La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

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e e a UlnZalne 2 F 50 littéraire Numéro 14 15 au 31 octobre .1966 , .. André Breton . .. Malraux à·vingt ans. Les Français et la politique. La contraception Soustelle: l'ancien Mexique

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La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

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e e a UlnZalne

2 F 50 littéraire Numéro 14 15 au 31 octobre .1966

: ~'( , ~.\.~ .. André Breton ~\ \ ~ ...

Malraux à·vingt ans. Les Français

et la politique. La contraception

Soustelle: l'ancien Mexique ~~

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SOMMAIRE

a LB LIVRB DB LA QUINZAINB

4 INTBRVIBW

8 ROMANS :l'RANÇAIS

., 8

8

10 ENTRETIEN

11 INCONNU EN l'RANCE

14 HISTOIRB LITT~RAIRE

18 FIGURES 1., ANDR~ BRETON

18 ART

10 PHILOSOPHIE

Il POLITIQUB

14 M~DBC][NE 15

18 TH~A.TllB

18 HUMOUR

18 PARIS

30 LA QUINZAINB HISTORIQUE

at TOUa LBS LIVRES

La Quinzaine littéraire

2

Clara Malraux

Roger Rabiniaux René Pons José Cabanis Christian Giudicelli Raymond Jean Paul-André Lesort

Marcel Raymond

V. Vasarely R.-L. Gregory Jacques Soustelle

Jean-Pierre Vernant

Th. von UexküH J. Dalsace et R. Palmer

Geneviève Serreau

Morris E. Chafets

François Erval, Maurice Nadeau

Conseiller Joseph Breitbach

Comité de Rédaction Bernard Cazes, François Chatelet, Françoise Choay, Dominique Fernandez, Marc Ferro, Michel Foucault, Gilbert Walusinski Informations: Marc Saporta

Direction artistique Pierre Bernard

Administration Jacques Lory

Rédaction, administration: 13 rue de Nesle, Paris. Téléphone 033.51.97.

Imprimerie: Coty S.A. Il rue F .-Gambon, Paris 20

Nos vingt ans

Sartre répond

A la chaleur des hommes Le feu central La Bataille de Toulouse Le jeune homme à la licorne Le village Le vie de Guillaume Perrier

Leiris ou l'ouverture de la poésie

Léo Spitzer

Senancour

Le Grand Transparent Le surréalisme, demain

Vasarely L' œil et le cerveau L'art du Mexique ancien

Kurt Goldstein Mythe et pensée chez les Grecs

Tendances et volontés de · la société française

La médecine psychosomatique La contraception

Histoire du Nouveau Théâtre

Du bon usage de l'alcool

Vadim : une imagerie luxueuse

Publicité Littéraire: 71 rue des Saints-Pères, Paris 6 Téléphone 548.78.21.

Publicité générale: au journal.

Abonnements :

Un an: 42 F, vingt-trois numéro!. Six mois : 24 F, douze numéros. Etudiants : six mois 20 F. Etranger: Un an: 50 F. Six mois: 30 F. Tarif postal pour envoi par avion, au journal.

Règlèment par mandat, chèque bancaire, chèque postal. C.C.P. Paris 15.551.53.

Directeur de la publication : François Emanuel.

Copyright La Quinzaine littéraire

par Maurice Nadeau

propos recueillis par Bernard Pingaud

par Maurice Chavardès par Alain Clerval par Dominique Fernantl"z par Guy Rohou par Robert André par Georges Piroué

propos recueillis par Madeleine Chapsal

par Jean Starobinski

par Samuel S. de Sacy

par Jean-Jacques Lebel par Dionys Mascolo

par Jean-Louis Ferrier

par Jean Selz

par Yvon Belaval par Lucette Finas

par Pierre Avril

par Claude Conté par le Dr Jean-Daniel Martinet

par Simone Benmussa

p~r Tibor Tardos

par Roger Dadoun

par Pierre Bourgeade

Crédits photographiques

p. 3

p. 4 p. 5 p. 6 p. 7 p. 9 p. 10 p. Il p.Il p . . 15 p. 16 p. 18 p. 19 p. 23 p. 26 p. 27 p. 29 p. 30

Dessin de David Levine Copyright Opera Mundi Marc Riboud, magnum Per Pejstrup Doc. éd. Buchet-Chastel A. Jakovski Doc. éd. du Seuil Gisèle Freund Gisèle Freund Gisèle Freund Roger Viollet Lüfti Ozkok Galerie Denise René Gisèle Freund René Burri, magnum Pic Pic Holmès-Lebel Roger Viollet

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LE LIVRE DE LA QUINZAINE

• Malraux en Jeune hODlllle

Clara Malraux N os vingt ans Le bruit de , nos pas II Grasset éd., 284 p.

La publication de ce deuxième volume des souvenirs de Clara Malraux a été précédée d'un cc bruit journalistique » qui ne sau­rait surprendre Notre Ministre de la Culture, et qui se trouve être un de nos grands écrivains, vu par son ex-femme! Et à une époque de sa vie dont on sait par des on­dit, plus précisément par la thèse érudite de M. Vandegansl , qu'elle fut particulièrement agitée! C'était plus qu'il n'en fallait à notre Lan­derneau des lettres pour qui la vie privée d'un écrivain devenu minis­tre passe de beaucoup l'intérêt que peuvent susciter les œuvres impor­tantes de ce temps.

Les curieux d'un cc jeune André Malraux intime » ne seront pas déçus. La compagne qu'il s'est donné durant une vingtaine d'an­nées fait bon poids bonne mesure : elle ne cache à peu près rien de ce que fut l'existence commune après que la jeune bourgeoise juive, heureuse de s'être publiquement compromise, a décidé de quitter sa famille pour vivre avec un écri­vain débutant, de petite extrace, et qui vit d'expédients. Toute amou­reuse qu'elle soi~, elle est cons­ciente de l'honneur qu'elle lui fait, et s'il ne lui est jamais arrivé de regretter son cc coup de tête », elle porte néanmoins sa décision, - surprenante pour son milieu -au compte d'une jeunesse qui, après la première Guerre, se voulait éprise de liberté, d'abord et sur­tout dans les mœurs. Clara soup­çonnait bien qu'André n'était pas le premier venu et qu'il avait, comme on dit, de l'avenir: il l'a séduite par sa parole et son intel­ligence, ses capacités intellectuelles.

L'admiration ne viendra que plus tard, toutefois, et c'est si l'on ose dire une admiration qui se ré­partit en parts égales : sur le jeune anarchiste nietzschéen qui a dé­cidé de se forger une existence hors du commun, sur la jeune fille émancipée qui envoie faire lanlaire les traditions familiales et se moque du qu'en dira-t-on. Clara ne se trouve ni moins courageuse ni moins admirable qu'André et si l'on se garde de l'illusion rétros­pective, elle a probablement rai· son, encore qu'il soit gênant de la voir écrire son propre panégyrique. Mais que celui qui n'a jamais pé­ché, parmi les auteurs de mémoires, souvenirs et journaux intimes, lui jette la première pierre! Après tout, André Malraux ne pouvait distinguer et aimer une jeune fille quelconque. Elle n'a pas à faire la modeste.

Une autre gêne vient de ce qu'elle ait éprouvé le besoin de révéler des secrets qui ne lui appartiennent pas entièrement. Elle a beau ne montrer ni aigreur ni ressentiment, avait-elle le droit d'étaler l'intimité

d'un homme public qui ne lui est plus rien, pour qui elle n'est plus rien? Là-dessus, elle s'explique: ses souvenirs sont sa propriété de personne vivante et elle reste fidèle à elle-même en disposant d'eux à son gré. C'est affaire d'apprécia­tion, et peut-être de conscience. Cette liberté-là, constatons en tout cas qu'André Malraux la lui laisse. De même qu'il lui laisse porter son nom.

Et c'est finalement - ce qui arrange tout - un jeune homme fort sympathique dont elle brosse le portrait: séduisant, brillant d'in­telligence, imaginatif, ambitieux dans le bon sens du mot et qui vise, comme les aventuriers et ré­volutionnaires dont il racontera les destins imaginaires, à marquer le siècle de son empreinte. Il ne met sans doute pas Clara au courant de toutes ses pensées, de tous ses dé­sirs, et elle le trouve un peu trop pathétique, du moins l'associe-t-il à ses desseins qui brisent, à l'occa­sion, avec la morale courante. Après avoir joué à la Bourse, il se décou­vre ruiné et, pour se faire de l'ar­gent, il décide d'aller quérir dans la forêt indochinoise certaines sta­tues de temples oubliés ou à peu près inconnus qu'il revendra aux

antiquaires de Paris et de New York. Voilà le vrai motif d'une ex­pédition dite culturelle qui a valu à l'entreprenant archéologue quel­ques mois de prison à Saïgon et, sur ses débuts, une ombre dont les bourgeois gaullistes font bien de ne pas s'offusquer. L'intérêt n'était pas seul à le guider en effet et,

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 octobre 1966

honnêtement, sa complice plaide les circonstances atténuantes: l'a­mour véritable qu'il portait à ces vieilles pierres, témoins d'une civi­lisation qu'il apprenait à connaître et qu'il admirait, le profit cultu­rel dont il entendait faire bénéfi­cier le patrimoine artistique, sa naïveté enfin, que doublait un amo­ralisme de bon aloi. Les colonialis­tes d'Indochine faisaient assuré­ment meilleur marché des richesses dont il s'emparaient et convoyaient officiellement en métropole. Si l'on fut si sévère à son égard, c'est parce qu'il avait voulu jouer seul, en individualiste, et qu'il ne cachait pas le mépris que lui inspirait la racaille à pignon sur rue. D'une peccadille on fit un crime : il avait pénétré sans autorisation dans la chasse gardée.

Avec un cran dont elle a raison de se créditer, Clara partage ses vicissitudes. Non, toutefois, sa geôle: elle revient en France dans le dessein, dit-elle, d'alerter l'opi­nion et elle se livre en effet, parmi les intellectuels parisiens, à une agitation qui porte bientôt ses fruits. André Malraux est relâché et bénin le jugement qui le con­damne: il prend le chemin du re­tour quelques mois plus tard. Dès

Marseille, son épouse dévouée lui apprend - et c'est là un événe:rhent que le lecteur, tout autant que le mari, comprend mal - que sur le bateau qui la ramenait dolente et désespérée, Clara s'est laissée aller à fauter avec un compagnon de voyage. Bien sûr, elle aussi peut ar­guer de circonstances atténuantes

et son courage n'est pas moins grand aujourd'hui qu'alors d'avouer la faiblesse d'un moment. On lui sait gré de rapporter la réflexion du mari bafoué, elle en dit long sur son caractère: « Vous? Avec ce crétin ? » Il pense que ce cc crétin » aura le droit de mépriser la femme qu'il aime. Il en souffre pour elle. Ce qu'il ressent exactement on le saura par la Condition, humaine, au cours du fameux dialogue entre K yo et May. Il a magnifiquement tiré parti de l'incident.

En dépit du procès qu'elle con­tinue d'instruire comme sa famille de bourgeoisie juive, en dépit des efforts courageux qu'elle relate pour s'en dégager et mener la vie libre et sans préjugés qu'elle ambition­nait, Clara ne peut se défendre de ces préjugés sucés avec le lait ma­ternel et qui l'amènent - oh ! sans qu'elle le veuille - à laisser paraî­tre quelque condescendance pour le fils de l'épicier de Bondy. Pour­tant, quel admirable père que celui d'André Malraux: attentif, discret et efficace, qui paie de sa bourse et de sa personne en des circons­tances difficiles, remue ciel et terre afin de sauver son fils. La famille de Clara, au même moment, ne songe qu'à c{ l'honneur » et pense « laver cet honneur» par le divorce. Que cette évaporée abandonne ce « vaurien », manifeste publique­ment, qu'elle n'a plus rien à voir avec lui, et on passera l'éponge! Clara résiste, se démène, aboutit à ses fins. Sans doute, comme elle s'en vante, n'a-t-elle pas ({ volé )) ce nom de ({ Malraux )) que lui laisse son mari quinze ans plus tard, après la séparation.

Si cet ouvrage avait sa nécessité - et quelle nécessité autre que, pour l'auteur, le besoin de l'écrire? - on peut se réjouir qu'il ait été composé avec franchise et talent. Clara Malraux alimente une curio­sité plus ou moins légitime à l'égard d'un ({ grand homme », sans jamais tomber dans le ragot ou la vulgarité, encore moins dans le ressentiment. Elle égratigne au passage des personnes qu'elle a mal connues - je pense à Adrienne Monnier -, mais elle donne rare­ment dans la perfidie et veille à garder un ton qui ne verse pas plus dans le sentimentalisme que dans l'exaltation complaisante. Les chausse-trapes étaient nombreux et tout ouvert le piège prêt à l'avaler. Avec un instinct qui révèle une bonne nature elle évite les uns et les autres, se comporte en somme avec suffisamment de naturel pour que des choses qui n'avaient peut· être pas besoin d'être dites passent néanmoins la rampe.

De cette entreprise périlleuse elle se tire à son honneur. Cela s'ap­pelle en d'autres termes gagner la partie. Une partie littéraire s.'en­tend, et où elle n'a pas la préten­tion de rivaliser avec son illustre ex-compagnon.

Maurice N adeau

1. La jeunesse littéraire d'André Malraux, J.-J. Pauvert, éd. 1964.

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INTERVIEW

Dam quelques jours va paraître un numéro de l'Arc consacré à Jean-Paul Sartre. Il ne s'agit pas d'un hommage, mais plutôt d'une enquête. On a voulu savoir ce que Sartre représentait pour une génération qui n'a pas subi directement son influence et qui n'a connu l'existentialisme que dans les livres. Pour ce numéro je me suis adressé à des écrivains et spécialistes de disciplines di­verses, dont le point commun est d'être nés pour la plupart entre 1930 et 1940. A lire leurs té­moignages, on éprouvera le sen­timent plus ou moins net d'une rupture. Mais dire ce qui a changé, où passe la frontière en­tre l'ancien et le nouveau, -n'est pas facile, car le débat porte moins sur des idées que sur une façon de penser, de regarder, de sentir. La différence, que cer­tains cherchent à formuler théo­riquement, est d'abord dans l'at­titude : on se méfie de l 'cc huma­nisme » de Sartre, de son (c opti­misme », on ne croit plus au « dépassement », à la ct totalisa­tion lI.

Tout se passe comme si, entre 1945 et 1960, un renversement de valeurs - analogue et paral­lèle à celui qui s'est produit en littérature avait modifié l'éclairage de la réflexion. Sartre est le ct dernier métaphysicien »; c'est une génération de savants qui lui succèdent, apportant avec elle un autre vocabulaire: à la place de ct philosophie », « an­thropologie » ; à la place de « su­jet » ou de « conscience », « système » ; à la place d' « his­loire », « structure» ; à la place de « praxis », « langage ». Pro­grès pour les uns, recul ou démis­sion pour les autres: les opi­nions sont loin d'être unanimes. Mais ceux-là ~êmes qui s'en tien­nent au sartrÏ8me ne peuvent s'empêcher de lorgner du côté des nouveaux maîtres: Levi­Strauss, Lacan, Althusser, Fou­cault, dont l'influence apparaît grandissante. Qu'en pense Sartre? C'est ce que nous lui avons demandé pour finir. Voici quelques pas­sages de l'entretien sur lequel s'achève le numéro et qui consti­tue, je ne dirai pas sa défense, mais son explicationl •

Bernard Pingaud

Miohel F01lca1llt

Dans l'attitude de la jeune gé­nération à votre égard, celle de Michel Foucault paraît la plus cohérente. Elle a en outre suscité la curiosité d'un vaste public. Qu'en pensez-vous ?

J.P. s. Ce que Foucault. nous présente, dans les Mots et les choses c'est, comme l'a très bien vu Kau­ters, une géologie : la série des cou­ches sucessives qui forment notre « sol ». Chacune de ces couches définit les conditions de possibilité

d'un certain type de pensée qui a triomphé pendaut une certaine pé­riode. Mais Foucault ne nous dit pas ce qui serait le plus intéressant: à savoir comment chaque pensée est construite à partir de ces con­ditions, ni comment les hommes passent d'une pensée à une autre. n lui faudrait pour cela faire in­tervenir la praxis, donc l'histoire, et c'est précisément ee qu'il refuse. Certes, sa perspective reste histori­que. n distingue des époques, un avaut et un après. Mais il remplace le cinéma par la lant~rne magique, le mouvement par une succession d'immobilités. Le succès de son li­vre prouve assez qu'on l'attendait. Or une pensée vraiment originale n'est jamais attendue. Foucault ap­porte aux gens ce dont ils avaient besoin : une synthèse éclectique où Robbe-Grillet, le structuralisme, la linguistique, Lacan, Tel Quel sont utilisés tour à tour pour démontrer l'impossibilité d'une réflexion his­torique.

Derrière l'histoire, bien entendu, c'est le marxisme qui est visé. I~ s'agit de constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx. Autrefois les idéolo­gues bourgeois contestaient la théo­rie marxiste de l'histoire au nom d'une autre théorie. On faisait l'his­toire des idées, comme Toynbee, ou bien l'on représentait la suite des civilisations à l'image d'un pro­cessus organique, comme Spengler, ou bien encore on dénonçait le non­sens, l'absurdité d'une histoire « pleine de bruit et de fureur », comme Camus. Mais toutes ces pseudo-histoires ont fait long feu parce que les véritables , historièns ne les ont jamais retenues. Un his­torien, aujourd'hui, peut ne pas être communiste; mais il sait qu'on ne peut pas écrire d'histoire sérieuse sans mettre au premier plan les éléments matériels de la vie des hommes, les rapports de production,

Sartre répond

lean·Paul Sartre

la praxis, - même s'il pense com­me moi qu'au-dessus de ces rap­ports, les « super-structures » cons­tituent des régions relativement au­tonomes. A la lumière de ces tra­vaux, toutes les théories bourgeoises de l'histoire apparaissent comme des images mensongères, tron­quées. On ne peut pas inventer un système nouveau qui, d'une ma­nière ou d'une autre, ne mutile cet ensemble de conditionnements con­ditionnés. Faute de pouvoir « dé­passer » le marxisme, on va donc le supprimer. On dira que l'histoire est insaisissable en tant que telle, que toute théorie de l'histoire est, par définition, « doxologique », pour reprendre le mot de Foucault. Renonçant à justifier les passages, on opposera à l'histoire, domaine de l'incertitude, l'analyse de structures qui, seule, permet la véritable in­vestigation scientifique.

Le Structuralisme

Vous rejetez donc le structura­lisme?

Je ne suis nullement hostile au structuralisme quand le structura­liste reste conscient des limites de la méthode. Ainsi Benveniste nous dit, après Saussure : « On a abusé de la diachronie dans l'étude de la laugue. n est temps d'envisager celle-ci d'un point de vue synchro­nique, comme système d'opposi­tions ». J'accepte cette idée d'au­tant plus facilement que, pour moi, la pensée ne se confond pas avec le langage. Il fut un temps où l'on dé­finissait la pensée indépendam­ment du langage, comme quelque chose d'insaisissable, d'ineffable qui préexistait à l'expression. Aujour­d'hui on tombe daus l'erreur in­verse. On voudrait nous faire croire que la pensée c'est seulement du langage, comme si le langage lui­même n'était pas parlé.

En réalité, il y a deux niveaux. A un premier niveau, le langage se présente, en effet, comme un sys­tème autonome, qui reflète l'unifi­cation sociale. Le langage est un élément du « pratico-inerte' », une matière sonore unie par un ensem­ble de pratiques. Le linguiste prend comme objet d'étude cette totalité de relations, et il a le droit de le faire puisqu'elle est déjà constituée. C'est le moment de la structure, où la totalité apparaît comme la chose sans l'homme, un réseau d'opposi­tions dans lequel chaque élément se définit par un autre, où il n'y a pas de terme. mais seulement des rapports, des différences. Mais cette chose sans l'homme est en même temps matière ouvrée par l'hom­me, portant la trace de l'homme. Vous ne trouverez pas, dans la na­ture, des oppositions telle que cel­les que décrit le linguiste. La na­ture ne connaît que l'indépendance des forces. Les éléments matériels sont liés les uns aux autres, agis­sent les uns sur les autres. Mais ce lien est toujours extérieur. Il ne s'agit pas de rapports internes com­me celui qui pose le masculin par rapport au féminin, le pluriel par rapport au singulier. c'est-à-dire d'un système où l'existcnce de cha­que élément conditionne celle de tous les autres. Si vous admettez l'existence d'un tel système, vous devez admettre ausi que le laugage n'existe que parlé, autrement dit en acte. Chaque élément du système renvoie à un tout, mais ce tout est mort si quelqu'un ne le reprend pas à son eompte, ne le fait pas fonc­tionner. A ce deuxième niveau, il ne peut plus être question de struc­tures toutes faites, qui existt'raient sans nous. Dans le système du lan­gage, il y a quelque chost' que l'inerte ne peut pas donner st'ul. la trace d'une pratique. La structure ne s'impose à nous que dans la me­sure où elle est faite par d'autres. Pour comprt'ndre comment elle sc fait, il faut donc réintroduire la praxis, en taut que processus totali­sateur. L'analvse structurale devrait déboucher su~ une compréhension dialectique.

La critique que vous venez de faire s'applique-t-elle aux travaux de Lévi-Strauss ?

Lévi-Strauss a plusieurs fois pro­testé contre l'abus que l'on fait du concept de structure dans des do­maines où son application est, en ef­fet, très hasardeuse: la critique lit­téraire par exemple. Les recherches qu'il mène lui-même dans son do­maine sont positives. Il est certain que l'analyse structurale permet de mieux comprendre le système com­plexe des relations de parenté ou la signification du mytht' dans les so­ciétés archaïques. Mais Il" structu­ralisme, tel qut' le conçoit et le pra­tique Lévi-Strauss, a beaucoup t'OIl­tribué au discrédit at'tul"1 dt' l'hi!!­toire, dans la ml"sure où il Ut' s'ap­plique qu'à des s}'sti-mes déjà ('ous­titués, les mythes par e'\.emple. Si

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la fonction du mythe semble bien être d'intégrer les éléments absur­des ou déplaisants qui menacent la vie d'une société, il reste que le mythe a été élaboré, formé par ·des hommes. Même les sociétés les plus archaïques, les plus immobiles en apparence, celles que Lévi-Strauss appelle les sociétés « froides », ont une histoire. Elle est simplement à pl~s longue échéance que celle des sociétés « chaudes ». Dans une perspective structurale, c'est-à-dire non dialectique, il est impossible de rendre compte de cette évolu­tion. L'histoire apparaît comme un phénomène purement passif, soit que la structure porte en elle, dès l'origine, ses germes de mort, soit qu'un événement extérieur la dé­truise.

Je ne conteste pas l'existence des structures, ni la nécessité d'en ana­lyser le mécanisme. Mais la struc­ture n'est pour moi qu'un moment du pratico-inerte. Elle est le résul­tat d'une praxis qui déborde ses agents. Toute création humaine a son domaine de passivité: cela ne signifie pas qu'elle soit de part en part subie. Vous vous rappelez le mot d'Auguste Comte: « Le pro­grès, c'est le développement de l'ordre ». Il s'applique parfaitement à l'idée que les structuralistes se font de la diachronie : l'homme est en quelque sorte développé par le développement même de la struc­ture. Moi, je ne crois pas que l'his­toire puisse se réduire à ce proces­sus interne. L'histoire, ce n'est pas l'ordre. C'est le désordre. Disons: un désordre rationnel. Au moment .même où elle maintient l'ordre, c'est-à-dire la structure, l'histoire est déjà en train de la défaire. Ainsi la lutte des classes crée des struc­tures au sein desquelles elle s'exer­ce, qui, par conséquent, la condi­tionnent, - mais dans la mesure où elle leur est antérieure, elle ne cesse simultanément de les dépas­ser.

Je vais prendre un exemple: Sade. L'œuvre de Sade se situe dans un certain ensemble « archéologi­que ». Il y a le langage de l'époque, et il y a aussi le type de pensée morte qui s'y trouve déposé. Un des thèmes essentiels de cette idéologie est la nature. Le bourgeois du XVIIIe considère que la nature est bonne. Mais Sade, lui, n'est pas un bourgeois. C'est un aristocrate qui assiste au déclin progressif de sa classe. Il sait que les privilèges sont en train de disparaître. Vis-à-vis d'autrui, il se trouve donc dans la position d'un homme qui dispose théoriquement de droits illimités, et qui en même temps ne peut plus les exercer, qui ne peut plus satisfaire son désir individuel d'aristocrate.

Telle est la situation initiale. Pour en saisir le sens, il va falloir que Sade la dépasse, au profit d'une synthèse subjective, le sadisme. Le sadisme est une théorie du rapport entre les hommes; ce que recher­che Sade, c'est la communication. Mais pour exprimer sa pensée là-

dessus, il devra utiliser le langage qui lui est donné. Un siècle plus tard, le sadisme se serait défini com­me l'anti-physis. Au XVIIIe, ce n'est pas possible: Sade est obligé de passer par l'idée de nature. Il bâ­tira donc une théorie de la nature semblable à celle des bourgeois, avec cette seule différence : au lieu d'être bonne, la nature est mau­vaise, elle veut la mort de l'hom­me. Ainsi Juliette s'achève sur l'image d'un homme en train de se branler dans un volcan.

Ce que je vous dis là est très ra­pide, bien sûr. Mais vous voyez qu'il y a un double rapport: la « nature » vole à Sade le sens de sa pensée, mais Sade lui-même vole le sens de la nature.

Le marxisme d'Althusser

Comment expliquez-vous la vo­gue d'Althusser auprès des mêmes intellectuels qui . se réclament de Lévi-Strauss, de Foucault ou de Lacan? Car Althusser, lui, est marxiste.

Althusser soutient que l'homme fait l'histoire sans le savoir. Ce n'est pas l'histoire qui le réclame, mais l'ensemble structural dans lequel il est situé qui le conditionne. L'his­toire s'engouffre dans les structu­res. Mais Althusser ne voit pas qu'il y a une contradiction perma­nente entre la structure pratico­inerte et l'homme qui se découvre conditionné par elle. Chaque géné­ration prend, par rapport à ces structures, une autre distance, et c'est cette distance qui permet le changement des structures elles­mêmes. Althusser, comme Fou-

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 octobre 1966

Mi chel Foucault

cault, s'en tient à l'analyse des structures. Du point de vue épisté­mologique, cela revient à prendre parti pour le concept contre la no­tion. Le concept est a-temporel. On peut étudier comment les concepts s'engendrent les uns les autres à l'intérieur de catégories détermi­nées. Mais le temps lui-même, ni par conséquent l'histoire, ne peu­vent faire l'objet d'un concept. Il y a là une contradiction dans les termes. Dès que vous introduisez la temporalité, vous devez consi­dérer qu'à l'intérieur du dévelop­pement temporel, le concept se mo­difie. La notion au contraire peut se définir comme l'effort synthéti­que pour produire une idée qui se développe elle-même, par contradic­tions et dépassements successifs, et qui est donc homogène au dévelop­pement des choses. Ce que Fou­cault appelle « doxologie» et qu'il refuse.

Au fond, derrière tout ce courant de pensée, on retrouve une attitude très cartésienne : il y a d'un côté le concept, de l'autre l'imagination. C'est une charge à fond contre le temps. On ne veut pas du dépasse­ment, ou du moins pas d'un dépas­sement qui se fasse par l'homme. Nous revenons au positivisme. Seu­lement ce n'est plus un positivisme des faits, c'est un positivisme des signes. Il y a des totalités, des en­sembles structurés qui se consti­tuent à travers l'homme et que l'u­nique fonction de l'homme est de déchiffrer. Le fait que Foucault ait rendu hommage à l'effort « coura­geux » d'Althusser prouve bien .qu'ils vont, tous deux, dans le mê­me sens. Marx, de son vivant, n'a jamais été utilisé par d'autres. Si

les stn:tcturalistes peuvent utiliser Althusser, c'est qu'il y a chez lui la volonté de privilégier les structures par rapport à l'histoire.

L'avenir de la philosophie

On vous présente parfois comme le dernier des philosophes. C'est une façon de dire que la philosophie est morte. Qu'en pensez-vous?

Si l'on admet, comme moi, que le mouvement historique est une tota­lisation perpétuelle, que chaque homme est à tout moment totaliseur et totalisé, la philosophie représente l'effort de l'homme totalisé pour ressaisir le sens de la totalisation. Aucune science ne peut la rempla­cer, car toute science s'applique à un domaine de l'homme déjà dé­coupé. La méthode des sciences est analytique, celle de la philosophie ne peut être que dialectique. En tant qu'interrogation sur la praxis, la philosophie est en même temps une interrogation sur l'homme, c'est-à-dire sur le sujet totalisateur de l'histoire. Peu importe que ce sujet soit ou non décentré. L'essen­tiel n'est pas ce qu'on a faÏt de l'homme, mais ce qu'il fait de ce qu'on a fait de lui. Ce qu'on a fait de l'homme, ce sont les structures, les ensembles signifiants qu'étu­dient les sciences humaines. Ce qu'il fait, c'est l'histoire elle-même, le dépassement réel de ces structures dans une praxis totalisatrice. La phi­losophie se situe à la charnière. La praxis est dans son mouvement une totalisation complète ; mais elle n'aboutit jamais qu'à des totalisa­tions partielles, qui seront à leur tour dépassées. Le philosophe est ce­lui qui tente de penser ce dépas­sement.

Pour cela, il dispose d'une métho­de, la seule qui rende compte de l'ensemble du mouvement histori­que dans un ordre logique : le mar­xisme. Le marxisme n'est pas un système figé ; c'est une tâche, un projet à accomplir. Pour toutes sor­tes de raisons, il s'est produit dans l'accomplissement de cette tâche un temps d'arrêt. Les marxistes ont trop longtemps refusé d'intégrer les connaissances nouv~lles sur l'hom­me, et de ce fait le marxisme s'est appauvri. La question, aujourd'hui, est de savoir si nous voulons lui re­donner vie, en l'élargissant, en l'ap­profondissant, ou si nous préférons le laisser mourir. Renoncer au mar­xisme, ce serait renoncer à com­prendre le passage. Or je pense que nous sommes toujours en passage, toujours en train de désagréger en produisant, et de produire en désa­grégeant ; que l'homme est perpé­tuellement déphasé par rapport aux structures qui le conditionnent, parce qu'il est autre chose que ce qui le fait être ce qu'il est. Je ne comprends donc pas qu'on s'arrête aux structures: c'est pour moi un scandale logique.

1. Ce numéro de l'Arc sera en vente, à partir du 1er novembre, au Nouveau Quar­tier Latin, 78, bd Saint-Michel, Paris-6·.

s

Page 6: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

ROMANS FRANÇAIS

Roger Rabiniaux A la chaleur des hommes Buchet-Chastel, éd., 336 p.

Avec les Rues de Levallois et le Soleil des dortoirs, Roger Rabiniaux avait campé sous le nom de Pierre Cécial un personnage romanesque attachant, riche et complexe - un personnage qui lui ressemblait com­me un frère. Cette quasi-identité s'affirme encore en ce troisième volume qu'on verrait sous-titré « mémoires » plutôt que cc roman » si, à la place du je autobiographi­que, l'auteur n'usait d'un il qui ne trompe guère et, parfois, d'un tu qui est au il ce qu'est à l'objet l'image reflétée par un miroir. Toute artificielle qu'elle apparaisse par moments, cette distanciation a l'avantage de permettre des aveux que la confession directe frapperait de cynisme, voire d'impudeur.

C'est que l'enfant de Levallois­Perret, grandi dans le peuple et trouvant en lui ses vraies joies, va, sur ses dix-huit ans, et sans faire la fine bouche, se gaver de nourri­tures charnelles. Des expériences parfois ambiguës de l'adolescence, Cécial est sorti sans trouble : on le dirait pur comme un archange; et, comme lui, éclatant des feux de la jeunesse et de la grâce. Loin qu'il ait à se dépenser pour trouver des partenaires, - les femmes et les jeu­nes filles courent après lui. Il peut faire son choix, multiplier les aven­tures, acquérir en amour une scien­ce qui, pour ' n'être pas infuse, ne lui coûte cependant presque rien.

René Pons Le feu central Gallimard éd. 208 p.

Tandis que se hâte le déclin du jour, dans la pénombre d'une cham­bre, 'un homme seul revoit, com­me en un délire turbulent, les bri­bes d'un passé tragique se confon-

6

Avec réalisme, crûment à l'occa­sion, l'auteur le peint volontiers en posture d'amant. Il y met toute son application et une indéniable com­plicité. y a-t-il, pour un éc;rivain, plus grand bonheur que de faire surgir des scènes vraies, aux acteurs

R"ger Rabiniaux

irrécusables, dans un décor solide­ment planté ? Chacune de celles où Roger Rabiniaux évoque Cécial por­te la marque de ,l'authenticité. Vrai­semblable ? Vrai ? Les deux en gé­néral, à coup sûr. D'ailleurs, qu'im­porte ? Le vrai - disait Boileau -peut quelquefois n'être pas vraisem-

Un homme seul

dre avec les images du cauchemar mécanisé qui règne au dehors. De la morne et accablante fatalité qui règle parcimonieusement ses jours, à la vaine gesticulation, à la tris­tesse forcenée étendue sur le monde, il n'aperçoit partout que désolation barbare.

Dernier homme qui jette un regard sur l'inhabitable, et ne trou­ve en lui, du plus loin qu'il se souvienne, que la déréliction et la peur. Au dehors, le monde enlaidi par la' géométrie impitoyable du fer et du béton semble incapable d'inventer autre chose que la dou­leur, la colère, le hruit, la mort. L'univers, en son irréductible et hostile étrangeté rejette cet hom­me qui reste sans force et sans ima­gination devant l'assaut qui dé­ferle sur lui. Il est épuisé, érodé, désarmé devant l'agressivité des nouvelles de faits divers inexpia­bles ou sanglants.

Si bien que le fantastique de la souffrance et de la faiblesse sourd

Le besoin d'aimer

blable... Le talent ne consiste-t-il pas à emporter toujours l'assenti­ment? Qu'il montre Pierre Cécial dans ses fonctions d'instituteur ou sur la place de la Concorde le 6 fé. vrier 1934, à six heures du soir ; Cécial avec Christine, Aline, Marti-

ne, Josse ou parmi les dames du bordel de la rue d'Athènes; Cécial dans les rues de juin 1936 ou voya­geant en Espagne à la veille de la guerre civile, Roger Rabiniaux au­thentifie par le ton et l'atmosphère les faits et gestes de son alter ego.

De 1934 à 1936, de 1936 à 1934

de cette VISIon hallucinée. Contre l'hébétude qui le gagne, il se dé­fend par la diatribe, l'imprécation; d'où cette verve lyrique, cette c0-

lère épique qui le saisit. Deux heures durant, par le re­

gard stupéfié et la mémoire tortu­rée de son misérable personnage, René Pons montre les raisons que nous avons de trouver ce monde in­vivable. Ce thème que Le Clézio transfigure, à la manière d'Henri Michaux, en transcendant la souf­france, ou Beckett en nous plon­geant dans la mort éternellement présente. Pons, hélas, ne parvient guère qu'à nous en donner l'idée empreinte d'un naturalisme un peu lassant. Son maigre héros, comme certaines figures de Maupassant, souffre d'un désespoir qui n'atteint pas la grandeur tragique de tous ceux que hante l'esprit du souter­rain, et qui conduit les person­nages de Dostoïevsky à une révolte absolue.

Alain Clerval

- car l'on va, dans les deux sens, d'une date à l'autre - Cécial, qui n'a pas vingt ans, qui présente cc un côté midinette ou prolétaire à l'âme sensible », nous l'allons voir mêler la tendresse au cynisme, se laisser prendre naïvement et se déprendre légèrement, tandis que s'épure en lui l'idée qu'il se fait de la politi­que, de, ~',:ngagement civique, ou, plus preCisement, en ce qui le con­cerne, de cc la participation sans engagement ». Ce don de fuir sans cesse ce qu'il a possédé passionné­ment cc dès qu'il risque de tomber dans la dépendance ou l'habitude » est un des traits caractéristiques de son personnage. Un autre est son be­soin d'aimer - d'aimer ses sembla­bles, tous les hommes ; de les aimer à fond, même dans leurs travers ou leurs vices. '

On devine quel aliment à cet appétit de chaleur humaine four­nire~t les événements du Front po­pulaIre dont Roger Rabiniaux bros­se, en toile de fond, les jours les plus longs. A propos de certains hommes politiques, de l'attitude de certains milieux, et sur les consé­quences de l'expérience unique de 1936, l'auteur n'hésite pas à pren­dre parti, parfois posément, parfois avec vivacité et ferraillant sans dou­ceur. Ce sont des condamnations ou des justifications qui relèvent de l'humeur ou de la philosophie per­sonnelles; mais aussi des rappro­chements inattendus, tel celui du néo-socialisme de 1933 avec le ti­tisme de 1944 ...

Cette attention à l'Histoire leste un récit chaleureux, savoureux, r.ou­vent poétique, où l'argot se fait ten­dre et sentimental, où l'humour n'est jamais féroce, ni choquante la peinture des amours charnelles. Une sorte de pathétique anime la ré­flexion de l'auteur sur le mystère de l'érotisme, ses déviations, sa ca­ricature ou son tourment. Les graf­fiti des vespasiennes nous valent ainsi une page où le refoulement sexuel est sondé avec plus de vi­gueur qu'en dix volumes de psy­chanalyse.

Quant à la fresque des rues, des bistrots, des ateliers, elle a des cou­leurs épiques étrangement juxtapo­sées à des touches de romance. On n'est pas très loin de l'Honneur de Pédonzigue ni des Faubourgs du ciel. Une sagesse, qui n'est paS for­cément vertu, empreint les portraits gentiment dévergondés des dames et des fillettes à la Boucher, à la Renoir, à la Greuze ou à la Cranach dont le visuel Cécial jouit en pein­tre et presque en contemplatif.

Quant Roger Rabiniaux l'aban­donne, à la veille du 14 juillet 1936, une page est tournée : celle de l'éducation politique. Le jeune homme a joué l'étudiant d'Action française, puis l'anarchiste rava­cholien; il a découvert le socialis­me du cœur, cc malgré Nietzsche et Georges Sorel ». Il est entré dans l'Histoire pour en découvrir aussi­tôt les limites.

Maurice Chavardès

Page 7: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

FragDlents d'une confession

José Cabanis La Bataille de Toulouse Gallimard éd., 144 p.

Pour qui connaît le moins du monde Cabanis, le clair-obscur de ses petits livres discrets et bien écrits, qui rac~mtent toujours la mê­me histoire : comment la femme qui nous est le plus proche . nous échappe ; pour qui a lu Le Bonheur du jour, Les Cartes du temps, Les 1 eux de la nuit, et qui se rappelle, d'après le titre même de ces ouvra­ges, l'atmosphère crépusculaire pré­romantique qui fait leur charme ; pour qui a aimé ces récits linéaires où un homme n'a pas peur d'avouer à mi-voix qu'il n'y a qu'une chose qui compte au monde: l.'amour, et qu'une chose impossible à trouver: encore l'amour; pour qui enfin re­garde Cabanis comme le dernier dé­licat, le dernier intimiste, le der­nier épicurien de la littérature, le titre de son nouveau roman a de quoi surprendre. La Bataille de Toulouse! Les jeux de la guerre après ceux de la chambre, la trom­pette après l'édredon, la fresque so­nore et rutilante après les intérieurs hollandais !

Autocritique malicieuse que ce titre. A force d'entendre des éloges sur « l'exquise petite musique de nuit de Cabanis », ou des soupirs sur « le souffle trop court de Caba­nis », Cabanis a dû se dire : soit ! Changeons de registre, et puisque nous ferons maintenant une sym­phonie, qu'elle soit le plus sympho­nie possible, une symphonie pleine de bruits et de fracas, une sympho­nie militaire, tant qu'à faire. C'est ainsi qu'il ouvre. son livre en décla­rant que, maintenant que Gabrielle l'a quitté (lui ou son double narra­teur), il va se mettre à écrire La Bataille de Toulouse, rien de moins, Soult contre Wellington (1814), puis cent cinquante années de la vie d'une famille, le roman-fleuve des générations qui se sont succé­dées dans cette maison de campagne où lui, Cabanis (son double narra­teur) écrit, abandonné par Gabriel­le, seul et affligé, n'ayant plus d'au­tre soin que de faire revivre les morts de la bataille, et les morts des cent cinquante ans qui ont sui­vi, en particulier les deux Canta­lauze, Monsieur de Cantalauze qui participa pour de bon à la bataille de Toulouse, et sa femme qui l'at­tendit, amoureuse et fidèle, dans la grande maison.

Malice et habileté extrême, ce truc de la bataille. Car d'une part, comme on s'y attendait, l'image de Gabrielle perdue ne cesse de rôder autour du narrateur, A peine les préparatifs du récit de la bataille commencés, il les plante là pour se remémorer les derniers instants vé­cus avec Gabrielle, et l'été d'avant, et pour s'interroger sur l'échec de cet amour et sur les incertitudes de tout amour : Cabanis, ainsi, retrou­ve sa vraie voix, et comme le roman est bon, voici prouvé qu'il vaut mieux parler de sa vraie voix, fût-

elle un peu basse et sourde, que de l'enfler, et de faire le pas plus long . que la jambe. Rare et précieuse leçon de modestie littéraire. Mais d'autre part, comme il n'oublie pas son projet initial, Cabanis se per­met quelques plongées dans l'épo­que révolue. Non pas qu'il songe sérieusement à décrire . la bataille « où il n'y avait en présence, après tout, que quelques traîneurs de sa­bre et deux bandes de soudards, ce que je déteste le plus au monde ». Le souvenir des anciens temps ne fournit à l'auteur que les deux fi­gures des Cantalauze, et de tout le roman-fleuve projeté, il ne garde pour finir qu'un seul épisode, l'his­toire de l'amour parfait entre Mon­sieur de Cantalauze parti pour la guerre et sa femme restée fidèle­ment à l'attendre, épisode qui illu­mine par contraste le destin hasar-

deux de sa propre liaison à lui, et la nature habituellement fragile et inquiète du sentiment d'amour. En sorte que les retours en arrière, les passages du présent au passé et du passé au présent, obtenus, sans' ef­fort apparent, par ce qu'on appelle au cinéma des fondus enchaînés, transforment le récit, qui eût été sinon trop linéaire peut-être, en une fugue adroite où les voix se répon­dent à travers les âges. Cabanis, certes, n'a pas bouleversé sa techni­que, mais ·ill'a enrichie, et s'il res­te un musicien de chambre, il n'est plus celui d'un seul instrument.

Le lecteur averti, se souvenant que l'héroïne du dernier livre de Cabanis s'appelait déjà Gabrielle, se demandera s'il ne s'agit pas, plu­tôt que d'un nouvel ouvrage, d'un nouvel épisode du précédent. Les histoires d'amour de Cabanis ne sont jamais des histoires construites, avec un commencement et une fin,

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 octobre 1966

car l'amour comme l'entend Caba­nis n'est jamais assez clair, ni à la conscience ni au cœur, pour souffrir un découpage dans le temps. L'a­mour cabanissien est une vibration de l'être, un état d'âme, une« ap­parition nocturne, qui Be plaît dans les ténèbres, qui fuit et se refuse, qui n'a que faire de la clarté du jour ». Gahrielle est partie. Qui pourrait d ir(' pourquoi ? L'amour arrive cL s'en va sans cause précise. D'ailleurs, Gabrielle ne reviendra-t­elle pas dans le prochain livre ? Toute rupture suppose que l'on conçoive l'amour comme un drame. Or, chez Cabanis, on ne s'aime pas pour s'affronter: on aime pour le plaisir d'analyser l'amour, ses varia­tions infimes. La campagne, les lu­mières de l'aube et du soir, le mur­mure des arbres, les grandes prome­nades dans les chemins creux, tien-

nent beaucoup de p18ce dans les émois du narrateur : il entend vi­vre à l'unisson de la nature et ne

. demande à la femme aimée que de l'aider à parfaire cet accord refusé à l'homme seul.

Par son panthéisme discret com­me par son goût de l'analyse inté­rieure, par son hédonisme genti­ment égoïste (qu'il avoue) comme par sa soü d'une âme sœur, Caba­nis s'apparente bien plus aux rê­veurs des journaux intimes qu'aux véritables romanciers. Il y a de l'Amiel, du Vigny et du Jouhan­deau en lui. Aussi bien ses romans ne sont-ils que les fragments d'une même confession: et qui sait cau­ser avec charme de soi-même se fera toujours éc~uter.

Dominique Fernandez

Cinq romans de José Cabanis viennent d'être publiés en un seul volume, sous le titre L'ôge ingra', Gallimard éd. 768 p.

œUVRBS EN COURS

Bien qu'II ait un roman en cours, Jean Cayrol s'est Interrompu pour se lancer dans un nouveau film dont Il vient d'achever les prises de vues à Orléans et dont Il commence le mon­tage : la Déesse.

Ce titre est légèrement trompeur, ou du moins ambigu : le principal person­nage de l'œuvre est une OS blanche dont la présence obsessionnelle hante la plupart des Images. .

Le sujet : un jeune homme déserte à Marseille pour retrouver et enlever la fille qu'il aime et qu'il doit retrouver à Orléans. Il vole une voiture à six heures du matin et prend la route.

Mais le véhicule qu'il a dérobé et qui le ravit tout d'abord par son luxe insolite se révèle vite être un piège. Il s'agit d'une voiture de trafiquants, qui finit par devenir de plus en plus Inquiétante.

Quand, après avoir cherché la jeune fille et lui avoir fixé rendez-vous, il s'apprête à fuir avec elle, la police l'arrête. Il y avait de la drogue à bord.

Yves BOl1l1efo)'

Yves Bonnefoy poursuit la mise au point d'un recueil de réflexions traitant des formes du langage, de la poésie et des poètes. Sous le prétexte d'abor­der les domaines les plus variés du langage poétique - y compris la pein· ture - ce sera une vaste étude des problèmes de la création.

On y trouvera, côte à côte, quelques textes déjà connus et un certain nom­bre d'inédits regroupés sous le titre Essais.

Au total un volume d'environ 250 pages. Publication prévue pour février au Mercure de France.

Maz Pol :l'ouche.

. Les Appels. en cours de réalisation comprendront un ensemble d'études

'sur des écrivains - notamment an­. glais et américains - dont on peut déjà deviner la teneur générale d'après 'les articles et les causeries télévisées du critique de Lecture pour Tous.

Le Beatnik-poète-alpiniste américano­parisien qui s 'est rendu célèbre au :mois d'aoOt en allant sauver deux grim­peurs allemands en perdition sur l'ai­

.guille du Dru, vient de signer avec Jles éditions du Seuil le contrat qui cède à cette maison française son lI­vre sur la montagne ; une réponse. semble-t-il, à Gaston Rebuffat.

Sous le titre Escalade pure, Il traite de l'ascension en fonction d'une cer­taine esthétique, et expose une philo­sophie de la montagne, résolue sous forme de dilemmes : sécurité ou aven­ture, technique ou difficulté (bonne occasion pour présenter différentes techniques dont certaines mises au point par lui-même).

A la description des montagnes de Californie s'ajoute une théorie sur le retour aux sources Indiennes.

Mais, surtout, Hemming poursuit pa­rallèlement la réalisation d'un ouvrage assez étonnant et qui renouvelle, d'une certaine façon, la littérature beatnik internationale.

Ce texte, d'une poésie extrêmement violente, rompt avec toutes le3 struc­tures claSSiques et rassemble, dans une sorte de vaste autobiographie, des éléments de toutes sortes : poèmes en

. prose, lettres, descriptions etc ... Bien que l'architecture en soit assez dérou­tante, Il semble que Hemming y fasse montre de très réels talents d'écri­vain.

'l

Page 8: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

LES ROMANS: Denoil

Flora Ces

PENELOPE DE MANTOUE

• Claude Michel Cluny

UN JEUNE HOMME DE VENISE

• Marcel Clouzot

LA DETTE •

René Fallet

UN IDIOT A PARIS

• Jeanne' Faure-Cousin

ADIEU BERTHE (collection "Lettres Nouvelles")

• Jean-Claude Hemery

CURRICULUM VITAE (collection "Lettres Nouvelles")

• Pierre-Robert Leclercq

SEQUENCES

• Lionel Mirisch

ESPACE DE LA NUIT (collection "Le champ libre")

• Catherine Paysan

LES FEUX DE LA CHAIDELEUR

• Georges Perec

QUEL PETIT VELO A GUIDON CHROME

AU FOND DE LA COUR? (collection "Lettres Nouvelles")

• Charles Prost

CARAMBA EL ZEN

• Robert Quatrepoint

OMEGA

• Andrée Sikorska

LES HEURES FORTES

Denoil, 8

• • • • • • • • • • • • • •

Christian Giudicelli Le jeune homme à la licorne Le Seuil éd., 157 p.

• Il Y a des romans vêtus de leur : seule intrigue, sans failles ni pau-• ses. Si le premier ouvrage de Chris-• tian Giudicelli est un livre attachant • c~est parce que l'auteur n'a pas crù • devoir s'attacher le lecteur par la • seule donné romanesque. Il est cer­• tes soucieux de conter une histoire, • • on oserait dire même qu'il en « ra-• joute» un peu, par naïveté, par • machiavélisme ou par simple souci • de brouiller les cartes. • Le jeune narrateur qui est tout • juste majeur et parle en son nom : a aussi l'âge de l'auteur et sans • doute beaucoup de ses pensées et • de ses rêves. Il découvre l'amour • 'avec Catherine, pianiste en herbe • promise à une belle carrière mon-• daine. Tous deux vivent ensemble, : parlent comme frèr~ et sœur, ré. • inventent le monde. Reste le plaisir: • Danièle, bel animal aux idées un • peu courtes le lui fera connaître. • Heureux Laurent, le voici comblé ! • Mais ce jeune romantique, velléi­• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •

Raymond Jean Le Village Albin Michel, éd., 264 p.

• Etrange et effrayant destin que • celui du Viet-Nam : quatre-vingts • ans de domination française, celle • des Japonais, une dure guerre de • libération et, presque aussitôt, le ·nffi 1 . • co t actue avec son cortege ac-• cru de souffrances et de ruines, • assorti à l'arrière-plan d'une apoca-• lyptique menace ... • Le livre de Raymond Jean veut • être un hommage rendu à ce peu­: pIe martyr qu'il a connu et aimé, • comme tous ceux, à quelque bord • <[u 'ils appartiennent, qui ont vécu • là-bas (chez les anciens coloniaux, • on remarque une nostalgie qui • n'existe guère à l'égard de l'Afrique • noire ou musulmane). Ce livre, par : son thème, sa composition, surpren-• dra peut-être le lecteur des œuvres • précédentes. L'auteur semblait avoir • adopté la technique du « nouveau» • roman. Il retourne ici à une forme • classique et nous passons de l'indif­: férence bien connue vis à vis de • l'histoire à une littérature « enga-• gée », au sens sartrien du terme. • C'est sans doute cette volonté • d'hommage et de témoignage qui a • orienté le choix technique de l'écri-• vain. L'hommage entend éveiller la : sympathie, la colère, la chaleur, rap-• procher, alors que la description • neutre introduit une distance entre

Promesses

taire et déjà désabusé, porte mal­heur à celles qui l'entourent. Les deux rivales découvrent qu'elles ont le même amant. Catherine, par vengeance ou dépit, séduira le meil­leur ami de Laurent, son alter ego, le doux Günter dont l'apparition épisodique en joueur de flûte au cœur pur éclairait les jours un peu frelatés du narrateur. Quant à Da­nièle, après avoir rappelé Laurent qui a poussé à l'eau l'infortuné Günther, elle se donnera - presque sous ses yeux - au très jeune gar­çon dont il commençait de faire son ami. Il ne restera plus au jeune homme à la licorne - le bel animal dont il caressait l'image sur la tapis­serie du Musée de Cluny - à cher­cher une solitude illusoire et un bonheur impossible.

Ce résumé rapide d'une intrigue menée tambour battant avec un heureux talent qui fond ensemble le cynisme, l'ironie et un vif esprit d'observation ne rend pas compte des ouvertures un peu plus secrètes du livre, de ces blancs du récit qui en brisent moins le cours qu'ils ne donnent à l'œuvre une résonance

Sang et mort

la conscience et le spectacle. Pour ma part, je ne peux lire un roman de Robbe-Grillet sans me sentir en­vahi par un sentiment de paralysie onirique. Ce qui est charme deve­nait ici écueil. Aussi Raymond Jean a cherché à donner une vision globale de la réalité vietnamienne à travers le temps et l'espace en mé­nageant une série de coupes qui pri­vilégient des instants exemplaires : histoires, qui vont du début de la conquête française à la période con­temporaine et qui montrent les rela­tions entre colons et indigènes, en­tre soldats et maquisards ; des ta­bleaux, des paysages, la jungle, le profil de Malraux, de Sartre discou­rant en Norvège, des cinéastes qui filment des temples et reconstituent des scènes de guerre et d'attentats. Le lien entre les scènes est fourni par une femme dont l'auteur fut amoureux. Xuân raconte dans la tradition des Mille et une Nuits ...

Il y avait ici un danger, celui d'une disparate. Le climat d'une his­toire d'amour, son exotisme un peu facile, s'accommode mal le plus souvent d'un arrière-fond de sang et de mort. Raymond Jean l'évite en faisant de son héroïne un fantôme : « Je ne sais pas ce qu'est devenue Xuân. Je ne sais pas si elle existe encore. Mais je sais qu'ils existent toujours, ceux pour qui elle se bat­tait ... » Ceux-là, en effet, retiennent davantage notre attention. Les nou­velles qui illustrent leur conduite,

et une tonalité singulières. Telles les pages où le narrateur évoque son bref séjour auprès de Günther et les rêves merveilleux dont la beauté des images forme un éton­nant contraste avec la sécheresse un peu désinvolte du récit. Tel surtout le personnage du grand-père, écri­vain raté et secret, maître à penser. Le portrait que le petit-fils nous en présente le fascine au point que sa propre vie promet presque d'en être la simple duplication. Ce contre quoi le vieil homme le met en garde: « la contemplation intérieu­re, la recherche de l'invisible », le jeune homme y a déjà succombé et les paroles de lumière ou de déri­sion qu'il prononce: « l'écris pour ne pas avoir à lire leurs livres », c'est l'écrivain de vingt-deux ans qui les prend à son compte.

Il y a plus que des promesses chez ce jeune écrivain partagé entre le souci d'écrire un bon roman ct la nécessité de demander à l'écri­ture un peu plus de vérité. Il ne lui faut plus que choisir entre plaire au public et obéir à soi-même.

Guy ROMu

leur caractère sont construites et menées avec un métier sûr et soli­de. La qualité maîtresse de l'auteur est la force. Je citerai seulement parmi les plus remarquables l'histoi­re intitulée : L'Œil. Il s'agit d'un métis employé à la surveillance d'un chantier et qui a pour habi­tude, lorsqu'il veut prendre un con­gé, de dép()ser son œil de verre dans la fourc~e d'un arbre. Cette vigilan­ce artificielle redouble l"ardeur des paysans superstitieux jusqu'au jour où ils prennent conscience que ce regard est sans vie .. . Raymond Jean est là au niveau des grand.; con­teurs. Il s'en faut toutefois que chaque récit soit de la même veine. On regrette de voir apparaître, ici et là, rançon de la forec, une cer­taine outrance ct de l'inexactitude dans le détail, qui gênent l'adhésion du lecteur. L'intrigue du Regard pâtit d'une erreur sur la durée d'in­cubation d'une maladie. Pour par­ler de l'outrance, il faudrait entrer dans une discussion sur le bilan du colonialisme en général. Je me bor­nerai à noter ceci : est-ce cette seule image que l'on retiendra de l'Occi­dent, cette galerie de gâteux, de brutes et d'obsédés sexuels ?

Le passé renvoie inexorablement à la plume froide de l'historien tan­dis que, par un paradoxe cruel, l'histoire elle-même maintient sur l'ancienne Indochine la fatalité de la répétition.

Robert André

Page 9: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

• • • • • • Une passion nécessaire •

• • • • • Paul-André I..esort

La Vie de Guillaume Perier Le Seuil, éd., 308 p.

Que savons-nous de ce Guillaume Perier qui donne au roman son titre ? Peu de chose. Ce que nous apprend sur sa jeunesse l'ébauche d'une autobiographie écrite de sa main -- le Cahier. Bleu - et, prises de loin en loin au cours de son exis­tence, des note!! de voyage ou de lecture qui forment une sorte de journal.

Comme l'autobiographie est des­tinée à la femme de Guillaume qui connaît déjà l'essentiel des faits et comme les notes tiennent plus de l'aide-mémoire que de l'ex­posé, ces « papiers » ont besoin d'être commentés. Ce dont se char­ge celui qui les a reçus, ou feint de les avoir reçus en dépôt : à savoir Lesort lui-même qui sollicite les témoignages des parents et camara­des de son héros ,et qui met à con­tribution le souvenir qu'il a gardé de leur longue amitié.

Ainsi se trouve constitué un « dossier Perier » établi selon les strictes méthudes de la recherche universitaire. Ce qui fait que l'œu­vre tient à la fois du document au­thentique --- tel que l'aiment, pa­raît-il, les lecteurs d'aujourd'hui -et de la biographie classique, peut­être parodiée, dont le ton traduit bien le caractère reconstitutif et presque anachronique du livre: Au­cune forme ne pouvait mieux illus­trer l'idée chère à Paul-André Le­sort que notre « avidité de la con­naissance des autres et de soi est une passion nécessaire, mais d'au­tant plus nécessaire qu'elle ne peut que s'avouer vaincue ». L'informa­tion aussi bien que la mémoire ont

P4UI-Àr.dré . Les()Tt'

une logique ou une complaisance qui nous interdiront toujours d'ac­céder à la vérité.

Cependant, ce roman n'est pas en ruines, comme tant de ceux qu'on nous offre à lire depuis qual­ques années, mais en construction, en état de restauration. Plutôt qu'ef­filoc:hé, je le dirais cloisonné. La

vie exemplaire qu,'il raconte, si elle • nous est livrée par bribes, est moins • dégradée par le temps que, faute • de temps, interrompue dans sa pro- • gression vers l'avenir. :

• Né au début de notre siècle, dans •

une famille normande, d'un père fé- • ru de sciences naturelles et d'une • mère dévote, Guillaume Perier hé- • • rite des problèmes qui ont agiLé la • France avant 14. Comme Jcan Bac • rois, il se débat entre le savoir et la , . croyance. La guerre finie, il éprou- • ve aussi peu de goût pour la bigote- • rie patriotarde de ses compatriotes • que pour le jeune nationalisme alle- : mand dont les fièvres malsaines ' . l'effrayent. Entre «Dieu pour nous» • et Gott mit uns comment choisir? • Comment ,retrouver surtout en cet • otage des civilisations qui se heur- : tent sous ses yeux et se sont ÏInmé- • morialement succédé sur la terre • l'image d'un Dieu libre et juste, • écrivant droit, comme dit le pro- • verbe espagnol, par les chemins dé- ' . tournés de l'histoire ? En proie aux • • courtes joies et aux multiples en- • nuis d'une existence fort banale, • Guillaume Perier se cherche un ~ destin à la fois solidaire de tout ce • qui se passe dans le monde et en • accord intime avec les possibles des- • seins d~une Providence énigmatique. :

• Il s'efforce, somme toute. de • détecter le point d'insertion de la • métaphysique dans la physique des • .' événements et de conformer sa con- • • duite de Français de gauche, sa • combativité à l'égard du mal et sa • fidélité aux principes, avec ce qu'il • croit avoir deviné de ce mystère. • L'amour, pour une part, lui donne- • ra l'occasion de sortir de sa solitu- • • de et d'expérimenter l'alliage du • naturel et du surnaturel dans les • sentiments qu'il porte à sa femme. • Pour une autre part, la guerre de • 39 qu'il fait en officier conscien- • cieux, la captivité à laquelle il tente • plusieurs fois de se soustraire, une : obscure contribution enfin à l'allè- • gement des conditions où vivent les • colonisés d'Afrique lui procureront • l'amère satisfaction d'avoir été, • quoique soldat de Dieu, parmi ceux : que ce Dieu châtie pour avoir pensé • que Josué combattait avec eux. •

• Cette réflexion sur les incarna- •

tions successives du sacré au cours • • des millénaires, sur ces avatars diC- • ficilement identifiables dans le dé- • sordre de nos derniers malheurs est • belle. Elle prolonge et corrige cer- • taines méditations de Péguy avec • une rigueur de pensée qui appar- • tiendrait plutât à Roger Martin du : Gard. Mais l'économie même des • moyens mis en œuvre, l'excessü • souci d'enfouir trop profondément • le personnage et sa conscience dans • le terreau sans saveur d'une chro- • nique prosaïque m'ont paru nuire it • l'épanouissement du sujet. Ce livre : ressemble à la troisième graine de • la parabole du semeur : les brous- • sailles qui l'entourent ont étouffé • son éclosion. •

Georges Piroué • • La Quinzaine littéraire, 15 au 31 octobre 1966

Michel Bernard 666

Jorge--Luis Borges essai sur les anciennes littératures germaniques

Louis Fischer lénine

'Carlène PoUte les flagellants

Gabriel POlDerand le d. man

Ezra Pound espr!t des littératures romanes

DOlDinique de RolU[ la mort de I.-f. céline

François VigourolU[ l'insurrection

CHRISTIAN BOURGOIS EDITEUR

,

Page 10: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

BlfTRETIBN

Avec Fibrilles, ce troisième volu­me de La Règle du Jeu, voici donc l'achèvement de votre œuvre?

M. L. L'achèvement! Je ne sais pas... Si j'en ai la possibilité j'ai­merais passer à autre chose, un

Michel Leiris

autre genre d'exercice une œuvre d'imagination.

Il n'y a pas d'imagination dans La Règle du Jeu ?

M. L. Les évènements que je rapporte sont tous authentiques, les rêves que je reconstitue sont des rêves que j'ai rêvés comme ça •••

10

L'imaginarion n'intervient - elle pas dans la façon de mettre ces faits 0: authentiques » en relation les uns avec les autres ?

M. L. L'imagination, c'est la présentation. Ça ne dépasse pas ça.

C'est peut-être beaucoup la pré­sentation?

M. L. Ecoutez, mon propos, dans La Règle du leu n'était pas de faire des confessions spectaculaires, mais de discerner aussi clairement que possible ce à quoi je tiens le plus -étant posé toutefois que je ne visais pas un objectif scientifique, clini-

L · · elrlS

que. J'aimerais qu'une chose soit entendue; aucun événement n'est arrangé, tout est rigoureusement vrai et, pour que rien ne soit faussé, j'ai même évité autant que possible l'usage des métaphores.

Quand avez-vous eu pour la pre­mière fois la conception d'ensemble de ce travail ?

M. L. J'en avais fait une pre­mière esquisse, très courte, dans le cadre du Collège de Sociologie, sous le titre Le Sacré dans la vie quoti­dienne. C'était une conférence qui a paru ensuite dans la NRF de cette époque, 1937, ou 38. Il y avait un texte de Bataille, un de Caillois, et un de moi. A ce propos j'avais com­mencé à rassembler quelques faits, que j'ai repris dans Biffures. Il s'a­gissait 4e faits de langage, d'expres­sions qui m'avaient frappé lorsque j'étais enfant. C'est en 40 ou 41 que j'ai repris ça, avec l'idée de faire quelque chose d'un peu plus vaste. Je voulais pousser un peu l'investi­gation, tâcher de déterminer le sens de ces expériences. Finalement c'est devenu cette espèce de ... « chose ». Je ne sais comment la qualifier au- . trement. En cours de route ' la re­cherche s'est considérablement am­plifiée : j'ai pensé qu'il me fallait définir mon art poétique et mon savoir-vivre, mon esthétique et ma ' morale. Si j'avais su au début où, de fil en aiguille, ça allait me me­ner, c'est-à-dire jusqu'à aujour­d'hui, comme je ne suis pas très travailleur, plutôt paresseux ...

Vous êtes-vous interrompu au cours de ce long travail ?

M. L. Pratiquement je ne me suis jamais interrompu. Après Bif­fures je suis passé presque tout de suite à Fourbis, puis à Fibrilles.

Avec le temps n'avez-vous pas constaté un allègement dans votre travail, trouvé peut-être une métho­de ?

M. L. Au contraire, le travail s'e~t accru ... pour le dernier j'ai mis dix ans ; chacun des deux pre­miers doit représenter sept ans. Le dernier était le plus difficile. Peut­être parce que je désirais arriver à une sorte de conclusion. Mais hon­nêtement il n'était pas possible de conclure.

Une conclusion ?

M. L. Une espèce de règle d'or valable pour mon travail et ma con­duite dans la vie. Une règle que je souhaitais tout à fait lapidaire, com­me les sentences de Lao-tseu, ou les aphorismes de René Char.

Comme 'celle que vous énoncez dans « Fibrilles »~ pour la dénon­cer quelques pages plus loin ?

M. L. Appliquer strictement des règles serait en un certain sens un puritanisme imbécile. D'ailleurs, pour la plupart de ces règles, il

m'est apparu qu'elles souffraient de nombreuses exceptions, voire même que le contraire n'était pas insoute­nable.

Et pas de règle du tout, pourquoi pas?

M. L. Sans règle, tout jeu de­vient impossible. Et qu'est-ce qu'il y a dans ce cas ?

Peut-être ce que vous invoquez à la fin de Fibrilles, qui est le der­nier mot de La Règle du Jeu, la poésie?

M. L. La poésie, c'est ce qui n'a jamais cessé de me préoccuper. Si la prose se trouve être mon moyen d'expression, c'est toujours la poésie que j'ai visée. Là, sans doute, on peut parler d'imagination. J'aime­rais parvenir à une poésie où se fondraient absolument l'authenti­que et l'imaginaire, à une sorte de mythe vrai - j'en parle dans Fi­brilles - un mythe qui ne serait pas une fiction, mais la réalité mê· me ...

Cette règle que vous cherchez à énoncer, et ce mythe, est-ce seule­ment pour vous ? Ou est-ce valable aussi pour autrui ?

M. L. Je me suis longtemps ima­giné que si j'écrivais c'était pour communiquer. Mais non, ça n'est pas tout à fait ça. Je l'ai dit expres­sément : une chose qui ne serait pas partagée n'existerait pas plus qu'un rêve, il faut que ce soit appré­hendé et reconnu par un autre. Il m'est donc indispensable de com­muniquer, mais cela ne veut pas dire que c'est pour cela que j'écris.

Il me semble percevoir une diffé­rence de ton, dans ce troisième vo­lume, comme si vous vous étiez en effet rapproché d'autrui, comme si la communication vous était deve­nue plus facile - sans que cela ôte rien du caractère tout à fait énig­matique et mystérieux de votre œu­vre ...

M. L. Il me semble que ce troi­sième volume est d'un ton moins strictement personnel, dans la me­sure peut-être où je voulais aboutir à une conclusion,

Vous avez entrepris autrefois une psychanalyse. Dans quelle mesure avez-vous été influencé, dans votre œuvre, par la méthode psychanaly­tique?

M. L. A mesure que l'idée poéti­que s'est affirmée je me suis déga­gé de cette influence. Maintenant j'ai même une sorte de répugnance à l'égard de la psychologie: le rôle d'un écrivain n'est pas de fournir purement et simplement des maté­riaux . au psychologue. Toutefois je dois littérairement quelque chose à la psychanalyse, et je le dois notam­ment à l'œuvre intitulée la Psycho­pathologie de la vie quotidienne :

Page 11: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

ou l'ouverture de la poésie

l'importance accordée par Freud à des faits très menus m'a énormé­ment frappé.

Pour écrire « Fibrilles » avez­vous continué d'utiliser le fichier où justement vous notiez des faits mi­nimes de la vie quotidienne, rêves, fantasmes, souvenirs.

M. L. Presque tout a été fait avec le fichier. Je n'ai cessé de le tenir à jour que quand j'ai senti que j'étais assez près de finir le livre.

Comment était organisé ce fi­chier ?

M. L. Par thèmes, c'est-à-dire par têtes de chapitres. Mais c'est très souvent bousculé : soudain, le fait ou la réflexion qui m'avait semblé relever de tel thème me pa­raissait se rattacher à un autre. Là, évidemment, un certain travail de l'imagination. Au demeurant, tous ces faits étaient peu de chose.

Que voulez-vous dire ?

M. L. Il m'est arrivé ce qui m'est arrivé et je ne pense pas que ce soit grand'chose. Ce que j'espère, c'est que j'ai dépassé ces petits faits­là et que j'en ai tiré autre chose que de la psychologie. J'invoquerai, pour me faire mieux comprendre, deux très grands noms, ceux de deux hommes que j'admire profon­dément. Le premier c'est Racine. On est à côté quand on insiste sur la psychologie de Racine. Racine c'est essentiellement de la poésie avec des ressorts psychologiques.

Et l'autre nom?

M. L. Pendant longtemps je n'ai pas voulu lire Proust. D'après ce qu'on m'en disait, ça me paraissait très J;"oman psychologique. Un jour, mon ami Georges Limbour m'a passé la Prisonnière en me disant : Lis ça, c'est très bien. Je me suis alors aperçu que, chez Proust, la psychologie n'est qu'un moyen d'a­boutir à la poésie. Proust a certai­nement porté à la psychologie un intérêt extrêmement vif, presque maniaque, mais c'est reconstruit et tiré à la poésie.

Ne m'avez-vous pas dit qu'éven­tuellement vous aimeriez écrire un roman? Qu'entendez-vous par là ?

M. L. Faire exister des person­nages qui ne seraient pas moi, qui existeraient par eux-mêmes et qui auraient une sorte de réalité poéti­que. Une réalité à la fois désolante et magnifique ...

Vous dites dans « Fibrilles » que le ton qu'a pour vous la vie et que vous vo.udriez rendrè dans vos li­vres c'est un mélange de tendresse, de désespoir et d'ironie ...

M. L. L'ironie, j'y tiens beau­coup. Une œuvre dont l'auteur,

qu'il soit artiste ou écrivain, serait sérieux comme un pape, ça n'est pas admissible ! Il faut qu'il reste extérieur, même exalté par ce qu'il fait, qu'il continue à voir la part du dérisoire.

En somme, l'humour ?

M. L. Aussi bien l'ironie roman­tique. Ce que j'aime chez Mozart, c'est qu'il ne nous en fait jamais accroire. Dans le livre qu'il a écrit sur Lénine, Trotsky raconte qu'a­près de dures séances de travail Lé­nine se mettait à blaguer et à rire. Cela m'a toujours beaucoup plu!

Vous dites, dans « Fibrilles )). qu'il n'y a pas de grandes œuvres sans « bouffonnerie ».

M. L. Picasso en est un bon exemple. Il donne si peu l'impres­sion du « sérieux » que certains ont pensé qu'il se moquait du monde. Mais la vérité c'est que la grandeur, chez lui, est alliée à l'ironie roman­tique, ou à l'humour, si vous voulez, qui est tout proche.

On croit qu'on sait tout de vous, puisque vous avez écrit une auto­biographie plus détaillée, plus inti­me qu'aucun écrivain ne l'avait fait. Mais est-ce vrai ? Vous ne ra­contez que ce que vous voulez et ça n'est pas parce que vous dites ce qu'on cache d'habitude que vous dites tout.

M. 'L. Je ne travaille pas en historien qui court après les docu­ments. J'écris seulement à partir de souvenirs, qui me touchent ou me préoccupent. Comme ma mé­moire et ma sensibilité ont leurs li­mites, il va de soi que je ne dis pas tout.

Entre vos deux métiers, celui d'écrivain et celui d'ethnologue, quelles différences, ou quelles res­semblances, faites-vous ?

M . L. Quand j'ai fait mon pre­mier voyage en Afrique, avec Mar­cel Griaule, c'était pour passer à autre chose que la littérature. Griaule m'avait proposé de le sui­vre dans son expédition et d'en faire le récit. Je pensais qu'en Afrique j'aurais une vie plus riche que celle de nos milieux littéraires et artis­tiques. Il me semblait aussi que j'aurais des rapports plus vrais avec ces gens que j'allais rencon­trer. J'ai décidé de tenir scrupuleu­sement mon journal de route ...

Qui est devenu « L'Afrique Fan­tôme » ...

M. L. Dans mon journal, je met­tais ce que j'observais mais aussi des réflexions très intimes : cela passait continuellement de la des­cription de choses vues à des évoca­tions personnelles. Tenir un jour­nal de cette espèce, c'était encore écrire et cela m'a montré que je res­tais attaché à la littérature. D'autre

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 ocWiJte 1966

part, j'ai eu un peu de déception avec l'ethnologie. C'est comme pour la psychologie : ça n'est pas la science ethnologique qui nous don­ne des contacts réels avec d'autres êtres ; certes on obtient toutes sor­tes d'informations sur eux - com-

me en psychologie mais pas plus. Après l'Afrique je suis rentré en France, j'ai passé une licence, je suis entré ici, au Musée de l'Hom­me. Et l'ethnologie est devenue pour moi simplement un second' métier ...

Qui a eu de l'influence .UT votre métier d'écrivain?

M. L. Si je n'avais pas fait d'ethnographie, je n'aurais peut­être par écrit l'Age d'homme. Ça m'a aidé tout autant que la psycha­nalyse, à m'observer objectivement. Cela m'a aidé aussi à m'humaniser, m'ouvrir un peu plus aux autres. J'ai été formé par des gens de l'Ecole sociologique française, com­me ~arcel Mauss, et aussi par Paul Rivet, le premier directeur du Mu­sée de. l'Homme. Ils étaient oppo­sés aux brutalités du colonialisme, au racisme, au fascisme. Mais je vois bien les insuffisances de · toute discipline scientifique. Je suis res­té en cela très proche de Georges Bataille (j'ai v~cu tout près de lui et je l'ai beaucoup admiré) : impos­sible de miser sur le savoir, par dé­finition chose froide et fermée ; ce qui compte se situe dans un au delà du savoir. Je ne peux pourtant pas nier que l'ethnologie m'ait in­fluencé. Encore que je m'aperçoive J1le la littérature a eu une influen­ce sur mon ethnologie : je ne me suis intéressé qu'à des su jets qui auraient pu m'intéresser littéraire­menti. Et, si je dois critiquer mes essais dans ce domaine : je prends ça par un bout et je continue à tâ­tons, je suis incapable de faire ,un plan réel...

Pourquoi serait-ce forcément un défaut?

M. L. Louis Massignon s'était trouvé le rapporteur d'un travail que j'avais fait. Il m'avait convo­qué chez lui pour m'en parler. J'y suis allé, c'était un homme extrê­mement brillant, il avait des aper­çus d'une acuité étonnante, une pertinence et des formules d'une sé­duction inouïe. Mais ce qu'il avait à me dire était dur à avaler : mon travail ne valait rien, il {allait tout refaire, j'étais aux antipodes des normes cartésiennes admises, sinon par lui, du moins par l'université. Et il avait ajouté : « vous procédez par explosions successives de pen­sée ». C'était exact et, malgré l'idée d'avoir tout à recommencer, il m'a­vait dit ça si bien que j'étais parti content! Je crois que je procède de la même manière Un peu inverté­brée dans mes écrits ordinaires : de fil en aiguille, une chose en appe­lant une autre par association.

N'êtes-vous pas en train de ter­miner un travail ethnographique ?

M. L. Je corrige les épreuves d'un ouvrage sur les arts plastiques en Afrique noire, écrit avec Jacque­line Delange et qui paraîtra dans la collection L'Univers des Formes que dirigent André Malraux et Georges Salles. Un' travail de dix ans •..

Comme « Fibrilles » ?

M. L. Les deux s'achèvent en même temps. Du point de vue du « trou » c'est un peu fâcheux. Bien sûr, ça pousse au travail d'être dans le trou ...

Il

Page 12: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

~ Michel Leiris

Croyez-vous toujours, comme le pensaient les surréalistes après Rim­baud, qu'on puisse, par la littéra­ture, changer la vie ?

M. L. Si j'ai rompu avec les sur­réalistes en 1929, je ne crois pas avoir renié le surréalisme. Je n'ai plus la confiance que j'avais, par exemple, dans l'écriture automati­que : je pense que c'est un genre littéraire comme un autre. Mais, sentimentalement, je reste attaché à l'idée d'une méthode totale : trou­ver, comme dit Rimbaud, « le lieu et la formule », une clef qui serait valable pour la poésie et pour la vie elle-même.

L'avez-vous, ce lieu, si peu ce que fût, atteint ?

M. L. Je ne l'ai pas atteint. Peut-être ai-je un peu débroussaillé, précisé la question ? Viendra, je souhaite, quelqu'un de plus chan­ceux.

Vous croyez donc en l'avenir, au progrès?

M. L. J'aime beaucoup Tchekov. Il est aussi pessimiste qu'on peut l'être et cependant il dit tout le temps qu'il y aura peut-être, dans l'avenir, des gens plus heureux qui arriveront à ce que nous aurons manqué. Dans le désespoir complet, il laisse toujours percer une maniè­re d'espoir. Voyez la fin des Trois Sœurs. C'est un art réaliste, mais avec une ouverture perpétuelle sur la poésie. C'est ce que j'aime aussi chez Picasso, Giacometti ...

Ainsi, vous ne pensez plus ce que vous écriviez dans « L'Age' d'hom­me », que la vie est impossible, qu'il est malheureux d'être au mon­de?

M. L. Très jeune, je me prenais pour un désespéré total. J'ai pensé plus tard : « le ne désespérais pas absolument puisque je croyais dur comme fer à la poésie ». D'ailleurs une œuvre d'art n'est jamais com­plètement désespérée puisque son auteur a jugé que cela, en tout cas, il valait mieux le faire que ne pas le faire. On parle quelquefois de moi comme d'une espèce de néga­teur morbide... Mais cela ne tient pas : le simple fait que j'écrive prouve que, cette activité-là, je ne la regarde pas comme entièrement absurde. D'ailleurs, la vie peut fort bien être une absurdité et avoir un côté merveilleux, auquel on s'ac­crochera. Pas d'incompatibilité là­dedans, et je me demande même si les deux choses ne sont pas néces­sairement imbriquées.

Propos recueillis par Madeleine Chapsal

1. La lGngue .ecrè'e dei Dogo1lll de Sanga, 1948. La POilemon e' .u aapecu théâ· Wu.% ches lu E'hiopie1lll de Gondar. Plon, 1958.

12

INCONNU EN FRANCE

Dans la crise de croissance que traverse aujourd'hui la critique lit­téraire, l'œuvre de Léo Spitzer (1887-1960) nous rend le service insigne de mettre en pleine lumière les résultats que nous pouvons at­tendre de la méthode stylistique. Il n'a pas été le seul, tant s'en faut, à affronter avec rigueur les pro­blèmes de l'analyse textuelle. Mais ses recherches, appliquées aux œu­vres les plus diverses de la culture européenne ( avec une prédilection pour les littératures romanes), at~ testent une ampleur d'information, une acuité de jugement, une verve et une fougue de l'intelligence, dont la portée dépasse largement ce qu'on eût volontiers considéré com­me un exercice scolaire et une dis­cipline liée à la tradition pédago­gique.

L'œuvre de Léo Spitzer démontre que l'eXplication littéraire n'est pas condamnée à se confiner dans une routine consciencieuse, mais qu'elle peut (sans renoncer le moins du monde à l'érudition) s'élever à une sorte de génialité. De fait, comme M. Jourdain faisait de la prose, des milliers de lycéens, en suivant les préceptes judicieux du Précis d'explication de M. Roustan, fai­saient de la stylistique sans le sa­voir. Ils faisaient même de l 'her­méneutique, puisque c'est sous ce nom que les problèmes de l'expli­cation sollicitent aujourd'hui notre attention, dans les sciences hu­maines et en philosophie. Spitzer a su éveiller toutes les virtualités de l'explication littéraire traditionnelle pour en faire une aventure de la connaissance et pour aller à la ren­contre du sens implicite dans les plus fines inflexions de la parole. Il y a engagé à la fois plus de sa­voir positif, plus de conscience mé-

thodologique, et plus de qualités divinatoires. Bref, nous découvrons en Spitzer un philologue chez qui la science linguistique tire à con­séquence, et accomplit pleinement son devoir à l'égard de son objet, c'est-à-dire de l'homme parlant.

Si l'on excepte un assez bref passage en Turquie après 1933, la carrière de Spitzer se divise en deux périodes: l'université allemande (jusqu'au nazisme) et l'université de Johns Hopkins à Baltimore (à partir de 1936). Cette œuvre, qui touche à tant d'écrivains français, italiens, espagnols, a donc été en­tièrement élaborée en dehors des pays de langue romane. Est-ce une situation défavorisée? Je ne le crois pas. Lorsqu'il s'agit d'explorer et de comprendre, l'étranger est le plus souvent en position privilé­giée. Moins prévenu, extérieur aux coutumes et aux idées reçues, il regarde d'un œil neuf, il s'étonne, il compare plus librement: la dis­tance facilite la réduction phéno­ménologique, mais incite en retour à compenser l'éloignement par l'ar­deur de la sympathie.

Rompu aux disciplines de la lin· guistique romane (étymologie, grammaire historique, syntaxe, etc.), Spitzer aurait fort bien pu s'en tenir à de magistrales études sur l'évolution de la langue ou sur les états de langue. Mais une re­cherche confinée aux données posi­tives, constatables du dehors, l'eût laissé insatisfait. Ce qui d'emblée l'intéressait dans la linguistique, c'était son versant sémantique: le langage n'est pas pour Spitzer un être indépendant, mais l'expression d'un locuteur. D'un locuteur col­lectif, d'abord, ce qui fait de la linguistique une manière de psy-

chologie de groupe « in conerelo )1.

D'un locuteur singulier, surtout. ce qui fait de la linguistique un instrument d'explication et de cri­tique littéraires. A l'histoire litté­raire (telle qu'elle se pratiquait en Allemagne au début du siècle) con­çue comme une accumulation d'in­formations adjacentes au texte, Spitzer pouvait opposer, dès sa thèse sur les néologismes et les mots composés chez Rabelais, une lecture immanente au texte.

On le voit, cette linguistique qui se donne pour objectif la compré­hension des sujets parlants diffère assez sensiblement d'une autre lin­guistique, celle de Ferdinand de Saussure, qui pour étudier les lan­gues dans leur pureté isole les faits linguistiques et fait abstraction de l'existence subjective du locuteur. Si, comme l'a bien fait remarquer R.L. Wagner, la linguistique saus­surienne, avec sa théorie de la lan­gue comme système, opère un dé­passement du positivisme, la sty­listique spitzérienne, pour sa part. s'oppose au positivisme par l'appel qu'elle fait aux valeurs de com­préhension intersubjective. Au prix de quelque simplification (tou­jours hasardeuse à l'égard d'un homme qui 11 'aimait pas se laisser emprisonner dans une attitude défi­nitive), on rattachera Spitzer à l'école dite idéaliste de Croce et de Vossler « qui voit dans le langage l'expression de diverses formes in­dividuelles de l'homme, telles qu'elles se développent dans une évolution perpétuelle, à travers les époques successives de l'histoire ». (Auerbach).

« En lisant des romans français modernes, j'avais pris l'habitude de souligner les expressions qui me

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parai.uaient nettement s'écarter de "uage général. Souvent ces pas­pauage& soulignés, une fois con­fronta, semblaient offrir un cer­tain caractère d'analogie. / e me • Ida demandé s'il n'était pas pos­aible d'établir le dénominateur commun de toutes ces déviations,

Aulliilze J:ur romanÏ&chen SrnIGs und StilÏ&tik 1918 Sliü'udien, 2 vol., 1928 Romaniache Stil und Literatur3tudien, 1931 Euaya in Hi&torical SemanlÏc3, 1948 Unpiatiu and Literary HÏ&tory, 1948 Romaniache Literaturstudien, 1936-1956

ou du moins de la plupart d'entre elle.. J) Et Spitzer de se demander !Ji ron ne pourrait pas « trouver l'etymon spirituel commun, la ra­cine psychologique » de ces dévia­tions, tout comme le linguiste dé­cèle une racine étymologique der­rière une famille de mots. Aperce­"oir un écart stylistique par rapport à rwage moyen ; évaluer cet écart (ou ce système d'écarts), en appré­cier la valeur expressive et la qua­lité d'indice psychologique; con­rronter les découvertes effectuées au niveau linguistique avec les ca­ractères que l'œuvre manifeste à d'autres niveaux; définir la per­:IOnnalité, le génie spécifique de l'écrivain; le situer dans son épo­que, soit en qllalité de contradic­teur, soit en qualité de représentant ou de précurseur : telle est la série d'opérations que s'essigne la criti­que spitzérienne ...

Parmi les idées directrices de ct'tte recherche, il en est .. me qui A'affirme constamment: c'est l'idée de la correspondance organique en­tre les effets de style et la signifi­cation globale de l'œuvre. Spitzer Ilrnrme de l'œuvre ce que Saussure arrll1lle de la langue: qu'elle est un système, et qu'aucun de ses éléments parcellaires ne saurait être modifié sans altérer le tout. Le postulat d'une correspondance étroite entre le style et le « tout de l'œuvre » était indispensable à Spitzer pour légitimer une critique qui privilégiait au départ les faits de style: « Il doit y avoir chez récrivain comme une harmonie préétablie entre l'expression ver­bale et le tout de l'œuvre, une cor­reapondance mystérieus~ entre les deus. Notre système de recherche se base entièrement sur cet axio­me. »

Philologue, mais épris de tota­lité, Spitzer avait besoin d'une mé­thode qui non seulement déclarât compatibles l'extrême attention au détail et les vues synthétiques, mais qui permît de voir dans l'interpré­tation du détail une étape indis­pensable et une condition néces­saire. de la compréhension globale.

Léo Spitzer

Il pouvait donc reprendre à son compte une notion qui, de Schleier­macher à Dilthey, de Dilthey à Heidegger, avait manifesté sa fé­condité dans la théorie allemande des sciences humaines: le cercle herméneutique, le Zirkel im Ver­stehen. « Ce que le chercheur doit faire, écrit Spitzer dans l'impor­tante préface de « Linguistics and Literary History », c'est passer de la surface au centre vital intime de l'œuvre d'art: il commencera par observer lés détails touchant l'apparence superficielle d'une œu­vre particulière (et les idées expri­mées par un poète ne sont, elles aussi, que des effets superficiels parmi d'autres dans une œuvre d'art); ensuite, il groupera ces dé­tails et il cherchera à les intégrer de façon à les ramener à un prin­cipe créateur qui pourrait avoir été présent dans l'âme de l'artiste; et finalement, il reviendra à tous les autres groupes de faits observa­bles, en se demandant si la forme intérieure qu'il a hypothétique­ment construite permet de rendre compte de l'ensemble de l'œuvre. Après trois ou quatre de ces voya­ges aller-retour, le chercheur sera sûrement capable de dire s'il a trouvé le centre t'ital, « le soleil de ce système solaire ». Cette mé­thode n'est pas une technique sur le modèle scientifique, c'est-à-dire une recette dont chacun pourrait se servir avec un égal succès, et que l'on appliquerait de la même manière à toutes les œuvres. Tout en insistant sur la nécessité d'un savoir objectif très étendu, Spitzer n'a cessé de soutenir un aristocra­tisme de la stylistique. (Certains lui en ont voulu.) Il faut choisir à bon escient le fait révélateur qui servira de point de départ. Rien ne permet de le répéter à coup sûr: il y faut une grâce qui n'est pas donnée à tous. Ce n'est pas aux statistiques que Spitzer demande de , désigner l'écart stylistique signifi­catif, mais à une sorte de « déclic intérieur » qui s'accomplit dans !'esprit du critique, après une as­sez longue lecture non prévenue. Affaire de tact, mais où l'analyse ne porte ses fruits que si elle est soutenue par une vaste culture. A n'en pas douter, la démarche in­ductive, qui remonte du détail péri­phérique au centre vital, paraîtra un acte hasardeux à ceux qui sou­haitent que la stylistique soit, dans tous ses mouvements, régie par des règles infaillibles. Spitzer n'en dis­convient pas. La saisie du sens et la compréhension sont, à ses yeux, inséparables d'un risque essentiel; nulle démonstration n'y conduit en rigueur. Si le savoir le plus mi­nutieux est requis, c'est pour don­ner à l'enquête son assise et son matériau; c'est surtout pour l'em­pêcher de s'égarer dans les contre­sens, - chose à la fois indispen­sable et subsidiaire. L'image du « centre vital », de la « forme in­terne » laisse pressentir une réalité qui ne supporte pas d'être traitée en objet, quand bien même notre entendement aurait aisément prise

sur les structures « périphériques » dans lesquelles se manifeste cette entité centrale.

Mais qu'est-ce donc que cette réalité centrale? Est-ce tout uni­ment l'âme de l'auteur? Son tem­pérament? Sa psychologie person­nelle 'r La stylistique ne serait-elle qu'une voie d'approche permettant de remonter de l'œuvre à l'homme, et, somme toute, l'auxiliaire dé­vouée d'une psychanalyse? C'est bien à quoi Spitzer, d'abord, avait pensé. La brillante étude sur La motivation pseudo-objective chez Charles-Louis Philippe (Stilstu­dien, 1928) aboutissait à une défi­nition de « l'âme philippienne » dans ses rapports avec le moment historique. Plus tard, toutefois, Spitzer s'est ravisé. L'expérience vécue est certes l'une des sources de l'œuvre d'art, mais elle est moins intéressante que l'œuvre: connaître l'Erlebnis ne donne pas la clé d'une réussite esthétique. « Ainsi je me détournai des Stil­sprachen, de l'explication des styles des auteurs par leurs centres affec­tifs, et tâchai de subordonner l'ana­lyse stylistique à l'explication de leurs œuvres particulières en tant qu'organismes poétiques en soi, sans recours à la psychologie de l'auteur. Dès 1920, j'avais pratiqué cf}.tte méthode que j'appellerais au­jourd'hui structuraliste »... Cette répudiation du psychologisme, cet­te profession de foi structuraliste n'entraînent toutefois nullement l'abandon du « cercle herméneu­tique ». C'en ' est même la pleine validation. Aller de la périphérie au centre vital, opérer un va et vient entre des groupes de détails et une forme interne, ce n'est dé­sormais plus quitter l'œuvre pour rejoindre un pouvoir mystérieux caché derrière elle: c'est chercher dans l'œuvre elle-même le principe organisateur qui en unifie les élé­ments. Celui-ci, pour n'être plus identifiable à la subjectivité de l'écrivain, garde néanmoins le pri­vilège d'une conscience. Quelqu'un reste présent: non. plus l'homme d'avant l'œuvre, mais l'auteur tel que le crée son œuvre.

Spitzer a ainsi voulu rendre l'analyse stylistique indépendante. Au lieu d'être seulement l'auxi­liaire d'une psychologie, elle de­vient un acte de connaissance de plein droit, à la mesure de l'objet esthétique soumis à son jugement. Les dernières études de Spitzer ne cessent de répéter que les œuvres sont justifiées moins par leur va­leur d'expression individuelle, que par leur qualité d'œuvre d'art. La connaissance stylistique ne veut être finalement que l'hommage rendu par le savoir à un art mieux compris et, par conséquent, plus lucidement admiré.

Jean Starobinski

Jean Starobinski nous informe qu'un choix d'études de Léo Spitzer doit être publié aux Editions Gallimard. Ainsi cet te Incon­nu en France .. , ne le restera pas plus longtemps. Nous nous en réjouissons.

La Quimaine littéraire, 15 au 31 octobre 1966

Novi Mir

La revue soviétique Novi Mir publie un texte insolite dans son numéro daté de juillet et qui vient d'être mis en vente à Paris .

Il s'agit d'un roman de Mojaiev : Ouelques moments de la vie de Fedor Kuschkin. Ce récit dont l'action se déroule dans un Kholkoze reprend et confirme la plupart des critiques que l'on peut adresser au mode de vie

,kholkozien : favoritisme, manque d'effi­cacité, etc... et trace un portrait fort peu séduisant de l'existence que mè­nent dans les fermes collectives les paysans soviétiques.

Même le « happy end " au cours de laquelle le secrétaire du kholkoze remet les choses en ordre, après une intervention énergique, semble plaquée sur le texte et manifestement suraJou­tée pour que le roman échappe à la censure.

Cette publication peut signifier que le gouvernement cherche à dénigrer les kholkozes dans le but de faire va­loir, par contraste, les avantages des sovkhosesl (fermes d'Etat), mals Il semble plutôt que l'auteur ait choisi cette ligne de moindre résistance pour critiquer la société soviétique et aJou­ter son apport au mouvement de révol­te que mènent les intellectuels en U.R.S.S. depuis un certain temps, en s'abritant derrière les prétextes les plus divers et dans des domaines où la critique sociale rejoint les préoccu­pations des autorités.

Un demi-mj1Jjard

C'est un demi-milliard d'anciens francs que l'éditeur Dell a versé à James Jones pour ravir celui-ci à la maison Scribner's.

Il a ainsi acquis les droits sur les trois prochains romans de l'auteur de Tant qu'II y aura des hommes. En échange, il vient de recevoir le manus­crit du premier de ces livres, dont Jones poursuit la réalisatiqn depuis cinq ans: Go with the widow-maker.

Bernard Malamud

Le mouvement appelé « la renaissan­ce juive • à New York se poursuit. Bernard Malamud, l'auteur du Commis, qui est considéré comme l'un des plus grands romanciers contemporains amé­ricains vient de publier The Fixer qui transforme et élève au niveau d'un my­the une sordide histoire de persécution dans la Russie tsariste. Il s'agit de l'histoire d'un certain Beiliss, accusé d'avoir égorgé - à Kiev, en 1913 - un enfant chrétien pour mêler son sang à des aliments rituels. Le malheureux avait eu le plus grand mal à prouver son innocence. Malamud ne se sert de ce prétexte historique que pour échafauder une vaste construction mé­taphysique. Mais, parmi les principaux tenants de la • Renaissance juive ", Herbert Gold (dont Le sel a paru l'an dernier aux éditions Cal mann-Lévy) pu­bliéra cette année Fathers, un roman de l'immigration aux Etats-Unis, tandis que PhHip Roth termine un récit sur le Middle West When She was GoocI.

.lohn UpcUke

La rentrée a apporté en outre un nouveau recueil de' John Updlke, l'en­fant prodige du New Yorker, qui, à trente-deux ans, commence à décevoir un peu la critique américaine The M .... sic School, dlt-()n, reste, comme ses précédents ouvrages, à l'état de pro­messe.

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INFORMATIONS

Ua 'c Ke_eclF lt biea gardé

L'histoire de la Foire de Franc­fort est ' 'jalonnée de titres de livres. l'ouvrage qui aur!! le plus marqué là ' réunion de 1966 est. sans doute un manuscrit dont, apparemment, per­sonne n'a pu lire le texte intégral et que les éditeurs se sont disputé à coups de dizaines de millions: Death of a President de William Man­chester sur l'assassinat du président Kennedy.

Les 1.100 feuillets de l'ouvrage sont en effet enfermés dans le coffre de l'agent littéraire de l'auteur (c'est dans le cabinet de cet agent que l'éditeur anglais a été autorisé à prendre connaissance du texte) et seules étaient p~sentées à Francfort les photocopies de 300. feuillets. Le secret est d'ailleurs, • Look - qui a acquis les droits de presse pour 50.000 dollars.

Contrairement à ce que pensaient certains ' acheteurs potentiels, l'ou­vrage n'a pas été commandé par la famille Kennedy, ' mais celle-ci a favo­risé par tous les moyens sa réalisa­tion. Jackie Kennedy, elle-même, a passé dix heures avec Manchester alors' qu'elle n'en a consacré que deux à la commission Waren. De toute façon, on sait que Manchester est lié au clan Kennedy et a suivi la cam­pagne de 1960 avec l'Etat-major démo­erate.

D'aucuns parmi les plus dignes de foi qui prétendent avoir pu consulter au moins quelque partie du livre s'ac­cordent pour penser qu'il est aussi documenté qu'émouvant.

Après une mise à prix de 20,000 dollars (dix millions d'anciens francs) suivie d'une offre de 25.000 dollars, c!est finalement .une coalition Robert Laffont-Stock qui a emporté les droits pour 30.000 dollars (les éditions Stock sont contrôlées par la Librairie Ha­chette, . ce qui signifie qu'une édition de poche est probable à terme).

Le. Mémoire. de Voa Sohiraoh

Outre cette bataille, qui a passionné la Foire, on signale aussi l'intérêt suscité par les mémoires de Baldur von Schirach, l'ancien chef des Jeu­nesses nazies libéré de Spandau tout récemment par le jeu d'une coïnci­dence bien orchestrée. L'ouvrage sera d'abord publié par le magazine • Stern - en Allemagne.

Dans l'ensemble, ces deux cas il­lustrent bien l'une des tendances les pius marquées de cette manifestation: la prédominance des documents et des essais sur les romans.

Toujour. Foucault

En p.articulier, les éditeurs français y ont été très sensibles (le plus gros succès de la maison Gallimard, à Francfort, étant · Les Mots et les choses, de Michel Foucault, vendu en Allemagne, Angleterre, U.S.A., Italie, Espagne et au Japon).

Il semble que le nouveau roman ait, à la longue, quelque peu .rebuté les acheteurs étrangers. Certains édi· teurs abordaient leurs collègues fran­çais en leur demandant s'ils n'avaient pas de romans • pas trop intellec­tuels -. Cela ne signifie pas que les ténors de l'avant-garde ne trouvent pas preneurs - bien au contraire, car .II s'agit là de prestige plus que de commerce pour un éditeur, mais les autres romans paraissent souffrir à tort de la réputation d'hermétisme .que vaut à la · Iittér~ture française l'hégémc;mie des disciples de Robbe­G·rillét. . cê d~rrtler s'était d'ailleurs dérangé

pour. venir' assl~t~r ~ J'enchère. li ·n'étalt pas le seul .On signalait, cette

Après Francfort

année, plus d'auteurs que de coutume, et parmi eux des représentants des tendances les plus variées, de Jerzy Kosinsky à Jean Lartéguy, en passant par Michel Butor qui donnait une lec­ture des ses œuvres.

Certes, les éditeurs se disaient ra­vis. Certains d'entre eux qui n'avaient peut-être pas d'auteurs à montrer ne s'en plaignaient pas moins tout bas. La présence d'un auteur étant de nature à rendre parfois les trac· tations un peu plus délicates et mâti­nant de réserves aimables les discus­sions d'affaires.

Parmi les œuvres françaises qui ont suscité beaucoup d'intérêt Les Belles images de Simone de Beauvoir (qui n'avait pas besoin d'une Foire pour cela), Fibrilles, de Leiris, La Bataille de Toulouse, de Cabanis, et parmi les jeunes auteurs: Forton, Chaland, Flo­rence Asie. Gros succès aussi pour le Canadien français Réjean Ducharme.

Dans la catégoire des documents, les livres de Tibor Meray sur Budapest et de K.S. Karol sur la Chine, ainsi que la volumineuse histoire de la Résistance en quatre volumes que préparent Nogueres, J.L. Vigier et Degliame. Plus curieux est l'accueil favorable réservé par les étrangers au récit d'une affaire française: La rafle du Vél' d'Hiv' par Tillard et Lévy.

Parmi les éditeurs français satis­faits des résultats de la Foire, il fau­drait citer Christian Bourgois dont la jeune maison avait déjà vendu aux Etats-Unis (Farrar-Straus) le livre de Cartène Polite, jeune noire qu'il a découverte et révélée à son propre pays.

Chez Julliard, on se félicite de l'intérêt suscité par Michel Droit (tout particulièrement aux Etats-Unis" en Angleterre, en Allemagne et en Espagne), par Christine Arnothy et par la nouvelle version de l'histoire des sœurs Papin qui avait suggéré Les Bonnes à Genet et qui inspire Le Diable dans la peau de Paulette Haudyer.

Chez Albin-Michel, la collection Lettres ouvertes est déjà très deman­dée et un contrat e~t sur le point d'in­tervenir avec l'Allemagne. Gros inté­rêt aussi pour la collection historique en 40 volumes Mémorial des Siècles, les pourparlers ne sont ralentis que par l'ampleur de raffaire, notamment en Allemagne et en Angleterre. Nom­breuses demandes et un contrat en Israël pour Raissac Un Combat sans merci . Pétain - De Gaulle. Les projets

. de co-édition pour La Peinture roman­tique de Marcel Brion sont si avancés avec cinq pays, que la sortie du livre pourrait en être ret.ardée en France, dans l'attente de~ signatures.

Chez · Grasset, Clara Malraux Nos vingt ans est sûre de se voir publier en Angleterre, aux Etats-Unis et en I.talie. Les pays anglo-saxons et l'Al,le­magne ont acquis les Dialogués avec le Christ de Grégoire Lemercier et Le pouvoir en URSS de Michel Tatu.

. Acquisition importante pour la même maison: Andreas Biss, Echec ·à la solution finale. L'auteur y raconte comment il a repris, dans la foulée de Joel Brandt, la négociation menée ' in extremis pour sauver les Juifs hongrois de l'extermination.

Dans l'ensemble, on constate que les documents et les essais ont été très favorisés par rapport àux romans. Bien que Réjean Ducharme fasse une importante exception à la règle, les œuvres romanesques ont été l'objet de contacts plus que de ventes fermes (il en va ainsi, entre· autres, pour Sabatier, Londeix, Raymond Jean, Ragen, etc., etc.).

Les explications qu'on en donne sont assez diverses. Selon certains, un document se vend souvent sur titre, en raison du sujet plus que 'pour ses qualités littéraires qui exi­gent une lecture attentive. Pour ~'autres, les romans français souffrent à tort de la réputation d'hermétique.

HISTOIRE LITTÉRAIRE

Marcel Raymond Senancour Sensations et révélations José Corti, éd_, 256 p. Senancour, c'est - à - dire, selon

l'état civil, Etienne Pivert de Se­nancour, est né à Paris en 1770. Il n'était donc point Suisse, malgré ce qu'on croit couramment et mal­gré la qualité rare de son sentimen­talisme éthique. Contemporain de Benjamin' Constant, il appartenait comme lui à une génération malme­née par' les événements, et à la frac­tion de cette génération que la na­ture n'avait pas gréée pour les dominer.

Son père, contrôleur des rentes, le destinait à l'état ecclésiastique; pour y ëchapper, il s'enfuit en Suisse. Selon une autre trmlition moins ostentatoire, il ne fit simple. ment que se retirer, quand son pèJ"C fut mort, et avec sa mère, dans cette Suisse avec laquelle il se tl"OlIvait avoir des affinités aussi profondes que s'il y était né. On lira lcs pages de M. Marcel Raymond sur les cor· respondances qu'il vit se révéler entre sa propre sensibilité et, d'au· tre part, la haute montagne, les tor­rents, le mysticisme patriarcal des rudes et pesants bergers. M. Marcel Raymond est un des maîtres de la dissociation thématique; nul doute sur la vertu de cette critique, à condition qu'elle ne soit pas maniée par les lourdauds de la suite.

De Fribourg,. où il se ~aria sans bonheur, Senancour passa et repassa la frontière, pour d'obscures af­faires, durant l'époque dangereuse de la Révolution. Sa situation sem­ble avoir été toujours aussi précaire que sa santé était débile. Il publia ses Rêveries en 1799, Oberman en 1804, De l'amour en 1806.

Oberman, le plus connu des trois titres, ou le moins méconnu, est un roman'. Un roman comme on en fai­sait à une époque qui n'avait pas encore subi l'électrochoc de Walter Scott. Les longues analyses sinueu­ses, d'une délicatesse quelquefois ravissante, y tiennent beaucoup plus de place que la narration.

On a prétendu que le nom du héros pourrait se traduire par sur­homme, ou, pourquoi pas; par Superman. C'est absurde. Le nom d 'Oberman est celui d'un homme des hauteurs, mais seulement dans le s~ns d'un solitaire des -cimes. A vingt-deux et vingt-trois ans Senan­cour signait ses premiers écrits du pseudonyme de « Rêveur des Al­pes » : voilà celui qu'est Oberman.

Si Senancour semble à la fin de sa vie ~voir penché vers un certain illuminisme - déiste sous bénéfice d'inv.entaire -, il s'était nourri, d'abord comme Stendhal, de ces idéologues, les Cabanis, les Destutt de Tr~cy, qui, fort peu idéalistes, et à· la suite d'Helvétius et de Con­dillac, étudiaient dans la condition physique des hommes l'origine et les circonstances de leurs idées. Leur matérialisme, qui vit baisser sa faveur quand Napoléon eut ache­vé de percer sous Bonaparte, n'em­pêcha pas Stendhal de rêv:er Mme

de Rénal, de rêver Mme de Chas­teller (il y a d'ailleurs, entre la tendresse de Stendhal et la n;télan­colie de Senancour, comme, une longueur d'onde commune); il n'empêcha pas Senancour de ) nous laisser dans ses Rêveries ou plutôt, hélas, perdues parmi elles, quelques­unes des pages les plus subtilement et mélodieusement sensibles dc no· tre littérature.

Les Rêveries procèdent, natUl'el­lement, de celles de Rousseau , pa­rues dix-sept ans auparavant. 'lVIais rétrospectivement elles les éclairent, comme il arrive si souvent 1 dans l'histoire des leures, où l'ordre et l'anarchie font bon ménage. Cepeno

dant, comment dire, Rousseau .rêve plutôt sur Rousseau, personnage singulier, et Senancour rêve ]Jlu~ôt sur la singulière rêveric de Senan· cour. Si l'un des titres, tout au long, est Les Rêveries du promeneur soli­taire, l'autre est Rêveries sur la nature primitive de l'homme. L'ou­vrage, par chance, retient mieux que n'attire ce titre inquiétant. Comparé au premier, il lui manque néanmoins un peu d'égarement (encore que la nature sauvage de toute rêverie s'y laisse entrev oir), et, certainement, du génie . .

M. Marcel Raymond a une ma­nière nuancée d'accorder le génie à Senancour tout en le lui refusant. On l'appellera peut-être, dit-il, un génie manqué: formule acceptable, ajoute-t-il, à condition de ne pas trop presser le sens du mot génie. Un critique qui a dépisté le Secret d'une âme avec autant de patience, de pénétration et de dévouement doit reconnaître en elle une part de ce génie dont ne manque aucun être hp.main qui ' ne soit pas une bête. Dans un autre sens: Senan­cour avait des vues sur le génie, mais il n'avait 'pas les moyens de ses vues. Manqué: mais nOn pas .manqué, puisque après si longtemps nous pouvons encore nous deman­der s'il fut vraiment manqué .

De cet homme qui ne risquait aucuneme!1t de lui porter ombrage Sainte-Breuve n 'a pas mal parlé_ Opposant Oberman à René, il sug­gère que le second avait une fougue trop carnassière pour tcnir long­temps son personnage ; tanùis que le premier... Après tout, a~ouait Senancour, est-il donc si néce~sai1"e de réussir? Sainte-Beuve, encore, cite Vinet ( toujours la Suisse) ~ com­parant au génie de René l'esprit d'Oberman, ...:..-. et · il commente ce dernier mot d'une manière qui me paraît ridicule. « Esprit », ici, n'est pas pris dans le sens où l'entendait, pari exemple, Stendhal, mais dans celui de spiritualité. Passez-nioi ce mot; il sert d'ordinaire à de' fins si suspectes qu'on hésite à l'é~ ire: n'est-ce pas lui, pourtant, ' pris comme il faut, qui . aide à situer le livre de M. Marcel Raymond, le­quel, une fois de plus, réponœ par­faitement à ce qu'attend de lui la constance de ~ lecteurs ?

Un regret seulement, - celui des illettrés que nou~ ~mmes toU!!._ Certes il . n'eût p~s fallu' alourdir cet essai dont la Jigne est sil pure

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et la pointe si aiguë; mais un se­cond tome tout documentaire nous aurait été bien utile. Une biogr.aphie un peu développée, et des extraits de l'œuvre amples et nombreux. Le vieux recueil des Plus belles pages du Mercure est introuvable depuis longtemps; seule l'étude de Gour­mont a été reprise dans une réé di-

Senancour

tion récente des Promenades litté­raires. (Reste à connaître l'attitude de M. Marcel Raymond envers Gourmont : ils ne paraissent guère apparentés. )

Piquons dans l'épilogue de M. Marcel Raymond quelques citations où résonnent à la fois l'écho d'une cadence et les cadences murmurées . d'une méditation. La joie est sem­blable au parfum des roses qui n'est jamais plus constant et plus suave que dans des lieux faiblement éclai­rés. On imagine une figure allégo-

rique dans le goût de l'époque: la Poésie conduisant ·le Moraliste par la main. Même notion,. mais hlver­sée, moins roucoulante, plus énig­,matique: l'ai désiré la seule tris­tesse qùi pût me conduire à la joie. Ceci enfin, où il faut voir une confidence en même temps qu'un aveu, confidence de la recherche,

aveu de l'échec: le ne sais point de langue commune entre le chétif et l'Infini, entre nous qui passons et la Permanence inconnue.

Senancour mourut en 1846, ayant traîné durant trois quarts de siècle une existence moins orageuse qu'embrumée, moins $inistre que morose. Dans cette moitié de ma vie, écrivait-il dès 1809 (il ne sup­putait pas si mal), je cherche vaine­ment une saison heureuse, et je ne trouve -que deux semaines passables, une de distraction en 1790, et une

La Quinzaine littéraire, 15 /lU 31 octobre 1966

• • • • • • • • • • • de résignation en 1797. Comme.

c'est gai! Il avait déjà derrière lui • les trois seuls ouvrages où nous. puissions retrouver aujourd'hui,·

- l' . • non sans tatonnements, accent orl- • ginal d'une voix. Après quoi il vi- .. vota, donnant aux libraires des. livres aux titres véritablement en- • gageants, comme Libres méditations • d'un solitaire inconnu sur le dé- • tachement du monde et sur d'autres • ob jets de la morale religieuse en 1819, comme Résumé de l'histoire. de la Chine en 1824, comme Ré~ • sumé de l'histoire des traditions.

;:;::: :~r~~~:~ses chez les divers : ch r-I 5t-1 n e Cependant il reprenait ses Rêve- •

ries, pour les remanier sans cesse. L 'histoire est étrange ; elle rappelle th celle' du Chef-d'œuvre inconnu, à arn 1 y ceci près que le travail a le tort de subsister: nous gardons peu d'es-poir d'y découvrir un éclat tardif et fulgurant. Formait-il confusément 1 e l'idée du « Livre» de Mallarmé? Ou celle d'une Recherche du temps perdu qui eût fait naufrage? En- J-ard 1-n core une fois, il ne disposait pas. des moyens de son idée. l'ai entre les • _ mains, note Gourmont, un témoi- • nOir gnage de sa manie et de son inquié- • -

roman tude. C'est un exemplaire des troi- • sièmes Rêveries préparé par lui- . ' même pour une quatrième édition • et qui contient douze à quinze cents • notes et corrections, quelques-unes •• un "Une romancière qui a

sens remarquable du suspen ... e assez longues, mais presque toutes • mis au service d'un tragique, insignifiantes, ne marquant que. et l'on pourrait d'insaisissables nuances de style ou • presque dire d'un fantastique social, d 'MIL d SI. qui est à l'image

e pensee. e e enancour, a des plaies les plus profondes fille de l'auteur, a collaboré à ces : et les plus honteuses changements, en recopiant · sur • de notre temps". d'étroites bandes de papier, collées. Maurice Chapelan aux endroits voulus, l'écriture trop. (Le Figaro Littér-aire) incertaine du vieillard... Le roman • même d'Oberman devait être mis • en pièces détachées qui eussent· trouvé une nouvelle destinée au seiri • de ce collage; c'est Sainte-Beuve, : paraît-il, qui le sauva. •

En 1840 Senancour réunit quel- • ques jeunes amis pour fêter une • réédition d'Oberman qui venait de • sortir chez Charpentier avec une : préface de George Sand. C'était. dans le restaurant qui devait, à la • porte du Sénat, devenir le Foyot des. alilarchistes; avant qu'un incendie •

"Un livre âpre et tendre, un livre d'espoir

et de confiance en l'homme quand même". Roger Giron (France-Soir)

" ... Un récit aisé et nerveux, des dialogues brusques

et parfois brillants, une atmosphère captivante et des notations morales

qui vont souvent assez loin". Pierre-Henri Simon

(Le Monde)

ne le déttuisît. Il y avait là George • "Je souhaite au roman Sand elle-même, Sainte-Beuve qui· de Mme Arnothy de conquérir, avait préfacé la réédition de 1833, • pour lecteurs, quelques-uns de nos

1 1 Cl • riches adolescents de 1966. Philarète Chasles, sur eque au-. Il leur inventera une mémoire" de Pichois récemment nous a tant. François Nourissier

-appris (et qui le premier, avant • (Les Nouvelles Littéraires) Baudelaire, appela Balzac un vision- • naire). Senancour se montrait si • • compassé - sa province, dit Gour- • mont, était la S(Jlitude - qu'aucun. des convives n'osait parler: le plus. • morne des ennuis. . •

En 1846 personne ne fut averti • de sa mort. On l'enterra à Saint- • Cloùd. C'était en plein mois de jan- . : vier. Tout ce qu'il faut pour appri- • voiser l'idée . de la mort. Un seul • ami se trouva là pour l'accompa- • gner, comme il eût. dit sans doute, • à la dernière demeure. Rendons un • hommage à sa fidélité: il s'appelait: Ferdinand Denis. •

Samuel S. de Sacy : JULLIARD

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FIGURES

Le voilà, déchirant d'impassibi­lité. Qu'est-ce que ça veut dire une crise d'asthme? Depuis longtemps, il respirait mal. Manquant d'air il est mort d'angoisse. Rien d'autre que l'élimination de la cause de cette angoisse eut pu le sauver. Peut-être une grève générale, une Commune à l'échelle mondiale réus­sissant à abolir le Pouvoir sous toutes ses formes. Il eut aussi fallu que « la vie et la mort.. . cessent d'être perçues contradictoirement », plutôt comme des changements de vitesse. Certes, à un instant donné, le cœur et la pensée s'arrêtent, c'est la mort; mais n'est-ce pas là un état qu'on peut désigner autrement et plus ou moins consciemment re­chercher?

Pourquoi y retourner. Non, com­ment n 'y retournerais-je pas, à Lari­boisière ? Ecrasé, je veux le revoir . Je veux tenter de saisir du regard encore quelque chose de lui. Sa mort, à l 'hôpital, comme un voyage organisé, tous les détails en ont été réglés.

J'essaie de le dessiner, ma main tremble. Pour la première fois de­puis très longtemps j'éprouve le besoin de dessiner quelqu'un, là devant moi. Lui, flottant sur un fleuve invisible. Est-ce cela le ruis­seau calomnié? L'océan sans pro· fondeur?

Il a changé. Hier après-midi il réfléchissait, ne voulait pas être dé­rangé. Plus tibétain que jamais. 30n front était froid, dur. J'avais posé sur les fleurs l'image du crâne aztèque en cristal de roche. Aujour­d'hui, non seulement sa barbe a légèrement pou~sé, mais il semble rompu. Son regard, bien que fermé, n'est plus le même. Quelqu'un a glissé dans la poche de son pyjama, sur le cœur, l'image du crâne de cristal. II l'emportera. C'est le dé· part du Grand Transparent.

Que dire d'un homme que l'on a passionnément aimé pendant quinze ans, avec qui le contact af­fectif direct n'a jamais été inter­rompu en dépit des querelles et des transmissions défectueuses? Nous convenions ensemble de ia perma­nence de ce contact rue Fontaine. devant chez lui, lors de notre der­nière conversation. En mai dernier. à l'occasion de nos ennuis avec la police, son appui a compté pour beaucoup dans notre fermeté.

M'est-il possible de considérer cet homme objectivement? Concerné de très près par ses écrits et ses gestes, mais plus encore par sa ma­nière de sentir, je le voyais seul capable d'incarner l'idée de justice - encore que pas toujours infail­lible, ni sans appel -..,. à tel point que comme beaucoup des siens je me suis surpris souvent en train de me demander ce qu'il penserait de tel acte, de telle décision parfois intime. Un ami m'écrit avec une impitoyable lucidité qu'il faut main­tenant savoir se passer du « père ».

Breton et Péret sont enterrés au cimetière des Batignolles que longe la rue Saint-Just.

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Le Grand Transparent

C'est par un formidable échafau­dage de contradictions que sa pen­sée morale a contribué à l'incon­testable grandeur qui fut la sienne. Ses contradictions, d'une rigueur exemplaire, devinrent celles du Sur­réalisme. Au sommet de l'échafau­dage, ou bien à ses fondations, il y avait l'instinct de mort et ses interdits.

Je pense au piège archaïque, mais souvent mortellement efficace, de l'organisation ou de l'institutionali­sation des mouvements révolution­naires. Je pense à l'abîme interpla. nétaire de la folie qui est le seul « cadre» où puisse se dérouler, à

Jarry, l'étaient par contre. Têtes de planeurs.

L'effort de continuité qui s'im­pose maintenant, il serait indigne de Breton qu'il prît la forme de l'imitation ou de l'idolâtrie. A pré. sent c'est à nous de nous opposer par TOUS les moyens, légaux ou illégaux, au comble de l'aliénation qu'est le divorce entre la pensée et l'acte. Penser ce qu'on dit est déjà un luxe dangereux dans le contexte social où agir selon son désir cons­titue l'Utopie subversive par excel­lence. Comment Breton eut-il pu se satisfaire de la pérennité con­quise par lui dans le domaine poé-

And,..; Breton . photographies de Liifti O=!cok

l'abri de toute censure, une activité créatrice authentique. Il s'agit de n'y pas tomber mais d'avancer pas à pas sur la corde raide ou alors de risquer le saut d'Eros et de la mort. Je pense à Claude Figus qui fit de l'Arc de Triomphe une cui­sine en y faisant cuire sur la flamme deux œufs dans une poêle. Il s'est donné la mort. comme le grand Jean-Pierre Dupréy qui, lui, avait transformé en pissotière ce monument inutile. Je pcnse à œ jeune homme croisé dans la rue ce matin qui portait au dos de sa veste l'inscription JE SUIS LIBRE. Un beatnik 't Il n'avait pas les cheveux longs. Ceux de Breton, d'Artaud, de

tique alors ' que ce domaine est inter­dit · à l'homme el qu'il a peu de chance qu'il cesse de l'être dans un proche avenir? Les temps ne sont plus à l'optimisme. Certains mots d'ordre d'hier sont aujourd 'hui sus­pects. La permant'ntc nécessité ré­volutionnaire n'est pas en eausc, mais sa technique ct son lan~age le sont. Certaines fat;ades sont de· venues transparcntes à l"usagt-. ccr­taines parois cartonnées (entre la « gauche» et la « droite}J. par exemple) ne font plus illusion. Les idées-force des années tn"nte ne sont pas celles de notrc génération, l'ère des hallucinogènes nous pose diffé· remment le problème de l'être et de

sa souveraineté. La perception exige d'être repensée en fonction de sa tâche: l'idée de réalité n'est pas fixe à plus forte raison celle de sur­réalité. Cependant que serions-nous sans les solutions apportées par Bre­ton à quelques énigmes fondamen· tales? Ne serait-ce que pour les mettre en question - dans le cas de l'amour unique et de certaine orientation de l'arl actuel - les propositions de Breton nous ont été indispensables. Sa vision du monde, en raison de sa puissante affectivité, était incompatible avec toute espèce de résignation. Alors que tant de ses premiers compagnons ont suc-

combé à l'industrie, par goftt du Pouvoir, comme Aragon, ou par goftt de l'argent, comme Dali, lui s'est montré irréductible. C'est là qu'il laisse un vide inouï, c'est par là que la relève peut et doit être assurée.

Une radicale transmutation des valeurs s'impose à nouveau. en prt'. micr lieu cclle de la \ nlt'ur LIBER­TE. Ellc est en cours, St'crt-tement et profondémellt th-puis toujours, mais c'est Brcton lJui l'a rcmise en marchc.

« Il faILt changer If> jell, non pas les pièces du jeu. »

/ean-lacqILf>:s Lebel

Page 17: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

Le surréalisJD.e, deJD.ain

_~'.:J...sr ... ~ J1I .... <llI.~f'"JI'., ....... .,., .

Breton de son vivant n'aura ces­sé d'entendre dire que le surréalis­me était mort. Lui mort, la plupart des hommes de culture tiennent à reconnaître au surréalisme une sor­te de vie : le surréalisme serait en nous tous, ou nous serions sponta­nément en lui. Cela n'est pas tout à fait faux, c'est vrai pourtant de sa part la plus périssable, fût-elle au musée (car il aura été aussi une école, une époq~e, une mode). Pour l'essentiel, il importe toutefois de dissiper ces illusions, selon lesquel­les il est d 'ailleurs aisé de voir que le phénomène, assimilé, serait sans avenir. Le surréalisme en effet n'est pas mort. C'est qu'il est immortel, peut-on dirc sans risque d'erreur. Mais il n 'est permis à personne de le tenir pour l'éalisé en quoi que cc soit. Il demeure un projet. Commc la liberté. Plus précisément, il est désormais, comme elle, un hesoin de l'esprit (et peut-être, en son fond , ce besoin même qu'elle est, simple et premier). Besoin fait de la réu­nion de tous les besoins possihles de l'esprit, et voué par suite à l"éappa­raÎtl"C sous des fmmes indéfiniment nouvelles en réponse aux dévelop­pements, aventures et détours eux­mêmes imprévisibles du travail spi­rituel, de l'action historique et dc l'évolution des mœurs.

Georges Masson : Portrait d 'André Breton, 1941.

Mais il faut ici s'arrêter. Au fond_ le,; différentes activités des hommes n 'on t jamais été prises au sél"ieux. parce qu'elles se sont toujours igno­rée,;, s'accomplissant chacune dans sa sphère , à des distances infin ies les uncs dcs autres, d 'un homme à un autre aussi bien que da us le même homme. Nul artiste, nul poè­te, nul prince. nul hUlllori,;Lc, nul pl"ophète. nul am ant . nul philoso­phe - nul philosophe même - n 'a tenlé d 'abolir la distancc qui lc sé­parait ainsi dc lui-même. le rédui­saut à 11 'être que le spécialiste de l'unc de scs facultés, le travesti de l'un de ses visages. Il y euL cepen­dant un momcnt de l'histoire hu­maine où des exigences qui 11 'étaient pas nouvclles, qui fUl"cn t au con­traire toujours vivantcs, llwis qui toujours parurent entre ellcs incon­ciliables - et il faut voir cn cette séparation la brèche l>ar où purent de tout temps s'engouffrer dans les vies les cendres de toute tristesse et de toute honte, de toute complai­sance et de toute bassesse - il y eut un moment où ces exigences se trouvèrent désignées, au mépris de la vraisemblance, dans la lumière du paradoxe, comme une seule et même exigence, et l'essèrcnt en effet d'être contradictoircs en principe. Bien mieux: aucune dès lors n'était plus légitime que dans leur réunion ensemble. Alors se trouva en vue, et cette inoubliable vue ne peut plus être niée que par mensonge, la pos­sibilité d'un homme enfin unifié, remembré, capable de mettre en jeu l'ensemble de ses facultés comme une faculté unique : un homme irréductible enfin.

Ce moment est lé moment sur­réaliste. Il n'est pas un moment d'utopie. Sa vérité, sa réalité ne

peuvent être mises en doute, et cela pour une raison majeure, où il faut voir l'absolue originalité du surréa­lisme. Parmi tous les mouvements de pensée, par opposition à eux, le surréalisme n'est pas un système, ne comporte aucun corps de doctri­ne, n'a pas de Livre à lui, n'apporte aucune vérité nouvelle, pas même un nouveau concept (le mot surréa­lisme lui-même, indépendamment du sens dont l'histoire l'a chargé, est un à peu près : le surréalisme vise la vie réelle de l'homme, ce qui n 'est pas «' surréaliste » végète dans l 'illusion, les aliénations, les idéa­lismes, est irréel). Il n 'est pas un message qui s'ajouterait aux messa­ges sans nombre sous lesquels a pensé suffoquer la pauvre humani­té depuis qu'il y a une humanité, et qu'elle s'adresse des messages. ' En cela il est le message moderne par excellence - seul à répondre à l'in­jonction difficile de Rimbaud : il faut être absolument moderne. Absolument, définitivement moder­ne, sans risque que demain quoi que ce soit de plus moderne que lui survienne, le surréalisme l'est en effet. Il n'apporte aucune vérité nouvelle : il restitue à toute vérité ancienne (tous les souvenirs im­mondes effacés) et donne à toute vérité future leur possiliilité d'être reçues et vécues comme vraies. De là son indestructibilité si remarqua­ble, si offensante pour beaucoup. C'est son malin génie que de n'avoir pas de vérité à lui. A cela tient le malheur de ses détracteurs, qui ne peuvent l'attaquer sans mettre à mal leurs propres raisons.

De là aussi l'impossibilité que le surréalisme ne survive pas à Breton. Une exigence est née avec lui, qui dépasse infiniment sa personne, ses écrits, comme aussi la personne et les œuvres de tout autre surréaliste, selon ce qu'il a lui-même voulu avec une opiniâtreté, un désintéres­sement et une lucidité également admirables. C'est précisément au cas où il faudr~it un jour ramener le surréalisme à la personne et à l'œuvre écrite de Breton, que l'échec de son œuvre véritable de­vrait être constaté.

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 ,octobre 1966

De là encore la place unique où s'accomplissent la passion, la con- , naissance, et s'exerce le jugement surréalistes en général. Par les fils dont il a su relier entre elles les différentes démarches intellectuel­les, aussi bien que celles de l'action politique, et jusque celles de la vie dite privée, le surréalisme a acquis droit de regard sur une totalité dont il occupe le centre, et hors de laquelle ne peut plus guère prétendre au statut de domaine ré­servé que l'espace du quant à soi mesquin, insignifiant.

Pour en rester à la définition élé­mentaire de ce qui fait du ,surréalis­me, aujourd'hui encore, un projet, sommation et promesse intéressant tout homme que le hesoin d'échap­per à la servilité redresse, ceci en­core:

En ces jours où la disparition de Breton provoque le rappel des ruptures et des brouilles qui mar­quèrent le mouvement, vouées à finir dans ces tristes réconciliations d'outre-tombe qui rendent la mort même plus définitive par leur uni­latéralité trop flagrante, on peut se demander, tout rappel anecdotique à part, comment le surréalisme en vint à susciter contre lui la hargne toujours virulente dans une part im­portante de la classe intellectuelle. C'est d'abord, à n'en pas douter, en raison du principe selon lequell'ins­tance surréaliste s'adresse à la tota­lité des sentiments, des pensées et des actes de chacun, comme il a été dit plus hilUt. Il ne se peut pas q:u'un tel investissement de l'hom­me entier ne donne lieu à .des sur­sauts d'impatience, à l'encontre d'un ensemble d'interdictions et d'obligations où l'on retrouve en effet toutes les apparences d'une mo­rale. Pour écrasante que soit l'équi­voque, e t malgré certains écarts évi­dents, peu nombreux, rien pour fi­nir n 'empêche de le voir: c'est la non-morale absoLue du surréalisme qui passe pour uue nouvelle morale. Et il est vrai que la « morale » de la non-morale absolue est la plus impardonnable. Ainsi en est-il aussi de Nietzsche, sur qui pèse d'un

poids peut-être encore plus lourd la même équivoque~ Dénoncer partout où il s'en trouve (il s'en trouve par­tout) les traces de l'ancienne mora­le, cela est « moral D encol"C~ sem­hle-t-il. Pourtant ce que Nietzsche nomme « nohle D, et que Georges Bataille, après lui, redonnant tout son sens à la notion incertaine de volonté de puissance, nomme souve­raineté, cela est-il d'ordre moral ? Evidemment non, et la souveraineté de Bataille procède indiscernable­ment du surréalisme et de Nietzs­che. Ou encore: Ne pas faire deux (ou trois) parts de sa vie (la poéti­que, la politique, la pratique), cela est-il d~ordre moral ? C'est ce qui permet d'éviter la pire tristesse, où plus rien n'a de prise. Ou encore, décider qu'il est impossible d 'être à la fois un écrivain authentique, et chrétien, cela est-il d 'ordre moral ? Mais si pour un chrétien le drame pour l'essentiel est déjà joué, la vé­rité pour l'essentiel déjà connue. qu'a-t-il à faire d 'écrire, et pourquoi découvrir ?

Bref, ce qui, par dessus les m a­lentendus ou les désaccords simple­ment littéraires, rend compte de l'acharnement mis par des hommes d'esprit à combattre le surréalismt', c'est d'abord la résolution surréalis­te de donner aux activités de l'esprit une dignité quelles n 'eurent jamais. Le surréalisme en cela fait 'honte, et ne saurait renoncer sans se dissou­dre à produire cet effet. Toute con­cession faite à l'état de choses (ou, c'est tout mi, à l'ancienne morale) entrave l'irruption, dans la vie, du principe poétique, et comme il n'est plus question de « vivre en poésie », à part de la vie, est une atteinte portée à la poésie même. C'est très justement que le surréalisme n'a cessé d'être ombrageux sur ce point. La soumission (la trahison) d'un seul écrivain est le signe et la cause d'une régression qui dépasse sans mesure la question de sa perdition ou de son salut propres, évidem­ment négligeables.

Enfin, et cette raison est étroite­ment liée à la précédente, Breton aura donné l'exemple impérissable d'une activité intellectuelle de grou­pe, d'une écriture collective, d'un communisme de pensée. Seule l'existence d'un groupe (et Breton l'a si hien compris qu'aux pires moments il n'y a pas renoncé) pou­vait - peut donner à l'i~ée sur­réaliste l'autorité à , laquelle un homme de pensée, quel qu'il soit, ne pourra jamais prétendre. En quoi se trouvait aussi rahaissé le mythe de l'artiste solitaire et gé­nial, détenteur reconnu des moyens d'expression - et contrecarrée la facticité qui guette le plus pur, le plus profond, le plus rigoureux d~s hommes, s'il est seul à prendre sur lui le destin des hommes, leurs dé­sirs et leurs rêves. En cette exigence d'une activité intellectuelle de grou­pe se trouve l'un des seuls correctüs visibles de la prodigieuse impuis­sance de l'esprit dans le monde.

DionylJ MtJllColo

Page 18: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

ART

Vasarely Textes et maquette de V . Vasarely Ed. du Griffon, 196 p.

R. L. Gregory L'œil et le cerveau La psychologie de la VLswn · Hachette, 256 p.

L'op-art n'est pas amencain. Il ne saurait se résumer, d'autre part, à la géométrisation sommaire à la­quelle, des boucles d'oreilles car­rées aux damiers des pâtes Lustu­cru, le ramène son utilisation in­dustrielle. Deux ouvrages, l'un réa­lisé par Vasarely et consacré à son œuvre, l'autre exposant les principaux problèmes de la vision, viennent de le rappeler à un public et à une critique qui confondent trop souvent la création des styles avec les modes et les engouements.

Dès la fin de la dernière guerre mondiale, en effet, Victor - Vasa­rely' artiste d'origine hongroise vivant à Paris, coupait court avec toute forme de peinture figurative pour poser les premiers jalons d'un art purement optique. Il avait été frappé, lotsqu'il y attendait chaque jour le métro, par les craquelures des carrelages blancs de la station Denfert-Rochereau. Il avait exa­miné pendant de longues journées également les cailloux, les coquil­lages, les remous sur les plages où il passait ses vacances. « Dans les galets, dans les morceaux de verre des bouteilles brisées, polis par le va-et-vient rythmé des vagues, re­marque-t-il, j'étais certain de re­connaître la géométrie interne de la nature ».

Il ne s'agissait pas de subs~ituer à la femme nue ou au petit chien traditionnels des ronds, des ellipses et des rectangles. Quelque chose de beaucoup plus important se jouait: l'élaboration d'un système nouveau destiné à remplacer celui, usé, de la perspective albertienne correspondant à l'illusionnisme de la Renaissance. Le peintre deman­dait à ce système de donnèr à voir le réseau à la fois compact et sub­jectif qui constitue la réalité maté­rielle.

Car la vision, dès son niveau strictement organique, introduit une spéculation où s'articulent des éléments aussi bien perçus qu'ima­ginaires, selon ce que montrent les expériences de la psychologie contemporaine. Loin de fournir au cerveau une image directe du mon­de extérieur, ene lui apporte les informations à partir desquelles se vérifient les conjectures que nous formons sur ce qui manifeste sa présence autour de nous. Il peut se trouver, en particulier, qu'il de­vienne impossible à l'œil de se décider entre plusieurs hypothèses visuelles, comme dans le cube de Necker dont les faces antérieure et postérieure alternent sans qu'on arrive à les fixer plus de quelques fractions de seconde dans l'espac~.

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Une géoDlétrie de la nature

Nombre des tableaux de Vasa­rely exploitent cette indétermina­tion. Comme Hommage à Male­vitch, par exemple, que l'artiste peignit entre 1952 et 1958, où la figure centrale qui semble, au pre­mier abord, représenter un losange,

-est en fait un carré pivotant sur sa diagonale, qui ne peut apparaître autrement que dans une infinité de visées ' virtuelles dont aucune, ja­mais, ne demeure assignable.

Il en résulte une esthétique fon­dée sur les distorsions perceptives. Alors que la tradition utilisait la géométrie à créer une spatialité unitaÏi'e propre à harmoniser les mécanismes de la vue avec les don-

- nées culturelles, narratives, mythi­ques, tout possède ici pour fonction de pousser ce mécanisme à la li­mite de l'éclatement. Le sens de chaque œuvre cesse de résider dans son thème pour s'infiltrer au sein de la légère brèche ouverte par ellè entre l'œil et le cerveau, pour y tendre à l'extrême la sen­sibilité. A l'opposé de Delacroix, mais à l'opposé aussi de la sensua­lité douceureuse qui affadissent les Carrés d'Albers ou des rayures polychromes sans force picturale qu'exécute Kenneth Noland.

Sa démarche, cependant, en même temps qu'elle rendait caduc le fallacieux antagonisme de la forme et du fond, devait bientôt

--:rasarely: Cita 102, 1964.

amener le peintre à envisager un art cinétique capable d'exprimer avec une acuité accrue les rythmes et le dynamisme de notre civili­sation.

La lecture de nombreux ouvra­ges sur la relativité, la théorie des quanta, la cybernétique l'avait for­tement ébranlé. « La physique pure se révélait soudain devant mes yeux éblouis comme la nou-

velle source poétique », écrit-il. « Porté par les ondes, je fuis en avant, tantôt vers l'atome, tantôt vers les galaxies, en franchissant les champs attractifs ou repous· sants. L'Univers ne serait-il qu'une grandiose équation? » Au terme d'une longue suite de recherches, il allait donner des Œuvres ciné­tiques profondes composées de deux plaques de verre parallèles, distantes d'une vingtaine de cen­timètres dont les formants visuels se groupent et se modifient au fur et à mesure de notre déplacement.

Ainsi il recréait la gamme en­tière des moyens plastiques, de l'ex­pression du volume à celle de la profondeur, de l'ombre, de la lu­mière. Il l'enrichissait de possibi­lités nouvelles telles que le relief, la transparence, l'inversion des plans selon ce qu'il appelle le sys­tème des structures binaires per­mutables. Il en arrivait à mettre sur pied une véritable combina­toire rendant possible, par l'emploi de solutions de base, l'intégration architectonique des arts.

Du point de vue optique, ces dernières recherches reposent pour l'essentiel sur les figures « gestan­tes » qui - comme les flèches de Muller-Lyer ou l'illusion de l'éven­tail décrite par Hering - consti­tuent des ensembles dont les élé­ments contraignants sont implici-

tes, ce qui justement en facilite la mobilité visuelle. Elles font inter­venir la « constance de taille », liée à la perspective, que notait déjà Descartes, mais faussée du fait que Vasarely joue sur les deux dimensions de la surface plate. Elles lui permettent de porter à son paroxysme le phénomène de distorsion perceptive sur lequel est fondée sa peinture.

Les artistes de la première géné­ration abstraite, au début de notre siècle, légitimaient leur entreprise par une idéologie d'inspiration spi­ritualiste. Ils 1 avaient décidé de tourner le dos au mond~ moderne qu'ils jugeaient décadent de telle sorte qu'il n'y a pas un trait de Mondrian ou de Kandinsky qui ne se réclame de l'absolu, de l'âme, des valeurs de l'esprit.

Vasarely, au contraire, bien que son œuvre ne découle jamais de l'application de schémas théoriques préalables, est le premier peintre de l'âge scientifique. « le ne peux plus admettre un monde intérieur et un autre extérieur, à part », ajoute-t-il encore dans son livre. ­« C'est à partir d'lm unique milieu tourbillonnant que se différencient les choses et les êtres, l'homme mê­me, avec un aspect tantôt matériel, tantôt ondulatoire, ou, si vous le préférez, avec un aspect tantôt phy­sique, tantôt psychique. Les lan­gages de l'esprit ne sont que les supervibrations de la grande na­ture physique ». Le symbole de sa tentative, il faut le voir dans la bande de Mobius dont le dehors et le dedans communiquent suivant un entraînement sans fin.

Nous sommes, en définitive, très proches et très éloignés des mini­jupes à carreaux, des bottes futu­ristes, des lunettes cannelées. L'ou­vrage de Gregory, par le truche­ment -du problème de la vision comme celui de Vasarely comptent panni ceux qui dirigent leurs ef­forts vers la compréhension de no­tre modernité. Et s'il s'agissait de décorer une Faculté des sciences ou un Centre de recherches spa­tiales, c'est bien à Vasarely qu'il faudrait le demander plutôt qu'à un adepte lointain de Michel­Ange.

lean-Louis Ferrier

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Jacques Soustelle L'Art du Mexique ancien 206 photographies 42 cartes, plans et dessins. Arthaud éd., 352 p.

L'archéologie mexicaine apporte sans doute à M. Jacques Soustelle une consQlation à ses déboires poli­tiques. C'est un domaine d'où il n'aurait jamais dû s'écarter, le seul où nous pouvons le suivre avec in· térêt. Le grand ouvrage qu'il vient de consacrer à l'Art du Mexique ancien montre que les civilisations disparues le mettent plus à l'aisl' quc les nations naissantes.

Le livre, remarquablement illu ~­tré par IE'..5 photographies de Claud, ' Al'('haud et F. Hébert-Stevens, est une mise en ordre, autant que pos­siblc historique, . des connaissance~ lentement acquises sur l'art de cc~ civilisations, si difficiles à sortir dr l'ombre où devaient les plonger le;, dcstJ'uctions successives, les écritu­res en partie indéchiffrées et ta nature dévorante qui a englouti sous ses jungles leurs cités E'n ruines.

Il a fallu quarante années de fouilles, de 1905 à 1945, pour par" venir à dégager, au nord-est de Mexico, (( la l'ille de èeux qui sont devenus des dipux )1, Teotihuacân. avec ses imposantes pyramides, son temple et sa citadelle. Olt nc con­naissait rien de la peinhtrc maya de la pélj.ode classique avant la dé~ couverte, en 1933, des fresques d'Uaxactûn. Cellcs de Bonampak ne furent trouvées qu'en 1946_ L'art olmèque était à peu près inconnu avant 1938, et c'est en 1952 que fut mise au jonr la crypte du Tem­ple des Inscriptions, à Palenque, àvec son magnifique sarcophage de pierre sculptée. Enfin, c'est seule­ment en 1956 qu'on découvrit au Yucatân la plus importante des cités mayas, Dzibilchaltûn, dont les ves­tiges révélèrcnt une étendue de 50 kilomètres carrés.

On peut ainsi espérer que la terre mexicaine livrera encore bien des aspects inconnus de ces civilisations fascinantes, dont la puissance {ut longtemps insoupçonnée. et dont les croyances étranges, souvent mêlées à des cultes atroces, se reflèt~nt dans un art somptueux et austère. Grâce aux œuvres, toujours anony­mes, des sculpteurs de bas-reliefs, des peintres de fresques et des au­teurs de manuscrits idéographiques, le déroulement historique de cer­taines périodes a pu être reconstitué eil même temps que certains faits précis concernant non seulement les religions, mais aussi les modes de we, de gouvernement et d'adminis­tration, les guerres et les richesses de la plupart de ces théocraties qui apparurent et disparurent entre le dêbqt de notre ère et le XVIe siècle.

Le syncrétisme religieux et artis­tique partout y domine et si, d'un pays à l'autre, d'une époque .à l'au­~, 1es idées et les formes d'art ont pu changer, elles ont toujours con­servé. 1!'8 caractères essentiels d'où Je dégag!, une impressionnante wh!.

Ceux qui sont devenus des dieux

Le Pl"incipe des grands ensembles architecturaux, comprenant des groupes d'édifices, des palais, des temples, une ou plusieurs pyrami­des surmontées d'un sanctuaire, des stèles ornementées, et l'inévitable jeu de paume, se retrouve à toutes les époques et à travers toutes les régions du Mexique. La première pyramide connue, celle de Cuicuil­co, date du IV' siècle. Plus d'un millénaire plus tard on en construi­sait encore puisque c'est entre 1483 et 1487 que les Aztèques édifièrent

témoigne ,du haut degré de culture où 'avaient atteint ces civilisations. Une des plus lointaines, celle des Olmèques, dans les premiers siècles de notre ère, possédait déjà son sys­tème d'écriture hiéroglyphe, ses centres urbains, ses pierres sculp­tées. C'est à Tres Zapotes qu'on a trouvé la stèle portant l'inscription la plus ancienne et qui a permis de la dater: 31 apr. J.-C. Si le sym­bolisme olmèque nous est demeuré indéchiffrable e~ sa mythologie mystérieuse (cultes du jaguar, de

Mur du 'emple de Guedalcool', TeorihU(Jciin, Mexique.

la leur au centre de leur capitale, Tenochtitlân, que les Espagnols fi­rent raser en 1521 pour construire sur ses ruines la ville de Mexico.

Ces monuments prenaient parfois des dimensions colossales : la pyra­mide du Soleil, à Teotihuacân, at­teint 63 mètres de haut. Pourtant leurs constructeurs ne possédaient ni bêtes de trait, ni véhicules à roues, ni instruments de métal. L'énergie dépensée à sculpter' la pierre n'est pas moins confondante: les stèles de Quiriguâ, entièrement décorées de bas-reliefs, pèsent jus­qu'à 50 tonnes. Mais même dans. ces travaux où la puissance créatrice semble dépasser les fa:cultés humai­nes, le raffinement de certains styles

l'enfant), du moins pouvons-nous reconnaître la trace d'un peuple évolué dans ces œuvres admirables que sont les grandes têtes monoli­thiques de La Venta et les figurines en terre cuite de Chupicuaro que leur élégance et une nuance d'hu­mour ont fait surnommer « pretty ladies:Il. Les unes et les autres dé­montrent la liberté avec laquelle les Ill'tistes associaient la stylisation décorative au plus saisissant réa­lisme.

Entre 400 et 700, ëest-à-dire plusieurs siècles avant l'œuvre des grands sculpteurs occidelitauxde l'époque romane, l'art « classique» de Teotihuacân av.aÎt déjà prodùit ses chefs-d'œuvre: masques en pier-

re où la vie semble s'infiltrer dans une sérénité mortuaire, masques en serpentine, "incrustés de turquoise et d'obsidienne, et qui vous regardent d'un insoutenable regard de leurs yeux de nacre.

Les Mayas, mieux connus, et dont la culture, par son éclat e~ son rayonnement, a dominé l'histoire mexicaine entre le IV· et le IX' siècle, occupaient un vaste territoire qui, du Yucatân, s'étendait, au Gua­temala, au Honduras et au Salva­dor_ Bien que leur pays présentât

une certaine fragmentation politi­que, ils surent toujours y maintexpr son homogénéité culturelle. On sait qu'ils ont été de grands mathéma. ticiens et les premiers astronomes au monde. Ils furent aussi d'entre­prenants constructeurs. . Ds possé­daient des routes de pierre, dont 14 plus longue, aU Yucatân, se dé­roulait sur une centaine de kilo­mètres. Plusieurs styles .de sculP­ture se rencontrent sur leurs monU­meQ,ts avec cette caractédstique qu.e leur historien .définit comme une « horreur du vide »". 'La décoration des façades of&ait, .en effet,.·lipé\'lia.· lement clans le lIty'le «puue' '>, un foisonnément Ol'JlenJ,ental d~une

'~

La Quinuine littéraùe, 15 au 31 oc'obre 1966 19,

Page 20: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

"LIBERTE de L'ESPRIT" dirigée par

RAYMOND ARON de l'Institut

JACQUES ELLUL EXEGESE

DES NOUVEAUX LIEUX COMMUNS

.. Les abus de langage, les Impostures Innocentes ou rouées, les snobIsmes sont ImpItoyablement mIs é nu .....

BERNARD CAZES QUINZAINE LITTERAIRE

J.-L. TALMON LES ORIGINES DE LA DEMOCRATIE

TOTALITAIRE .. Un livre novateur pulsqu'II

révèle un aspect de la pensée du XVIII- sIècle que la tradItIon

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QUINZAINE LllrTII:RAllfll:JI

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DE L'ESCALADE .. Cet ouvrage éclaIre avec netteté le problème no 1 de

notre temps" 1 L'EXPRESSJ

Paix et Guerre entre les Nations de Raymond Aron

4- édition revue et corrigee

CALMANN-LEVY

• • • • : ~ Ceux qui sont

devenus des dieux • • • • • • grande richesse et d'une extrême • • complication. On pourrait dire que • c'est en cela que réside le côté oni-• rique et 0: oriental li de leur esthé-• tique. Un exemple de ce style véri-• tahlement baroque nous est montré : avec le K'odzpop de Kahah dont les • parois sont entièrement recouvertes • de masques à trompe du dieu de la • pluie Chac (le Tlaloc yucatèque). • Mais les plus belles créations de la • sculpture maya sont les bas-reliefs • de Palenque et de Yaxchitân, les • figurines en terre cuite de l'île de • • J aina et les têtes en pierre de • Copân. Devant de telles œuvres • nous pouvons observer que les thè-• mes imposés par les considérations

religieuses et les contraintes déco­ratives n'ont pas empêché les artis­tes d'exprimer dans leur travail la délicatesse ou la puissance de leur personnalité.

Avec les Toltèques, fondateurs de la ville de· Tula, au milieu du XIe siècle, s'ouvre la période des hégé­monies belliqueuses, marquée, dès le début, par un bouleversement général des idées religieuses, que

• symbolise la lutte triomphante de : Tezcatlipoca, le dieu-sorcier, contre • Quetzalcoatl, le Serpent à plumes, • dieu bienfaisant des forces de la • nature. Le culte des divinités as-• trales fait alors apparaitre les sacri-: fices humains en même temps que

•••••••••• surgissent dans l'art les éléments • macabres qui resteront le motif de

•••••••• • prédilection de la statuaire aztèque. • La lourdeur inexpressive des caria-• tides de Tula, représentant des • guerriers avec leurs javelots et leurs • propulseurs, est caractéristique de : l'esprit de puissance et de dureté • apporté par la civilisation toltèque.

• Guerriers, eux aussi, jusque dans : leur théologie dominée par le con-• cept de la guerre cosmique, les • Aztèques étaient parvenus à un épa-• nouissement si fabuleux que .les • Espagnols furent saisis de stupeur • devant les richesses accumulées • dans les palais de Moctezuma, dans : les temples et dans les sanctuaires. • Albert Dürer, qui eut l'occasion de • contempler, en 1520, à Bruxelles, • les trésors envoyés par Hernân Cor-• tés à Charles Quint, notait dans son • journal: le n'ai jamais rien vu, • • dans toute ma vie, qui m'ait à ce • point ré joui le cœur.

• • S'il ne reste rien des monuments • aztèques et si la plupart des idoles • ont été détruites sur l'ordre du pre­: ruer évêque de Mexico, Juan de • Zumârraga, les décombres des gran-• des cités effondrées ont conservé • assez d'œuvres intactes pour nous • révéler le prodigieux esprit créateur

des artistes de Tenochtitlân, de Tex­• coco ou de Tenayuca. Symbolisme • • et réalisme s'y associaient avec une • ferveur et une fureur sacrées dans • la représentation des grands thèmes • théologiques, traversés par l'obses­

' . sion du sang dont il fallait sans ' . cesse abreuver Huitzilopochtli. Car, • pour l'insatiable dieu solaire, toute i · la • vie sur terre ne pouvait être issue , . que des sources de la mort.

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10

PHILOSOPHIE

1[\Urt {;oldstein

Je viens d'apprendre avec éton­nement la disparition de Kurt Goldstein, - étonnement non pas devant sa mort (il était né le 6 novembre 1878 à Kattowitz, en Haute Silésie), mais que sa mort, le 19 septembre 1965, à New York . , aIt pu passer à peu près inaperçue. Il est vrai, durant les mois de va­cances, songe-t-on à se soucier de ceux qui disparaissent ?

Ce neurologue, psychiatre et psy­chologue avait été appelé en 1903 à la clinique universitaire de Kœ­nigsberg: il y est nommé profes­seur en 1912. En 1918, on le trouve à Francfort, à l'Institut de recher­ches sur les symptômes consécutifs aux maladies du cerveau. où les blessés de la guerre 14-18 iui four­nissent un vaste champ d'observa­tion~. Puis, à Berlin, il dirige la sectIo~ de neurologie à rhôpital Moablt. Le national-socialisme le chasse de son poste. Après un sé­j?ur à Amsterdam (1934-1935), il s Installe aux Etats-Unis: à New York, Cambridge (Université de Harvard), Boston, Brandeis, New York.

En dehors de nombreux articles dont nous retiendrons, parce qu'il a fait époque en France, l'Analyse de l'aphasie et l'étude de l'essence du langage (Journal de psychologie, 1933), l'œuvre de Kurt Goldstein comporte Der Aufball des Organi.~­mus P934), son œuvre maîtresse, tradUIte en 1951 (par le Dr E. Burckhardt, aux éditions Galli­mard) sous le titre: La structure de l'organisme; Aftereffects of Brain Injuries in War; Language and Language Disturbances (1948); Human Nature in the Light of Psychopathology (1947), vue d'en­semble qui mériterait bien d'être présentée au . public français. Au moment de sa mort il préparait - m'apprend Norbert Guterman­une collection d'essais déjà publiés, en allemand pour la plupart.

Qu'apportait Kurt Goldstein? D'abord une conception de l'or­

ganisme assez neuve pour qu'on lui ait cherché un nom: l'organismis­me. Selon cette conception, l'orga­nisme est un tout que l'on dérègle et méconnaît lorsque l'on veut l'analyser comme un objet physi­que : réflexe, instinct, localisations, etc. ne sont pas des réalités bio­logiques, mais des abstractions réa­lisées en laboratoire: Par cette in­sistance sur le tout de l'organisme - et, par conséquent, sur le rejet des méthodes analytiques - Golds­tein se rapprochait de la psycho­logie de la Forme (Gestalttheorie). Mais là n'est pas, de loin, le plus original. L'original commence avec le problème de l'adaptation. On in­voquait, à ce propos, un milieu « objectif li, c'est-à-dire le même pour la taupe, la libellule, l'ho~e, etc. Pas du tout, réplique Goldstein: le milieu ne saurait être le même pour des organismes différents qui, chacun, ne retiennent, ne filtrent que les excitants qui leur convien­nent. Un milieu devient donc la création d'un organisme dans son

« explication avec» avec le monde Auseinanderstzung mit = coming to terms with; autrement dit, un or­ganisme s'organise en organisant son milieu. Avec ce renversement de perspective, qui fait du milieu le produit de l'organisme et non de l'organisme le produit du milieu, Goldstein complétait la Gestalttheo­~e pa~ une théorie des significa­~ons Vlt~les, c~nfirmait les descrip­tIons phenomenologiques de l'être­au-monde, et, rallié à une biologie coml!ré~ensive opposée à la biologie expllcatwe de laboratoire, parlait le langage de la phénoménologie et de l'existentialisme. Poursuivons. Com­me tout boxeur a sa garde. chaque organisme qui s'explique avec le ~o~.de a son comportement privi­legIe. Ce comportement en consti­tue l'essence. Rien de métaphysique pour Goldstein. Cette essence est au fond, l'allure générale. la cons: tante, la structure vivante de l'or­ganisme, avec ses mouvements de flexion (Beugebewegungen), d'ori­gine corticale, liens de la totalité, qui l'égalisent avec l'environne­ment, et ses mouvements d'exten­sion (Streckbewegungen). d'origine sub-corticale, plus disparates, insu­laires, davantage sous la dépendance de l'extérieur. Il arrive que l'orga­nisme soit perturbé dans son expli­cation avec le monde. Il entre en réaction catastrophique, telle que la peur ou l'angoisse. Son essence se brouille. Il se déstructure. Il perd ses différenciations (Entdifferenzie­rung). C'est l'organisme tout entier et, corrélativement, le milieu tout entier, qui sont en cause dans cette réaction catastrophique. Si la cause en reste durable (par exemple, une lésion), l'organisme s'invente un nouveau comportement privilégié, une nouvelle essence en dehors de laquelle il demeure pathologique­ment incapable d'agir.

Nous avons parlé jusqu'ici de l'organisme en général. Mais l'hom­me ? Cet animal raisonnable se dé­finit le mieux par le langage. L'étude des troubles du langage a permis à Goldstein, à partir des mêmes principes - considérer le tout, et non une action isolée -de distinguer, dans le comporte­ment humain, une attitude immé­diate (ou concrète). A s'en tenir à une réponse isolée, l'aphasique semble souvent ,répondre correcte­ment à une question posée. Lui demande-t-on de choisir dans un écheveau de brins de laine, le rouge ou le vert? Après avoir hésité, il choisit le rouge ou le vert. A y re­garder de plus près, l'on découvre que s'il a choisi correctement, ce n'est pas à notre manière. Il a ma­nipulé empiriquement langage en répétant: rouge, ou vert. Il n'a ré­pondu qu'au moment où cette répé­tition aveugle et mécanique a ac­croché une expression toute faite, telle que rouge-sang, rouge-coqueli­cot, ou vert-pomme, vert-pré, etc. Alors, la représentation concrète du sang ou du coquelicot, de la pomme ou du pré, lui a permis de recon­naître, dans une attitude immédiate,

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le brin de laine rouge ou vert. On multiplierait les exemples de cette attitude immédiate au dessus de la· quelle le malade - ou le petit en­fant - ne sait pas s'élever: il ne peut disposer en ordre deux baguet­tes de bois que si cet ordre imite un toit ou un V, reproduire un rec­tangle que si, divisé par deux per­pendiculaires, il ressemble à une fenêtre, répéter «la neige est noire», mais seulement « la neige est blan­che», distinguer entre séparation physique et séparation affective, etc. L'homme normal doit donc se dé­finir par sa capacité d'attitude dis­tante ou catégorielle. C'est celle du possible et du véritable langage. Elle seule rend créateurs. Sous ce rapport - écrit Goldstein - on peut dire que toute comparaison entre les productions artistiques des anormaux et celles des artistes nor­maux, quelque nombreuses que soient les ressemblances, a une base très incertaine.

Ce qui intéresse Goldstein, c'est l'individu tel qu'il est, c'est-à-dire tel qu'il apparaît, hic et nunc, à l'œil du clinicien. On se défiera donc des explications analytiques qui, comme la psychanalyse, isolent des pulsions, recourent à l'incons­cient, surestiment la part de l'en­fance, invoquent l'évolutionnisme ou quelque autre construction géné­tique. Ce qu'il y a de premier dans l'homme, ce n'est pas l' « instinct» de soumission ou d'agression: on trouve les deux conduites chez tout homme normal, cela dépend des circonstances, et ce n'est que chez l'anormal que l'une ou l'autre se met à prévaloir comme comporte­ment privilégié. Le plus profond dans l'homme est le besoin qu'il a de se réaliser. Aussi bien Kurt Goldstein insiste-t-il sur la valeur irremplaçable de l'individu, contre les généralisations abusives que l'on appelle race, espèce, collectivité, etc.

En France, Kurt Goldstein s'est fait connaître au moment où l'on découvrait (du moins le grand pu­blic philosophique) la GestalUheo­rie, la phénoménologie et, bientôt, l'existentialisme. Partout l'on répé­tait que les faits sociaux ne sont pas des choses, qu'il n'y a pas d' « états» psychologiques, que la conscience n'avait pas à être expli­quée mais comprise, qu'il fallait s'en tenir à ce qui lui apparaît: on avait assez de l'analyse causale et des abstractions trop théoriques. Or, Goldstein étudiait l'être-au-monde de l'organisme; il essayait de le comprendre à partir d'une sorte d'intuition eidétique de son essen­ce ; il rejetait l'explication causale; il décrivait les phénomènes; il re­fusait le dualisme radical du sujet et de l'objet, de l'âme et du corps, - bref, il fournissait d'observations vivantes la philosophie qui se cher­chait chez nous vers 1934, et qui allait avoir chez Sartre et chez Mer­leau-Ponty ses meilleures expres­sions.

li convenait de -rappeler avec res­pect la mémoire de Kurt Goldstein.

y von RelavaI

Jean-Pierre Vernant Mythe et pensée chez les Grecs Maspéro éd., 331 p.

Au cours d'un entretien publié dans le premier numéro des Cahiers de philosophie, Jean-Pierre Vernant, précisant l'apport de l'histoire, de l'anthropologie et de l'ethnologie à la psychologie his­torique, discipline récente dont 1. Meyerson a jeté les fondements,

nous rappelle qu'il n'existe pas de nature humaine, immuable et don­née, ni sur le plan physiologique ni sur le plan psychologique, mais des systèmes de conduites: « C'est à travers l'expérience que l'homme peut prendre de son environne­ment, de son milieu naturel et de son milieu social, que se construi­sent et s'élaborent des systèmes de conduites, qui sont par consé­quent modifiés lorsqu'est modifié l'environnement naturel et so­cial D. Pourquoi l'auteur, historien de l'homme intérieur (cette inté­riorité n'étant autre qu'une archi­tecture de l'esprit, une organisa­tion mentale, un ensemble de fonc­tions psychologiques), choisit-il le domaine grec pour théâtre de son

La Quinzaine littéraire, 15 ou 31 ocfobre 1966

Réalités et Dlythes grecs enquête sur le mythe et la pensée ? Parce que l'homme grec ancien lui paraît occuper une position privi­légiée, « assez éloigné de nous pour qu'il soit possible de l'étudier com­me un ob jet et comme un objet autre L..l, assez proche pour que nous puissions sans trop d'obsta­cles entrer en communication avec lui ».

Le présent ouvrage, composé de sept études fort diverses en appa­rence mais tributaires de la même

recherche fondamentale - sur les aspects mythiques de la mémoire et du temps, l'organisation de l'es­pace, le travail et la pensée techni­que, la catégorie psychologique du double, la personne dans la reli­gion - s'ouvre et se clôt sur deux textes qui serrent la question du mythe au plus près et qu'on pour­rait souder l'un à l'autre. Le pre­mier, modestement sous-titré Essai d'analyse structurale, dévoile les structures du mythe hésiodique des races avec une pertinence dont on imagine malaisément qu'elle puis­se être surpassée. Le dernier traite de la formation de la pensée posi­tive dans la Grèce archaïque.

On se rappelle, au début du poème les Travaux et les jours, le

mythe des races: race d'or, d'ar­gent, de bronze, de fer, mythe qu'on interprète couramment com­me un mythe de déchéance, et sur lequel Hésiode s'appuie pour exhorter son frère à la justice (Dikè) et le mettre en garde contre la démesure (Hubris). Hésiode ajoute aux quatre races tradition­nelles une cinquième, celle des héros, qu'il intercale entre la race de bronze et celle de fer et qui, privée de correspondant métallique et réputée supérieure à la race de bronze qui pourtant la précède, met deux fois en péril la structure présumée du mythe. Or, l'auteur nous aémontre que ces anomalies apparentes trahissent une structure à trois étages où l'or et l'argent sont signes de souveraineté et de jeunesse, le bronze et les héros, de vie guerrière et _ adulte, le fer, de labeur et de vieillesse; où, d'autre part, les héros s'insèrent entre les démons et les morts, tandis que la figure du souverain s'épanouit éga­lement sur trois plans: passé my­tique, société actuelle, monde sur­naturel: « le récit d'Hésiode il­lustre, de façon particulièrement heureuse, ce système de multicor­respondance et de surdétermina­tion qui caractérise l'activité men­tale dans le mythe ».

Ce n'est pas tout. A chacun des étage~, un terme s'oppose à son voisin, comme la Dikè à l'Hubris (l'or à l'argent), l'Hubris à la Dikè <le bronze aux héros), ou se creuse en un couple antinomique (lutte de la Dikè et de l' H ubris à lâge de fer). De plus, la Dikè sert de réfé­rence à la fois au niveau du roi et au niveau du laboureur, et l'Hu­bris au niveau du guerrier ; et l'au­teur conclut à une restructuration générale du mythe opérée par Hé­siode, dans une perspective dicho­tomique, à travers la polarité reli­gieuse de la Dikè et de l'Hu bris : « Là réside l'originalité profonde d'Hésiode, qui en fait un véritable réformateur religieux, dont l'ac­cent et l'inspiration ont pu être comparés à ceux qui animent cer­tains prophètes du judaïsme D. La restructuration du mythe tradui­rait une dévalorisation de l'activité guerrière au profit d'une compli­cité du roi et du laboureur. Et c'est là que l'analyse historique peut relayer l'analyse structurale, en révélant « les problèmes nou­veaux que les transformations de la vie sociale, vers le VIle siècle, ont posés au petit agriculteur béo­tien et qui l'ont incité à repenser la matière des vieux mythes pour en rajeunir le sens ».

Précisément, les transformations qui se produisent dans les institu­tions de la Cité entre le VIle et le VIe siècles éclairent la mutation mentale que signale l'avènement de la philosophie grecque, et dont l'étude intitulée Du mythe à la raison nous livre les deux traits es­sentiels: rupture avec le sacré dans l'explication des phénomènes naturels, rupture avec la logique

~

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• Réalités et mythes grecs

de l'ambivalence, qui était celle du mythe, au profit d'une logique fondée sur le principe d'identité. Si l'auteur écarte avec soin l'idée un peu simple de reflet, il rejette absolument celle de miracle : l'avè­nement du logos ne rompt point la continuité historique, la raison grecque est « fille de la Cité». Ain­si, les cosmologies des philosophes ioniens utilisent, en le laïcisant et le rationalisant, le matériel des vieux mythes: n'est-ce pas que, dans la Cité, l'ancien rituel royal s'est effacé, et que les phénomènes cosmiques dont il rendait compte en les mimant cessent d'être intel­ligibles dans le langage du mythe ?

Plus encore que la physique ionienne, le courant de pensée issu de Grande-Grèce et qui lui est contemporain ' nous découvre les origines du Personnage nouveau qu'est le philosophe. En effet, les confréries religieuses, les sectes philosophiques comme celle de Pythagore, favorisent, si fermées soient-elles, la divulgation à tout un groupe d'initiés d'un savoir au­trefois réservé. La discussion s'ins­taure et, peu à peu, la figure du philosophe se dégage de celle du mage, mouvement qui n'est qu'un

••••••••••••••••• • • • rfTemps

et Continents11

..... une remarquable collection ..

(LE MONDE) ... .. une nouvelle et passionnante collec­tion .. (ARTS)

Vient de paraître

LA POLOGNE DU XVIIIe SIECLE

vue par un précepteur Français

HUBERT VAUTRIN

déjà parus

LA MOSCOVIE DU XVIe SIECLE ~~e a~abassadeur occidental S, VON HERBERSTEIN

L'AMERIQUE ESPAGNOLE EN 1800 vue par un savant allemand A. VON HUMBOLDT

L'EMPIRE DU GRAND TURC vu par un sujet de Louis XIV. JEAN THEVENOT

LE JAPON DU XVIIIe SIECLE vu par un botaniste suédois CH,-P, THUNBERG

L'ORIENT BARBARE vu par un voyageur grec 1 HERODOTE

• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •

cas particulier du bouleversement général qui prélude à la naissance de la Cité, et où l'on voit les cultes se fondre dans une religion pu­blique et la tradition aristocratique et sacrée se subordonner aux exi­gences d'une collectivité.

Détaché de l'ordre cosmique, l'ordre politique se prête à une or­ganisation rationnelle dont témoi­gnent, dans la réforme de Clis­thène par exemple, le rôle d'unifi­cation politique dévolu à la tribu et la répartition quasi mathéma­tique des responsabilités sociales. A l'influence des institutions s'ajouterait celle de la monnaie, artifice humain propice à la nais­sance d'une notion abstraite de la valeur. Toutefois, et l'auteur y in­siste, si la philosophie traduit les aspirations qui se font jour autour d'elle, ses problèmes lui appartien­nent en propre. D'autre part, la philosophie grecque se préoccupe beaucoup plus d'agir sur les hom­mes que de transformer la nature. Elle est 'avant tout un langage, lo­gique et méthodique. La raison grecque, contrairement à un pré­jugé tenace, n'est pas la raison, mais une raison, enracinée dans l'histoire.

Pas plus que la raison, il ne saurait y avoir la personne. Il n'existe pas de personne-modèle qui aurait attendu, depuis les ori­gines de l'humanité, que les Grecs vinssent au monde .pour l'incarner. Mieux encore, l'auteur, bornant son étude de la notion de personne à la religion grecque, nous prouve que les dieux réputés personnels ne sont pas des personnes particu­lières, mais des Puissances, des fonctions. Les dieux n'ont pas de corps, ils sont invisibles, et l'idole n'est pas un portrait: « Le rapport de la divinité à son symbole cultuel L. . .J n'a rien à voir avec la rela­tion du corps au moi ». Et pas plus que le culte des dieux, celui des morts ou des héros ne s'adresse à la personne. Dans l'exemple, privi­légié cependant, que nous offre l'Hippolyte d'Eu~pide, la défec­tiçm de la déesse à l'heure où meurt son protégé atteste, en dépit des apparences, que ses rapports avec Hippolyte ne se situaient pas sur le plan du destin personnel. Les dieux sont un et pluriel à la fois, Puissances et modes d'action de la puissance. Et la conscience religieuse d'un Grec n'a rien à voir avec celle qui peut exister de nos jours.

L'opposition, dans la philoso­phie naissante, de l'âme avec le corps qui l'emprisonne ne fonde pas davantage l'individu. Elle n'a pour effet que d'exclure le corps de la personne, tandis que l'âme s'unit au tout vivant dont elle n'est qu'une manifestation particulière, non individuelle.

La même distance sépare la réa­lité grecque de la nôtre dans le

domaine du travail et de la pensée technique. L'auteur nous rappelle d'abord que le mot de travail n'a pas d'équivalent strict dans le vo­cabulaire grec. Et ce fait, à ses yeux, souligne l'existence d'un pro­blème. L'appréciation du travail est soumise à la valeur d'usage, au caractère de service. Ce qui compte dans l'œuvre, c'est moins la fabri­cation ou poièsis que l'utilisation ou chrèsis. Le besoin de l'usager définit une sorte de nature, de mo­dèle, un eidos qui, pour l'artisan, constitue la finalité de son travail. Jean-Pierre V ernant ~ouligne le paradoxe d'une activité libre ou praxis liée à la chréia de l'usager, tandis que la fabrication ou poièsis ressortit au domaine des forces physiques et des instruments ma­tériels, hiérarchie qui situe l'arti­san à peu près sur le même plan que ses outils. Quelles que soient ses modalités particulières - chez Hésiode, Platon ou Eschyle -, le travail en Grèce accède difficile­ment à la valeur morale et ne s'as­simile ni à une fonction sociale, ni à une fonction psychologique.

Un des mérites du livre de Jean­Pierre Vernant tient à ce que l'au­teur, étudiant les réalités grecques pour elles-mêmes, mais aussi com­me moyens d'une connaissance qui les dépasse, fait œuvre involontaire de poète autant que de savant. On suit avec joie, dans l'étude consa­crée à l'espace, la fortune et les avatars du couple Hestia-Hermès, la déesse centre de l'espace domes­tique, le dieu figure du mouve­ment. On voit le couple ressusciter à travers celui d'Electre-Clytem­nestre, ou dans telle institution comme celle de l'épiclérat, ou dans l'opposition entre la richesse qui « gît » et celle qui « court » la campagne. Son antagonisme sous­tend l'espace de l'agora où s'est transporté le foyer familial, mué en Foyer commun. Enfin, tout au long' du livre la présence d'Hésiode à l'un des pôles de l'analyse affecte celle-ci d'une charge poétique.

Sur le plan philosophique, l'ou­vrage, me semble-toi!, tente d'opé­rer une conciliation des points de vue génétique et structural, conci­liation inhérente d'ailleurs à la pensée mythique pour laquelle « toute généalogie est en même temps explication d'une struc­ture ». Aussi bien le mythe exerce­t-il plusieurs fonctions: tour à tour objet,. principe d'explication, méthode.

Peut-être formulerai-je une ques­tion: toutes les coïncidences, tou­tes les concordances que l'auteur nous révèle, pourquoi, ou, si l'on préfère, comment sont-elles ce qu'elles sont? COIDD?-ent s'effectue le passage de ce qui est censé pro­duire à ce qui est produit? Tout se passe comme si les pourquoi renaissaient aussitôt des parce que, et qU'i! manquât toujours des maillons à la chaîne.

Lucette Finas

POLITIQUE

Tendances et volontés de la société française. Coll. Futuribles. Sedeis éd.

Sous le titre Tendances et volon­tés de la société française, Jean­Daniel . Reynaud a réuni une ving­taine de rapports présentés l'an der­nier au colloque de la Société fran­çaise de sociologie, dont Raymond Aron écrit dans sa préface qu'ils auraient pu s'intituler plus précisé­ment: « Contribution à une étude des transformations sociales de la France contemporaine ». L'unité de 'ces textes provient en effet de l'ac­cent mis par tous sur l'idée de changement, qu'il s'agisse de migra­tions, de consommation, d'agricul­ture, d'administration - ou du clergé ... Leur diversité résulte tout autant des sujets retenus que de la méthode, bien que presque tous les auteurs soient des sociologues: l'ou­vrage débute par une monographie exemplaire portant sur « la mobilité de croissance d'une population ur­baine» (le cas de Saint-Gaudens) due à Bernard Kayser et Raymond Ledrut; il se poursuit par une étude globale concernant le passage de la population active de l'agriculture à l'industrie. Viennent ensuite, sans qu'il soit possible de tout citer, des documents faisant le point d'une question (syndicalisme agricole, par Yves Tavernier, l'Eglise et le monde ouvrier par Gérard Adam et Marc Maurice), des interrogations métho­dologiques, comme celle à laquelle se livre Jean Cuisenier, des notes brèves, des enquêtes, des réflexions.

Trois thèmes ont été isolés, au­tour desquels on a tenté de reclas­ser les diverses contributions: 1° les facteurs économiques; 2° la pla­nification et les milieux de décision; 3° les Français et le changement. Si l'idée de changement apparaît le leit-motiv de tout le livre, la ques­tion du Plan déborde largement la seconde partie - où, il est vrai, figure curieusement « l'aggiorna­mento du clergé français» qu'on se serait plutôt attendu à trouver dans la troisième. Ce rattachement inso­lite traduit-il la conscience d'une commune originalité française qui se manifeste aussi bien, comme le relève Raymond Aron, dans l'évo­lution de l'Eglise et dans celle de la planification? En tout cas le Plan est au cœur des réflexions et des questions que pose ce livre.

De prime abord, le lecteur se demande si l'on n'a pas été enclin à accorder une importance un peu trop grande au contraste, souligné par exemple par Léo Hamon (pp. 197-199), entre le libéralisme de nos voisins, notamment l'Allema­gne, et la singularité de la planifi­cation française. La grande novati~~ contemporaine n'est-elle pas plutôt celle qui est due à l'ouverture des frontières et au bouleversement qui en résulte? On est ainsi tenté de s'interroger sur la part d'uniformi-

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La • conscIence politique des Franc,ais

sation, de réduction aux normes de la société industrielle occidentale, que comporte l'évolution récente. Après tout, notre histoire depuis plus d'un siècle a été souvent in­terprétée en termes de résistance et de refus d'adaptation aux valeurs et aux ressorts du capitalisme : voi­là que nous nous mettons soudain à « épouser notre siècle » ...

Mais l'irruption des thèmes de la croissance et les soucis nouveaux de la compétition s'est effectuée sous l'égide de l'Etat et en em­pruntant les formes traditionnelles de l'action collective française. Nous nous sommes certes ouverts aux in­fluences du grand large, sans pour autant renoncer à sauvegarder notre originalité ni à agir selon notre na­ture nationale. L'importance du Plan proviendrait de ce qu'il ex­prime une certaine volonté d'auto­nomie à travers les mutations qu'impose le développement. Sa si­tuation, toutefois, demeure ambiguë dans la mesure où il est plus qu'un simple instrument et moins qu'une doctrine ; il comportf'! une idéologie implicite que l'on devine à travers les commentaires mais qui ne s'est pas épanouie au sein d'un courant politique car elle n'a pas découvert de correspondant à ce niveau. Le débouché politique de l'idéologie planificatrice telle que nous la dis­cernons a bien failli être trouvé, vers les années cinquante, dans le radicalisme mendésien qui tentait d'opérer la jonction entre une tra­dition d'optimisme rationaliste et les modes techniques d'intervention les plus avancés, mais ces virtua­lités n'ont pu aboutir pour des rai­sons étrangères ,à notre propos; l'idéologie plaDÜieatrice s'est dès lors maintenue au niveau adminis­tratif, avec les avantages et les limites que comporte cette situation.

On retrouve cette ambiguïté dans l'analyse du changement à laquelle se livrent les sociologues. Nous hé­sitons, remarque Alain Touraine (489) entre une société néo-libérale, une « démocratie contractuelle » et le modèle d'une nation « fortement orientée par un Etat ». Pour sa part, Michel Crozier voit le problème es­sentiel de la société française dans le passage à un style d'action, ou à un modèle organisationnel, « équi­valent» de celui des Etats-Unis, même s'il n'est pas nécessairement identique (424), mais Touraine considère que la France est « peu préparée à vivre sur un mode libé­ral », qu'elle a « plus de chances d'exister comme société, comme être historique particulier» si elle sait moderniser le modèle de déve­loppement qui est le sien et qui se définit comme « la combinaison de « couches nouvelles» et d'un Etat interventionniste et organisateur» (475).

Alors que Crozier apparaît sur­tout préoccupé d'adaptation il l'en­vironnement (436), Touraine s'in­quiète de l'absence d'un modèle général de la société ct de son évo­lution; il ne conteste pas que le « système d'action» traditionnel soit en crise mais il en souhaite la modernisation plutôt que le rempla­cement. Pour lui, l'absence d'un débat national sur les fins et les moyens du changement traduit un phénomène de « désocialisation » car le déclin d'un type ancien de société ne signifie pas « automati­quement» l'apparition d'un autre ( 4 7 6 ). Certes, cette « désocialisa­tion » a été limitée par « l'existence et l'autonomie d'une technocratie libérale, appuyée sur une partie des élites dirigeantes» (485) grâce à laquelle la croissance a été encou­ragée et orientée - nous retrouvons là l'importance du Plan - mais,

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 octobre 1966

si utile soit-elle, cette intervention n'a pu empêcher « là déco1Jl.position de la France comme acteUr histori­que »: tout au plus en a-t-elle limité les ravages ...

Les problèmes politiques n'ont pas été rctenus dans le sommaire de l'ouvrage mais ils sont en vérité partout présents. Léo Hamon est le seul à s'y référer explicitement dans un rapport consacré à la significa­tion politique du Plan qui littire l'attention sur quelques-uns des ca­ractères modernes de l'action publi­que, notamment l'idée selon laquel­le la majorité au pouvoir dispose d'une situation privilégiée par rap­port à l'opposition: c'est désormais la critique qui est difficile, sinon l'art 'aisé. C'est là une bonne piste pour aboutir à des points de vue nouveaux et stimulants sur le fonc­tionnement du régime et on ne s'étonnera pas qu'elle confirme cer­tains traits contemporains, tel le déclin des institutions représentati­ves au profit du Gouvernement, de l'administrafjon et de la consulta­tion. Mais deux questions surgissent à ce propos, dont l'une a trait à la modernisation politique et l'autre à la signification qu'elle revêt dans la France de 1966.

En considérant les problèmes po­litiques sous l'angle technique, il n'est guère douteux que bon nom­bre de réformes dues à la V· Répu­blique constituent des progrès dans le sens de l'adaptation des instru­ments de l'action publique aux don­nées nouvelles. Toutefois, ces trans­formations semblent parallèles à celles qui interviennent dans la société et l'économie sans que l'on puisse discerner de relations cau­sales entre les deux séries de phé­nomènes. On connaît les tentatives d'explication visant à démontrer que lc gaullisme correspond aux conditions de la société industrielle

ou qu'il est l'expression du néo­capitalisme, mais ces théories re­posent sur des intuitions plus que sur des preuves. Bien plus, ce que l'on sait des orientations des grou­pes qui furent historiquement à l'origine de la V· République aussi bien que de la composition de l'élec­loral gaulliste autorise un certain scepticisme. On ne peut que cons­tater une simultanéité entre les ehahgements de la société française ,et ceux de la « superstructure éta­tique », mais non découvrir le che­minement qui conduit des uns aux autres, si bien que la réflexion que provoque le livre débouche sur une scconde interrogation.

Il y aurait une recherche passion­nante à mener au niveau de la cons­cience politique des Français, ainsi que Pierre Fougeyrollas l'avait na­guère tenté2

: la contribution d'Alain Girard suggère les éclaircissements CJU 'clle yourrait apporter à ce pro­po:;;, notamment lorsqu'il évoque les altitudes démographiques et note quc le comportement des Français <1 changé, mais non leur psycholo­gie, ct qu'ils restent « étonnés » par le changement, ne suivant pas le IJlouvement qu'ils contribuent à créer (448). Ne pourrait-on pas transposer ces remarques sur le plan politique ? Elles rejoignent en effet celles d'Alain Touraine à propos de la dépolitisation qui ne se définît pas 'comme un état psychologique (l'absence d'intérêt pour la politi­que) mais comme ( l'absence d'ex­pression politique» qui se manifeste en particulier par la rupture de « la continuité de la revendication au vote» (481). Il semble en effet que la modernisation institutionnelle s'effectue dans une sorte de vacance de la conscience civique et grâce à un acquiescement à une « nature des choses» contraignante. Les Français ont assisté en spectateurs aux adaptations que cette nature des choses exigeait sans que l'on puisse considérer qu'elles résultaient d'une volonté délibérée de réforme. Elles apparaissent comme des ac­tions techniques, généralement bien accueillies parce qu'elles vont dans le sens du progrès, mais elles de­meurent étrangères au débat poli­tique proprement dit qui tourne à la rhétorique creuse. Si, une teUe analyse est exacte, la signification de l'effacement des institutions re­présentatives au profit des procé­dures consultatives manipulées par l'administration devient ambiguë et exprime autant un état pathologi­que qu'une adaptation rassurante aux conditions nouvelles. La disso­ciation qui s'accuse entre les pre­occupations de la vie courante et les desseins de la haute politique telle que la poursuit un Et~t auto­nome, caractérise l'actuelle per­plexité ct tempère l'optimisme que pourrait faire naître le spectacle d'une modernisation triomphante.

Pierre Avril

1. Plulieurs viennent de paraître dons la Rf!1>ue franÇ4Ï1e de sociolo&ie. 2. La conscÙ!nce politique dam la FrtmU contemporaine, Dcnoël 1963

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LIRE

La Jeune Chambre Economique de Saint-Etienne a procédé à une vaste enquête sur les habitudes de lecture dans cette ville et elle vient d'en publier les résultats.

A Saint-Etienne, dans l'occupation des loisirs, la lecture vient au premier rang (63 %) avec la télévision (62 %).

Contrairement à une opinion cou­rante, ce n'est pas la télévision qui empêche de lire, mais un excès de travail (respectivement: 26 et 78 %). il est vrai que la plus grande partie des sujets de l'enquête (71 %) tra­vaillent plus de 40 heures par semai­ne ; 29 % déclarant même travailler plus de 50 heures.

En revanche, il est Intéressant de constater qu'il n'y a dans la ville que 7 % des personnes qui avouent ne jamais lire ; 58 % affirmaient avoir lu un livre au cours du mois écoulé.

Parmi ceux qui lisent le moins : les patrons (17 %). Parmi ceux qui lisent le plus, les membres des professions libérales et les cadres supérieurs (75 %) ainsi que les étudiants.

Les patrons sont aussi ceux qui re­gardent le moins la télévision (23 %) et les grands lecteurs sont égalem'ent attirés par le petit écran (49 % pour les professions libérales et cadres supérieurs, 72 %, pour les étudiants).

Les plus Intéressés par la télévision, les ouvriers (62 %). ne lisent que dans la proportion de 49 % ; mais, dans l'ensemble, il n'y a pas malgré une certaine convergence, de préjudice réel causé par la télévision à la lec­ture.

Genre de lecture appréciée du pu­blic : dans toutes les catégories sans exception, le roman vient en tête, avant même le livre policier (64 % et 57 %). Les ouvrages documentaires se trouvent en troisième position (35 %) devant les textes techniques (20 %).

Quant à la détermination du choix, l'enquête confirme que le libraire ne joue plus qu'un rôle effacé : 22 % seulement des sujets ont un libraire attitré et 13 % décident de leurs achats sur les conseils de ce libraire.

Ce sont les opinions des amis qui font vendre les livres (47 %) plus que les critiques des journaux (22 %) et la télévision (21 %). L'attrait du livre en vitrine ou à l'étalage influe pour 18 % sur la décision. ,

37 % seulement des lecteurs achè­tent des livres reliés ; 56 % ne lisent que des livres brochés.

Le Uvre et le OOIlHrit

C'est sous ce titre que l'Institut de littérature et de techniques artistiques de masse, de l'Université de Bordeaux vient de publier une très. curieuse étu­de menée par son centre de sociologie des faits littéraires. .

Près de 5 000 conscrits convoqués à L1moges.pour y passer des tests d'apti­tudes et de niveau culturel ont rempli des questionnaires dont le contenu fait l'objet d'une analyse très détaillée. Dif­fusé par SOBODI (20 cours Pasteur à Bordeaux) et publié en feuilleton par la Bibliographie de la France depuis le mois de septembre, l'ouvrage com­prend un certain nombre de relTJarques du plus haut intérêt sur les habitudes de lecture, les motivations des lec­teurs et le comportement de ceux-cI.

Certains résultats ne font que con­firmer des faits connus : le goOt pour la lecture est fonction de la durée des études ; les conscrits d'une culture moyenne achètent leurs livres en fonc­tion du nom de l'auteur et du titre alors ' que les autres catégories se dé­terminent d'après les illustrations, par exemple.

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MÉDECINE

Th. von Uexk.üll La médecine psychosomatique Coll. Idées Gallimard éd. 384 p.

Aujourd'hui encore le chercheur en psychosomatique ressemble à un homme qui se tient avec ses jam­bes sur' deux îles différentes et cherche à s'affermir tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre.

Car le dualisme du corps et de l'âme a la vie dure, et si la méde­cine psychosomatique prend pour tâéhe de le réduire, elle a du mê­me coup à conjoindre deux direc­tions de recherche en apparence hétérogènes. Un appel vague à la catégorie de la totalité ne résout rien: il s'agit au contraire de cons­tater que les oppositions somatique­psychique, organique - fonctionnel interviennent continuellement dans l'exercice médical quotidien; éla­borer ces oppositions pour en faire des instruments conceptuels précis et dépasser le dualisme en l'inter­rogeant sur sa fonction opératoire dans la pratique concrète (les pro­blèmes philosophiques ne sont pas cuits une fois pour toutes comme des biscuits de marin), telle est la tâche méthodologique que s'assigne von Uexküll.

La médecine s'est développée sous l'étroite dépendance des sciences physico-chimiques et, si elle a am­plement démontré sa ' fécondité à ce niveau qui lui est propre, il reste qu'elle décrit l'individu com­me une machine et tend à se dé­velopper en secteurs de plus en plus spécialisés et cloisonnés. Mais plus le microscope est puissant, plus la région explorée se rétrécit et rejette dans l'ombre les zones voisines. L'auteur montre à tra­vers quelles expériences (l'hystérie, les névroses de guerre), quels mou­vements d'idées et quelles séquen­ces historiques s'est opérée l'intro­duction de l'instance du sujet en médecine; réintroduction .plutôt, renouant avec une vieille tradi­tion; mais faisant figure dans le contexte de la science d'une révo­lution - moins sans doute par ré­pugnance à l'endroit d'un « psy­chisme » étranger aux sciences de la matière, comme le veut l'auteur, 'Ne par résistance à la découverte freudienne de l'inconscient.

Introduire le sujet, é'est par exemple tenir compte de l'histoire individuelle et du mode d'action du passé, en particulier des expérien­ces infantiles; c'est aussi restau- ' rer l'événement dans sa subjecti­vité singulière ou apprécier le sens de l'insertion de l'individu dans son groupe social.

Si la médecine psychosomatique a redécouvert le psychisme, elle n'a pour l'explorer aucun instrument qui lui soit propre; c'est donc à Freud qu'elle s'adresse, du fait même que la référence au sujet resterait indéterminée si elle ne comportait une exploration précise de l'inconscient; elle doit en même temps rester fidèle à son

Médecine psychosolDatique projet fondamental de dépassement du dualisme. Le concept~clé est ici celui de la conversion hystérique, « fil d'Ariane» de la réflexion psy­chosomatique. Le premier schéma freudien (conversion d'une somme d'excitation) paraît rester au ni­veau d'un mythe pseudo-physiologi­que. Le schéma ultérieur va beau­coup plus loin en découvrant dans certains symptômes somatiques l'ex­pression symbolique de désirs re­foulés; mais il reste le point obs­cur de la « complaisance somati­que », qui souligne bien le maintien du dualisme - à moins que dans une perspective romantique on ne fasse du corps lui-même l'expres­sion ou le symbole de l'âme; c'est maintenant le corps qui disparaît, avec tout le danger des interpréta­tions purement métaphoriques qui peuvent se donner libre jeu : avoir un ulcère c'est se dévorer soi-même, etc ...

Von Uexk.üll propose un nouveau point de départ qu'il place dans l'action motrice en tant qu'elle ca­ractérise un niveau de l'expérience antérieur au dualisme. La volonté se sert du corps : le corps peut bien être constitué d'un certain nombre d'appareils distincts, il y a toujours plan et service déterminé, et donc obligation de réintroduire la téléo­logie, la dame peu convenable dont parlait Brücke. La notion centrale devient le motif, au double sens du motif mélodique et de la motiva­tion ; la division sujet-objet n'existe qu'après et à l'intérieur de l'unité constituée par le motif qui me jette l'objet et m'y assujettit en décou­pant dans le monde un secteur cen­tré par les objets qui l'intéressent «( espace de motivation »).

La notion généralisée de la con. version s'identifie à l'acte même: une constellation de motifs hiérar­chisés devient acte. Mais les motifs peuvent entrer en concurrence; surtout, il existe des interdits et des motifs refoulés. Le moi, met­teur en scène plus que producteur, doit s'identifier ou non à tel motif et harmoniser l'intérêt propre et les règles sociales.

La conversion hystérique est un cas particulier de conflit de motifs : un motif inconscient insupporta­ble par le moi se mue en une ac­tion fragmentaire qui, du fait de sa signification expressive, doit être extirpée du système des au­tres actions et devient « symbole physique ». Plus généralement, on peut dégager la signification opéra­toire concrète de la référence au somatique ou au psychique: le corps et la psyché n'apparaissent comme séparés que dans l'action manquée (apprentissage du patin à glace: le corps « ne suit pas ») mais dans les bons cas l'unité un moment perdue se restaure et se signale par la grâce de l'action réussie, signe d'une nouvelle adap­tation du vivant. De même en pa­thologie : la maladie sépare le corps et l'âme, c'est-à-dire que le méde­ciD. désigne comme physique la perte ou l'absence d'un groupe d'ac· tes simples et automatisés et com·

me psychique la perturbation d'un ensemble complexe d'actions.

A travers cette reprise de la no­tion de conversion s'isole le groupe des « maladies de l'expression », dans lesquelles le symptôme cache et en même temps exprime pour autrui, de façon masquée et chif­frée, le motif inavouable qui ' s'y réalise. D'autres catégories sont nécessaires . pour rendre compte des « névroses d' oJgane » et des troubles qui ne peuvent revêtir une telle valeur expressive (il est haute­ment improbable que les petites artérioles des reins puissent expri­mer d'une manière symbolique des idées: Alexander). En quête d'un concept unitaire propre à ce nou­veau domaine, von Uexk.üll rap­pelle le fait central des concomit­tants physiologiques de l'émotion et, à travers les apports de Pavlov et de Cannon, en arrive à la no­tion de l'humeur (Stimmung): la peur entraîne toute une série de changements corporels qui réalisent un état d'alerte, une préparation à l'action (ici la fuite); en elle sont accordés (gestimmt) un certain nombre de phénomènes neuro-végé­tatifs et une certaine manière de sentir et de percevoir le monde. Mais l'humeur comme telle est aveugle, . sans objet différencié, et c'est le motif qui, sous le contrôle du moi, constituera l'action qui n'était que préparée. Si donc les maladies de l'expression résultent d'un conflit de motifs, les « mala­dies de la préparation » sont à con­sidérer comme des émotions ou des modifications corporelles (neuro­végétatives, endocriniennes, humo­rales) qui n'ont pas trouvé à se transformer en action, faute d'un motif adéquat. L'hypertension arté­rielle, partie intégrante de l'état d'alerte et de la préparation au combat, peut .devenir permanente si l'agressivité n'a aucune voie de décharge ou aucun motif que le su­jet puisse assumer; la maladie est ici fragment de préparation fixée qui ne s'intègre plus à l'ensemble parce que l'élaboration psychique en est impossible.

L'auteur aborde la notion de communication et l'introduction de la théorie de l'information dans la physi~logie actuelle, pour y voir l'amorce d'une convergence, dans la mesure où la mise au jour d'un programme conduit à réintroduire le psychisme au titre de l'instance programmatrice. Voie qui, suivie différemment, préciserait l~s rap­ports du sujet au langage et fait situer tout autrement le sujet à l'égard de l'objet comme à l'égard de son propre corps; la psychanalyse y conserverait son axe propre, qui tend à se déplacer cha­que fois qu'elle est attirée vers une théorie biologique. Il reste un li­vre clair, aisé, ,riche en cas clini­ques et e~ analyses concrètes, qui introduit de façon très vivante la problématique propre à la prati­que psychosomatique en médecine.

Claude Conté

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J. Dalsace et R. Palmer La contraception Coll. « La Science vivante » P.U.F. éd. 200 p.

Le récent ouvrage de Jean Dal­ace et Raoul Palmer vient à son leure et on ne peut"le lire qu'avec : intérêt et admiration ». Ce n'est Jas seulement mon opinion, tein­ée forcément par l'amitié ancien­le qui me lie aux deux auteurs et Jar nos préoccupations communes. :'est aussi l'opinion, plus impar. iale, du préfacier Jacques Monod, >rix Nobel de Médecine 1965 et :o-Président de l'Association pour e Planning familial.

Tout y est bien dit sur les mul­iples « procédés destinés à empê­:her de façon temporaire et réver­:ible la fécondation » et donc à 'avoriser l'harmonie du couple.

Les conclusions sont courageu­les et franches. Une longue cita­ion permettra de comprendre lans quel esprit a été conçu l'ou­rrage:

« Il faut avouer que les moyens lont nous disposons ont encore un :aractère artisanal, que certains l'entre eux sont bien peu esthé­:iques... que d'autres ont encore les effets secondaires assez péni­'>les, et que les échecs dont sont ~revées presque toutes les métho­les sont de nature à augmenter :'angoisse des femmes qui n'ont :Jas toujours intégré leur sexualité lt encore moins les méthodes ,u'elles nous réclament.

« Mais nous sommes formels iur un point: les articles 4 et 3 le la loi ' du 31 juillet 1920, qui ~réent à la fois un délit de propa­gande et un délit d'intention, doi­vent être abrogés. Cette abrogation éviterait bien des vexations, des angoisses, voire des névroses chez les femmes qui désirent ou doivent recourir à la contraception.

« Cela ne veut pas dire que ces méthodes doivent être mises entre toutes les mains, que chacun puis­se les conseiller, que chaque offi­cine puisse vendre -' à la deman­de - un procédé de contraception comme on vend un coricide. Ce n'est qu'après un long « colloque singulier » que médecin et couple se mettront d'accord sur une mé­thode qu'une ordonnance devra lé­gitimer.

« Mais, longtemps encore, nous nous heurterons à des résistances plus ou moins conscientes, aussi longtemps que l'amour et l'acte sexuel seront indissolublement liés à l'idée de procréation. »

La biologie de la conception est clairement décrite et illustrée par des schémas simples, ainsi que les conditions de l'euparel,nie, c'est­à-dire l'accomplissemenl satisfai­sant chez 'les deux partenaires de l'acte sexuel normal, plus exacte­ment ce qu'on considère comme la aexuali.té normale dans nos socié­tés occidentales, où bien des tabous

viennent contrecarrer la « libido », en particulier chez la femme, élé­ment du couple principal intéressé par les procédés contraceptifs. « Une union ne peut toutefois être pleinement heureuse que si chacun des conjoints sait que l'~ttitude gé­nérale devant la sexualité n'est pas la même dans les deux sexes et reconnaît que cette différence psy­chologi,que est légitime. »

Quelle est la meilleure méthode de contraception ? Un avenir pro­che permettra de trancher, sans doute en faveur de la « pilule », aussi parfaite que possible, pro­cédé excluant les manœuvres fasti­dieuses et peu engageantes au cours de l'union sexuelle. La pi­lule, méthode « naturelle », presque physiologique, s'accorde assez bien avec les tendances actuelles de l'Eglise catholique dont les réticen­ces traditionnelles s'atténuent de­vant ÙDe nette conscience de la né­cessité d'une certaine planification des naissances à l'échelle mondiale. Cette contraception orale a fait ses preuves depuis dix ans aux U.s.A., à l'instigation de Pincus et Rock.

La Qaiœaine littéraire, 15 au 31 octobre 1966

La contraception

avec un taux d'efficacité presque ab­solu, à condition de l'appliquer cor­rectement; son innocuité est dé­montrée avec un recul suffisant. Mais des phénomènes d'intolérance sont encore fréquents et il est cer­tain que la contraception intra-uté­rine par « stérilet » est plus cons­tamment efficace chez les femmes négligentes ou insuffisamment in­formées, àvec toutefois un taux d'in-

tolérance supérieur à celui de la pi­lule. Il n'y a pas encore, il n'y aura peut-être jamais de méth~e « stan­dard », adaptable à toutes les situa­tions ; et en tenant compte de l'ac­ceptabilité par le couple lui-même,

. il faut savoir être éclectique dans les indications: même un procédé empirique et comportant un certain pourcentage d'échecs est préférable si le couple y est habitué et le consi­dère comme plus conforme à sa con­ception éthique ou esthétique de l'acte sexueL Le rôle du médecin, au moins dans nos pays à taux de nata­lité modéré, est celui d'un conseiller, jamais ~'un juge; il n'est pas ques­tion de faire de la contraception une obligation et de l'imposer à un cou-

pIe hostile ou rebelle à toute disci­pline. Le coût de la méthode est aussi à considérer, surtout dans les pays surpeuplés du tiers-monde, où des expériences-pilotes intéressent des millions de personnes. \

Peut-on faire grief aux auteurs d'avoir négligé délibérément l'as­pect socio-démographique du con­trôle des naissances? Non, car il n'était pas dans leur intention d'étendre le débat au-delà de leur expérience de gynécologues. Leur propos se limite volontairement aux problèmes de l'individu et du cou­ple, de l'espacement des naissances, de la seule contraception, et non de la restriction des naissances, ce qui élimine automatiquement les indi­cations possibles d'un avortement thérapeutique ou d'une stérilisation. « Ce livre, reconnaissent-ils, ne sa­tisfera pas les sociologues et les dé­mographes, car il ne prend parti ni en faveur de la pyramide idéale des âges, ni pour une natalité parfaite qui pourvoirait chaque famille d~un nombre calculé d'enfants. »

Cependant, c'est un aspect vaste et passionnant du devenir de l'hu­manité que celui de l'harmonie de la natalité à l'échelle de la planète. Espérons qu'il se trouvera des spé­cialistes à l'esprit aussi clair, ouvert et impartial que celui de R. Palmer et J. Dalsace pour ~ntreprendre une étude plus vaste, dépassant le cadre médical, insistant sur les incidences de la surpopulation ou au contraire du vieillissement d'un peuple, pe­sant les conséquences à courte et longue échéance d'une politique de contrôle international des naissan­ces.

Et même au-delà des expériences démographiques et des incidences de l'industrialisation des pays du tiers­monde, le problème de notre temps est peut-être la réalisation dans le monde entier de la Cité d'Harmo­nie, ce rêve de Charles Fourier, sou­vent trop oublié par ses successeurs les socialistes « scientifiques », oh­nubilés par la notion exclusive de progrès technique. C'est en asso­ciant une meilleure utilisation de nos moyens modernes à la concep­tion optimiste d'un monde harmo­nieux sur tous les plans qu'on per­mettra à chacun de manger selon sa faim quelle que soit la couleur de sa peau, de vivre selon ses goûts, de jouir du maximum de libertés sur le plan individuel, et aussi de mieux comprendre les im­pératifs et les limites de son ins­tinct sexuel. C'est dans ce domaine que les promoteurs de la contra­ception sont d'audacieux précur­seurs d'un ordre social et moral entièrement nouveau et exaltant pour les générations futures. L'harmonie du couple, elle-même, n'est concevable qu'en fonction d'un équilibre général du monde qui l'entoure, que nos sociétés, en perpétuelle mue, rend encore aléa­toire, même avec un judicieux es­pacement des naissances.

Mais ceci est une autre his­toire ...

Dr ]ean-Daniel Martinet

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TB~ATBE

Ionesco.

Geneviève Serreau Histoire du Nouveau Théâtre Coll. Idées. Gallimard éd. 192 p.

Il est important qu'un livre sur le théâtre contemporain paraisse en collection de poche. Il est néçessaire que ce livre traite du cr nouveau théâtre» qu'il le situe en évitant les malentendus nés des termes d' « avant-garde» ou de cr théâtre de l'absurde ». Il est enfin capital que ce livre fasse comprendre ce qu'ont cherché, établi des auteurs comme Ionesco, Beckett ou Genet, c'est-à-dire une réalité scénique nouvelle, balayant les restes du Naturalisme qui enco:mb.J'aient la scène, entreprenant une destruction du théâtre psychologique, révélant une présence poétique, une existen­ce théâtrale pure sans autre réfé­rence que la scène elle-même. Et c'est en recherchant la sensation immédiate, c'est par le truchement de cette déchirure poétique se jouant devant le spectateur que ces auteurs ont rejoint, par delà leur propre malheur, le drame de la nuit de notre époque et par-delà l'His­toire, l'eSsence de l'être, la diffi­culté d'être au monde. Aucune société n'a pu abolir la tristesse humaine, aucun système politique ne peut no~ libérer de la douleur de vivre, écrit Ionesco.

Cette même démarche, le lecteur a pu la suivre dans l'aventure du roman moderne, le spectateur l'ad­met plus difficilement au théâtre. Geneviève Serreau recherche, en historienne, comment depuis le

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Surréalisme cette exigence théâtrale essaye de se faire un chemin qu'elle n'avait pu trouver dans les auteurs contemporains de ce mouvement et cerne, en témoin attentif, l'indivi­dualité des dramaturges des années 50: Ionesco, Beckett, Genet, Ada­mov, etc •••

Exigence donc d'une existence purement théâtrale prônée déjà par Apollinaire :

Il est juste que le dramaturge ... ... ne tienne pas plus compte du

temps Que de l'espace Son univers est sa pièce A l'intérieur de laquelle il est le

dieu créateur Qui dispose à son gré Les sons les gestes les démarches les masses les couleurs Non pas dans le seul but De photographier ce que l'on appeUe une tranche de vie Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité ...

Tentée par Jarry, Artaud, exi­gence qui trouve enfin de nos jours ses auteurs et son public. Geneviève Serreau note justement à propos du Roi se meurt: cr Ionesco casse le pathétique par divers moyens en particulier par les ruptures de l'il· lusion théâtrale: l'allusion dans le dialogue à la réalité du plateau et du spectacle », (à propos du temps et de l'espace, de la mort et du royaume du Roi confondus avec la durée du spectacle et l'espace scé­nique). '

Nouveau théâtre

Au cours d'une répétition des Paravents une comédienne remar­qua qu'elle ne pouvait dire son texte trop fort car les femmes du village présentes ne devaient logi­quement pas entendre ce qu'elle disait. Genet répondit à peu près : Mais ce n'est pas un village, c'est un plateau et ce sont vos camarades qui y jouent.

Cette spécificité de l'art théâtral, cette rigueur excluant toute tenta­tion de juxtaposer des moyens tech­niques autres que la scène elle­même, devenait après la guerre une exigence vitale par rapport au ciné­ma, souligne Geneviève Serreau. Le théâtre allait bénéficier de la traus­formàtion du spectateur rompu maintenant aux distorsions du temps, aux ellipsesl.

Dans ce besoin de créer un nou­veau réel théâtral, poursuivi par chacun dans 'la solitude, transparaît cette nécessité douloureuse de re­créer l'existence même dans un monde méconnaiMable. Ce qui était recherche formelle trouva où s'in­carner. L'expérience artistique de­venait expérience vécue, vision du monde chez les auteurs des années 50. Peut-être Geneviève Serreau ne le soullgne-t-elle pas assez. Techni­que artistique de destruction, vision d'un monde affolé par la guerre, ne sont plus séparables. Le nazisme avait réappris la peur au monde. Dans un temps noir les valeurs ont fait naufrage, les croyances sont ébranlées, si Godot vient «nous serons sauvés III dit Vladimir. L'hé­roïsme était dans les camps et non

plus seulement sur le front, le héros devenait anachronique, l'anti-héros humilié, torturé, prenait sa place. Geneviève Serreau relève cette phrase qu 'Adamov écrit à propos de Strindberg: La présence constante du sens littéral résulte d'une autre présence constante, celle de l'humi­liation, celle de la peur, celle de la souffrance et G. Serreau ajoute: La remarque s'applique exactement à toute la première période du théâ­tre d'Adamov.

Si ces poètes d'abord dédaignés (ce qui est normal car alors chacun devait réapprendre à vivre) ont paru scandaleux quand on les a écoutés, c'est qu'ils faisaient sentir cette vérité. Dans leurs thèmes communs: absence, silence, vide, attente, paradis perdu, illusion, cul­pabilité, mort, se retrouvent les images répétées, indéfiniment reflé­tées de la guerre. Ils ont tous répercuté dans leur langage, dans leur violence, le son de la guerre. Images de désert dévasté, éclairages calcinés, sifflements stridents, dé­flagrations, coups de sonnettes aux portes, portes sur le vide. Autant d'éléments surtout présents chez Beckett et Ionesco. La perte des identités des personnages, leur in­terchangeabilité, leur réduction par­fois à une initiale: destruction d'un théâtre psychologique certes, désir de retrouver des archétypes mais aussi vision d'ûn monde d'imma­triculés. Erosion du temps traduite littéralement dans la dégradation des objets et des êtres.

Geneviève Serreau étudie l'un après l'autre ces auteurs, marquant leurs différences, analysant la struc­ture de leurs œuvres: rythmes cy­cliques chez Beckett: obsession de l'infini, ainsi que chez Ionesco, sorte de ronde des prisonniers; constellation de tableaux simulta· nés chez Genet; théâtre dans le théâtre cher à Genet mais que l'on retrouve aussi chez Beckett dans l'apparence clownesque des person­nages: Des clowns, c'est-à-dire des personnages au second degré, des acteurs, chargés sur scène d'une fonction précise, un peu semblable à celle qU'aB$ument les bouffons de Shakespeare. Le chapitre que Gene­viève Serreau consacre à Beckett est le meilleur. On y trouve une analyse très fine de ce perpétuel danger; ce risque qu'encourt la parole de retomber dans le silence. Elle écrit à ce pl'Qpos: La pièce entière (il s'agit d'En attendant Godot) est rythmée de ces moments où, la séquence finie; tout retourne au néant une seconde - un temps soudain vertigineux de vide, toutë parole asphy:xiée - avant que vite, de toute urE;_.zce, l'un ou l'autre ne jette dans le jeu une nouvelle parole, ne remette en marche la machine à parler, à exister. Tout se passe comme si la parole était la condition même d'existence théâ­trale et d'existence tout court, le mot-vie. Beckett fait dire à Estra·

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Beckett lors d'une répétition de Va et vient.

gon: On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l'impression d'exister? Destruction du théâtre psychologique, destruc­tion du langage, libération poétique pour retrouver un nouveau lyrisme, c'est là ce qui est commun à tous ces auteurs des années 50 ; c'est le passage du théâtre de bavardage au théâtre de la parole.

Georges Schehadé (auquel il est consacré justement' un chapitre) reste un îlot poétique épargné, Du Liban nous arrive en 1951 une cer­taine voix - une musique rare -qui ne ressemble à nulle autre. La région poétique où se meut Georges Schehadé est restée miraculeuse­ment à l'a,bri des catastrophes mon­diales : Les hommes y sont naturel­lement fraternels, les ob jets de tous les jours s'offrent sans malice aux mains qui s'en emparent, la naïveté y est tragique et légère comme l'en­fance, il est encore possible de croire que le printemps existe.

Quelque chose méritait d'être souligné dans ce livre ou qu'on aurait aimé y trouver noté: c'est cette grande pitié humaine. Car la souffrance et l'angoisse, patrimoine commun que l'on retrouve chez chacun d'eux, confèrent à leurs œuvres cette tendresse, cette soli­darité passionnée. Qu'on ne se trompe pas sur ce néant qu'ils met­tent en scène. cette négativité: ils sont le signe d'une grande déses­pérance. Obsession de l'infini chez Beckett, quête de l'absolu chez Ionesco, revirement d'Adamov, hu­miliation, dépouillement chez Ge-

net (son royaume est la provocation, écrit G. Serreau, mais contraire­ment à elle j'y vois pour ma part le désespoir que cette provocation lyrique masque, comme l'illusion que Genet recherche, cette beauté omniprésente qui est amour, la dignité toute positive d'assumer sa différence et de relever la tête). C'est peut-être de la pitié. Une sorte de grande pitié, dit Hamm dans Fin de partie. Tous ceux que j'aurais pu aider ... aider! sauver. Sauver! Ils sortaient de tous les coins. (Un temps. Avec violence). Mais, réflé­chissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c'est sans remède!

Les toutes dernières pages de ce livre qui s'intitulent Pour conclure, sont d'un autre ton, plus journa­listiques et moins convaincantes. En effet, après avoir analysé l'apport incomparable de ces grands drama­turges, de le~ originalité, de leur individualité, exploré l'univers de leur imagination créatrice, après avoir dans le chapitre consacré à Adamov écrit: Accoler au mot théâtre le mot idéologie est litté­ralement une absurdité, une vraie, c'est-à-dire un non-sens, on com­prend mal la conclusion de ce livre.

Si d'autres auteurs doivent venir prendre la relève, s'ils tardent à surgir, je ne pense pas, pour ma part, que ce soit par vide « poli­tique» mais il faut toujours un temps de respiration après un évé­nement théâtral comparable à celui qu'ont apporté les auteurs des an­nées 50.

• • • • • Le Viet Nam

: vo NGUYEN GIAP, LE VAN LUON : Récits da la résistance • viatnamlenne • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • .' • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • Ils ont ouvert la voie à un nou-.

veau lyrisme poétique2 que certains. publics ou critiques n'ont pas su. voir, Le fait que dans les théâtres • subventionnés, dans les maisons de • culture, dans les tournées d'été, une : part plus grande est donnée aux. récitals poétiques, est un signe que • le texte théâtral, la parole poétique • doit à nouveau reprendre sa place. • La primauté a trop longtemps été • d • " • onnee au metteur en scene qUI. souvent élevait la voix plus haut • que le texte. Les poètes ont déserté .• Il fallait que Genet, Ionesco, Bec- • kett soient joués dans les Théâtres • subventionnés3 pour faire compren- • dre leur importance, pour que le : public ressente avant tout une. vision poétique indissociable de. l'image scénique, pour qu'à nou- • veau la poésie, en dehors de toute • autre considération, reprenne ses· dr ' • Olts. •

Simone Benmussa •

• • 1. La grande liberté de structures que • les auteurs ont pu se permettre rebondit à • son tour vers le cinéma qui, à cause aussi • de la télévision et de l'afflux de trans· • mission d'images peut se permettre un • langage moins conventionnel. Tout se passe comme si chaque découverte de • moyens techniques permettait la purifi- • cation du moyen d'expression qui le • précède. • • • 2. Jean-Pierre Faye est le seul à ch_ • cher dans le sens d'un théâtre épique • et poétique. • • 3. Jean-Louis Barrault a été le premier en • inscrivant au répertoire d'un subvcll-. tionné ces trois auteurs, à les imposcr • au grand public avec la volonté de les • faire reconnaître officiellement. •

VO NGUYEN GIAP Guarra du pau pla, armée du peuple LE CHÂU Le Viet Nam socialiste LE CHAU

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Economie

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18.80 F

1 et Socialisme

MAURICE GODELIER Rationalité at Irrationalité an économie

Théorie

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Page 28: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

une révolution teChnique au service de la réforme de

: HUMOUR • • • • • • • • • • • • • • • •

Morris E. Chafets Du bon usage de l'alcool Robert Laffont éd., 336 p.

Voyez ce petit sourire équivoque • sur nos lèvres, il est fait d'anima­• tion. d'embarras, d'espoir, de • crainte. Accessible et menaçant, à : l'image de la sexualité, l'alcool • nous fait tendre et retirer la main, • nous élancer en avant, reculer, • pendant que le serpent du Paradis • joue des airs de Boccherini à la • flûte. Fumer ou ne pas fumer de : nos jours semble une question • hamlétienne, être ou ne pas être, • because le cancer des poumons. • Pour le monstre aux yeux jaune • pâle, le whisky, aucune décision • sur l'heure: il peut tuer comme : nous empêcher de sombrer dans la • dépression.

l,· t· C'est le résumé du court ouvrage enselanemen _~ g~~~qln;~

28

1 200 C.E.S. à construire en 5 ans 1 Seule, l'industrialisation du Bâtiment peut y parvenir.

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• nante qui rappelle celle de vieux • médecins de famille, plus soucieux • de rassurer que de guérir. Som-• mes-nous, après tout, plus avides de : réconfort que de baume ?

• Il y a un abîme entre le buveur • normal, celui qui boit en famille • . l' l l· • ou en compagn,e, et a coo 'que. • Du coup, vous pensez bien, chacun • se trouve dans le bon camp, en-• touré de compagnons lucides, mo-• dérés, intelligents « buveurs nor-• maux », détendus, bien coiffés, un • petit verre inoffensif à la main. De : l'autre côté de l'abîme, les yeux • hagards, la cohorte des bannis : les • alcooliques. • Les données topographiques de • l'abîme? L'emplacement des clô­• • tures, les garde-fous? L'inclinaison, • l'angle de glissement des pentes? • Sans y apporter de précisions, • l'honnête médecin de famille y • allume quelques vacillants feux de • balise. • • L'alcool est de la matière fécale, • apprend-on avec une petite moue • perplexe. Ni le raisin, ni aucun • grain, ni aucune fleur ne font • d'eux-mêmes de l'alcool. C'est le • • ferment, ce microorganisme qui, • après avoir dévoré ces fruits de la • terre, évacue sous forme d'alcool • les déchets de cette nutrition. : Ce qu'est le veston pour le gen-• tleman, ce sont les 45 % de teneur • en alcool pour le whisky. Pour la • déterminer, on utilisa, au temps • des Western, de la poudre à fusil. • Les colons distillateurs saturaient • l'alcool d'une petite quantité de : poudre, puis enflammaient ce mé-• lange. Si tout brûlait d'un coup, • c'est que le liquIde obtenu était • trop fort, la combustion correcte • devant être lente, couronnée d'une • flamme bleue. Gare aux barbes en • éventail. • • Il s'absorbe per os (à l'exception • de rares expériences où il est admi-• nistré par la voie contraire). Arrivé • à l'estomac, contrairement à l'avis • • public, il ne passe pas directement

Boire? ne pas boire?

dans le flux sanguin, tout au moins pas en sa totalité. Quatre cinquiè­mes de l'alcool ingéré suit, comme l'ordinaire des aliments, un chemin tortueux, jusqu'à l'intestin grêle. Mais dix verres de cognac, pris lampée sur lampée, causent la mort, parce que deux verres passés dans le sang paralysent le système nerveux (on se demande comment font alors les parieurs de Pétrograd, dans la Guerre et la Paix, assis sur le rebord de la fenêtre d'un deu­xième ou troisième étage, et une bouteille de rhum collée aux lèvres? Imagination de Tolstoï? ou endurance spéciale du très re­doutable homme des neiges ?).

La fin d'une légende : le buveur ne peut absolument rien faire pour accélérer l'élimination de l'alcool absorbé. Course à pied, tennis, natatiop, ascension du Mont-Blanc n'y peuvent rien, le processus d'oxydation s'effectuera toujours de la même façon et à la même vitesse. C'est le temps seul qui règle l'affaire; un seul sablier pour le mesurer: le foie. Une foule de produits alimentaires peuvent être oxydés dans diverses parties du corps, pas l'alcool. C'est le foie presque essentiellement qui s'en charge, à raison de trente grammes environ d'alcool à 50 degrés par heure (la cadence est plus rapide pour les boissons simplement fer­mentées). Donc, à nous de faire d'avance les comptes de la souf­france.

Parce que, contrairement à nos désirs les plus vifs, pas de remède à la migraine et autres désagré­ments causés par l'alcool, le lende­main des libations. Nausée, gastrite, anxiété, douleurs restent, vengeance du cortex cérébral malmené par l'esprit du vin. Pas de soulagement non plus au dessèchement ni à la soif: ils proviennent d'un déplace­ment de liquide des cellules vers des zones extra-cellulaires. La seule ressource est d'attendre, compter les heures, tâcher de penser à autre chose, peut-être avaler un peu d'as­pirine qui soulage, et, surtout, observer la plus stricte abstinence. Généralement, les maux passent dans les vingt-quatre heures (qui comptent parfois pour un siècle).

Boire? Ne pas boire? L'auteur recommande une surveillance étroi­te au seul endroit où le flux d'alcool est soumis à notre volonté: au point d'absorption. Trois grands régulateurs: les diluants, la nour­riture, l'espacement de l'absorption. Mettons de l'eau dans notre vin, et à plus forte raison, dans notre whisky, mais gardons-nous d'en boire avant l'apéritif (elle laverait les parois de l'estomac et facilite­rait l'entrée de l'alcool dans le sang).

Vous êtes bien bon, Docteur. Ainsi nous nous élancerions à dos de dragon dans la mêlée, et vous faites de notre monture un cheval à bascule, un dada.

Tibor Tardos

Page 29: La Quinzaine littéraire n°14 du 15 octobre 1966

PARIS

• • Vadiln • • une IlnagerIe luxueuse

C'était l'heure où la curée arden­te emplit un coin de forêt de l'aboiement des chiens, du cla­quement des fouets, du flamboie­ment des torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n'était plus qu'une gran­de débauche de millions et de femmes ..

Emile Zola, La Curée.

A mesurer la distance qui sé­pare le roman de Zola, La Curée, du film du même nom que vient de réaliser Roger Vadim, on peut difficilement exclure l'idée, mesqui­ne certes, que le cinéaste a été con­duit à présenter cette « adaptation moderne » avant tout parce qu'il avait été frappé par les records de Zola dans le domaine de l'édition populaire : vingt et un titres pu­bliés en livre de poche, des millions d'exemplaires vendus. Un vaste pu­blic potentiel était constitué, qu'il suffisait d'un titre pour aguicher. Le chiffre des entrées indique que le calcul était correct.

Mais les spectateurs auront de la peine à retrouver dans le film, à part le titre et les noms, quelque chose de l'œuvre de Zola. Vadim élimine d'abord radicalement l'ins­piration essentielle du roman, celle­là même qu'exprime la forte méta­phore de « la curée » : Zola décrit une bourgeoisie féroce, un monde grouillant de spéculateurs, finan­ciers, agents immobiliers, et leurs acolytes de l'administration et de la politique ; sa géniale imagination sociologique fait surgir des tableaux admirables de précision et d'am­pleur, proprement cinématographi­ques, qu'un cinéaste se référant à l'œuvre ne pouvait honnêtement ignorer. Vadim «liquide» tout cela, et l'inquiétant spéculateur mégalo­mane Saccard se transforme dans son film en un séduisant business­man (Michel Piccoli), qui a l'air très ennuyé de faire des méchance· tés à sa femme (Jane Fonda), la­quelle, il est vrai, a peut-être tort de le tromper avec son fils (Peter McEnery).

Personnage résolument ({ moder­ne » le Saccard de Vadim fait des affai~es avec l'Afrique noire. Quel­les affaires, comment, avec qui, on n'en sait rien; l'allusion aux Noirs, dépourvue de tout contenu économique, paraît surtout être le prétexte à quelques fantaisies va­guement racistes - en tout cas, su­perflues. Vadim préteud, comme nul autre cinéaste, introduire l'ac­tualité dans ses films (Les Liaisons Dangereuses) se déroulent dans une station de sports d'hiver ; Le Vice et la Vertu, d'après la Justine de Sade, met en scène des officiers nazis) ; quelle meilleure actualité, alors que la frénésie de spéculation immobilière qui sévit en France de· puis des années! Aujourd'hui com­me sous le Second Empire, à un tournant important du capitalisme

correspondent de profonds boulever­sements de la structure urbaine de Paris; aujourd'hui comme sous le Second Empire, promoteurs, cons­tructeurs, agents immobiliers, avec la complicité ou l'indulgence des milieux politiques, connaissent des jours fastes ; et l'analogie entre les deux époques pourrait bien s'appli­quer à un certaine psychologie com­mune au prince-président et au pré­sident-prince. Mais c'est là, certes, un thème difficile, complexe, dange­reux, auquel on voit mal le tandem Cau-Vadim se risquer. De l'image de la curée, explosant chez Zola dans toute sa virulence, on ne trou­ve chez Vadim qu'un écho exténué, une coquetterie : les deux ou trois chiens que Saccard lâche parfois dans son parc. C'est dans le film de Francesco Rossi, Main basse sur la ville, que les lecteurs de Zola auront le plus de chance de rencon­trer son inspiration audacieuse et accusatrice.

Vadim a biffé tout le contenu so­ciologique - et donc politique -pour ne s'attacher apparemment qu'à l'intrigue amoureuse, thème effectivement important dans le ro­man de Zola. Mais ici aussi, Vadim récure, décape, et se débarrasse du thème gênant de l'argent, étroite­ment lié chez Zola à l'amour ; la note finale du roman, c'est le mot « francs », aussitôt après l'annonce de la mort de Renée. Il existe ce­pendant chez Zola une voie par où l'amour échappe, pour quelques mo­ments privilégiés, à l'argent : c'est l'érotisme - si admirablement dé­ployé dans certains chapitres de La Faute de l'Abbé Mouret. Dans La Curée, il forme un fil profond, ten­du, lumineux; Renée parcourt in­tensément toutes les dimensions de son amour avec Maxime, et singu­lièrement la dimension incestueuse, qu'elle accepte, cultive, aiguise ; l'érotisme, c'est précisément - cette transformation radicale de l'existen­ce par l'amour chez Renée; l'hôtel particulier de Saccard devient « une chapelle où elle pratiquait à l'écart une nouvelle religion »; l'amour s'annexe la ville tout entière: « cha­que boulevard devenait un couloir de leur hôtel »; et la nature elle­même : « Max et Renée se sen­taient emportés dans ces noces puis­santes de la terre... Parfois, ils se croyaient secoués par un tremble­ment du sol, comme si la terre elle­même, dans une crise d'assouvisse­ment, eût éclaté en sanglots volup­tueux ». V adim, qui passe pour un cinéaste érotique, manque ici sa rencontre avec Zola. Il l'adapte, le modernise : cela donne la vieille histoire de la femme-biche poursui­vie, lâchant dans sa fuite de petits cris ; la grâce de Jane Fonda ne sauve pas la situation de la platitu­de. Le spectateur est comme con­traint de se faire voyeur, l'image instable et fuyante l'amenant à guetter avidement les seins mignons ou les hanches agiles de l'actrice. L'activité amoureuse, sobrement mais puissamment indiquée par Zoo la « chaque pièce, avec son odeur

La Quinzaine littéraire, 15 au 31 octobre 1966

particulière, ses tentures, sa vie pro­pre... faisait de Renée une autre amoureuse » se ramène chez Vadim à des ébats : photogéniques dans le jardin ou surpris en reflets défor­més sur une surface miroitante dans l'appartement ; pour ingénieuse et plaisante qu'elle soit, cette dernière trouv/lill .. n'a pas grand'chose à voir

Jane Fonda.

avec un érotisme qui vise l'exalta­tion du corps dans son pouvoir et ses limites, dans sa limpidité et son mystère.

Ce qu'on appelle l'érotisme de Vadim est plus une velléité qu'un projet intelligemment poursuivi. Il vise très haut : Laclos, Sade, Zola, mais frappe un peu trop bas: les nudités, plus ou moins mutilées par un cadrage ou des bouts de tissu, d'une Brigitte Bardot, d'une Annet­te Stroyberg, d'une Jane Fonda, ne dépassent guère une fonction d'exi-

bition ou de propagande - signes illusoires qu'entretient la presse à « sensations », hallucinations brè­ves que la société bourgeoise 8' en­tend fort bien à faire servir au maintien de la répression sexuelle. Vadim entre avec une complaisance et une aisance exemplaires dans le jeu de cette société : il livre au public un Laclos, un Sade, un Zola dévitalisés, aseptisés, neutralisés. La marchandise est offerte dans un ~mpaquetage de luxe; les films de "adim déroulent presque teujours une imagerie très élaborée où rè­gnent le précieux et le confortable et qui exalte la richesse et le luxe. Il était certes légitime de la faire pour L4 Curée de Zola ; mais tan­dis que Zola nous faisait remonter de l'opulence des objets et des dé­cors aux délires financiers de Sac­card, Vadim la fige, la détache des motivations humaines, l'emploie à constituer des maquettes de décora­teur. L'interprétation « luxueuse » du Repos du Guerrier est encore plus typique : Renaud, le héros phallique du roman de Christiane Rochefort, est arraché à un cadre discret et modeste, dépourvu de tout objet de valeur, pour être plongé, sous les traits de Robert Hossein, dans un décor somptueux, où poser des souliers sur des draps devient le comble de l'insolence. Par son ca­ractère stéréotypé, figé, déshumani­sé, la manie du décor luxueux chez Vadim est plus proche de l'esthéti­que photographique des magazines que de l'inspiration baroque.

L'opulence exhibée exagère à sa manière la négation de l'œuvre lit­téraire, et ces deux procédés com­plémentaires nous éclairent peut­être sur la psychologie de la créa­tion chez Vadim. Tout se passe comme s'il ne posait un modèle grandiose - le Père ? - que pour à la fois l'absorber et l'expulser, s'y soumettre et se le soumettre, l'exal­ter et le dégrader - la débauche d'objets précieux étant alors la ma­nifestation infantile de sa propre puissance. Aussi est-ce dans les films seulement dus à son inspira­tion personnelle qu'il se manifeste le mieux comme artiste : Et Dieu créa la femme, 1956, où il parvient, malgré d'innombrables facilités, à exprimer une certaine présence charnelle de la femme (Brigitte Bar­dot) et à présenter quelques aspects d'une revendication amoureuse mo­derne, Sait-on jamais? 1957, trans· position d'un roman qu'il avait écrit quelques années plus tôt, où il trou­ve dans Venise enneigée avec ses palais un espace urbain savoureux où éponger artistiquement ses obsessions.

« Je suis un homme de gauche », affirme d'autre parti Vadim. Admi­rable illustration du drame de la gauche : on est, ô combien, homme de gauche, mais on reste, en tant que cinéaste, ou écrivain, ou archi­tecte, ou père, mari, amant, que sais-je! confortablement à droite.

Roger Dadoun

1. cf. Roger Vadim, par Maurice Fryd­land, Seghers, éd.

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LETTRES A «LA

Breoht

Il y aurait beaucoup à dire sur l'article de M. Bondy, paru dam le numéro de La Quinzaine du premier septembre, sous le titre Brecht dix am après. Des analyses, idées ou affirmatiom de son auteur, je n'ai voulu relever que les quelques lignps sur la bonté chez Brecht, car c'est exacte­ment là le thème d'une recherche que j'ef­fectue en ce moment en étroite collabora­tion avec l'équipe du Berliner Ememble.

Brecht a, certes, tout au long de son œuvre, de sa vie, dénoncé les tromperies ou utopies que peuvent recouvrir « des notiom telles que la bonté », pour repren­dre les termes de M. Bondy - et il est vrai que certaines figures de la Bonne Ame de Se Tchouan le montrent, tout comme elles montrent clairement, qu'il y a une manière d'être bon qui va à contre­courant de la lutte contre les exploiteurs : c'est en ce sem qu'un homme bon peut­être considéré comme ennemi de classe, or cela ne ressort aucunement du texte de M. Bondy et encore moim de la citation tronquée et fort infidèlement traduite, ex­traite du court paème du « Procès de l'homme bon ». Une analyse concrète et plus poussée de la pemée de Brecht aurait évité à M. Bondy des formules telles que le subjectivement bon mais objectivement ennemi de classe » qui sont pour le moim fort ambiguës et très éloignées de la pen­sée et du vocabulaire sobres et clairs de Brecht. En continuant à feuilleter le Me Ti on trouve quelques lignes beaucoup plus explicitell où il est dit qu'être bon c'est trop 1I0uvent donner du pain à celui qui a faim, lui pardonner un hold up ou se révolter contre la barbarie des guerres sam s'interroger sur l'efficacité ou les con­séquences de sa position.

Brecht n'a jamais cessé de faire le pro­cès d'une certaine forme de bonté: cela ne veut pos dire, pour reprendre la for­mule de M. Bondy, qu'il a « toujours pemé que des notiom telles que la bonté n'ont aucun sem ». Ce serait ne faire aucun cas de toute la personne et la vie de Brecht, de toutes ces figures qui jalon­nent lion théâtre et à travers lesquelles il définit sans relâche et de mille manières une forme de bonté qui est celle des fi. temps difficiles ». Ce refus d'une cer­taine bonté est iméparable, dam l'œuvre et la vie de Brecht d'une lutte pour affir­mer une autre manière d'être bon au cœur du combat impitoyable. Quand on a saisi le dialectique de cette interrogation on ne partage plus l'étonnement de M. Bondy de voir, à côté d'une condamnatian de la bonté, ce qu'il appelle fi. une nostal­gie de la bonté possible ». Brecht n'est pos l'homme des nostalgies mais celui des luttes. Et la bonté qu'il propose pour nos temps difficiles et qu'il a lui-même mise au point tout au long de sa flie n'a rien à voir avec ce que M. Bondy définit « la confiance rousseauiste dam la nature de l'homme libérée de l'exploitation ». C'est une bonté pour l'immédiat et non pour

QUINZAINE li)

les temps meilleurs. Elle a nom « FrPlmd· lichkeit li - mot que M, Bondy traduit malheureusement par «gentillesse ». Or, être fi. freundlich Il, c'est être, mot à mot, envers les autres, « comme un ami n, avec tout ce que cela implique de choix, d'exi­gence, de don de soi, de joie reçue en por­tage d'efficacité et de réciprocité. Autant d'éléments qui n'apparaissent pos dans une citation, une fois de plus mutilée. Il est regrettable qu'en place du bilan qui aurait été si nécessaire en l'occasion d'un dixiè­me anniversaire, La Quinzaine ait prêté un titre qui engage tant de respomabiZitp à un article aussi discutable.

Mireille Gansel Agrégée de l'Université, Dijon

François Bondy répond:

Mme Gamel a bien raison d'observer que « gentillesse » est loin de rendre la plénitude du sens de .. Freundlichkeit .. : mais elle-même ne suggère pos une traduc· tion meilleure de ce terme, seulement une paraphrase.

/ e ne suis d'accord avec aucune de .• autres remarques de votre correspondantp puisqu'elle exclut, me semble-t-il, de la pensée et de l'œuvre de Brecht tout élé­ment de nostalgie, d'utopie et d'ambiguïté - bref, toute la complexité des rapports entre le poète et le militant, A l'inévitable simplification de mon article elle oppose, je le crois du moim, une simplificatipn encore plus poussée.

Attendom donc avec intérêt les fruits de la recherche que Mme Gamel effectue sur ce thème pour reprendre le débat.

F. B.

BoJUlard

/e trouve dam le numéro 12 de votre journal un article comacré au Bonnard que je prépare. / e suis très surpris que vous ayiez pu présenter ce livre comme un ouvrage de polémique. Mon étude porte sur toute l'œuvre et la vie d'un peintre, non sur une exposition.

Tous les collectionneurs auxquels j'ai demandé l'autorisation de reproduire une ou plusieurs de leurs toiles que j'estime les plus significatives m'ont donné leur accord, et parmi eux Momieur Daniel Wil­denstein. Le choix que j'ai de ces œuvres, j'en suis seul respomable, et je ne peux permettre à quiconque de dire qu'il im­plique la condamnation. d'autres choix, que ce soit pour une exposition ou pour un livre.

/ e vous serais obligé de bien vouloir porter cette mise au point à la connais­sance de vos lecteurs, et vous prie de croire, Monsieur le Directeur à l'assurance de mes sentiments distingués.

Antoine Terrasse

Nous prenons acte du fait que l'auteur a reçu l'accord de Monsieur Wildenstein. On en n'attend pas moins la publication de cette œuvre actuellement en cours pour juger si elle apporte vraiment les éléments nouveaux qu'on croit pouvoir y trouver.

• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •

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LE PRIX GONCOURT SERA-T -IL D~CERN~ UN MOIS PLUS TOT'

Non, il n'en est pas question, mais vous trouverez dès main­tenant en librairie~ «Phama, prix Goncourt~, un ' roman de Jean-Charles qui raconte l'his­toire d'un lauréat imaginaire.

Documenté et impertinent, ce roman de l'auteur de «la Foire aux cancres ~ vous mon­trera . sous un jour inattendu les coulisses de la littérature (Plon, 12 F t.U.).

Teilhard

La couverture de notre dernier numéro portait au compte de P,-B. Medawar les opinions de Claude Tresmontant sur Teil­hard de Chardin, et réciproquement. Bien que la lecture des deux textes, correcte­ment attribués à leurs auteurs dans le corps du numéro n'ait donné lieu pour nos lecteurs à aucune équivoque, nous nous excusons vivement de cette erreur auprès d'eux ainsi qu'auprès de nos deux collaborateurs.

1 LA QUINZAINE HISTORIQUE

Octobre finissant, le~ jours décli­nent, les cadrans .~()lajrt's "ont au rebut, Baudelaire est l'ontraint de lire l'heure clans l'œil ries femmes. Sainte-Beuve. ~ -éteint (1863). Jt' l'ai connu, trop tard. Il m'a laissé le souvenir d'un {aux bunhomme, cloué sur son fautl'uil. remâchant le souvenir d'un adultère. et apte à tout comprendre. l'uuf lt' génie, Or il avait été. dans 11's années 27, un jeune homme brillant, un écrivain prodige, une sorte dl' Solll'rs pr~mo­nitoire, qui, à vingt.deux ans, d'un seul article. imposa Orl(',;-et-Balla­des, Hugo, le romanti"me. Long. temps après, au déhut de ce si~('le, j'évoquais sa jeunesse avec Willy.

Barbey d'Aurevilly

Willy me dit : Seuls les jeunes gens ont du génie. l'ai découvert une étudiante. Et le 15 octobre 1901, près du nom de Willy, appa­rut, pour la première fois, ce nom : Andhrée Cocotte.

1901 : le regard.

Dans le salon, d'un luxe irisé, où la danse serpentine des étoffes Li­berty attestait la lecture suivie de Jean Lorrain, Mme Vaneau-Desclô­tures, qu'en sa quarantaine élancée on eût aisément prise, selon l'immé­morial cliché, pour l'aînée des deux filles qu'elle n'avait pas, Mme Va­neau s'abîmait dans les joies calmes d'un crochet tunisien et compliqué, Son regard bleu alla brusquement de son mari, qui entrait, à la pen­dule, qui sonnait, et ce fut sur un ton d'imperceptible contrariété qu'elle lâcha le mot d'Hervé: « Dé­jà !» Willy et Andhrée Cocotte . Dans le Noir.

1857 : les yeux.

Les Chinois voient l'heure dans l'œil des chats ... Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l'hon-' neur de son sexe, l'orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l'ombre opaque, au fond de ses yeux adorables, je vois toujours l'heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l'espace, sans divj,. sion de minutes ni de secondes, -

une heure immobile qui n ·P •• ' pas marquée slLr les horloges. et ('ppeu­dant légère comme lm soupir, rapi­de comme un coup d'œil. Baude. laire. Le Splepn de Paris.

1880 : la \ ision.

Il voyait Paulina m'el' (:('If" Ilni­que premii'''' l'isicm cil, (·orp.~ et Clussi de filme, du l'orps animé, qui ne s'effacera pIns jaIn"; .• et ",pme pas dans l'au-d"lii dl' ln 1II0rt. Pau­lina t.ivante et aima1ltf' sans pudeur mais absolument résf'TI'p,e et my.~té­rieuse. Des voix anciennes, des 'I,oix Salll'Clges, des voix de bp.tes pt d'an­ges la sa/l,aielll. La joie fait pas­ser des brutn('s chCludes devant les ~'eu;t de l'homme, il regarde pour­la/lt. il regllrde di' toutes ses forces; la jeune fille Cl des sein,~ petits et parfaitement dressés, presque sans pointes: la taille longue et grasse, les hanches abondantes, son duvet luisant de lmnière notre. Pierre Jean Jouve. Paulina 1880.

1874 : le spectacle.

... Je me glissai sans p.trp vu der­rière le dos I!clatallt et t,elouté de la belle comtesse de Damnaglia, qui mordait du buut de sa lèl,re l'extrê­mité de son p,ventCLil replié, tout en éccmtant, comme ils écoutaient tous, dans ce monde où savoir écouter est un charm e. Olt était rangé en cercle et on dessinait, dans la pé­nombre crépusculaire du salon, comme une guirlande d'hommes et de femmes, dans des poses diverses, négligemment attentives. C'était une espèce de bracelet vivant dont la maîtresse de maison, avec son profil égyptien et le lit de repos sur lequel elle est éternellement couchée, comme Cléopâtre, formait l'agraphe. Barbey d'Aurevilly. Les Diaboliques.

De la littérature du XIX· siècle, dans ce qu'elle a de plus naif, à celle du XX·, dans ce qu'ellE' n de plus achevé, Barbey luj-mÎ'm:- est l'étincelante « agraphe »). Le RHleau Cramoisi inspire évidemment Pauli­na 1880. (Dan!' chacun dtls récits, la jeune fille aimée, qui habite une cellule matricielle, je veu).. dire, une chambre sans issue, doit tra­verser. afin de rejoindre son amont, un étrange passage : la chambre où le Père est endormi, violation qui provoquera la tragédie ). Les résé· das, symbole des amours de Ker­koël (Le Dessous des cartes d'une partie de whist) évoquent invinci­blement les catleyas de Swann. Le dos « éclatant et velouté » de la comtesse Damnaglia appelle enfin ce morceau nu de femme, qui brille, à l'Opéra, au fond de la vapeur, pour Monsieur . Test~. C'est hea~­coup. Je fais lDlen 1 hommage me­morable que rendit Valéry au Con· nétable, dès 1896, à un mot près: A force d'y penser, j'ai, fini ~T croire que M. Barbey d Aurevtlly était arrivé à découvrir des lois de l'esprit que nous ignorons.

Pierre Bourgeade

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TOUS LES LIVRES

ROMANS FRANÇAIS

Michel Bataille La ville des fous Robert Laffont, 350 p., 15,45 F Le roman d'un architecte

Michel Bernard 666 Ch. Bourgois, 224 p., 15 F Une vision apocalyptique

Frantz André Burguet Le protégé Gallimard, 240 p., 12 , F Les délires privilégiés d'un adul,te qui a conservé son âme d'enfant.

Michel pard Mélusine Se.uil, 252 p., 15 F Les sortilèges d'une femme et les raisons du cœur

Ménie Grégoire La belle Arsène Plon, 256 p., 12 F La condition féminine dans toute son ambiguïté

Paul-André Lesort Vie de Guillaume Périer Seuil, 316 p. 18 F Voir en p. 9 l'article de G. Pi roué

Jean-Charles Pichon Borille Grasset, 12 F Par l'auteur de .. Il faut que je tue M. Rumann •

Georges Piroué Ces eaux qui ne vont nulle part Ed. Rencontre, 13,55 F Dix nouvelles par l'auteur de .. Une si grande faiblesse -

Jean Sulivan Devance tout adieu Gallimard, 12 F Un intellectuel perd, devant la mort de sa 'mère, ses illusions orgueilleuses.

Jean Sulivan Car je t'aime, ô éternité! Gallimard, 12 F Le dévoilement progressif d'une figure d'homme.

François Vigouroux L'insurrection Ch. Bourgois, 240 p., 15 F Les jeux de l'imaginaire et de la réalité

ROMANS ÉTRANGERS

Iris Murdoch Une rose anon~ trad. de l'anglais par A.-M. Soulac Gallimard, 20 F Chassés-croisés amoureux à travers une Angleterre bien contemporaine

G10vani Plrelli La machine trad. de l'italien par H. de Marissy et C. de Lignac Stock, 275 p., 16,95 F La lutte entre les ouvriers et la machine

Carlene Polite Les flagellants trad. de l'américain par Pierre Alien Ch. Bourgois, 272 p., 15 F Roman d'une jeune n,oire.

POÉSIE

Michel Deguy Oui dire Gallimard, 10 F Ballades" épigrammes et pièces en proses

MÉMOIRES

Clara Malraux Nos vingt ans Bernard Grasset, 15 F Voir en p. 3 l'article de M. Nadeau

Constantin Paoustovski Incursion dans le Sud Trad. du russe par L. Delt et P. Martin Gallimard, 15 F Le cinquième volume de « Histoire d'une vie.

HISTOIRE LITTÉRAIRE CRITIQUE

Jean Alter La vision du monde d'Alain Robbe-Grillet structures et significations Lib. Droz, 122 p. Une nouvelle lecture des romans de Robbe-Grillet

Henri Baudin Boris Vian ' La poursuite de la vie totale Centurion, 206 p., 12,35 F Comment s'explique l'engouement actuel pour Boris Vian.

J.P. Brisson Virgile, son . temps et le nôtre Maspéro, 408 p., 24,65 F

Michel Deguy Actes Gallimard, 18 F Qu'est-ce que la poésie?

Yvonne Guers-Villate C.-F. Ramuz Buchet/Chastel, 192 p., 12 F Une étude sur le grand écrivain suisse

Joseph Majault Jean-Marle Nivat Charles Geroniml Littérature de notre temps Etude générale sur la littérature française du XX· siècle Casterman, 320 p., 24 F

La Quinzaine littéraire, 15 (lU 31 octobre .1966

Littérature de notre temps Ecrivains français recueil 1 Casterman, 256' 'p., 13,50 F Un recueil de 64 fiches rédigées par des professeurs, des écrivains et des critiques

Louis Perche Valéry Les limites de l'humain Centurion, 176 p., 9,90 F Une ' étude à partir dés principaux écrits de Valéry

E. de la Rochefoucauld En lisant les cahiers de Paul Valéry Tomes XI à XX - De l'Académie Française au Collège de France 1925-1938 Ed. Universitaires, 240 p., 12,35 F Les 257 carnets de Valéry mis à la portée des enseignants et des étudiants

Dominique de Roux La mort de L.-F. Céline Ch. Bourgois, 216 p., 15 F Un bilan violent de la littérature contemporaine à travers l'œuvre de Céline

Jean Sur Aragon Le réalisme de l'amour Centurion, 208 p., 12 F Une étude des grands thèmes d'Aragon au-delà des préjugés esthétiques ou politiques

N. Tertulian Mihai Beniuc Seghers, 200 p., 7,10 F Un des chefs de flle de la poésie roumaine contemporaine

PHILOSOPHIE

Daniel Christoff Edmund Husserl Seghers, 200 p., 7,10 F Une étude , sur le fondateur de la phénoménologie

J. Lacroix Panorama de la philosophie française contemporaine P.U.F., 248 p., 12 F Des philosophies de la réflexion et de l'existence aux recherches actuelles de la psychologie

Germaine Lot Descartes Seghers, 200 p., 7,10 F

Jacques Texier Antonio Gramsci Seghers, 200 p., 7,10 F Etude sur le grand philosophe marxiste

Ouvrages publiéa du 20 septem.bre au 5 octobre

ESSAIS

Michel Balint Enid Balint Techniques psychothérapeutlques en médecine Trad. de l'anglais Payot, 270 p., 20 F Faisant suite au «Médecin, son malade et la maladie-, une recherche apPl!yée sur de nombreux cas cliniques

André Kob La m'utation Buchet/Chastel, 228 p., 15,60 F L'homme actuel face à une civilisation r.adicalement nouvelle

Henri Fesquet Rome s'est-elle convertie? Bernard Grasset, 12 F Le renouveau de l'Eglise et son avenir

Albert Memmi La libération du juif Portrait d'un juif, Il Gallimard, 15 F Un bilan de la condition juive à notre époque

H. Ringgren Le religion d'Israël' Trad. de l'allemand par L. jospin Payot, 368 p., 30 F Histoire de la religion d'Israël

HISTOIRB POLITIQUE

Jean Baby La grande controverse sino-soviétlque (1956-1966) Bernard Grasset, 25 F Etude très documentée

Raymond Charles Le Japon au rendez-vous de l'Occident Robert Laffont, 344 p., 18 F L'âme, la société et l'économie japonaise

Pierre Ch au nu La civilisation de l'Europe Classique Arthaud, 8J6 p., 95 F Coll. « Les grandes civilisations -Le XVII" siècle

François Fejtô Chine-U.R.S.S., Le conflit Plon, 352 p., 20 F La désagrégation du césaro-paplsme soviétique

Lê Châu La révolution paysanne du Sud-Viet Nam Maspéro, 160 p., 8 F Un :tableau de la situation économique et sociale au Sud-Viet Nam

Malcolm X Le pouvoir noir Maspéro, 272 p., 18,80 F Le plus célèbre des Musulmans Noirs, assassiné en 1964

Bernard Vernier Armée et politique

. au Moyen-Orient Payot, 256 p., 15 F Les rapports de ce nouveau groupe sociologique moteur qu'est l'armée au Moyen-Orient avec les autres forces politiques

ART

Liliane Brion-Guerry Cézanne et l'expression de l'espace Albin Michel, 288 p., 24 F Avec 59 reproductions et 14 dessins et graphiques

Henri Perruchot La vie de Seurat , Hachette, 272 p., 14 F Septième volume de la série de biographies: «Art et Destin-

DOCUMENTS

L. et F. F.uncken Le costume ' et les armes des soldats de tous les ·temps 1. Des ~araons à Louis XV Casterman, 200 p., 16 F Abondamment illustré

Jacques Robichon Extraordinaires histoires vraies Lib. Acad. 'Perrin 375 p., 15 F De Savanarole à Hiroshima

Michel C. ' Vercel Les rescapés de Nuremberg Albin Michel, 256 p., 18 F Les secrets de la forteresse de Spandau

FORMATS DE POCHE

Littérature

Maurice Barrès Le culte du moi Livre de Poche

Jean Dutourd Uné tête de chien Livre de Poche

Georges Duhamel Vie des martyrs Livre de Poche

Roger Ikor Les eaux mêlées Livre de Poche

H.H. Kirst 08/15 J'ai lu

T.E. Lawrence La matrice Livre de Poche

Marivaux Théâtre, t. 1 Livre de Poche

Catherine Paysan Nous autres les Sanchez Livre de Poche

Jules Romains Les hommes de bonne volonté T. XI et XII Naissance de la bande Comparution J'ai lu

Jules Supervielle 'L'enfant de la haute mer Livre de Poche

Poésie

Victor Hugo Les Orientales suivi de Les feuilles d'automne Livre de Poche

Raymo'nd Queneau L'instant fatal Poésie, Gallimard

Essais

Alfred Adler Connaissance de l'homme étude de caractériologie individuelle Petite Bibliothèque' Payot

Henri Fluchère Shakespeare, elisabethain Idées

Georges Gusdorf Pourquoi des professeurs? Petite Bibliothèque Payot .

David Irving La destruction de Dresde J'ai lu '

Karl Marx Œuvres choisies, t. 11 Idées

Jean Rostand Biologie et maternité (Inédit) Idées

Werner Sombart Le bourgeois, contribution à l'hIstoire morale et Intellectuelle de l'homme économique moderne Petite Bibliothèque Payot

Jules Sup'ervielle Gravitations Poésie, Gallimard

Art

Histoire de l'Art Art précolombien, art colonial ibéro-amérlcain Histoire de l'Art, Payot

Divers

Jacques et Paule Villemot La Nouvelle-Guinée Marabout-Université

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BERTRAND D'ASTORG La jeune fille et l'astronaute 12 F Dans cette œuvre libre et multiple, le lecteur choisira, à son gré, le fait-divers, le roman d'amour ou le mythe.

JOSUÉ DE CASTRO Des hommes et des crabes 12 F Un récit qui en dit plus long sur la faim que tout traité d:économie politique.

MICHEL DARD Méhlsine 15 F L'extraordinaire quête d'une femme.

PETER HARTUNG Nlembsch ou l'immobilité 12 F Prix des critiques allemands:

PAUL-ANDRÉ LESORT Vie de Guillaume Périer 18 F Une vie: à travers les contradictions des docu­ments et des témoignages que reproduit le biographe, à travers les hypothèses qu'il peut former, à travers les lacunes ' et les silences qu'il respecte.

JEAN-PIERRE VIALA Le cessez-le-feu 12 F Les six premières semaines de vie militaire d'un sursitaire e(1fin appelé sous les drapeaux à l'.âge de 25 ;'lns.

-" . pOeSle PIERRE EMMANUEL Ligne de .fatte 18 F Un choix dans J'œuvre passée du poète qui retrace son itinéraire spirituel.

essais JACQUES CABAU

BALZAC : 112 F L'intégrale de la Comédie humaine en 7 volumes de 16 F chacun.

La prairie perdue, histoire du roman amé­ricain 19,50 F Collection "Pierres Vives".

JEAN-JACQUES FAUST Le Brésil, une Amérique pour demain 15 F L'histoire mouvementée, les ' ressources et les problèmes du Brésil· contemporain. Coll. "L'Histoire Immédiate". .

PIERRE SCHAEFFER Traité des objets musicaux 45 F Une définition de J'objet musical selon une mé­thode interdisciplinaire. 48 exemples musicaux. Coll. "Pierres Villes ". L'album de ;3 microsillons 55 F.

EUE WIESEL Les jUifs du silence 7,50 F La vie des juifs d'U.R.S.S., murés dans leur peur et leur solitude.

société N° 14 - Les pièges de l'épargne, par H. Cazal et P. Vajda 4,50 F Du bas de laine à la Bourse - La belle épargne de la belle époque ... doit-elle être regrettée 7 L'épargne et la politique.

N° 15 - La relève de l'or, par Jean Dautun 4,50 F Les collectionneurs de napoléons - Le dollar vaut-II de J'or 7 ... ou va-t-il être mis en faillite? - Vers une nouvelle monnaie internationale.

N° 16 - Pour une polltlqu'e du crime, par Georges Pica 4,50 F Sommes-nous protégés 7 Des criminels pour demain... A quoi servent les prisons? Mieux vaut prévenir ...

• - • - • r _ ~. - f'-";,,,.,;- _ ',. :_',' _ ~. ,.. ~ l ~ :...,.. 'r: J • -l" -,,'-

VIE DE ~

GUILLAUME· PEIIIER par Paul-André Lesort Une vie ... A travers les contradictions des documents et des témoignages que reproduit le biographe, à travers les hypothèses qu'il peut former, à travers les lacunes et les silences qu'il respecte, il introduit à ce mystère central d'un être qu'il revient au lecteur de découvrir en comblant, vie pour vie, ce que les apparences tantôt indiquent tantôt déforment. Et c'est à courir une aventure personnelle que convie ce roman. .

Roman 320 p., 18 F 15 ex. numérotés sur vélin neige: 45 F - 100 ex. sur vélin neige réservés à la sélection Lardanchet.

LE PRINCE par Casamayor

SEUIL

"Aucun livre n'a été aussi loin dans la description de ces personnages minces, vêtus de gris, courtois, compétents, qui sont les principaux .utili­sateurs du mobilier national. Casamayor nous annonce que l'Administration approche des temps raciniens." Georges Suffert (L'EXPRESS)

" Les coups de griffes ne manquent pas. L'esprit en est tout réjoui". Georges Pirouè (LA QUINZAINE LITTÉRAIRE)

Roman 144 p., 8,50 F SEUIL

LA JEUNE. FILLE ET L~ ASTRONAUTE par Bertrand d'Asto/g

... Ou comment l'amour de Marie et de John, la route qui les conduit à bord d'une MG rouge de Paris à Antibes, deviennent par les pouvoirs d'un romancier qui est aussi un poète et un érudit, synthèse de tout le passé de notre culture et de l'élan de l'homme nouveau dans le cosmos. Une œuvre libre et dense - où se fondent le romanesque et la fable.

Roman 192 p., 12 F SEUIL

MÉLUSINE par Michel-Oard

« J'aime une sorcière, c'est pourquoI Je l'ai appelée Mélusine". Ainsi parle le narrateur, au seuil de cette extraordinaire quête d'une femme. Et le lecteur à son tour se trouvera tout d'abord fasciné par Mélusine. Aime­t-elle celui qui la traque? Est-elle impure, frigide, maléfique, elle-même ensorcelée? . ' 1

Pris au piège du romanesque dans une aventure qui nous entraine de Paris au Cambodgè en passant par New York, on ne pourra demeurer insensible à cet envoûtement que Michel Dard a su rendre vraisemblable.

Roman 256 p., 15 F

15 ex. numérotés sur vélin neige : 45 F SEUIL

LES PRÉTENDANTS nouvelles

par Pierre Joffroy

"Pierre Joffroy est Journaliste, il sait accrocher l'attention ; dès les pre­mières pages il établit un mystère, et n'en soulève les voiles que très lentement... Tout peut servir de tremplin à son imagination, mais il ne dépasse pas les limites du possible. Il agit comme un chat jouant avec des souris: des mots, et ses rêves" .

Marie-Claude de Brunhoff (LA QUINZAINE LITTÉRAIRE)

1 vol. 192 p. , 9,50 F SEUIL