Infirmière aux portes de la mort

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INFIRMIÈRE AUX PORTES DE LA MORT

BARBARA LUCAS avec la collaboration

de Françoise Langevin-Turner

INFIRMIÈRE AUX PORTES DE LA MORT

FIXOT

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© Éditions Fixot, Paris, 1996 ISBN 2-266-07510-1

Les hommes et les femmes dont j'ai choisi de vous raconter ici le combat sont exemplaires. Leur histoire ne reflète pas seulement les drames et les problèmes vécus quo- tidiennement à l'hôpital. Jour après jour, par leur courage et leur dignité dans la souffrance, dans la spirale de la folie et du désespoir, ils ont donné son sens profond à ma fonction de soignante, m'ont enrichie d'un peu plus d'humanité et de tolérance, appris à vivre, à regarder d'un œil plus humble le reste de mes semblables. Je ne les oublierai jamais. C'est à eux et à leur mémoire que je dédie ce récit.

Qu'est-ce qui m'arrive ? Vidée d'un seul coup. Quelque chose vient de

me quitter, quelque chose en moi est parti, de très important. La motivation d'une vie.

Ils ont réussi, ils m'ont eue. Après deux ans de bons et loyaux services, je suis volée, dépouillée dans l'indifférence la plus totale de l'institution qui m'emploie : l'hôpital public.

— Ce n'est rien, les papiers, ça se remplace, m'a dit une collègue pour me consoler.

Elle n'a rien compris, ou a fait semblant. Tout à l'heure, mon sac retrouvé par terre, vidé, piétiné, c'était moi. Ce soir, je rejoins le troupeau des fran- gines en colère qui vivent sous des tentes depuis plus de trois ans pour l'amélioration des conditions de travail des infirmières et le respect de la profes- sion. Celles qu'on a voulu disperser au jet d'eau, comme des chiens, des moins que rien.

Hier encore, je trouvais ridicules ceux qui, après m'avoir examinée de la tête aux pieds, me deman- daient, l'air étonné, pourquoi j'avais choisi ce métier-là.

— Jolie comme vous êtes ! m'a même lancé un jour d'un air catastrophé une amie de ma mère.

Comme si mon idéal manquait de hauteur : est-ce que je n'avais pas mieux à faire, avec mes vingt-trois ans et mon mètre quatre-vingts, que de laver les petits vieux, poser des sondes gastriques, prendre le risque d'être contaminée par le virus du sida, côtoyer la mort chaque jour ?

Pour certains, il est clair que vouloir être utile aux autres, donner un sens à sa vie, relève de la pathologie. Je devinais des pensées tordues : « Pauvre petite fille riche, elle doit certainement se débattre dans une histoire personnelle compli- quée, payer une faute obscure, inavouable... »

Mais aujourd'hui, le vol des sacs leur donne rai- son. J'ai perdu deux ans de ma vie à vouloir coûte que coûte soulager la souffrance, aider à mourir dans la dignité.

Mon métier, je le faisais par amour. Seulement ce soir, l'histoire d'amour a mal tourné. Ce soir, c'est un coup de trop. Je n'y crois plus. J'abandonne la partie, je me rends. Je ne resterai pas un jour de plus ici, je vais partir, changer de service, changer de métier.

Mais qu'est-ce que je raconte ? Je deviens folle. Partir, changer de métier, moi ? C'est impossible.

Je revois Lucien débarquant vendredi comme un fou à Filliol, le service de médecine interne. Toxi- comane, plusieurs fois hospitalisé sans succès pour des sevrages d'héroïne, il venait nous réclamer des tranquillisants sans prescription médicale. Impos- sible de le dépanner. Alors il s'est mis à hurler, à insulter tout le

monde. Tour à tour, les malades sortaient des chambres et jetaient un œil craintif dans le couloir.

— Vous allez me le payer ! Je reviendrai ! Je n'ai rien dit. Je ne m'étonne plus. Cela fait un

moment que j'ai cessé de croire au système mis en place ici pour le toxicomane. Régulièrement, son sevrage échoue, parce que les mailles du filet tendu pour tenter de le repêcher sont trop lâches. Pas de règlement précis, écrit, dûment signé, qui le res- ponsabilise. Pas de limitation stricte des objets per- sonnels et des visites, pas de fouille discrète. Mais un simple contrat oral de ne plus se piquer passé avec Serge, le médecin du service.

C'est pourtant un engagement très grave. Le malade toxicomane séropositif qui ne tient pas parole, continue de se shooter et de planquer des aiguilles dans sa chambre, met en danger la vie des infirmières et des aides-soignantes. Alors doit-on se contenter d'un engagement oral ?

Manque aussi de formation et de coordination des équipes soignantes qui ne savent pas toujours quelle attitude prendre avec lui, absence de dia- logue entre elles et le malade sur les différents aspects de son traitement. Manque de psys, d'édu- cateurs spécialisés, d'une réhabilitation réelle.

Ce n'est plus un service d'hôpital, Filliol, c'est le flou artistique et le grand bordel. C'est la cour des miracles.

Et puis hier, samedi, tout agitée, une vieille dame en attente de placement depuis un mois à Des- bordes, le service voisin, apparaît à la porte du poste de soins :

— Barbara, je ne retrouve plus mon portefeuille !

— Cherchez bien, Félicie, vous avez oublié où vous l'avez mis.

J'entends des pas précipités dans le couloir. Dominique, une collègue, surgit, l'œil noir de colère, la frange en bataille :

— J'appelle la sécurité. Il y a eu des vols. Dans trois chambres les sacs ont été fouillés. Les porte- feuilles, les clés, tout a disparu.

Pendant qu'elle téléphone, je cours vérifier nos vestiaires au premier étage. Ils sont régulièrement visités, les cadenas forcés ou sciés. Mais aujour- d'hui, coup de bol, personne n'y a touché.

La sécurité débarque et prend les dépositions des malades, quand ils peuvent s'exprimer. On a dépouillé les petits vieux parce qu'ils sont sans défense.

— Un agent de police passera lundi. Vous pour- rez porter plainte.

Félicie me regarde, une main à son cou, une main décharnée par le grand âge et les chagrins :

— C'est pas tellement l'argent, mais j'avais des souvenirs, la dernière photo de mon mari...

Les filles et moi, on se regarde en silence. On pense immédiatement à la même chose, à ce qui s'est passé hier, aux menaces de Lucien — « Vous allez me le payer ! » — mais sans aucune espèce de preuve.

On avait vu juste. Aujourd'hui, c'est notre tour. Pourtant, la première chose que nous avons faite

en arrivant, Sonia, l'aide-soignante, et moi, c'est de camoufler nos sacs à main dans le poste de soins. Nos vestiaires sont encore moins sûrs le dimanche. Ils peuvent être forcés en toute tranquillité.

La journée est longue, les malades pénibles. Ils

sonnent pour rien, certainement effrayés par les vols d'hier et l'insécurité soudain flagrante de l'hôpital. Puis, à 7 heures du soir, on part manger comme d'habitude dans l'office alimentaire, tout au bout du couloir. Crevées, on oublie un moment d'être sur nos gardes, de jeter un œil. On discute entre nous. On fait certainement assez de bruit pour permettre à quelqu'un de se glisser dans le service sans se faire remarquer.

Enfin à 9 heures et demie, soulagée d'en avoir fini, je vais récupérer mon sac dans le poste de soins. Mais il n'y est plus, ni celui de Sonia.

On alerte tout de suite la sécurité et les collègues du bâtiment. J'essaie de garder mon calme, je continue de chercher dans la pièce. Je n'arrive pas à y croire, ce n'est pas vrai, ils n'ont pas fait ça. Je me sens plus qu'insultée. Trahie.

Effondrée, je referme la porte quand j'aperçois monsieur Langlois, un retraité en sevrage d'alcool à Filliol. Il s'assure d'abord que personne ne le voie, puis s'approche tout près de moi et me chu- chote à l'oreille :

— J'ai vu Lucien dans le couloir. Je me redresse : — Quand ? — Je sais pas exactement... vers 6 heures et demie... — Merci, monsieur Langlois. Je réfléchis. Lucien ne pouvait pas savoir qu'on

avait caché nos sacs dans le poste de soins. Il n'était pas là. Alors une seule solution s'impose : il a été renseigné. Renseigné par un malade.

Non, c'est impossible. C'est trop. J'ai presque envie de pleurer en pensant que des gens que je retrouve tous les jours, que j'aide à vivre du mieux possible, à surmonter la peur et la détresse, se sont

joués de moi, m'ont épiée comme une ennemie et craché dessus. Soudain, tout ce que j'ai vécu depuis deux ans

remonte et se bouscule en moi. Je donne mon temps, mon énergie, mon cœur à un service public qui ferme les yeux sur la gravité des problèmes et ses propres incompétences. J'ai envie de hurler.

Lucien n'est que la partie émergée de l'iceberg. Ma blessure fait place à une rage ouverte contre l'hôpital qui nous ignore et nous met en danger : deux agents de sécurité en tout pour un hôpital de plus de deux cents personnes, des gants et des blouses qui ne nous protègent pas des piqûres d'aiguilles.

Et puis il y a, quotidiens, désespérants, mon impuissance et mon chagrin devant les souffrances inhumaines des gens atteints du sida, la procession hallucinante des morts et son cortège d'horreur.

Quand j'atteins le bout du couloir, le téléphone retentit dans le poste. Je m'y précipite. Hors de moi, j'arrache littéralement le combiné. C'est une collègue du premier étage :

— Venez vite, on a retrouvé vos sacs ! J'appelle Sonia, nous nous précipitons au pre-

mier. Ils gisent à terre, abandonnés près des ves- tiaires, jetés en vrac, pratiquement vides. J'aperçois mon tube de rouge à lèvres, la lettre d'une amie chiffonnée.

Ils ont fouillé en vitesse et pris l'essentiel, argent liquide, portefeuilles, permis de conduire, cartes d'identité, chéquiers, cartes bleues, cartes de télé- phone. J'ai une pensée émue pour Félicie, car éva- nouies aussi les photos qui me tenaient à coeur : ma mère, mes frères Hugo et Louis, un souvenir de vacances au soleil avec Antoine, l'homme qui par- tage ma vie. Je les regardais souvent, je les montrais

parfois. Elles me servaient de repères, elles m'aidaient à survivre au quotidien douloureux de l'hôpital, à séparer son lot du mien, à poursuivre une vie presque normale, presque intacte — on ne côtoie pas la maladie et la mort sans être profondé- ment ébranlé, sans changer sa façon de voir les choses.

Sonia a les larmes aux yeux. Avec son gamin, les fins de mois sont difficiles. Je l'embrasse, puis je la regarde s'éloigner, toute petite, noyée dans son grand manteau d'hiver et serrant inutilement contre elle un sac vide. C'est drôle, je me dis alors, mais d'une manière fulgurante, informe : Ne t'en fais pas, ma Sonia, ça ne se passera pas comme ça, tout le monde saura.

Voilà. Ramenée au point de départ. Page 1, tris- tesse sans nom, toutes les larmes de mon corps pour la fin d'une histoire d'amour.

Histoire du ras-le-bol d'une infirmière. Histoire merveilleuse d'un rêve d'enfant devenu

réalité et que le système s'est chargé tout douce- ment, au fil des jours, presque à mon insu, de métamorphoser en cauchemar.

C'est plus tard, les yeux grands ouverts dans la nuit, que je décide de témoigner.

Pour Dominique et Sonia, et le respect, la sécu- rité des infirmiers et aides-soignantes des hôpitaux de l'Assistance publique.

Pour tous les malades, et l'égalité des soins. Pour l'amour et le respect des gens atteints du sida. Pour le développement de la prévention de la

toxicomanie, une meilleure prise en charge du

malade toxicomane en milieu hospitalier, la multi- plication des centres de méthadone.

Pour la vieillesse dans la dignité, le développe- ment des centres long séjour, une mort très douce.

Mais aussi pour Hugo et Louis, mes frères, pour mon père et ma mère, pour Antoine et mes amis, pour vous.

On finit tous à l'hôpital, et tous les gens qu'on aime.

PREMIÈRE PARTIE

ENTRE MARTEAU ET ENCLUME

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Je n'ai pas l'habitude de voir pleurer ma mère. Je reste là, plantée devant elle, sans savoir quoi faire ou dire, les bras le long du corps, très embarrassée par la soudaine démonstration de son chagrin.

— C'est grave, Barbara... Un cancer des pou- mons... On l'hospitalise demain.

J'ai seize ans. Je ne mets rien de réel derrière les mots qu'elle prononce. Je trouve même qu'elle exagère : mon grand-père paternel ne peut pas mourir. Il se porte comme un charme, il est indes- tructible. Je suis très loin de me douter que sa maladie va changer le cours de mon destin.

Mon grand-père est le chef de famille, la figure centrale de ma vie. Tout s'articule autour de lui depuis toujours, nos dimanches, les vacances, les fêtes, le sentiment de sécurité, le bonheur tran- quille.

Il a soutenu ma mère pendant son divorce. Jus- qu'à son remariage avec mon beau-père, il a payé le loyer de notre appartement en ville, face à la mer. Mon père ne nous versait pas de pension ali- mentaire. Depuis toujours, mon grand-père paie

pour lui et répare ses conneries. C'est la seule erreur grave qu'il ait faite. Elle a instauré l'irres- ponsabilité de mon père, elle est irréparable.

Sa haute stature, sa belle voix de basse, son auto- rité mêlée d'une grande gaieté, sa sévérité parfois, ses silences qui en disent long m'impressionnent. Je l'admire aussi. C'est un homme important. P.-D.G. de plusieurs affaires immobilières, il a de grandes responsabilités et bosse dur.

Mon père ne compte pas, ou peu. Flambeur — il le dit lui-même — il vit de l'argent de mon grand-père, joue aux cartes, hante les hippo- dromes, gagne et perd une fortune chaque fois. Je ne l'ai jamais vu travailler, ou peu. Quand on va le voir, mon frère Hugo et moi, il nous raconte ses aventures au jeu, ou fait le pitre : le père La Pouque, par exemple, un ballon caché sous sa che- mise, avec deux gros yeux effrayants dessinés des- sus. Il agite les bras et pousse des cris. Gênée, je fais semblant de rire. Il n'est pour moi qu'un copain. Nos goûts, nos études, notre présent, notre avenir ne le concernent pas.

Alors, à défaut d'être fière de lui, je le suis de mon grand-père et de sa noble allure. Personne n'a la chance d'avoir un grand-père comme le mien, il est véritablement unique ! Quand nous marchons ensemble, je lui donne le bras, j'accorde mon pas au sien. A seize ans, je suis presque aussi grande que lui.

À côté de lui, la vie est un plaisir. Ça me change des vieilles disputes parentales. Il a toujours un tas de choses formidables à me raconter, un souvenir, une blague, une histoire. Je l'écoute avec émer- veillement. Les gens dans la rue se retournent sur nos rires.

Voilà pourquoi il ne peut pas mourir, il ne nous

abandonnerait jamais, c'est impensable et je n'y pense pas.

Quand je pousse la porte de l'hôpital pour aller lui rendre visite et que j'avance dans le hall, j'ai d'abord l'impression extraordinaire de pénétrer dans un immense bateau de croisière, aux murs immaculés, aux sols brillants comme ceux d'une salle de bal, feutré et solennel.

Les belles compositions de fleurs à l'accueil, les grands arbres dans les bacs, la cafétéria ont un air rassurant et joyeux. Ici, la mort n'a pas sa place, mon grand-père n'a rien à craindre. Je hume à plein nez la bonne odeur de propre, je prends de grandes bouffées d'oxygène, comme en haute mer.

Au deuxième étage, par les portes ouvertes, j'aperçois les gens dans les chambres. La vie y tourne au ralenti, faite à la fois de retenue et d'abandon. Mais dans les couloirs, tout autour, ça bouge, c'est vivant, un ballet gracieux d'allées et venues, de mouvements, de gestes qui ont leur rai- son d'être, leur signification précise. Bref, une ruche gigantesque, et les infirmières, les abeilles ouvrières autour des alvéoles royales.

Chambre 203, assis droit dans son lit, pareil à lui-même, Papou nous attend. Le drap du dessus barre sa poitrine et lui fait le buste imposant d'un sénateur romain. Quand il nous aperçoit, il nous ouvre les bras. Je l'embrasse très fort. Puis il commence à répondre aux questions pressantes de ma grand-mère et de ma mère quand une infir- mière apparaît à la porte de sa chambre.

— Bonjour ! Je l'observe, l'aisance avec laquelle elle se pré-

sente à nous, son sourire tranquille, le ton juste de

sa voix. Je me laisse fasciner. Non seulement parce qu'elle affronte mon grand-père, homme autori- taire, mais aussi parce qu'elle a de l'allure dans sa blouse blanche. Une seconde peau, qui épouse naturellement le plus infime de ses mouvements et reprend doucement sa place, éclatante dans le carré ensoleillé de la fenêtre. D'une pichenette délicate, elle vérifie la poche d'eau suspendue.

— C'est l'heure de votre médicament, monsieur Lucas !

Mais quand elle s'approche, il la repousse et se fâche : — Est-ce que vous allez me foutre la paix ! — Jacques ! lance d'un ton suppliant ma grand-

mère. Toujours dans nos petits souliers quand Papou

hausse le ton, ma mère et moi, nous nous taisons. — Allez, un petit effort, faites-moi plaisir ! dit

l'infirmière sans se départir de sa bonne humeur. Il la regarde, elle lui sourit, il finit par céder. Quand elle s'en va, il ne tarit pas d'éloges sur

elle, loue son calme et son savoir-faire, la douceur et l'humour qu'elle déploie pour arriver à ses fins. Il complimente aussi les infirmières de nuit et du matin.

— Ces filles sont vraiment formidables. Elles font un boulot exemplaire. Exemplaire !

Il se passe alors quelque chose d'incroyable dans ma tête d'adolescente qui se croit incomprise et cherche un sens à donner à sa vie, avide d'amour et de reconnaissance. Comme une illumination, une révélation. Lumineuse, évidente, formidable : voilà, c'est ça, je serai infirmière. Pour ce regard d'égal à égal échangé entre mon grand-père et elle, pour l'admiration qu'il lui témoigne. Je veux lire la

même chose dans ses yeux quand il me regarde : le respect.

Je me tais, je garde ma décision secrète, mais, assise dans le fauteuil, un sentiment merveilleux, inconnu, de paix, de bonheur m'envahit, comme si j'avais trouvé une réponse, une raison d'être, une place, ce que je cherchais depuis toujours.

Oui, je me souviens. Toute petite déjà, haute comme trois pommes, je voulais être infirmière. Je collais un tas de pansements sur les genoux de ma poupée, j'essuyais ses larmes, la serrais contre mon cœur, puis je mettais ses bras autour de mon cou et la faisais me couvrir de baisers. Nous avions l'une pour l'autre un amour et une reconnaissance infi- nis. Je la consolais, elle m'aimait. Je me souviens exactement de l'odeur de ses cheveux et de sa peau en caoutchouc.

Il faut dire que je n'avais pas vraiment l'impres- sion de compter beaucoup pour mes parents. Ils passaient leur temps à se disputer. Comme d'autres enfants, j'ai cru longtemps n'être aimée ni de l'un ni de l'autre. Alors je jouais à être la sœur, l'amie, la confidente qui me manquait.

Mon imagination me transporte hors de la chambre. Je m'y vois. Le monde de l'hôpital est le mien, j'ai rejoint le corps d'élite des infirmières. « Elles font un travail exemplaire, elles sont formi- dables », elles sont admirables. J'ai le cran, le savoir-faire, le pouvoir d'apprivoiser d'un sourire les hommes les plus sévères, de les faire manger dans le creux de ma main.

— Allez, on y va, c'est l'heure, dit ma mère. En l'espace d'une heure, je suis devenue quel-

qu'un d'autre, ou peut-être redevenue moi-même, cette Barbara d'avant, de l'enfance perdue, qui

Le métier d'infirmière, Barbara l'a vraiment choisi. Par vocation. Par amour des autres. Pour combattre la maladie. Pour soulager la douleur et le désespoir. Six mois après sa sortie de l'école d'infirmières, son vœu se réalise enfin, elle est affectée dans un hôpi- tal parisien, auprès des personnes âgées, des toxicomanes et des malades du sida... Très vite, le rêve d'enfant se transforme en cauchemar. Elle se heurte à l'inadaptation des structures d'accueil, à l'indifférence de certains membres du personnel soignant, aux problèmes de sécurité, aux risques de contamination accrus et au manque d'huma- nité de bien des médecins. Alors, elle décide de témoigner. Pour dénoncer tout cela. Avec l'espoir que les choses changent! Un cri d'alarme. Un constat lucide. Un document émou- vant.

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