimait toujours ; deux fois par an, il s'efforçait d'avoir des rapports avec eUe, mais toujours sans succès ; et pendant ce temps il ne fréquenta aucune autre femme. Tout cela est raconté sur un ton très « matter of fact », et même glaçant, comme s'il y avait là à la fois une gêne et une déci-

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~ Un excentrique : Bertrand Russel

sion d'écarter cette gêne, considérée comme une superstition.

Plus tard apparaît soudain lady Ottoline Morrell, avec qui il affi­cha une liaison qui scandalisa beaucoup de gens, et notamment le mari de cette dame. n n,ous parle aussi du bref amour avec une des quatre filles d'un gynécologue américain qu'il séduisit alors qu'il était l'hôte de son père '- les trois 'sœurs se relayant devant la cham­bre pour éviter fa découverte. n abandonna cette jeune fille en 1914 (toutes ses passions sont alors mo­bilisées par la guerre) et elle som­bra dans la folie, soit par tendance congénitale, soit par chagrin.

Marz Brother

Ces épisodes parfois cocasses, parfois atrocement tristes, sont plu­tôt enregistrés qu'évoqués. Jamais le lecteur ne se sent pris. On a l'impression - et pas !lCulement parce qu'il est toujours là - qu'un immortel traverse d'autres desti­nées, plus courtes que la sienne, sans que celle-ci en soit vraiment affectée, et cela bien qu'à plusieurs reprises il affirme le contraire.

n y a chez Russell une sorte d'adolescence infiniment prolongée - c'est l'impression que j'ai eue lorsque je l'ai vu la dernière fois, voilà dix ans, dans le hall d'un hôtel parisien, lisant un roman d'Edgar Wallace - et dans son exprt'ssion un côté ct: Marx Bro­ther ». Sa maturation intellectuelle s'opère de deux manières: par la pensée logique et par l'activisme

CENSURE

Italie

La Gana. de Jean Douassot, qui a été publiée il y a quelques mois en Italie, était l'objet de poursuites aux­quelles, probablement, le Vatican n'était pas étranger. On se souvient en effet que la Vierge et le Pape y sont qualifiés, par le jeune héros de Douassot, d'assez peu respectueuse façon.

L'affaire vient de venir devant le Tribunal de Milan où le ministère public demandait pour l'auteur, son traducteur, son éditeur italien, une peine de dix mois de réclusion !

Fait extraordinaire dans les annales de la Justice : le Président déclare qu'après avoir lu la Gana il la consi­dère comme une œuvre d'art et pro­nonce un verdict général d'acquitte­ment.

Le ministère public prétend faire appel de cette sentence. On espère qu'il ne se donnera pas ce ridicule ,

Le poète espagnol Pedro Lezcano a été condamné à une peine de six mois de prison pour avoir écrit des

moral, sans qu'on puisse découvrir le principe d'unité, sinon dans une sorte d'élan mystique auquel se ct: , sceptique passionné », (c'est le titre de la biographie de Russell par Alan Wood) s'abandonne par­fois.

Ce sceptique a beaucoup d'hu­mour. Dans une importante étu­de consacrée au penseur et au militant, l'historien Golo Mann, le fils de Thomas Mann (Neue Runds­chau, deuxième trimestre 1967), rappelle le pastiche d'un nécrolo­gue du Times que Russell écrivit en 1937, dans l'hypothèse de sa mort à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Russell y faisait dire au Times que le défunt avait écrit d'impor­tants ouvrages sur la logique ma­thématique, mais que par la suite son jugement excentrique et désé­quilibré révéla son manque de pro­fondeur intellectuelle, et qu'il resta attaché jusqu'à sa mort à un ct: rationalisme plat et suranné »_

On trouve dans les écrits de Russell bien des exemples de cet humour et de ce goût du Il self­disparagement li - expression dont le français, pour de bonnes raisons, n'offre pas d'équivalent. Son ir0-nie ne s'exerce pas seulement sur lui-même, et il y a aussi chez Russell un côté farceur. Son hu­mour est à la fois très traditionnel­lement britannique et très person­nel, et il .s'unit volontiers à la logi­que. Ainsi, le roi George lui dit un jour : ct: Vous avez eu une vie aventureuse, mais, n'est-ce pas, il ' ne serait pas bon que tout le mon­de mène une vie comme celle-là? » Russell répondit : « n est bon que

vers que l'armée espagnole considère comme Insultants pour elle, Salvador Sagaseta, responsable de la publica­tion dans le Diario de las Palmas a été, quant à lui, condamné à deux ans de prison. Ce dernier avait été acquit­té pour le même délit au mois de décembre dernier, mais la Cour mar­tiale suprême avait fait appel du jugement,

Il semble que les poursuites se soient multipliées cette année, en Espagne. Un autre jeune auteur, Mi­guel Sanchez-Mazas, a été condamné par contumace à douze ans de prison pour avoir écrit dans des journaux françaiS deux articles hostiles au général Franco.

Parmi les livres qui avaient été pu­bliés sur la foi des nouvelles dispo­sitions de 1966 (abolissant la censure du moins en théorie), et qui ont néan­moins été saisis, figurent des œuvres aussi importantes que le recueil Lettres du peuple espagnol de Gil Robles, et un roman d'Isaac Montero,

En fait, la loi Imaginée par Manuel Fraga Iribarne, ministre de l'Informa­tion, semble être utilisée de façon beaucoup plus stricte que son auteur lui-même ne l'avait prévu. Fraga Irl­barne avait cru que la suppression

le facteur sonne à toutes les portes, mais il n'est pas nécessaire que tout le monde sonne à toutes les portes. »

Attitudes poUtiquH

Ce premier volume de souvenirs ' n'offre pas' encore l'occasion de faire l'histoire des idees et des pas­sions politiques de Russell, parmi lesquelles le pacifisme a joué un rôl", dominant. Devant la menace d'Hitler, il fut hostile au réarme­ment de la Grande-Bretagne, qui Il comme le Danemark lI, estimait­il, trouverait la sécurité dans le dé­sarmement. De toute façon, une occupation nazie serait moins ter­rible qu'une guerre. n changea sur ce point, et en 1944, il rentra des Etats-Unis, par cargo, au moment où les missiles tombaient sur Lon­dres. Pendant la crise de Cuba, il écrivit des lettres très sévères au président Kennedy, et très aima­bles à Khrouchtchev : dans le pre­mier il voyait un belliciste, et dans le second un sauveur de la paix. Précédemment, il avait lancé un appel pour la non-prolifération des armes nucléaires, qui fait de lui le précurseur de l'actuel projet. Tou­tefois, au lendemain de Li Seconde Guerre mondiale, il avait proposé de menacer l'U.R.S.S. d'une guerre atomique, pour la contraindre à s'intégrer dans un Etat mondial, et au cours des années 50, il fut le penseur occidental le plus vilipendé par la presse communiste du monde entier.

n nous paraît assez naturel qu'à travers une vie aussi longue et

de la censure préalable déclencherait un processus irréversible et les sou­papes de sécurité qu'il avait Intro­duites dans son texte ne lui sem­blaient, apparemment, que peu dan­gereuses, En définitive il remplaçait la censure a priori de l'administration par une censure a posteriori des tri­bunaux en se fiant à la bonne volonté des juges, Ceux-ci ont en effet carte blanche : ils peuvent condamner à leur gré tout écrit qui manque • au respect de la vérité et de la mo­rale -, qui • compromet la paix exté­rieure et l'ordre intérieur -, ou déso­béit • aux principes du • Mouvement National • - c'est-à-dire, la doctrine officielle.

Avec des dispositions aussi vagues, la loi permet d'entamer des pour­suites contre n'importe qui, selon les besoins.

En fait, le pays ne paraît pas encore près de bénéficier de la démocratie comme le prouvent les voies de faits exercées récemment encore par des membres de la • Brigade Sociale • contre le jeune dramaturge Alfonso Sastre - l'un des rares représentants du théâtre espagnol contemporain -qui a vu sa maison mise à sac après qu'il eut pris position en faveur des revendications des étudiants.

aussi active les nombreuses prÏsell de position soient entachées par­fois de contradictions et d'erreurs de jugement. Russell lui-même a été quelquefois son propre criti­que, et le plus sévère. Il y a dans sa vie et ses opinions une excentri­cité qui est le revers d'une indépen­dance d'esprit totale, mais aussi de la conscience de l'appartenance à l'une des familles qui ont dirigé ce qui fut, dans sa jeunesse, le plus grand Empire du monde. Mais on y trouve avant tout un Il non conforollsme li authentique, la vo­lonté permanente d'assumer toutes les conséquences de chaque prise de position - et cela jusqu'à la prison, la ruine, le « déshonneur JO.

n y a aussi une bonne hUmeur constante, nudgré une tendance à la mélancolie, et un courage tran­quille qui ne se dément jamais. La personnalité est attachante, parfois irritante, mais toujours excéption­nelle. Quelle aubaine, en vérité, que d'avoir pour contemporain un tel ancêtre si fraternellement sou­cieux de l'avenir de l'espèce 1 On ne se lassera pas d'écouter le récit de cette vie, capricieusement racon­tée' mais avec une vigueur incisive. Rien de plus éloigné de la sénilité que le grand âge de Bertrand Rus­sel. M. Dean Rusk, qui a fort gr0s­sièrement fait état de cet âge pour refuser l'invitation du Il Tribunal de Stockholm », - n'importe quel autre argument aurait été à la fois plus convaincant et plus convena­ble ! - ferait bien de lire cette autobiographie, ne serait-ce que pour y trouver une leçon de style.

François Bondy

'&uûon et importaûon en Grande-Bretagne

Une importante controverse se dé­roule dans les colonnes du Times Llterary Supplement de Londres au sujet d'un problème dont la Quinzaine littéraire exposait les données au dé­but de la saison dernière. Il s'agit de l'importation de livres américains en Angleterre. Les éditeurs anglais sont menacés par l'Introduction, sur leur marché intérieur, d'ouvrages Impri­més aux Etats-Unis et dont ils pro­jettent ou entreprennent eux-mêmes la publication.

Etant donné le dynamisme dont font montre les éditeurs américains, les AnglaiS craignent désormais que leurs propres presses ne soient d'abord fortement concurrencées et qu'ensuite leurs éditeurs ne soient découragés d'imprimer en Angleterre les livres qui peuvent être fabriqués - à moin­dres frais, vu l'ampleur du marché américain outre-Atlantique. La question pourrait se régler de façon contractuelle et les lois existantes sur le droit d'auteur le permettraient sans doute, mais il n'est pas sûr que les auteurs Intéressés tiennent toujours leurs propres intérêts pour conver­gents avec ceux des éditeurs anglais.

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POÉSI.

Le Paris d'un écolier

Raymond Queneau Courir les rues Gallimard éd., 188 p.

Le Paris de Queneau c'est celui du photographe. Pas besoin d'une élégie pour un mur qui se déla­bre, pour un coin de la ville qui change de visage. Un bout-riiné suffit. Le Paris de Queneau c'est celui du quotidien, voire de la banalité. Mais le philosophe guette sa proie. Chaque geste se '~harge de délivrer un message. Pas bien gros, pour sûr : le message de la peti­tesse. Figé dans sa page bien blan­che Paris prend vie. Il ressemble étonnamment à ces rédactions d'écoliers à qui l'on demande de décrire un lieu. Le spectacle de la rue par exemple. Ce qu'on y voit, tout d'abord. Des maisons, <!?' grands murs, des boutiques. Rien n'est moins poétique. Une énumé­ration froide fera l'affaire.

Comme il fallait s'y attendre il y a rue Biscornet le Biscornu café-restaurant. La rue

elle-même l'est un peu car parallèle et perpendiculaire à la rue Lacuée

Paris, c'est une succession de plaques bleues gravées d'un nom et d'une date. Les noms ne disent rien. Il s'agit de rafraîchir la mé­moire des Parisiens. A quoi peu­vent bien servir . les dictionnaires ?

Bobilloi ( ... ) c'était un écrivain qui se fit tuer au Tonkin il avait écrit un roman

Une de ces dames ...

La rédaction s'étoffe un peu. Mais notre écolier joue de malice. Il jongle avec sa culture et son éru­dition. Un peu désabusé, il égrène au long des pages un chapelet de faits historiques dûment datés. La rue de tous les jours se charge d'un passé inconnu. Les morts ressusci­tent. Paris, sans le vouloir, devient le centre d'une réflexion philoso­phique. Mais l'écolier n'explique rien, il se contente de décrire. Pa­ris, c'est la ville des Morts. Il y a les inconnus, « l'adjudant F.T.P.

fusillé par les Allemands à vingt et un an », il y a les morts illus­tres, sur qui veillent les pigeons. Pour un instant le temps est aboli. Les vivants et les morts cohabitent. Queneau, poète de la Mort, n'est plus celui de l'instant fatal. L'amer­tume se cache et ne s'explicite pas. Elle naît de la rencontre fortuite d'un piéton de Paris et de sa rue. On vit dans le Paris d'aujourd'hui, promenant les souvenirs du temps passé. Les vespasiennes s'en vont, les graffiti aussi. L'îlot insalubre 7 qu'on va raser n'inspire au poète qu'une mince réflexion : « faut que j'aille voir avant que tout ça ne disparaisse ». Philosophie prati­que et bon enfant qui transforme en banalité le sujet d'une élégie. Et soudain t'out s'arrête. Le prome­neur reprend ses droits. Queneau découvre le monde du fait divers. Ce n'est pas tout à fait le spectacle de tous les jours. C'est un quoti­dien transformé. Juste assez pour pouvoir n'en retenir que le côté risible. Et le rire jaillit du dénue­ment de l'expression :

le marmiton crasseux crache

dans la brioche il a même un furoncle dans le nez la noce se réjouit, bouffe de la brioche elle est empoisonnée, la noce venue nocer près du lac jaune un jour d'hiver au boÏ! de Vincennes

Pas de psychologie, pas d'atten· drissement : un fait tout nu. Les visages de Paris se glacent. Dé· pouillés avec recherche, ils présen. tent au lecteur un portrait type. Paris, c'est le Paris des petites gens, des employés, des rien-du­tout ...

un commerçant ferme les volets de sa/boutique/ quelqu'un passe il vient d'acheter du pain.

C'est une vie sans mystère, cou­lant monotone dans la monotonie. Et pourtant Paris ne sommeille pas. La foule anonyme travaille dans une ville qui change d'allure. Mais le travail n'a d'intérêt que s'il fournit une anecdote ou contribue à fixer, pour un instant, le visage de Paris. L'ératépiste, le taximane, le repasseur de couteaux n'auront qu'un temps. L'équilibre est insta­ble. Et dans peu de temps

ils seront tous partis dans le passé.

Les vues défilent \ - présen­tant un Paris qui se perce de trous, qui blanchit à vue d'œil - et reflè­tent l'image de la ville, vue par un écolier qui sait aussi rêver. Qu'il était doux le temps passé ! Mais d'un clin d'œil malicieux, d'une entorse à la syntaxe, la dis­sertation sévère tourne à la « rigo­lade ». Mais le rire est amer, teinté de mélancolie. En brouillant les pistes, Queneau se joue du lecteur comme il se joue de Paris. Paris n'est qu'un prétexte : le prétexte d'aiguiser un réflexe poétique. Pourtant Paris vaut bien une pro­menade.

C. Gutman

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1 collection "poésie "1 dirigée par MARC ALYN

LORAND JEAN-CLAUDE ROBERT GISELE PIERRE KAMAL GASPAR WALTER GOFFIN PRASSINOS DALLE NOGARE IBRAHIM

-LE QUATRlElD LE LE VERSANT LES .MO'lS DUTS-FONDS BABYLONE, ETAT SISMOORAPDE NOIR ENDORMIS LA VAOBE, DE LA MATIERI APPLIQUE "Memeur livre du LA MORT Prix Guillaume premier trimestre 1967" Apollinaire 1967 choisi par le Comité EJ(1 du SJIldicat des Critiques

Littéraires

FLAMMARION

La Quinzaine littéraire. 1" au 31 août 1967. s

Page 6: La Quinzaine littéraire n°33

Gisèle Prassinos Les Mots Endormis Flammarion éd., 144 p.

Les Mots Endormis sont, tels les lucioles qui se balancent dans la nuit d'été, ces fusées, ces globes de feu qui inscrivent leur trajectoire lumineuse sur l'opacité du ciel. Le recueil de Gisèle Prassinos rassem­ble essentiellement des textes qui

Gisèle Prassillos

ont été écrits ces trente dernières années par une main aveugle, anxieuse de dresser l'inventaire et de décrire les mœurs de la flore ou de la faune étrangère, qui ont tiré d'un long séjour aux portes de la nuit une 'démarche et une appa­rence qui surprennent notre rai­son! C'est de nécropoles, de forêts, de stalactites engloutis sous les eaux que paraissent surgir les étran­ges fêtes oniriques célébrées ici.

Les premiers poèmes de ce re­cueil s'inscrivent dans la plus pure tra<ijtion surréaliste, on ne peut lire certaines pages sans .leur asso­cier aussitôt certaines images baro­que du Chien Andalou. La violence poétique est obtenue par la réunion disparate d'objets dissemblables, désaccordés sinon hostiles dont le

. voisinage insolite nous dépayse au

Louise Herlin Le ' Verwnt contraire Coll. « Le Chemin " Gallimard éd., 117 p.

Nous sommes pris - d'entrée - par le chant; nous sommes emportés par un courant qui dispense, dans le premier temps, d'avoir recours au « sens » des mots. C'est d'abord leur agencement qui nous entraÎile. Quelque chose nous arrive avant même que la signification de la phrase ne nous apparaisse. C'est que dans la poésie, plus que dans toute autre for­me d'écriture, le rythme, la structure sont aussi un langage. Le sens (prosaïque) se dissimule longtemps sous des métapho­res subtiles. Il y a comme un secret à percer, co.mme un monde magique auquel on n'accède pas sans effort. Et c'est 'au chant qu'il appartient de nous mener aux portes' de ce monde.

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Les Dlots endOrDlis

sein de la réalité la plus prosaïque. C'est, par exemple, la rencontre du spectre de Chateaubriand et d'une procession de lépreux près des berges de la Seine, qui par suite d'un bouleversant effet sacrilège nous informe que le monde vacille sur ses bases. L'humour corrosif de ces textes, parents du Revolver à cheveux blancs de Breton, tient au naturel avec lequel le poète énonce des réalités contradictoires. Un ter-

Tunguy : ,rour de lenteur. détail.

rorisme subtil ruine nos pauvres cer­titudes, dérange nos convictions les mieux ancrées, infirme nos théorè­mes : « Quand il fit nuit, un hom­me sortit de l'eau. Il portait sur la tête un immense entonnoir de fi­celle, ouvragé et orné de caiUoux pointus qu'il avait fait faire par un ferblantier de ses amis, en échange d'une pelote de fil rouge. »

La logique devient démente, ca­duques ou presomptueuses nos idées les plus chères~ Le fleuve qui unit l'avers et le revers, la clarté du jour et l'opacité glauque de l'om­bre est le lieu privilégié où s'our­dissent les conjurations, les méta­morphoses qui, en brisant le cercle rassurant des relations causales, ouvrent béantes les fissures par où s'introduit le surnaturel. Toutes les scènes, empreintes d'horreur ou

. Le sens viendra un peu plus tard, quand nous relirons. A ce moment nous nous apercevrons que le texte ne devait pas seulement son étrange pouvoir à des artifices musicaux. Il est essentiel, dans un poème, que le chant donne ainsi l'il­lusion de précéder le sens des mots qni le composent. S'ils sont tous deux donnés en un même mouvement, c'est précisé­ment aux vertus du chant que ce mou­vement doit d'exister.

Il y a, dans ces poèmes; un lyrisme grave, exempt de cris, qui nous guide avec sûreté vers le fond de son propos. Le ton est celui d'une inquiétude domi­née. Louise Herlin sait contenir chacun de ses poèmes dans les limites d'une dis­crétion pudique. C'est à la fois haletant et retenu. Chaque vers est comme un essoufflement surmonté, un souffle repris, une tentative de retour au calme. Ainsi, les raisons du cri sont toujours là, laten-

-d'un effroi glacé, se déroulent dans un espace nocturne où l'assassinat dispose ses fastes funèbres, le ta­bernacle de l'horreur. Un animisme informe le soleil ou les pierres, des têtes décollées ou des mains pétri­fiées glissent au fil de l'eau, peu­plant l'ombre de leurs palpitations de méduse. Des paraphes sanglants dessinent sur l'eau ou dans un ciel livide leurs emblèmes fatals. Tantôt Yves Tanguy, tantôt Chirico sem-

blent avoir décoré les portants dres­sês pour ces messes noires. Les ima­ges sont moins gouvernées par des associations naturelles que par l'en­chaînement des mots. Il semble que ceux-ci, pris de délire, privés sou­dain de leur ordre naturel, gravi­tent selon des lois inconnues ; une raison aberrante détermine de nou­veaux rapports entre les choses et les êtres qui affranchis de leur pe­santeur se déplacent vers des terres inconnues. Par suite d'une alchi­mie singulière, les attributs de l'ani­mal, de l'enfant et de l'homme ont perdu leurs qualités familières pour acquérir d'autres vertus, ignorées ou t1xplosives. « Un autre enfant fit son apparition. Sur son ventre nu pendait une chose cylindrique et dure qui lui donnait l'air d'un évadé. »

tes; mais avec gravité, le conflit est ré­solu dans la langue, au sein même de l'entreprise d'écrire. De ce fait l'inquié­tude ne brise pas le chant, elle se content d'affleurer. L'essentiel n 'c~~ pas dit, il est simplement suggeré. Ce maria~e du style et du propos est une autre réus­site de l'ouvrage.

Une certaine décence, déjà sensible dans le ton de la confidence, a conduit l'auteur - en ce qui concerne l'écriture proprement dite - à faire fi de toute rhétorique brillante, de toute recherche sans lendemain; de tout effet spectaC!l­laire. Rien n:est moins provocant (au sens péjoratif du terme) que cette écri­ture-là. Du coup, rien n'est moins gra­tuit. Entrée assez rare d,ans la littérature, que celle qui témoigne ainsi, d'emblée, d'une telle maîtrise.

Roger Borderie

Certains poèmes d'inspiration moins onirique pourraient figurer dans un bestiaire, un herbier ou un lapidaire. Ils célèbrent, avec la minutie passionnée de Francis Pon­ge, la pomme ou les corneilles, mais qui seraient doués d'un certain an­thropomorphisme. Il semble alors que le poète, après avoir épuisé les sortilèges de l'ombre, cherche avec une sagesse un peu laborieuse à re­trouver le sens des mots de la tribu.

Calcinée la viande de la souffrance Illimitée et facile Facile est l'apparence Vivante et difficile.

La consistance, la couleur, le par­fum et la figure des choses et des êtres, en vertu d'un constant dépla­cement ou d'un mélange des diffé­rents règnes, nous initient à une

. nouvelle cosmologie. Les enfants deviennent invertébrés, les pommes deviennent visqueuses, l'herbe parle le langage des hommes. Mais tou­jours, le fantastique et la terreur gouvernent les obsessions du poète. De rares textes sont comme des moralités inversées, qui, au lieu de tirer d'événements singuliers un aphorisme ou une leçon d'applica­tion universelle, empruntent seule­ment au fabuliste l'accent et la rigueur, pour dire une parabole dont le sens, le déchiffrement est à ja­mais occulté. Parfois des poèmes pathétiques empruntent à l'événe­ment leur résonance; jamais la poésie de Gisèle Prassinos n'est plus pure :

o lumière voler la lampe paisible pour donner l'ombre à mes yeux et en sentir la lourdeur extrême. Plus d'affreuses figures

au gris du plafond ni de mains blêmes aux coins

des portes. Poussière microbes intimes tournantes billes lumineuses. o lumière volons la lampe paisible. (1940)

Il est passionnant de suivre l'évo­lution d'un poète, qui peu à peu s'est délivré des tentations morbi des, des vertiges et des raffinements somptueux de la nuit, pour exalter d'une voix transparente l'émotion ·du jour ou la raison recouvrée.

Toutes les roses ont éclaté Il rose entre le ciel et la terre Même une patte d'oiseau y serait de trop.

Chaque fleur el;t un mot Chaque lèvre est une fleur L'instant fixé se croit vainqueur Mon corps engloutit la vie Cette vague Fille unique.

Aujourd'hui est la graine d'hier Un cadavre pour demain.

Alain Clerval

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CORRESPONDANCE

Victor Segalen Lettres de Chine Plon éd., 278 p.

Le temps qui sépare le voyageur Segalen du voyageur Morand est assez court. Quant à Loti et Sega­len, ils furent presque conte~po­rains. Reste que ce dernier ne cher­cha pas dans l'éloignement un pur jeu de sensations mais considéra l'affrontement avec un pays nou­veau comme un moyen de connais­sance de lui-même et des autres. Segalen, malgré quelques particu­larités de langage qui datent, est notre contemporain. René Leys, son seul roman, s'organise autour d'un personnage aussi ambigu que ceux de nos plus jeunes auteurs. Les Immémoriaux, malgré un semblant d'intrigue, sont proches d'une en­quête d'ethnologue, outre un élé­ment poétique qui contribue à la révélation de « l'exotique ». « L'exo­tique », c'est-à-dire « la perception du divers », un pouvoir qui n'est que « le pouvoir de concevoir autre ». Nous possédons encore de lui des notes destinées à une étude restée inachevée : « Sur une forme nouvelle du roman », où l'on trouve ceci qui paraît singulièrement ac­tuel :

Ecrire la haine de l'auteur et le mépris du su jet.

Tout cela, et une excellente thèse parue en 1961, de M. Bouillier1,

devrait faire de Segalen un auteur de premier plan; il ne l'est que pour quelques-uns. Le livre qui vient de paraître sera-t-il une voie d'accès plus aisée vers cet homme dont le tort fut vraisemblablement de mourir à quarante ans ·sans avoir eu le soin d'administrer sa réputa-, tion, pris qu'il était par ses voyages - après son séjour à Tahiti il se rendit par trois fois en Chine -par son métier de marin-médecin, par une étude approfondie du chi­nois qui lui permit d'êtr~ interprète, par des recherches archéologiques, par des goûts, enfin, qui ne furent jamais superficiels.

Le premier voyage chinois, celui au cours duquel furent écrites les lettres , qui viennent de paraître, fut accompli en 1909, en compagnie de Gilbert de Voisins, lui-même écri­vain, auteur entre autres d'un ro­man qui ferait un bon western, le Bar de la Fourche et d'un récit ému, l'Enfant qui prit peur. En France, Segalen laissait une jeune femme et leur fils âgé de trois a:ns : tous deux devaient le rejoindre huit mois plus tard à Pékin. Cette corres­pondance, adressée à celle qui de­vait à son tour se confronter avec l'Empire du Milieu, se trouve donc être à la fois le compte rendu spon­tané de la rencontre avec un monde nouveau, le récit d'Ulie expédition aventureuse - traversée d'une par­tie de la Chine tantôt à cheval, tantôt en d'assez fragiles embar­cations sur un fleuve que Segalen, pour la signification qu'il lui prêta,

Claudel et 'la Grande Muraille

Victor Segalen photographiani lm pilier funéraire à Mien·Tchéou. 1914.

préféra aux océans - et, aussi, une confidence sur l'enrichissement in­térieur et . les projet littéraires qui en ~naissaient. .

Comme les meilleurs écrivains de sa génération, comme presque tous ceux de la génération suivante, Se­galen arriva en Orient tout impré­gné du Claudel de Connaissance de l'Est. Mais il s'efforça de s'en libé­rer : dans René Leys, par la nature même du roman, dans Stèles par la forme resserrée du poème inclus dans le rectangle lapidaire de la stèle asiatique, au profond de lui­même par son horreur du christia­nisme et son intérêt pour le mysti­cisme.

Il rencontra Claudel consul en Chine. Le récit de la visite n'est pas le passage le moins bien venu de ces lettres. Le maître l'intéressa et l'agaça : « menton et bouche em­pâtée comme son parler un peu ». Mais leur conversation fut riche. Claudel lui déclara entre autres que « ce qui fait la supériorité occiden­tale, c'est qu'elle possède à chaque génération cinquante hommes hors de pair » et aussi qu'il croyait « à

la disparition totale de l'ancienne Chine et qu'il faui la voir vite et bien », ce qui n'était pas mal juger. Reste qu'après avoir reconnu avant cette rencontre « clair comme le jour l'influence du style chinois sur (la) prose de Claudel », le visiteur apprit ce jour-là du grand ' homme lui-même « qu'il ne savait pas un , mot de chinois ».

Puis viennent les lettres écrites au cours d'une pointe poussée jus­qu'à la Grande Muraille et au cours de l'expédition en Chine centrale. « Je sais aussi, écrit Segalen, que l'excellente période de réflexion am­bulante que je mène et avec un tel compagnon (Gilbert de Voisins) est tout à fait propice à l'éclosion tu­multueuse mais qui s'ordonnera plus tard ». Aussi les projets abon­dent-ils, dont beaucoup n'aboutirent pas, dont certains connurent une réalisation incomplète, dont d'autres enfin prirent place dans , Equipées et Stèles. Notons le projet d'un essai sur le mystérieux - « le mys­térieux, la sensation de mystère n'est donnée qu'au moment où le réel va toucher l'inconnu » - et ne négli-

L!l Quinzaine littéraire. 1" au 31 août 1967.

Paul Claudel, ambassadeur en Chine.

geons pas l'idée, évoquée en pas­sant, d'un livre qui se serait appelé Mon valet chinois (cahier de ser­vice) où, sous la plume de son pro­pre boy, il aurait mis « tout le nar­quois et l'exotisme » qu'il ne pou­vait « loger ailleurs ». Tenons compte aussi de confidences sur ses modes d'écriture. Parlant d'un de ses projets qui connut un début d'exécution, il précisait « je le compose en quelque sorte à re­bours : sentir la Chine tout d'abord, puis la savoir, ensuite mélanger l'un à l'autre ». En d'autres pages encore, nous le voyons s'intéresser à la dialectique qui relie l'immobi­lité de la Chine à la fluidité de tant de ses formes : la pagode, il nous le rappelle, vient de la tente des no­mades. Aussi rêve-t-il à la Mongolie et regardera-t-il avec émotion « les premières caravanes de chameaux à longs poils en marche vers les routes d'hiver ».

On le voit, ces lettres sont ce qu'il .convient que soient des let­tres : un fourre-tout. Mais quel mer­veilleux fourre-i:~!!t_ et 'qui rend le -lecteur complice d'un esprit presque génial au moment d'un de ses pi~ ' grands enrichissements. Quel plai­sir aurait eu Segalen lui-même à 'se plonger, s'il avait été un autre, dans cette correspondance aux « divers » registres!

Clara Malraux

1. Mercure de France, éd.

7

Page 8: La Quinzaine littéraire n°33

FIGURE

Bataille Le rôle de plus en plus impor­tant de Georges Bataille dans la pensée et les lettres contempo­raines a été consacré cette année par la réédition de plusieurs de ses ouvrages. La Mort, Histoire de l'Œil ont paru aux éditions J.-J. Pauvert et la Littérature et le mal dans la collection ({Idées». J.-J. Pau vert a publié également un roman posthume Ma mère et la revue l'Arc vient de consacrer un numéro spécial à l' œuvre de Georges Bataille.

Celui qui revient d'avoir vu, de la salle, les figures de la scène, va nous dire comme Mallarmé ce qu'il a crayonné au théâtre. Nous, qui n'avons pas vu la chose même, il va nous la montrer, ainsi « écrite au folio du ciel ». Qu'est-ce donc qui a lieu à ce moment-là ? ({ Un art, l'unique - dit encore Mallarmé - et qui est tel qu'ici « énoncer c'est produire ».

Ce qui se propage là doit être serré de près, au travers de la prodigieuse prose- mallarméenne, au cours de ces textes qui ont long­temps passé pour des exemples de gratuite préciosité, alors qu'ils accrochent, par toutes sortes de raccourcis ou détours, ce qui se nomme ici de façon singulière ({ l'opération ou poésie ».

L'opération qui donne, à ceux qui .n'ont pas vu, cette écriture crayon­née.

UJl.e réparation

Mais voici qui est plus singulier encore. Un homme enfermé par des frontières (cellea de la Suisse) est informé d'un événement fort lointain (survenu en Russie). Lui, . , . , . qUI n en a encore rIen vu, va ecrue et envoyer ses Lettres de loin : et celles-ci diront ce qui, effective­ment, a lieu là-bas, et comment cette vue-là doit être saisie. Avant même de prendre pied sur le quai de la gare de Finlande, à · Petrograd, il a commencé ainsi à faire en sorte que sa vue, .sa ,~ormu­le, celle qu'il avait toujours dite déjà, soit ({ conduite du royaume des formules dans celui de la réalité ». Que déjà il lui soit « donné chair et sang». Cet homme-là,Oulianov (ou Lénine) est en train d'écrire déjà ses Thèses d'avril, et se prépare à monter dans son wagon plombé.

Ce qui s'écrit là va aller plus loin encore, ne le sait-op. pas? Retourné à l'absence, dans la clan­destinité, tapi en Finlande, puis . dans le quartier de Viborg, rue Serdobolskaïa, il va écrire à mesure cette Révolution qui se fait : missi-

\ ves secrètes et incessantes au comité central, aux comités de toutes les Russies. La transmission s'effectuant, de cette écriture-là, jusqu'à certaines paroles à travers la voix métallique d'un certain Bronstein (ou Trotsky), et aussi par Sverdlov à la voix de basse veloutée, et d'autres encore,

B

mais ces deux-là avant tout. Plus précisément : la lettre léniniste va engendrer sans relâche une double parole, celle que le premier des deux profère en tant que président du Soviet de Petrograd, et celle que le second organise au secréta­riat du Comité Central et dans son bureau du Centre du Parti. Telle est la chaîne qui, issue de ces lettres, en diffuse l'écriture généra­trice, et fait en sorte qu'elle va, peu à peu et soudain, envahir la rue. La vue crayonnée, et la parole par elle engendrée, vont entrer jusque dans les tissus muets des cités.

Mais quelle est donc, présente çà et là, cette opération d'écriture qui peut opérer sur le visible à partir du non-vu?

On va d'abord répondre: aucun rapport entre ce çà et ce lil. Mais ce n'est pas si sûr.

En 1937 paraissait une revue trimestrielle curieusew.e-nt dénom­mée Acéphale. Dont l'animateur avait - nom Georges Bataille. Dont certains numéros se retrouvent parfois: j'en ai deux sous les yeux (sur les quatre parus). L'un sous le titre de Nietzsche et les Fascistes. Le second simplement : Dionysos. A eux seuls, - les deux sous-titres désignent un point de vue capable de saisir un certain rapport, disons : entre idéologie et poésie. Le rapport qui permet de penser les différen­ces.

Le numéro Nietzsche a un sous­titre, c'est ({ une réparation ». Il s'agit de détruire ici la revendica­tion de Nietzsche par les nazis. Investigation qui met en place tous les repères nécessaires : Nietzsche dans son rapport à Rosenberg, le doctrinaire quasi officiel du Troi­sième Reich, ou à Baeumler, le ({ philosophe» officieux. A Musso­lini également, jeune socialiste ou vieux dictateur. En chemin, la tâche de réparation menée par Bataille agrippe, en quelques zones décisives, les points de suture de la pensée opérante.

En face de ce monde couvert de passé, écrit Bataille, ({ couvert de patries comme un homme est couvert de plaies », il n'existe pour lui pas d'expression plus paradoxa­le ni plus grande que celle de Nietzsche. Paradoxale: car la ligne de partage du monde moderne oppose à ({ l'avarice chauvine, enchaînée au passé », ceux qui, tel Nietzsche lui-même, se donnent comme des sans-patrie les « déchaînés du passé ». Mais ces derniers sont aussi des enchaînés à la raison. Quel sens aurait alors le jeu du solitaire qui se propose­rait, par surcroît, de « transgresser avec la vie les lois de la raison» - en excluant pourtant ce que pareille transgression risque, dans le registre politique, de livrer en gage aux forces rétrogrades? Car, dit Bataille, « répondre aux exigen­ces de la vie même contre la raison c'est en politique se donner pieds

et Nietzsche et poings liés au passé ». Plus attentivement encore que les textes qui leur succèdent vingt ans plus tard dans l'Erotisme, ceux d'Acé­phale tentent de mesurer, sur le modèle de l'expérimentation nietzs­chéenne, -ces mouvements que l'écriture de la transgression peut engendrer, et les sens qu'elle peut à la fois parcourir et marquer.

« Aoéphale »

Mais d'autre part ce que Bataille appelle le mouvement de la vie ne se confond pas avec « les mouve­ments limités des formations politi­ques », sinon « dans des conditions définies ». Et il ajoute, en note : « une révolution telle que la révo­lution russe en donne peut-être la mesure ». A ce degré-là, les révolu­tions rusent étrangement avec la prévision intelligente. Le mouve­ment de la vie? Il est présent « dans,- des déterminations obscu­res, lentement actives et créatrices, dont les masses n'ont pas conscience tout d'abord». Ici est cernée une zone vive, un cercle d'énigme, où léninisme et nietzschéisme risquent une rencontre fort singulière, sous le seul signe peut-être qui leur soit commun, et quOi domine l'entreprise d'Acéphale, je veux dire ; Héra­clite.

A quoi s'occupe en effet Oulia­nov-Lénine au cours de l'an 1915 ? Aux choses sérieuses qui sont du

Lénine

noms de Roger Caillois, Michel Lei· ris, Pierre Klossowski. Le numé­ro Dionysos informe le lecteur, par une Note, de sa fondation, comme communauté sans tête. Que l'arrière-plan soit celui d'une société secrète importe assez peu. L'important est ce qu'elle donne comme domaine, caractérisé par une certaine virulence. Ce domai­ne, que Bataille désigne du nom singulier de sociologie sacrée. Il recouvre ou plutôt relie les « points de coïncidence » entre deux ensem­bles de données. D'une part, les tendances obsédantes dans la psy­chologie individuelle. De l'autre, les structures directrices dans l'organi­sation sociale : celles qui « com­mandent ses révolutions ». D'un côté, le domaine où joue, comme dans l'analyse freudienne du rêve, le rapport entre les éléments latents de l'obsession et leur substitution manifeste. De l'autre, le champ où l'écriture et l'édition d'un certain Manifeste (d'un nommé Marx) peuvent propager certaines chaînes bien précises d'action et de trans­formation. Et ceci est à noter : ces points de coïncidence, que le collè­ge communautaire de Bataille aurait eu pour tâche de repérer, jouent sur le double sens du mot manifeste.

Dans les termes freudiens eux­mêmes, le fameux transfert revient à créer de nouvelles éditions des anciens conflits. De semblable façon, la Révolution dont traite

GeOT ges Bataille jeune,

ressort exclusif de « l'homme d'action », les armes, l'argent? En fait, Lénine s'applique en biblio­thèque à noircir tout un cahier en récrivant « la philosophie d'Héra­clite, l'obscur d'Ephèse ». Il s'atta­che à dessiner ce qui s'exprime dans les formules de ce dernier, « de façon charmante et naïve» : la transformation dans le contraire. Au bord même de la révolution russe, l'homme léniniste a fait une paradoxale jonction avec l'homme nietzschéen : le lieu en est cette région où, précise Klossowski avec le texte qui clot la revue, Nietzsche se ressouvient de ({ l'originelle uni­té de la vérité et de la fiction dans le langage s:;;;;iencieux» : celui du philosophe présocratique, celui des or_igines mêmes de la pensée.

On s'en souvient encore : dans le projet de Bataille, Acéphale était destiné à être l'organe ou plutôt le lieu écrit d'un ({ Collège de Socio­logie», où devaient apparaître les

alors Bataille, dans se:: !'!''Jpositions sur la Mort de Dieu, ne doit pas être considérée seulement « dans ses tenants et aboutissants ouverte­ment connus et conscients». Mais au travers de son existence histori­que elle-même et au moment où elle s'introduit aux points les plus fragiles de la civilisation, elle « se manifeste aux yeux d'un monde muet de peur comme l'explosion soudaine d'émeutes sans limites». Ce qui va s'inscrire, ce n'est plus l'autorité divine, mais le temps « dont l'exubérance libre met les rois à mort ». Face au fascisme césarien et à son ossification mili­taire, il va donc s'agir, avec « l'exactitude divine du rêve», de disposer les opposés les plus viru­lents : liberté tragique, commu­nauté « sans chef », tumulte explosif des peuples. Ce qui manque au mouvement antifascis­te, écrit Bataille, c'est Numance, jouée dans des églises brûlées pal' des miliciens rouges, c'est « la

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Bataille et Breton vérité religieuse » de Numance.

Une hypothèse de l'Erotisme cherchera par quels liens, dans la peinture des cavC'rnes, la figuration répondait à une forme de transgres­sion, la plus primitive de toutes : celle qui violait l ' interdiction de tuer l'animal. Interdit de la chasse qui alterne évidemment avec le retour à la chasse. « Les images des cavernes auraient eu pour fin de figurer le moment où, l'animal apparaissant, le meurtre nécessaire en même temps que condamnable révélait l'ambiguïté religieuse de la vie. » Ce qui engendre ainsi la narration figurée, cette écriture toute première - la « grille » du chasseur de Lascaux , n'est autre que le mouvement et l'esprit de la transgression, l'esprit « dont la pensée est à la mesure du mouvement ». C'est la dialectique même, autrement dit, note Batail­le : ce développement « par renver­sements ». Celui que dessinaient les sentences héraclitéennes et dont Lénine cherchait, à travers elles, le secret, en guise d'exercice préalable à toute révolution. A la source de l'écriture surgit cette possibilité permanente, dont parle Bataille à propos de Sade, de renverser la vérité.

L'An 19

Au commencement (de l'écriture figurée) était la transgression. Sur les sudaces et les volumes de la pierre, à Lascaux ou Altamira, ce qui commence, ce qui est là crayonné déjà en l'absence de la chose vue, n'est autre que le pou­voir redoutable par quoi l'histoire même, l'histoire comme travail et comme guerre, va commencer. Ici se mettent à l'œuvre ces « propo­sitions actives de narration » par lesquelles la dernière linguistique s'efforce de déterminer (traduit en règles de récriture) le noyau grammatical d'une langue et sa capacité d'engendrement illimité.

Se retourner vers ce pouvoir à sa source, tel était bien le dessein du collège acéphale dont Bataille a rêvé : projet qui est le plus proche de nos projets. Ressaisir ce pou­voir, par tous les doigts en même temps, dans sa trame et dans ses chaînes, comme lecture de l'idéo­logie enchevêtrée et comme pensée de la fiction, c'est redonner leur virulence à ces mots tra,nquilles et presque provisoires dont .Bataille s'est emparé : avec lui le mot « Sociologie » se fait aussi péril­leux que le mot « Littérature » quand Breton et Aragon, en l'an 19, l'avaient changé en intitulé. Avec eux, dangereusement, ces deux mots désignent, double et renver­sé sur lui-même, le même champ.

Ce champ-là est celui de l'écri­ture manifeste. Qui ne peu t pren­dre possession de lui-même sans se faire en même temps, et soudain, Manifeste d 'écriture.

lean-Pierre Faye

Il y a, c'est vrai, des livres clés, des livres qui font que soudain l'on s'ouvre, l'on avance ... Où ? Dans la connaissance d'une pas­sion sans limite, qui serait aussi la passion de la connaissance. Mais on ne lit pas ces livres sans prendre un risque : la pensée qui fut la « nôtre » avant la lecture semble s'éloigner le livre refermé, et, lit­téralement, on ne voit plus les choses de la même manière. Les livres de Georges Bataille, comme ceux d'Artaud et de Breton, ont aidé quelques hommes à changer l'aventure de la pensée en un sou­lèvement de tout l'être, où le corps lui-même est concerné, tan t il est vrai que l'action des idées, quand elle est véritablement une action, devient physique et se vérifie dans notre comportement le plus qu6ti­dien.

La réédition de la Littérature et le mal sera considérée par beau­coup comme un événement. La re-

Georges Bataille.

Nietzsche

lecture de ce livre nous oblige à nous situer dans la perspective tu­multueuse où, au lendemain de la guerre, les hommes qui approchent aujourd'hui de la quarantaine, se trouvèrent engagés par les contra­dictions d 'un « existentialisme » militant - les Temps modernes, Sartre, Qu'est-ce que la littérature -, d'un « communisme » stalinien qui se nommait en France Kana­pa ... avec d'autres, et d 'un surréa­lisme, dont Breton revenu de son exil américain nous rouvrait la possibilité, l'ouverture fascinantes. Georges Bataille, au centre de ces contradictions, semblait faire exis­ter un point de lucidité exemplaire, qui n'exaltait pas le raisonnement, l'analyse, mais les conciliait avec

La Quinzaine littéraire, 1" au 31 août 1967

l'intensité de la passion, du crime, de l'érotisme.

Quelque chose liait obscurémènt Breton et Bataille, quelque cho­se, aussi les séparait... Dans la tension qu'ils faisaient exister par les mystérieuses oppositions qui les maintenaient à distance, oscil­lait une étrange balance, qui pou­vait conduire à des options enne­mies, ou à un renforcement de la

. cohésion révolutionnaire . Depuis 1930, en effet, l'histoire les avait conduits à cesser de se combattre. C'était aux articles de Documents que Breton s'en prenait, où Ba­taille se montrait un peu vague dans la définition du matérialisme. Mais avec les essais parus dans la revue Critique au lendemain de la guerre, Bataille allait s'engager au contraire, de manière de plus en plus précise jusqu'à la publication de la Part maudite, dans ce qu'on pourrait appeler (si l'on osait) une sorte de matérialisme exaspéré, au-

delà de l' « Athéologie ». Par com­pensation fortuite, Breton allait accorder dans la même période une importance de plus en plus grande à l'occultisme, à la pensée .ésotérique, aux « Initiés » et, l'es­poir d 'une réconciliation effective avec le marxisme s'effaçant com­plètement à ses yeux, le surréa­lisme emprunta dès lors une voie politique marginale. Etranges chassés-croisés idéologiques, dont il faudrait d'ores et déjà débrouiller l'écheveau.

Bataille déclare dans l'Avant­Propos de la Littérature et le mal que ses études sont « l'écho assour­di » du tumulte de sa jeunesse, c'est-à-dire, précise-t-il, les « tumul­tes du surréalisme » dans lesquels

sa génération « naquit à la vie littéraire ». A la dernière page de ce livre, c'est encore à Breton qu'il fait allusion. De telle manière qu'on peut considérer la Littérature et le mal comme une tentative d 'élucidation et de résolution des conflits qui opposèrent Breton et Bataille en 1930. On ne peut sous­estimer la . portée d'un tel livre, puisqu'il est le carrefour à partir duquel le surréalisme croise enfin le chemin d'un homme qui lui est toujours demeuré proche (tout en gardant ses distances) et qui éclaira à sa manière les repères « cultu­rels » communs à Breton et à lui.

Baudelaire

Bataille ne se contente pas de faire « écho » au surréalisme : il affronte la pensée de Sartre qui, à ce moment, était la plus active, la plus prenante (celle qui se déploie

André Breton

du Baudelaire à Saint Genet) et la conteste comme l'eût fait Breton. qui désapprouvait totalement l'in~ terprétation sartrienne de Baude­laire, et ne cachait pas quelques ré­ticences à l'égard dl" Genet. Mais les arguments de Bataille contre Sartre ne sont pas ceux de Breton, ils récupèrent certains de ceux de l'auteur de l'Imaginaire, contre lui­même, et dénoncent une volonté simplificatrice et contradictoire que, depuis, de nombreux écrivains ont tenu à dénoncer à leur tour .

Bataille reproche à Sartre de faire comme s'il avait atteÎnt une vérité morale que Baudelaire aurait été incapable de sentir. Si, à l'égard

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~ Bataille et Breton

de Breton, il se· montre beaucoup plus prudent, c'est que la notion de souveraineté, d'opération souve­raine - et celle de transgression (héritée de Mauss et de Caillois ), les deux idées majeures de Bataille, ne peuvent pas contredire les volon­tés exfrêmes que Breton fut le pre­mier à formuler, et dont le carac­tère provocant et implacable ne cesse d'agiter par en-dessous le de­venir de la pensée tout entière. En refusant d'accabler Baudelaire sous le prétexte qu'il est « malheureux» et... enfantin (selon Sartre), Ba­taille éclaire « le sens de son livre ». Il le dit : le choix de Baudelaire, qui consiste à se mettre en faute, oui, comme un enfant; « n'est-il pas, dans son essenc~ , celui de la poésie? N'est-il pas celui de l'hom­me ? » Et Bataille, qui fonde là, peut-être, ce qu'eût pu être une morale surréaliste, si Breton ne s'était placé autrement dans l'uni­vers moral, déclare avec une vio­lente clarté: « Je crois que l'hom­me est nécessairement dressé contre lui-même et qu'il ne peut se recon­naître, qu'il ne peut s'aimer jus­qu'au bout, s'il n'est pas l'objet d'une condamnation. » ,

Sartre

Selon Bataille (et en d'autres termes selon Breton), la poésie est nécessairement « accompagnee d'une notion de souveraineté », mais « n'est à la fin qu'une évoca­tion ; elle . ne change que l'ordre des mots et ne peut changer le monde. » Aussi s'insère-t-elle (c'est son mot) dans la sphère de l'acti­vité, ,quand elle cesse d'être sou­veraine : comme le rire, l'érotisme, l'ivresse, elle devient un souverain mineur qui ne peut « contester l'empire . de l'activité » (il écrit cela Wi"ns la Méthode de médita­tion). Mais le surréalisme est quel­que chose de plus que la poésie, c'est un mouvement de tout l'être (et non pas de « l'esprit ») qui va, par exemple, allumer la violence d'Artaud, faire craquer le carcan culturel, disloquer les « raisonne­ments », pour qu'une autre exis­tence réelle devienne « possible ». Mais Sartre, qui a toujours pensé

'en-deçà des exigences extrêmes, ne peut concevoir le « Mal » comme l'impol1Sible : la morale l'entoure, il ne la domine jamais. En adhé­rant~ toute sa vie comme il l'a fait à Sade et à Lautréamont, Breton a préparé le terrain où une nouvelle pensée, pourrait se déchaîner, un

' terrain sur lequel Sartre n'a pu mener 'qu'un combat d'arrière-gar­de (on peut en dire autant du Ca­mus -de t'Homme révolté). Ainsi, l'homme qni se condamne lui-mêm~ n'est pas, ne peut être l'homme malheureux (qui lutte en vain con­tre les contraintes qui pèsent sur lui), mais l'homme souverain, qui fait de sa condamnation volontaire l'instrument d'une découverte,

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,d'une aération nouvelle de la vie ... C'était peut-être ce que pressentait Boukharine, quand il concluait, dans son rapport de 1935 sur la poésie au Congrès des écrivains so­viétiques de Moscou, au « non­l'ntap'onisme de l'image (recours à l'irrationnel) et de l \idée, au non­antagonisme du « nouvel érotisme» et du « sens de la collectivité » dans le cadre d'un « réalisme so­cialiste » qui ,« ne peut avoir d'au­tre objectif que , l'homme lui-­même ». Breton a reconnu dans les formules de Boukharine, ne l'oublions pas, que « la poésie en ,:essortait plus nécessaire, plus Vt­

vace que jamais ». C'est ce non-antagonisme que

Bataille retrouve dans William Blake, qui écrivit le Tigre en 1794, et grava une Image Vivine « au temps même où les têtes tom­haient». Si Blake n'a pas trouvé d'attitude cohérente, le tumulte de sa pensée nous communique aujour­d'hui encore son intensité. « Rien ne peut faire, écrit Bataille, qu'au moment où l'histoire organise l'hu­manité, de tels troubles, en dépit de leur signification infinie, aient plus que la portée d'une lueur fur­tive, extérieure aux mouvements réels. » Aujourd'hui, nous pouvons considérer que le surréalisme et la pensée de Bataille, tous deux accompagnés par la même notion de souveraineté, ne sont pas exté­rieurs aux mouvement réels, c'est­à-dire aux exigences révolutionnai­res extrêmes, auxquels le stalinisme imposa une rigidité froidement criminelle. La poésie de Blake « appelle l'énergie, jamais la dé­pression ». On se rappelle combien Breton tenait au caractère 'ascen­dant de la poésie, quel dégoût lui inspiraient les images dépressives de certains « poètes » de très faible parole (Cocteau). Cette exaltation, qui pour certains ne relève que du romantisme, répond à la nécessité du désir, à la volonté d'arrachement que la poésie organise en mots, en images, parfois en gestes (le « dan­dysme » de Baudelaire, l'humour gestuel de Jarry) et que la révolu­tion organise en actes. C'est le dé­sir, le désir seul qui constitue le point de départ commun de deux séries de phénomènes et de signes que l'on oppose depuis toujours les uns aux autres, et qui ne peuvent se concevoir les uns sans les autres.

Kafka

Relire Bataille, c'est s'engouffrer en riant dans l'histoire, subir son vertige - et découvrir qu'il n'èst

' rien de plus vain (~t' de moins « poétique ») que de s'en lamenter. L 'histoire était pour Bataille le conducteur de l'énergie qui le brû­lait et qu'il savait reconnaître dans ' tout ce qui détruit, dans tout ce

,qui ridiculise l'idéalisme. Il insista toute sa vie sur la fête, la liberté déchaînée et, s'il est devenu avec

Blanchot l'un des plus profonds commentateurs de Sade, c'est dans cette perspective :

« Il fallut une révolution, -le bruit des portes de la Bastille enfoncées - pour nous livrer, au hasard du désordre, le secret de Sade, auquel le malheur permit de vivre ce rêve, dont l'obsession est l'âme de la philosophie, l'unité du sujet et de l'objet; c'est dans l'oc­curence l'identité dans le dépasse­ment des limites des êtres, de l'ob­jet du désir et du su jet qui dé­sire. »

Ce sont les limites conscientes des êtres qu'il faut en effet dé­truire : l'isolement, la résignation, la séparation, la mélancolie, l'in­trospection même, fruits de l'idéa­lisme le plus vain, le plus mort. Quand Bataille parle de transgres­sion, de potlatch, de dépense, c'est à cela qu'il faut songer : à la fin de l'individualisme révolté, au commencement de l'individualisme révolutionnaire, où le « Mal » est ' à la limite l'éclat de rire de Blake, « l'attirance désintéressée vers la mort » telle qu'elle se fait jour dans W uthering H eights. La vo­lonté d'aller « le plus loin possible» définit la valeur. Il ne saurait y avoir de contradiction entre les exigences révolutionnaires les plus radicales, et l'intensité ressentie par les individus, les minorités : c'est en les séparant qu'on interdit la possibilité même de la révolu­tion.

Là où la société constituée ne peut aller, l'individu révolution­naire peut courir le risque inhérent à la véritable écriture, risque qui n'est pas négligeable car la recher­che de l'intensité « veut que nous allions d'abord au-devant du 'ma­laise, aux limites de la défaillance ». N'oublions jamais que la société constituée ralentit (ou stoppe) ce que l'individu accélère, et que c'est précisément dans ce décalage iné­vitable que résident toutes les pos­sibilités de subversion, de change­ment... et de fête. Si les commu­nistes staliniens ont posé la ques­tion : « Faut-il brûler Kafka ? », et si « nul ne dispute à l'action l'autorité dernière », il n'en reste pas moins que certains individus tieiment le but de l'action comme un leurre.

Bataille commente : « Le point faible de notre monde est générale­ment de tenir l'enfantillage pour une sphère à part », - 4 de même, en général, personne ne tient l'er­reur pour constitutive du vra,i ». Mais enfantins, poursuit Bataille, nous le :;;ommes tous, absolument, sans réticences, è't même il faut le dire, de la plus surprenante façon : c'est ainsi (par enfantillage) qu'à « l'état naissant, l'humanité mani­feste son essence». L'enfant, en Kafka, ne conteste paS « l'autorité qui lui déniait l'autorité de vivre ». Ainsi la culpabilite de ses héros croît-elle au fur ,et à mesure ' qu'ils poursuivent une injustifiable quête.

Derrière tout cela, qui fut le malheur de Kafka, Bataille note bien qu'était « une joie si intense qu'il parle d'en mourir ». La phrase terminale du Verdict : « A ce mo­ment il y .avait sur le pont une circulation littéralement ' folle » fut (c'est Kafka qui l'a dit), l'équi­valent d'une « forte éjaculation ». A ce niveau, la souveraineté de la joie existe comme une donnée iné­liminable du jeu et l'on ne saurait la distinguer de ce que Breton appelait lui-même « la souveraineté de la pensée ». Au-delà de l'indi­vidu, la poésie que Breton toute sa vie défendit... contre vents et marées, n'est autre que cette don- ' née inéliminable, cette impulsion souveraine qui permet de trans­gresser l'ordre de la société consti­tuée - et sans laquelle la vie so­ciale ne sera jamais qu'une rési­gnation lugubre, asservie à des buts trop étroitement définis pour satisfaire un immense, un conti­nuel, un irréductible besoin de débordement.

Jean Genet

C'est dans l'essai qu'il consacre au Saint Genet de Sartre que Ba­taille fait le mieux coïncider sa pensée avec le surréalisme : il le complète, en dénonçant les super­cheries de la pseudo-transgression. Pour Genet, l'opération n'est ja­mais vraiment souveraine, parce qu'elle manque de la loyauté qu'exi­ge la « vraie communication ». Genet renverse, plus ' sommaire­ment que ne l'a fait Baudelaire, le Mal en Bien : car en excluant son lecteur du jeu, en refusant la communication avec lui, Genet veut « confisquer » la souveraineté à son seul profit. Sartre croit, ,cu­rieusement, que la recherche de Genet correspond à celle du « point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le communica­ble et l'incommunicable cessent d'être perçus contradictoirement » - et que ce point est la « sainte­té » de Genet.

Bataille, qui cite lui aussi cette phrase de Breton à propos d'Emily Bl"Ontë, et qui la complète par : « l'ajouterai : le Bien et le Mal , la douleur et la joie. Ce point, une littérature violente et la vio­lence de l'expérience mystique le désignent l'une et l'autre. La voie importe peu: le point seul impor­te .», marque son désaccord avec Sartre, il accuse Genet de trahir la souveraineté.

Les « volontés à venir » annon­cées par Breton et que Bataille a définies partiellement, il convipnt sans doute d'en préciser les termes pour dégager l'horizon révolution­naire de la pensée, l'ouvrir (et s'y ouvrir) réellement, en le rappro­chant de nous. Breton prophétisait que ces volontés devaient être plus implacables que la sienne ... En reli­sant Bataille, elles se réveillent.

. Alftin Jouffroy

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ROMANS FRANÇAIS

Hélène Cixous Le Prénom de Dieu nouvelles Grasset éd. 208 p.

Bu d'un trait, le philtre élaboré par Hélène Cixous laisse au palais un goût âcre, fort et composite. Mêlant les simples aux ciguës, le charme apaisant d'une écriture limpide au noir vénéfice du cri désarticulé, le livre déconcerte avant de séduire et d'inquiéter. Car ce recueil de nouvelles - qui sont contes, proses et libres poèmes - exige le temps, quatrième dimen­sion d'une œuvre tyrannique qui demande au lecteur des inspirations répétées, une disponibilité de l'es­prit, une instabilité de l'âme qui doit chercher sans cesse à travers et au-delà du livre son nord, son nadir et son zénith.

Conte onirique, analytique, plon­geant un degré au-dessous de la surface des claires pensées au point que s'abolit l~ réflexion et que naît une réfraction à travers le milieu sous-marin 'de la subcons­cience, la nouvelle d'Hélène Cixous expose beaucoup moins qu'elle ne recèle. Un être innommé traverse l'ouvrage entier, tantôt s'abandon­nant aux fantasmes, aux réminis­cences, aux appels impérieux d'une enfance oubliée ou égarée, "tantôt quêtant un peu d'existence au sein d'un univers protéiforme que han­tent des mots trop éclatants, cherchant une impossible et déri­soire .communication avec les Autres. C'est au terme d'une longue lutte marquée d'incohérence et de courage que l'homme trouve en lui-même une austère discipline, une solitude désabusée mais sereine, victorieuse des mots, où « seule compte enfin la décision par moi­même de ma propre éternité intérieure ».

Victoire sur les mots, mais après quel périple, quels détours, quels périls! Les mythes antiques, et aussi surréalistes, freudiens, kafkaïens, tentent inlassablement d'orienter le flux du langage, de soumettre l'imaginaire, de l'endi­guer, de le rassembler en lacs imprOVIses que menace la rupture. Au vrai la composition autoritaire et la profusion anarchique des images et des thèmes se combattent à chaque page, en chacune de ces dix nouvelles une architecture rigide ordonne fermement et fléchit les élans d'une parole qui est bien près de s'enfuir, par les portes, par les fenêtres, cri d'une âme collec­tive ou d'un Moi avide de lumière et d'air, - d'évasion. L'auteur se défend mal de laisser s'épanouir toute une troupe de pulsions imma­tures, tant d'ors et de sanie .en ébullition.

La plupart de ces nouvelles, aux titres claironnants ou mystérieux (l'Outre-vide, la Lyre, le Sphinx, la Baleine de 1 onas ) semblent adopter la forme schématisée du conte qui est, comme nous le

rappelle Marthe Robert à propos de Grimm (Sur le papier, Grasset éd.), un drame familial - parfois élargi ici aux dimensions de la Cité des hommes (la Ville) - où s'affrontent les Anciens et leurs eplgones. Mais Hélène Cixous projette le conflit dans une sorte de rite maléficié jusqu'aux parages d'une Mort omniprésente, tissu dont est faite notre vie, cette Mort qui apparaît tour à tour comme la mère, le père, le Dieu - le giron chaleureux où l'âme se recrée. D'autres nouvelles prennent leur essor dans un fantastique presque truculent : ainsi le dormeur du Veau de plâtre qui sort du som­meil par la mauvaise porte et s'aveugle d'un monde soudain

L'éternel vagabond

Romain Gary La danse de Gengiz Cohn Gallimard, éd. 280 p.

Romain Gary, livre le premier tome de ce gigantesque roman cosmique qu'il annonçait dans le manileste « Pour Sga. narelle », où il exprimait ses idées sur la littérature, et sa philosophie un peu disparate. Dans la Danse de Gengis Cohn, il a voulu fustiger l'invincible nostalgie qui pousse l'humanité à embrasser tous les systèmes et toutes les doctrines qui semblent prometteuses.

La farce est un genre qui permet d'affronter la plus terrible ~éalité, peut­être de nous en délivrer. Une terreur rétrospective et sacrée, devant le massa­cre perpétré au cours de la dernière guer­re, inspire à l'auteur une démesure et un dégoût qui se muent en sarcasmes.

L'auteur a voulu écrire un roman pi· caresque, où les aventures de l'Humanité, de la Démocratie, de l'Histoire sont repré­sentées comme un opéra.bouffe, ou un numéro à transformations, tel que les troupes ambulantes les animaient sur les tréteaux des cafés.concerts bavarois, afin de faire le délice des brasseurs de la Lorelei.

Le Picaro est l'éternel vagabond, qui promène un miroir le long du chemin, où se reflètent les grimaces, les singula­rités des pays qu'il visite : dans une taverne, un estaminet, une échope de marchand, dans une gare ou un cime· tière, ce déraciné provoque des incidents qui ont un pouvoir révélateur sur la nature des choses et des êtres. Neveu de Rameau ou Don Quichotte, bouffon, chevalier ou trouvère, cet aventurier sans frontières, utilise la ruse, la rouerie, les mille ressources de Sganarelle, pour pour­suivre son chemin, et ce faisant, souli­gner les travers, l'absurdité des institu· tions et des mœurs. En transgressant les lois, sans les affronter, le picaro gagne sur les deux tableaux : il ruine les fon­dements sociaux, en en dévoilant l'absur· dité fondamentale, et se dérobe à la ri· gueur des lois. Ici, le rôle de Picaro est tenu par un « Dibbuk », ce mauvais esprit ·qui dans la tradition hébraique, prend possession d'un homme.

Fable philosophique, peuplée de symbo­les où, comme dans les Racines du Ciel, l'auteur veut montrer l'éternel tourment d'une humanité en proie à tous les pru· rits du spiritualisme, et qui, ' faute de savoir trouver des nourritures spirituel: les qui pourraient apaiser sa hantise de l'absolu, recherche dans tous les opiums de l'idéologie, dans les doctrines, dans tous les messianismes dévoyés, un re­mède à cette nostalgie insatiable.

La Quinzaine littéraire, 1"' au 31 août 1967.

Un ton plus grave

blême, distant, devenu néant d'un monde.

Les mots, les rythmes, les repri­ses et redites, qui scandent un texte au," échappées trompeuses, concou­rent à donner au livre son véritable ton : une ironie grave, un humour envoûtant, mais haché, mais syn­copé, humble ou souverain, qu'il faut poursuivre au défaut de la phrase sobre, au détour de la page grandiloquente, quand il ne s'épand pas soudain avec une singulière sévérité. Ainsi se prolonge le jeu guerrier, fantasque, toujours recom­mencé des mots et des signes, jusqu'à l'Anagramme final. Cher­che-t-on alors une bonne fois à décrypter Dieu? Mais l'ouvrage entier est cette recherche du « pré-

Lily, la ny~phomane d'une maléfique et indestructible beauté, que tourmente un appétit dévorant, entourée de cheva­liers-servants, dont la dévotion et les hom­mages sont impuissants à combler l'exi· gence démesurée, représente une Alle· magne mythique, cette Ondine des Nie­belungen, émue par la nature, ili musi­que, l'art, avide de respirer l'encens des religions de la poésie, de la philosophie, mais que son hystérie sans cesse renais· sante, précipite toujours un peu plus en avant dans les convulsions de la violence. Lily, Messaline de l'Histoire, incarne une humanité prête à s'offrir, contre les deniers du rêve, à toutes les doctrines qui nattent son incoercible pro· pension à l'asservissement, à la soumis­sion, qui est prête à se prosterner devant de nouveaux autels, fussent·ils comme les bûchers de l'Inquisition, dressés pour des autodafés expiatoires. Ses amants sont Wagner, Holderlin, Rilke, Nietzsche, qui, en fortifiant son inclination pour l'apothéose - et l'extase, lui · ont inspiré le goût insensé des pompes et des mas­sacres.

Le génocide de la Diaspora devient le symbole même de l'aberration qui saisit périodiquement une humanité en délire, torturée par des mythes défor­mants, aveuglée par son utopie, par les constructions mensongères qui depuis des millénaires sont proposées à son i4ôlatrie ou à son exécration.

La mauvaise conscience de l'Allemagne devient celle de l'humanité toute entière. Son « Dibbuk », ce mauvais génie, l'âme d'un juif exécuté à Auschwitz, vingt ans plus tôt, installée dans le subconscient de son ancien bourreau, assiste au cours d'une enquête policière que mène celui-ci, devenu depuis, commissaire de la Ré· blique fédérale, aux' recherches effectuées pour retrouver Lily, cette grande dame à qui les hommages, si exorbitants soient· ils, ne seront jamais d'un prix trop éle­ve. Les idéologies, selon l'auteur, sont le produit de la culture, elles n'ont pu exercer une telle influence qu'auprès d'une humanité, que son passé et la civilisation disposent naturellement à en· tendre leur message. Le succès des doc­trines totalit!lires, les égarements du nazisme, représentent les formes extrê­mes de la déviation culturelle qui mon­trent que la civilisation est incapable de redresser la nature de l'homme.

Les effets de Romain 'Gary' sont parti­culièrement voyants et faëiles. A ceux qui feraient grief à l'auteur d'utiliser des procédés sommaires, à ceux qui recule­raient devant l'énormité de certaines fi· celles, l'auteur pourrait rétorquer que les impostures de l'Histoire sont d'une grossièreté telle, qu'il est temps de les démasquer par tous les moyens.

A. C.

nom» de Dieu, c1est-à-dire de l'inspiration première, de la pulsion initiale - du souffle initiatique qui jaillit de l'individu tout seul qui connaît enfin ses pouvoirs.

L'œuvre, on le voit, est ardue, elle communique peu malgré de fallacieuses séductions, elle est difficile à poursuivre en ses méan­dres, et pourtant on la poursuit avec une attention passionnée. Hélène Cixous s'est aventuréè, avec cet étonnant premier livre, dans tous les domaines lyriques et ima­ginaires par un chemin unique, une voie qui n1est que d'elle. On dirait ainsi qu'en · ~e joignant au concert de la littétature, elle a changé le la.

Rémi Laureillard

Tout-Rome

Georges Conchon L'apprenti gaucher Albin Michel éd. 299 p.

Qu'apprend donc cet « apprenti gau­cher » ? A se servir de sa main gauche ? A devenir « homme de gauche »? A ê~re tout simplement gauche? On ne sait. Mais le roman est là, plaisant, alerte, plein d'un humour bonhomme, gouailleur ou malicieux, scintillant de tous les clin­quant d'un Tout-Paris ou d'un Tout­Rome que composent ces gens de lettres, <;le cinéma, journalistes et critiques, sou­vent nommément cités ...

Une trinité domine ce petit monde : Bernouiller, bel homme de trente ans, aimé des dieux et des femmes, doté de tous les dons, véritable homme.orchestre, qui, metteur en scène de cinéma, s'ap. pelle Godquin, et romancier, Despard. L'idée séduit, propice à d'intéressants dialogues intérieurs entre le cinéaste et l'écrivain, qu'interrompt parfois le sim­ple citoyen de_ l'état civil. En vérité ce héros en trois personnes, tyranneau et bourreau des cœurs, inspirerait une sa· lutaire répulsion, s'il n'était ce • manne­quin » charmant, sans autre esprit qu'une modeste suffisance et -qu'une culture faite de citations disparates, comme au cinéma.

Tout le roman semble ainsi vouloir gentiment clapoter, on n'éprouve guère les grandes lames de fond de L'état sau· vage, mais un friselis léger fait d'amou· rettes sans lendemain, de gros chagrins vite consolés qu'accompagnent de faux suicides annoncés par télépathie et des coups de feu perpétrés par des cornus magnifiques et doux qui retentissent com· me les pétards des fêtes foraines.

Cependant, par.delà ces mille et une facéties, les sourires à fossettes de ce bel ennuyé, les soucis frivoles ou obscurs d'un « play boy » à la trentain" trop bien gréée, on découvre peu à peu l'in­terrogation grave et même poignaute de l'écrivain Georges Conchon. Tout en ma­niant les multiples ficelles de ses per· sonnages, le meneur de jeu ne sait se défendre contre une certaine tristesse d'état, d'un état qui n'est · ni sauvage, ni civilisé, mais simplement humain. A faire voleter tous ces éphémères, ces pas· sions d'un jour, ces émois d'une heure ou d'une minute, Conchon s'égare, pru. à son propre tourbillon. Sans cesse il fa it de l'air, de crainte qu'on puisse, par vai­ne et dérisoire méchanceté, épingler sous la loupe ses créatures papillonnantes. Lui­même se retire bientôt furtivement de la ronde. Et quand viennent les dernières pages du livre, paroxysme bouffon, que s'embrouillent tous les fils de ses ma· rionnettes, l'auteur n'est plus là, déjà parti, absent, en fuite, - ailleurs ...

R. L.

1]

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L'exil volontaire

Jean.Pierre Abraham Armen Le Seuil éd. 160 p.

En breton, Ar· Men signifie la pierre. !\rmen est aussi le nom d'un phare à wx kilumètres au large de l'île de Sein oU ]' ~uL"ur de ce récit a été gardien pendant uu long hiver. Il a volontaire· illent choisi cet exil. Une retraite plutôt, uu 1'011 peut d",<cendre en soi. Pour trouver quoi?

Un calme insolite, dîl peut.être à un rythme inéluctable, l'angoisse aussi, la beauté. mais tout cela co=e mis à plat. dépouillé de toute contingence. L'au· teur écrit pendant ses veilles debout à l'établi, le dos contre l'un des piliers de fer qui soutiennent la cuve à mercure et l'appareil optique. Quel étrange moine mécanicien, dans un désert de vagues, de courant, de vent et de brumes! L'al· lumage et' l'entretien du fen sont autant de cérémonies rituelles. Le phare contient une multitude de poignées et de plaques de cuivre astiquées au chiffon doux avec une obstination d'esthète. Les parois vi­t'rées de la lanterne doivent être claires et nous apprenons avec un sourire que les marques oubliées par le chiffon s'ap­pellent des « dimanches ».

Armen a trois gardiens qui y séjour­nent deux par deux, retournant à terre tous les vmgt jours. Il y a Martin, au visage bleu et gris argent, à l'éternelle casquette où se cache un crâne haut et blanc sur lequel pendent quelques longs cheveux. Clet, le second, a toujours peur de quelque chose : la sirène de brume pourrait ne pas marcheJ:... Jean-Pierre Abraham, le na:'i'ateur, ne peut plus regarde!' la mer, il ne peut plus non plus entendre le ressac la nuit; il essaye de se perdre de vue et un jour, monté « dans la lanterne, j'ai tourné lentement avec le feu, m'appliquant à demeurer dans la zone d'ombre, der­rière les trois panneaux éblouissants. On ne peut être plus invisible ».

Il a choisi d'habiter une lampe, on pourrait - presque dire une perle, car il aime les perles, celles de Vermeer par exemple. Il a gardé avec lui trois livres: un album sur Vermeer - dans lequel il a épié les visages, celui de la Jeune Fille au turban surtout. Dans ces tableaux il ainle « l'air devant le mur du fond » et puis la brume et ces fem­mes-lampes. Son deuxième album con­tient des photos d'un monastère cister­cien où, pendant des nuits, il s'est en­foncé jusqu'à entendre le bruit des pas des moines sur les dalles. Les gardiens de phare, eux, chaussent des sabots. Le troisième livre : des poèmes de Pierre Reverdy. Il les connaît par cœur.

En décembre il se demande « qu'est-ce que je fabrique ici? » Il refuse la séré­nité. En janvier, il refuse son congé à terre. En février, la sirène hurle. En mars, la tempête défonce la porte d'en­trée, inonde tout... Puis le printemps arrive et le grand nettoyage, les gardiens sortent des brosses, des grattoirs, des dé­capants, des pots de peinture, ils s'agi­tent avec hâte et plaisir.

Jean-Pierre Abraham avait déjà pu­blié un court récit : le Vent. Il aime se promener dans les mots tout en res­tant lui-même immobile. Dans son phare, nous raconte-t-il, il a illustré avec des mots des dessins d'un de ses amis sur la mer. Il éc~it juste, des phrases cour­tes, épurées au maximum, parfois raides et malhabiles. Un sérieux sans âge, une poésie sans lyrisme. Ce livre est co=e une plaque de cuivre . bien . astiquée où l'on peut rega!:,der l'ombre du reflet d'un visage.

Marie-Claude de BTunhoff

Nino Frank Mémoire brisée Calmann-I..évy éd. 320 p_

Nino Frank n'est pas de cette sorte de pêcheurs dont les souvenirs ont une taille extravagante. et improbable; si sa mémoire est bonne, précise, fidèle en maintes années, elle n'est pas ce monstre qui se souvient, à quarante ans de distance, de la suite exacte des jours, des couleurs du ciel, conte­nu intellectuel et nuance sentimen­tale. On ne trouvera pas dans Mémoire brisée une de ces résur­rections continues du temps passé, belles et cohérentes comme un roman victorien; Nino Frank, qui a soixante-trois ans, est né à Barletta, en Italie, mais vit en France depuis 1926. Homme de cinéma (scénariste et critique), traducteur de Pavese, de Zavattini, il fut, avant cela, le correspondant parisien de 900 la revue de Bon­tempelli et le co-fondateur de Bifur, avec Ribemont-Dessaignes. Il avait déjà, dans Petit ' cinéma sentimental, esquissé quelques sou­venirs. Ceux qu'il rassemble au­jourd'hui sont plml graves, tout en restant d;une grande légèreté appa· rente. Nino Frank trace des portraits de Max Jacob, qui fut, en 1926, le premier à l'accueillir en France, de James Joyce, de Cendrars, de Malraux, et il évoque aussi, plus rapidement, Samuel Beckett, Italo Svevo, Max Rein­hardt, Gottfried Benn, Georgio de Chirico, Alberto Savinio, Mac Orlan. Aucune complaisance pour les modèles, et encore moins pour soi; une approche précise, rapide, qui se veut limitée, et qui va loin. La vérité de certains des traits de Nino Frank, de quelques formules, la vérité de son long regard atten­tif (comme un film qu'il aurait tl.'urné jadis, qu'il développerait aujourd'hui, ne gardant que les imat:ves lisibles) beaucoup de ceux qui ont connu l'un ou l'autre -ou plusieurs - des hommes cités llOurront en témoigner. Mais le lecteur trouvera cette garantie inutile : il voit et sent passer la vie, rappelée, réanimée, sans une hésitation dans la voix, avec une justesse constante. Pas de grands mots, ni de cris, ni d'extase; des silences, et une grande discrétion sur les «secrets» des amis et modèles; tant mieux : pour les secrets, il y a la police, les enquê­teurs de magazine, et la famine potins; pour le lyrisme et les plaintes cadencées sur la fuite du temps, qui on voudra. Nino Frank nous livre ce que la vie nous donne (ou nous laisse) : des commence, ments, des esquisses, des morceaux, des rencontres et des départs; s'il est à l'aise pour passer d'un projet de duel entre Un critique d'art et un peintre (le récit est un chef· d'œuvre d'humour, une comédie toute faite) à un voyage en Espa. gne (tant que M. Franco sera là·

, De Joyce a Svevo

bas en poste, N. Frank peut « se brosser» pour être traduit dans la langue de Lorca), à une évocation du baron Mollet, c'est sans doute parce qu'il ne prétend pas imposer une unité à tout cela - qui fut un peu, ou beaucoup, de sa vie. Cette vie (toute vie) étant baroque, le plan du livre est, lui aussi, brisé, avec des interludes, savoureux et grinçants, où Nino Frank ironise, passe pour un bref instant devant le rideau avant que celui-ci ne se lève. C'est dans ce baroque, ce manque de « savante » ordonnance, dans le style aussi, à l'image de ce qu'il peint ou aBalyse, avec des coquetteries, des reche~ches (pas gratuites), des scintillements heu­reux, - c'est dans tout cela, cette saveur franche et acide, que tient le charme du livre; et c'est par tout cela qu'il nous touche, autant que par ce qu'il nous apprend sur Joyce, Cendrars ou Malraux, -qui Ji'est pourtant pas négligeable, étant de première main et net de toute arrière-pensée.

Rencontre d'une époque? Non, retouches et additions au portrait, toujours à reprendre, d'un morceau d'époque. Mais rencontre d'un ton, et d'un homme. Il semble qu'on

même homme, penché sur son passé avec une attention discrète, nous donnant à voir quelques photo­graphies de son album. « Tel était Max Jacob en 1926, à Saint-Benoît­sur-Loire, tel était ... » Ce ton est celui d'un homme qui, pour avoir à plusieurs reprises (voir Monsieur Lilas) tutoyé la mort, sait tutoyer la vie et la surprendre, la saisir au vol, la fixer, en portraitiste adroit, en moraliste serein. « La pensée n'est pas mon fort ... Tenons­nous-en à l'anecdote» écrit-il quelque part. Et le livre porte ce sous-titre : anecdotiques. C'est façon de se détacher, et modestie si l'on veut. Mais si les anecdotes sont là, nombreuses, neuves, ser­ties dans les cadres qu'il faut, elles ne font pas la vraie substance du livre, dont le poids est dans une analyse non pas involontaire mais indirecte et discontinue de la rela. tion du créateur avec son œuvre. Il faut lire ce que Nino Frank écrit de Joyce au moment où s'acl~ève Finnegan's Wake, lire aussi son témoignage sur Cendrars, dont il a vu les deux grands mo­ments d'invention, et leur nature, un commencement et un recom­mencement, les premiers grands

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Nina Frank.

puisse reconnaître ce ton comme unique, sans dire qu'il soit un : la voix ne parle pas toujours sui· vant le même rythme et elle change (rarement attendrie, jamais tendre quand il s'agit du narrateur, ferme et amicale, parfois dure et, quand il le faut, sachant donner au mépris une force de fer rouge), elle change mais elle est toujours celle du

/

poèmes (Transsibérien, Pâque5 li New York) et le massif autobio­graphique des années 40, dans une lumière neuve. C'est dans ces pages qu'il donne la mesure de son talent d'essayiste. Mémoire brisée, essais brisés. La vérité n'est ni triste, ni gaie : brisée, et sans discours qui la remplace.

Gübert Sigoux

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ROMANS ETRANGERS

Giorgio Bassani

Giorgio Bassani Derrière la porte trad. de l'italien par G. Genot Gallimard éd., 292 p.

A ceux qui pourraient penser qu'à l'instar du roman, le récit est aujourd'hui à l'agonie, je conseil­lerai de lire ce livre. Ils y trouve­ront ce qu'ils étaient sûrs d'y dé­couvrir et qui, de ce fait, les déce­vra : à savoir, la narration d'une éducation sentimentale - ou plutôt sexuelle - ratée, comme il en exis­te tant depuis que la littérature s'intéresse à l'adolescence. Le plus simplement du monde, sans excès d'aucune sorte, ni de scandale ni de pudeur - la réserve quand il le faut, les mots crus lorsqu'ils s'imposent - Giorgio Bassani ra­conte une banale histoire de col­lège dans le microcosme de laquelle se reflète l'ensemble des lois qui régissent la société, elle-même ré­gie par la nature. Je ne lui vois point d'autre ambition.

Mais, premier signe à relever, cette œuvre ne plonge qu'indirecte­ment ses racines dans le souvenir vécu. Elle ne doit rien à la nostal­gie de la jeunesse perdue; puis retrouvée par la grâce d'un certain talent. Je la croirais plutôt cons­truite et inventée de toutes pièces, non pour jouir de quelque imagi­naire passé, mais pour comprendre un très réel âge de la vie par le moyen de la fiction : le seuil de l'existence adulte et comment il se fait que parfois ce seuil n'est ja­mais franchi et qu'ainsi que l'indi­que le titre, on reste « derrière la porte ». Plutôt que la remémora­tion, Bassani pratique ici l'art en apparence plus commun, mais en vérité plus complexe, de la perspi­cacité à distance.

Second sujet d'étonnement, il ne le fait pas en psychologue. Ni le commentaire introspectif, ni l'ap­plication d'une quelconque théo­rie scientifique à un problème qui pourtant s'y prêtait ne l'intéres­sent. Certes, on le seut attentif à

Une éducation sentimentale l'aspect aussi bien psychanal)'tiqUf.· que sociologique du drame qu'il évoque, mais ce ne sont là que règles du jeu qui lui permettent d'avancer ses pions, de préparer ses coups, de nous les rendre sug­gestifs et émouvants, bref de me­ner en bon tacticien, en même temps que dans la plus totale insé­curité, une passionnante partie d'échecs.

A travers ses jeunes personnages qui eux ne savent ni ,ce qu'ils sont ni ce qu'ils font, Bassani nous rend évident la foncière inégalité de si­tuation et de comportement qui caractérise les rapports humains. Tel, qui paraissait faible et mis au ban du groupe, est en vérité, par Ja ruse et la connaissance qu 'il po~­sède des dessous érotiques de la société, un tentateur très puissant. C'est le cas de l'élève Pulga à qui le narrateur accorde sa protection alors qu'en réalité tout le destine à subir, et jusqu'aux pires avanies, l'ascendant de cet avorton sagace. Tel autre appartient déjà à la race des importants dont l'avenir cor­rect est tracé, professionnel et fami­lial. Or, ces beaux dehors dissimu­lent la volonté hypocrite d'écraser tout ce qui ne relève pas de son clan. C'est le cas de l'élève Catto­lica . qui, feignant de sauver le narrateur de l'emprise de Pulga, le précipite au contraire dans la géhenne des réprouvés.

Quelle voie choisir ? Celle des justes qui entendent ignorer toute vérité gênante ? Celle des parias qui détiennent la vérité cachée ? Désabusé mais hésitant, certaine­ment lâche, le narrateur ne se dé­cide pour aucune à l'heure où lui tombent des yeux les écailles de l'innocence, et ce refus de déci­sion est ' ce qui semble déterminer sa vie sexuelle à venir, probable­ment peu orthodoxe. Dans un mon­de si équivoque où l'impur Pulga promet le salut, la révélation de la vie telle qu'elle est, où le pur Cattolica n'est qu'incompréhension et cruauté, il demeurera lui aussi en l'état équivoque de celui qui refuse d'opter et s'en voit interdire le droit. « Derrière la porte », encore une fois. A ne pas agir, il arrive qu'on agisse, et à n'avoir pris soin d'écrire qu'un ' récit tra­ditionnel, qu'on en dise plus que beaucoup d'autres.

Si bien que, finalement, cette œuvre traduit une ambiguïté qui est celle du vrai classicisme, sa clarté pour se défendre étant, comme aurait dit Gide, une très « spécieuse ceinture », et baigne dans une ambiance de regret, de subtile fatalité qui font sa force et son charme. On comprend tou­jours trop tard. Peut-être aussi qu'un Juif riche - ce qU'C.5t le narrateur - n'a jamais de pierre sur quoi fonder l'édifice de son univers intérieur. Cette solitude est poignante.

Georges Piroué

La Quinzaine littéraire, 1er au 31 août 1967.

L'éternel dialogue

Giovanni Dus;

Giovanni Dusi Ma femme Le Seuil éd., 256 pages.

Un homme et une femme: le narrateur, moi qui parle et elle ... ma femme. Le roman saisit le lec­teur à ce moment de crise et de dissolution, ultime phase de l 'his­toire d'un amour. Un couple se voit dans l'obligation présente de ré­soudre un passé lourd d'exigences déçues et « de l'Î1uJttentWn, de la cécï'té, de l'opacité de l'habitude ». Un malaise croissant les masque l'un à l'autre. C'est le temps de « cette cruelle obscurité qui accompagne tous les désaccords ».

En trois étapes dont chacune dé­veloppe rigoureusement son argu­ment et sa conclusion, le récit dé­crit une succession de figures où les lignes - personnages en mouve­ment convergent, divergent, convergent à nouveau, se coupent ou se superposent en une confusion des sentiments, en une multitude d'attitudes contradictoires et sou­vent incohérentes, en une suite de situations difficiles ou inutiles, en quelques actes irréversibles.

Le narrateur, incapable d'imagi­ner un instant qu'il n'est plus l'homme de ses rêves, pousse Luisa, par vanité, dépit, peur, ,- complai­sance, provocation brutale ou insi­dieuse, défi, ironie, égoïsme retour­né contre lui-même, à un adultère qu'il redoute plus que tout.

Pour placer son drame à un autre niveau que celui de la ja­lousie, son imagination se plaît à engendrer un rival qu'il parvien­drait à dominer si sa femme ne lui donnait tout à coup les traits réels d'un de leurs amis. Une suite confuse d'indices, de symptômes, conduit peu à peu le narrateur dans une enquête qui, alors même que, verbale, elle devrait surmouter une crise, policière, fixe cette crise à son coIlli.,le. Luisa lui avait avoué qu'elle ne l'aimait plus. Il sait main­tenant qu'elle le trompe. Devant l'échec de toutes 'ses tentatives, de tous ses rôles, de sa bonne vo­lonté, de sa' conscience prisonnière

d'un « théâtre» (où la lucidité dra­matise les moindres actes), une der­nière solution est envisagée : « voici donc la seule chose à tenter, la seule direction où s'engager: je dois in­venter et créer, pour Luisa comme pour moi, une nouvelle histoire. »

La dernière phase amorce une sorte de reconquête par le, langage où, à nouveau, la parole du narra­teur enchante sa partenaire et s'of­fre, solution idéale, à résonner en elle en écho.

A côté du seul dialogue réel, mise en cause et duel où s'opposent le « je » du narrateur (monologue par lequel il se dit lui-même) et le « tu » auquel sa femme l'affronte (et le décrit tel qu'elle le voit), se dévide un dialogue rêvé, substitut du dialogue impossible. Impossible, le dialogue peut seul être l'obliga­toire « point aveugle où converge le récit» d'une communication sus­pendue : « en vérité, tout cela fait partie de l'éternel dialogue avec ma femme, un dialogue que je n'arrive plus à interrompre, auquel je rap­porte tous mes actes et mli!S pen­sées » ... « le dialogue solitaire continue avec les personnages muets et désormais dociles qu'engendre mon esprit. » Le faux présent qu'est ici le présent de la narration, tente de combler le vide où se débat le monologue: « le me sens vivre dans mon absence », confie le narrateur qui rend par là encore plus concrète pour le lecteur l'absence presque continue dans le récit de celle à qui il s'adresse.

Les mots, jusqu'ici impuissants, véhicules de surdité, de silence et de ressassement, seront seuls requis pour sortir de l'impasse. Le recours aux mots pour réinventer le dialo­gue fera fonction de véritable re­cours en grâce. « Dès que Luisa re­vient, et que je recommence à lui parler, je devine que m'en remettre aux mots est le seul moyen dont je dispose pour l'amener à nous redé­couvrir. Même si nous nous entre· tenons d'autre chose que de nous et de nos problèmes, parler est mon seul moyen d'atteindre ma femme ... Et c'est ainsi que l'histoire de notre

~

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~ " L'éternel dialogue

vie va devenir des mois durant l'his­toire de nos conversations... C'est au cours de nos dialogues que Luisa devient vraiment cette femme nou­velle que je cherchais. »

Par le rejet de ce recours en grâce, le texte dit, à ce moment de l'histoire où il s'articule sur une autre donnée que celle du banal malentendu, qu'il n'a rien de com­mun avec un type de littérature romanesque facilement assimilable à la presse du cœurl . Après l'échec de la parole inventée, le vrai pro­blème, le seul, celui de. la commu­nication se déplacera vers l'écri­ture, dans une série de lettres.

Le narrateur s'en va. Ce lieu où se perdaient leurs mots s'écrit enfin en un point de correspondance où l'attente, acceptée comme fin, me­sure et comble la distance que la présence de chacun donne volon­tairement à l'absence de l'autre. La convergence attendue tout au long du roman se trouve ainsi différée au seuil d'une séparation peut-être indéfinie. L'unité annulée fonde paradoxalement la seule preuve d'existence de ce couple. Et la der­nière lettre du narrateur à sa fem­me termine ainsi le roman : « Il me suffit de savoir que tu existes, que tu es là... ,Voilà ce qui reste de notre amour : le sentiment de ton existence demeure pour moi l'ultime sentiment d'exister. »

Cette enquête textuelle rappelle en bien des points la N otte de M. Antonioni. Giovanni Dusi a su éviter les écueils d'une première œuvre et c'es.t en fin de compte un roman qu'on peut lire d'une traite, pour le plaisir de plonger dans un univers romanesque bien .;;onstruit, ou par étapes, pour le plai­sir d'analyser une situation où cha­que couple un' jour se retrouve.

A.-R. Fouque

1. «Elle croyait qu'elle ne l'aimait plus parce qu'entre eux s'était installé un grand silence, ce silence qui .provoque tant de malentendus. » (Nous Del"'; N° 1.001.)

Costas Tak.tsis Le Troisième Anneau trad. du grec par J. Lacarrière Gallimard éd., 272 p.

Deux vies parallèles, puis entre­lacées : celles de deux femmes. Athènes et Salonique pour arrière­fond. Technique du monologue intérieur. Les voix se répondent en canon pour conter mariage,

Une rue de Salonique.

mort,naissances, remariage, en somme le lot commun. ' Nina, l'Athénienne, aura trois maris dont l'un révèle pendant la nuit de no­ces des penchants homosexuels, dont l'autre sera un homme âgé, frappé d'hémiplégie, ' épousé par intérêt, au demeurant le mieux des trois. Ekavi représente la petite­bourgeoise, proche du peuple. Elle sera accablée de malheurs domesti­ques auxquels elle fait front avec un . optimisme sans défaillance. Au terme du récit, qui embrasse un demi,siècle. Nina confie à sa fille qu'elle déteste : ({ Que l'Eglise

Deux' femmes

m'autorise à me marier une qua­trième fois, je me sens capable de prendre un quatrième mari ! Ne fût-ce que pour t'en faire cre­ver ! » La chronique est menée sur un rythme vif et, autour des deux récitantes, vivent, vieillissent et meurent une bonne vingtaine de parents et de comparses.

Ces existences nous sont contées avec minutie et sur une durée qui va presque de la naissance à la mort. Par ce biais, l'événement pa-

raÎt toujours fatal: ce qui pouvait . arriver, considéré sous l'angle de la mémoire, devient ce qui devait arriver, perspective avec ' laquelle nous entrons volontiers en sympa­thie car le héros est victime. La

. prenuere personne du singulier vient renforcer le sentiment de l'inéluctable en l'appuyant sur l'ambiguïté d'une confidence. A v~us seul, je dis ... , souci de fran­chise plus ou moins rusé qui dé­termine curieusement le passage à l'imaginaire. Rien de plus équivo­que, si l'on peut dire, que cette voix confondue sans peine avec la

nôtre et avec laquelle nous entrons en connivence d'une manière pres­que jmperceptible, comme en reve, un rêve qui déroulerait une paro­die du réel. Là réside le pouvoir de la fiction. L'écriture mime le discours omrique auquel nous adhérons sans réserve. En outre, les héros de ce type présentent d'une certaine manière une image exem­plaire de la réalité. On voit le para­doxe : que l'imitation est . néces­saire, mais qu'elle soit si juste que l'on éprouve le sentiment impé­rieux du flux même de l'existence. Alors le romancier a bellu s'attar­der, il nous passionne. Je pense à la remarque de Charles du Bos en marge d'Anna Karénine : ({ C'est ainsi que parlerait la vie si elle parlait ! » Le romanesque appa­raît comme une transmutation du temps pour fonder une historicité factice.

Toutefois, d'aussi grands modè­les que Tolstoï ont un côté écra­sant dont il serait injuste d'abuser. Notons seulement ' que nos deux héroïnes n'atteignent pas à l'image exemplaire. Pourquoi ?

Sans doute parce que l'auteur a . déplacé peu à peu le centre d'in­térêt, l'a orienté vers la réalité grecque en général, vers la condi­tion inférieure de la femme dans

. les pays qui touchent au monde de l'Orient. Un roman social s'inscrit en filigrane dans la trame des des­tinées individuelles : le sort de la moyenne bourgeoisie, celui de la

. petite, qûi se confond avec le peu­ple, celle des rez-de-chaussée et des sous-sols d'Athènes où, de l'aube à la nuit, tailleurs, couturières, arti­sans s'Ileffairent dans la poussière, la chaleur 'i ,entre l'icône et le poste de radio qui dispense les ({ bau­zoukis » à la mode. Le tableau est fidèle et attachant, sur la voie du naturalisme. Ce glissement inter­vient lorsque la personnalité cen­trale d'un livre manque de ce que l'on pourrait appeler la force my­thique. Déficience que l'auteur a su tourner, avec talent, à son pr.o­fit. Robert André

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garnier-flanimarion

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PABU A L'ÉTRANGER

Arno Schmidt Trommler beim Zaren Karlsruhe, Stahlberg éd., 365 p.

Arno Schmidt ne cesse de nous étonner. Chacune de ses œuvres, brève ou longue, est une découver· te. Le volume qui vient de paraître ré!.lnit 42 textes : 23 sont des ré· cits, le reste, des textes critiques -mais ces derniers occupent environ les deux tiers du volume : c'est dire si les récits sont brefs. C'est dans la brièveté qu'Arno Schimdt donne toute sa mesure, et même ses grands romans donnent l'im· pression de la concision grâce à leur prose axiomatique, à leur tech· nique de collage et d'agrégation, qui répond à la théorie de la « re· production conforme» du monde : celui-ci n'est jamais saisi dans son entier, mais par fragments. Procé· dant de Stifter, Schmidt refuse les grands sujets épiques pour se con­sacrer , au détail, à l'humilité de la vie quotidienne. Ce qu'il loue dans l'œuvre de LaWl"ence Sterne, c'est « une myriade. d'observations mi­croscopiques des plus fines et des plus nouvelles, qui, avant lui, n'avaient jamais été fixées ; (pri­ses dans la vie quotidienne d'ail­leurs, uniquement dans la vie quo· tidienne, ce qui est une caractéris­tique infaillible de l'écrivain vrai­ment grand) ».

Si l'on accepte ce critère, Arno Schmidt est « vraiment grand». Quelques-unes de ses brèves nou­velles, d'une densité et d'un hu­mour explosifs, resteront des pages d'anthologie. Ainsi le Tambour du Tsar, dans laquelle un camionneur raconte, en un truculent dialecte, comment il a passé, au nez et à la barbe de tous les contrôles, un auto­bus en R.D.A., ou bien l'histoire de ce chirurgien numismate qui « soulage » (aux deux sens du mot) un autre numismate, lequel avait, pour passer la frontière, ava­lé vingt monnaies anciennes de grande valeur. Ou encore Rivaux, plaisant récit de la naissance d'un amour entre un historien et une jeune artiste peintre. Et surtout, les Histoires de Stürenburg. Repre­nant une vieille tradition, Schmidt imagine un ingénieur géodésiste en retraite qui, chaque soir, devant un cercle d'amis, évoque ses aven­tures. Il n'yen a (provisoirement, nous laisse espérer Schmidt) que sept, et l'on reste sur sa faim tant elles sont belles. Jamais Schmidt ne s'était montré aussi plaisant, aussi aimable, que dans . ces his­toires incongrues où le mystère (toujours expliqué) voisine . avec l'humour et la mélancolie. Il sem­ble que la violence, la hargne mê­me qui l'ont rendu célèbre et re­doutable, se soient apaisées, de mê· me 'que s'est estompé le caractère arotique. Non que le livre soit pau­vre en attaques contre ses bêtes noi­res (les plagiaires et les mauvais traducteurs, les paysans et les pro­fesseurs, le sabre et le goupillon).

mais elles sont moins massives que d'habitude. Ce sont plutôt des poin. tes, certes acérées, que des attaques de grand style. De toute façon, toujours il dévoile.

Dans le Tambour du Tsar sem· ble dominer une sorte de tendresse pour la créature - tendresse qui, bien sûr, a toujours existé : l'œu­vre de Schmidt est peuplée de per­sonnages humbles ou malheureux, de femmes disgraciées (guerre à la pin-up !), de personnages histori­ques poursuivis par la fatalité (que

/lmo Schmidt

cette fatalité s'appelle Eglise, Etat, ou société), de poètes maudits (nous rencontrons cette fois .Fabre d'Eglantine). Nous retrouvons les premiers dans le micro-univers des nouvelles, petites gens qui vaquent à leurs occupations ou chevauchent leur dada, et,.que l'auteur observe d'un œil à la fôis critique et indul· gent. C'est l'un de ces personna­ges, à peine entrevu, qui fournit son titre au livre (on sait que les titres d'Arno Schmidt proposent souvent une énigme) : dans l'au· berge de routiers où le narrateur se rend souvent parce qu'on y ren· contre des gens « qui ont vécu ou qui sont en plein dans la vie », une habituée, du genre walkyrie, ne cesse de' répéter : « Mon père était tambour du tsar : chez moi tout est nature. »

Tout est nature également chez Schmidt, ses haines et ses amours, sa manière d'écrire, naturaliste si l'on veut (dans la mesure où Joyce est naturaliste), ses épanchements.

La deuxième partie est consacrée à des essais ou à des émissions ra­diophoniques portant aussi bien sur l'éruption du Krakatoa en 1883 que sur l'astronome Gruithuisen, sur les Mormons que sur le calendrier républicain. Schmidt, qui se nom­me lui-même un « bibliophage », ce bourreau de travail, cette « bête mentale », est l'un des hommes les plus savants de notre temps ; rien ne lui est étranger, surtout de ce qui touche aux mathématiques et à l'astronomie. Les cartes d'état­major, lès jumelles jouent chez

La Quinzaine littéraire. Z"' au 31 août 1967,

Arno Schlllidt ou la ardente • raison

lui un rôle de premier plan, et ce n'est pas pour rien qu'il a fait de son Stiirenburg un géodésiste qui lui ressemble comme un frère. Il n'a que mépris pour ceux qui n'en· tendent rien à ces sciences, et l'une des pages les plus amusantes du Tambour du Tsar est celle où il dé­montre, preuves à l'appui, que la scène de l'adieu dans Werther (9 septembre 1771) n'a pu avoir pour témoin le fameux clair de lune, puisque ce soir·là la nouvelle lune avait disparu en même temps que

le soleil. « Et ça veut êke des clas· siques !» soupire-t·U.

Pour lui la précision, dont il est un fanatique, va de pair avec l'hon­nêteté intellectuelle~ En commen­çant par la précision langagière : rares sont ceux qui sachent criti­quer une traductiQn -I:omme il le fait (sa « démolition» de la tra­duction allemande d'Ulysse est en­core dans toutes les mémoires) ; il est un adversaire déclaré de l'etc, qu'il malmène joliment dans la Ré­publique des Savants. D'autre part, tous les écrivains obscurs, oubliés ou simplement méconnus qu'il a déterrés pour ses émissions à la ra­dio berlinoise, Ollt en commun cet­te rigueur intellectuelle. Il repro­che au Gœthe de Wilhelm Meister de n'avoir pas su structurer SOn livre, ou à Stifter ' d'avoir plagié J .-F. Cooper (l'l!ne des idoles de Schmidt) ou éludé, dans le Nach­sommer, les côtés -négatifs de son époque. Lui-même e~t posséd~ par cette honnêteté, et c'est de bonne grâce qu'il paie sa dette à Jules Ver­ne qui l'a inspiré pour certains passages de Kosmas ou de la Répu,­blique des Savants, et surtout à Lewis Carroll, qu'il considère com­me le « père de la li~térature moder­ne » et à qui est consacré l'essai le plus important de l'ouvrage.

La littérature moderne dit-il, est reconnaisSable à quatre caractéristi­ques : 1. On écrit en prose (Schmidt malheureusement, et c'est là son point faible, n'aime pas la poésie; plus' exactement la grande poésie, celle d'un Holderlin par exemple,

n'est pour lui que de la « bonne prose »). - 2. On écrit lentement (cf. Joyce). - 3. La littérature moderne, consciemment depuis Freud, entretient avec les mots un rapport différent de ce qu'il était avant 1900. - 4. Enfin, il existe, dans la ' stJ:ucture et l'ordonnance Île l'œuvre, Ilne différence fonda­mentale.::ntre la forme ancienne et la moderne. Celle-là est condi­tionnée soeialement : elle est la « reprodu1tion d'habitudes socia· les », e~ fondée sur le rapport narrateur-auditeur (c'est justement ce que Sc~dt s'est amusé à faire dans les Histoires de Stürenburg), que ce rapport soit oral ou écrit, dialogué ou épistolaire : forme idéa­le, encore 'àujourd'hui, « pour éclai­rer de deux côtés » une question ou un faisceau de questions. - Le journal intime, première forme du monologue intérieur, amorce la se­conde période ; subjective, elle est la « reproduction la plus fidèle pos­sible de processus intimes» : le sou­venir, le rêve, la « longue associa­tion de pensées » - dont la théorie, exposée dans Calculs l et II, expli­quée par K.-H. Schauder (Les Let­tres nouvelles, novembre-décembre 19.64), a été mise en pratique par Schmidt dans Kali auch Mare Cri­sium, et · par Lewis Carroll juste­ment dans Sylvie and Bruno, ce ro­mau étonnant où Joyce et Schmidt - furent mortifiés de trouver, préfigurées, leurs propres recherches linguistiqu~s.

Cette littérature est difficile. Lit­térature « pure », dit Schimdt, littérature de pionniers qui se fraient « à la machette un sen­tier dans la jungle de la langue et des « reproductions conformes» ... et... fixent de nouvelles observa­tions microscopiques». L'autre est la littérature « appliquée» - et appliquée par 99,9 % des. écrivains, « ceux qui empochent l'argent et obtiennent les prix, Nobel et autres, décernés à la médiocrité ».

Alors, « pourquoi ecnre ? » « Peut-être pour gagner quelque argent qui me permettra de pour­suivre mes expériences sur la pro­se ? Ou pour signaler à l'attention un grand homme comme Lewis Carrol ... » Ce que Schmidt ne dit pas, c'est qu'il est possédé par le besoin d'écrire, c'est sa religion : « A la base, l'agnosticisme ; sans pourtant qu'on se lasse de faire la chasse à ses propres erreurs et 1âcu­nes ; à part cela, travailler sans re­lâche. Ce qui, dans mOn cas précis, signifie produire de la littérature - ou écrire sur la littérature. »

Il en est très bien ainsi ; car Schmidt appartient sans conteste aux 0,10 % qui «produisent» de la littérature « pure ». Grâce à ses expériences, il mérite d'être mis à côté de Joyce, de Proust, de Hanns Henny Jahnn ; grâce à la beauté et au courage de son œuvre, il peut être considéré comme le plus grand écrivain allemand vivant.

Jacques Legrand

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ART

Estampes pré-colombiennes

Georges Arnulf Vingt estampes pré-colombiennes (Arts Tolima, Calima, Quimbaya) sérigraphies en couleurs sur papier teinté, sous un carton entoilé. 40 p. grand format Diffusion Diff-Edit.

Tirés par Georges Arnulf d'un sommeil millénaire, les signes primitifs de l'art pré-colombien s'inscrive~t pour l'amateur dans une cruelle et fascinante orgie d'ocres rouges, jaunes, verts; crudités des craies, d'argile. Révé­lés, agraildis, ils ' gardent une silencieuse mouvance. Ils s'instal­lent dans une aura de provocation brutale.

Si une certaine désaffection à l'égard de l'estampe sanctionne la

renouvelle leur vie : la transforma­tion des matières.

Dans son liminaire aux estam­pes, l'artiste écrit que ces pièces, réalisées en tumbaga, alliage d'or et de cuivre traité avec des herbes spéciales, étaient réservées aux Caciques ou Chefs de tribu. Ils s'en paraient lors des cérémonies religieuses ou des manifestations guerrières. L'or n'étant pas employé en tant que métal précieux dans

Je sens qu'on donnait en Europe à ce terme, mais en raison de son éclat et de sa ductilité.

Nous retrouvonS cette intention de pure connaissance, de pure jouissance devant les signes mythi­ques tels quels, reproduits selon un procédé artisanal. Les figures des dieux, des héros, des guerriers, hommes jouant de la flûte, tenant

U'l motif pré-colombien tiré du livr" de Georges Arnulf,

beauté, comme mise à mort, des reproductions d'œuvres classiques et des lieux de grands vestiges, œla est dû à l'application à repro­duire, avec des moyens qui ne conviennent pas (en d'autres temps la gravure sur cuivre, maintenant l'héliogravure et les autres procédés photomécaniques) des matières et des formes qui ne sont pas ainsi transmissibles.

Sur un _ papier teinté, spéciale­ment fabriqué pour l'édition, Georges Arnulf a tiré, à l'écran de soie ' (sérigraphi~" si l'lm veut pochoir) des estampes étonnantes. Son enthousiasme des motifs mar­telés, laminés; gravés à la main, ou fondus - en une pièce toujours unique ...:- selon le procédé de la cire perdue des bijoux et des objets , d'orfèvrerie du Musée de l'Or de Bogota, l'a conduit à nous les faire connaître avec un moyen qui

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leur sexe, oiseaux devenus broches, épingles, pe,ctoraux et poignards existent soudainement pour nous. Et même si la signification de ces labyrinthes tracés sur les corps, de ces dessins sur les fronts, de ces coiffures nous échappe (l'histoire n'a donné jusqu'ici que peu de certitudes sur cet art) ils sont -dans leur silenc~ :....- les passagers d'un rêve, d'une aventure redou-table. "

Et l'on songe à André Breton « l'œil non prévenu» écrivant à pr~pos des écorces des aborigènes d'Australie : De ce côté-là de la terre, un tel document vivant peut être encore - si tard qu'il soit -du plus grand prix, dans la mesure où, nous dénudant les r:acines de l'art plastique, il ébauche en nous une certaine réconciliation de l'homme avec la nature et avec lui-même.

Pierre Bernard

Katharina Otto-Dorn L'Art de l'Islam 60 pl. couleur, 120 en noir Albin Michel éd., 280 p.

Ulya Vogt-Goknill Architecture de Turquie ottomane nombreuses ill. en' noir Office du Livre éd., 196 p.

« Les murs de Byzance, la M os­quée du Sultan Ahmet, Sainte SO" phie, le Grand Sérail : voilà, mes­sieurs les bâtisseurs de villes, ce que vous pouvez mettre dans vos cartables ! » Ainsi s'exclamait Le Corbusier après un séjour fait à Istambul en 1911, voyage dont il ramena des carnets de croquis par­mi ses plus beaux et ses plus si­gnificatifs.

De ces merveilles si souvent évoquées, il en est pourtant comme des tapis et des céramiques « de Damas », fabriqués les uns au Caire, les autres à Constantinople :

, mal étudiés, interprétés avec étour­derie. Les fausses connaissances et les appréciations erronées se sont si bien multipliées sur leur compte qu'en plein xx· siècle on en est réduit à' revenir au B-A BA et à réinventorier patiemment ce que fut vraiment « l'art de l'Islam ».

Ainsi s'interroge-t-on à nouveau sur ce qu'il souhaitait transmettre, sur ses origines, ses nuances, son évolution... Ainsi se manifeste aussi, bien clairement, le malaise traditionnellement ressenti par l' « Occident » face à cette civili­sation jadis plus florissante que la nôtre mais qui, pour notre plus grand répit, déclina brutalement après le XIVe siècle et s'engourdit ensuite dans ce long sommeil dont nous connaissons, certes, bien les réveils et les cauchemars.

A lui seul un contresens résu-me tous ceux dont on s'est longue­ment accommodé dans notre appro­che traditionnelle de la civilisa­tion isla~ique : rien n'est plus sou­vent affirmé et commenté que cer­taine.., prohibition du Coran à l'en­droit de tout art figuratif. Or le Coran lui-même ne -formule pas clairement une telle interdiction, et si peu qu'à toutes les époques de l'art ' musulman, et dans tous les territoires de l'hégémonie isla­mique prospéra un art figuratif plein de suc, mais que l'immense public occidental continue d'igno­rer - mIse à par! l'exception mal expliquée des , miniatures persanes. Un ohvrage comme celui de Katha­rina Otto-Dorn doit donc affronter une t~~Jie d'autant plus redoutable que le sujet est immense (l'Islam s'étendit de l'Inde à l'Espagne) et que tout doit y être rééxaminé. Avec bèaucoup de prudence l'au­teur se soumet à l'ordre chronolo­gique, quitte ,à revenir en arrière lorsque tel développement l'entraî­ne trop loin de sa ligne principale (par exemple l'ayenture des Omeya­des d'Espagne, 'après l'étude des-

quels il nous faut revenir quatre siècles en arrière, en Perse puis en Egypte, pour renouer avec l'évolu­tion >mtérieure des Seldjoukides puis des Mamlouks). Ces zig-zags sont, heureusement, à l'image mê­me d'un brassage de styles et de cultures dont les métissages feront l'un des intérêts majeurs de l'art musulman, lui apportant cette vie subtile qui en explique ,le charme si souvent imprévu. Alors que bien des guides touristiques et toutes les médiocres « Histoires de l'Art » ont insisté sur la « fixité » de l'art islamique, l'intérêt du livre de Katharina Otto-Dorn est de montrer, au contraire, avec un luxe déferlant de références, com­bien ces apparences sont trompeuses et comment des apports extérieurs sans cesse renouvelés (Byzance et la Syrie, l'hellénisme, l'art des Steppes, les traditions turco-anato­liennes, plus tard le rococo français lui-même) ont, par ' des synthèses originales, renouvelé les styles et croisé les traditions dans le sens d'une prolifération créatrice sans cesse plus grande. Elie Faure avait déjà dit, contrairement à l'opinion impérialiste couramment admise, combien les métissages seuls étaient susceptibles de renouveler l'inspira­tion d'un peuple en « brisant ses rythmes ». Nulle part mieux, peut­être, que dans l'art musulman il n'aurait pu trouver meilleures jus­tifications d'une opinion aussi ré­volutionnaire.

De l'héritage accablant des his­toriens nationalistes, l'ouvrage de Katharina Otto-Dorn fait magistra­lement litière. Il rend notamment aux Anatoliens et aux nomades de la Steppe l'essentiel d'une périodi­que fertilisation créatrice laquelle apporta, à chaque changement de dynastie, l'accent imprévu dont on pouvait redouter l'absence. Ainsi l'histoire mouvementée de l'empire islamique se confond-elle en partie avec celle d'un art d'une richesse exubérante. Iconographique (image du souverain assis « à la turque » ; motif plus révélateur encore de l'animal « steppique », la tête tour­née vers l'arrière), rituelle (étages des mausolées abassides, correspon­dant aux deux phases des rites funé­raires steppiques) ou simplement artistique (images commémoratives comparables aux balbals sculptés par les Mongols), l'argumentation prolifère et, débordant largement les influences reconnues (celle no­tamment des céramiques chinoises) anime de manière très dynamique cet inventaire historique d'un art qui récupère ainsi sa raison d'être. On se passionnera pour l'étude très attentive qui est faite des formes d'art nées sur les marges de l'im­mense zone de domination arabe, créations d'autant plus significa­tives que l'ancienne tolérance isla-

1. A cette bibliographie sommaire, il convient d'ajouter aussi deux volumes publiés par 5kira : le récent Trésors de Turquie et surtout l'ouvrage fondamental de Richard Ettinghausen consacré à la Peinture Arabe.

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Art de l'IslaDl

mique multipliait les synthèses heureuses (Arménie, Mongolie, Europe centrale, ' art espagnol mo­zarabe). La migration des motifs iconographiques et l'étude des évolutions techniques achèvent de faire de ce tableau d'ensemble le premier qui restitue d'un seul bloc l'essentiel de ce que l'art doit à la civilisation musulmane. ,

L'auteur a été amené à sacrifier quelque peu les manifestations mieux connues des arts mineurs (céramiques, textiles, ' tapis, dinan· derie) mais il trouve le fil conduc­teur parmi ces styles innombrables

' dans l'architecture et les formes de décoration qu'elle exige (appareils de façade, décors stuqués, revête­ments divers). L'étude de très nom­breux édifices (dont le musée per­manent se partage entre Le Caire et Istambul) apparaît en effet com­me 1t meilleure approche imagi­nable car elle permet dt' restituer la réalité physique d'un mo"\de qui, plus encore que par son déF ":"e dé­coratif, doit se définir par son sens aigu de l'emboîtement des volumes, des articulations spatiales, de ces environnements tour à tour solen­nels ou confidentiels qui, dans le profane comme dans le sacré" consacrent le bien-être de l'esprit et flattent au tnieux son goût de l'illusion. Tous les visiteurs de l'Alhambra ont été confondus par ce charme de l' « espace musul­man ». Ces espaces recréés contre une nature généralement inclé­mente sont, en définitive, la clef d'un art dont le sens véritable est de nourrir et de mieux contenir l'illusion. En analysant largement quel fut le physique architectural de maints palais disparus, en mon­trant quelle est la séduction des ancestrales mosquées de Jérusalem, Dh..nas ou Kairouan comme de

La Quinzaine littéraire, 1" au 31 août 1967.

La mO$quée du Sulta" Ahmed, à Istamboul.

Revêteme"t e" terre émaillée, Perse, XIIIe siècle.

leurs adr,tirables descendantes otto­manes (ces chefs-d'œuvre de Sinan cités , par Le Corbusier) ce livre fait mieux appréhender le génie resté anonyme de tant d'architectes dont seules nos « cités radieuses » semblent saisir, enfin, l'héritage.

Cette approche toute sensitive de la création musulmane, il est d'au­tant plus passionnant de la con­fronter avec celle que nous propose Turquie ottomane de Ulya Vogt. GOknill. Pour historiquement limi. té qu'il soit (XIve-xvIIe siècles), cet ouvrage d'architecte, magnifi. quement expressif, n'en aborde pas moins ce même aspect essentiel du problème, avec, cette fois, les préoccupations matérielles du cons. tructeur : problèmes d'urbanisa.

, tion et d'irrigation (on sait qu'une grande mO,squée s'accompagne non seulement d'une école et d'un bain public mais encore, en Turquie, d'un hôpital et d'une auberge), pro­blèmes d'éclairage, d'utilisation du terrain,. enfin de technique et de 'matériaux. Au cours magistral de Katharina Otto-Dorn s'ajoute ici le réalisn.e d'un ouvrage auquel une 'illustration évocatrice rend le poids 8(tendu aux édiEices tout aussi bien que leur « respiration » spécifique aux vues intérieures. Avec l'étude révélatrice des arts et littératures érotiques récemment publiée sous le titre de Sarv é Naz (Nagel éd.), avec aussi le petit ma­nuel paru naguère sur , l~_1"ch~tee­ture islamique aux éditions des Deux mondes, il semble que l'on sera désormais bien coupable de traiter aussi légèrement que par le passé d'un art et d'une continuité créatrice jusqu'ici trop commodé­ment abandonnés à l'amateurisme des collectionneurs et des anti­quaires.

M areel M a17UJt

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BIBLIOPHILIE

Henry de Montherlant La Rose de Sable illustré par André Hambourg Henri Lefebvre éd. 25 Fbg. Saint-Honoré, Paris.

M. de Montherlant se complait à compliquer sa bibliographie. Déjà, en 1959, dans son essai le regretté Henri Perruchot se débat­tait, dans un astucieux classement. entre les « ouvrages comprenant, une édition ordinaire » et ceux « à tirage restreint non publiés en édition ordinaire ». De ce que Montherlant avait fait paraître de .la Rose de Sable, il croyait avoir, dans son catalogue, vu clair dans le mystere des éditions successives. Pourtant, son répertoire comportait encore des lacunes. Il signalait cinq éditions de l'Histoire d'amour de la Rose de Sable, ce titre, plutôt ce sous-titre, révé.ant, co;mme Montherlant s'en expliqua dans l'avant-propos de novembre 1953 de l'édition Plon de 1954 que le livre ainsi dénommé n'était qu'un fragment - « moins de la moitié du tf:;%le» - d'~ne œuvre plus vaste. Mais Henri Perruchot, malgré l'entretien qu'il eut, pour conclure son essai, avec Montherlant, n'eut PIlS droit à une confidence essen­tielle sur l'histoire bibliophilique de cet ouvrage. Montherlant vient seulement de la livrer dans la préface qu'il a écrite pour l'édition de la Rose de Sable qualifiée d'originale du texte complet, « revu, corrigé, amplifié» par Henri Lefebvre. A cet éditeur de qualité, Montherlant réserve depuis longtemps, pour des « originales de grand luxe» de ses œuvres maî­tresses, un royal privilège d'édition dont ne furent pas toujours dignes les illustrateurs élus. Si les eaux­fortes de l'austère et mystique Michel Ciry convenaient à la Reine Morte (1942), si le burin de Pierre­Yves Trémois, un des maîtres graveurs du siècle, évoquait bien le Cardinal d'Espagne, le choix de Marti-Bas, pour le Chaos et la Nuit put paraître contestable surtout que sa technique confuse contrastait, pour les habitués des éditions Lefebvre, avec l'élégante facilité de Mariano Andreu à qui fut confiée notamment l'illustration de « Don J.uan li.

Donc, bouleversant le catalogue raisonné que croyait avoir établi Henri Perruchot, M. de Monther­lant vient de révéler que, sous le pseudonyme de François Lazerge, il avait déjà, en 1938, fait imprimer par Ramlot et Cie une édition complète de la Rose de Sable limi­tée à 65 exemplaires distribués à des amis. Elle portait le titre de Mission providentielle qui devient, dans l'édition Lefebvre de 1967, le sous-titre de la deuxième partie. Est-ce seulement par ces jeux de titres que le nouvel ouvrage diffère de celui de 1938? Montherlant signale que sur son exemplaire personnel de Mission providentielle

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Les· originales de Montherlant

illustratlOlI de Alldre HambourJ; pour la Rose de sable.

il s'est livr~, entre 1938 et 1940, à une « révision partielle - manus· crite - du texte» mais elle ne porte, souligne-t-il, que sur de « petites COUpUTe$ ou corrections de style ». C'est le texte de 1938, ainsi légèrement remanié, qu'il a donné à son éditeur Henri Lefeb­vre. Celui-ci mentionne, en certai­nes pages, des « passages suppri­més », une vingtaine au total. C'est à M. de Montherlant qu'ils sont dus, mais i1s « allaient -précise-t-il - de quelques lignes à quelques pages ». Il a conservé la dactylographie de ces passages mais déclare ignorer ce que sont devenues ces pages « On les trouvera après ma mort ou on ne les trouvera pas et, si on les trouve, on en fera ce qu'on voudra. »

Ainsi, en fait, l'édition « origina­le » présentée par M. Lefebvre n'est qu'une réédition, avec de négligea­bles coupures, de l'authentique originale quasi clandestine de 1938 mais les curieux sont d'ores et déjà prévenus que l'une et l'autre ne constituent pas encore une édition définitive, la découverte des lacu­nes volontaires étant laissée aux chartistes de la postérité !

T ~ problème de la véritable origi­nale ayant été ainsi clairement posé et loyalement résolu par Henry de Montherlant, il ne faut pas contester l'intérêt de l'édition nou­velle élaborée avec goût par M. Henri Lefebvre. Les illustrations sont de André Hambourg, peintre à qui des vpes aimables de plages normandes et de Venise ont valu le succès. La plupart de ses planches, et en particulier les doubles, sont belles, plus audacieuses de coloris que ses toiles. On aimera de chau­des évocations de la palmeraie où, enfreignant le règlement, Auligny musarda volontiers. On trouvera parfaits, malgré leur pose d'Olym­pia, deux nus de Ram, la petite « rose de sable ». Elle apparaît bien telle que l'a décrite Monther­lant : « A l'image des roses de sable, elle était en surface toute grâce florale, et en réalité froide et inerte comme ces pierres. » Les

croquis aussi qui servent de culs-de­lampe aux chapitres sont excellents. Mais certains pastels alertes, de souks par exemple, restent sommai­res dans leur souci de spontanéité. Mais ce qui surprend un peu, pour une illustration du texte enfin à peu près complet, c'est que la partie jusqu'alors inédite n'ait pas séduit l'artiste. Il s'en est encore tenu à l'Histoire d'amour. Certes, la ten­

. dance anticolonialiste, donc politi­que, de la moitié aujourd'hui révélée de l'œuvre, n'était guère propice à l'inspiration d'un peintre si figuratif qu'il a poussé la cons­cience jusqu'à séjourner, pour préparer ses illustrations, dans le cadre même des amours d'Auligny, la région de Tamghist. Mais les événements insurrectionnels des derniers chapitres qui provoquent la mort du lieutenant Auligny et confèrent au roman un intérêt historique sur lequel insiste Mon­therlant pouvaient être aisément évoqués par le pinceau, comme auraient pu l'être aussi certaines attitudes familiales, dans le deuil.

C'est que, tout au moins, la Rose de Sable ce n'est pas que sa belle Histoire d'amour, un peu ressassée puisque déjà l'objet, sous des titres divers coiffant parfois des extraits de fragments, d'une dizaine d'éditions plus ou moins bienvenues1• C'est, dans sa version' présente, un livre d'importance, entièrement écrit de 1930 à 1932 et dont le principal personnage, Auli­gny, évolue en faveur des Nord­Africains, se décidant et pàrvenant à n'en pas tuer même si son insu­bordination a sa source dans son amour pour Ram.

Mais pourquoi cette fameuse Rose cl,e Sable est-elle seulement publiée dans sa presque intégra­lité ? Dans sa préface - qui est, il faut le souligner, ce qu'il y a d'incontestablement original dans l'édition Lefebvre, Henry de Mon­therlant s'en explique avec cette désinvolture qui n'est que de son habituelle autorité. Le ton seul, sou­verain, avec lequel ils sont expri-

més, dans une forme insolente et dé­pouillée qui est leçon de style, suffit à convaincre : « l'aurais fait -la~t-il- le jeu de l'ennemi », et de rappeler, dans une sèche énu­mération à allure de procès-verbal, que les parties maintenant révélées du livre furent écrites « dans le climat algérien de 1930-1938 ... dont les jeunes générations n'ont aucune idée ».

. Aujoqrd'hui « après trente-cinq ans » il apparaît à Montherlant que les temps sont venus ou la Rose de Sitble n'est plus qu'un « docu­ment histori';{ue ». Il l'exhume donc, conscie~t qu'il y a « grand intérêt, pour les œuvres et pour les hommes, à n'être pas d'actua­lité ».

Pour l'instant, avec ce système d'originale illustrée qui est réédi­tion d'un tirage confidentiel, deux cents Crésus seulement ont encore accès à l'œuvre. C'est que l'édifice bibliophilique élevé par M. Henri Lefebvre est de haut standing ! Les prix le prouvent: 2.900 F pour le tirage le moins cher, avec état définitif des planches, et de 5.000 à 12.000 F p'our une trentaine d'exemplaires avec pastel ou pein­ture en prime. Il paraît - et tant mieux pour l'audacieux promoteur - que la souscription est presque couverte.

Les lecteurs, car heureusement Montherlant en a, devront encore attendre. C'est a~tour de l'équinoxe de septembre que doit paraître, avec ses traditionnels et rares « grands papiers », une édition qui aura l'originalité d'être la première édition de la Rose de Sable sans illustrations !

Lucien Galimand

1. En dehors de cinq éditions de l'His­toire d'Amour, de 1951 à 1954, la pre­mière illustrée par Chimat, le biblio­graphe patient "relève, au moins, des Pages d'Amour de la Rose de Sable (Laffont 1949 . Lithos de Fontanarosa), La Cueilleuse de Branche:! (Flore 1951 • dessins de Jean Garcia) et cette Vie amou­reuse de Monsieur de Guiscart (Presses de la Cité, 1946 . burins de Jean Tray· nier) qui n'était faite que de deux cha­pitres de !'Histoire d'Amour.

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GRAMMAIRE

Jean Dubois Grammaire structurale du français Vol. 1 : 220 p. vol. 2 192 p. Larousse éd.

La grammaire jouit en France d'un prestige ambigu. Telle l'ar­mée, on lui sait gré de ses vertus' éaucatives, et ses glorieuses tradi­tions font' oublier le formalisme borné de ceux qui la servent pro­fessionnellement. N'en déplaise à certains, on ne saurait pourtant trouver à cette grammaire-là d'au­tre base que la nécessité sociale de maintenir une langue littéraire ra­dicalement distincte de la langue parlée (dans toute la variété de ses usages). Un manuel classique comme Damourette et Pichon est stricto sensu le reflet de la lan­gue parlée et écrite dans l'ensei­gnement supérieur et dans les ins­tances qui y puisent leur légitimité. Le caractère « mandarinal » d'une telle situation a été décrit et dé­noncé avec compétence et verve par Queneau dans Bâtons, chiffres et lettres. Il est caractéristique que la diffusion des concepts de la linguis­tique scientifique (structurale) dans le milieu « philologue » ou « gram­mairien » français n'ait pendant longtemps eu la moindre incidence sur la recherche concernant la lan­gue française elle-même : pourtant on savait désormais que l'idée de norme, clef de voûte de la gram­maire traditionnelle, est une absur­dité.

Socialisation supérieure

L'ouvrage de M. Jean Dubois, dont le second tome vient de pa­raître, se propose précisément de combler cette lacune. Comme à peu pres tous les Ilnguistes d'expression française appartenant à sa généra­tion, Jean Dubois s'est trouvé mêlé à une série de problèmes de mé­thode et de doctrine qui agitent une science encore jeune et bien moins assurée de ses fondements qu'on ne le croit d'ordinaire. Di<;Qns brièvement que, pour sa part, M. Dubois, s'il sc situe principale­ment dans la ligne de Harris et de Chomski, a toujours manifesté ' un intérêt soutenu pour l'école de Hjemslev, et pour sa volonté tou­jours affirmée d'une « algèbre lin­guistique ». Cette orientation lui est d'ailleurs commune, compte tenu des nuances, avec les autres membres de la dynamique revue Langages qui fait beaucoup, si­gnalons-le au passage, pour réduire

. le décalage exagéré entre les recher­ches américaines et leur diffusion réelle en France (de l'ordre d'une dizaine d'années à l'heure actuelle !) Nous verrons d'ailleurs comment Dubois lui-même, qui a changé ou du moins sérieusement modifié sa problématique entre les parutions de ses deux volumes (1965-1967), témoigne des perturbations entrai-

Une gralnmaire scientifique nées par l'empirisme qui préside encore à la diffusion scientifique.

La première rupture importante opérée par Dubois par rapport à l'exposition traditionnelle concerne l'autonomie de la langue écrite. Cette dernière n'est plus considérée comme un épiphénomène une re­production maladroite du donné phonique, mais comme un système symbolique « sui generis '», ayant sa logique propre. On voit immé­diatement qu'on rend du même coup au socio-culturel la place qui lui est due dans l'étude scientifi­que de la langue. En effet, deux codes sont simultanément décrits dans la Grammaire structurale du français; mais si l'un, le code parlé (qui reçoit ici; dans son profil moyen son baptême universitaire), est par définition commun à l'en­semble des locuteurs dits francopho­nes, l'autre est transmis à un deuxième niveau, qui n'est pas ce­lui de l'apprentissage inconscient commun à tous entre un et trois ans. Ce niveau est celui de la socia­lisation supérieure qui est l'apanage d'une minorité (cf. Bourdieu et Passeron, les Héritiers). Mais par la médiation de l'école, de la radio­télévision, etc., le code écrit exerce, en tal).t que norme valorisée, une influence certaine sur le dévelop­pement de l'autre. Il y a ·donc là une interaction dont il faut tenir compte dans une étude rigoureuse et Jean Dubois a très bien vu qu'il était aussi nécessaire de les dévelop­per parallèlement que d'établir une nette séparation entre eux.

Le plan suivi respecte la dichoto­mie des grammaires classiques : nom/verbe. La volonté de ne pas rebuter le profane par une termi­nologie inutilement « rénovée » donne d'ailleurs un grand intérêt pédagogique à l'ouvrage qui cons­titue une excellente introduction « sur le terrain » à la linguistique actuelle sans tomber. dans les faci­lités de certaines grandes « syn­thèses ». Toujours est-il que les catégories grammaticales mises en jeu nous sont familières depuis l'école primaire; elles reçoivent sim­plement ici un statut qui n'est plus intuitif et faussement logique «( 1,'analyse logique » !), mais ri­goureusement fondé dans un sys-tème. .

Ce terme de système, nous ' ne l'avons pas introduit subreptice­ment par égard à la place éminente qu'il occupe dans les débats contem­porains, mais parce qu'il permet de retrouver l'unité du projet de l'au­teur. Un minimum de mise en perspective s'avère ici nécessaire, si l'on ne veut pas en rester aux mé­diocres querelles d'école (la lin­guistique n'en est pas plus exempte que d'autres sciences) qui accom­pagnent généralement le passage d'une période à une autre. Depuis Saussure, l'idéal de la linguistique nouvelle était resté taxinomique : sous le flux apparemment arbitraire de la parole, le linguiste, fidèle sectateur du principe de raison suffisante, retrouvait l'ordre des

structures, des rapports invariants et récurrents. Les problèmes laissés en suspens par ce schéma visible­ment gestaltiste apparurent de plus en plus nettement lorsque se posè­rent d'une part la question théori­que de l'échec manifeste des struc­turalistes à donner la description intégrale d'une langùe selon leurs propres critères, et que des rêveries philosophiques comme la traduction automatique ou la constitution de langages documentaires devinrent d'impérieuses nécessités techniques.

Le Japonais

On finit par se représenter la langue, disons très . grossièrement comme l'input d'un ordinateur, son programm,e d'instructions, qui gé­nère les phrases correctes du code (ou séquences de symboles) et elle!! seulement. Beaucoup d'apories de la théorie précédente se trouvent ai~i réduites par l'importation ju­dicieuse d'un modèle logico-mathé­matique. C'est ee que reconnaît Du­bois avec une absence totale de complaisance quànd il écrit dans l'introduction du second tome : « La description d'une langue n'est plus l'exposé cohérent de règles de combinaison ordonnées selon des niveaux arbitraires.. . fa langue se présente dans cette 'perspective comme un ensemble non fini. »

Est-ce à dire que pour être consé­quent à ses nouvelles convictions théoriques, Jean Dubois devrait en­voyer au pilon son tome 1 qui sen­tirait désormais le soufre ? Il n'y a en réalité aucune raison de le pen­ser ni de le souhaiter. Qu'une « auto-critique» ait été comme on l'a vu ressentie comme nécessaire pour remettre les choses au point ne veut nullement dire que rien dans le volume « nom et pronom » n'est intégrable dans cette nouvelle optique. Or, Dubois suit (en 1965) le précurseur Chomski, non sans quelques efforts rétrospectivement assez curieux pour concilier à tout prix des conceptions incompatibles «( la grammaire se définit comme une analyse des unités de première articulation » p. 10). La Science, comme l'Histoire, avance masquée ... Mais au-delà des contradictions et des limitations circonstancielles d'une pensée qui se cherche, la préoccupation majeure n'a manifes­tement pas varié, à savoir la nature même du langage, -son schéma gé­néral de fonctionnement (la, « deep structure » de Chomski).

D'où l'insistance sur la théorie de la communication, même si elle se fourvoie partiellement dans les métaphores cybernétiques (bruit, redondance), à travers cette termi­nologie à ' tout faire, passe une idée essentielle : la créativité du ' lan­gage, vieille thèse de Humboldt reprise aujourd'hui par les gram­mairiens modernes. A présent Du­bois a trouvé les instruments conceptuels adéquats aux ï~tuitions qu'il lui était malaisé de dévelop­per dans le climat positiviste et le

La Quinzaine littéraire, 1" au 31 août 1967.

culte de l'économie alors domi­nants dans ia linguistique française. Il s'appuie désormais sur une conception ,du système qui exclut l'alternative pauvre structure/~­toite puisqu'il ne s'agit pas (com­me dans Dubois 1) de la m,pyenne des énoncés d'un corpus achevé, mais de simuler un automate logi­que pouvant produire toutes les phrases frimçaises, y compris celles qui n'ont jamais été prononcées! On comprend que les recherches surréalistes sur l'écriture automati­que suscitent actuellement une cu­riosité imprévue du côté des labo­ratoires.

Abstraction faite de sa méthodo­logie, la « grammaire structurale » n'est pas, il faut y insister, un ou­vrage de combat réservé aux initiés. On y apprend comment distinguer les unités linguistiques selon des critères indiscutables (rang, distri­bution) dont le maniement n'a rien de complexe, sans passer par le re­cours au « sens » et les laborieux inventaires qui alourdissent les ex­posés traditionnels. Vous appren­drez avec quelque étonnement que le prestige du latin avait conduit les vieux grammairiens à établir une typologie démentielle des groupes verbaux, celle que nous avons tous appris, ô « Cartésiens » mes frères ! Bref la lecture de Dubois 1 et II ne vous classera peut-être pas au­tomatiquement « in », mais elle procure un. sentiment de décrassage mental bien satisfaisant. Qui n'a en­tendu cette phrase d'un incroyable narcissisme : « le français est avec le japonais, la langue la plus diffi­cile du monde » ? Je ne connais pas le système d'éducation japonais. Mais je suis malheureusement convaincu que le français reste une des langues les plus mal enseignées parmi les idiomes « de culture ». Le livre de M. Dubois, pren,:er effort dans une voie où presque tout reste à faire, prouve que ce n'est pas une fatalité. .

Daniel Georges

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Les · Lettres Nouvelles

Juillet-Septembre 1967

Raymond Queneau---- -Un conte à votre fafon Carlo Bernari Littérature et science-fiction Klaus Wagenbach Le château de Kafka Philippe Ivernel--- En suivant Wagenbach Ludmila Vachtova Sirem, en Bohême Abraham Moles L'artiste et l'intellectuel Janine Matillon L'émigrante

MAUPASSANT ROMANCIER ET CONTEUR EN TROIS BEAUX VOLUMES SUR PAPIER BIBLE

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Adrelll babltulnl . . . ..... . . . . ..... . .. . . .. .. . .. .... . .. ........ . .. . .. . . ... . . ... . . . .. .... . .. , ... ~ 1 No C.C.P. ou blnClire . . . .. . . . . . .. ... • .... ... . . . . . . . Slgnlture : _

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: MISE AU POINT • • • • • • • • • • • • • • • • • • •

Arthur de Gobineau Essai sur l'inégalité des races humaines Préface de Hubert Juin Pierre Belfond éd.

Il meurt à Turin. Non loin de • l'endroit où un autre amoureux de • Stendhal sombrera dans la folie : • Gobineau et Nietzsche font de • Turin une ville sacrée. Que penser • de cette coïncidence? L'un et • • l'autre seront falsifiés et utiijsés • par les chiens enragés du racisme • et du nazisme, l'hystérique Foerster • et Hitler lui-même. Mais qui est • responsable de sa renommée ? Paul : Bourget fait bien « connaître» • Stendhal... • Et Gobineau écrit les N ouvel-• les asiat~ques, un chef-d"œuvre, les • Pléiades qu'affectionnait Roger • Vailland, un autre stendhalien. : Tant de rencontres méritent atten-• tion. Il y a là quelque chose dans • la vie idéologique du siècle qui • doit être entendu, même par des • dogmatiques. On vient de publier • • à nouveau l 'Essai sur l'inégalité • des races humaines. Ce serait le • moment de faire le point sur • Gobineau. Mais tout le monde parle • de ce livre, et . qui l'a lu, vrai-• ment? • • • • • •

Raoe et raoe

• D'abord, il y a ce titre. Absurde. • Correspond-il au thème du livre? • En partie, oui, mais en partie • 1 . l' • seu ement, sIon pense aux pages • et aux pages que l'auteur consacre • à la supériorité des « arians» (ce • ne sont pas exactement les • « aryens »). Mais pas du tout si • l'on songe à la première partie de : l'ouvrage, laquelle est d'une encre • bien différente. Et puis, à cette • époque, Gobineau justifie ses crain-• tes. Il a eu peur de la révolution • de 1848. Sa réaction est passion­• née : il a cru (et ne s'est pas • • trompé) qu'il assistait à la destruc-• tion de la classe sociale qui portait ' • Madame de Rênal et la duchesse • de Langeais. Il a vu sombrer le • monde de Balzac et de Stendhal. • • • Venons-en à ce terme de {( race » • qui est dans le titre et souvent • dans le livre. Faut-il rappeler qu'il • ne désigne pas la même chose au • siècle dernier où il est utilisé par : tout le monde? Q~i donc a • employé ce mot pour la première • fois dans un ouvrage historique • sinon Augustin Thierry chez qui • Marx disait avoir trouvé une très • vive idée de la lutte des classes? • • Et c'était l'affrontement des Çer-• mains et des Francs, une fantasma-• gorie stupide. • :;)e toute manière, le terme a • une autre acception : il ne désigne • pas 1'« ethnie» (ce sera pour une • • période ultérieure lorsque les Amé-• ricains inventeront l'anthropologie • pour décrire ces Cuivrés, « les • Peaux-Rouges» qu'ils éliminent

alors politiquement ,et biologique­ment); il ne désigne pas encore « la terre et les morts», car il faudra attendre qu'Auguste Comte ait inventé son positivisme et son culte des institutions.

Non, ce mot désigne, et surtout chez Gobineau, une certaine compo­sition des valeurs, le système des croyances et des modèles. Ce qu'il nomme « civilisation » et que nous appelons aujourd'hui « culture ». Il . caractérise une spécificité. TI n'implique, dans la première partie de l'Essai du moins, aucune hiérar­chie ni valorisation physiologique.

Lisez donc le premier livre de l'Essai. Un jour une étudiante m'a apporté un essai dénonçant chez Gobineau le père du racisme hitlérien. Elle n'avait certainement rien lu de cet auteur ni des auteurs du XIXe siècle.

Pourtant, certaines intuitions de Gobineau frappent. Elles parais­sent aussi modernes que celles que propose Auguste Comte à cette épo­que, en tout cas aussi saisissantes que celles de celui qui fut durant quelques mois son collaborateur, Tocqueville.

On s'aperçoit que Gobineau cherche d'abord les causes de la décadence des civilisations. Vieux problème, lieu commun même, depuis Machiavel, Rousseau, Mon­tesquieu et les juristes du XVIIIe

siècle. L'intéressant est ({u'il estime que ces causes peuvent être internes aux ensembles humains. On sait ce que Spengler fera de cette idée ...

Gobineau pense que les ensem­bles humains, les civilisations cons­tituent des totalités complexes dont toutes les parties se commandent entre elles. Il tend la main par là à Spencer et à Saint-Simon. Ces organismes portent avec eux la somme des possibilités dont ils sont capables et par conséquent les germes de décadence qu'ils impli­quent. Ebauche maladroite sans doute, mais ébauche de ce qui sera le « structuralisme» dont on ne sait vraiment s'il ne passera pas, dans quelques années, comme me le dit un intellectuel du « tiers monde», pour une dangereuse idéologie du déclin de l'Europe. Car, franchement, qui ne pense, aujourd'hui, que les CUltUE<'" contiennent en elles-mêmes tou!:'.; leurs possihilités, y compris cel L, de leur mort ?

Le petit arpent du Bon Dieu

Parce qu'il est « moderne » dans sa définition de la culture, Gobi­neau n'accorde pas d'importance à la « théorie du milieu». Il estiml~ même qu'une société ou une civili. sation se développe avec d'autant plus d'intensité qu'elle se heurte li un univers géographique ingrat. TQynbee n'est pas loin avec son jd{>e du « défj », ni Gide répondant à Maurras, disdplc exact d'Augus

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Gobineau n'était te Comte, avec son image du peuplier transplanté.

L'essentiel est de s'opposer à l'universalisme abstrait, lequel affirme que toutes les civilisations sont semblables. Mais faut-il oublier que les défenseurs , de cet universalisme abstrait, un « huma­nisme» bien sûr! sont, en ce temps, M. Thiers qui y trouvera de

Temple de Madras. Indes.

bonnes justifications pour fusiller les Communards et Jules Ferry qui y puisera les assurances de son impérialisme colonialiste?

A vrai dire, Gobineau est moins dangereux que ces idéologues. Il projette son goût d'une aristocratie de l'esprit et du cœur (très sten­dhalienne d'inspiration) sur une société de « canailles» (M. Thiers et M. Ferry sont pour lui des canailles, ne l'oublions pas). Ça ne déborde alors pas le cadre de la réflexion. Ni celui des rêves.

Il ne croit d'ailleurs pas du tout

à la supériorité de l'Europe puis­qu'il affirme la spécüicité des civilisations humaines, des «races» comme il dit. Il écrit même sur l'Inde dont l'esprit authentique survivra, pense-t-il, à la présence britannique, des pages qui nous paraissent, avec le recul, supérieu­res à celles de Marx qui estimait, à la même époque, que l'Inde ne

Gobineau

se libérerait que si elle se laissait coloniser et industrialiser par la Grande-Bretagne, son passé ne valant rien ...

Gobineau nous donne une leçon de relativisme idéologique. Seule­ment, son enseignement dans l'Essai s'arrête ' là. Intervient alors le mythe.

C'est que Gobineau ne trouvait point dans son époque une dialec­tique suffisante pour comprendre l'idée de la spécüicité et de la diversité des civilisations. En ce milieu du siècle dernier, qui en

La Quinzaine littéraire, 1" au 31 août 1967.

pas • rac1ste aurait été capable? Même pas Marx.

Alors, il chute. Il passionne le débat en introduisant l'idée de hiérarchie et de supériorité d'une race sur l'autre. Encore faut-il s~entendre : à lire l'Essai avec soin on constate que Gobineau postule d'abord l'idée d'un inégal dévelop­pement des civilisations par rapport

au modèle européen (ce qui est un lieu commun), puis , celle d'une supériorité des arians issus de l'Asie centrale, c'est-à-dire de ce monde iranien où il a vécu et qu'il a tant aimé.

Le mythe est ici. Nous sortons de l'analyse. Le rêve commence. Un rêve fou. Du moins, peut-on le caractériser : admettant la relati­vité et la spécüicité des civilisa­tions, idée essentiellement moder­ne, il se donne en même temps pour un « düfusionniste» parce

qu'il ne sait comment rattacher son hypothèse aux idées évolution­nistes alors à la mode : la civilisa­tion s'est répandue dans le monde à partir d'un foyer central, portée par un groupe d'hommes aux qualités éminentes. -

Alors, voilà la théorie des « arians» sortis de l'Asie centrale qui ensemencent tous les peuples avec d'autant plus d'efficacité qu'ils sont plus proches du foyer rayonnant de la civilisation. Et, soit dit entre parenthèses, Hitler qui cite quelques phrases de Gobineau pillées dans un de ces ouvrages de vulgarisation qu'iÎ était seulement , capable de lire, n'aurait pu citer les pages sur les Juüs ni sur les Noirs. Aurait-il osé dire, comme le fait Gobineau, que la civilisation tend vers le métissage et que le métissage est la condition de la grande création artistique ou culturelle? Aurait-il pu écrire sans se pâmer que « les ans et la poésie lyrique sont pro­duits par le mélange des B~ avec les peuples noirs? »

Ull exercice mental

Il est facile de faire de Gobineau un raciste. Et d'oublier qu'il ne propose cette idée d'une hiérarchie entre les civilisations qu'en raison de l'impo<JSibilité idéologique de son époque. Les limites de la pensée d'un temps sont cause trop souvent de l'aberration des espn'ts. Lui, Gobineau,' préférait pe~r qu'il appartenait, comme Stendhal et comme, de nos jours, ' Vaillant à la « race dés élus», à l'élite bénie des « Calendars fils de Roi et borgnes de l'œil droit ».

C'est dire qu'il était conscient de l'importance de l'individualis­me dans .une période de crise comme celle où il vivait. Or, rien n'est plus frappant que cela : au moment des périodes de change­ments sociaux, la société en gesta­tion ne se mallÜeste pas par des courants colleclÜs mais pal' des individualités partielles qui repré­sentent chacune pour elle-même les chances éventuelles de commu­nion ou de participation nouvelles.

Ces individus, atypiques ou « anomiques li, il faut qu'ils se sentent isolés et séparés. Il faut qu'ils cherchent en dehors des voies communes une possibilité non encore réalisée d'existence. La litté­rature ou les arts les expriment mieux que la pensée abstraite. Et Gobineau n'est grand que dans les Nouvelles ou les Pléiades. Pour le reste, comme le dit Hubert Juin, son préfacier, fort justement, il a été victime de son siècle. Nous dirions qu'il a préféré l'idéologie et le mythe à l'analyse. Sa pensée théorique est nn suicide. Mais il ne pouvait s'empêcher de se suici­der. Nietzsche, après tout, est devenu fou ...

Jean Duvignawl

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PHILOSOPHIE

L. Soubise Le marxisme après Marx Aubier-Montaigne, éd., 347 p.

C'est une "étrange gageure que celle tenue par L. Soubise dans le Marxisme après Marx. Il veut rendre compte de certaines rééva­luations du marxisme et, pour ce faire, il étudie quatre auteurs qu'il érige en groupe, voire en type. Ces quatre auteurs ce sont: K. Axelos, F. Châtelet, P. Fougeyrollas, H. Lefebvre. Le premier a quelque chose du terroriste que la lecture de Marx, Nietzsche, Heidegger au­rait converti à une autre sorte d'aventure. Le second a le sérieux et la rigueur classique du grand universitaire héritier de la tradition philosophique et, peut-être, son prisonnier. Le troisième est fasciné par ces sciences sociales dont il se veut distant et critique. Le qua­trième, dont la course est plus ample et plus ancienne, touche avec brillant à tous les domaines, cherche à séduire et y réussit sou­vent.

Comme le constate avec perti­nence F. Châtelet dans la préface de l'ouvrage, s'il s'agit de caracté­riser les courants importants du marxisme non orthodoxe, il y a des absences qui surprennent. La justification paraît bien mince qui consiste à voir dans leur commune dissidence une couleur politique semblable. Il est vrai que les quatre furent communistes et ces­sèrent de l'être. Il est vrai que les événements et les débats - origine apparente de leur rupture - fu­rent les mêmes, et qu'on les vit tous quatre animer une revue qui aura sa place dans la petite histoire

-Un le

catholique • marnsme

des idées en France au lendemain de la mort de Staline: la revue Arguments. Mais c'est en rester à la pure extériorité et prendre l'oc­casion pour le larron que faire de ces contingences relevant de la politique (et non du Politique), la nécessité interne d'un courant de pensée convergent. La suite a mon­tré la profonde différence qu'il y avait entre ces auteurs et, par là même, leur personnalité propre. On comprend dès lors la difficulté que rencontre Soubise à les coufer du même chapeau, organisant leurs pensées autour de problèmes qui n'ont ni la même signification ni la même importance chez chacun d'eux.

Un des thèmes centraux retenu est celui de l'aliénation. Qui s'en étonnerait? Pour des intellectuels qui découvrent que la politique les a floués et qu'ils ont été les jouets du système, c'est là un objet de réflexion privilégié. Il donne à la pensée l'illusion d'une compréhen­sion de cette perte-de-soi dont elle croit triompher et d'une récupéra­tion qui est libération. Peut-on reprocher au penseur catholique qu'est Soubise de se réjouir de re­trouver là un monde familier? On n'insistera jamais assez sur les ambiguïtés d'une notion qui laisse Marx prisonnier de la philosophie et qui - , placée au cœur du sys­tème - nous maintient, qu'on le vcuille ou non, dans l'horizon d'un , humanisme chrétien avec son cor­rélat la glorieuse Parousie. L'his­toire prend alors un grand H et devient la tragique odyssée du Sujet qui se perd et se retrouve.

Mais de quel sujet va-t-il s'agir? Qui va incarner la négativité por­teuse de la vérité du monde? Le

devant

prolétariat? hélas! il révèle une hétérogénéité croissante, et les contradictions qui opposent tra­vailleurs des pays industrialisés et travailleurs des pays sous-dévelop­pés ne semblent pas être des contradictions secondaires. Quant au Parti, il met un véritable point d'honneur à réaliser dans ses ins­tances et dans son fonctionnement ce type de bureaucratie que Marx analysait dans sa Critique de la philosophie de l'Etat de Hegel.

En fait aucun des quatre auteurs ne bascule dans les facilités de la philosophie de l'histoire. La ques­tion de l'aliénation est pour eux l'index de problèmes plus que leur solution. Mais aucun d'eux ne voyait alors qu'il fallait contester la question elle-même, parce qu'elle relevait de l'idéologie. Aussi, vou­lant « dépasser la philosophie », les quatre restaient à l'intérieur de celle-ci. Voulant déchiffrer le réel, la praxis, ils s'enfonçaient dans une sorte d'herméneutique « ma­térialiste » qui indiquait la perte de la transparence stalinienne, la brusque opacité de leur monde et, peut-être, le début d'autre chose qui s'incarne aujourd'hui dans leurs routes divergentes.

Voilà peut-être l'important, que Soubise n'a pas voulu faire parce qu'il tenait à rester à l'intérieur de la philosophie et y dérouler les questions traditionnelles: analyser ce groupe éphémère comme le symptôme d'un éparpillement fu­tur; découvrir dans ses trébuche­ments, dans son écrasement contre les parois de l'idéologie, les néces­sités d'un nouveau champ problé­matique, et voir en lui à la fois la fin d'une époque et l'annonce d'une nouvelle figure de l'Esprit.

André Akoun

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La Quinzaine littéraire

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Signature

Pierre Aubenque Le problème de l'Etre chez Aristote essai sur la problématique aristotélicienne P.U.F. éd. 551 p.

Jules Vuillemin De la logique à la théologie cinq études sur Aristote Coll. « Nouv. bibl. scientifique» Flammarion éd. 230 p.

Aristote est peut-être moins le « maître de ceux qui savent» -comme le croyait le Dante - que le « frère de ceux qui cherchent ». Cette formule de Jacques Brunsch­wig (dans un article remarquable de la Revue philosophique, publié en juin 1964 à propos de la pre­mière édition de l'ouvrage de P. Aubenque), il faut l'appliquer effectivement aussi bien au choix de textes réunis par R. Weil pour la collection « U » d'Armand Colin qu'à la réédition de la thèse d'Au­benque et aux cinq études que vient de présenter J. V uillemin, profes­seur au Collège de France. Aristote qui, pendant vingt siècles, a nourri de ses textes et des commentaires qu'on en tirait, toute la pensée, la païenne, la chrétienne, la musul­mane, est aujourd'hui, par la faute de la philosophie réflexive, un objet royal et froid, figé dans la galerie des ancêtres, en un lieu qu'on ne visite plus que par devoir ...

Aubenque et Vuillemin, chacun à sa manière - des manières qui ne s'apparentent ni par le projet, ni par la méthode, ni par le style -lui redonnent la vie. L'un et l'autre démontrent qu'Aristote continue, dans la culture contemporaine, de penser, qu'il n'est pas seulement une de ces fameuses « sources » auxquelles se réfèrent les spécia­listes pour agrémenter leurs dis­cours vides, qu;il est actuel, c'est-à-

, dire à la fois présent et, actif, au sein de notre recherche même. Ce "résultat commun, les deux inter­prètes l'atteignent en partant de présupposés radicalement opposés. Aubenque s'efforce de retrouver le texte même du Stagirite, non défi­guré par une doxographie plétho­rique, point encore « mis en carte» par le' thomisme, le post­thomisme, le para-thomisme et l'antithomisme, dans la fraîcheur de ses explications ambiguës, si soucieuses de vérité et, pourtant, ennemies de tout dogmatisme. La lecture qu'il nous propose est pas­sionnante, bien au-delà de ces exégèses magistrales auxquelles contraint l'Université. Vuillemin, lui, avec un courage exemplaire, s'exerce à traduire Aristote : il réclame le droit de passer les raisonnements aristotéliciens au crible des acquisitions de la logique moderne; il se demande ce quc devient la phrase aristotélicienne lorsqu'on la transpose, vingt-quatre siècles après, selon les normes du

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langage qu'on tient pour exact et rigoureux, non sans raison; avec lui, le trisaïeul quitte le musée, retrouve la parole; et tant pis s'il lui arrive de bégayer !

Il n'y a pas à s'y tromper, d'ail­leurs. Si Auhenque et V uillemin, tellement différents, donnent l'un et l'autre le sentiment d'une iden­tique liberté, c'est que l'un et l'autre réc!1sent l'angélique Tho­mas, administrateur d'une c~rétien­té en mal de théorie. Le thomisme est le mensonge de l'aristotélisme (comme on dit que Kant est la vérité de l'Age des Lumières). La métaphysique qui en résulte et qui sévit aujourd'hui encore jusque dans les manuels scolaires, est l'administration naïve de ce mem­songe. Naïve, mais point désinté­ressée (voyez, par exemple, pour édification, le traité paru récem­ment dans la collection Marabout, intitulé La Philosophie, sous la signature de Jérôme Grynpas).

Science sans nom

L'Essai sur la problématique ariStotélicienne de P. Aubenque tente donc de redécouvrir l'inspi­ration profonde du fondateur de la métaphysique. Métaphysique? Le terme n'apparaît pour la ' pre­mière fois qu'au premier siècle de notre ère. Pour Aristote, cette discipline fondamentale est « la science sans nom». Elle s'occupe non de ceci ou de cela, non de telle ou telle catégorie d'existants, mais de l'Etre en tant qu 'être~ On peut la désigner par l'expression « philo­sophie première». Qu'est-ce 'donc toutefois qui, étant premier, doit être dit en premier? L'être divin, incorruptible, immuable, semble-t­il. A la rigueur des termes, ce que la tradition va nommer « méta­physique », c'est la théologie ...

Mais il n'y a pas de théologie possible. Toute théologie est, dans son essence, négative: il n'y a pas, pour l'homme, de savoir de Dieu. Et, cependant, l'exigence d'une science de l'être, d'une ontologie, s'impose. Depuis qu'Aristote l'a définie, la pensée, selon P. Auben­que, n'a pas réussi à l'éluder. La « science sans nom » est « la science recherchée». Cette recherche est, dans son principe, ambiguë : eUe veut dire l'Etre, mais l'Etre, pour l'homme, « se dit de multiples manières ». Entre l'Etre et le langa­ge humain - entre ce dont les hommes parlent et ce par quoi ils communiquent - il y a, à la fois, connivence et divorce : l'Etre se montre d'une telle manière qu'au­cun discours simple n'y peut correspondre.

L'ontologie cherche à délimiter, en définissant des axiomes, le champ même du dicible : elle distingue ainsi l'essentiel et l'acci­dentel, le construit et l'expérimenté, le perçu et le conceptuel, le néces­saire et le contingent. Elle réalise, habilement, dans la maladresse qui

Le • qUi

lD.aître savent

est son lot, le rêve d'un savoir irréalisable. Elle est, par essence, recherche de la science plus que science s'achevant en corps doctri­nal : elle est indication de méthode plus que savoir constitué.

Bref, « la science recherchée» est « science introuvable». Par nature. P. Aubenque insiste sur ce fait - que l'interprétation chré­tienne a utilisé tout en le minimi-

de ceux

sance d'une finitude radicale qu'il y a à penser et à prendre comme telle? Il y a à savoir, d'abord, que « retrouver la science », c'est, selon la suggestion d'Aristote, accepter l'inachèvement. Dans l'ordre-désordre sublunaire, le dis­cours est multiple. Il s'articule logiquement, cependant, pourvu qu'on sache prêter attention à ce qui importe et qui demeure, pour

Arisiote

sant - que coupure entre naire - où dominante -

pour Aristote la le monde supralu­l'intelligibilité est

et le monde sublu-naire - le nôtre, celui où s'intro­duit, nécessairement, le désordre - est radicale. Inutilement béat, dans son organisation autarcique, parfaite et lointaine, le Dieu imper­sonnel régente, impersonnellement, le cosmos. Il invite cependant l'homme à construire cette ontolo­gie qui n'est pas science, mais argumentation dialectique. Substi­tut? Compensation? Reconnais-

l'homme, l'objectif essentiel ; s'y reconnaître dans la réalité percep­tive, dans le monde physique. Le détour par l'ontologie, contraire­ment « au long voyage» platoni­cien, a pour seule fin d'asseoir ce que l'expérience attestait: la vérité ' londamentale de la perception, administrée par le contrôle effectif du langage.

L'interprétation de P. Aubenque, dont on ne signale ici que les arêtes, prend le texte aristote1icien comme tel. J. V uillemin fait tout le contraire. Dans ces cinq études

La Quinzair.e littéraire, 1er au 31 aoÛl 1967.

- les deux plus importantes sont consacrées à la doctrine des « caté­gories » et à la théologie d'Aristote - il s'interroge sur la validité de démonstrations que l'on a coutume de commenter et de répéter sans jamais s'assurer de leur structure logique. Cet effort de clarification est remarquablement réussi. La formalisation à laquelle se livre J. Vuillemin dévoile un certain nom­bre de postulats implicites, de procédés de raisonnement que la pensée moderne ne reconnaît plus. Il s'agit moins ici de critiquer ou d'expliquer Aristote que de l'expli­citer et donc d'être en mesure de savoir ce que disent exactement les textes.

Il apparaît ainsi que la lporpho­logie (qui est celle à la fois du langage et de l'univers d'Aristote - traversée par les oppositions du particulier et de l'universel, du concret et de l'abstrait -) introduit une diversité qui rend tout à fait incertain le statut de la science de l'Etre en tant qu'être et qu'elle condamne finalement celle-ci à user du mode de raisonnement le plus faible : le raisonnement analo­gique. Depuis lors, la pensée s'est efforcée de simplifier et d'unifier cette morphologie èt cela , « en dégageant les structures générales de la Logique et des Mathémati­ques». Cette , abstraction, Aristote en pressentait l'importance : il ne

, pouvait la mener à bien.

Une délivrancê

Cette évolution positiviste, que J. Vuillen;lÏn juge positive, elle se marque aussi par l'élimination progressive d'une des notions-clés de l'aristotélisme, celle de puissan­ce. Celle-ci, exclue de la Physique, par la révolution galiléenne, s'était réfugiée dans les Mathématiques: « la conception ensemhliste» des Mathématiques a mis fin à ce préjugé. Quant à l'idée de Dieu telle que l'entendait Aristote, une réflexion sur la notion de cause en manifeste la confusion.

P. Auhenque nous sollicite de retourner à l'Aristote originaire; J. Vuillemin nous convie à passer au crible de la pensée exacte quel­ques-uns des thèmes les plus carac­téristiques de l'aristotélisme. Les deux types d'interprétation sont différents : le premier veut lui redonner sa jeunesse; le second le traite comme un auteur à qui la critique philosophique doit s'appliquer pour assurer son propre progrès. A celui-là, on peut repro­cher l'anachronisme «( sans doute , cet Aristote humaniste fera-t-il dresser quelques oreilles : l'harmo­nie qu'on décèle facilement entre certains aspects de la pensée moderne et lui n'est-rolle pas ... une harmonie préétablie», écrit J . Brtinschwig); à celui-là une foi positiviste. Mais, l'un et l'autre, en tous cas, nous délivrent de l'Aris­tote de l'Ecole.

François Châtelet

Page 24: La Quinzaine littéraire n°33

DROITS D· AUTBlfB

Après cinq semaines de délibéra­tions la conférence de Stockholm a fini de réviser c la Grande Charte -du droit d'auteur, la Convention de Berne (vénérable institution de 1886 remaniée quatre fois déjà, notamment à Rome en 1928 et à Bruxelles en 1948).

Les problèmes qui se posaient étaient essentiellement de deux ordres : d'une part, il fallait aména­ger le texte existant afin de tenir compte de certaines considerations techniques, comme le développement des moyens mécaniques de reproduc­tion des œuvres ; d'autre part, il était apparu nécessaire de faire entrer en ligne de compte des . impératifs politiques nouveaux.

En fait, tant que l'on est resté sur le terrain technique, les modifications se sont révélées mineures ; le texte antérieur était suffisamment au point après 80 ans d'usage pour s'adapter à la plupart des circonstances. Sur le plan politique, par contre, il n'en. allait pas de même et t'on verra en analysant les princ.ipales. décisions de la Conférence ~'ert défîniti\,te, le . pofiti<pJ1t a· empfétê même sar. te­tw:bnique. à. biea des ~

la princitMt était adhIis d!IIpui$ '-Qri.. p . de lia Ca:mmIiaR ,. lbIme ... l\t. gnIIId oktad& Il Ulla pt .......... efficace ... acdaUIS il! r,~ nisi­âit dans r.s plMII.DM th 1ndUc.­tion. s... ce peint. r. Bals CIIIlIIac> aB ...... éIIi .rt.is Il faiie das '_'IIeIS~ .... 11ft. paaw.ai1: ....... .. d6sGr.mais. cetr.... pe!JS iWent suftl'saM'IIIRt ~ pow 1e1lOllœ. l œ (IdIiJigIt. 1 lt"e • rI'er.l ti..

lit l)IiDcipaI ~, Il _oit fit Japoa _ .. JII6liIe te droit cfe ~ ctas 8IlfeuR éhngers- qua pendaat dix MS rau Ifea dia 50 .. .. ra mort • ratiWWl stest. refu.. sê. ataI'gPé SQŒ d~ actuer, à s'aligner su\<' la prote~troa lntet'1Ul'­tionala MaiS< il y .. un. fait pI'u$ grave. : t,'UJr$_S. n"accorœ pratique-. ment auctu\e' proteeti00 Intemationa­le dans ce domaine. Cr. PQtW es.sayer d'attirer ce payS' dans. l'orbite de. la Comœntion à laquelte· Ir Ft'adhère pas. encore-, les détêgtléa ont admis de creuser une brèche immense dans: te

AUTEURS

ll\ rt'y Il pas L~lQgtemps tpJ8' _ for­M81istu russes. Mt é.té renùs. brn.. ramm8ftt en h0nneur dans le- monde communiste. et red8œuverts: par le.s Occidentaux. CNdovslly qui était t'\JIl des. chaht- .. me du groupe aB a: subi les: vi:cis.siàldes..

tes fOrlllarl$teS, qui' coneevaieAt la Ifttérature CQI'tIRl& l1D& meNenfeus.a maebine. dont ifs "oufaient déroonter' te mécanisme et étudier- te mouve-­ment &'intêressafent pfus à la techni­que littéraile qu'au- message délivré par tes. œuvr.es ca qui leur valut. après. une l'teure de glol'Il, nombre de persécutions et d'humUtations au df:. but des années trente et le silence se fit SUt eux jusqu'à I.a déstaliolsa­tian. Cbklnvsky rINient maintenant à ses premières thé.orles. mars c'est pour les. concilIer prudemment avec un marxisme plus orthodoxe,. Dans les deux. volumes des Povestl 0. Proze IL examine. la littérature étrangère, d'Homère à nos jours, et la littéra­ture russe. Après être parti sur une

La conférence de Stockholm

système existant : désormais, le prin­cipe des réserves est élargi au point que tout nouvel Etat adhérent sera libre de refuser la protection du droit de traduction dans la mesure où sa propre loi nationale l'y autorise ; pour un avantage aléatoire et loin­tain (l'adhésion de l'U.R.S.S.) c'est là un retour en arrière qui ne peut man­quer de susciter de vives réactions.

On estime dans les milieux spécia­lisés que la France, défenseur trndi­tionnel des auteurs - à la fois par doctrine et par intérêt de pays expor­tateur de culture - s'est abstenue de faire jouer son droit de veto en raison des relations existant actuel­lement entre Paris et Moscou. Une atténuation a été apportée à cette dis­position sur proposition italienne : les pays lésés pourront appliquer la réci­procité aux pays c pirates - ; ceci constitue peut-être une satisfaction morale mais aussi une nouvelle trans­gression des principes conventionnels qui n'admettaient pas de représailles de ce genre.

DJroü. einématographique •

UlIt point sur lequel la France a eu gain de. cause mais qui ne compor­tait pas dïmplications politiques net­tes. Q:IIlCeIIIe les droits sur le film. la& Français s'opposaient dans ce dDmaiiIe aux Anglais qui réservent la pert du. lion au producteur, et aux AIIamaods qui n'exigent pas entre les auaurs, et les producteurs de contrat _il nettement définI. Par une astu­ca tedlDique et juridique, la France a _ salfsfaction en demandant le ren­.. .., problème aux lois nationales, de sorte que les producteurs devront !ralter par contrat l'étendue de leurs dnfts avec les auteurs s'ils ne veu­fent pas: aller au-devant d'ennuis pt.dfques- graves lorsque les films se­.rom projetés en France où seule la loi française s'appliquera. Grâce à cette IlSblce qui consiste à faire' entrer en Itgne de compte la loi nationale dans ce domaine part;iculier, la délégation fraaçafse s'est adjugé un succès de dJpfornatie juridique.

Pour le reste, elle n'a pas obtenu q,tle' fe respect de l'œuvre, (droit moralJ soit perpétuel, de sorte qu'il est limité à 50 ans après la vie de l'auteur. là aussi un droit de réserve subsiste. Enfin pour rester dans le

idée authentiquement formaliste et d'une actualité encore indéniable -à savoÎr que le mot est obscurci par l'objet qu'il désigne de sorte que ['écriVain a mission de restituer au publiC une vision neuve à la place d'une: représentation falsifiée - il finit par conclure que les plus grands auteurs de tous les temps n'ont cherdté à faire voir les choses sous UD lour nouveau que pour entraîner (consciemment ou inconsciemment) une condamnation de l'ordre social elCistant..

Lewi. Mumford

Urbaniste et philosophe, l'auteur de New York et t'urbanisme (Seghers éd.) ou de Technique et civilisation (le Seuil ' éd.), est sans doute l'un des. théoriciens de la Cité Future les pfus écoutés.

Il Vlent de publier chez Harcourt Brace & World un nouvel ouvrage qui est destiné, plus encore peut­être que les précédents, à instaurer une doctrine dans ce domaine. Non pas que: sa thèse soit d'avant-garde,

domaine des aménagements techni­ques, alors qu'on espérait unifier la durée de la protection à 50 ans après la mort de l'auteur, la Conférence a conservé à deux pays communistes le droit à une durée de protection plus courte (Pologne et Bulgarie).

Tels sont, en gros, les résultats de la négociation quant au droit pur : il e:, ressort que des considérations politiques ont entraîné d'une façon générale un effritement de la protec­tion des auteurs, mais sans consé­quences graves, sauf pour le droit de traduction.

Les pays du Tiers-Monde

Mais le véritable champ de bataille politique de la conférence était cons­titué par ce que l'on avait conçu comme un « protocole - et qui a don­né lieu à une bataille acharnée dont 'Ies résultats semblent contestables. En effet, les pays en voie de dévelop­pement réclamaient le droit de se servir des œuvres sans traiter avec les auteurs; or pour des raisons de politique internationale les gouverne­ments étaient enclins à leur donner satisfaction: de sorte que l'on allait assister au spectacle suivant: des Etats, dont la France, sous prétexte d'aider les pays sous-développés, con­sentaient à sacrifier les droits de cer­tains de leurs concitoyens (et non pas des plus riches ni des mieux par­tagés) à savoir leurs auteurs, dans quelque 80 pays. D'aucuns prétendent que la perte est minime, puisque ces pays manquent d'un marché culturel,

. mais on ne peut créer ce marché tout en refusant aux auteurs, principaux artisans de l'opération, l'exercice de leurs droits ainsi accrus.

La solution proposée par les édi­teurs français et la Société des Au­teurs et Compositeurs était sensée et sage : s'il fallait faire des sacrifices au nom de la morale internationale, autant que ces sacrifices fussent par­tagés : chaque gouvernement paierait un tiers du manque à gagner des auteurs ; c'est-à-dire que deux pays étant toujours en cause (celui de l'auteur et celui de l'utilisateur) ['écri­vain, par exemple, toucherait quand même les deux tiers de ·ses droits et abandonnerait le troisième tiers -solution de compromis, encore forte­ment préjudiciabte aux auteurs mais

bien au contraire. A l'étonnement général, il semble que les réflexions de Mumford qui l'avaient déjà amené à condamner le caractère anti-naturel de la ville moderne, le conduisent cette fois à des conclusions franche­ment rétrogrades : pour lui, il semble que la machine soit la cause de tous les maux de l'humanité.

Mais sa c mégamachine - dont il voit le prototype dans l'Etat politique et économique - sinon bureaucra­t ique - donne lieu à des développe­ments qui mettent en cause toute une conception claSSique de l' c homo faber -. Pour Mumford, ce n'est pas l 'usage de l'outil qui a fait de l'homme ce qu'il est 'mais le rêve et le langage.

Les ethnologues et anthropologues s'Insurgent déjà et le vieux penseur doit en ce moment faire face à une véritable levée de boucliers. On lui reproche notamment une méconnais­sance par trop grande des primitifs, qui seule ~eut être acquise sur le terrain. Selon les spécialistes, sa thèse ne serait qu'une vue de l'esprit. Elle n'en est pas moins séduisante.

néanmoins admissible. Or, l'on a assis­té à une curieuse dérobade du gou­vernement français - qui a d'ailleurs fait généralement cause commune avec les pays de l'Est, faibles expor­tateurs d'œuvres, donc peu lésés par c le Protocole " , mais prompts à accuser les auteurs d'impérialisme ; en effet le gouvernement français a combattu en commission (avant de s'abstenir au vote final) une proposi­tion israélienne visant à faire étudier par un organisme international les pOSSibilités de rémunération des au­teurs dans le cadre même du Pro­tocole. La proposition n'en a pas moins été acceptée.

La France aurait - dit-on - adopté cette position paradoxale de peur de voir les auteurs anglo-saxons béné­ficier, plus que les français, d'un fonds collectif de rémunération.

Le contenu du « Protocole»

Que contient donc ce fameux pro­tocole ? (( s'applique, tout d'abord à quelque 82 pays dont la liste avait été dressée par les Nations-Unies et qui sont tenus pour « sous-dévelop­pés • (l'Argentine, le Mexique et l'Uruguay qui figuraient sur la liste ont fait savoir qu'ils n'en demande­raient pas le bénéfice). Il est à noter que parmi ces pays figurent la You­goslavie ou le Venezuela.

Les privilèges accordés aux 82 Etats sont au nombre de trois :

1. Si pendant trois ans après la paru­tion d'une œuvre elle n'est pas tra­duite dans la langue d'un pays du Tiers-Monde, celui-ci pourra la faire traduire d'office moyennant une in­demnisation unilatéralement évaluée après avoir remis au consulat de l'au­teur une mise en demeure. Au bout de dix ans la licence devient défini­tive .

2. Même si aucune traduction n'est requise, une œuvre peut être repro­duite à des fins éducatives ou cultu­relles si elle n'est pas diffusée dans un pays donné au bout de trois ans, et dans les mêmes conditions.

(( faut noter que, dans un cas comme dans l'autre, les œuvres ainsi reproduites ou traduites sans l'auto­risation de l'auteur pourront être exportées dans d'autres pays du tiers monde.

3. Enfin si les fins poursuivies sont d'enseignement, d'études ou de re­cherches, dans le domaine de l'édu­cation les Etats du Tiers-Monde ont purement et simplement la .faculté de c restreindre • sans limite ni délai la protection des œuvres littéraires et artistiques pourvu que des dispo­sitions c appropriées - soient prises par la législation nationale pour assu­rer à l'auteur une rémunération con­forme aux normes de paiement des auteurs du dit pays. (( s'agit, en fait de retirer aux auteurs toute possi­bilité de discuter OU revendiquer le montant de leur rémunération, ce qui est en régression par rapport au droit du travail (quel syndicat accepterait que les salariés ne puissent discuter de la rémunération du travail ?).

La durée d'application du Proto­cole est en principe de dix ans renou­velables jusqu'à la prochaine confé­rence et au-delà jusqu'à la ratific1:l­tion du texte que celle-ci adoptera -soit quelque 20 ans, au moins.

D'aucuns ont fait remarquer que si l'assistance culturelle aux pays en voie de développement .était un de­voir international, il n'y avait guère de raison pour que, dans ce domaine ce soit les auteurs seulement, et non l'ensemble du pays, qui fassent les frais d'une aide accordée par leur gou­vernement ...

Page 25: La Quinzaine littéraire n°33

HISTOIRE CONTEMPORAINE

Alexander Donat Veilleur, où en est la nuit ? trad. de l'américain 1

par Claude Durand Le Seuil éd., 412 p.

A. Donat vécut les drames du ghetto de Varsovie, depuis l'instal­lation jusqu'à la destruction finale du plus grand « cimetière des vivants ». Déporté, il passa d'abord par le camp de Maïdanek et ensuite par d'autres hauts lieux du crime hitlérien. Aussi, s'attendant à lire un témoignage important, on prête d'avance à son Veilleur, où en est la nuit ? le préjugé le plus favorable, quitte à ne lui tenir rigueur ni d'inévitables répétitions de faits déjà connus, ni d'une sura­bondance d'exclamations et d'adjec­tifs peu nuancés.

D'où alors provient cet écart, de plus en plus gênant et de plus en plus pénible, entre le texte de ce livre et l'impression qu'il provoque chez un lecteur orienté déjà vers ce sujet?

Afin de se rappeler ce qu'il avait pu observer, M. Donat s'est trop fo~cément « documenté » dans des ouvrages parus sur les mêmes thèmes au cours des vingt années qui ont suivi la guerre. Et toute cette documentation qu'il a acquise ultérieurement au hasard de lectu­res hétéroclites, il l'inclut dans le texte de son lhre à titre de ... sou­venirs strictement personnels.

Pendant l'insurrection du ghet­to par exemple, M. Donat (qui n'a pas été lui-même combattant) vé. cut dans les insolites conditions d'un abri camouflé. Au lieu de s'en tenir à l'optique qui fut la sienne, il préfère néanmoins prétendre qu'à p;<nlr de sa cachette il a su observer le déroulement des com­bats (livrés - ne l'oublions pas - dans plusieurs secteurs éloignés et séparés les uns des autres !). Les décrivant, il confectionne et accumule, sans l'avouer, de piètres

Un témoignage arbitraire

Varsovie, 1943.

résumés de diverses publications dues à d'autres auteurs que lui.

Dans le même chapitre, il dé­peint avec force précisions' le com­portement d'une foule chrétienne dans la zone dite aryenne : comme s'il y était. En vérité, il ne .fait que reproduire, détail par détaû, voire réflexiQn par réflexion, le récit documentaire de l'excellent écri­vain A. Rudnicki, non sans l'apla­tir pourtant. Il y a mie'ux : il n 'hésite pas à « consigner » les dé­cisions et les démarches ~errières du général SS Stroop, commandant les forces hitlériennes engagées contre le ghetto. Il cit~ même textuellement les extraits des rap­ports que ce dernier a adressés à

ses supeneurs. Et tout cela~ !"épe­tons-le, à titre de souvenirs stricte­ment personnels.

Ce procédé de très mauWIÎs aloi dorine malheureusement le livœ tout entier! aussi bien les descrip­tions d'ordre général que les « in»­tantanés» saisis (prétendument par l'auteur lui-même) sur le vif_ L'absence de discernement de M. Donat aidant, il incruste dans son texte même des anecdotes (1JU'on peut trouver dans les ouvrages sur l'humour noir du ghetto), mais en présentant leur contenu comme des faits réellement S'Urvenus. Une sim­ple comparaison des publications d'où il a décalqué ses « observa­tions » avec l'usage qu'il en fait en dit long. Surtout là où il dénonce

le comportement de ses co-victimes, il en rajoute : n'importe quoi et n'importe comment, pourvu qu'il puisse dépasser en noirceur Cf~ qu'il a pu dénicher dans les livres anté­r ieurs au sien.

Ayant une fois pour toutes réser­vé sa tendresse pour lui-même et pour son épouse, il n'a pour les autres personnes que la générali­sation facile et les jugements qui, se voulant intraitables, ne prouvent tout au plus que son faible pour une creuse rhétorique de pacotille et une absence de toute réflexion véritable.

Sous une apparence de témoigna­ge, nous avons ainsi affaire à un entassement arbitraire de reader's digest : dénaturé par une gratuite tendance aux enchères, assaisonné par une auto-admiration sans faille, il est vrai, mais aussi sans une ombre de fondement perceptible.

J'insiste là-dessus, et pour cau­se. Après le Cl t.em~ des témoigna­ges:D relatifs à l'occupation nazie, nous assistons en effet au CI: temps des sensalirms » .sm- ces milmes thèmes_ N'a-t-4m pas récemment 'V1l

.un jeune diibu.tant 'eIl mal cle pu­h1icifé faire ~ un prétmu1u. « documeataiœ .. et - après ''{IIe .ses :alLimlstjQDS lIÏea't èlé pmu­ries et l"eII.IluI!s ...auiœs - pu4er., camme si ole :ciea. SI. ~était. JI'tw.... lOJWIll ! ~ ~ ~ de "ftÙr demain 'œl n:scapé, «:eUe fois· à mtt ....... "Ïope qai, dési.reax de ~ eu· walem- lIIIIl ml~ .t8l'­àif, ~ ~ !IIIIl kmr ~ alla­hu1atiOJ'B deS mm-wers en les présenlant 'CDJI1lDe les fIOUvenÎ'rs d'un témoin oculaire ?

La belle préface que mon ami Elie Wiesel a eonseDÛ .à .écrire pour .cet 01lvr&ge m'a surpris.. Plein de bonne foi, il n'a pas SO\tp­çonne :sans doute la véritable pr0-venance des envolées de l'autenr~ I! suffit au demeurant de lire attentivement .cette préface, pour y déceler les grands doutes du pré­facier.

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l" nouvelle bibliothèque scientifique " 1

dirigée par FERNAND BRAUDEL, Professeur au Collège de France FRANCK BOURDIER PIERRE FOUGEYROLLAS FRANCIS NEWTON PRÉHISTOIRE DE FRANCE MODERNISATION DES BOMMES UNE SOCIOLOGIB DV lAU

exemple du Sénégal

JEAN COHEN JEAN STOETZEL

STRUCTURE DU LANGAGE POÉTIQUE VLADIMIR JANKELEVITCH LA PSYCBOLOfJIB SOCllLB LA MORT \

THEODOSIUS DOBZHANSKY

L'HOMME EN ÉVOLUTION EMMANUEL LE ROY LADURIE HISTOIRE DU CLIMAT

E- JE" DEPUIS L'AN MIL

FLAMMARION

La Quinzaine littéraire, 1" au 31 août 1967. J5

Page 26: La Quinzaine littéraire n°33

La Russie Hélène Carrère d'Encausse Réforme et révolution chez les musulmans de l'Empire russe. Bukhara 1867-1924. Armand Colin éd. 320 p.

Quand en 1867, les Russes pénétrèrent par la force des armes dans le territoire de l'émirat de Bukhara, ils trouvèrent dans ce territoire perdu d'Asie ce~trale une société musulmane qui pouvait à juste titre être considérée comme l'une des plus arriérées du monde, dont .les structures économiques, juridiques et mentales n'avaient, apparemment, guère évolué depuis l'époque de Tamerlan.

En règle générale, en Asie comme en Afrique, la conquête coloniale et la pé-

nétration de l'économie capitaliste ac­compagnées de l'écroulement plus ou moins rapide des structures traditionnel­les, comportaient du moins des éléments positifs en permettant aux populations indigènes d'accéder à une culture techni­quement ,supérieure. A Bukhara, on n'ob­serva rien de semblable. Le régime ar­chaïque de l'émir fut préservé avec son administration médiévale, ses · tribunaux religieux, ses écoles qui ne dispensaient plus qu'un enseignement scolastique sclé­rosé, ses techniques primitives de produc­tion.

Cinquante ans plus tard, à la veille de la révolution de 1917, rien en appa­rence n'avait changé. Or, cette immo­bilité n'était qu'apparente. Des forces révolutionnaires locales étaient en œuvre dont l'action, conjuguée à celle extérieure des bolcheviks russes, allait en quelques années faire éclater les structures ana­chroniques de l'émirat. Entre 1917 et 1924, Bukhara, emporté dans la tour­mente de la Révolution d'octobre, a subi une transfoi'mation brusque et brutale qui devait mene]," ce pays arriéré et ses habitants du haut moyen âge à l'ère du socialisme.

C'est l'étude détaillée de cette crise extraordinaire, unique dans son genre, et l'histoire de ses principaux acteurs, les réformistes musulmans, qui constituent l'objet du récent ouvrage de Hélène Car­rère d'Encausse. La lecture de ce travail intelligent et impartial 1, admirablement préfacé par Maxime Rodinson, est pas­sionnante car, selon une formule heu­reuse de Rodinson: « Dans ce coin de l'Asie s'agitaient déjà inaperçus de la grande scène du monde des prototypes des dramatis personre d'aujourd'hui. " La révolution à Bukhara a été « une pre­mière représentation des problèmes cru­cioux d'aujourd'hui '1. Elle ne fut en effet qu'un aspect local mais particuliè­rement typique. de la grande crise qui agitait alors le monde musulman et mê­me tout le tiers monde, avec ses acteurs classiques. D 'un côté les nombreux et puissants défenseurs fanatiques du pas­sé, groupés autour de l'émir : bureau­crates, serviteurs du culte, grands pro-

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priétaires fonciers... Face aux conserva­teurs, les novateurs intellectuels, institu: teurs, écrivains, « étrangers », principa­lement des Tatars de la Volga, ou autoch­tones ayant vécu à l'étranger, à Constan­tinople, Le Caire ou Beyrouth, qui pré­tendaient réformer de fond en comble la société, abattre l'absolutisme, concilie]," l'Islam avec le progrès du monde mo­derne et libérer les masses populaires de l'oppression et de l'ignorance. Entre les deux adversaires, le peuple bukhariote indifférent d'abord, puis paradoxalement de plus en plus hostile à ces intellectuels qui prétendaient faire son bonheur en brisant les cadres idéologiques tradition­nels auxquels il était passionnément at­taché.

La description de ce phénomène évoque des comparaisons frappantes avec maint pays du tiers monde, où la ' même rupture mentale se produit entre . les masses et les novateurs qui se croient appelés à les conduire sur la voie du progrès et du bonheur. Mais à Bukhara un autre conflit plus grave venait de surimposer sur cette lutte classique des modernistes contre les conservateurs, celui opposant l'indigène musulman au Russe, fonction­naire tsariste, ou représentant du pouvoir bolchevik. .

La partie la plus passionnante et la plus originale de l'ouvrage est ~onsacrée à ce second drame et plus précisément à l'analyse pertinente de la confrontation de deux idéologies : le socialisme dans sa forme russe, et le nationalisme mu­sulman, idéologie encore imprécise, mal théorisée mais puissante et d'autant plus séductrice qu'elle était mal définie. D'abord alliés contre l'adversaire com­mun - le tsarisme - et associés dans le partage du pouvoir, puis rivaux, les bolcheviks russes et les nationalistes musulmans allaient finalement se retrou­ver, en 1924, irréductiblement opposés les uns aux autres, recréant ainsi une situa­tion comparable à celle d'avant 1917, Pour l'indigène, le Russe redevenait l' .« étranger » dominateur tandis que pour le révolutionnaire russe, l'indigène musulman était un arriéré incapable de comprendre ce qui est bon pour lui -la dictature du prolétariat - .et dont il fallait mater les révoltes menées au nom de la défense de la tradition.

L'ouvrage de Mme Carrère d'Encausse est une. contribution de qualité qui vient enrichir la collection de travaux français récents sur , le . problème national en Russie. II ne manquera pas d'intéresser non seulement les slavisants et les orien­talistes, inais tous ceux qui suivent le problème si complexe des mouvements nationaux dans le tiers monde.

Alexandre Bennigsen

1. L'ouvrage est sérieux, bien documenté et comporte une bibliographie impression­nante, mais dont le choix paraît quelque­fois discutable. L'auteur a tendance à mettre sur le même plan les sources essentielles et les études de seconde, voire de troisième main. En règle générale, les travàux français sur le sujet sont systématiquement ignorés ou du moins ne sont pas cités, tandis que des travaux aussi médiocres que celui par exemple de Serge A. Zenkovsky, Pan-Turkism and Islam in Rlfssia, Cambridge, 1960. le sont trop abondamment.

L'Inde Georges Fischer Le Parti travailliste et la décolonisation de l' Inde Maspéro, ~d. 338 p .

Les conceptions des travaillistes sur la question indienne ne sont ni homogènes ni précises : il y a presque autant de points de vue que de leaders qui s'inspi-

rent, suivant des dosages changeants, de presque tous les courants doctrinaux qui ont marqué la pensée politique britanni­que : libéralisme, positivisme, tradition benthamiste, utopisme d'Owen, etc., et même marxisme, en ce qui concerne du moins l'LL.P. .

Au-delà des nuances et des discordan­ces, existent cependant, au sein du La­bour , un certain nombre de vues com­munes ou apparentées. A de rares excep­tions près - E.B. ~x qui rêve de voir de jeunes Anglais aventureux aller soute­nir la résistance que les peuples colo­niaux opposent à la destruction de leur civilisation par l'impérialisme - les tra­vaillistes ne mettent guère en doute la légitimité de la mission que l'Angleterre accomplit aux Indes - il appartient au gouvernement angla1s et au Parlement où les travaillistes pensent acquérir des moyens d'agir en ce sens, de guider les Indiens vers l'apprentissage d'institutions qui les rendront aptes au seH-govern­ment ... Sur les voies qui peuvent conduire à cette transplantation des institutions politiques anglaises ·~iu Indes, ·on discute beaucoup; les uns pensent qu'il faudrait démocratiser les Etats princiers et leur rendre vie, d'autres songent à india­niser avec une lenteur prudente le Civil Service, ou b~n se demandent si les com­munautés villageoises de l'Inde ne pour­raient pas constituer un cadre adéquat pour un déb~t d'auto-administration.

Peu informés des réalités indiennes, les dirigeants du Labour se bercent vo­lontiers de l'idée que l'Inde pourra éviter l'étape du capitalisme pour évoluer en même temps que l'Angleterre vers le so­cialisme grâce à l'action parlementaire du travaillisme. II est vrai que leurs conceptions .sur l'avenir ·socialiste de l'Inde ne sont guère que la projection de vues qui ont été élaborées à partir de l'expérience anglaise : lorsqu'ils voient dans les communautés villageoises indien­nes les embryons d'une société socialiste à venir, ils transposent simplement leur doctrine du « socialisme municipal », lorsqu'ils souhaitent que l'industrialisa­tion de l'Inde soit entreprise par l'Etat afin que soient évitées aux Indiens les cruautés de la phase bourgeoise, c;est encore la doctrine anglaise du « socia·

' lisme d'Etat » qui les inspire. Leur idéal aurait été, au fond, que les masses in­diennes s'organisent sur le modèle du Labour, qui les aurait guidées, en même temps que les travailleurs britanniques, vers une réalisation g·raduelle du socia· lisme.

Ces vues paternalistes ne changerônt guère entre 1919 et 1939. La révolution russe, l'éveil de l'Asie; le renforcement du nationalisme indien, contraignent le Labour à se préoccuper davantage de la question indienne. Mais si les. travail­listes admettent, non sans restriction, le droit de l'Inde à s'auto-déterminer, ils n'abandonnent pas pour autant l'idée de maintenir l'Empire. II leur appartient de le sauvegarder, bien mieux que ne le feraient les conservateurs, en le faisant évoluer vers un Commonwealth au sein duquel les nationalismes, les 'oppositions raciales et les antagonismes économiques seront dépassés. « Les communistes veu-,. lent faire éclater l'Empire, le Labour veut ' le socialiser. »

Très vite cependant le mouvement na­tionaliste de l'Inde s'écarte des voies que · les travaillistes auraient voulu voir sui­vre aux Indiens. Eux-mêmes partisans d'une évolution graduelle, les nationalis­tes ont accepté la coopération avec les travaillistes. Mais les timidités et les len· teurs du Labour les déçoivent et à me­sure que les masses indiennes sortent de leur inertie, les nationalistes affirment que c'est d'abord aux Indiens qu'il ap­partient de diriger leur propre action politique. La configuration que prend le nationalisme indien et les revendications qu'il formule mettent les travaillistes mal à l'aise. La mise en question des valeurs de l'Occident par Gandhi, les passions religieuses auxquelles il fait appel, les méthodes, pourtant pacifiques de non­coopération et de boycott qu'il préconise, font redouter aux travaillistes que l'agita­tion indienne ne compromette les résul­tats de l'inlassable patience par rapport

Quatre à laquelle s'ordonne toute la politique du Labour.

Mais, surtout, les aspirations des natio­nalistes ne correspondent pas à l'avenir socialiste dont les travaillistes avaient rêvé pour l'Iude et ceux-ci sont prompts à redouter que le Parti du Congrès ne conduise les travailleurs indiens vers un regIDle d'oppression .plus lourd encore que celui que leur a fait subir l'Angle­terre . . Cette :eréoccupation n'est pas d'ail­leurs sans arrière·pensées : les industries indiennes, en ~ncurrençant celles de l'Angleterre, . ne provoqueront-elles pas des difficultés dont souffriront les ou­vriers britamllques ? Sans rompre avec les nationalistes, les travaillistes s'efforceront de soutenir le dcfveloppement d'uA syndi­calisme indien, qu'ils auraient volontiers opposé au Parti du Congrès, " pl\rti des millionnaires ». Mais dans ce domaine encore . leurs ~spoÎTs seront déçus : les syndicats indiens mettent au premier plan la lutte c"}ltre le capitalisme étran­ger et ne se la:,~nt pas séparer du na­tionalisme. La · sociétÉ' indieune refuse avec obstination d'entre~ dans les cadres qu'avait prévus )Jour elle le socialisme britannique.

Les années qui suivent la Deuxième guerre mondiale ne feront qu'accentuer ce divorce : « T"u.- ne pouvons plus amener au socialisme l'Inde, Ceylan, la Birmanie, . il faut, leur ilccorder l'indé.­pendance », admet Br/ü4;ford en 1945. La réalité a fini par faire céder « le po~ds des concepts ll .

Le Pérou François Bourricaud Pouvoir et société

Pierre Souyn

dans le Pérou contemporain Cahiers de la Fondation nationale des Sciences · politiques Armand Colin, éd. 318 p .

Est-il possible de comprendre, et de décrire, . les structures sociales et les mé­canismes du pouvoir d'un pays qui, comme le Pérou, ne 'relève d'aucun mo­dèle classé, en n'utilisant qu'un matériel à la portée de l'homme de la rue : presse, romans, discours politiques, manifestes de propagande?, Le livre de François Bourricaud apporte une réponse affirma­tive et exemplaire à cette question. ..

Certes, l'exploitation de ces don.nées puisées · dans le tout-venant des informa­tions publiques est-elle effectuée par un spécialiste, disciple de Parsons, qui · do­mine les techniques de la recherche socio­logique, · et qui a mené des ènquêtes · systématiques · dans diverses régions du Pérou. Mais loin de faire montre d'ins. truments de mesure réservés ou de s'ex­primer en jargon d'initié, l'auteur entend mèner sa recherche et conduire son rai­sonnement en honnête homme. Si bien que l'on retrouve . dans son étude une vulonté ' de participér à la l'rise de cons- . cience péruvienne, telle qu'elle s'ébau­che actuellement. L'emploi d\i.n vocabu­laire simple permet au chercheur de participer à · la création d'une opinion publique. C'est pourquoi les études de François Bou~ricaud sont discutées dans les quotidiens et revues de Lima "'!ns qu'aucune réserve portant sur sa qualit,é d'étranger soit jamais formnloie. .

Ce n'est pdS que l'auteur · ménage les intérêts ou les susceptibilités des person­nages et des groupes qui occupent la scène publique. Il est souriant, compré­hensif et dur à la fois. Sa description des théories économiques et financières du milieu d'affaires qui s'exprir.< Jans les . cplonnes de la Prensa - un des grands quotidiens de Lima - exclusive­ment basée sur des citations vaut une charge polémique. Les extraits carl.cté­ristiques de discours présider:.!iels auraient leur place dans une .anthologie prudhom. mesque. Çà et là, un détail noté '-omme

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continents

par hasard situe le doctrinaire dans un chapitre consacré à la doctrine.

L'étude porte essentiellement sur la période qui va de 1956 à 1964, période riche en expériences politiques et en in­terventions des diverses « puissances » réelles, qu'elles soient économiques, com­me les grands groupes oligarchiques, « populaires» comme l'A.P.R.A. de Vic­tor Raul Haya de la Torre, puis 1'« Ac­cion Popular -;; de Fernando Belaunde, ou « techniques », comme les forces ar­mées, ou encore de style nouveau, comme les diverses tentatives de guérilla. Elle prend comme point de départ la, vue com­munément admise d'une société où l'oli­garchie règne souverainement et dont le jeu consiste à perpétuer un contrôle poli­tique absolu, alors que les transforma· tions de cette société, l'entrée en scène de populations de plus en plus nombreu­ses et de plus en plus exigeantes font s'accumuler des forces explosives.

A y regarder de plus près - et c'est là que la lecture systématique de la pres­se apporte un matériel précieux et pas­sionnant - cette oligarchie n'est ni uni­fiée ni immobile. Elle tend certes à conserver ses privilèges, à entretenir une certaine mentalité de suprême arbitre disposant des moyens de répression. Mais cette conception correspondait à un Pé­rou où l'oligarchie était la société, où une grande partie des populations était marginale, où les clientèles étaient do­ciles et strictement dépendantes, où l'Etat était réduit à quelques services dirigés par des parents ou des fidèles. La conception peut se survivre, mais elle ne reflète plus toute la réalité. En­tre propriétaires terriens la cassure de­vient évidente quand le problème de la réforme agrai.re se pose, car les intérêts liés aux entreprises de la côte ne sont pas solidaires de ceux des vallées et des plateaux andins. Libéraux et nationalistes se séparent et se combattent. D'autre part, l'autorité du « gamonal ,. ne peut plus s'exercer directement que là ' où la société d'autrefois s'est conservée intacte; mais dans les villes, et pour les mille questions po~ par l'urbanisation et l'industrialisation, des groupes, des ser­vices, des pa.rtis, des administrations in­terviennent ou fonctionnent suivant des règles nouvelles. Le roman de Ciro Ale­gris, El Mundo es ancho y ajeno, où étaient décrits les rapports entre patrons, cholos et Indiens, ne reflète plus un Pérou contemporain, plus complexe, moins compartimenté, davantage interdépendant, et où par conséquent les jeux politiques correspondent à de nouveaux espoirs, des volontés plus nettement exprimées, ou tout simplement à des « présences 1> que nul ne peut plus ignorer.

La grande aventure de l'A.P.R.A., ten­tative de m<ll>ilisation de tout ce qui n 'était pas oligarchie pour balayer l'oli­garchie et orgauiser un Pérou authenti­que, où le parti eût marqué l'Etat de sa jeunesse, de son idéalisme et de son esprit communautaire, semble elle aussi avoir perdu son caractère totalisant pour se limiter à la recherche d'une partici­pation aux changements, dont le caraco tère prosaïque est compensé par l'insis-

tance mise à souligner les considérations morales qui cimentent le mouvement et apportent aux évolutions tactiques de Vic­tor Raul une caution doctrinale.

C'est le drame de ce que François Bourricaud appelle (1 ln petite gauche ir­réductible JJ de se heurter, en voulant reprendre l'idée de la mobilisation popu­laire et de l'assaut à l'oligarchie, à tout ce qui - organisations et militants - se trouve déjà engagé dans une société qui se crée en dehors du grand affrontement que laissait prévoir la société ancienne. Entre la volonté de combat des forma­tions d'extrême-gauche et l'extraordinaire habileté des groupes oligarchiques à se cramponner, se placent les espoirs, les velléités, les participations effectives, étendues ou limitées, d'un Pérou qui n'est plus celui du XIX' siècle sans pour autant être déjà celui de l'expan­sion économique, de l'intégration des p0-

pulations indiennes, d'une classe d'entre­preneurs et d'un Etat d'efficace admi­nistration.

L'échec d 'un Hl' go Blanco, sans doute le plus intelligent et le plus responsabl~ des leaders révolutionnaires, s'explique évidemment par la répression et par la pression des grands « latifundistes » de la vallée de la COllvencion, mais sans douk plus fondamentalement par le fait que ).,'8 membres d(',~ syndicats et des ligues I-:\ysannes évaluaient l'action et la violence en f\lnction de changements li­mités et non d'un bouleversement révo­lutionnaire apocalyptique.

C'est par des considérations et des in­terprétations . de ce type que l'auteur examine, , 'ette fois en des termes plus théoriques, les perspectives probables que détermine l'accumulation des foyers d'in. quiétude, de ,mécontentement et de re­vendication, notamment dans la sierra et dans les bidonvilles. Cettt> addition d'éner­gies explosives débouche,-t-elle nécessaire­ment sur un grand nouvement révolu· tionnaire, et le problème se limite-t-il, pour les lead~rs partisans de la voie cour­te. à trouver -le type de détonateur par­fait? Tout en laissant l'interrogatic;m posée, François Bourricaud laisse enten­dre que l'hypothèse d'un dynamitage des structures ~~iales péruviennes est peu probable.

Le livre se défend d'être prophétique. Son auteur, après une démonstration de savoir et de flair, demeure modeste; il se borne, en conclusion, à souhaiter u l'émersence d'un appareü d'informa­tion et de résulation qui permette à la société péruvienne de sentir un peu miew: ses propres problèmes - à défaut de pouvoir ~es résoudre ».

Louis Mercier

Tiers-Monde

Guy de Bossehère Autopsie de la colonisation Albin Michel, éd. 325 p.

L'Europe n'est plus seule à donner un sens à l'Histoire; tel est le constat que fait Guy de Bosschère dans une Autopsie de la colonisation qui est ainsi, en tout premier lieu, une certaine autop­sie de l'Europe. Ce livre est une médi­tation sans pitié sur l'Europe et sur son destin examiné à partir de ses origines, qui remontent, comme chacun sait, à l'aurore grecque de notre civilisation. Ici, voici vingt-cinq siècles, s'est allumée pour la première fois la lumière de l'Occident, dans des circonstances tout à fait singulières.

Au moment où l'ensemble de ce qui constitue aujourd'hui le tiers monde sem­ble assoupi dans les systèmes, soit de so­ciétés dites " primitives 1>, soit des Etats dominés par le cc despotisme oriental », une forme nouvelle d'organisation de la société, du pouvoir, des relations entre les classes a pris naissance du côté

La Quinzaine littéraire, 1" au 31 août 1967.

• • • • • • • • • • • • d'Athènes. Ce nouveau système est fon- •

dé sur la propriété privée; il porte en • lui une dynamique interne, un ressort neuf, une capacité particulière de dé- • veloppement qui va changer la face du • monde. Retrouvant ici une idée chère • à Georges Gurvitch, Guy de Bossehère • nomme « prométhéenne » cette forme • nouvelle d'organisation politique et so- • ciale entreprenante, et qui porte en elle, • nécessairement, l'expansion. • Dès lors, voici réunies les conditions • pour la conquête · et la domination, " du • monde. Cette conquête progressive pren- •

~e: ;de:n~~sa~ ~=rtupe':nU:e!;S ~i:; • la recherche constante du ' profit. L'hom· • me européen veut avant tout son bien· • être. Sans doute, les aventuriers promé- • théens, les soldats de la conquête seront- • ils un jour remplacés par des bureau- • crates. Mais le processus sera toujours • et partout le même; la colonisation ne • sera qu'une longue spoliation, une mise • à sac de l'humanité tout entière. Cctte • histoire faite . de meurtres, de vols, de • traite des nègres. Guy de Bossehère la • décrit, la peint comme une épopée ,can- • daleuse. Dans la phase ultime, les ad· ministrateurs envoyés par la Métropole • auront pour mission de gérer les biens • arrachés aux peuples asservis. •

Ce mouvement trouve sa véritable • naissance avec la fondation de Cartba~e, • et son-., aceès à une autonomie au mOIllll • relative. Carthage se développe en dehorS • du processus qui se déclenche avec les • Grecs. C'est l'exception à la règle. Et. • sans doute, à parler avec des images • empruntées à une phase postérieure, • ce n 'est pas la seule possession d'Ibiza • qui suffirait à faire de la ville de Tanit • une puissance coloniale, un empire colo­nial. Pourtant, la colonisation est déjà • à l'œuvre dans la transformation en terri- • toires dominés des domaines conquis sur • le pourtour de la Méditerranée, alors • même que l'asservissement des popula- •

Le prochain # DUmerO de

• sera mis en vente

Jeudi 31 Août

tions n 'y prend pas les formes radicale.s .' •••••••••••••••••• que nous connaîtrons ultérieurement. . ,

Ici, la tâche devient difficile. Il ne :.:. E S P R , T' s'agit pas, en-Cffet, de fixer, comme le fait l'auteur avec rigueur dès les premiè­res pages, Ull vocabulaire de la coloni­sation. Il s'agit avant tout de savoir ce que l'on doit faire entrer dan! cette catégorie, sans rien omettre, mais en évitant en même temps de vouloir tout • interpréter à partir de là: les grandes • ................. . invasions, certaines formes de domination • dues aux guerres saintes et à la propa' • gation des religions. Ainsi, les Croisades • conduisent à certaines formes de la co- • Ionisation. Mais pas le développement de • l'Islam; pas ses conquêtell. Guy de Boa- • chère soutient que ' les « Arabes » n'opt • pas asservi les peuples islamisés. La con- • version suffit ici, pour passer dans le. clan des vainqueurs, pour entrer dam. (1 l'Intemationale islamique ,.. Le chris­tianisme européen, au contraire, est une • arme dans l'arsenal du colonialisme : les • peuples africains convertis par des prê-. tres européens sont maintenus dans la. dépendance. Leur foi nouvelle ne les. sauve pas en ce monde. •

En quelques pages alertes, nerveuses •• et toujours d'un style serré, dur, haletant. parfois, l'auteur dét~t ~ à plais~r.

. certaines légendes. C est bien un travail. de chirurgien et qui travaille, a~it dit • Trotsky, (1 au ~uteau » ; le . ton co"!l'. traste avec celm de nos mant,els d'his­toire, ou même parfois, de phil(\~phie où • s'étalait une certaine imagerie coloniale,· assez complaisante à ces idoles que Boa- • chère jette ainsi, chemin faisant, par •• dessus bord. Il décolonise comme on. « déstalinise » ; en détruisant les My­thes; en brûlant les mausolées ; . iI

délivrant l'esprit.

POÈTES PORTUGAIS

• BRÉSIL 1967

par J.-M. Domenach et M. Moreira Alvès

• L'HERM,ÉNEUTIQUE

• LE

M,OYEN - ORIENT •

On aura certainement déjà deviné, au terme de ce - trop bref aperçu, combien ce livre, par le ton comme par les thè­ses, est proche des ouvrages de Fano~.

Il l'est aussi, - et peut-être d'abord, par JUILLET-AOUT 1967 le pessimisme de Guy de Bosschère à 6 F l'égard de l'Europe. Le vieux continent est au bout de son histoire. Il ne peut plus rien. Seuls peuvent prendre le re­lais, pour de nouvelles constructions, les « damnés de...Ja terre ».

Georru Lapœsade :

ESPRIT 19, rue Jacob, Paris, &e

C. C. P. Paris 1 1 Sot-51

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BEVUES

Le conflit Israélo-arabe Numéro dossier • Les temps modernes -, 991 p.

Oue reste-t-II aujourd'hui de ce nu­méro spécial des Temps modernes sur la s,ituatlon au Proche-Orient, dossier de près de 1.000 pages, en gestation depuis un an environ et terminé juste à la veille de la guerre de six jours? Les libéraux des deux bords semblent avoir perdu la partie. Où sont les rêves de l'Irakien Nissim Rejwan sur l'épanouissement du judaïsme dans le monde islamique, souvenir du grand philosophe Bahya ibn Pakuda? Et du côté des Israéliens, que reste-t-II des spéculations sur l'Intérêt bien compris des Arabes, qui est la paix et non la guerre (Vossi Amitay), la contribution de l'Etat d'Israël à résoudre les pro­blèmes économIques des pays arabes (Shaul Zarhl)? les passerelles d'un camp à l'autre se sont effondrées: l'op. tlmlsme du communiste juif Meir VII­ner, la disponibilité du Druze Israé­lien Salman Falah. Une dure leçon est donnée à la gauche Israélienne (Slmha Flapan) sur les poSSibilités d'une gau­che arabe. Rien n'aura été plus ou­trancier, pendant la • drôle de guerre -et après le déclenchement du conflit, que les Etats prétenduement socialis­tes de l'arablclté. Enfin, toutes ' les combinaisons en vue du retour des réfugiés palestiniens sont dépassées (ceux-cI se trouvent maintenant, pour 80 % d'entre eux, à l'Intérieur du nouveau système Israélien), et le pro­blème des Lieux Saints se repose en entier. Atallah Mansour, Arabe chré­tlan Israélien, va se réjouir, tandis que s'inquiètent les masses musulmanes du monde arabe et les chrétientés d'Orient. Le calcul des responsabilités, lui-même, selon lequel en 1948 les Ara­bes auraient eu tort et en 1956 les Is­raéliens, s'efface devant le nouveau total à faire.

Subsistent seulement chez ces dix­sept Arabes asez représentatifs, chez ces vingt-six Israéliens de tous bords - majorité gouvernementale et oppo­sition, dont quatre Arabes et un Druze - que Claude Lanzmann nous présente avec beaucoup de simplicité,

TAXES

le ministre des Finances a décidé de pénaliser la littérature moderne et c'est bien l'un des aspects les plus étonnants des mesures économiques en cours .

Jusqu'à présent, le livre était l'objet de deux taxes différentes : - D'une part, la T.V.A., soit 10 %, était perçue sur le prix de gros du livre, c'est-à-dire sur une somme qui représentait 66 % du prix de vente. Le montant de cette perception s'éle­vait donc à un dixième de 66 %, soit à 6,6 % du prix fort en librairie. Pour un volume que le lecteur payait 10 F, l'Etat prélevait donc automati­quement 0,66 F, au départ. - D'autre part, les libraires payaient de leur côté la taxe dite • locale -, soit 2,85 % du prix fort. Pour le volume de 10 F, cela faisait encore 0,285 F. - Au total, le publiC versait, au titre de cette double imposition quelque 0,95 F pour chaque achat de 10 F.

Cette curieuse conception de l'en­couragement à la culture qui consiste à favoriser la lecture des anciens et à pénaliser èeux dont dépend, en dé­finitive, la perpétuation de cette mê­me culture n'est pas sans avoir d'au­tres répercussions, pour le moins étranges.

Ainsi, il était admis que l'auteur percevait en moyenne 10 % du prix

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Israël et les Arabes

des espèces de raisonnement de ca­ractère mécanique. Lanzmann nous ex­piique, en effet, que les collaborateurs ar.abes à cette publication ont récusé (qu'II soit classé dans la nomencla­turo des • points de vue arabes -, ou dans celle des • points de vue israéliens -) la signature de Razah Abdel-Kader, Algérien, partisan fervent d'une réconciliation. Et puis, il est bien vrai que les attitudes conventionnelles l'ont emporté, ce qui ne manquera pas d'attrister, de surcroît, la gauche européenne pour laquelle, nous dit Jean-Paul Sartre, le dossier avait été établi.

Dans ce contexte, Dov Barnlr pose la question fondamentale : si le sio­nisme est vraiment une des solutions Indispensables au problème des juifs, où y a-t-Il, de par le monde, une terre susceptible de les accueillir? L'exa­men de l'ensemble de ces difficultés est abordé par deux des collaborateurs européens de la livraison - ils sont Juifs français, de gauche, et de la même génération : Maxime Rodlnson et Robert Mlsrahi. Chacun bâtit une hypothèse. le premier à partir d'un judaisme sans spécificité, qui est poussé en Palestine par l'antisémitis­me européen, qui y pénètre grâce à une puissance étrangère (la Grande­Bretagne), et s'y Impose à l'occasion de la victoire d'un groupe de puissan­ces européennes - ,les Aillés - sur un autre groupe - les empires cen­traux -, auquel s'étalent joints les Ottomans. Aux yeux de Misrahl, au contraire, le judaïsme a un contenu propre; sa nature lui fait aspirer au retour, et ce retour en Terre Sainte s'est effectué contre les Turcs comme contre les Anglais : les juifs et les Arabes étalent, au même titre, des colonisés. En somme Hodlnson et Mlsrahl concluent, l'un et J'autre, à la confrontation au Proche-Orient de deux mouvements nationaux, dont la nais­sance est, d'ailleurs, à peu près contemporaine : le sionisme, rejeton un peu tardif (II est, pourtant, paral­lèle à la tentative nationale unitaire en Italie) des divers mouvements na­tionaux européens, dans la confédéra­tion germanique, dans les Balkans, etc.; et le grand réveil du monde

Un projet du Ministère des Finanoes

de vente de son livre en librairie, à titre de droit d'auteur.

Bien entendu, la T,V.A. entrait dans ce prix de vente et si l'Etat rete­nait à son profit 0,66 F sur un ouvrage de 10 F, l'auteur n'en continuait pas moins à percevoir 1 F. Déjà lui échap­paient les 10 % sur les taxes locales: peu de chose sans doute, mais cela constituait une entorse au principe qui veut que l'auteur touche un pour­centage sur les sommes versées par le publiC pour l'usage de son œuvre.

Désormais, la T.V.A. venant s'iden­tifier à la taxe locale, l'ensemble des perceptions de l'Etat sur les livres modernes (12 %) échappe aux droits d'auteur. Ces droits seront en défini­tive inférieurs à 9 % des sommes versées par le public.

On ne sait si cette dé'cision sera maintenue et appliquée. Des discus­sions sont en cours pour obtenir son amendement. Et ,le Premier ministre a, pour l'instant, refusé d'apposer sa signature.

Dans un souci de simplification, Il était question, depuis un certain temps d'unifier ces deux Impôts ou plutôt, dans la pratique, de supprimer la taxe locale et de percevoir la T.V.A. à un taux supérieur et de la faire porter sur le prix fort (dans le cadre de la réforme générale de la T.V.A.).

Ensuite le Parlement avait Introduit,

au mois de janvier dernier, une nou· velle notion dans le projet qui lui était présenté. Dans le but, semble­t-il, de favoriser la culture, le texte approuvé par l'Assemblée faisait une distinction entre les ouvrages à ca­ractère culturel ou éducatif et les au­tres. Les premiers seraient taxés il 6 % du prix fort (soit 0,60 F pour un volume vendu 10 F en librairie), tan­dis que les autres se verraient im­poser à 12 %. Apparemment, une tel· le clause pouvait paraître sensée et répondre à des préoccupations logi­ques.

Le problème se compliqua lorsque le gouvernement dut définir quels seraient les livres à caractère cultu­rel ou éducatif. Il est évidemment très difficile de trouver un critère dans ce domaine, la plupart des livres étant, par définition, des véhicules de cul­ture, à de rares exceptions près. Or, il était évident que chaque éditeur ne pouvait demander au ministère des Finances de trancher cas par cas.

Le ministère s'est donc orienté vers une solution assez fâcheuse qui consiste à tenir tous les livres pour des éléments de culture, en dehors de la littérature moderne. Cette cu­rieuse façon de concevoir la culture répond surtout à des besoins précis: quarante millions de francs étant en jeu pour le budget, il fallait bien faire

arabe, qui va soulever la vague de la décolonisation.

la question intéressante me paraIt alors être celle-cI : pourquoi l'un choI­sit-il la vole arabe, tandis que l'autre affirme sa sympathie pour l'aboutis­sement de l'autre vole : IsraAI? Je ne crois pas aux raisonnements abs­traits. Je suppose qu'il y a quelque chose, a priori, là-dessous. Pourquoi - considération bien plus Importante encore à prendre - en sommes-nous arrivés, aujourd'hui, à ce que (en gros) les Soviétiques soient les amis des Arabes, et les Américains les amis des Israéliens? " en fut, en son temps, tout autrement. Eliezer Beerl rappelle judicieusement qu'en 1935 et en 1945 les ennemis les plus achar· nés du sionisme avalent partie liée, en Irak et en Egypte, avec des grou· pements d'extrême-droite. Nahum Gold· mann évoque le soutien qu'il avait ob­tenu chez les Soviétiques, et nous nous souvenons qu'en 1948 l'agression des Etats arabes avait été un moment dénoncée à l'Est comme une manl· festation Impérialiste. Comment expli­quer le retournement? On pourrait parfaitement imaginer le rétablisse­ment de la situation antérieure, puis­que, par exemple, les Arabes ont du pétrole, qui concurrenCe le pétrole soviétique, etc.

Oue s'est-il passé, qui a entrainé d'un côté Maxime Rodlnson et de l'autre Robert Mlsrahl ? Rodlnson mon­tre le bout de l'oreille quand il écrit : • " n'y a pas de solution révolution­naire au problème Israélo-arabe. - A cela, un Robert Mlsrahl répondrait vo­lontiers (je pense) : le socialisme. c'est la réconciliation des deux peu­ples. L'opposition des tendances -amis des Arabes, amis des Israéliens - soutient donc des conceptions dif· férentes de la gauche; et c'est sur cette souche - particulièrement de­puis 1956 - que les Impérialismes divergents sont venus se greffer.

En dépit du déchet considérable dO à sa date de parution, le dossier pré­senté par Jean-Paul Sartre et les Temps modernes fait ainsi pénétrer quelques lumières dans le subconscient de la gauche. '

Jacques Nantet

porter cette charge sur quelqu'un et la décision ne pouvait qu'être arbi­traire.

Selon la solution préconisée pat les Finances, ce sont donc les ouvrages du domaine public, notamment, qui bénéficieront d'une réduction d'im­pôt : leur part passe de 0,95 F à 0,60 F pour un livre de 10 F - ce qui abaisse encore leur prix, déjà favorisé par l'absence de droits d'au­teurs à payer.

Par contre les contemporains -- ,- et en particulier les jeunes auteurs, sur qui l'éditeur ne peut espérer faire le moindre profit, dans les circons­tances actuelles - seraient vendus plus cher.

Pour résumer les inconvénients de la position des Finances à l'encontre des jeunes auteurs et des modernes en général on peut en dresser la liste suivante : 1. Leurs livres coOteront pl LIS cher (Impôt 12 % au lieu de 9,5). 2. la concurrence du domaine public sera plus grande encore (diminution d'impôt de 9,5 % à 6 %). 3. Ils verront leurs droits diminuer en chiffres absolus, bien que de fort peu (0,66 %). 4. Leur pourcentage sur le prix payé par le lecteur tombera à moins de 9 %, au total.

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POLICIERS

Peter Loughran Londres-Express Trad. de Panglais par M. Duhamel Coll. « Série Noire » Gallimard, éd. 256 p.

Parce que Pagent littéraire de Peter Loughran était en même temps celui de Donald Mackenzie, romancier ' anglais plu­sieurs fois traduit dans la Série Noire, les épreuves de Londres-Express tom­bèrent un jour sous les yeux de Marcel Duhamel. Il lit le livre, s'enthousiasme, décide de le traduire et, après de longues hésitations qu'il rappelle dans .son avant­propos, se résoud à le publier_Certes, on peut s'étonner de trouver un .monolo­gue intérieur de 250 pages à Pintérieur d'une collection où Pon cherche généra. lement l'action et la violence. Mais la publication d'un ouvrage qui se situe pré­cisément en dehors de toute série n'est pas un cas unique dans la Série Noire. Ce qui est plus surprenant, c'est que, loin d'en être diminué, son unité s'en trouve en quelque sorte renforcée. Quoi qu'il en soit, le destin de Londres-Express n'est pas commun : publié à Lundres par Mar­tin Secker et Wardug, éditeurs de Kaf­ka, Tenessee Williams, Gunther Grass et Moravia, il accède brutalement dans son édition française à un tirage (et à unc vente) de 40_000 exemplaires, ce qui est

Peter Loughran

exceptionnel pour un ouvrage de cette sorte lorsqu'il est Pœuvre d'un écrivain totalement inconnu. Paradoxalement, il se prive du même coup de Pattention des critiques dont il aurait peut-être béné­ficié s'il était paru dans une collection littéraire avec un tirage de moins de cinq mille exemplaires.

Dès lors, on se demande comment l'aborder 'f Faut-il le lire comme un li­vre à part entière, ou, en quelques heu­res, s'y plonger totalement pour en ou­blier ensuite jusqu'au titre et au nom de l'auteur ?

Au niveau d'un roman d'action, Peter Loughran ne décevra pas ses lecteurs, et il est parfaitement à sa place dans la Série Noire. Sans l'avoir calculé sans doute, l'auteur a. infusé dans son mono­logue intérieur une dynamique qui va crescendo. A travers les souvenirs, les cris, les appels, sourd une menace la­tente et l'appréhension d'un événement terrible et irrémédiable_ Malgré, ou grâ-

Catégorie de luxe

ce aux innombrables digressions, l'atten­tion s'exacerbe, la patience s'énerve_ En ce sens Londres-Express est bien un r0-

man de violence et de suspense et l'un des meilleurs qui soit. Mais il serait dommage de s'en tenir à cet aspect et de se contenter de «parcourir» l'histoire comme on le fait souvent. La traduction de Marcel Duhamel restitue une inven­tion verbale, un délire imaginatif qui emmêle réminiscences proches ou loin­taines, désirs informulés et rêveries my­thomanes, un langage à la fois vulgaire et poétique qui fait considérablement pâ­lir les élucubrations tant prisées du com­missaire San-Antonio. C'est le cri de rage permanent d'un pauvre type en­fermé dans une condition psychologique et sociale dérisoire. Il se veut cynique, il est larmoyant_ Il 'couvre d'injures

muettes deux "nonnes lt installées à ses côtés dans le compartiment de che­min de fer qui sert d'uUÎté de lieu et de temps ' à tout le livre. Il blasphème, mais il dissimule honteusement les revues por­nographiques dont il se promettait de longues minutes de plaisir. Il crie sa haine pour ces religieuses qui terrifient dit-il jusqu'aux enfants, pour affirmer un peu plus tard qu'elles sont tout ce qu'il y a de pur et de beau sur la terre. Le système social complexe qu'il écha­faude en vue d'établir une liberté sexuel­le absolue, débouche sur une vision pu­ritaine idyllique « comme ça, les hom­mes ne seront plus tout le temps à cou­rir après nos femmes et elles pourront rester honnêtes ». Obsédé sexuel par la force des choses, fleur bleue par soudai­ncs bouffées, il se torture puérilement pour une tache à son complet de sortie «si distingué ». Violent à briser les vi­tres d'une rue entière, il pleurniche sur ses bons sentiments ; philosophard tour à tour . intelligent ou stupide, Loughran nous livre crûment l'univers terne et exacerbé d'un Joyce des faubourgs. A Pintérieur du compartiment minable d'un train minable, l'affrontement de tant de sentiments contradictoires pre'nd soudain les dimensions d'une épopée.

Le . résultat est si surprenant que l'on cède un moment à la tentation de croire à une supercherie littéraire, à une pseu­do-œuvre populaire fabriquée par quel­que écrivain en renom. Pourtant, l'auteur de Londres-Express n'a rien d'un my­the : jeune (29 ans), autodidacte, an­glais d'origine irl~ndaise, il mène depuis l'âge de quinze ans une existence erran­te, de pays en pays, d'emploi en emploi. Aujourd'hui encore, il subsiste d'une paie de manœuvre à mi-temps (5 livres par semaine)_ Son livre n'est pas un ouvrage alimentaire ; il a été longuement rema­nié, récrit, réduit. Certains détails (tra­ces de bombardement, allusions à l'ap­plication de la peine de mort) font pen­ser qu'il a été commencé il y a déjà fort longtemps. L'auteur a vécu avec lui. C'est un livre naïf, comme l'on peut par­ler de peinture naïve. Qu'il plaisante, ri­cane, hurle ou pleure, Loughran nous livre une matière brute_ Son livre est semblable à l'accident qu'il relate : in­volontaire et atroce. Les amateurs de pa­rodie, références et sl'cond degré n'y trou­veront rien qui leur convienne. Londres­Express choque, étouffe_ Il pèse sur le lecteur sans l'adoucissement d'aucun voi­le littéraire. Il n'est pas un jeu.

Juliette Raabe

ta Quinzaine littéraire, 1" au 31 août 1967.

Hors-série

Audrey Erskine Lindop Compte à rebours Trad. de l'anglais par Colette-Marie Huet Stock, éd. 295 p.

Ce livre copieux, annoncé très discrè­tement, est le roman policier le plus in­telligent que j'aie' lu depuis longtemps. Roman policier? Eh bien oui. ~ ses incontestables qualités littéraires, Compte à rebours en est un_ Un vrai. Et l'Anglaise Audrey Erskine Lindop est

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un écrivain_ Un vrai. Ce qui mérite d'être souligné_ Car, contrairement à ce • que prétendent quelques gros malins, il • est exceptionnel qu'un bon auteur de • romans policiers soit également un boa écrivain. Et quand on a la chance de • tomber Sur cet oiseau rare dans une collection à 2,60 F ou 3 F, on le re- • trouve quelque temps plus ' tard édité • dans un format de luxe à plus de 10 F_ •

• •

• •

Dès qu'un auteur de thrillers se dou- • ble d'un véritable écrivain, il faut, • pour l'imposer, le publier dans une col- • lection de luxe. C'est navrant, mais il • n'y a pas d'a1!lre solution_ •

Compte à rebours entre lui aussi dans • cette catégorie de luxe_ Et ses qualités 4t justifient hautement cette promotion. Un • étonnant bonheur d'écrire, une intelli- • gence aiguë, un humour ni noir ni • « bien anglais lt mais presque pudique, • des personnages férocement vivants, voilà • ce qu'on découvre dès les premières pa- • ges de ce roman_ •

.Une fillette de quatorze ans, Wynne • Kinch, raconte son histoire : on vient de • l'arrêter_ Elle est gardée à vue. Son cri-me : elle a sciemment brouillé les pistes • qui auraient pu conduire au dangereux • étrangleur de jeunes filles que la police • locale recherche depuis quelque temps. • Pourquoi cette complicité? Nous le sau- • rons bientôt. Orpheline depuis l'âge de • trois ans, Wynne vit dans une petite • ville de province, au sein d'une famille • hétéroclite mais très unie : sa tante, une • brave femme deux fois veuve, ses cou- • sins Len et Helen (des jumeaux de dix- • huit ans), son grand-père, et le merveil- • leux chef de famille, Georges, trente-cinq • ans, fils du premier mari de la tante. •

Wynne n'a aucun lien de parenté avec • Georges, ce qui l'autorise à se croire • follement amoureuse de lui_ Or, une suc­cession de faits troublants et d'indices • ont amené la jeune narratrice à se per- • suader que l'étrangleur recherché par la • police n'était autre que son amour, son • Dieu : Georges. Elle a entrepris de sor- • tir la nuit pour le surveiller. Elle a dé- • truit ce qu'elle pensait être des preuves • contre lui. Elle a fait tant et si bien • qu'elle a elle-même échappé de justesse • à l'étrangleur_ Mais est-ce bien Georges? • N'est-ce pas plutôt Len, l'un des ju- • meaux? Nous ne saurons, bien entendu, • le nom de l'assassin qu'à la fin. •

Voilà pour le thriller. Le lecteur est • tenu en haleine pendant deux cent qua- • tre-vingt-quinze pages, et c'est très ha- • bilement fait. Les amateurs seront com· blés_ Reste le véritable intérêt de l'ou- • vrage : la peinture, féroce et franche- • ment drôle, d'un milieu petit-bourgeois • anglais_ En quelques pages, Audrey Ers- • kine Lindop nous fait oublier toutes les • inepties qui ont été écrites ou filmées • sur ce faux bon sujct : une certaine • jeunesse d 'aujourd'hui. Quant aux pa­rents, ils sont ici les parents pauvres, • qui ' restent éblouis par l~' progéniture, et muets, même lorsqu'il faudrait crier pouce. Et, dominant tous ces personnages qui composent une galerie pittoresque. et fort animée, il y a Wynne, la narratnce, dont le ton est si juste, si savoureux, qu'il a valu à cet ouvrage d'être partiel­lement censuré à l'étranger.

La France est le premier pays qui pu­blie une traduction intégrale de Compte à rebours. Il faut croire que n~~s avo~ • vu mieux que les autres ce qu il f~alt voir dans ce livre tonique : une sensibi­lité et une lucidité rares.

Noëlle Loriot

1. Compartiment tueurs et Piè&e pour Cendrillon_

Aux Editions Rencontre

Le Bon Usage du Monde par Claude Roy

Sardaigne par Elio Vittorini

Middle West par Alain Bosquet

Autriche par Philippe Jaccottet

Japon par Nicolas Bouvier

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Atlas des Voyages

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29

Page 30: La Quinzaine littéraire n°33

Bilan de . Juillet

LES LIBRAIRES ONT VENDU

1. Joseph Kessel 2. Lucien Bodard 3. Gilles Perrault 4. Noël Behn 5. Jean-Pierre Chabrol 6. San Antonio -7. William Manchester 8. «Temps modernes . 9. Louis Charpentier

10. François Mauriac

Les cavaliers L'aventure L'orchestre rouge Lettre pour le Kremlin L'illustre fauteuil Béru et ses dames Mort d'un président . Le conflit Israélo-arabe Le mystère des Templiers Mémoires politiques

.. 0 ~ C" o c ",

E 0 0 111 = 0'" .. .-m'al .0°111 III U SE-as'f ° .. ëjCl. Z ;:

1 3 4 2 3 2

8 2

LES CRITIQUES ONT PARLÉ DE

1. Eugène Ionesco 2. Evguenia Guinzbourg 3. Lucien Bodard 4. Antonin Artaud 5. Curzio Malaparte 6. Fernand Braudel

7. André Dhôtel 8. Louise de Vilmorin 9. Jean-Pierre Chabrol

10. William Goyen

Journal en miettes Le vertige L'aventure Œuvres complètes, T. VII Journal d'un étranger Civilisation matérielle et capitalisme : Lumineux rentre chez lui L'heure Maliciose L'illustre ' fauteuil En un pays lointain

Mercure Seuil Gallimard Gallimard Denoël A. Colin

Gallimard Gallimard Gallimard Gallimard . . . . . . ' ............................. .

30

Ezra Pound Les Cantos Pisans (poème) A.B.C. de la Lecture Comment Lire

2 numéros des Cahiers de l'He rne:

Ezra Pound 1 témoignages, interviews, correspondance, textes sur Rimbaud, Crevel , le Vorticismé . 336 pages, 14 photos

Ezra Pound 2 les Cantos devant la critique, l'héritage poétique, l'artiste complet, le poète dans la cité . 360 pages, 16 photos

L'Herne Rédaction: 27, rue de Bourgogne, Paris 7e

Diffusion : Minard, 73, rue du Cardinal Lemoine, Paris Se

30 F 32 F 13 F

36 F

34F

TOUS LES LIVRES

ROMAliS l'RANÇAI8

Georges Bataille Le mort f

J.-J. Pauvert, sous embdîtage, 64 p., 22,10 F.

Patrick ih~venon A.A. - roman collage Tchou, 287 p., , 26 F. Une actrice décide de défendre sa vérité

. en écrivant ses mémoires.

BIOGRAPHIES

, Dominique Lapierre Làrry Collins •.. Ou tu porteras mon deuil R. laffont, 403 p., 21,65 F. El Cordobès et l'Espagne par les auteurs de « Paris brûle-t-il? •

RÉÉDITIONS.

Georges Bataille Histoire de l'œil J.-J. Pauvert, sous emboîtage, 110 p., 19,90 F .

Dostoievski Crime et châtiment trad. du russe par Elisabeth Guertik Illustrations de Philippe Jullian Cercle du Bibliophile, 2 vol. 328 et 322 p., 14,80 F.

Loys· Masson L'illustre Thomas Wilson P. Belfond 172 p., 12.30 F. Paru en 1948, aux éditions Bordas, à quelques exemplaires.

ESSAIS

A.H.w. Beck Les Télécommunications Hachet te . 256 p., 12,50 F. Historique, principes essentiels , aspects économiques.

André Jacob Temps et langage A. Colin, 401 p., 48 F. La médiation linguistique du temps et la médiation temporelle du langage.

Angèle Kremer·Marietti Jaspers Seghers, 200 p., 8,40 F. Introduction à la pensée du grand philosophe allemand.

René Schérer La phénoménologie des u Recherches logiques " de Husserl P.U.F., 370 p. , 20 F. L'intention originelle de la réflexion de Husserl et son unité.

Ouvrages parus entre le 5 et le 20 juillet

POLITIQUlII ÉCONOMIE

Armand Capocci L'avenir du syndicalisme Hachette, 270 p., 12 F. L'activité des syndicats et leur orientation dans le monde de demain.

Marcel Le Clère Le 6 février Hachette 226 p., 16;50 F . Le scandale Stavisky et les prolongements du 6 février 1934.

HISTOIRE

Pierre Demeuse 10.000 ans d'aventure humaine De la Préhistoire à la conquête du Cosmos Sodi, 295 p., 21 F. Les quatre ou cinq cents générations qui ont modelé le monde où nous vivons.

Charlotte Haldane Tsou-Hsl, dernière grande impératrice de Chine trad. de l'anglais par Marianne Rachline Fayard, 256 p., 17,50 F. Le destin de la Chine entre 1861 .et 1908.

Claude Monnier Les Américains et Sa Majesté l'Empereur Ed. de La Baconnière, diff. Payot, 222 p., 30 F. Le conflit culturel d'où naquit la Constitution japonaise de 1946.

DOCUMENTS

Roger Bellet Presse et journalisme solis le Second Empire 60 illustrations A. Colin, 328 p., 8,50 F. L'irrésistible ascension de la presse à partir de 1860.

Sabine Flaissier Marie-Antoinette en accusation Julliard, 480 p., 25 F. La reine de France jugée par les journaux de son temps.

Marie-Noël Grand-Mesnil Mazarin, la Fronde et la presse • 1647·1649 67 illustrations A. Colin, 312 p., 8,50 F. Les « mazarinades " reflet de l'état d'esprit de 20 millions de Français.

Pierre Labracherie Napoléon 1\1 et son temps Julliard, 320 p., 20 F. Napoléon III jugé par ses contemporains.

Roger Muratet On a tué Ben Barka Plon, 378 p., 20 F.

Une tragédie dont nous n'avons peut-êtr~ vu que le premier acte .

DIVERS

Art Buchwald Enfants de la grande société Julliard, 352 p., 18 F. Les Américains de Johnson.

Roger Price Le cerveau à sonnettes Préface de G. Pérec Julliard, 224 p., 18 F. Un grand humoriste américain inconnu en France.

Henri Weitzmann Légendaire de la Bretagne Hachette, 336 p., 29,50 F. Menhirs, fontaines, églises, pardons et légendes armoricaines.

POCHE

Essais

Moshé Dayan Journal de la campagne du Sinaï 1956 Livre de Poche historique.

Jacques d'Hondt Hegel P.U.F. Collection « Philosophes »

Hugh Thomas Histoire de la guerre d'Espagne Tomes 1 et Il Livre de Poche historique.

Littérature

Leslie Charteris Le Saint à New York Livre de Poche policier.

Pierre Daninos Les carnets du bon dieu Livre de Poche.

Romain Gary Les racines du ciel Livre de Poche.

Thyde Monnier Le rue courte Livre de Poche.

Thomas Raucat L'honorable partie de campagne Livre de Poche.

J.O. Salinger L'attrape-cœur Livre de Poche.

Tolstoï Nouvelles : Maitre et serviteur Livre de Poche.

Jules Verne Face au drapeau Livre de Poche.

Ernst Wiechert La grande permission Livre de Poche.

Page 31: La Quinzaine littéraire n°33

QUINZE JOURS

Si les jacinthes, ou fleurs internes aux femmes, Mandiargues les extrait imaginairement de quel magma muqueux, algues marines, ou coquillages végétaux? ... et si Bonnier, alexandrin, en fait, par d'imprévus relais, ces cuivres sur­prenants... et si une femme enfin, Odette Lazar-Vernet, prétend, de ces éléments troubles, fabriquer un livre (mais quelles folies ne voit-on pas !...) alors, de ces jacinthes, naît un objet nouveau, où sont indisso­lublement mêlés bs pétales, la chair, et jusqu'à ces véritables cheveux noirs, objet, à proprement parler, inqualifiable!.

L'origine de cette œuvre peu exemplaire fut une circonstance accidentelle. Dans une chambre, à la campagne, où André Pieyre de Mandiargues se trouvait, se trou­vaient des jacinthes, fleurs véné­neuses, dont le parfum, insuppor­table aux dormeurs, corrompt toute réalité. Une main les ôta, 'provo­quant ce témoignage de gratitude : les treize poèmes qui font Jacinthes, poèmes qui provoquèrent ces eaux­fortes, eaux-fortes qui provoquèrent ce livre, métamorphose ultime de . l'incident. Par ces moyens, les fleurs anéanties nous sont rendues sous une espèce différente. Elles

ont l'odeur enivrante du papier. On peut les lire. On peut les caresser, sous la forme, non plus de ces pétales liliacés, asymétriques et bulbeux, mais de ces pages, lisses parfois, parfois gaufrées. Douce est la fleur champêtre mais, dit Mandiargues, « Terrible est le nom de Jacinthes . Que je vois imprimé dans un livre noir En caractères plus blancs que les mouettes ... » Il est vrai. Terrible est la genèse du poème. Cette cascade de transubstantiations échappe aux règles. Avec Rimbaud, comment ne pas la nommer : ALCHIMIE ? .•. C'est son nom propre. La poésie n'est que par

La Quinzaine littéraire, 1" ou 31 août 1967.

_r-----------------------------------------------------,

----• --Jacinthes --•

ces mutations invraisemblables, ces -mouvements de la matière trans- --muée. Elle va, par bonds irration- ._ nels, enfermant dans ses c~msé- _ quences foudroyantes des hiens -irréductibles à leurs causes. Elle -est une logique d'illogismes. --La foudre est une analogie _ facile. Cependant la vitesse à _ laquelle le poème progresse, contre _ toute raison, d'un objet à l'autre, -la justifie. Dès la première page -de Jacinthes, Mandiargues nom- : me : le ciel d'orage, les mouettes, _ l'odeur de la fille épanouie, la _ chambre turque, et jusqu'à « la -jouissance du jeune mort, qui -serre les dents dans la jubilation -de l'éclair». Ce n'est pas l'Ecole : du Regard! Ce n'est pas la trans- _ cription scolaire, exacte, et bota- _ nique de la jacinthe, telle que tels -littérateurs-greffiers, l'œil myope -obstinément collé sur les pétales, -l'eussent décrite avec une mortelle : minutie! Mais c'est, par cette _ appréhension multiple, la poésie, _ tout ce qui, étant cette fleur­abstraite, n'est pas elle. Les objets -infinis que nous offre Mandiar- : gues, dans ces pages, sont-ils inclus _ dans cet objet fini : une jacinthe? _ Apparemment, non. Evidemment,. -oui. De cette apparence à cette --

Une eau·forte d'Alexandre Bonnier pour Jacinthes.

• • -------• --• -o o

-• .. o

• -• --• • --• • • • • évidence est un abime : l'espace • littéraire. Un disciple de l'Ecole du • Regard, sous Alexandre, ayant· réussi à fabriquer quelques lentilles : si ressemblantes que les oiseaux • eux-mêmes s'y laissaient prendre,. Alexandre lui fit offrir, en récom- • pense, un boisseau de lentilles. • Offrons un boisseau de lentilles • • aux écrivains du Regard. Offrons • un bouquet de jacinthes à Man- • diargues. •

Pierre Bourgeade • •

1. Jcu:inlhe., par A. Pieyre de Mandiar- • gues. Estampes gravées à reau-forte par • Alexandre Bonnier. Collection «. Paroles • peintes ». Editions Lazar·Vernet, 26, rUe •

vos livres de vacances

HENRI TROYAT de l'Académie française

Les Eygletlère

LA MALANDRE roman

FRANÇOIS PORCHÉ BAUDELAIRE

Histoire d'une âme

ANDRÉ KÉDROS MÊME UN TIGRE

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GUY DES CARS DE TOUTES

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ou la royauté de l'esprit

JEAN DUCHÉ ROGER PEYREFITTE HISTOIRE DU MONDE NOTRE AMOUR

SAMMY DAVIS ROBERT ESCARPIT YES, 1 CAN HONORIUS PAPE

MICHAEL BLANKFORT HISTOIRE DE RACHEL

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MARC TOLEDANO LE FRANCISCAIN

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RENE CONSTANT ROBERT CRICHTON MARCEAU LE SECRET

OU LE CHATEAU DE SANTA VITTORIA EN ARDENNES roman

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E E' flammarion Vernet, Paris Ir. • '--------------______________________________________ --.J

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Page 32: La Quinzaine littéraire n°33

Hall d'exposition du Collège Expérimental de Sucy-en-Brie.

une révolution technique au service de la réforme de l'enseignement

Le 5" Plan prévoit, dans les cinq années à venir, 'la construction de 1 200 CES, 300 CEG, 26800 classes primaires et maternelles, que nécessite la scolarisa­tion de 8 millions d'enfants.

Une expérience de sept ans, un souci constant de perfectionnement technique permettent à GEEP INDUSTRIES de répon­dre à ces trois impératifs :

Rapidité - Quantité - Originalité.

En 1966, GEEP INDUSTRIES a réalisé les collèges expérimentaux de Sucy-en-Brie, de' Gagny, de Marly-le-Roi, dont l'architec­ture particOlière a été étudiée pour répon­dre aux besoins pédagogiques nouveaux : salles de cours transformables, équipées pour l'enseignement audio-visuel, prolon­gées par des terrasses, « studios .. d'équi­pe, combinant salle d'étude et chambre.

Ces trois réalisations de GEEP INDUS­TRIES démontrent que l'assemblage des modules industrialisés ne signifie pas monotonie mais variété, élégance et har­monie.

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Bâtiment Externat du Collège Expérimental de Sucy-en· Brie,

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