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LA DÉPORTATION Désormais chaque année le ministre de l'Editcation Nationale appelle l'attention des enseignants sur le sens et la portée de la Journée Nationale de la Déportation. Les maîtres de tous les degrés d'enseignement doivent rappeler à leurs élèves le caractère de la Résistance et le crime de la Déportation. Quelques heures du programme d'instruction civique en classe de Seconde sont consacrées à cette évocation. Mais cet enseignement n'est pas encore inclus officiellement dans les programmes d'histoire. Les prescriptions ministérielles posent d'embarrassants problèmes aux jeunes instituteurs ou professeurs. Comment en quelques mots éclairer pour les enfants ou les jeunes gens le sens de la Résistance et la nature de la Déportation. Ces tragiques moments de notre histoire ne comportent ni dates illustres ni faits saillants, mais des statistiques de morts, un répertoire de tortures, l'introduction dans le vocabulaire courant des termes de génocide, de « solution finale », impliquant l'extermination de peuples tout entiers. Mais ils comportent aussi de l'héroïsme, de la révolte, quelques hautes figures entrées dans la légende, des milliers de sacrifices qui resteront toujours ignorés. Quels que soient pour notre pays les impératifs de l'heure, il faut empêcher que l'oubli qui frappe déjà les adultes ne transforme pour les jeunes d'aujourd'hui la Résistance et la Déportation en « faits historiques », aussi lointains que la prise de la Bastille, à laquelle on pense une fois l'an. Sauf pour ceux qui ont payé cher le fait d'appartenir à une race jugée nuisible par les occupants, ou le fait d'avoir hit té activement contre eux, l'occupation apparaît comme une période difficile, peu glorieuse, évoquée plutôt par les mots de rationnement ou de marché noir que par des images ou des récits suscejJ- tibles de passionner la jeunesse. Il ne s'agit pas pour les éducateurs d'offrir une stérile méditation sur la mort, une stérile exalta- tion d'un héroïsme passé. Dans un monde où le potentiel scientifique offre toutes les espérances de facilité et de bonheur, mais aussi toutes les possibilités d'un génocide à une échelle plus gigantesque encore que celle qui fut atteinte par les nazis, les éducateurs se doivent de montrer à quels excès peut aboutir le mépris de l'homme, le racisme, la volonté de puissance. Si les historiens de tous les pays s'attachent à épar- gner les susceptibilités nationales en évoquant dans les manuels les conflits entre les peuples, nul doute que les historiens allemands ne soient d'accord avec tous leurs collègues des pays qui furent occupés pour stigmatiser, dans les livres d'histoire, les atteintes à l'homme et le crime contre l'humanité perpétrés par le nazisme dans les camps de concentration. Texte d'une circulaire ministérielle précisant en 1959 le sens de : LA JOURNEE NATIONALE DE LA DEPORTATION Le dernier dimanche d'avril, les Français célèbrent le souvenir de la déportation. S'il est vrai que ceux qui tragiquement sont morts dans les camps de concentration « ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie », il est alors nécessaire qu'auparavant les maîtres de tous ordres expliquent à leurs élèves la signification humaine et nationale de la journée de la déportation. Il s'agit de faire comprendre à la jeunesse comment, durant la dernière guerre mondiale et par la volonté déterminée du régime hitlérien, le respect des droits de l'homme a disparu de vastes surfaces de la terre ; comment des millions d'êtres humains déracinés de leur foyer et de leur patrie ont péri dans la misère des camps et le désespoir de la servitude ; comment des femmes et des hommes ont subi de façon

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LA DÉPORTATION

Désormais chaque année le ministre de l'Editcation Nationale appelle l'attention des enseignants surle sens et la portée de la Journée Nationale de la Déportation.

Les maîtres de tous les degrés d'enseignement doivent rappeler à leurs élèves le caractère de laRésistance et le crime de la Déportation. Quelques heures du programme d'instruction civique en classede Seconde sont consacrées à cette évocation. Mais cet enseignement n'est pas encore inclus officiellementdans les programmes d'histoire. Les prescriptions ministérielles posent d'embarrassants problèmes aux jeunesinstituteurs ou professeurs. Comment en quelques mots éclairer pour les enfants ou les jeunes gens le sensde la Résistance et la nature de la Déportation. Ces tragiques moments de notre histoire ne comportent nidates illustres ni faits saillants, mais des statistiques de morts, un répertoire de tortures, l'introduction dansle vocabulaire courant des termes de génocide, de « solution finale », impliquant l'exterminationde peuplestout entiers. Mais ils comportent aussi de l'héroïsme, de la révolte, quelques hautes figures entrées dans lalégende, des milliers de sacrifices qui resteront toujours ignorés.

Quels que soient pour notre pays les impératifs de l'heure, il faut empêcher que l'oubli qui frappedéjà les adultes ne transforme pour les jeunes d'aujourd'hui la Résistance et la Déportation en « faitshistoriques », aussi lointains que la prise de la Bastille, à laquelle on pense une fois l'an.

Sauf pour ceux qui ont payé cher le fait d'appartenir à une race jugée nuisible par les occupants, oule fait d'avoir hitté activement contre eux, l'occupationapparaît comme une période difficile, peu glorieuse,évoquée plutôt par les mots de rationnement ou de marché noir que par des images ou des récits suscejJ-tibles de passionner la jeunesse.

Il ne s'agit pas pour les éducateurs d'offrir une stérile méditation sur la mort, une stérile exalta-tion d'un héroïsme passé. Dans un monde où le potentiel scientifique offre toutes les espérances de facilitéet de bonheur, mais aussi toutes les possibilités d'un génocide à une échelle plus gigantesque encore quecelle qui fut atteinte par les nazis, les éducateurs se doivent de montrer à quels excès peut aboutir lemépris de l'homme, le racisme, la volonté de puissance. Si les historiens de tous les pays s'attachent à épar-gner les susceptibilités nationales en évoquant dans les manuels les conflits entre les peuples, nul douteque les historiens allemands ne soient d'accord avec tous leurs collègues des pays qui furent occupés pourstigmatiser, dans les livres d'histoire, les atteintes à l'homme et le crime contre l'humanité perpétrés parle nazisme dans les camps de concentration.

Texte d'une circulaire ministérielle

précisant en 1959 le sens de :

LA JOURNEE NATIONALE DE LA DEPORTATION

Le dernier dimanche d'avril, les Français célèbrent le souvenir de la déportation. S'il est vrai queceux qui tragiquement sont morts dans les camps de concentration « ont droit qu'à leur cercueil la foulevienne et prie », il est alors nécessaire qu'auparavant les maîtres de tous ordres expliquent à leurs élèvesla signification humaine et nationale de la journée de la déportation.

Il s'agit de faire comprendre à la jeunesse comment, durant la dernière guerre mondiale et par lavolonté déterminée du régime hitlérien, le respect des droits de l'homme a disparu de vastes surfaces dela terre ; comment des millions d'êtres humains déracinés de leur foyer et de leur patrie ont péri dans lamisère des camps et le désespoir de la servitude ; comment des femmes et des hommes ont subi de façon

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plus charnelle, plus personnelle et plus continue, toutes les misères de la France et du Monde: l'oppression,

le dépouillement de tous les biens de ce monde, la destruction de toute vie intellectuelle, morale ou mêmephysique, la négation et la, dérision de toute dignité humaine ; la transformation de l'homme en bétail, enbétail sans valeur qui, sous les cris et sous les coups, devait travailler et mourir. La torture fut appliquéeà des millions d'êtres humains, torture fulgurante des coups, torture annihilante du froid, torture tenail-lante de la faim, torture lente de l'ennui, torture des humiliations incessantes. Il fallait avilir encore plusque détruire.

Cependant certains ont résisté, ont tenu, sont restés des hommes. Ils purent atteindre à ce calmesouriant, à cette grandeur d'âme, à cette générosité simple et rayonnante qui leur permirent de resterfidèles à leur passé et de se tenir prêts aux tâches de l'avenir. Ce furent ceux qui étaient doués d'une forceexceptionnelle de caractère et soutenus par une espérance indestructible, puisée aux sources profondes del'âme, l'espérance d'une France renouvelée dans un monde nouveau, pacifié, libre et juste.

Pour qu'un sort aussi affreux, aussi tragique ne s'abatte pas à nouveau sur notre patrie, il convientdès maintenant que les Français fassent preuve des mêmes vertus ; qu'ils fortifient leur caractère, en étantplus courageux, plus tenaces et plus, généreux ; qu'ils élargissent leur idéal en mettant au-dessus de tout le

respect des droits de l'homme, en faisant descendre des frontons et passer dans la réalité vivante la belledevise de la démocratie : Liberté, Egalité, Fraternité.

Voilà très sincèrement ce que je dirais, si j'avais à le faire. Bien entendu, toute liberté d'inspirationet d'expression est laissée aux maîtres dans les propos qu'ils tiendront à cette occasion. Je mesure les diffi-cultés qu'ils auront à surmonter, et ceux qui n'ont pas accompli ce voyage outre-tombe, et les plus jeunesqui ne furent pas les témoins de ces temps. Mais je fais confiance à leur conscience d'hommes et de citoyens.Je leur demande avant tout d'être sincères.

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TÉMOIGNAGES

DECOUVERTE DU SYSTEMECONCENTRATIONNAIRE

L'occupation du camp du Struthof par les troupes fran-çaises en septembre 1944 — avec les « expériences » et les

meurtres qui y furent perpétrés -, celle d'Auschwitz, enjanvier 1945 par les troupes russes, confirmèrent les craintesde ceux qui pensaient que les déportés ne reviendraient pastons. Puis l'horrible réalité fut révélée par la libération descamps d'Allemagne au fur et à mesure de l'avance alliée :Bergen-Belsen par les Anglais, Dachau, Buchenwald etMauthausen par les Américains, Ravensbriick par les Russes.etc. La découverte des cadavres, des chambres à gaz, desfours crématoires, des dépouilles des victimes, les récits desrescapés, plus tard l'exploitation des archives et les déposi-tions tnt procès de Nuremberg (14 octobre 194 5 -1er octobre1946) firent comprendre que les horreurs perpétrées et lafaible proportion des survivants étaient imputables, non àla volonté criminelle de quelques individus, mais à un sys-tème rigoureusement conçu, le système concentrationnaire.Pièce maîtresse de l'état nazi, monstrueusement perfectionnépar la guerre, entraînant l'asservissement de populationsentières, il se transforma en une gigantesque usine de mortet en un réservoir inéPuisablede main-d'œuvre pour alimen-ter la machine de guerre allemande.

Historique

L'arrivée d'Hitler au pouvoir elt 193 3 a instauré en Alle-magne le régime national-socialiste (nazi). Il est fondé surl'idéologie exposée par Hitler dans Mein Kampf : volontéd'effacer l'affront de Versailles, supériorité de la race ger-manique, droit absolu de l'Allemagne à accroître son espacevital et à étendre son hégémonie sur le monde. Il fallait ren-dre le peuple allemand capable d'appliquer ce programme ;c'est pourquoi, après la suppression de tous les partis politi-

ques et l'instauration d'une pédagogie hitlérienne (1), com-mença la mise hors la loi de tous les opposants au régime ;po-ur eux, dès 1934, s'ouvrirent des camps : Dachau, puisBuchenwald, et d'attirés. Leur contrôle passa en 1936 à

Himmler, qui s'employa à éliminer les opposants (commu-nistes, sociaux-démocrates, objecteurs de conscience, catho-liques, protestants, etc.) et à mettre les Juifs hors d'état denuire. Himmler est le chef suprême de la S.S. (abréviationde Schutzstaffel der Nazionalsozialistischen Deutschen Ar-beitspartei : sections de protection du parti national-soda-liste allemand du travail) et les camps échappent aux juri-dictions normales. Arrêtés le plus souvent par des membresde la Gestapo (Geheimstaatspolitzei: police secrète d'Etat),non jugés (le cas du groupe du Musée de l'Homme en 1941est exceptionnel), les déportés ne sont pas condamnés à

temps : seule la mort peut mettre un terme à leur Peine,

Voici de brèves indications chronologiques :

1933 Prise du pouvoir.

1934 Camp de Dachau, camps à la frontière deHollande.

193 5-37 Camp de Buchenwald. Camp d'Oranienburg.

193 8 Anschluss avec l'Autriche. Camp de Mauthau-

sen, en Autriche. Occupation de la Tché-coslovaquie. Camps de Flossenburg, de Ra-vensbriick.

1939 Deuxième guerre mondiale.

1940 Le Struthof (Alsace). Auschwitz (Oswiencim,

en Pologne).

A la fin de la deuxième guerre mondiale, on recense treizecamps principaux : treize villes concentrationnaires auxinnombrables « satellites », les koinmandos, créés soit pourexterminer plus secrètement, soit en fonction de nécessitéséconomiques (usines secrètes, camps d'aviation, etc.).

Ces camps sont autant de tours de Babel. Les nationalitéssont mêlées : Polonais, Russes, Allemands, Autrichiens,Fran-çais, Belges, Italiens..., en tout vingt-deux nationalités.

(1) Voir l'Ecole du meurtre, de J. GOTTFARSTEIN, Cahiers du Rhône,La Baconnière, 1946.

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Toutes les catégories sociales sont représentées : membres defamilles royales, ouvriers, prêtres, beaucoup d'intellectuels,

en particulier un grand nombre d'étudiants, d'instituteurs,de professeurs français. Toutes les idéologies : croyants ouathées, gaullistes ou communistes, etc.

Ainsi, parmi les déportés français, on trouve :

1° des résistants appartenant à des réseaux (groujJementsde résistance en liaison avec Londres) ou à des mouvements(groupe de résistance de toute obédience politique ou confes-sionnelle), communistes arrêtés dès 1939 pour infraction àla loi sur les partis dissous ;

2° des personnalités suspectes en raison de leur notoriété,de leurs affinités politiques ou idéologiques;

3° des Juifs français ou domiciliés en France (en Parti-clllier des Juifs allemands réfugiés) ;

4° des otages (hommes de certains villages d'Auvergne,des Alpes, populations lorraines...) ;

5° des étrangers, spécialement des républicains espagnols(les camps de Gurs, Rivesaltes, etc., ont été vidés dans lescamps de concentration allemands) ;

6° des condamnés de droit commun, condamnés à despeines à temps, mais non libérés et mélangés aux résistants.

Hommes et femmes subissent le même sort : même sys-tème de vie (Olt de mort dans les chambres à gaz d'Auschwitzpour la majorité des Juifs), mêmes horaires, même nourri-ture, mêmes travaux, mêmes punitions, mêmes conditionsd'extermination individuelle ou collective ; pour commencer,mêmes conditions de voyage : entassement pendant troisou quatre jours dans des wagons à bestiaux, sans vivre, sanseau, dans de déplorables conditions d'hygiène.

DEPART VERS LE CAMP

Convoi du 4 juin 1944.

Le train siffle. Un sifflet de locomotive obéittoujours à des raisons précises, j'imagine. Il aune signification concrète. Mais la nuit, dans leschambres d'hôtel qu'on a louées près de la garesous un faux nom et quand on tarde à s'endor-mir, à cause de tout ce qu'on pense, ou qui sepense tout seul, dans les chambres d'hôtel incon-nues, les coups de sifflet des locomotivesprennentune résonance inattendue. Ils perdent leur signi-fication concrète, rationnelle, ils deviennent un

appel ou un avertissement incompréhensibles. Lestrains sifflent dans la nuit et l'on se retourne dansson lit, vaguement inquiet. C'est une impressionnourrie de mauvaise littérature, certainement,mais elle n'en est pas moins réelle. Mon train àmoi siffle dans la vallée de la Moselle et je voisdéfiler lentement le paysage de l'hiver. Le soirtombe. Il y a des promeneurs sur la route, enbordure de la voie. Ils vont vers ce petit villagecouronné de fumées calmes. Peut-être ont-ils unregard vers ce train, un regard distrait, ce n'estqu'un train de marchandises comme il en passesouvent. Ils vont vers leurs maisons, ils n'ont quefaire de ce train, ils ont leur vie, leurs soucis, leurs

propres histoires. Je réalise subitement, à les voirmarcher sur cette route, comme si c'était unechose toute simple, que je suis dedans et qu'ilssont dehors.

Une profonde tristesse physique m'envahit. Jesuis dedans, cela fait des mois que je suis dedans,et ces autres sont dehors.

Ce n'est pas seulement le fait qu'ils soientlibres, il y aurait beaucoup à dire là-dessus.C'est tout simplement qu'ils sont dehors, que poureux il y a des routes, des haies au long des sen-tiers, des fruits sur les arbres fruitiers, des grappesdans les vignes. Ils sont dehors, tout simplement,alors que je suis dedans. Ce n'est pas tellementle fait de ne pas être libre d'aller où je veux, onn'est jamais tellement libre d'aller où l'on veut.Je n'ai jamais été tellement libre d'aller où jevoulais. J'ai été libre d'aller où il fallait que j'ail-le, et il fallait que j'aille dans ce train, puisqu'ilfallait que je fasse les choses qui m'ont conduitdans ce train. J'étais libre d'aller dans ce train,tout à fait libre, et j'ai bien profité de cette li-berté. J'y suis, dans ce train. J'y suis librement,puisque j'aurais pu ne pas y être. Ce n'est donc

pas ça du tout. C'est tout simplement une sen-sation physique

: on est dedans. Il y a le dehors

et le dedans, et je suis dedans. C'est une sensa-tion de tristesse physique qui déferle en vous, riend'autre.

forge SEMPRUN

Le Grand Voyage, Gallimard, 1963. —Fils d'un républicain espagnol, Jorge SEMPRUNdevient étudiant en France à 17 ans. Résis-tant, déporté en 1943, il a attendu près devingt ans pour évoquer le « Grand Voyage ».

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LA CLASSIFICATION THEORIQUEDES CAMPS

Les conditions générales de vie et de mort dans les campsrendent toute théorique leur classification par rapport à lagravité des délits, elle-même difficile à apprécier puisque,dans leur majorité, les détenus n'ont pas été pigés. Le régimede chaque camp est fonction de l'évolution générale de lasituation militaire, économique et politique du Reich, et dela préoccupation dominante de l'heitre : productivité ouextermination.

L'Office central de gestion économique S.S.

.(W.V.H.A.) a créé trois degrés de camps de con-centration. Le premier degré (camps de travail)était la forme la plus douce du système ; le deu-xième degré aggravait les conditions de vie et detravail ; le troisième degré était le « moulin àos », d'où il était extrêmement rare de sortir vi-vant. L'intention de la Gestapo — qu'elle ne putjamais réaliser entièrement — était de placer autroisième degré tous ceux qui lui paraissaient par-ticulièrement dangereux, sans tenir compte deleur nationalité. Mais les sections locales de laGestapo ne jugeaient pas toutes de la même fa-çon ; les directions de camps se refusaient fré-quemment à rendre une précieuse main-d'œuvre,elles faisaient échouer des décisions qui ne leurplaisaient pas, et l'on finit par trouver préférablede conserver dans les camps un mélange de tou-tes les catégories de détenus, afin d'enlever aux« politiques » la possibilité de renforcer leur po-sition dans le sens qu'ils souhaitaient... La façondont on vivait dans les camps, soit que la situationy fût véritablement monstrueuse ou simplementbarbare dans son ensemble, tout cela dépendaitd'une bonne douzaine de facteurs autres que lesprincipes de répartition des hommes. Par exem-ple, Dachau fut toujours le premier degré, cequi, chez tout homme qui connaît les camps, nepeut que provoquer une sorte de rire donnantla chair de poule. Alors qu'il était encore du deu-xième degré (il passa au premier degré le 28 avril1944), Buchenwald connaissait depuis longtempsdes conditions générales de vie meilleures qu'àDachau. Le seul avantage à demi réel qui pou-vait, à l'occasion, résulter d'un degré supérieurétait que la quantité de vivres allouée à l'ensem-

ble du camp en question était quelque peu ac-crue. Mais, comme on le verra par la suite, ceserait une illusion de croire que, pour cette rai-son, le ravitaillement individuel des prisonniersétait meilleur... Il n'y avait d'ailleurs qu'un toutpetit nombre de détenus qui savaient qu'il exis-tait, en principe, une différence de catégorie. Onsavait seulement que c'était « mieux ici » ou« pire ailleurs », sans aucun rapport avec cescatégories officielles...

L'ancienneté des camps avait une bien plusgrande importance que le tableau des catégories.L'époque de la fondation et de l'organisation étaitla pire, qu'il s'agisse des années 1933-1937 ou desannées de guerre. Après la période d'organisationproprement dite, la misère arrivait généralementpour le moins à se stabiliser

: on savait alors, pourainsi dire, à quels dangers on pouvait s'attendreen permanence, le facteur d'insécurité restait enquelque sorte constant. Parfois, on arrivait mêmeà améliorer réellement les conditions d'existencedans tel secteur ou tel autre. L'adaptation d'unindividu isolé était alors un peu moins pénible

;

un plus grand nombre de détenus passaient lecap de la période difficile. Mais il faut dire qued'une façon générale, pour tous les camps, lespremiers mois de guerre, c'est-à-dire de septem-bre 1939 au printemps 1940, ont provoqué unechute profonde. Pendant ce semestre le ravitail-lement des camps fut catastrophique. On n'apas pu constater si cela était dû à la psychosede guerre de la S.S. ou à une politique généralede stockage en Allemagne. Une chose est en toutcas certaine : c'est que la sous-alimentationgéné-rale dans les camps faillit alors se transformeren une famine catastrophique. La situation futde nouveau aussi grave vers la fin de la guerre,du printemps 1944 au printemps 1945. Mais cet-te fois ce fut aggravé par le surpeuplement pres-que inimaginabledes camps e) qui amena de nou-veau, comme en 1939-1940, un grand nombred'épidémies. Il faudra donc, quand nous étudie-rons par la suite les conditions moyennes de viedans les camps de concentration allemands, tou-

(1) En raison de l'évacuation vers l'Allemagne, à partir de janvier1945, des camps de Pologne libérés par les troupes soviétiques.

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jours tenir compte du caractère ondulatoire deleur développement :

anormalement mauvais dansla période d'organisation ; quelque peu stabilisédans les années suivantes ; presque catastrophiquependant le premier semestre de guerre ;

améliora-tion relative les années suivantes (ce qui était enrapport avec la valeur croissante de la main-d'œu-vre pour la production de guerre) ; catastrophecomplète dans les huit ou quatorze derniers mois.

Eugen KOGON

Extrait de Staat S.S. (L'Etat SS), traduitsous le titre L'enfer organisé (La jeune Par-que, 1947). — Autrichien démocrate chré-tien, Eugen KOGON fut arrêté après l'An-schluss et incarcéré à Buchenwald jusqu'à lalibération du camp. Il fut l'un des premiersà tenter de discerner, à travers les crimesperpétrés dans les camps, les principaux carac-tères d'un « système concentrationnaire».

LA BOUFFONNERIE TRAGIQUEDES CAMPS

Dès l'arrivée, le déporté est saisi par le « système ». Sousla férule du S.S., tous les rouages de la vie intérieuredu campsont régis par des déportés, les « fonctionnaires» des camps :surveillants, chefs de block, contremaîtres, etc. La moindrefantaisie d'un S.S. peut les faire pendre. Ce sont le plus sou-vent des « verts » (droit commun porteurs d'un trianglevert), auxquels les « rouges » (les déportés politiques) s'ef-forcent d'arracher les places. Ils y réussissent Parfois ; enparticulier à Buchenwald l'administrationintérieure est assu-rée par des communistes allemands incarcérés depuis 1933.

Les camps sont d'inspirationubuesque. Buchen-wald vit sous le signe d'un énorme humour, d'unebouffonnerie tragique. Au petit matin, les quaisirréels sous la crudité neutre des sunlights, lesS.S. bottés, le Gummi (1) au poing, égrillards, leschiens aboyeurs tendus sur la laisse souple etlâche

; les hommes, accroupis pour sauter des

wagons, aveuglés par les coups qui les prennentau piège, refluent et se heurtent, se bousculent,s'élancent, tombent, tanguent, pieds nus dans laneige sale, englués de peur, hantés de soif, gesteshallucinés et raides de mécaniques enrayées. Et,

sans transition, les S.S. dans la trappe, de grandessalles claires, des lignes nettes, des détenus fonc-tionnaires à l'aise, corrects, avec des fiches, desnuméros, une indifférence apaisante ; des aligne-ments stricts, en parade militaire, de tondeusesélectriques qui dénudent les corps stupéfaits, à lachaîne, précises, implacables comme un jeu ma-thématique ; une baignoire obligatoire, un bainde crésyl visqueux et noir qui brûle les paupières ;des douches exaltantes où les pantins se congra-tulent avec des satisfactions naïves et magnifi-ques ; des caravanes sinueuses le long de couloirsétroits qui semblent ne jamais vouloir s'achever ;

et la découverte d'immenses espaces :des parallè-

les de comptoirs avec un attirail de défroques, in-ventions tardives de tailleurs ivres et meurtriers,happées au passage, vite, toujours vite :

les Ga-leries Lafayette d'une cour des miracles. Et en-core des bureaux toujours plus encombrés de

« fonctionnaires », détenus impeccables et affai-rés, des visages gris et sérieux, surgis d'un universkafkéen, qui demandent poliment le nom etl'adresse de la personne à prévenir de votre mort,et tout est inscrit très posément sur de petitesfiches préparées à l'avance.

Le troupeau se presse dans la boue entre dehautes façades aveugles qui pèsent sur la nuit.Des chevilles se tordent sur des sabots plats. Les

murs suintent de lumière et grandissent hors deproportion. Les groupes s'épaulent et tâtonnentvers les blocks. En une heure cocasse, l'homme aperdu sa peau. De ponctuels fonctionnaires ontdécoupé sans mesure son être de concentration-naire. La quarantaine (2) devra conditionner sesréflexes.

David ROUSSET

L'Univers Concentrationnaire, Le Pavois,Paris, 1946. — Journaliste, David ROUSSET

i été arrêté le 16 octobre 1943 et déporté àBuchenwald, puis transféré à Porta-Westpha-lica, Hambourg, Helmsted, enfin Wôbbelin.

(1) Câble électrique enrobé de caoutchouc.

(2) Période plus ou moins longue pendant laquelle le concentration-naire n'est pas versé dans un kommando de travail... pour éviter les

risques d'épidémie.

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LE REGIME ALIMENTAIREET LES CARENCES QU'IL ENTRAINE

La sous-alimentation a été l'une des principales causes demort naturelle. Le même menu « officiel » sévit dans tousles camps et kommandos, mais le commandant reçoit unesomme déterminée par tête de déporté, et plus est grande sarapacité et celle de ses subordonnés, plus la soupe est claireet le pain synthétique. La faim perpétuelle engendre non seu-lement l'amaigrissement rapide et la misère physique, maisencore la perte de tout sens moral chez un grand nombred'individus réduits à l'état de la bête primitive.

De janvier 1944 à janvier 1945, nous avionschaque jour cinq cents grammes de pain (painsupra-complet, car vraisemblablement il conte-nait plus de son que de pain complet), vingt-cinq grammes de margarine, riche en eau (nousévaluons à quinze grammes la quantité réellede graisse). Il y avait dans la soupe dix grammesde viande et probablement dix grammes de grais-se par litre. Cette soupe (un litre) était faitesoit avec du rutabaga, soit avec de l'orge, parfoisdu blé. Deux fois par semaine, la ration étaitlimitée à deux cent cinquante grammes. On re-cevait alors cinq cents grammes de pommes deterre pesées non épluchées.

Chaque jour, on nous donnait un des supplé-ments suivants : vingt-cinq grammes de marga-rine, ou cinquante grammes de confiture, ouquarante grammes de saucisson, ou encore dufromage blanc. Une fois par semaine, nous rece-vions soit deux cent cinquante grammes de laitcaillé (dilué et écrémé), soit cinquante grammesde petits poissons, ou deux cents grammes de

carottes ou de betteraves.

Au début de février 1945, la ration diminua.Nous n'avions plus que trois cents grammes de

pain environ, parfois même deux cents. Trois fois

par semaine, nous touchions vingt-cinq grammesde margarine et, chaque jour, sept cent cinquante

grammes de soupe au lieu d'un litre. Sauf pourcertains kommandos qui pouvaient en obtenirdeux à trois fois par semaine, les supplémentsdits quotidiensou hebdomadaires) furent suppri-més. Telle fut l'alimentation théorique. De fait,certains prisonniers (cuisiniers, infirmiers, garçons

de salle, etc.) pouvaient, de par leur fonction,en prélever davantage — ce dont ils ne se fai-saient pas faute. Il s'ensuit que cette ration està diminuer de dix pour cent pour le détenuordinaire.

Nous avons essayé de faire une évaluation à

peu près exacte de ces rations. L'absence de ba-lance, le fait de ne pas connaître la compositiondu pain, de la viande pleine d'aponévroses et depetits os, de la margarine, du lait très dilué, dusaucisson, nous interdisent tout calcul précis. Ilétait impossible, également, d'évaluer nos dépen-

ses caloriques. En raison du travail auquel la plu-part d'entre nous étaient astreints, de l'habille-

ment insuffisant, de la rigueur de la températureet du nombre d'heures que nous passions au de-hors, on peut fixer à trois mille calories en moyen-ne nos dépenses physiologiques de chaque jour.

En prenant trois menus types, on arrive auxchiffres suivants : 1 910, 1 920, 1 960 calories,soit 1 930 en moyenne (dont il convient de dé-falquer les dix pour cent prélevés par les heureuxdu camp), soit 1 740 — mettons 1 750 — calo-ries brutes.

Ainsi, de janvier 1944 à janvier 1945, l'alimen-tation ne couvrait guère que soixante pour centde nos dépenses. Du début février au milieud'avril, elle en couvrait trente-cinq pour centenviron.

Les conséquences de cette alimentation insuf-fisante, de cette famine lente, sont multiples. C'estavant tout l'amaigrissement. Inutile d'entrer dansles détails physiologiques et médicaux de cettefonte progressive de l'organisme. Supposons réu-nis quelques milliers d'hommes tuberculeux oucancéreux à la dernière période et nous aurons le

tableau de ce que représentait le camp, et, sur-tout le petit camp, de Buchenwald...

Les sujets présentaient ce qu'on pourrait ap-peler le complexe de la faim. Ces hommes quiavaient perdu dix, vingt, trente kilos, parfoisplus, n'avaient pas les mêmes réactions que les

sujets normaux.Ce qu'il y eut de plus navrant, ce fut de voir

la baisse progressive des facultés de nombreuses

personnes âgées qui appartenaient à la classe

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intellectuelle. Elles se détachaient tout d'abordde ce qui n'était pas la guerre ou la vie maté-rielle, puis les événements politiques leur deve-naient indifférents. Elles ne s'intéressaient plusqu'au départ de Buchenwald

; ce qu'elles disaientà ce propos n'était d'ailleurs qu'automatique, etelles ne redevenaient elles-mêmes que si la con-versation portait sur la qualité de la soupe oule paquet de la Croix-Rouge (1) qui arrivait enretard. Elles exigeaient qu'à chaque table on tirâtau sort le morceau de pain dévolu à chacun. Ellesdressaient le menu de la libération, donnaient parécrit des recettes de plats compliqués et succu-lents. Il y avait là, de façon évidente, une mani-festation du « complexe de la faim ». J'ai con-nu, surtout parmi les invalides, des individus quirestaient hébétés sans se soucier du désordre deleur toilette ; ils rappelaient physiquement et in-tellectuellement certains alcooliques invétérés.Chez d'autres, il y avait une perte absolue dusens moral, et nous connaissons des vols commis

par des personnalités dont la vie jusqu'alors avaittoujours été irréprochable.

Même chez les meilleurs, l'égoïsme supprimaittoute pensée altruiste. Rares étaient ceux quifirent complètement preuve d'abnégation. Nousen connaissons pourtant. Ces hommes étaient dessaints.

Professeur Charles PICHET

Trois Bagnes, Ferenczi, 1947. — Membrede l'Académie de médecine, déporté à Buchen-wald (ainsi que son neveu et sa nièce), àDora et à Ravensbrück, Charles RICHET s'estconsacré depuis sa libération à l'étude de lapathologie concentrationnaire.

LE KOMMANDO D'ELLRICH

En raison des nécessités de la guerre, des kommandos secréent pour alimenter des usines. Le statut de cette pitoyablemain-d'œuvre, aisément renouvelable, fut codifié par laloi du général S.S. POHL, que l'on peut appeler la loi d'ex-termination par le travail : utiliser les forces vives, détruireles forces improductives.

Ellrich, un kommando créé à Buchenwald en décembre1943 avec Dora pour la fabrication d'armes secrètes, futparticulièrement meurtrier.

Le camp d 'Ellrich s'est organisé dans une vieilleusine à plâtre désaffectée, et le block 4 n'estqu'un misérable hangar transformé, long de soi-xante mètres, large de dix-huit, haut de dix.Un appentis, construit par les « Hâftlinge » C),le prolonge encore d'une dizaine de mètres.

Grise et sale, en plein nord, sa façade est sinis-tre avec son grand portail, ses deux portes etles six hautes fenêtres que jamais un rayon desoleil ne traverse.

A l'intérieur, trois cloisons qui s'élèvent jus-qu'au toit divisent le block en quatre partiesinégales.

Par le grand portail, on entre d'abord dansune grande salle nue de vingt mètres sur quinze,lieu de rassemblement,de distributionde la nour-riture, escabeau du « Friseur » (2), théâtre despunitions corporelles.

Le sol est fait de grosses dalles de pierre, le toitsert de plafond. Depuis peu, une dizaine de tablesbancales, vingt tabourets de bois et un poêleforment tout l'ameublement.

En face, s'ouvre la porte de la « Stube » e),le garde-manger du block où se préparent les

rations. C'est aussi la porte de la chambre du Stu-bendienst (4) et des Schreiber (5), et de celle duchef de block. Point de mire de tous, matraqueà la main, la terreur en personne peut sortir delà. De là aussi vient la soupe tant attendue.

(1) Buchenwald est un des rares camps où les Français aient pu par-fois recevoir des colis de la Croix-Rouge, mais les S.S. et le « fonction-nariat détenu » en prélevaient la plus large part. Toutefois dans certainsblocks était organisé un partage rigoureux de tous les colis entre tousles détenus du block.

(1) Les déportés.

(2) Le coiffeur.

(3) La chambre.

(4) Surveillant de chambre.

(5) Secrétaires.

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A gauche, trois portes basses donnent sur le

dortoir. Long de trente deux mètres et large dedix-huit, c'est la salle la plus grande du block,c'est aussi la plus froide et la plus sordide, le sol

est de terre battue, mal aplani, les murs de pierre

nue, que l'humidité salpêtre, s'élèvent sur dix mè-tres jusqu'au toit où s'accrochent en nuages les

toiles d'araignées.

Un jour crépusculaire tombe des fenêtres trophautes, et la poussière atténue encore la visi-bilité. Dans cette demi-obscurité, les hommes vontcomme des fantômes, heurtant, sans les voir, des

formes grelottantes qui titubent le long des lits.

Ceux-ci sont disposés en carrés de trois étages

et forment de petits boxes sur trois rangées dansle prolongement des trois portes.

Là, dorment les hommes des kommandos et les

« musulmans » (6), ceux qui ne peuvent plus

travailler. Cent cinquante hommes pourraient s ytenir sans trop d'aisance, jusqu'à huit cents qua-rante cinq s'y entassèrent souvent.

Dans ce dortoir on a construit une Kapostube,la chambre des kapos, aérée et claire, propre etbien chauffée.

A l'extrémité du dortoir se trouvent les la-

vabos, où l'eau coule quelquefois, et, plus loin,les water.

Ce block fut l'un des premiers d'Ellrich etles pionniers du camp y couchèrent à même le

sol. Plus tard, le kapo Heintz, qui succédait à

Hans, fit construire en toute hâte un échafau-dage de lits sur cinq étages où les hommes s'en-tassaient sur toute la longueur du dortoir.

Une nuit de juillet 1944, cette installation pré-caire s'effondra, tuant douze hommes, en bles-

sant trente.

Au mois de septembre, peu de jours après l'ar-rivée des 77 000 (7), elle s'écroula de nouveau et,par miracle, il n'y eut que trois morts et peu deblessés.

Les S.S. s'aperçurent de l'immense désordre quirégnait partout et du mauvais rendement des

kommandos. Ils donnèrent des ordres. Alors, ka-pos et chefs de blocks firent tournoyer leur ma-traque. Hans cognait à tour de bras... Le kapotzigane, si redouté, frappait aussi.

Mais les coups ne mettaient pas de l'ordre. Leblock était d'une saleté repoussante, la nourrituredistribuée avec du retard, le livre d'effectifs rem-pli d'erreurs. Hans fut limogé...

A partir de cette époque, la vie au block futplus supportable.

Théo, le grand kapo, fut nommé chef de block,

et il fut un bon chef, ce criminel de droit com-mun.

Maçon de son état, énergique et travailleur, il

transforma le block de fond en comble. Il fit dé-molir les échafaudages et améliora très sensible-

ment les conditions du couchage en divisant ledortoir en petits boxes pour dix-huit hommes.Il fit arranger les latrines, il fit fonctionner les

douches, et ce fut un véritable tour de force,

car, s'il y avait du charbon, il n'y avait pas d'eau,

et, lorsque l'eau coulait, le charbon manquait.

Mais Théo « organisait » (8), c'est-à-dire qu'ilvolait. Chaque soir, des détenus rapportèrent de

leur kommando un peu de bois, un peu de char-bon, et ils en passèrent ainsi des tonnes à la barbedes S.S. qui n'y comprenaient rien...

Mémorial de DORA -ELLRICH

Cité dans Tragédie de fil déportation.

(6) Déportés arrivés à l'extrême limite de leurs forces. Voir

pages 14 et 31.

(7) Immatriculation correspondant au dernier convoi de déportationparti de Fresnes le 15 août 1944 et parmi lequel les ravages furent les

plus considérables.

(8) Dans tous les camps, le verbe « organiser » a pris le sens devoler. Il était employé même par les Russes ou les déportés allemandsqui se vantèrent d' « organisieren ».

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LES FEMMES

Les femmes ont vécu dans les mêmes conditions que les

hommes : même régime alimentaire, mêmes travaux, mêmespunitions. D'une manière générale, on constate qu'elles ontmieux supporté le régime que les hommes ; une plus grandeproportion de femmes est revenue. Du reste les hommes lesplus solides, les plus jeunes, ont été décimés plus vite queles « faibles ».

Les femmes d'un koml1ul1ldo de Ravensbrück, Petit-Kônigsberg, construisent un camp d'aviation.

Nous tracions une route à travers la forêt,elle devait rejoindre le camp d'aviation. C'étaitune large route qui, partant de l'extrémité del'immense terrain, ondulait à travers la forêt pourrejoindre le camp à l'autre bout. Cette route ser-vait à évacuer des avions et, à intervalles régu-liers, on y construisait de grands hangars. Ilsétaient soigneusement camouflés parmi les arbres,de façon à ne pas être découverts par les bom-bardiers ennemis. Le pays était montagneux et ilfallait que la route fût plane, ce qui forçait àretirer la terre aux endroits élevés pour la verserdans les parties basses...

Les arbres étaient abattus et emportés, nousdevions déterrer les souches

:elles étaient si gros-

ses que le chef nous mettait à six ou huit parsouche. Nous disparaissions petit à petit, avecnos pics et nos bêches, à mesure que notre trouse creusait et que la terre était rejetée en massetout autour. Quand toutes les racines, sauf laprincipale, étaient enlevées, nous coupions celle-ci aussi profondément que possible, puis, toutesnous saisissions le tronc, le faisant basculer en toussens pour le sortir de son trou, puis nous le rou-lions sur lui-même jusqu'aux côtés de la route.Le travail était dur, mais pas désagréable, et ilétait possible, à quatre personnes travaillant en-semble sur un petit espace délimité, d'essayerd'oublier en causant.

Une fois les troncs enlevés, si le terrain étaitélevé, nous devions creuser une tranchée au mi-lieu de la route, une tranchée qui rejoignait leniveau de la route et qui variait de profondeur.

Le fossé devait être assez large pour placer lapetite voie ferrée et pour laisser passer de groscamions. La tranchée étant faite, nous posions lesrails. C'était là le travail le plus pénible. Les railsétaient composés de tronçons d'acier, et les bou-lons étaient d'acier également. Il fallait vingtfemmes pour porter un tronc, mais peu pouvaientdonner leur plein rendement.

C'est en faisant cette besogne que je me de-mandais si je pourrais continuer à tenir. L'effortde saisir ces rails d'acier avec des mains glacées,de trébucher sur un sol bosselé avec des piedsgelés, de se courber sous un poids qui nous jetaitsouvent littéralement à genoux, cet effort étaitsurhumain.

Virginie d'ALBERT-LAKE

Inédit, cité dans Tragédie île la Déporta-tion.

UNE FAÇON DE RESISTER :

LE SABOTAGE

Dans la mesure de leurs faibles moyens, au péril de leurvie, hommes et femmes ont saboté dans les chantiers, dansles usines. Plusieurs centaines d'entre eux ont été pendus poursabotage, sur la place de l'appel, devant tous leurs camaradesassemblés.

Le premier contact avec l'usine secoue dure-ment le moral. C'est que le tunnel où nous ve-nons d'entrer donne une impression écrasantede puissance. On distingue tout d'abord, dansla violente lumière des arcs de mercure qui, à prèsde vingt mètres au-dessus de nos têtes, sont fixésà la voûte de roche brillante, une file ininter-rompue de corps fusiformes et d'ailerons noi-râtres se perdant au loin dans une perspectiveestompée de poussière. Plus près, on se rend

compte :il s'agit de gigantesquesprojectiles, com-

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parables à des bombes d'avion, mais des bombesqui auraient seize mètres de long et près de deuxmètres de diamètre. Médusés, nous défilons le

long des chariots très bas qui portent ces énor-

mes corps.

Nous sommes insensibles aux appels des cama-rades qui s'affairent autour des engins auprès des-quels ils paraissent des pygmées. Une angoissenouvelle nous serre la gorge. Ils avaient doncraison ceux qui disaient que nous allions fabriquerdes armes secrètes. Elles sont là, sous nos yeux,indiscutables. Nous devinons qu'une menace ter-rible plane sur les nôtres, mais il nous est impos-sible de discerner encore laquelle. C'est tout justesi un examen à la dérobée me permet de conclurequ'il s'agit de torpilles aériennes à grande puis-

sance. Plus tard, nous aurons le temps d'appren-dre. Pour l'instant, nous sommes atterrés à l'idéequ'il nous faudra travailler, nous soldats du com-bat clandestin, à ces armes que notre imaginationrend encore plus fantastiques...

Certes, tout le monde essaie de saboter. Mais

ça n'est pas aussi facile qu'on pourrait se le figu-

rer quand on n'est pas au pied du mur. Chaqueappareil est soumis à plusieurs contrôles succes-sifs, et sa fiche porte le nom des contrôleurs.Aussi faut-il bien peu de chose pour aller se sus-pendre au bout d'un câble d'acier. C'est ce quisera abondamment prouvé aux Russes qui n'hé-siteront pas, un peu plus tard, à uriner surnoise-ment dans les queues de torpilles, provoquantainsi des courts-circuits insidieux et irréparables.Mais mon équipe a la chance de procéder au con-trôle d'organes de stabilisation très délicats dont

— j'en acquiers bientôt la certitude — aucuncontrôle postérieur n'est effectué. Aussi, nous endonnons-nous à cœur joie. Nous passons « bons »des séries entières d'appareils de fabrication dé-fectueuse. Vous, mon bon Jansch, que la terreurde vos supérieursmaintenaiten permanente trans-piration ; vous, timide petit père Wells, qui cal-miez vos remords de nous voir crever autour de

vous en vous répétant : « Le Führer n'a pas vou-lu cela ! » et vous-même, Wellener, qui remon-tiez votre moral mal assuré par des « cuites »stimulantes, je voudrais pouvoir vous montrercomment grâce à ce petit bouton innocent mar-

qué « Dampfung » (1) dans le bas à gauche de laboîte de contrôle, sous le pendule, nous avonsfaussé le contrôle de centaines de ces Mischgeraete(2) dont vous étiez si fiers, et dont j'aime à mefigurer qu'ils furent responsables de tant de tra-jectoires ahurissantes de vos V2 !

Charles SADRON

Témoignagesstrasbourgeois.— Actuellementdirecteur de l'Institut de physique macro-moléculaire de Strasbourg, Charles SADRONfut arrêté avec près de deux cents professeurset étudiants de l'université de Strasbourg,repliée à Clermont-Ferrand, et déporté àBuchenwald et à Dora en 1943.

LES MAITRES

Toutes les catégories sociales se côtoient et s'affrontentdans les camps : les maîtres, les esclaves de divers degrés,les repris, les mourants, et même, les plus pitoyables : lesenfants.

Les maîtres, « Blockâltester » e) ou kapo O,sont des tyrans dans toute l'acception du terme.Ils ont sur leurs camarades esclaves tous les droits,celui de les supplicier, celui de les assassiner. Sys-tème incroyable et qui témoigne d'un génie dumal véritablement satanique :

les bourreaux sontrecrutés parmi les détenus. Les nazis avaient es-compté que nous nous martyriserions entre nous;ils ont pleinement réussi dans cette entreprise,au-delà de toute espérance.

Les bourreaux en question (au moins à Mau-thausen et dans ses filiales) sont pour la plupartdes repris de justice, des Allemands à triangle

(1) Amortisseur.

(2) Mélangeurs.

(1) Doyen du block.

(2) Sans doute diminutif de caporal. Le plus souvent criminels dedroit commun — et redoutables — ils exerçaient une surveillance.

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vert. Ils comptent cinq, six, huit ans de déten-tion ; certains sont incarcérés depuis l'avènementdu régime. Ils croupissaient à peine vêtus, à peinenourris. Et voici qu'on les pare d'une belle li-vrée, qu'on les alimente, qu'on les arme. On leurdonne les pleins pouvoirs. On flatte leurs instinctscriminels. Leur amour-propre s'épanouit. C'est,pour eux, une sorte de revanche sur une sociétéqui les a traités en parias — et dont ils vont pou-voir, enfin, se venger tout à leur aise.

Mais, parmi les maîtres, il n'y a pas que les

« triangle vert ». Pour exercer les fonctions detortionnaires, on a toujours trouvé parmi lesprisonniers politiques eux-mêmes plus de candi-dats qu'il n'en était besoin... Un beau jour, onconfie à tel détenu polonais quatre camaradespour aller faire une petite. corvée. Le soir, il n'enramène que trois, dont deux éclopés. Il en a abat-tu un et frappé les autres qui témoignaient d'unefaible ardeur au travail. Le chef à l'essai a béné-ficié aussitôt du préjugé favorable. Le lendemain,on lui confie vingt hommes

;la semaine suivante

il est promu kapo. Sa carrière dans le camp estassurée.

La volupté de tyranniser son semblable est sicontagieuse que tout gradé se révèle aussitôt undespote et une brute. Les Schreiber même —qui pourraient exercer anodinement leurs fonc-tions de secrétaires — qui sont parfois des ju-ristes, des ingénieurs, des officiers, prennent l'ha-bitude de schlaguer ; c'est la seule façon d'ac-croître leur prestige.

Les maîtres forment une caste qui a ses usa-ges, ses secrets, ses mots de passe. Ils mènent grandtrain

: repas plantureux, beuveries, concerts. Cer-tains jouissent d'une très grande liberté et sontautorisés à descendre en ville. Tant qu'ils semaintiennent bien en cour, leur position paraîtsolidement établie et leurs prérogatives intangi-bles... Mais il se trame dans l'ombre mille com-plots mystérieux. Des clans se forment. Brusque-ment, Helmuth décide d'avoir la peau de Lud-wig, son meilleur ami de la veille. Ludwig estdevenu le confident d'Hermann, et cela déplaità Léo. Ludwig sera expédié au tunnel e), et onne le reverra plus... Parfois, on retrouve, au petitjour, dans une allée périphérique, le corps d'un« proéminent » r) strangulé ou lardé de coups

de poignard. Règlement de comptes, dont il pour-rait être dangereux de vouloir sonder les mobi-les

; mieux vaut se taire et ne s'être aperçu derien.

Gilbert DREYFUS

Les grands cimetières sans tombeau, parGilbert DEBRISE, La Bibliothèque française,1945. — Gilbert DEBRISE est le pseudonymede Gilbert DREYFUS, actuellement professeurà la faculté de médecine de Paris. GilbertDREYFUS a été déporté en 1943 à Maut-hausen et à Ebensee, où, sous la férule desmédecins S.S., il a réussi cependant à sauverdes vies.

LES ENFANTS

Parmi les Français, ou vivant en France, seuls ont étédéportés les enfants juifs. Au-dessous de 15 ans, à deux outrois exceptions près, ils ne sont pas revenus. Mais on trou-vait aussi dans les camps des enfants non juifs, polonais etrusses pour la plupart.

Etaient considérés comme enfants les sujets âgésde moins de quinze ans n'appartenant pas auxraces maudites :

israélite et tzigane. Le plus jeuneque nous avons connu avait vingt-six mois. Noussupplions encore une fois le lecteur de ne pascroire à une histoire de fou. Il y avait bien effec-tivement à Buchenwald un block entier, le block8, réservé aux enfants. C'est dire leur nombre,étant donné la capacité attribuée par nos maî-tres à chacune de ces constructions. La raison deleur internement était variable. Certains avaientcommis le crime impardonnable de naître dans

un camp de concentration, leur mère étant gros-se au moment de son arrestation. A vrai dire,cette catégorie était peu nombreuse

:il fallait

un concours de circonstances favorables excep-tionnellement réunies pour que le nouveau-né

(3) Le tunnel d'Ebensee où était installée une usine de pétrole syn-thétique.

(4) Un dignitaire.

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survécût. A Auschwitz, les femmes enceintesétaient généralement envoyées à la chambre à

gaz à leur arrivée, ceci a été prouvé par les com-missions d'enquêtes internationales. Dans les au-tres camps, parfois, grâce au dévouement desdétenues du Revier (1), les enfants étaient pré-servés. Mais si le nouveau-né était de sexe mâle,il était finalement dirigé sur le camp d'hommes.C'était le cas du benjamin de Buchenwald...

Une seconde catégorie d'enfants comprenaittous ceux qui avaient été arrêtés en même tempsque leurs parents. Il s'agissait presque toujoursde déportés dits « raciaux ». C'était le cas, parexemple, du Polonais de trois ans et quatre moisvictime de notre médecin S.S. Schidlausky. C'étaitaussi le cas de deux petits Français considérés

comme Tziganes, que l'esprit de « débrouillage »de leurs compatriotes avait permis d'affecter, mal-gré leur âge, au block 31 (Flügel A). Le premieravait quatorze ans et vivait dans une roulotteavec ses parents, marchands de chevaux dansl'Ouest

;le second, âgé de douze ans quand nous

l'avons connu à Buchenwald, habitait Douai, saville natale, quand il avait été arrêté, à l'âge dedix ans, avec ses parents...

Ces deux jeunes Français auraient dû, malgréleur âge, travailler comme les autres forçats, carils ne bénéficiaient pas, n'étant pas « aryens »,du privilège des enfants de cette catégorie soumis

au sort commun des détenus seulement à partirde quinze ans. Leurs compatriotes s'étaient ar-rangés pour leur épargner cette nouvelle souf-france. Ils restaient donc inoccupés dans leurblock pendant les heures de travail. Les détenusbénéficiant d'un « Schonung » (2) pour une ma-ladie ou une blessure s'efforçaient de les instruireun peu.

On nous objectera peut-être qu'à tout prendreAntoine n'était qu'un métis, un « michelin »pour s'exprimer comme les savantissimes anthro-pologistes qui bâtirent les doctrines raciales duIIIe Reich. Nous répondrons que ce sont là desconsidérations oiseuses qui n'ont pas arrêté lajuste colère de Schidlausky lorsqu'il découvrit,embusqué dans un bon kommando, un autre mi-chelin, le Polonais Lullick, qui, à trois ans etquatre mois, était garçon de courses à « l'Effek-tenkammer » (3), inqualifiable abus.

La troisième et dernière catégorie d'enfants-forçats pourrait être désignée par les termes dedélinquante ou criminelle sans que nous sachionsbien celui qui doit être employé...

Certains de ces enfants, dont la plupartn'avaient pas dix ans, avaient eu une réelle acti-vité guerrière. Nous devons à notre ami, le mé-decin commandant Sokolof, d'avoir pu conver-ser avec deux d'entre eux et nous nous deman-dons par quel miracle ils étaient encore vivants.L'un d'entre eux avait glissé une charge d'ex-plosif sous une voiture allemande qu'elle pulvé-risa, ne tuant malheureusement que le chauffeuret un soldat. Le second, âgé de huit ans, avaitfait mieux. Il se présentait tous les jours, à l'heuredes repas, dans une maison occupée par des offi-ciers allemands. Il gagna leur confiance par sesgentillesses. Puis, un beau jour, il vint avec unpistolet ou une mitraillette, nous n'avons jamaisbien su, sous son manteau.

Les officiers étaient à table: quatre morts dont

au moins deux commandants. Il est probable queces enfants n'eurent la vie sauve que parce quela Gestapo essaya par tous les moyens de savoirqui les avait poussés à leurs actes.

Quelles que soient les raisons qui les y avaientamenés, de nombreux enfants étaient détenus àBuchenwald, certains depuis quatre ou cinq ans.Seuls les « aryens » bénéficiaient, nous l'avonsdit, du privilège de ne pas être astreints au travailforcé. Les autres devaient travailler dès qu'ilsle pouvaient, et l'exemple de Lullick prouve quec'était à un âge où en France les petits garçonsde notre génération portaient encore des robes.Les premiers seuls vivaient dans un block parti-culier, les Israélites, les Tziganes et les « miche-lin » (4) suivaient le sort commun des bagnardsordinaires. On soupçonne quelle pouvait être lavie commune de ces enfants dans le block 8.Elle était infernale. Ce n'étaient que perpétuellesbatailles et bousculades, le tout au milieu de crisstridents. Les châtiments corporels amenaient

(1) L'infirmerie.

(2) Autorisation de repos.(3) Entrepôt de vêtements.

(4) Les métis.

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pour quelques instants un morne ennui. Tous lesprétextes étaient bons pour sortir de la geôle,et à la moindre égratignure les pauvres gossesvoulaient venir au Revier où ils nous honoraientd'ailleurs de leur clientèle

:le Stari (5) ayant très

bonne presse au block 8. Dieu sait pourtant si cesmalheureux pouvaient être insupportables !

Docteur Jean ROUSSET

Chez les Barbares, Lyon, 1946.

CEUX QUI VONT MOURIR :

LES MUSULMANS

Les « Musulmans » ? Je les ai rencontrés pourla première fois à Birkenau (1). Le « musulmanis-me » était la dernière phase de la sous-alimenta-tion. Il est très intéressant de voir qu'un hommequi arrive à cette phase commence à parler denourriture. Il y avait deux sujets que les internésd'Auschwitz considéraient comme une espèce detabou

:les crématoires et la nourriture.

Parler de nourriture augmentait, par voie deréflexes conditionnés, la production d'acides dansl'estomac, et donc l'appétit. Il fallait s'abstenirde parler de la nourriture. Lorsque quelqu'un per-dait le contrôle de lui-même et se mettait à par-ler de la nourriture qu'il mangeait chez lui, c'étaitle premier signe du « musulmanisme » et noussavions qu'au bout de deux ou trois jours cethomme passerait déjà au deuxième stade. Il n'yavait pas de distinction très nette ; nous savions

que cet homme ne réagirait plus, ne s'intéresse-rait plus au milieu et n'exécuterait plus les ordreset ne réagirait même plus. Ses mouvements deve-naient lents, son visage prenait l'aspect d'un mas-que, ses réflexes ne fonctionnaient plus, il faisaitses besoins sans s'en rendre compte. Il ne se re-tournait même plus sur son lit de sa propre ini-tiative, il restait couché sans bouger, et c'estainsi qu'il devenait « musulman », il devenait

un cadavre aux jambes très enflées, et, commeil fallait se tenir debout lors de l'appel, nous les

mettions de force face au mur, les mains levées,

et c'était simplement un squelette au visage gris

qui se tenait contre le mur et qui ne bougeaitque parce qu'il avait perdu son équilibre. Telétait le type caractéristique du « musulman »qui, ensuite, était emporté par le « Commandodes morts », avec les cadavres.

Docteur BEILIN

Déposition au procès Eichmann, Le procèsEichmann, présentation de Léon POLIAKOV,C.D.J.C., 1963.

L'ECHELLE DES CHATIMENTS

Au camp, toute infraction à la discipline était sévèrementsanctionnée par des châtiments le plus souvent corporels.Le camp était organisé en vue de la mort, et l'infractionayant pour but d'échapper à cette organisation, il était logi-que que ces différentes sanctions aient signifié le plus soit-vent la mort.

Partout dans les camps, dans tous les endroitspossibles et même impossibles, dans les blocks,dans les rues, le long des chemins, étaient accro-chés, sur l'ordre de Himmler, de grands tableauxportant ces mots: « Une voie conduit à la liberté.Ses bornes kilométriques s'appellent

:obéissance,

application, honnêteté, propreté, sobriété, espritde sacrifice, ordre, discipline et amour de la pa-trie » (1). Les bornes kilométriques du véritablechemin, à savoir le chemin du four crématoire,étaient :

le chevalet, le cachot, la pendaison, lafusillade, la mort de froid, la mort de faim, le

meurtre et les tortures de toutes sortes.

Parmi les motifs de punitions utilisées par laS.S., nous citerons : avoir les mains dans les po-ches du pantalon lorsqu'il faisait froid

;col re-

levé lorsqu'il pleuvait ou ventait ;les plus petits

détails vestimentaires, tels que boutons man-

(5) Le « vieux », en russe.

(1) A 4 km d'Oswiencim, appartenant au « grand ensemble »Auschwitz-Birkenau-Monowitz...

(1) D'autres pancartes proclamaient : Ein Laits, dein Tod (un pou :

la mort) ; sur la grille de Buchenwald était forgée la devise : Jedemdas Sein (A chacun son dû), sur celle d'Auschwitz Arbeit rnacht frei(Le travail rend libre).

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quants, tache de boue, petite déchirure, souliersinsuffisamment astiqués lorsqu'il y avait un piedde boue (pendant des années on organisa, le di-manche, aux heures de liberté, ces revues vesti-mentaires redoutées des détenus), souliers tropbien astiqués, ce qui devait prouver qu'on avaitesquivé le travail

;non-observation de l'obliga-

tion de saluer, où entrait ce que l'on appelaitla « mauvaise tenue » ; pénétrer dans les blockspendant les heures de travail (même si c'était pourutiliser les cabinets) ;

s'éloigner trop longtempsd'un kommando de travail, où il était parfoisinterdit de se rendre aux latrines avant dix heuresdu matin (après le transparent café du matin) ;

se redresser, ne fût-ce qu'une fois, lorsqu'on de-

vait travailler courbé ; manger pendant les heuresde travail

;fumer en dehors des heures de repos

ou dans un block; ramasser des mégots, ce qui

a coûté la vie à plus d'un « asocial » ;-la « res-

quille », c'est-à-dire la tentative de se faire don-

ner quelques vivres en supplément de rations, ettoutes les formes de « débrouillage » individuel.Il n'est pas possible de donner la liste, mêmeapproximative, de tous les prétextes que la S.S.

invoquait pour sévir.

Des sous-officiers, des kapos malveillants ou des

contremaîtres, parfois des employés civils des

usines d'armement se faisaient un plaisir de dé-

noncer un détenu, soi-disant pour « paresse dansle travail », accusation qu'il était toujours pos-sible de justifier d'une façon ou d'une autre. Iln'était pas rare, dans ces occasions, que l'on con-fondît les numéros des détenus, de sorte que la

punition frappait un homme innocent. Il étaitabsolument impossible de tenter de se justifier.Lorsqu'un détenu essayait de le faire, on disaitqu'il accusait de mensonges un S.S. On donna

un jour à un nouveau venu le numéro d'un dé-tenu remis en liberté et qui avait été l'objet d'unrapport. Ce fut à sa place que son successeur, qui

ne se doutait de rien, reçut vingt-cinq coups debâton.

Ce que l'on entendait par « sabotage » et quientraînait naturellement les peines les plus sévè-

res sera montré par l'exemple suivant:

le cimentétait livré dans de grands sacs en papier fort,

qui traînaient ensuite sur le chantier de cons-truction. Celui qui était surpris en train d'uti-liser un morceau de ce papier pour protéger sesvêtements lorsqu'il transportait des pierres, oupour le placer sous sa veste mince afin de se pro-téger de la pluie, était aussitôt l'objet d'un rap-port quand on ne le rouait pas de coups surplace.

Il y avait naturellement des choses que, de

son point de vue, la S.S. se devait de punir éner-giquement. Par exemple

:propagande politique,

écoute de postes étrangers, rapports avec le mon-de extérieur, démoralisation des S.S., sabotages,organisation de réunions antifascistes, toute ac-tivité politique dans le camp, lettres passées enfraude et véritables tentatives de fuite. Les éva-sions de détenus avaient pour le camp de terriblesconséquences, surtout pendant les premières an-nées. Aussi les « politiques » les réprouvèrent-ils, comme des actions purement individuelles,

sans utilité et comportant de graves inconvénientspour le camp tout entier, jusqu'au jour où cer-taines évasions apparurent nécessaires, lorsque lesfronts se rapprochèrent, pour certaines personnesagissant en plein accord avec la direction clandes-tine du camp (2).

Les détenus qui maltraitaient leurs camarades,

ou même les frappaient jusqu'à la mort, n'étaientévidemment jamais punis par la S.S. et devaientêtre abattus par la justice des détenus. C'étaitparfois très difficile et demandait un temps con-sidérable, car ces personnages restaient sous les

yeux de la S.S. et bénéficiaient de sa protection.De nombreux camarades qui n'étaient pas suffi-samment initiés aux rouages du camp pouvaientdifficilement comprendre qu'on laissât vivre detels meurtriers. Même de vieux concentrationnai-res, riches en expérience, ne cessent pas de s'éton-ner qu'il eût été possible, en somme, de traverservivant la jungle de punitions d'un camp. Il n'yavait aucun moyen d'échapper.

(2) Allusion à l'évasion du docteur J. FRANK, en mars 1945, surl'ordre de la direction clandestine du camp. A Auschwitz, des évasions

ont été également préparées par la direction clandestine, pour établirdes liaisons avec les partisans des maquis des Beskides. La plupart ontéchoué.

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Les châtiments infligés étaient de différentessortes : suppression de nourriture ; rester deboutsur la place d'appel ; travail ou exercice au pe-loton de punition ; affectation à la compagniedisciplinaire

;affectation à un kommando plus

pénible; coups de bâton ou de fouet

; suspensionà un arbre ou à un poteau ; cachot. Parfois, ledétenu puni était assommé, pendu ou fusillé. Il yavait encore une masse de tortures raffinées.

Eugen KOGON

L'Etat S.S., op. cit.

COMMENT ON DESHUMANISE

Je me suis souvenu d'Emil, ces jours-là, il y aquelques semaines. Il était debout, dans le soleil,les bras ballants, à l'angle du block 34, la dernièrefois que je l'ai vu. Je suis passé près de lui, j'aidétourné la tête, je n'avais pas le couraged'affronter son regard mort, son désespoir, oui,sûrement son désespoir à tout jamais, en ce jourde printemps qui n'était pas pour lui le débutd'une vie nouvelle, mais la fin, certes, oui, la finde toute une vie. Emil avait tenu, pendant douzeans il avait tenu, et subitement, il y a un mois,alors que la partie était jouée, alors que vraimentnous touchions de la main l'approche de la liberté,tout le printemps était rempli des rumeurs decette liberté s'avançant, tout à coup, il y a unmois, il avait cédé. Il avait cédé de la façon laplus bête, la plus lâche, on pourrait dire qu'ilavait cédé gratuitement. Lorsque les S.S., endésespoir de cause, aux abois, avaient demandédes volontaires pour l'armée allemande, il y a

un mois, et qu'ils n'avaient pas reçu une seuledemande, parmi tous ces milliers de détenuspolitiques, ils avaient menacé les chefs de blocks.Alors, Emil avait inscrit sur la liste, à côté dequelques criminels de droit commun, qui étaientvolontaires, un déporté de son block, un Alsacienmobilisé de force dans la Wehrmacht, déserteur,et détenu pour ce fait. Il l'avait inscrit sans rienlui en dire, bien sûr, se prévalant de son autoritéde chef de block. Il avait envoyé cet Alsacienà la mort, ou au désespoir, il avait fait de ce jeuneAlsacien un homme perdu à tout jamais, même

s'il s'en sortait vivant, un homme qui n'auraitplus jamais confiance en rien, un homme perdupour toute espérance humaine. J'avais vu pleurercet Alsacien, le jour où les S.S. sont venus lechercher, puisqu'il était sur la liste des volontaires.Nous l'entourions, nous ne savions quoi lui dire,il pleurait, rejeté de toute chaleur humaine, il necomprenait pas ce qui lui tombait dessus, il necomprenait plus rien, c'était un homme perdu.

Emil était chef de block, nous étions fiers de

son calme, de sa générosité, nous étions heureuxde le voir émerger de ces douze ans d'horreuravec un sourire tranquille de ses yeux bleus, dans

son visage creusé, ravagé par les horreurs de cesdouze ans. Et voici que brusquement il nousquittait, qu'il s'effondrait dans la nuit de cesdouze ans passés, voici qu'il devenait l'une des

preuves vivantes de cette horreur et de cetteinterminable nuit de douze années. Voici qu'aumoment où les S.S. étaient vaincus, Emil devenaitune preuve vivante de leur victoire, c'est-à-direde notre défaite passée, déjà mourante, maisentraînant dans son agonie le cadavre vivantd'Emil.

Jorge SEMPRUN

Le Grand Voyage, op. cit.

COMMENT ON MOURAIT A DACHAUAU BLOCK 30

Les conditions générales d'existence dans les camps, lasaleté, la promiscuité, les coups, la faim, ont entraîné rapi-dement la déchéance physique des concentrationnaires ; ellesn'ont pas engendré de maladies inconnues, mais rendu mor-telles des infections souvent bénignes (furoncles, avitami-noses), multiplié les pneumonies, l'érysipèle, la dysenterie.Les poux ont déterminé de terribles épidémies de typhus,surtout dans les derniers mois de la guerre.

Les médecins déportés devaient soigner et opérer sous lecontrôle des médecins S.S. ou parfois des kapo de l'inf;r-merie qui s'arrogeaient droit de vie et de mort, et parfois

se mêlaient d'opérer eux-mêmes.

Ces conditions générales ont pu déterminer une patho-logie spéciale de la déportation, dont les spécialistes étudientencore les conséquences à l'heure actuelle.

Voici le traitement que subissait un block d'invalides.

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Avec l'arrivée de transports de malades, avecle renfort des convalescents sortis du Revier C),leur nombre s'accrut rapidement. Par groupes,les travailleurs quittèrent le block 30. Au débutde novembre il avait cessé d'être un block deFrançais pour être un block d'invalides. Onl'entoura de barbelés...

C'est alors que la tragédie commença...Pourquoi des gens qui ne font rien mangeraient-

ils autant que des gens qui travaillent ? Il n'avaitjamais, pour eux, été question de casse-croûte ;mais ils touchaient, comme tout le monde, unlitre de soupe, leur morceau de pain et leur boutde margarine. C'était trop : un demi-litre de

soupe devait suffire. Et même on pouvait leurfaire une soupe spéciale moins épaisse, plusdigeste.

Un jour, il manqua des pardessus pour untransport. Les invalides, presque tous, avaientréussi à s'en procurer. On les prit. La semainesuivante, ce furent des chandails. Puis les cou-vertures :

ils étaient cinq pour deux lits;

ils setenaient assez chaud comme cela. Au début dedécembre, un S.S. entra dans une chambrée, entrouva l'atmosphère irrespirable. Ces cochons-làn'aéraient pas ? Il fit emporter les fenêtres.Dehors, c'était la neige et la glace, et les courantsd'air. Dans l'état de faiblesse et de sous-alimen-tation où se trouvaient les invalides, le résultatfut rapide

:bronchites, broncho-pneumonie,

pleurésies. Il y avait peu de place à l'hôpital !

Pourquoi ne pas les réserver aux travailleurs ?

Les invalides du block 3O. n'étaient admis qu'àla dernière minute, souvent trop tard

:dans la

semaine de Noël, ils commencèrent à mourir aublock même, huit dans la nuit de Noël.

Comme si les maladies pulmonaires, la carencealimentaire, les brutalités ne suffisaient pas, uneépidémie de typhus exanthématique se déclaradans le block. La vermine y sévissait, alors queles blocks de travailleurs étaient relativementpropres. Comment résister au typhus dans l'étatde faiblesse de ces abandonnés ? La mortalités'accrut. Et on ne désinfectait pas.

L'épidémie gagna. Par des malades admis àl'hôpital, elle atteignit le personnel du Revier.L'infirmier-chef de l'ambulance, un communiste

allemand, mourut parmi les premiers, puis le kapodu bain. Le chef de la désinfection du Revier— c'était Michelet e) — fut atteint à son tour.La typhoïde, elle aussi, voulait des victimes. Onnomma un nouveau kapo, chargé de l'hygiènedu camp, l'Autrichien Bertl, qui quitta pour ceposte celui de Lageraltester. Et on décida dedésinfecter les invalides.

L'opération eut lieu de nuit. A huit heuresdu soir, le 15 janvier, les chambres 3 et 4 partirentpour les douches à huit cents mètres du block.Lavage, rasage, épouillage, désinfection. Vête-ments et linge avaient été emportés à l'étuve.On les attendit longtemps dans la grande sallesurchauffée. Vers deux heures du matin, le lingerevint encore humide. Et sans plus attendre, vêtusseulement d'une chemise et d'un caleçon moites,on renvoya nos vieillards, dont tant étaientmalades, à travers la nuit glacée, vers leur blockoù on avait soigneusement respecté les pouxcachés dans les paillasses. L'opération avait coûté,en cours d'exécution, une quarantaine de morts.Et les jours suivants virent la liste funèbres'allonger encore et toujours.

Au mois d'août, lors de mon arrivée au Revier,la mortalité moyenne pour tout le camp étaitde huit décès par jour. Elle s'éleva à quinze ennovembre, à trente en décembre, à quarante-cinq au début de janvier, alors que commençaitl'extermination du block 30. La veille de mondépart pour Dora, le 22 janvier, on avait comptédans le camp cent soixante-huit morts, dont centvingt décédés au block 30 ; et parmi les qua-rante-huit autres, morts pour la plupart au Re-vier, nombreux étaient ceux qui provenaient dublock 30. C'est à ce block qu'appartenaientpresque tous ceux de nos amis qui sont mortslà-bas.

Jean LASSUS

Témoignages strasbourgeois, Les Belles Let-tres, Paris, 1947. Cité dans Tragédie de ladéportation.

(1) Infirmerie.

(2) Edmond MICHELET, résistant déporté à Dachau. Depuis la Libé-ration, il a été ministre des Armées, des Anciens combattants, garde desSceaux, conseiller d'Etat.

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EXTERMINATION

EXECUTION AU STRUTHOF

Dans les hôpitaux, dans les laboratoires des camps ontété pratiquées un grand nombre d'expériences médicales surle vif : résistance au froid, à la pression, essai de vaccins,expériences génétiques pratiquées au nom des fausses doc-

trines raciales des nazis, expériences en vite de la stérilisation

massive des races jugées inférieures, etc. : juifs, tziganes.

D'autre part, les S.S. ont procédé dans les camps à des

exterminations massives : invalides et malades, officiers etpartisans politiques polonais, résistants français, parachu-tistes anglais et français (dont plusieurs femmes) à Buchen-wald et à Ravensbrück, mais surtout au nom de la solutionfinale du problème juif, ils ont exterminé à Auschwitz des

millions de juifs (sans compter les tziganes).Voici le récit de l'exécution de résistants français au camp

du Struthof, en Alsace, l'un des plus terribles ; elle eut lieu

au début de septembre 1944.

...Le lendemain, commença l'exécution desrésistants du groupement « Alliance ». Elle duratrois jours et fit de cent cinquante à deux centsvictimes. Certaines rumeurs l'avaient fait pres-sentir. Un peu avant, le bruit avait couru quedes Français, cachés dans les forêts avoisinantesdu Donon, devaient prendre d'assaut le camp deStruthof et celui de Schirmeck. Le commandantavait fait creuser en conséquence, par les détenus,

aux abords du camp, un système de tranchées,

avec des postes de mitrailleuses dirigées versl'intérieur, par lesquelles en cas d'attaque nousdevions être mitraillés. D'autre part, une chasse

aux résistants avait été organisée par les S.S.,si bien que les petits kommandos où ils amenaientjournellement les condamnés aux travaux forcésdurent chômer. Le résultat de cette offensive nes'était pas fait attendre. Dès le soir vers minuit,des camions arrivaient à tout moment et sedirigeaient vers le crématoire. Eveillé par le

vacarme des moteurs, je regagnai mon posted'observation à la fenêtre qui donnait sur l'alléecentrale. La cheminée du crématoire, rougie parle feu, se détachait lugubre dans la nuit. Que sepassait-il ? Peut-être, me disais-je, les S.S. brûlent-ils leurs archives avant d'évacuer le camp. Lelendemain je fus fixé. Un camarade luxembour-

geois, ayant passé la nuit au block de l'habille-ment juste au-dessus du crématoire, me rapportaque pendant des heures une masse d'hommes etde femmes avait été déchargée par des camionset que, durant tout ce temps, des claquementsanalogues à ceux d'une porte qui se ferme brus-quement s'étaient fait entendre, accompagnés decris et de chants étouffés. De tout ce mondeamené au four, il ne restait plus rien qu'uneodeur de brûlé répandue dans le camp et unefumée grise s'élevant sans relâche de la grandecheminée pour descendre ensuite dans la vallée.Il était facile de comprendre ce qui était arrivé.Les gens qui venaient de passer par le crématoiren'étaient autres que des résistants de la région.Encerclés et faits prisonniers, ils avaient étéentassés sur les camions et amenés au four. Lesbruits pareils à des claquements de porte n'étaientautre chose que les détonations des revolvers de6 mm des S.S. avec lesquels ceux-ci abattaientleurs victimes d'un coup à la nuque (Nackschuss).Quant aux cris, mon camarade luxembourgeois

en avait distingué un qui revenait souvent :

« Vive la France ! » En vain les S.S. avaient crufaire disparaître par le feu toute trace de leurcrime. Nous en avions perçu le bruit et la véri-table nature.

René MARX

Témoignages strasbourgeois, op. cit.

LE COMMANDANT D'AUSCHWITZPARLE

Ce texte est extrait des mémoires de Hœss, qui futcommandant du camp d'Auschwitz. Retrouvé après la Libé-ration dans un camp de prisonniers où il se cachait en Alle-

magne, il fut transporté en Pologne pour être jugé sur le

lieu de ses crimes. C'est pendant son incarcération à la pri-son de Cracovie qu'il rédigea ses Mémoires, dont on peutvoir l'original au crayon au Musée d'Auschwitz. Invoquantle devoir du soldat, la fidélité à Hitler, à Himmler, au ser-ment S.S., il ne cherche nullement à diminuer les crimes

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dont il a été l'agent, car il estime que son devoir était d'exé-cuter les ordres reçus. Il fut pendu à Cracovie, les droitsd'auteur de ses Mémoires, dans tous les pays où ils ont ététraduits, sont versés à des associations de déportés.

C'est au printemps de 1942 qu'arrivèrent deHaute-Silésie les premiers convois de Juifs desti-nés à être exterminés jusqu'au dernier.

On leur fit traverser les barbelés et on lesconduisit à travers les champs où devaient s'élever

par la suite les constructions du Camp II, versune ferme transformée en Bunker (1). Aumeier,Palitzsch et quelques autres Blockführer e) lesaccompagnaient et s'entretenaient avec eux dela façon la plus anodine

; pour ne pas éveillerleurs soupçons, ils les interrogeaient sur leursaptitudes, sur leurs professions. Arrivés à la fer-me, ils reçurent l'ordre de se déshabiller et ils

entrèrent dans les pièces où ils s'attendaient àêtre désinfectés. Ils avaient conservé un calmeparfait jusqu'au moment où certains d'entre eux,saisis de soupçons, se mirent à parler d'asphyxieet d'extermination. Une sorte de panique s'em-para immédiatement du convoi. Elle fut maîtri-sée rapidement : ceux qui se tenaient encoredehors furent poussés dans les chambres et l'onverrouilla les portes. A l'arrivée des convois sui-vants, on rechercha parmi les détenus les espritsméfiants et on ne les quitta plus des yeux. Dèsqu'une inquiétude se manifestait, on s'emparaitdiscrètement des « trublions » peur les conduirederrière la maison où on les abattait avec descarabines de petit calibre de façon que les autresn'entendissent pas les coups de feu. Par ailleurs,la présence du « kommando spécial » et l'attitudeapaisante de ses membres était faite pour rassurerceux des condamnés qui soupçonnaient déjà quel-

que chose. Ils se sentaient d'autant plus rassurés

que plusieurs hommes du kommando spécialentraient avec eux dans les chambres et y restaientjusqu'au dernier moment, tandis qu'un S.S. setenait également jusqu'au dernier moment surle pas de la porte.

Ce qui importait avant tout, c'était de main-tenir un calme aussi complet que possible pendanttoute l'opération de l'arrivée et du déshabillage.Surtout pas de cris, pas d'agitation

: si certainsne voulaient pas se déshabiller, il appartenait auxautres (déjà dévêtus) ou aux hommes du kom-

mando spécial de leur venir en aide. Avec debonnes paroles, même les récalcitrants s'apaisaientet quittaient leurs vêtements. Les détenus dukommando spécial avaient soin d'accélérer lerythme du déshabillage pour ne pas laisser auxvictimes le temps de réfléchir.

Nombreuses étaient les femmes qui cherchaientà cacher leur nourrisson dans les amas de vête-ments. Mais les hommes du kommando spécialveillaient et parvenaient à convaincre les mèresde ne pas se séparer de leur enfant. Elles croyaientque la désinfection était dangereuse pour lespetits et c'est pour cela, en premier lieu, qu'ellesvoulaient les soustraire à l'opération.

Dans cette ambiance inhabituelle, les enfantsen bas âge se mettaient généralement à pleurni-cher. Mais après avoir été consolés par leur mèreou par les hommes du kommando, ils se calmaientet s'en allaient vers les chambres à gaz en jouant,ou en se taquinant, un joujou dans les bras.

J'ai parfois observé des femmes déjà conscientesde leur destin qui, une peur mortelle dans leregard, retrouvaient encore la force de plaisanteravec leurs enfants et de les rassurer.

L'une d'elles s'approcha de moi en passant etchuchota, en me montrant ses quatre enfantsqui se tenaient gentiment par la main pour aiderle plus petit à avancer sur un terrain difficile

:

« Comment pouvez-vous prendre la décision detuer ces beaux petits enfants ? Vous n'avez doncpas de coeur ? »...

Nous avons également entendu des femmes

nous accabler de malédictions au moment où lepersonnel du kommando quittait la pièce et oùelles comprenaient ce qui les attendait.

J'ai vu une femme s'efforcer de faire sortirses enfants au moment où l'on fermait les portes.Elle criait dans ses sanglots

: « Au moins, sauvezla vie de mes enfants chéris ».

Rudolf HOESS

Le commandant d'Auschwitz parle, Jul-liard, 1961, p. 174-178.

(1) Prison, forteresse, réduit.(2) Chefs de block (S.S.).

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ILS ONT LUTTEPOUR RESTER DES HOMMES

RIVALITES NATIONALES

Les déportés qui avaient un idéal politique, social, reli-gieux, le sens du respect de l'homme, ont lutté contre latentative d'anéantissement spirituel autant que physiquereprésentée par la déportation. La solidarité a été très activedans de nombreux camps. Dans certains il a pu se constituerune résistance clandestine qui, à Ebensee ou surtout àBuchenwald, réussit à constituer des groupes armés ; cesgroupes contribuèrent à la libération du camp.

Des poèmes sont nés dans les camps, des dessins. On aretrouvé le programme de soirées de « concert » à Buchen-wald, même à Auschwitz. Le texte qui suit montre que dansle nivellement d'une promiscuitéexterminatrice,tout orgueilnational n'était pas aboli.

Vers la mi-janvier, nous avions touché unnouveau camarade à la Stube vier C)

: un insti-tuteur italien, qui avait réussi à éviter les blocksde ses compatriotes parce qu'il craignait d'avoiravec eux quelques démêlés pour incompatibilitéd'humeur politique.

Il portait un nom pittoresque. Il s'appelaitMelodia et présentait une particularité plus sin-gulière encore :

il se disait le fils d'un pasteurprotestant de Sicile. C'est cette dernière origina-lité, je pense, et aussi, bien entendu, de solidesconvictions antifascistes, qui avaient dû lui valoir,après maints séjours dans les geôles de sa Pénin-sule, une affectation aux îles Lipari ; c'est de làqu'il arrivait au block 24, fort à propos pourconstituer, avec les combattants républicainsespagnols et nous, une délégation des sœurslatines. Or, si Melodia s'entendait très bien avecles Français, il affectait à l'égard des Espagnolsun mépris que ces derniers lui rendaient avecusure. Les incidents entre eux et lui étaient fré-quents et il leur arrivait parfois d'en venir auxmains. Georg intervenait alors pour séparer lesantagonistes. La plus cocasse de ces querelles, queje rapporte ici pour son côté symbolique, avaitcommencé le plus pacifiquement du monde.

Un de nos jeunes camarades slovènes, fonction-naire de chemin de fer à Zagreb, feuilletait unalbum de paysages de son pays qu'il venait dedénicher à la bibliothèque. Il l'examinait lente-

ment, montrant du doigt à ses voisins des imagesde beautés naturelles ou artistiques encore inac-cessibles « à cause de la pauvreté des voies decommunication ». C'est la pénurie des routesyougoslaves qui allait provoquer la bagarre. De fil

en aiguille chacun vantait les beautés de chez luiet les moyens de les connaître.

— Primo de Rivera a été un tyran, fit négli-gemment remarquer le petit Mariano, combattantrépublicain des Asturies, ardent et nerveux. Mais,ajoute-t-il du même ton détaché, il a construitchez nous les plus belles autostrades d'Europe.

Melodia dressa l'oreille. Il se fit répéter laphrase. Il croyait avoir mal compris. Quand il eutconfirmation de l'énormité qu'il venait d'enten-dre, son indignation ne connut plus de bornes :

— Ecoute, fit-il, en articulant chacune dessyllabes, le seul nom d'autostrade — au-to-stra-da — est italien. Tu sais ce que je pense deMussolini. Mais il restera tout de même ça de

son régime : ces autostrades, justement, qu'il afait construire. L'Italie d'ailleurs est le premierpays touristique du monde. C'est bien connu.

Tout cela était crié sur un ton de colèrehaletante. Le téméraire Mariano eut l'aplomb de

ne pas se tenir pour battu :

— Tu nous fais rigoler avec ton Mussolini,fit-il. Primo de Rivera était tout de même unautre type que lui.

Et, pour bien marquer sa conviction, il allongea

un direct sur le nez de Melodia suffoqué. Il fallutl'intervention de Georg, l'homme des BrigadesInternationales, pour empêcher de s'entr'assom-mer le républicain espagnol champion de l'hon-neur de Primo et l'Italien antifasciste qui souffraitdans sa chair pour la réputation du Duce.

Je dédie cette histoire aux fanatiques dusupranationalisme. Elle se déroulait à Dachau,

au mois de janvier 1944. Un certain nombre derescapés peuvent encore en attester la rigoureuseauthenticité.

Edmond MICHELET

Rite de la Liberté, éd. du Seuil, p. 154.

(1) Chambre 4.

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LES EVACUATIONSDE DERNIERE HEURE

A partir de mars 1945 (sans compter la grande évacua-tion d'Auschivitz de janvier 1945), les routes allemandessont jalonnées de convois d'évacuation des camps, les S.S.fuyant devant l'avance alliée. Ce fut une des périodes lespins meurtrières de la concentration.

La colonne continue. Les jambes avancent l'uneaprès l'autre, je ne sais pas ce que peuvent encoreces jambes. De ce côté, je ne sens pas encore venirla défaillance. Si elle vient, je pourrai peut-êtrem'accrocher au bras d'un copain, mais si je nerécupère pas, le copain ne pourra pas me tirerlongtemps. Je lui dirai

: « Je ne peux plus. »Il me forcera, lui-même fera un terrible effort

pour moi, il fera ce qu'on peut faire pour quel-qu'un qui ne peut pas être soi. Je répéterai

:

« Je ne peux plus », deux fois, trois fois. J'auraiune autre figure que maintenant, la figure qu'ona lorsqu'on n'a plus envie. Il ne pourra plus rienpour moi, et je tomberai...

La colonne s'ébranle. Le ciel est brumeux.Nous descendons d'abord la rue par laquelle noussommes arrivés hier. Puis on sort de la ville parune autre route boueuse. Un type qui a la diar-rhée essaie de remonter vers la tête de la colonne

pour ne pas se trouver, quand il aura fini, àla hauteur de la charrette.

A côté de la charrette, il y a Fritz, un autrekapo, un S.S. et le grand cuistot qui dirige la

manœuvre.

Nous tournons sur la gauche, vers le sud;

dechaque côté de la route, des terrains vaguess'étendent, couverts de brume. C'est désert. Pas

un mur, pas une maison.

Le S.S. siffle. La colonne s'arrête. Tout prèsde la route, sur notre droite, il y a un large etlong fossé. Je descend pisser dans le fossé. Maisje n'ai pas fini que je retourne, je me sentais pris.Il ne se passe pourtant rien d'anormal apparem-ment. Tout est calme. Mais je me sens dans lafosse et je n'y reste pas. La pause est courte.On change les types de la charrette.

La route continue, montante, à travers la lande,et de temps en temps des bois clairsemés. Nousavons atteint le commencement du Hartz. Dansla colonne on sent la charrette comme un abcès.Personne ne veut y aller. Il y a un grouillementsecret autour, un jeu de fuites, d'esquives, decalculs. On s'écarte ; on essaie de se mêler auxPolonais qui sont en tête de la colonne.

« Zehn Rusky ! »

C'est le S.S. qui a appelé les dix Russes. Ilsarrivent, graves. Ce sont les mêmes que ceux quidescendaient avant-hier du petit bois à Ganders-heim, après avoir enterré les copains.

La colonne repart. Ceux qui avaient pris lacharrette ce matin au départ de l'église ne sontplus là. On ne se retourne pas. On marche vite.On ne marche pas, on fuit. On essaie de gagnerla tête de la colonne. D'être le plus loin possiblede la charrette. Personne ne parle. Nous sommesseuls sur la route, toujours pas une maison auxalentours. Et toujours la brume sur la lande.On marche un long moment. C'est une paniquesilencieuse.

La rafale. Elle est longue. D'abord un crépi-

tement serré, puis des coups isolés. Puis plus rien.

« Ne vous retournez pas, n... de D... », criele grand cuistot qui commande la charrette.

On avance plus vite.

« Los, los », commande le cuistot à ceux quila tirent. Par petits groupes. Dans trois heures,il n'y aura plus personne. Il ne faut pas ralentir.Les types qui sont maintenant à la charrette vonty passer. C'est leur tour. « Los, los. » Ils tirent.On marche plus vite.

Les choses se passent derrière. Fritz dit à untype : « Du, zurùck » (en arrière). L'autre reste,ne veut pas aller en arrière. « Zurüc'k ». Il dit çaentre ses dents. L'autre rougit. « Zurück, los ».Le type essaie de discuter

; Fritz n'est pas unS.S., on l'appelle même par son prénom. « Zu-rück. » Rien n'hésite sur sa figure. Aucune colèren'y est visible non plus, et il tue.

La pause. On désigne d'autres types pour lacharrette. Ceux qui la quittent se regardent uninstant, affolés. Mais on ne les retient pas. Ils se

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mêlent vite à la colonne. On ne les tuera pascette fois-ci. Gilbert arrive à la queue de la colon-ne vers nous. Il est très pâle.

« J'étais dans la première fournée; Fritz vou-

lait me descendre. Je me suis tiré de justesse... »Il parle par saccades.

« Je suis repéré : ne me regardez pas quandje parle. »

Il remonte vers la tête de la colonne. Il y atoujours de la brume. On monte, il fait plus frais.Ils n'ont pas tué ceux de cette charrette. Onmarche maintenant dans l'ordre

: Russes, Polo-nais, Italiens, Français. On marche pendant unmoment, puis le Blockführer S.S. qui se trouvaiten tête, descend vers le milieu de la colonne.Il s'arrête sur le bord de la route, les jambesécartées, et regarde la colonne passer. Il observe.Ce sont les Italiens qui passent. Il cherche.

« Du, komm hier. »Il a désigné le vieux qui avait ces énormes

anthrax dans le dos. Le vieux sort de la colonne,la figure épuisée, les yeux hagards. Il reste surle bord de la route près du Blockführer. On leregarde. Il a encore cinq minutes ,à vivre sur lebord de la route. On passe.

Le S.S. continue :

« Du, komm hier. »C'est un autre Italien qui sort, un étudiant

de Bologne. Je le connais. Je le regarde. Sa figureest devenue rose. Je le regarde bien. J'ai encorece rose dans les yeux. Il reste sur le bord de laroute. Lui non plus, il ne sait que faire de sesmains. Il a l'air confus. On passe devant lui.Personne ne le tient au corps, il n'a pas de me-nottes, il est seul au bord de la route, près dufossé ; il ne bouge pas. Il attend Fritz, il va sedonner à Fritz. On passe. La « pêche » continue.Maintenant ce sont les Français qui passent. Onse redresse pour ne donner aucun signe de fatigue.J'ai enlevé mes lunettes pour ne pas me fairerepérer. On essaie de se camoufler le mieux pos-sible sur le côté droit de la colonne opposé à celuidu S.S. On marche vite en baissant les yeux,en profitant d'un plus grand que soi pour secacher derrière lui. Surtout il ne faut pas ren-contrer le regard du S.S.

L'humidité de l'œil, la faculté de juger, c'estça qui donne envie de tuer. Il faut être lisse,

terne, déjà inerte. Chacun porte les yeux commeun danger.

Robert ANTELME

L'espèce humaine, éditions Jean Marin, Pa-ris, 1947. Réédité chez Gallimard, cité dansTragédie de la déportation. — Robert AN-TELME, écrivain, fut déporté pour résistanceen juin 1944 à Buchenwald et Gandersheim.Dirige un service aux éditions Gallimard.

JUGEMENT D'UN DEPORTESUR LES CAMPS

Seuls les déportés peuvent comprendre le ré-gime concentrationnaire. Quelle que soit l'exac-titude des récits qui ont été faits, l'atmosphèredes camps et la mentalité des détenus sont impos-sibles à recréer complètement. Elles échappent à

ceux qui ne les ont pas connues.Jamais, de mémoire d'homme, pareil méca-

nisme aussi minutieux n'avait été construit ;jamais être civilisé n'avait, en un instant — le

temps de franchir la porte du camp — subi untel bouleversement de l'esprit et du corps.

Jamais un homme n'avait réalisé un aussi bru-tal et subit anéantissement de toutes les valeurs

sur lesquelles son existence lui paraissait établie:

droit de vie, respect de la personne humaine.Puisque aux yeux des Allemands le régime

concentrationnaire était fondé sur la nécessitépour le régime hitlérien de se protéger, de segarantir de ses ennemis, il convenait donc deretrancher de l'humanité tous les éléments né-fastes au régime. Pour cela, il fallait enlever auxconcentrationnaires non seulement la vie, maisaussi tous les attributs proprement humains, lapensée, la dignité humaine. En ravalant sesennemis au rang d'êtres inférieurs analogues auxanimaux, le nazisme assurait aux seuls Allemandsla qualité d'homme, et, par suite, consolidait sontriomphe et assurait à jamais sa domination.

Mais il a suffi que les revenants de l'enferviennent dire que, chez certains déportés de tousles milieux, de toutes origines, s'implanta très vitela volonté de résister.

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Il a suffi que la liberté leur soit apparue lavaleur-clef, que l'homme ait lutté à la fois contrela dégradation et pour la liberté, pour que, sansalléger le poids des millions de cadavres sur la

conscience humaine, l'Homme du néant, le nazi,ait été vaincu dans le camp même.

Nous nous souvenons de ce charmant ami e),entré premier à Normale sciences, qui s'efforçaitde nous rejoindre à l'appel du soir, l'œil encorevif, rempli des exigences de la vie. Tout le jour,contre la fatigue, le froid, la faim, il s'était lui-même joué une fugue de Bach ou une symphoniede Beethoven.

Nous nous souvenons de ces couchers de soleilfauves et violents. Nous nous souvenons de ceséchanges d'idées qui étouffaient en nous le bruitdes marteaux-piqueurs.

Cela, c'était faire acte de liberté, puisque cen'était pas seulement refuser, mais agir, exprimer,échanger, penser concrètement, s'évader.

Pour d'autres, la liberté s'exprima, hors toutesvaleurs esthétiques, dans le respect de soi-même,manifesté sous les formes les plus simples

: tenueextérieure, tentative de propreté physique, poli-

tesse, c'est-à-dire respect d'eux-mêmes, de leurqualité d'homme. Ceux-là échappèrent à l'escla-

vage par un simple sens de la dignité.

D'autres enfin sauvèrent leur liberté par le sensde la responsabilité. La liberté exige l'autodéter-mination, le choix, et ceux-là comprirent que,pour demeurer libres, ils devaient se sentir soli-daires, fraternellement charitables. Comme tantd'autres, ils eussent pu renoncer à tout exercicede leur volonté, à tout jugement. C'eût été éviter

tout effort, apparemment économiser ses forces.C'eût été se proposer à la mort.

Au fur et à mesure des mois de servitude, celuiqui résista fut, plus que l'intellectuel, l'hommequi avait engagé sa vie, l'homme de foi. Ainsisurvécurent les croyants :

chrétiens, communistes,

et quelques rares hommes imprégnés d'humanisme,donc qui avaient foi en la transcendance del'homme. Parce qu'ils avaient la foi, ceux-là secréèrent un climat de pensées, par des moyens

variables suivant leur tempérament respectif:

respect de l'homme, recherche de l'acte gratuit,refuge dans l'esthétique.

Ainsi sauvèrent-ils en eux le droit. La libertépour eux devint la lutte. Leur foi sauva leurcarcasse. Quelques-uns atteignirent ainsi, ou toutau moins effleurèrent, des sommets que seull'univers concentrationnaire permit d'entrevoir.Mais ils les atteignirent dans la solitude totale.

Bâtonnier ARRIGH1

Notes sur le système concentrationnaireinRevue d'Histoire de la seconde Guerre mon-diale, n° 8, octobre 1952, cité dans Tragédiede la déportation. — Le Bâtonnier ARRIGHI,membre d'un mouvement de résistance, futdéporté à Mauthausen en même temps queson fils qui, lui, ne revint pas.

DOCUMENTATION

Bibliographie

La littérature concentrationnaire ne doit pas être miseentre toutes les mains ; il faut craindre en effet les chocsémotionnels qu'elle peut produire et le sadisme inconscientqu'elle peut éveiller chez de jeunes êtres.

Citons d'abord :

Tragédie de la déportation, par Olga WORMSER et HenriMICHEL (Hachette, 1954).

(1) Marc ZAMANSKY, aujourd'hui doyen de la faculté des sciencesde l'Université de Paris.

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Ce recueil contient la plus grande partie des textes citésdans le présent fascicule. On y trouvera également la réfé-rence de la plupart des ouvrages relatifs à la déportation.Il convient toutefois d'y ajouter les livres parus depuis cettedate :

— Le commandant d'Auschwitz parle, par R. HŒSS,Julliard, 1961.

— Le procès Eichmann, préface de Léon POLIAKOFF,C.D.J.C., 1963.

— Le Troisième Reich et les Juifs, par POLIAKOFF etWULFF, 2 volumes, Gallimard, 1961.

— Le sang du ciel, par M. RAWICZ, Gallimard, 1961.

— Le grand voyage, par Jorge SEMPRUN, Gallimard,1963.

Les anthologies allemandes, Auschwitz et Mahnung undVerpflichtung, parues en 1960 et 1963, n'ont pas encoreété traduites.

Parmi les périodiques, signalons la Revue d'histoire dela deuxième guerre mondiale (P.U.F.), et notamment lesnos 15 et 16 : Le système concentrationnaire (1954) ; len° 24 : La condition des Juifs (1956) ; le n° 45 contenantdes articles sur Bergen-Belsen, les enfants à Ravensbrück,etc. (1962).

Chaque numéro de la revue contient une bibliographiedes ouvrages français et étrangers parus sur la résistanceet la déportation.

On ne saurait trop mettre en garde les enseignants contreles ouvrages de Paul RASSINIER qui, ancien déporté lui-même, se refuse par haine politique à attribuer au nazismela responsabilité du système et nie le génocide des Juifs.

Œuvres musicales

— Prière pour les morts d'Auschwitz (Chant du Monde,LDY 601, 33t).

— Chant des bagnards de Mauthausen, par Jean CAYROL

et Rémi GILLIS.

— Le chant des marais (anonyme).

— Le château de feu, cantate de Darius MILHAUD surun texte de Jean CASSOU (Chant du Monde, ZDA 8 179,

— Le survivant de Varsovie, par SCHŒNBERG (C.B.S.).

Films

— Nuit et brouillard, par Alain RESNAIS et le Comitéd'histoire de la deuxième guerre mondiale.

— La dernière étape, par Wande JAKUBOWSKA.

— Le destin d'un homme, par Serge BONDARTCHOUIC.

— L'enclos, par Armand GATTI.

— Etoiles, film bulgare.

Hommages aux déportés

Crypte de la Déportation (Mémorial du déporté inconnu),Paris, île Saint-Louis (architecte

: G.H. PINGUSSON).

Tapisserie monumentale de Jean LURÇAT (Musée d'artmoderne).

Monuments d'Auschwitz, de Ravensbrück, de Mauthau-sen (Cimetière du Père Lachaise).

Un Musée de la Résistance et de la Déportation sera crééaux Invalides.

Un monument international s'élèvera à Auschwitz.

Dans la revue Documents pour la classe, n° 71 (10-3-60 ï,on trouvera le texte officiel établissant la journée nationalede la déportation et le statut des anciens déportés (pensions,emplois réservés, etc.).

Photographies

Les photographies que nous reproduisons appartiennenttoutes aux collections du Comité d'histoire de la deuxièmeguerre mondiale (collections qui sont accessibles seulementaux chercheurs) à l'exception des n"" 10 et Il appartenantau Réseau du Souvenir.

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LA

DÉPORTATION

par

Olga WORMSER

SOMMAIRE

La Journée Nationale de laDéportation 1

TEMOIGNAGES 3

Découverte du système con-centrationnaire. - Départ versle camp (Jorge Semprun). -La classification théorique descamps (Eugen Kogon). - Labouffonnerie tragique descamps (David Rousset). - Lerégime alimentaire (ProfesseurCharles Richet). - Le kom-mando d'Ellrich (Mémorial deDora - Ellrich). - Les femmes(Virginie d'Albert-Lake). - Lesabotage (Charles Sadron). -Les maîtres (Gilbert Dreyfus).- Les enfants (Docteur Beilin).

Les musulmans (DocteurJean Rousset). - L'échelle deschâtiments (Eugen Kogon). -Comment on déshumanise (Jor-ge Semprun). - A Dachau aublock 30 (Jean Lassus). -Exécution au Struthof (RenéMarx). - Le commandantd'Auschwitz parle (RudolfHoess). - Rivalités nationales(Edmond Michelet). - Lesévacuations de dernière heure(Robert Antelme). - Jugementd'un déporté sur les camps(Bâtonnier Arrighi).

DOCUMENTATION 23

Bibliographie, oeuvres musica-les, films.

PHOTOGRAPHIES 251. La voie ferrée de Birkenau.- 2. Arrivée de Juifs hongroisà Birkenau. - 3. Photo prisepar un S.S. - 4. Enceintesélectrifiées d'Auschwitz. - 5.Défilé des malades à Buchen-wald. - 6. Les châlits de Bu-chenwald. - 7. Dépouilles trou-vées à Dachau. - 8. Un « mu-sulman ». - 9. Déportés abat-tus à Buchenwald. - 10. Lacrypte de la Cité. - 11. L'in-térieur de la crypte.Clichés du Comité d'histoirede la deuxième guerre mon-diale.

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Anachronismes et couleur historique, parJean Delannoy.

Architecture' ogivale et géométrie enQuatrième, par Mireille Clavier.

L'antisémitisme,par Geneviève Legrand.

Le mouvement ouvrier en France ( 1830-1870), par F. Eustache.

Poèmes et paysages chinois, par MireilleLoi.

Deux hommes sur trois ont faim, parGeneviève Legrand.Le théâtre : documents pour une his-toire des conditions matérielles de lareprésentation, par Yves Mahé.Le sentiment de la nature à traversl'art des jardins, par Jean Delannoy.Le cartonnage, par R. Larher.La religion romaine, par Daspre et LeTouze.Dessins de* Victor Hugo, par R. Lethève.

Qu'est-ce qu'un journal ? par JacquesKayser.

Images pour Homère, par Odette Tou-chefeu.Lire le journal, par Jacques Kayser.Aspects de la pensée musulmane classi-que, par Mohammed Arkoun.Droits de l'Homme, par Geneviève Le-grand.

La déportation, par Olga Wormser.