Foucault - (Le Beau Danger, 1968:2011)
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8/10/2019 Foucault - (Le Beau Danger, 1968:2011)
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Entretien entre Michel
Foucault
et
Claude
Bonnefoy 968
Claude Bonnefoy
Je
ne voudrais pas dans ces entre
tiens, Michel Foucault, vous amener redire autre
ment ce que vous
avez
parfaitement exprim dans vos
livres n vous obliger commenter
une
fois de plus
ces fivres.
es
entretiens, j aimerais qu ils se situent,
sinon
en
totalit, du moins pour une grande part
dans la marge de vos livres, qu ils nous permettent
d en dcouvrir l envers et comme leur trame secrte.
e
qui m intresse
d abord, c est votre rapport
l criture. Mais nous voil dj dans le paradoxe.
Nous devons parler, et c est sur l criture que je vous
interroge. Aussi me semble-t- il ncessaire de poser
une question pralable: comment abordez-vous ces
entretiens
que vous
avez
l amabilit de m accorder
ou, plutt, comment concevez-vous, avant mme den
jouer le jeu, le genre mme de l entretien?
Michel Foucault
Je
commencerai par vous ire que
j ai le trac. Au fond, je ne sais pas trs
bien
pourquoi
j apprhende ces entretiens, pourquoi je crains de ne
s
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8/10/2019 Foucault - (Le Beau Danger, 1968:2011)
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Entretien
entre Michel
Foucault
et
Claude Bonnefoy
968
Claude
Bonnefoy
Je
ne voudrais pas dans ces entre
tiens, Michel Foucault, vous amener redire autre
ment ce que vous avez parfaitement exprim dans vos
livres n vous obliger commenter
une
fois de plus
ces livres.
es
entretiens, j aimerais qu ils se situent,
sinon
en
totalit, du moins pour
une
grande part
dans la marge de vos livres, qu ils nous permettent
d en dcouvrir l envers et comme leur trame secrte.
e
qui m intresse
d abord, c est votre rapport
l criture. Mais nous voil dj dans le paradoxe.
Nous devons parler, et c est
sur
l criture que
je
vous
interroge. Aussi me semble-t- il ncessaire de poser
une question pralable: comment abordez-vous ces
entretiens que vous
avez
l amabilit de m accorder
ou, plutt, comment concevez-vous, avant mme den
jouer le jeu, le genre mme de l entretien?
Michel Foucault
Je
commencerai par vous ire que
j ai le trac. Au fond, je ne sais pas trs bien pourquoi
j apprhende ces entretiens, pourquoi
je
crains de ne
s
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pas
en
venir
bout. En rflchissant, je me demande
si
ce n est pas pour la raison que voici: peut-tre
parce que je suis universitaire, je dispose
d un cer
tain nombre de formes,
en
quelque sorte statutaires,
de parole. Il y a les choses que j cris, qui
sont
desti-
nes former des articles, des livres, de toute faon
des textes assez discursifs
et
explicatifs. Il y a une
autre parole statutaire qui est celle de l enseigne
ment: le fait de parler un auditoire, d essayer de lui
apprendre quelque chose. Enfm une autre parole sta-
tutaire
est
celle de l expos, de la confrence que l on
fait
en
public ou des
pairs pour
tenter
d expliquer
son travail, ses recherches.
Quant
au genre de
l entretien, eh bien,
j avoue
que je
ne
le connais pas. Je pense que les gens qu
se meuvent plus facilement que moi dans le monde
de la parole,
pour
qui l univers de la parole est
un
univers libre, sans barrires, sans institutions pra-
lables, sans frontires, sans limites sont tout fait
l aise dans l entretien
et ne
se posent pas trop le
pro
blme de savoir ce que c est ou ce qu ils
ont
dire.
J imagine qu ils sont traverss
par
le langage et que
la
prsence
d un
micro,
la
prsence
d un
question-
neur,la
prsence d un livre futur form de ces paroles
mmes qu ils
sont
en
train
de prononcer ne doivent
pas l impressionner beaucoup
et
que dans cet espace
de la parole qu
leur
est ouvert, ils se
sentent
tout
fait libres. Moi, pas
du
tout 1 Et je me demande quelle
sorte de choses je vais pouvoir dire.
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C B :
Cela,
nous
devons
le
dcouvrir
ensemble.
M.F.: Vous m avez
dit qu il n tait pas question dans
ces
entretiens de redire
ce que j avais
dit
ailleurs. Je
crois que
j en serais
en effet
rigoureusement inca-
pable. Pourtant, ce
que
vous
me
demandez, ce
ne sont
pas
non
plus des
confidences, ce
n est pas ma
vie
n
ce
que
j prouve.
n
audrait
donc que nous
arrivions
trouver
tous les
deux
une sorte de
niveau
de langage,
de
parole, d change,
de
communication qui
soit
n
tout
fait
de l ordre de
l uvre,
ni de
celui
de
l expli-
cation,
n
non plus de la
confidence. Alors essayons.
Vous parliez
de
mon rapport l criture.
C B;: Quand on lit L histoi.re
de
la folie
ou es
mots et
les choses
ce qui frappe, c est de
voir
une
pense
analytique extrmement
prcise
et
pntrante sous-
tendue par une
criture
dont les
vibrations
ne
sont
pas
uniquement d un
philosophe mais rvlant un
crivain. Dans
les commentaires
qui ont t crits sur
votre
uvre
on
retrouve bien
les
ides,
les
concepts,
les
analyses qui sont
vtres, mais
l
manque
ce
fr-
missement qui donne vos
textes
une dimension
plus grande,
une ouverture
sur un domaine qui
n est
plus seulement
celui
de l criture
discursive,
m is
de
l criture littraire.
vous
lire, on
a
l impression que
votre
pense
est insparable
d une formulation
la
fois rigoureuse
et
module,
que l
pense
serait
moins
juste si la
phrase
n avait
pas trouv aussi
sa cadence,
si elle
n tait pas
aussi
porte et
dveloppe par cette
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cadence. J aimerais donc savoir ce que
reprsente
pour vous le fait d crire.
M F :
Je
voudrais d abord prciser ceci. Je
ne
suis
pas, personnellement, trs fascin par le ct sacr
de l criture.
Je
sais qu actuellement il est prouv par
la plupart des gens qui se vouent soit la littrature,
soit la philosophie. Ce que l Occident, sans doute,
a appris depuis Mallarm, c est que l criture a une
dimension sacre, qu elle est
une
sorte d activit en
soi,
non
transitive. L criture est rige parti r d elle
mme,
non
pas tellement
pour
dire,
pour montrer
ou pour enseigner quelque chose, mais pour tre l.
Cette criture, c est actuellement
en
quelque sorte, le
monument mme de l tre du langage. Au niveau de
mon exprience vcue, j avoue que ce
n est pas du tout
comme a que, pour moi, l criture s est prsente.
J ai toujours eu l gard de l criture une mfiance
presque morale.
C B : Pouvez-vous expliquer cela, montrer comment
vous avez abord l criture? Je vous rappelle que ce
qui
m intresse ici, c est Michel Foucault crivant.
M F :
a
rponse que
je
vais vous faire risque
un
peu
de vous surprendre.
Je
sais faire
sur
moi
-mme-
et l
me plait de faire avec vous
sur
moi-mme
un
exer
cice bien diffrent de celui que j ai fait
sur
les autres.
J ai toujours essay, lorsque je parlais
d un
auteur, de
ne pas tenir compte de ses facteurs biographiques
ni
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du contexte social et culturel, du champ de connais
sance dans lesquels l a pu naitre et se former. J ai
e ay toujours de faire comme abstraction de ce que
l on appellerait d ordinaire
sa
psychologie
pour
le
faire fonctionner comme
un
pur sujet parlant.
Eh bien, ma foi, je vais protiter de l occasion que
vous m offrez en me posant ces questions pour faire
sur
moi-mme exactement le contraire. Je vais faire
palinodie. Je vais retourner contre moi- mme le sens
du discours que j avais tenu propos des autres. Je
vais essayer de vous dire ce qu a t pour moi, dans
le til de
ma
vie, 1 criture. Un de mes plus constants
souvenirs- certainement pas le plus ancien, mais le
plus obstin - est celui des difftcults que
j ai
eues
b e n ~ crire. Bien crire au sens o on l entend dans
les coles primaires,
c est--dire
faire des pages
d criturebienlisibles.
Je
crois, je suis mme
sr
que
j tais dans ma classe t dans mon cole celui
qui
tait
le plus illisible. Cela dura longtemps, jusque dans les
premires annes de l enseignement secondaire. En
sixime,
on
me faisait faire des pages spciales d cri
ture tellement j avais des difficults tenir comme il
faut
mon
porte-plume
et
tracer comme il fallait les
signes de l criture.
Voil donc
un
rapport
l criture
un
peu compli
qu,
un
peu surcharg. Mais il y a
un
autre souvenir,
beaucoup plus rcent. C est le fait qu au fond, je n ai
jamais pris trs au srieux l criture, l acte d crire.
L envie d crire
ne
m a pris que vers ma trentime
anne. Certes, j avais fait des tudes qu on appelle
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littraires. Mais ces tudes littraires
-l habitude
de
faire des explications de texte, de rdiger des disser-
tations, de passer des
examens-,
vous pensez bien
qu elles ne m avaient donn
en
aucune faon le
goQt
d crire. u contraire.
Pour
arriver
dcouvrir le
plaisir
possible de
l criture, il a fallu que je sois l tranger. J tais alors
en
Sude et dans l obligation de parler soit le sudois
que je connaissais fort
mal,
soit l anglais que je
pra
tique avec assez de peine. Ma mauvaise connaissance
de ces langues m a empch pendant des semaines,
des mois
et
mme des annes de dire rellement ce
que je voulais. Je voyais les paroles que je voulais dire
se travestir, se simplifier, devenir comme des petites
marionnettes drisoires devant moi au moment o je
les prononais.
Dans cette impossibilit o je me suis trouv d uti-
liser mon propre langage, je me suis aperu, d abord
que celui
-ci
avait
une
paisseur,
une
consistance, qu il
n tait pas simplement comme l air qu on respire, une
transparence absolument insensible, ensuite qu il
avait ses lois propres, qu il avait ses corridors, ses
chemins de facilit, ses lignes, ses pentes, ses ctes,
ses asprits,
bref
qu il avait
une
physionomie
et
qu il formait
un
paysage o l on pouvait se promener
et
dcouvrir au dtour des mots, autour des phrases,
brusquement, des points de vue
qu
n apparaissaient
pas auparavant. Dans cette Sude o je devais parler
un langage qui m tait tranger, j ai compris que mon
langage, avec sa physionomie soudain particulire,
o
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je pouvais l'habi ter comme tant le lieu le plus secret
mais
le plus
s1ir
de ma rsidence dans ce lieu sans lieu
que constitue le pays tranger dans lequelonse trouve.
Finallement la seule patrie relle, le seul sol
sur
lequel
on puisse marcher, la seule maison o
l on
puisse
s'arrter
et
s'abriter, cest
bien
le langage, celui qu'on a
appris depuis l'enfance. Il s'est
gi
pour moi, alors, de
ranimer
ce langage, de me
btir
une sorte de petite
maison de langage dont
je
serais le maitre
et
dont
je
connatrais les recoins.
Je
crois que c'est celaqui m'a
donn envie d'crire.
La
possibilit de parler m'tant
refuse, j'ai dcouvert le plaisir d'crire. Entre plaisir
d'crire et possibil it de parler, il existe un certain
rapport d'incompatibilit.
L
o il n'est plus possible
de piO ler, on dcouvre le charme secret, di:fti.cile, un
peu dangereux d'crire.
C.B.:
Pendant longtemps, avez-vous dit, crire
ne
vous a pas
paru
tre
une
activit srieuse. Pourquoi?
M.F.: Oui. Jusqu' cette exprience, l'criture n'tait
pas
pour
moi quelque chose de
bien
srieux. C'tait
mme quelque chose de parfaitement lger. crire,
c'tait faire du vent.
L
je me demande si ce n'est pas
le systme de valeurs
de mon
enfance
qui
s'exprimait
dans cette dprciation de l'criture. J'appartiens
un
milieu mdical,
un
de ces milieux mdicaux de
pro-
vince qui
par
rapport
l
vie un peu endormie d'une
petite ville
est
sans doute un milieu relativement
adaptatif ou, comme
on
dit, progressiste. nn'en reste
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pas moins que le milieu
mdical
en
gnral, parti
culirement en
province
demeure profondment
conservateur. C est
un
milieu
qui
appartient encore
au
XIX sicle.
ny
uraitune
trs
belle tude sociologique
faire du milieu mdical dans la France provinciale.
On
s apercevrait que c est au
xzx