Philosophy s.xx - Foucault - L'Esthetique de l'Existence Chez Foucault (Bruno Kersenti)

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Universit de Paris 1 Panthon-Sorbonne UFR de Philosophie anne universitaire 2001-2002

Mmoire de matrisetitre :

Lesthtique de lexistence Une tude de la notion et de ses implications dans la pense de Michel Foucault, avec rfrences la philosophie antique et la philosophie de Frdric Nietzsche

Directeur du mmoire : Monsieur Bruno Karsenti Matre de Confrences lUniversit de Paris I, Panthon-Sorbonne

prsent par : Sebastian Harrer Fondation Danoise 9 Bd Jourdan 75014 Paris Tl. : 01.40.78.12.15 [email protected]

pour la deuxime session de soutenance, en septembre 2002

Table des matiresREMERCIEMENTS INTRODUCTION 1. La Problmatique 2. Priodisation et choix de corpus 3. La notion de l esthtique de lexistence PREMIRE PARTIE : LA SUBJECTIVATION 1. La critique de lhumanisme 2. Les rapports de forces 3. Connaissance de soi et souci de soi 4. Lindividu en tant quobjet 5. Lindividu en tant que sujet DEUXIME PARTIE : LE RAPPORT AUTRUI 1. Lamiti 1.1. Aristote : amiti et vertu 1.2. Amiti et amour romantique 1.3. Lamiti comme mode de vie 1.4. Lamiti comme ethos 1.5. Lamiti entre deux personnes de statuts ingaux 2. Lenseignement : asksis et paraskeu 2.1. La paraskeu 2.2. Lcoute 2.3. La lecture/ lcriture 2.4. Le parler 3. Conclusion 89 95 97 100 104 105 74 75 78 83 84 88 67 20 27 35 41 48 55 4 5 6 10 14

TROISIME PARTIE : LE RAPPORT SOI-MME 1. La mditation 1.1. La trame gnrale 1.2. La mditation des logoi 1.3. Le contrle des reprsentations 1.4. La tradition de lexercice spirituel : la mditation cartsienne 2. La dittique 2.1. Lhritage de Nietzsche : le philosophe mdecin 2.2. La liaison entre philosophie et mdecine 2.3. Le domaine de la dittique 2.4. Le rle du matre 2.5. La finalisation de la dittique 3. Conclusion CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE 114

111

114 121 126 132 138 138 140 145 150 152 156 160 170

RemerciementsJe remercie tout dabord le plus vivement le directeur de mon mmoire de matrise, Monsieur Bruno Karsenti, Matre de Confrences lUniversit de Paris I, PanthonSorbonne. Sans sa direction rigoureuse de mon travail, accompagne de ses conseils savants et des discussions personnelles qui mont beaucoup enrichi sur mon sujet et la philosophie en gnral, je naurais jamais t capable de mener terme le prsent travail. En outre je tiens remercier, pour leurs conseils occasionnels mais prcieux, Monsieur le Professeur Hans-Herbert Kgler, Monsieur Frdric Gros, Matre de Confrences et Monsieur Roger Ldeke, Docteur s Lettres. Enfin je remercie trs cordialement Monsieur le Professeur Gilbert Merlio, Monsieur le Professeur Christoph Horn, Monsieur Joachim Sder, Docteur en Philosophie, ma famille et mes amis pour leur soutien personnel.

Je suis trs reconnaissant Mademoiselle Siham Faidoli et Monsieur Benot Trpied davoir eu la patience de relire et corriger mon texte.

Introduction

1. La problmatiqueIl sagit tout dabord de dfinir lobjet, la dmarche et le but de mon tude. La dmarche sera dexpliquer la conception dune esthtique de lexistence de la manire suivante : il convient de la situer lintrieur de la pense foucaldienne et par rapport aux sources dans lesquelles Foucault a puis cette conception ou dont il sest inspir pour llaborer. Deux observations simposent ici : cette conception vient videmment de lAntiquit, plus prcisment de lpoque hellnistique, cest--dire de la Grce postclassique et de lEmpire romain. Cest galement lpoque dont Foucault sinspire pour llaboration de cette conception, comme le montre nombre de travaux effectus sur la philosophie antique et nombre de textes qui datent des annes 1980. Or dans lAntiquit cette conception tait simplement appele thique (dans le sens dun ethos individuel). La notion esthtique de lexistence me semble mme idiosyncratique par rapport la pense antique. Si lon considre que la Potique dAristote, qui est le texte de rfrence dans toute lAntiquit, dfinit luvre dart comme une mimsis1 , une imitation de la nature, ce ne peut pas tre la vie elle-mme qui devient uvre dart, puisque lart, cest toujours une imitation de la vie. La notion dune esthtique de lexistence , applique la pense antique, nous conduit un paradoxe. La conception, au fond, est puise dans lAntiquit, mais les axes sur lesquels Foucault linscrit son tour manifestent une orientation tout fait moderne, et Foucault lui-mme rvle ses prdcesseurs : Jamais le thme du retour soi na t dominant chez nous comme il a pu ltre lpoque hellnistique et romaine. Bien sr, vous trouvez au XVIe sicle toute une thique de soi, toute une esthtique aussi de soi, qui est dailleurs trs explicitement rfre celle quon trouvait chez les auteurs grecs et latins dont je vous parle. Je pense quil faudrait relire Montaigne dans cette perspective-l [] Mais on peut relire1

Cf. : ARISTOTE, Potique, 1, 1447a (trad. par J. Hardy, prface de Philippe Beck, Paris, Gallimard, 1990

(-1996).)

tout un pan de la pense du XIXe sicle comme la tentative difficile, une srie de tentatives difficiles pour reconstituer une thique et une esthtique du soi. Que vous preniez par exemple Stirner, Schopenhauer, Nietzsche, le dandysme, Baudelaire, lanarchie, la pense anarchiste, etc.2 Il est alors vident que la prsente tude doit tre nuance par des rfrences cette tradition dont Foucault se rclame tre le successeur. Il fallait cependant faire un choix pour respecter les limites de ce travail. Jai choisi Nietzsche pour une raison convaincante et trs simple : le nietzschisme de Foucault est bien connu, et Foucault a lui-mme fait remarquer que Nietzsche avait t le philosophe dterminant pour tout son parcours intellectuel (quoique linitiation la pense de Nietzsche soit pass travers Heidegger) : Tout mon devenir philosophique a t dtermin par ma lecture de Heidegger. Mais je reconnais que cest Nietzsche qui la emport3. Ds lors, lavantage de ce choix tient au fait quon puisse plusieurs occasions convoquer des concepts nietzschens l o ils permettent dexpliciter la pense de Foucault, et non pas seulement dans le cas de cette orientation esthtique que prend une thique de soi chez les deux penseurs. La deuxime observation met justement en valeur le versant thique dans la conception dune esthtique de lexistence . En effet, lesthtisation de lthique na absolument rien voir avec un soi-disant culte californien du soi, comme laffirme

2

Michel FOUCAULT, Lhermneutique du sujet, Cours au Collge de France (1981-1982), Edition tablie sous la

direction de Franois Ewald et Alessandro Fontana, par Frdric Gros, Paris, Seuil/ Gallimard, 2001, p. 240sq. (cest moi qui souligne).3

Le retour de la morale , DE IV, no. 354, p. 703. Cf. aussi : Vrit, pouvoir et soi , DE IV, no. 362,

p. 780 : Nietzsche a t une rvlation pour moi. , et : Entretien avec Michel Foucault , DE IV, no. 281, p. 42sq. : Les auteurs les plus importants qui mont, je ne dirais pas form, mais permis de me dcaler par rapport ma formation universitaire, ont t des gens comme Bataille, Nietzsche, Blanchot, Klossowski . Remarque : les textes tirs des Dits et Ecrits sont cits sous la forme : titre , DE [volume], no. [du texte], p. [page].

Foucault dans un passage o il distingue prcisment entre une hermneutique des fouilles que reprsente ledit culte, et la culture antique de soi : Dans le culte californien du soi, on doit dcouvrir en principe son vrai moi en le sparant de ce qui pourrait le rendre obscur ou laliner, en dchiffrant sa vrit grce une science psychologique ou psychanalytique qui prtend tre capable de vous dire quel est votre vrai moi. Aussi, non seulement je nidentifie pas la culture antique de soi ce quon pourrait appeler le culte de soi californien, mais je pense quils sont diamtralement opposs4. Il ne sagit pas du tout dun repli sur soi, dune retraite dans la vie prive, bref dun hdonisme dsengag qui serait le contraire de toute thique. La notion desthtique renvoie au travail artistique et dcle la vie individuelle comme matriau de ce travail, elle renvoie la perception critique dune vie thique constitue en uvre dart, et enfin elle renvoie la capacit de faire un choix, qui est propre lesthtique en ce quelle relve de la facult de juger. Ce versant thique se trouve bien sr ancr dans lthique hellnistique, et il sera le deuxime fil conducteur principal de mon travail. Pour ne pas dborder le cadre de mon travail, il ne mest malheureusement pas possible de suivre cette ligne jusque dans les sources, cest--dire dans les textes antiques eux-mmes. Je me reporterai aux tudes entreprises par les spcialistes de la philosophie antique, tels que P. Hadot et J.P. Vernant du ct franais, W. Detel du ct allemand et enfin A.I. Davidson du ct amricain (qui nest pourtant reprsent que par un petit article)5. Il sagit des historiens de la pense4

A propos de la gnalogie de lthique : un aperu du travail en cours , DE IV, no. 326, p. 402sq. Je

reviendrai sur la conception de ce que jappelle une hermneutique des fouilles .5

Wolfgang Detel est professeur de philosophie antique lUniversit de Francfort sur le Main. Grce la

chaire quil occupe Francfort, il a srement pu prendre connaissance du dbat men entre Foucault et lEcole de Francfort (surtout Habermas et Honneth), avant de publier lui-mme une tude sur Foucault et la philosophie antique. Arnold I. Davidson est professeur de philosophie lUniversit de Chicago et a fait publier un livre sur Pierre Hadot.

antique qui travaillent dans une direction proche de linterprtation foucaldienne et qui sont en mme temps critiques de cette dernire. En ce qui concerne le sujet de mon travail, il est troitement li ce que Foucault appelle une histoire du sujet , car la subjectivit est un lment crucial dans la conception dune thique de soi et dune esthtique de lexistence. Afin de respecter mes limites, il faudra faire abstraction du mode de subjectivation qui se fait travers le pouvoir normalisateur, sauf dans la premire partie o il sert darrire-plan et o je lexpose en mappuyant sur des ides bien connues. Lobjet de mon tude sera alors constitu par les textes qui datent des annes 1980. Dans La volont de savoir, Foucault demeure encore dans la conception dun sujet constitu par le pouvoir, quoiquune nouvelle direction doive bientt simposer, comme le ressent G. Deleuze avec beaucoup de finesse. Dj en 1977 Deleuze ressent que la nouvelle direction des recherches de Foucault portera (ou au moins devra porter) sur le pouvoir en tant quil est constituant et non pas normalisant6. Ce nest que dans les textes postrieurs quon peut clairement reprer une Kehre , une rupture, un renoncement la conception antrieure. Cette remarque me mne la dfinition du but de mon travail. La Kehre de Foucault, effectue dans les dernires annes prcdent sa mort en 1984, nest pas passe inaperue. Aujourdhui, un certain nombre dtudes sont disponibles qui nous claircissent sur la pense du dernier Foucault . Je minscris pleinement dans cette perspective et cest bien sr les travaux des grands interprtes et critiques de Foucault qui ont rendu possible mon propre travail. Or je propose un point de vue lgrement diffrent : je propose dtudier la continuit dans la rupture. A mon avis, tudier la dernire priode de luvre foucaldienne6

Cf. DELEUZE Gilles, Dsir et plaisir (indit), Magazine littraire, no. 325, Paris, 1994, p. 59, note C.

Dans le cas de ce texte indit il sagit dune srie de notes classes de A H que Deleuze avait confies F. Ewald pour quil les transmette Foucault afin de reprendre le dialogue avec son ami Foucault qui stait interrompu. Ces notes reprsentent le dernier texte de lchange entre Deleuze et Foucault, un appel qui est rest sans rponse.

0 nest pas seulement intressante en ce que cette priode constitue une rupture et une tape tout fait unique dans le parcours intellectuel de Foucault, une tape marque par un long silence entre 1976 et 1984 (en ce qui concerne la publication de livres), quil reste encore sonder fond. Mais lintrt tient aussi au fait quon ait loccasion de suivre la filiation des concepts qui drivent des priodes antrieures jusque dans la pense du dernier Foucault. Il existe une continuit sur le plan conceptuel qui montre que la dernire priode nest pas indpendante, mais quelle repose sur des conceptions antrieures.

2. Priodisation et choix de corpusEn observant la terminologie en cours dans les nombreuses publications de Foucault, on sapercevra que la notion de l esthtique de lexistence est introduite lorsque Foucault se tourne vers une interprtation et une ractualisation de la philosophie antique, surtout hellnistique. Or la notion qui sera tudie dans ce mmoire touche une pense dune tendue beaucoup plus vaste. Cest dans cette perspective que se pose le problme dune priodisation qui permettrait son tour de faire un choix sur le corpus qui doit tre tudi. La notion de lesthtique de lexistence sinscrit dans une entreprise plus vaste de Foucault, savoir celle de faire une histoire du sujet ; un cadre qui ne tiendrait compte que des deux derniers volumes de lHistoire de la sexualit, o la question dune esthtique de lexistence devient dominante, ne suffirait alors pas. Foucault lui-mme donne des explications trs importantes, quand il est interrog, lors dun entretien, propos de la transformation de son style dans lHistoire de la sexualit : Je suis en train de relire les manuscrits que jai crits pour cette histoire de la morale et qui concernent le dbut du christianisme [...] En relisant ces manuscrits abandonns depuis longtemps, je retrouve le mme refus du style des Mots et les Choses, de lHistoire de la folie ou de Raymond Roussel. Je dois dire que a me fait

1 problme, parce que cette rupture ne sest pas produite progressivement. Cest trs brusquement, ds 1975-1976, que je me suis tout fait dparti de ce style, dans la mesure o javais en tte de faire une histoire du sujet, qui ne soit pas celle dun vnement qui se serait produit un jour et dont il aurait fallu raconter la gense et laboutissement7. En suivant les propos de Foucault, il faudrait inclure Surveiller et punir et La volont de savoir (le premier volume de lHistoire de la sexualit) dans le corpus, ainsi que son cours intitul Il faut dfendre la socit , si lon veut tenir compte de la perspective dune histoire du sujet . En effet, cette perspective est insparable des tudes sur lassujettissement du sujet, reprsentes dans luvre de Foucault par les deux livres mentionns ainsi que par dautres articles et entretiens et par ses cours de cette poque, dj publis ou en cours de publication. Disons quune histoire du sujet comporte essentiellement deux cts : premirement la gense de lindividu travers les mcanismes de lassujettissement, deuximement sa gense travers des pratiques de lauto-constitution. Cest exactement ce deuxime ct quappartient la notion de l esthtique de lexistence ; je parlerai brivement aussi du sujet assujetti, mais uniquement afin de situer mon sujet proprement parler8.

7

Le retour de la morale , DE IV, no. 354, p. 697. En ce qui concerne la priodisation de luvre foucaldienne en fonction de la dimension thique , la

8

premire position (qui inclut la perspective de lindividu assujetti) a t propose par W. Schmid et J.W. Bernauer (Cf. : Wilhelm SCHMID, Auf der Suche nach einer neuen Lebenskunst : die Frage nach dem Grund und die Neubegrndung der Ethik bei Foucault, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1991 (-2000), p. 82, et : James W. BERNAUER, Michel Foucaults Force of Flight: Toward an Ethics for Thought, New Jersey/ Londres, Humanities Press, 1990, p. 123.) La deuxime position (qui met laccent sur le rle indit et crucial de lauto-constitution) se trouve voque dans Technologies of the Self. A seminar with Michel Foucault, sous la direction de Luther H. Martin, Huck Gutman et Patrick H. Hutton, Londres, Tavistock Publications, 1988, et est soutenue notamment par G. Deleuze (Cf. surtout : Gilles DELEUZE, Dsir et plaisir op. cit., p. 59, note C).

2 Les uvres qui constitueront alors le corpus seront celles qui figurent lintrieur et lissue dune priode de crise entre 1976 et la mort de Foucault en 19849. Aprs la parution de La volont de savoir, Foucault cherchait videmment se dtourner de lexclusivit de la perspective du pouvoir assujettissant, un projet dont tmoignent les deux derniers volumes parus de lHistoire de la sexualit ainsi que ses nombreux textes et cours donns pendant cette poque. Un indice prcieux cet gard est le volume qui prsente le sminaire sur les techniques de soi que Foucault avait donn lUniversit de Vermont aux Etats-Unis, en automne 1982. Les directeurs de ldition, L.H. Martin, H. Gutman et P.H. Hutton, crivent dans lintroduction : Le sminaire du professeur Foucault sur les techniques de soi donn luniversit de Vermont reprsente une formulation provisoire de sa nouvelle ligne de recherche. Nous proposons ce livre comme prolgomnes cette tche inacheve. A bien des gards ltude du soi entreprise par Foucault tait la conclusion logique de ses recherches dhistorien sur la folie, la dviance, la criminalit et la sexualit, menes pendant plus de vingt-cinq ans. Dans toutes ses uvres, Foucault sest occup surtout des techniques de pouvoir et de domination, par lesquelles le soi devient un objet, travers la recherche scientifique [...] et ce quil appelait des pratiques divisantes [...]. En 1981, il sest intress de plus en plus au processus par lequel un tre humain se transforme en sujet10. Cette dernire phrase donne exactement la formulation que Foucault va utiliser plus tard pour dfinir le projet entrepris dans Lusage des plaisirs et Le souci de soi. Le sminaire sur9

Cette thse a t soutenue dabord par J. Rajchmann et rcemment de nouveau par B. Han. Cf. : John

RAJCHMAN, Erotique de la vrit. Foucault, Lacan et la question de lthique, trad. par Oristelle Bonis, Paris, PUF, 1994 (d. originale, 1991), p. 12-14, et : Batrice HAN, Lontologie manque de Michel Foucault, Entre lhistorique et le transcendantal, Grenoble, Millon, 1998, p. 23sq.10

Technologies of the Self, op. cit., p. 3 (cit. trad. par moi). Les auteurs ajoutent que Foucault avait envisag

un livre exclusivement sur les techniques de soi, qui devait sappuyer sur le sminaire.

3 les techniques de soi est alors un tmoin important dune activit de recherche mene entre les annes 1976 et 1984. A cet gard, ldition rcente du cours sur Lhermneutique du sujet donn en 1981/ 82 au Collge de France sinscrit dans leffort de combler la lacune de cette priode de rorientation, voire de crise. Mon tude sur la notion desthtique de lexistence devra se limiter au ct de lauto-constitution du sujet, sans pour autant nier limportance qua la notion dassujettissement dans la perspective plus large dune histoire du sujet . Cest pour cette raison que je rsumerai brivement ce que Foucault entend par la constitution de lindividu en tant quobjet, parce que ce rsum devra servir darrire-plan pour mon hypothse qui cherche tablir la dmonstration quune continuit conceptuelle passe de la notion dassujettissement la notion dauto-constitution.

3. La notion de l esthtique de lexistence Puisque mon travail a essentiellement pour objet la notion d esthtique de lexistence et les phnomnes et conceptions qui sont associs elle, il convient de sinterroger dabord sur cette notion pour arriver une sorte de pr-comprhension hermneutique dun ct et pour donner un aperu de lorientation des recherches que je souhaite emprunter, de lautre ct. La notion se dcompose en deux parties, notamment lesthtique et lexistence . Jaborderai dabord laspect de lexistence, dans la premire partie de mon travail qui porte sur la subjectivation . En effet, tout ce quil faudra garder lesprit avant la lecture de cette partie, cest que la notion d existence na aucune porte centrale ou de valeur structurale importante dans lensemble de la pense de Foucault. Il ne sagit pas dune notion aussi labore que par exemple l ek-sistence heidegerrienne ou l existentialisme de J.P. Sartre. Chez Foucault, la notion se rfre lexistence individuelle, la vie de lindividu singulier. Or les choses ne sont pas si simples. Le domaine qui est le plus troitement li la notion desthtique de lexistence, cest lthique. Et cette dernire ncessitera que je minterroge sur la position du sujet dans la pense

4 foucaldienne, ou plus prcisment : sur sa conception de la subjectivation , car lthique repose sur une conception du sujet. Chercher comprendre la partie de lexistence dans la notion en question, cest chercher comprendre le concept de la subjectivation chez Foucault. Lautre composant de la notion desthtique de lexistence, lesthtique , demande plus de remarques pralables, surtout en considrant son application la vie dun individu. Je montrerai quil ne sagit pas du tout dun culte de body-building ou dun embellissement de son apparence physique, qui sont impliqus par cette esthtisation de la vie (au moins pas essentiellement et surtout pas exclusivement). Pour dire un mot qui ne nous claircit gure encore ce point, il sagit dlaborer sa vie en uvre dart : Nous avons peine le souvenir de cette ide dans notre socit, ide selon laquelle la principale uvre dart dont il faut se soucier, la zone majeure o lon doit appliquer des valeurs esthtiques, cest soi-mme, sa propre vie, son existence11. Dans le mme texte, Foucault dit que : Il sagissait de faire de sa vie un objet de connaissance, de tekhn, un objet dart. , et il nous propose ainsi une manire dinterprter cette notion desthtique qui comporte donc deux aspects : la connaissance et la tekhn. Je traiterai des deux notions en dtail tout au long de mon travail et ne donne ici que des premiers jalons. Dabord il faut se garder de comprendre la connaissance comme une connaissance de soi sur quoi reposerait la tekhn son tour. Il ne sagit pas de dcouvrir une sorte de moi archaque refoul ou une identit rprime par la socit, quil faudrait ensuite raliser et cultiver. La connaissance se rfre plutt la perception : si la vie devient une uvre dart, elle va aussi faire lobjet dune perception. On trouve l dj un point trs cher Foucault, savoir lide selon laquelle on ne doit pas forcment soumettre sa vie des codes moraux prescriptifs, mais quon peut la soumettre aussi des rgles esthtiques facultatives. Dans ce cas, la perception dune vie vcue servira d exemple aux11

A propos de la gnalogie de lthique : un aperu du travail en cours , DE IV, no. 326, p. 402.

5 autres, un exemple dans le sens quon peut laccepter ou le rejeter, quon peut dcider de le suivre ou non. La perception dune vie labore en uvre dart nentrane pas dinjonction. Ce nest pas la mme chose que le fait de suivre une rgle, qui implique toujours le fait de montrer comment il faut faire . Laspect de la tekhn puise sa signification dans lAntiquit. En effet, la notion desthtique renvoie la notion d art , et Foucault introduit donc cette acceptation trs particulire de lart dans le sens de tekhn pour la dmarquer nettement du sens romantique qui me semble tre trs dominant dans notre socit daujourdhui, surtout en ce qui concerne le personnage de lartiste. La conception romantique fait appel au modle dun artiste gnial disposant dun talent inn auquel il na aucun accs conscient : la cration est le produit dune inspiration divine. Tout au contraire, lart dans le sens de la tekhn ressemble plutt un travail artisanal ; lorsque ce travail artisanal est appliqu lindividu mme qui lexerce, on parle dun travail asctique. Je signale que la notion d asctisme est en effet crucial pour la conception foucaldienne de lesthtique de lexistence. Cest sur cette laboration artisanal de sa vie en uvre dart que porteront la deuxime et troisime partie de mon travail. Janalyserai ce que Foucault appelle les techniques de soi , dabord en ce qui concerne la relation autrui, puis la relation soi. Toute pratique dun art doit ncessairement inclure une condition primaire : tout art prsuppose un nombre de vertus (dans le sens d aret , cest--dire d excellence ), quil faut cultiver et perfectionner. La pratique de lart puise dans llaboration des vertus. On pourrait ramener les vertus ncessaires une matrice gnrale qui donne un corpus essentiel qui figure la base de tous les arts particuliers. Ces vertus de base sont la discipline, la capacit de concentration, la patience, lexercice pratique et limportance quon accorde son art. Je ne signale quen passant quon va retrouver cette matrice gnrale dans mon analyse des pratiques de soi . Ici se trouve le point de croisement avec le domaine de lthique. En effet, lesthtique de lexistence, cest llaboration et le perfectionnement des vertus

6 dans ce sens trs particulier daret, cest--dire dexcellence. A. MacIntyre, un connaisseur minent de la thorie de lthique des vertus, a fait remarquer que chez Homre par exemple, la force physique comptait parmi les vertus (dans le sens daretai), parce que le rle social de lhomme vertueux chez Homre, cest le rle du guerrier12. Le travail effectu dans le cadre dune esthtique de lexistence porte effectivement sur des aretai, et cest cette conception des vertus que Foucault veut implicitement mettre en valeur contre des vertus dun christianisme vulgaire , telles que lhonntet, lindustrie et la chastet (sans pour autant chercher les dvaloriser !). MacIntyre dfinit la vertu comme une qualit humaine acquise dont la possession et lexercice tendent permettre laccomplissement des biens internes aux pratiques et dont le manque rend impossible cet accomplissement13 . La vertu existe donc essentiellement en acte (lexercice et la possession sont indissociables) et mne laccomplissement des biens internes. Ceux-ci sont des biens quon ne peut acqurir que par la pratique dune vertu respective. On peut par exemple gagner la coupe du monde en football en trichant, mais en trichant on nacquerra jamais lexcellence intrinsque la pratique du football. Cest cette excellence qui inscrit la pratique de la vertu dans une tlologie du sujet vertueux, un point sur lequel je reviendrai. La vertu dans le sens daret tablit le lien de lesthtique de lexistence avec lthique, et cette notion aussi, il faut la comprendre dans une acceptation particulire. Foucault distingue deux reprises entre morale et thique 14, la mme poque o MacIntyre ractualise la mme distinction qui daprs ce dernier drive de lAntiquit15. MacIntyre fait12

Cf. : Alasdair MACINTYRE, Aprs la vertu, Etude de thorie morale, trad. par Laurent Bury, Paris, PUF, 1997,

p. 177.13

Ibid., p. 186. Cf. : Michel FOUCAULT, Lusage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984 (-2001). (= Histoire de la sexualit, vol.

14

2)., p. 33, et : A propos de la gnalogie de lthique : un aperu du travail en cours , DE IV, no. 326, p. 393sq.15

Cf. : Alasdair MACINTYRE, Aprs la vertu, op. cit., p. 39.

7 remarquer que le terme morale renvoie la traduction latine ( moralis ) du terme grec ethikos , propose par Snque. A lpoque de Snque, le terme gardait toujours la signification originale : l thique ainsi que la morale signifiaient : une attitude personnelle, une trame de comportements cohrente, caractristique dun individu singulier, ou bien un mode de vie quon a choisi et auquel on se soumet. Ds la pense juridique du Moyen Age, le terme morale se rfre un code qui simpose comme une loi ou une rgle dterminant notre conduite. Avec toute la prudence ncessaire pour notre comprhension de la terminologie, qui sinscrit essentiellement dans lhorizon de cette transformation terminologique, on peut dire que lesthtique de lexistence vise llaboration dune thique dans le sens dun ethos personnel. Cest pourquoi mon tude portera galement sur toute une chelle de termes apparents, comme lthique de soi , le souci de soi , la culture de soi , la conversion soi , etc., qui apparaissent tous lorsque Foucault introduit la notion desthtique de lexistence et lorsquil se tourne vers la philosophie antique. Je tiens signaler encore une autre rfrence de cette conception dune esthtique de lexistence, mise en valeur par R. Shusterman16. Daprs lui, lassimilation de lthique et de lesthtique tait commune pour les Grecs. Pour eux, lide du beau et lide du bon ntaient pas clairement diffrencies, elles formaient mme une union qui sexprimait travers la formule de la kalokagathia . Cela est d au fait que lthique antique visait essentiellement l eudaimonia (le bonheur), en vhiculant une conception de la vie bonne. Lthique, ctait donc un art de vivre qui permettait de parvenir la vie bonne, une conception qui se caractrise parts gales par des critres esthtiques et thiques (ceux-ci dans le sens troit, moderne). Ce nest qu une poque beaucoup plus tardive que lesthtique et lthique se sparent nettement lune de lautre. Pour Kant, la beaut nest plus quun symbole de la moralit, pour Schiller, lducation esthtique est un vestibule 16

Cf. p. 236 in : Richard SHUSTERMAN, Lthique post-moderne et lart de vivre , Lart ltat vif, La

pense pragmatiste et lesthtique populaire, trad. par Christine Noille, Paris, Minuit, 1991, p. 233-268.

8 qui donne accs la moralit. Aussi cet gard, Foucault cherche ractualiser un point de vue antique. Deux autres points que jvoquerai pour conclure seront expliqus en dtail plus tard et ne peuvent pas tre abords ici. Premirement, lesthtique de lexistence renvoie une rationalit esthtique plutt que pratique, pour employer des termes kantiens : elle renvoie la facult de juger plutt qu la raison pratique. En effet, ce qui est essentiellement la base dune vie mene en suivant des rgles esthtiques facultatives, cest un choix personnel qui relve justement de la facult de juger parce quil ne sagit pas dun raisonnement dductif ou de lapplication dune loi morale. Deuximement, jespre parvenir faire ressortir lopposition entre la notion desthtique de lexistence et celle de la biopolitique . A mon avis, Foucault voque cette opposition par une distinction terminologique lorsquil dit que lide du bios comme matriau dune uvre dart esthtique17 lavait toujours fascin. Elaborer sa vie en uvre dart, cela veut dire la soustraire au domaine du bios et par ce fait mme, larracher au rgime de la biopolitique. En effet, lesthtique de lexistence est une transsubstantiation qui transforme la vie toute entire de sorte que la vie comme une uvre dart est dun autre ordre que la vie biologique. Comme toutes les tudes de Foucault, celle qui porte sur lesthtique de lexistence, elle aussi, est fonde dans lactualit. On peut esprer tirer quelque chose de valable pour nous aujourdhui de cette tude, tout en tant conscient du fait que Foucault ne voulait jamais imposer son propre point de vue ou faire la leon ; sa pense, daprs lui-mme, est plutt une bote outils . [] Si je me suis intress lAntiquit, cest que, pour toute une srie de raisons, lide dune morale comme obissance un code de rgles est en train, maintenant,

17

A propos de la gnalogie de lthique : un aperu du travail en cours , DE IV, no. 326, p. 390.

9 de disparatre, a dj disparu. Et cette absence de morale rpond, doit rpondre, une recherche qui est celle dune esthtique de lexistence18.

18

Une esthtique de lexistence , DE IV, no. 357, p. 731sq. (cest moi qui souligne).

0

Premire Partie : La subjectivation

O ces Grecs ! Ils sentendaient vivre : ce qui exige une manire courageuse de sarrter la surface, au pli, lpiderme ; ladoration de lapparence, la croyance aux formes, aux sons, aux paroles, lOlympe tout entier de lapparence ! Ces Grecs taient superficiels par profondeur ! 19, Frdric NIETZSCHE

19

Frdric NIETZSCHE, Le gai savoir, Avant-propos, no. 4, in : uvres philosophiques compltes, tome V, p. 19.

1 Aucune tude approfondie de la notion d esthtique de lexistence , comprise dans le sens que jai expos plus haut ne peut faire lconomie de quelques rflexions pralables sur la conception foucaldienne de la subjectivation . Aussi bien quune pistmologie exige le concept dun sujet connaissant (peu importe que ce soit le modle dun sujet transcendantal, dun chercheur idal, etc.), une thique exige forcment le concept dun sujet actant. Or jai fait ressortir la liaison troite entre ce que Foucault appelle une esthtique de lexistence dun ct et une acceptation bien prcise de la notion d thique de lautre ct, qui avait t mise en valeur entre autres par A. MacIntyre en ractualisant le sens grec. Cette acceptation dsigne une attitude personnelle, une conduite individuelle cohrente et rflchie ; le terme d ethos , directement emprunt la langue grecque et toujours en cours aujourdhui, me semble le plus appropri pour exprimer ce sens prcis. La conception foucaldienne de la subjectivation se situe sur les deux axes principaux de son travail : elle se manifeste sur laxe de lindividu assujetti, et sur celui de lindividu qui se constitue soi-mme. Or, Foucault, qui analysait comment lindividu tait la fois assujetti et engendr par les mcanismes de pouvoir, et qui, par la phrase clbre sur laquelle sachve Les mots et les choses, avait dclar la mort de lhomme20 sous quel angle a-t-il pu poser la20

Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Une archologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966 (-2001),

p. 398 : [] on peut bien parier que lhomme seffacerait, comme la limite de la mer un visage de sable. Je vois dans cet nonc une mtaphore dlibrment nietzschenne. Cf. la faon dont Nietzsche dcrit les consquences quentrane la mort de Dieu pour les esprits libres : Frdric NIETZSCHE, Le gai savoir, livre cinquime, no. 343, in : uvres philosophiques compltes, tome V, p. 225sq. : voici lhorizon nouveau dgag, encore quil ne soit point clair, voici nos vaisseaux libres de reprendre leur course, de reprendre leur course tout risque, voici permise nouveau toute audace de la connaissance, et la mer, notre mer, la voici nouveau ouverte, peut-tre ny et-il jamais mer semblablement ouverte. Jinterprte donc la mtaphore du visage de sable comme une mtaphore de la transgression, comme lloignement dun vaisseau qui quitte la cte. Cette interprtation me semble justifie par lexprience dont Foucault sest inspir pour la conclusion de Les mots et les choses. Cf. : DE I, Chronologie, p. 26, anne 1965 : Le 5 [janvier], observant de lavion qui

2 question de lthique, car aprs tout, lindividu chez Foucault nest-il pas rien quun produit htronome de ces mmes mcanismes mentionns ci-dessus ? Or, si une thique requiert le concept dun sujet actant, il faudra encore ajouter le critre que le sujet agisse dune manire rflchie et quil assume la responsabilit de ses actions. Autrement dit : si le sujet pistmologique doit se comprendre comme auteur de ses connaissances et reprsentations, le sujet actant doit se comprendre comme auteur de ses actions. Nest-ce pas lindividu autonome qui figure la base de toute thique ? On ne pourrait pas expliquer cette autonomie en ayant recours la conception du sujet produit , puisque celui-ci est assujetti aux mcanismes de pouvoir qui le dressent et le faonnent. Les comportements qui rsultent dun dressage ne sont pas rflchis. Il existe alors deux formes de subjectivation, qui faisaient lobjet de la recherche mene par Foucault deux priodes conscutives. Dans un texte qui a paru dabord dans le recueil fait des contributions au sminaire qui se tint lUniversit du Vermont aux Etats-Unis, et qui tait repris dans les Dits et Ecrits plus tard, Foucault rsume les tapes de son parcours intellectuel : Prcisons brivement que, travers ltude de la folie et de la psychiatrie, du crime et du chtiment, jai tent de montrer comment nous nous sommes indirectement constitus par lexclusion de certains autres : criminels, fous, etc. Et mon prsent travail traite dsormais de la question : comment constituons-nous directement notre identit par certaines techniques thiques de soi, qui se sont dveloppes depuis lAntiquit jusqu nos jours21 ? Le sminaire lUniversit de Vermont se tint en octobre 1982. A cette poque o Foucault travaillait avec un norme acharnement sur la deuxime forme de subjectivation, il jette un regard rtrospectif sur son uvre et nous en fait part dans un autre texte qui datedcolle de lle de Djerba le basculement du sol la limite de la mer, il griffonne sur une carte postale ce qui sera la dernire phrase des Mots et les Choses. 21

La technologie politique des individus , DE IV, no. 364, p. 814 (cest moi qui souligne).

3 galement de 1982. Il y affirme quil avait cherch produire une histoire des diffrents modes de subjectivation de ltre humain dans notre culture22. Et dans Lusage des plaisirs, il dit enfin quil lui fallait entreprendre un dplacement danalyse (que je situe entre 1976 et 1981, cf. supra), pour analyser ce qui est dsign comme le sujet : il convenait de chercher quelles sont les formes et les modalits du rapport soi par lesquelles lindividu se constitue et se reconnat comme sujet23. A lpoque o Foucault labore la conception dune esthtique de lexistence et de ce mme fait une pense sur lthique, cest la deuxime forme de subjectivation qui figure au premier chef de ses analyses, cest--dire cest lauto-constitution du sujet (plutt que la fabrication du sujet) qui occupe la position centrale. Cela correspond ce que jai dit sur le lien entre la subjectivit et lthique : on ne peut penser lthique que si lon pense le sujet comme sujet autonome en quelque sorte. Or, en regardant de plus prs, la dmarcation entre les deux formes de subjectivit nest pas aussi nette qu la premire vue. La problmatique de cette premire partie relve dune observation : le vocabulaire qui est reprsentatif des analyses du pouvoir et de lindividu assujetti rapparat dans les analyses de lauto-consitution du sujet. Premirement, la notion dassujettissement que Foucault avait utilise pour dcrire lemprise qua le pouvoir normalisateur sur lindividu rapparat dans ses derniers textes dans le cadre dune analyse de lauto-constitution asctique du sujet. Foucault dit que pour un type donn daction, il y a diffrentes manires possibles de se conduire . Deux actions peuvent tre identiques lgard dune loi morale quelconque quelles semblent suivre, identiques aussi en ce qui concerne les caractristiques positives dceles par une simple description des actions effectues. Or le rapport soi impliqu dans chacune des deux actions peut pour autant varier24. Parmi les quatre catgories de variation que Foucault22

Le sujet et le pouvoir , DE IV, no. 306, p. 222sq. Michel FOUCAULT, Lusage des plaisirs, op. cit., p. 12sq. (cest moi qui souligne). Pour le paragraphe suivant, cf. : Michel FOUCAULT, Lusage des plaisirs, op. cit., p. 33-37.

23

24

4 introduit pour ses analyses de la sexualit antique figure au no. (2) le mode dassujettissement , i.e. la faon dont lindividu se soumet suivre une rgle de conduite. Foucault donne lexemple de Nicocls, roi de Chypre et personnage dans un texte dIsocrate : celui-l proclamait quil devait tre fidle sa femme, puisquen tant que roi qui gouverne les autres, il tait ce titre oblig de savoir gouverner soi-mme25. Le mme prcepte fait partie de la morale chrtienne, mais relve dun rapport soi compltement diffrent : celui qui se soumet un commandement divin. Deuximement, la notion de la discipline, que Foucault utilise dans ses analyses de la socit disciplinaire qui met en uvre des mcanismes de dressage des individus, revt une aussi grande importance pour la conception dune esthtique de lexistence . Comme on le verra plus bas, le travail que demande cette laboration de soi-mme en uvre dart est essentiellement un travail asctique et fait rfrence la notion antique d art , savoir la tekhn . Ce sens ressort plus nettement lorsquon pense un concept comme lart du zen par exemple. Or comme je lai dj expos, une des vertus de base de tout art, cest la discipline . Dans un premier temps, elle dcompose ce quoi elle sapplique, ce qui peut tre un comportement particulier ou bien lensemble de la conduite dun individu. Cest ainsi quon obtient un nombre dunits composants distribus dans le temps et dans lespace. Dans un deuxime temps, elle fait sexercer lindividu sur ces units de base qui formeront plus tard lensemble recompos, que la pratique disciplinaire avait vis. La discipline donne une structure trs forte la vie humaine. Dans ses travaux qui porte sur lassujettissement de lindividu, Foucault analyse la forme de discipline qui est prsente dans lentranement des soldats ou dans la gestion de la vie quotidienne dans les premires prisons qui comportent un programme de travail surveill. Alors quau dbut du 17e sicle tait slectionn comme soldat celui qui portait des signes naturels de vigueur et qui manifestait une certaine aptitude naturelle pour le mtier de guerrier, dans la seconde25

A propos de la gnalogie de lthique : un aperu du travail en cours , DE IV, no. 326, p. 395.

5 moiti du 18e sicle, le soldat devient quelque chose qui se fabrique dune pte uniforme , qui peut se dresser partir dun corps inapte26. La discipline transforme lindividu sans faire appel une aptitude naturelle prexistante ; elle donne une structure la vie quotidienne. Cest cette fonction quon va retrouver dans le cadre de la discipline asctique. Troisimement, on peut suivre des filiations de la notion de surveillance jusque dans les derniers textes de Foucault, bien entendu sous forme dune variation : cest la conception dune direction spirituelle qui figure dans la position antrieurement occupe par la surveillance 27. Foucault avait fait remarquer le lien entre la discipline et la surveillance dj dans Surveiller et punir : Lexercice de la discipline suppose un dispositif qui contraigne par le jeu du regard28 . Cette surveillance peut se faire par les moyens dun regard direct port par un surveillant prsent face--face du surveill, ou bien par un regard invisible port travers le dispositif du panopticon qui peut mme devenir un regard imaginaire (lorsque le surveillant suppos prsent dans le panopticon nest en vrit pas prsent, et cela linsu des individus surveills) qui conduit les individus sautodiscipliner. L encore, on va retrouver le mme modle dans la direction spirituelle, cest-dire dans la relation entre le matre et le disciple : les trois formes de direction qui seffectuent notamment dans le contact direct avec le matre, dans un change pistolaire ou bien dans lcriture adresse un destinataire imaginaire29. Ce que tous les exemples ont en commun, cest une certaine relation de pouvoir sur quoi ils reposent. En effet, il me semble que cest le pouvoir qui est le motif constant26

Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 137-143. La conception dune direction spirituelle est prsente chez Foucault dans la constellation du rapport

27

entre le matre et le disciple (jy reviendrai plus tard). Pour une description gnrale de la direction spirituelle dans lAntiquit cf. : Pierre HADOT, Quest-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p. 322sq.28

Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit., p. 173. Cf. infra, Le rapport autrui .

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6 dans la plupart des travaux de Foucault, de toute faon dans ceux qui font lobjet de mon tude. La continuit que jai dcele propos de plusieurs notions qui relient les travaux sur le pouvoir normalisateur ceux sur lauto-constitution du sujet, se trouve sur le plan dune conception du pouvoir plus gnrale qui sapplique aux deux phnomnes de la mme manire. Mon tude de lesthtique de lexistence ncessite un expos de la subjectivation autonome , en vertu dun lien conceptuel analytique : lthique repose sur le concept dun sujet autonome . Or, elle ne peut pas se passer de la perspective de subjectivation htronome puisque Foucault reste dans le mme cadre mthodologique que jai voqu linstar de la terminologie constante dans les deux priodes. Le leitmotiv est une certaine conception du pouvoir, commune aux deux formes de subjectivation, quil faudra faire ressortir. Il reste la question la plus fondamentale, celle de savoir pourquoi on ne pourrait pas simplement poser une subjectivit fondatrice comme le cogito cartsien ou un sujet transcendantal universel dans le sens kantien, auquel doit se conformer le sujet particulier. Dans ce cas, lthique serait la discipline qui traite des comportements moraux et de leurs valorisations ; elle viendrait se greffer sur la conception dun sujet donn comme un lment primitif. Or, la conception foucaldienne de lthique met en jeu le sujet mme, elle est une pratique transformationnelle : le mode dtre du sujet, ses comportements et ses rapports autrui et lui-mme sont interdpendants et saffectent mutuellement. Mme dentre de jeu, le sujet nest pas donn comme un lment primitif ; ce nest que les pratiques de soi qui le produisent, exactement comme les mcanismes du pouvoir produisent lindividu assujetti. Cette dernire ide ne va pas de soi. Cest pourquoi il faudra dabord expliquer cet anti-essentialisme soutenu par Foucault quant la question de la nature humaine.

1. La critique de lhumanisme

7

Mes explications devront aboutir un concept du sujet, parce quil constitue un lment ncessaire pour la conception dune esthtique de lexistence. Or Foucault na jamais fait une histoire des sujets , mais seulement une histoire des processus de subjectivation 30. En tudiant Foucault, on narrivera jamais une sorte de sujet-substance quon connat de la tradition philosophique, mais plutt un sujet-forme, constitu un moment prcis, sous des conditions et partir des problmatisations particulires. Mme ce terme nest pas encore tout fait le bon, car sil est vrai que selon Foucault le sujet est une forme, sa propre pense reprsente une mta-thorie du sujet-forme ! Jamais Foucault ne propose tel ou tel mode de subjectivation, il fait lanalyse de leurs conditions pour montrer quels modes de subjectivation seraient possibles emprunter pour nous, aujourdhui. Cest sur ce point par ailleurs que Foucault se rclame hritier de la tradition de lAufklrung. Daprs lui, lorsque Kant crivit son essai sur Quest-ce que les Lumires , il posa la question Qui sommes-nous, ce moment prcis de lhistoire ? . Foucault dit : Cette question, cest la fois nous et notre situation prsente quelle analyse. et il y voit une diffrence essentielle qui la dmarque de l ego cartsien , car lorsque Descartes pose la question Qui suis-je ? , il veut dire : moi, en tant que sujet universel, et non historique31. Cette ide dune analyse des modes de subjectivation et de leur possibilit un moment historique prcis exprime une position danti-essentialisme propos de la question de la nature humaine. Et derrire cette ide figure un double emprunt Nietzsche : dabord en ce qui concerne lanti-essentialisme et la comprhension du sujet comme une forme, et ensuite en ce qui concerne la perspective dans laquelle cette ide est labore : la perspective gnalogique . La gnalogie nietzschnne est la premire voie qui conduit lanti-essentialisme foucaldien. La gnalogie repre la singularit des vnements, hors de30

Cf. : Gilles DELEUZE, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 124. Le sujet et le pouvoir , DE IV, no. 306, p. 231sq. ; cf. aussi : Pour une morale de linconfort , DE

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III, no. 266, p. 783 ; La technologie politique des individus , DE IV, no. 364, p. 813.

8 toute finalit monotone32 ; dans un esprit positiviste, elle relve des vnements sans essayer de les introduire dans une courbe dvolution ou de dveloppement. Par l, elle rcuse lide dune finalit, dun telos ultime vers lequel les vnements singuliers tendraient une fois arrangs dans une srie qui fasse ressortir leur dynamique de dveloppement. De lautre ct, la gnalogie soppose la recherche dune origine , puisquon a lhabitude de recueillir dans lorigine linstantiation la plus sincre et pure dune chose, son essence exacte et immuable, avant que cette essence ne se trouve aline par ce qui est externe et accidentel. Cest pourquoi, jajouterais, la finalit est toujours pense sous forme de deux modles : soit le dclin et la dsintgration, soit le retour lorigine qui rinstaure lancien ordre de ce qui est original et non plus de ce qui est des instantiations dfectueuses. On reconnat ici la pense de la mtaphysique qui pose une ide ou une substance original ou un quelconque idal universalisable afin de pouvoir expliquer ontologiquement et saisir pistmologiquement les choses mmes. Cest pourquoi la gnalogie rcuse la fois lorigine et la finalit. Or que sont les choses si elles ne sinscrivent pas dans lordre de lorigine et de la finalit ? [] si le gnalogiste prend soin dcouter lhistoire plutt que dajouter foi la mtaphysique, quapprend-il ? Que derrire les choses il y a tout autre chose : non point leur secret essentiel et sans date, mais le secret quelles sont sans essence, ou que leur essence fut construite pice pice partir de figures qui lui taient trangres33. Quand Foucault dit que les choses sont sans essence , il entend essence dans le sens de ce qui est confr par lorigine. Dans la construction de lessence des choses, il y a toujours laltrit, ce qui leur est tranger, qui y participe. On pourrait citer titre dexemple ltymologie que Nietzsche fait du concept du bien moral , de l agathos . Son acceptation morale ne serait quune version tardive qui se dduirait de la signification32

Cf. : Nietzsche, la gnalogie, lhistoire , DE II, no. 84, p. 136. Ibid., p. 138.

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9 noble qui fait rfrence au rang social dune personne. Bref, ce qui est moralement bon aurait t impos comme une interprtation par des classes suprieures34. Il faut retenir que l essence des choses nest pas dtermine par rfrence une origine pure et pleine, mais par un commencement historique. Lide que ce soit une altrit, un dehors, qui participe la construction de cette essence aura encore une grande importance. Dans son clbre article sur Nietzsche, Foucault distingue entre deux termes diffrents que ce premier emploie pour dsigner le commencement (en opposition lorigine), savoir la Herkunft (la provenance) et l Entstehung (lmergence). (1) La provenance marque la vieille appartenance un groupe qui sest form partir dun lien de sang, de tradition ou de rang social. Or ce terme nest pas seulement une nouvelle version de celui dorigine. La dmarche gnalogique qui recherche la provenance ne sefforce pas de trouver un individu gnrique qui incarne par excellence un caractre national ou celui dune race, par exemple. De cette manire, on poserait un commencement historique comme la nouvelle origine quoi il faut de nouveau assimiler des individus de notre poque, ou pire encore : quoi il faut les exclure. Tout au contraire, cette dmarche permet, en partant dun individu de notre poque, de dbrouiller toutes les marques et tous les accidents qui le constituent. Lanalyse de la provenance mne la dissociation du moi, qui sinventait une identit et une cohrence anhistorique, et elle fait ressortir mille vnements qui ont faonn ce moi. Foucault souligne toujours lextriorit de ces accidents une prtendue origine uniforme et autonome : Suivre la filire complexe de la provenance, [] cest dcouvrir qu la racine de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes il ny a point la vrit et ltre, mais lextriorit de laccident35.

34

Cf. Frdric NIETZSCHE, La gnalogie de la morale, 1re dissertation, no. 4sq., in : uvres philosophiques

compltes, tome VII, p. 226sq.35

Nietzsche, la gnalogie, lhistoire , DE II, no. 84, p. 141.

0 (2) Lmergence en revanche ne suit pas la filire complexe de la provenance , mais cherche relever la loi singulire dune apparition , elle repre des points de surgissement 36. Tout comme il fallait se garder dassimiler la notion de provenance celle dorigine, il faut tenir la notion dmergence lcart de celle de finalit. La mtaphysique nous fait croire un acheminement des choses vers une destination dtermine, une finalit dans laquelle elles dploient la plnitude de leur essence. Or le plus souvent, cest ltat prsent qui est suppos incarner lessence originale. On y voit facilement une stratgie rvlatrice dune interprtation impose par une personne ou un groupe social qui lemporte dans le jeu du pouvoir. Foucault choisit deux exemples bien connus de Nietzsche pour illustrer ce point, dont je reprendrai celui du chtiment : assimiler lmergence la finalit, cest faire comme si le chtiment avait toujours t destin faire exemple37. Cest Nietzsche qui a montr que le chtiment avait aussi servi se venger, exclure lagresseur, se librer lgard de la victime ou effrayer dautres. Et en tenant compte des travaux de Foucault, on pourrait rajouter encore entre autres les fonctions de restaurer le pouvoir royal auquel le criminel a port atteinte ou dresser les victimes pour en faire des corps dociles dont on peut extraire du travail et du temps38. Cest alors la provenance historique et lmergence singulire qui faonnent les choses et les individus, et cest la dmarche gnalogique qui, en suivant le fil conducteur de ces deux notions, aboutit une telle conclusion, cest--dire un rejet de lorigine et de la finalit, celui-l effectu laide de lmergence, celui-ci laide de lmergence. Or questce qui dtermine la signification et ltre historique des choses une poque donne ? Cest linterprtation :

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Cf. ibid., p. 143. Ibid. Cf. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit., p. 51 pour le premier exemple, p. 127 et 139 pour le

37

38

second.

1 Si interprter, ctait mettre lentement en lumire une signification enfouie dans lorigine, seule la mtaphysique pourrait interprter le devenir de lhumanit. Mais si interprter, cest semparer, par violence ou subreption, dun systme de rgles qui na pas en soi de signification essentielle, et lui imposer une direction, le ployer une volont nouvelle, le faire entrer dans un autre jeu et le soumettre des rgles secondes, alors le devenir de lhumanit est une srie dinterprtations39. Linterprtation est ici comprise comme lacte de semparer dun systme de rgles , de lui imposer une direction et de le ployer une nouvelle volont. Ce concept dinterprtation soppose directement au cognitivisme et lessentialisme : il ne sagit pas de trouver le sens, mais de le crer ou de le poser. Donc les notions de connaissance et dessence sont devenues obsoltes, moins quon ne leur donne une signification tout fait diffrente : si connaissance il y a, ce nest pas connatre lessence originale, mais ltat historique et la gnalogie dune chose ; si essence il y a, ce nest pas une essence immuable, non-cre, mais une essence soumise des transformations qui na mme pas de point de dpart qui ne soit pas lui-mme cr. Dans cette ligne, Foucault entreprend une critique de lhumanisme, comme lavait fait Heidegger dans sa Lettre sur lhumanisme peu prs 30 ans auparavant. Lhumanisme, en posant une nature humaine laquelle chacun doit se conformer, correspond la tentative de fonder une morale universelle que Foucault rcuse vivement : La recherche dune forme de morale qui serait acceptable par tout le monde en ce sens que tout le monde devrait sy soumettre me parat catastrophique40. En effet, diffrents avatars ont port ltiquette de lhumanisme durant notre histoire41 : le christianisme et les diffrents courants de la critique du christianisme, la science dure et la philosophie, le marxisme et39

Nietzsche, la gnalogie, lhistoire , DE II, no. 84, p. 146. Le retour de la morale , DE IV, no. 354, p. 706. Cf. p. 141sq. in : James W. BERNAUER/ Michael MAHON, The ethics of Michel Foucault , The

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Cambridge Companion to Foucault, p. 141-158.

2 mme le nazisme dans sa logique perverse ont prtendu possder la bonne interprtation de la nature humaine. Foucault, fidle la mthode gnalogique, dit quil est possible de retracer le processus travers lequel un modle de lhomme sest form qui a fini par passer pour universel quoique son contenu soit changeant et relve des formations historiques particulires : Or il est possible que lhumanisme ne soit pas universel, mais corrlatif une situation particulire. Ce que nous appelons humanisme, les marxistes, les libraux, les nazis et les catholiques lont utilis42. Ce fait mme plaide en dfaveur de lexistence dune nature humaine originale et immuable. En outre, chacune de ces interprtations a servi plutt la rpression et lexclusion, qu une philanthropie gnrale. On pourrait y rajouter lhistoire de la colonisation, qui montre comment les peuples europens se sont arrogs le droit de gouverner un peuple suppos infrieur, et lhistoire de lesclavage, qui a persist jusque dans la deuxime moiti du 19e sicle, surtout dans les colonies43. Le sujet nest donc pas une substance, lhomme ne dispose pas dune nature immuable, le moi ne nous est pas donn comme un lment primitif. Sil ny pas de sujet substantiel, il faut alors le construire. Mais partir de quoi ? Comme le dit Foucault, le travail gnalogique retrace ce quest un individu pour trouver comment son tre a t constitu pice pice partir de figures qui lui taient trangres . Cette ide que le sujet se construit partir de ce qui lui est tranger, revient dire que le mouvement de subjectivation est toujours coupl dun mouvement de dsubjectivation ! Il faut arracher le sujet sa prtendue nature pour quil puisse trouver hors de lui-mme le matriau de sa propre constitution. Cette perspective a t mise en vidence par P. Hadot propos de la constitution de soi dans la philosophie antique. Il parle dune concentration du moi et dune dilatation du42

Vrit, pouvoir et soi , DE IV, no. 362, p. 782. Cf. : Sylvie MESURE/ Alain RENAUT, Alter Ego, Les paradoxes de lidentit dmocratique, Paris, Aubier, 1999, p.

43

20.

3 moi 44. Foucault arrive une conception semblable lorsquil analyse les Questions naturelles de Snque dans son cours sur Lhermneutique du sujet ; Snque y juxtapose dun ct le concept de sibi vacare que Foucault traduit par soccuper de soi-mme et de lautre ct les tudes de lhistoire et de la nature o le soi se dilate45. Le terme que Foucault emploie pour cette dernire occupation, cest celui davoir une vue plongeante46 sur le monde, qui arrache le sujet ses limites troites et le remet dans le vaste cadre du cosmos autour de lui ; le sujet se dprend de soi-mme. Il est presque inutile dajouter que lautre occupation, celle de sibi vacare , correspond ce que Foucault appelle le souci de soi . Pour illustrer comment ce concept dune vue plongeante peut sappliquer en exercice, Foucault commente un passage dans la Consolation Marcia o Snque console celle-l de la mort de ses enfants en linvitant porter un regard englobant sur la totalit du monde, pour dtourner Marcia de ses maux immdiats : [] Snque dit ceci : Eh bien, coute, imagine quavant dentrer dans la vie, avant que ton me ne soit envoye dans ce monde, tu aies la possibilit de voir ce qui va se passer. Vous voyez, ce nest pas la possibilit du choix, qui est l : cest le droit au regard ; et un regard qui sera prcisment ce regard en vue plongeante dont je vous parlais tout lheure. Au fond, il suggre Marcia de simaginer avant la vie, dans cette mme position quil souhaite et quil prescrit au sage au point darrive de sa vie, cest--dire au point o on est au bord de la vie et de la mort, o on est au seuil de lexistence47.

44

Pierre HADOT, Quest-ce que la philosophie antique ?, op. cit., cf. pour le premier terme p. 291sq., pour le

deuxime p. 309.45

Michel FOUCAULT, Lhermneutique du sujet, op. cit., p. 252sq. Ibid., p. 271. Ibid., p. 272.

46

47

4 Il est tonnant de voir comment le vocabulaire de Snque est proche de la conception foucaldienne de la dsubjectivation. Bien sr, par l je ne veux nullement dire que Snque et Foucault se rencontrent sur le terrain de la thorie du sujet, mais Snque connat cette exprience de dsubjectivation qui se produit avant que ton me ne soit envoye dans ce monde , et je rappelle que dans la philosophie antique, cest lme qui tait la cause formelle, le principe formateur du sujet. Le mouvement de la subjectivation va de pair avec celui de la dsubjectivation, de larrachement du sujet soi-mme. Quest-ce que cest alors que cette altrit trangre au sujet qui le faonne sur un niveau pr- ou extra-subjectif ?

2. Les rapports de forcesJe souhaite reporter lattention sur un passage cit en haut48 o Foucault parle de linterprtation des choses qui pose leur sens, impose elle-mme par violence ou subreption . Dj au fil des mes explications sur la gnalogie, on a pu remarquer la drive vers le vocabulaire de la force , donc au fond celui du pouvoir , une drive qui touche ici son point terminal. Derrire les interprtations qui dterminent ltre des choses et des individus figure la force et le pouvoir. En ce qui mintresse dans la prsente tude, je limiterai la porte aux individus pour poser la question suivante : sil n y a pas de nature humaine a priori, comme on la vu dans les paragraphes prcdents, il faut se construire soi-mme. Nous voil au point de croisement entre subjectivit et thique. Sil ny a pas de sujet donn comme lment primitif, il faut le construire, car lthique y fait appel, ou plutt : lthique est un mode de subjectivation et un travail qui produit le sujet.48

Nietzsche, la gnalogie, lhistoire , DE II, no. 84, p. 146 : Si interprter, ctait mettre lentement en

lumire une signification enfouie dans lorigine, seule la mtaphysique pourrait interprter le devenir de lhumanit. Mais si interprter, cest semparer, par violence ou subreption, dun systme de rgles qui na pas en soi de signification essentielle, et lui imposer une direction, le ployer une volont nouvelle, le faire entrer dans un autre jeu et le soumettre des rgles secondes, alors le devenir de lhumanit est une srie dinterprtations.

5 Comme je lavais annonc, jexposerai les deux formes de subjectivation dans les chapitres suivants, et cest au fil de ces chapitres aussi quon va arriver une conception du pouvoir. Or il faut toutefois prparer le terrain avec quelques remarques sur la force , qui sont indispensables pour lintelligibilit de la conception foucaldienne du pouvoir. Je partirai de la notion de mallabilit49 qui se rfre au fait que les individus crent et recrent leur propre essence, et quils sont pris dans un mouvement incessant de transformation. Elle se rfre galement la fabrication des individus par des mcanismes du pouvoir normalisateur. Les individus sont en quelque sorte la matire mallable sur laquelle va porter le travail de la subjectivation, qui se fait partir de problmatisations historiques prcises. Cest ainsi que Foucault analyse par exemple l pistm qui se met en place au dbut du 19e sicle, au seuil entre lge classique et la modernit. Cest cette poque que lhomme a d se constituer dans sa finitude . L o avant il y avait une mtaphysique de la reprsentation qui tissait un grand ordre cosmologique entre lhomme et les choses, lhomme se trouve maintenant inscrit dans des historicits dpourvues de toute origine. Tout ce qui est originaire en lhomme est articul sur autre choses que lui mme qui le prcde de loin : la vie, le langage et le travail. Cest cette poque que lhomme entre sur la scne du savoir la fois comme sujet connaissant et comme objet du savoir en tant quindividu vivant, parlant et travaillant50. Cet exemple montre comment les analyses de Foucault partent toujours dune problmatisation historique prcise, lanalyse des modes de subjectivation galement. Le mode de subjectivation qui se fait par un rapport de forces en revanche a t invent par les Grecs anciens, en rponse une problmatisation prcise : dans le cadre dune rivalit entre hommes libres, donc dans un rapport de domination mutuelle qui ne devait jamais se49

Cf. : Hubert DREYFUS/ Paul RABINOW, Michel Foucault, Un parcours philosophique au-del de lobjectivit et de la

subjectivit, avec un entretien et deux essais de Michel Foucault, trad. par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 1984 (-1992), p. 164.50

Cf. : Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, op. cit.

6 figer en tat de domination, et cela en vertu de lgalit subsistant entre des hommes nobles, il fallait savoir se gouverner soi-mme afin de pouvoir gouverner les autres. Cest dans ce cadre trs prcis que les Grecs ont invent le repli des forces quun sujet exerce sur un autre, un repli qui mne lauto-affectation de la force. Le sujet est produit travers certaines pratiques de subjectivation, il nexiste pas en dehors delles, et il existe sous une forme diffrente en fonction des poques historiques et de son mode de subjectivation. Maintenant on comprend pourquoi Foucault soutient la conception dun sujet-forme la place dun sujet-substance. Je reprends lheureuse comparaison que C. Jambet fait entre la thorie foucaldienne et celle dAristote : la substance aristotlicienne est le substrat dun devenir interne de la puissance lacte51 . De cette manire, on pourrait ranger lindividu du ct de la puissance (il est la matire du travail de subjectivation), et le sujet du ct de lacte (il est la forme produite par le travail de subjectivation). Ce modelage des individus se fait par la force, cest un travail la surface. Or si lon analyse la force, on est tout de suite oblig de passer lanalyse des champs de forces ou des rapports de force , ce qui est un fait aussi bien connu en physique. Un coup de marteau port un bloc de marbre le dchirerait tout entier si le bloc lui-mme noffrait pas une sorte de force rsistante. Un modelage ne se produit que si deux forces se rencontrent. On trouve cette ide dj chez Nietzsche, mise en valeur surtout par les interprtations de G. Deleuze52, et Foucault sinscrit clairement dans cette ligne : dans un51

Christian JAMBET, Constitution du sujet et pratique spirituelle. Remarques sur lHistoire de la

sexualit , Michel Foucault philosophe, p. 278.52

Gilles DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1973, p. 45 : Toute force est en rapport avec

dautres, soit pour obir, soit pour commander. Ce qui dfinit un corps est ce rapport entre des forces dominantes et des forces domines. On remarquera la proximit entre cette notion de corps et celle de forme que Deleuze dcle chez Foucault : la forme comme un compos de rapports de forces . (cf. infra)

7 texte o il analyse lexercice du pouvoir, il applique exactement ce modle actio-reactio de la force (un terme que jemprunte la physique) : Car sil est vrai que, au cur des relations de pouvoir et comme condition permanente de leur existence, il y a une insoumission et des liberts essentiellement rtives, il ny a pas de relation de pouvoir sans rsistance, sans chappatoire ou fuite, sans retournement ventuel ; toute relation de pouvoir implique donc, au moins de faon virtuelle, une stratgie de lutte []53 Ce que jai expliqu au niveau de la mtaphore sapplique donc de la mme manire lanalyse du pouvoir politique, qui a affaire aux individus, ou pour parler avec Foucault : leur production. Jai donc introduit la conception de la relation du pouvoir comme un champ de forces ; dans un deuxime temps, il faudra analyser un concept qui en dcoule directement et que Foucault emploie lui-mme : celui de la stratgie de lutte . Dabord je souhaite faire remarquer que nous avons trouv cette altrit qui figure hors du sujet et qui le faonne, cest la force ! Comme le dit G. Deleuze dans son livre sur Foucault : Ce qui appartient au dehors, cest la force, parce quelle est essentiellement rapport avec dautres forces : elle est insparable en elle-mme du pouvoir daffecter dautres forces (spontanit), et dtre affect par dautres (rceptivit)54. Dans les analyses gnalogiques, cest la force qui impose des interprtations et pose ainsi le sens des choses, cest la force dun pouvoir normalisateur qui faonne des individus assujettis, cest la force saffectant elle-mme qui produit un mode de subjectivation dit thique ou asctique, qui permet llaboration dune esthtique de lexistence. Force et forme sont les notions que Foucault propose comme alternative en opposition aux notions d interprtation et d essence . La dernire paire de notions est revendique par toutes les disciplines qui sont la recherche dune essence archaque, comme la mtaphysique et la psychanalyse, et qui le font par une hermneutique des fouilles . La53

Le sujet et le pouvoir , DE IV, no. 306, p. 242 (cest moi qui souligne). Gilles DELEUZE, Foucault, op. cit., p. 108.

54

8 premire paire de notions est revendique par une thorie de subjectivation qui comporte la constitution du sujet et sa transformation travers un travail de modelage sur lui. Nous voil donc arriv ce phnomne du dehors qui permet la constitution des sujets. Or penser cette constitution nest possible que si lon pense le pouvoir sous forme dune analytique et non pas sous forme dune thorie possessive et substantielle du pouvoir. Car si la forme est un compos de rapports de forces , on pourrait objecter que lide de forces composant la forme de lhomme prsuppose par elle mme dj lhomme. Mais ce nest pas vrai puisque cette ide ne prsuppose pas lhomme en tant que forme , mais uniquement des lieux, des points dapplication, une rgion de lexistant55 . En effet, une thorie possessive du pouvoir prsuppose lindividu comme un lment primitif, une analytique du pouvoir ne le fait pas. Dans le cadre dune thorie dite possessive , le pouvoir est un bien dtenu par des propritaires , il est exerc comme si on faisait usage de sa proprit prive. Le contractualisme de Hobbes sinscrit dans cette ligne : pour que le pouvoir dune autorit se constitue, chacun doit consentir lui remettre une part de sa libert dexercer son pouvoir. Car dans ltat naturel, chacun le droit de soumettre son pouvoir toute chose ou tout individu qui puisse assurer sa propre survie. Une fois lEtat instaur, le souverain est le dtenteur principal du pouvoir et les sujets lui sont soumis. Cette thorie implique alors trois prsupposs fondamentaux, qui sont rejets par Foucault : que le pouvoir soit pris comme une substance, que lindividu soit un lment primitif et que lanalyse du pouvoir se fasse travers une analyse de la souverainet . Dans ce sens il faut comprendre le mot de Foucault disant quil nemployait gnralement pas le mot pouvoir , et si jamais il le faisait ctait pour faire bref par rapport lexpression sous-entendue des relations de pouvoir56 .

55

Cf. : ibid., p. 131. Cf. : Lthique du souci de soi comme pratique de la libert , DE IV, no. 356, p. 719.

56

9 Le pouvoir daprs Foucault nest pas une substance, il est un champ de forces prexistant lindividu qui permet tout dabord que des relations entre des individus se produisent : Le pouvoir, cest essentiellement des relations, cest--dire ce qui fait que les individus, les tres humains sont en relation les uns avec les autres, non pas simplement sous la forme de la communication dun sens, pas simplement sous la forme du dsir, mais galement sous une certaine forme qui leur permet dagir les uns sur les autres et, si vous voulez, en donnant un sens trs large ce mot, de se gouverner les uns les autres57. Ce ne sont alors pas les individus qui font apparatre le pouvoir ds quils passent un accord entre eux pour instaurer une souverainet, mais cest au contraire le pouvoir qui rend possible la constitution des individus en tant quil est une matrice de toutes les relations humaines possibles. Le pouvoir est un rseau abstrait de rapports de forces dans lequel les individus sinscrivent comme des rgions de lexistant . Dans un deuxime temps, ils saisissent lesdits points dapplication pour agir sur les autres ou bien pour replier cette force sur eux-mmes. De cette manire se produisent lindividu assujetti dun ct, et lindividu auto-constitu de lautre. Voil pourquoi cette conception du pouvoir comme rapports de forces ne prsuppose pas lhomme en tant que forme, mais produit cette forme tout dabord.

3. Connaissance de soi et souci de soiFoucault dfinit le sujet par ce qui lui est extrieur, comme la force, plutt que par une intriorit substantielle. Pour le processus de la subjectivation, cest alors le dehors du sujet quil faut analyser, puisque le sujet lui-mme dpourvu de substantialit ne peut pas faire lobjet dune analyse. Je souhaite toutefois juxtaposer la thorie foucaldienne avec ce57

Lintellectuel et les pouvoirs , DE IV, no. 359, p. 750sq. (cest moi qui souligne).

0 quon pourrait appeler les thories classiques du sujet primordial . Comme la thorie possessive du pouvoir fait appel un individu lmentaire qui serait la source du pouvoir, la discipline phare qui traite du sujet de la connaissance, lpistmologie, fait appel un sujet fondateur qui serait lorigine de toute exprience subjective. Ici galement, Foucault renverse le modle pour placer le sujet la fin (et non pas la base) dun processus de subjectivation qui se fait travers des expriences. Cest ce que W. Schmid appelle une thorie exotrique du sujet, pour la mettre en contraste avec les thories pistmologiques et psychanalytiques quil appelle sotriques 58. Dans ce cadre il convient de traiter galement de la psychanalyse, mme si celle-ci ne se classe pas dans la catgorie dune thorie du sujet fondateur . En effet, cest S. Freud qui a montr que l o on souponnait un sujet pistmologique uniforme, figure en vrit un sujet fl, htroclite, qui se compose de diverses instances comme le moi , le a et le Surmoi . Or la dmarche de la psychanalyse consiste aussi chercher une vrit archaque enfouie dans le sujet. La psychanalyse entreprend une hermneutique du soi, qui cherche la vrit du sujet dans les profondeurs de lme. Elle prsuppose quil y ait une vrit substantielle enfouie dans lme et que cette vrit soit libratrice, ce qui implique quelle soit novatrice, quelle permette au sujet une nouvelle perspective, une comprhension de soi-mme jusque l manque. Comme la psychanalyse constitue une espce dhermneutique, plus prcisment une espce que jai appele une hermneutique des fouilles , on peut retracer la critique foucaldienne jusqu la conception de linterprtation quon trouve dans un texte consacr Nietzsche, Freud, Marx . On y trouve dj la thse qui sera reprise et labore davantage dans le clbre article sur Nietzsche, la gnalogie, lhistoire : Il ny a rien dabsolument premier interprter, car au fond, tout est dj interprtation, chaque signe est en lui-mme non pas la chose qui soffre 58

Cf. : Wilhelm SCHMID, Auf der Suche nach einer neuen Lebenskunst, op. cit., p. 248sq.

1 linterprtation, mais linterprtation dautres signes. Il ny a jamais, si vous voulez, un interpretandum qui ne soit dj interpretans, si bien que cest un rapport tout autant de violence que dlucidation qui stablit dans linterprtation59. Il nexiste donc pas de sens ou de vrit premiers qui ne soient pas interprtation, le monde est rempli de choses qui renvoient lune lautre dans un jeu interminable de signification. Le moteur de ce jeu est ici identifi dans la violence (l lucidation tant lintention hermneutique de linterprte), exactement comme dans les textes postrieurs o ce phnomne sera analys et labor davantage pour aboutir la conception de rapports de forces. Foucault applique cette conception de linterprtation la psychanalyse en disant que sous les symptmes , lanalyste ne dcouvre pas des traumatismes , donc quelque chose qui serait comme un noyau ou une cause de la maladie, mais des fantasmes , qui sont essentiellement dj des interprtations. Foucault donne lexemple de lanorexie, qui en tant que signe interprter par lanalyste ne renvoie pas au sevrage (ce qui serait une cause simple), mais aux fantasmes du mauvais sein maternel60 (ce qui est de nouveau une interprtation). Cela ne conteste bien sr nullement lefficacit de la psychanalyse pour le traitement des personnes nvrotiques, et je nai pas lintention daborder un sujet pour lequel je ne suis pas comptent. Mais cela rcuse la fonction que la psychanalyse pourrait avoir pour une personne en bonne sant mentale, savoir la fonction de dcouvrir la vrit sur soi-mme qui permettrait en revanche de se librer dune fausse perception de soi-mme et de construire sa vrai identit. Dabord, le tournant foucaldien consiste en un changement de point de vue : le soi nest plus analyser mais constituer61. Il est vrai quil parle aussi dune hermneutique du soi, lorsquil entreprend lanalyse du dicton antique Connais-toi59

Nietzsche, Freud, Marx , DE I, no. 46, p. 571. Ibid. Cf. p. 56 in : Wilhelm SCHMID, Foucault : la forme de lindividu , Magazine littraire, no. 264, Paris,

60

61

1989, p. 54-56.

2 toi-mme . Pour Foucault, cependant, une hermneutique du soi est toujours et essentiellement lie des techniques de soi. Les mthodes de la psychanalyse sont un supplment tardif aux techniques dont lhomme usait depuis lAntiquit pour se faonner soimme, que ce soit avec une intention dlibrment esthtique ou de faon purement inconsciente. Cest pour cela que lanalyse de la psych ne rvlera au sujet rien de novateur, et que la vrit trouve ne sera pas substantielle : elle est le rsultat des techniques de soi. La psych ne peut que reflter les images que nous avons fait apparatre pour nous dpeindre nous-mmes. Donc notre regard ne conduit pas vers une substance archaque, mais plutt vers des images de soi dj abandonnes, dnues de sens62. Dans le sillage de Nietzsche, Foucault met lenvers cette prtendue intriorit qui attende tre dcouverte au bout dune ligne descendant dans les profondeurs de lme : Mais on ne peut en ralit parcourir cette ligne descendante, quand on interprte, que pour restituer lextriorit tincelante qui a t recouverte et enfouie. Cest que, si linterprte doit aller lui-mme jusquau fond, comme un fouilleur, le mouvement de linterprtation est au contraire celui dun surplomb []63 Linterprtation est un surplomb dans la mesure o elle impose un nouveau sens une constellation de signes qui tait dj une interprtation. Cest une violence qui rajoute, et non pas une fouille qui dcouvre. La vrit la plus profonde ne peut pas tre saisie en soi, car elle est construite par des significations qui lui sont extrieures et qui renvoient toujours quelque chose hors delle. Dans cette optique, il est trs rvlateur quon trouve dj dans le texte Nietzsche, Freud, Marx qui date de 1964 une phrase qui dfinit la profondeur comme un pli de la surface, la formule donc qui va dfinir le projet du Foucault des annes 1980 ! Cest pour cela que la conception foucaldienne dune

62

Cf. : Patrick H. HUTTON, Foucault, Freud, and the Technologies of the Self , Technologies of the Self, p.

139.63

Nietzsche, Freud, Marx , DE I, no. 46, p. 568 (cest moi qui souligne).

3 esthtique et dune thique du soi se distingue trs nettement dune introspection psychanalytique qui est la recherche dun moi archaque. Foucault se dgage galement dune thorie du sujet pistmologique universel. Descartes introduit dans la pense lide dun sujet fondateur, qui serait lorigine de toute exprience possible. Kant dlimite lavance le domaine de lexprience en analysant les catgories par lesquelles la raison donne une structure au monde avant que les donnes empiriques ne soient prises en compte. Cette thorie repose sur lide que le sujet constitue le fondement de lexprience et de la pense, cest lui qui est donn en premier, comme un lment primitif. De cette manire, on partirait dune thorie a priori du sujet, qui dterminera par la suite quelles formes de connaissances et dexpriences sont possibles. Or comme on la vu, Foucault ne comprend pas le sujet comme une substance, et dans le sens pistmologique, ce serait une substance dont les facults dterminent les catgories de la perception. Pour Foucault, le contraire est le cas. Le sujet nest pas la condition de possibilit de toute exprience, mais cest le rapport soi qui dtermine la forme du sujet. Les expriences dun sujet fou vont diffrer de celles dun sujet sain ; celles dun sujet moral suivant une loi universelle vont diffrer de celles dun sujet moral qui se constitue soimme travers une pratique asctique. Cette ide se trouve explicite dans un texte de Foucault : Vous navez pas vous-mme le mme type de rapports lorsque vous vous constituez comme sujet politique qui va voter ou qui prend la parole dans une assemble et lorsque vous cherchez raliser votre dsir dans une relation sexuelle. Il y a sans doute des rapports et des interfrences entre ces diffrentes formes du sujet, mais on nest pas en prsence du mme type de sujet. Dans chaque cas, on joue, on tablit soi-mme des formes de rapport diffrentes64.

64

Lthique du souci de soi comme pratique de la libert , DE IV, no. 356, p. 718sq.

4 En outre, cest lexprience qui va rveiller des facults dans lhomme sans que celles-ci ne soient dfinies au pralable, cest elle qui engendre un sujet qui connat et prouve65. Lexprience met lhomme en relation avec le dehors et on a vu comment le dehors et laltrit construisent le sujet. Cest pourquoi Foucault revient plusieurs fois sur leffet de desubjectivation produit par lexprience, et pourquoi il accorde tant dimportance aux expriences limites , qui arrachent le sujet lui-mme pour le porter son anantissement ou sa dissolution66 . En ce qui concerne cette conception, Foucault reconnat des prdcesseurs dans Nietzsche, Blanchot et Bataille, et il est bien connu quel point il la applique soi-mme en disant par exemple que les livres quil crit sont pour lui des expriences qui devraient larracher lui-mme et le transformer67. Dans un de ses entretiens, Foucault fait aussi allusion certaines drogues qui lui permettraient daccder des joies terriblement intenses qui vont de pair avec des expriences limites68, et on supposera juste titre que la consommation de drogues pour Foucault avait exactement la mme fonction, qui est celle dun arrachement soi-mme. Lexprience comporte donc aussi les deux cts de la constitution dune subjectivit et de la dsubjectivation, qui en fin de compte aboutissent (paradoxalement, la premire vue) au mme rsultat. Enfin je souhaite faire remarquer que le projet foucaldien dune thique et esthtique de soi cherche mettre en valeur le rapport entre la connaissance de soi et le souci de soi qui

65

Cf. : Le retour de la morale , DE IV, no. 354, p. 705sq. Entretien avec Michel Foucault , DE IV, no. 281, p. 43. Cf. : Une esthtique de lexistence , DE IV, no. 357, p. 730 : Pour certains, crire un livre, cest

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toujours risquer quelque chose. Par exemple, de ne pas russir lcrire. Quand on sait lavance o lon veut arriver, il y a une dimension de lexprience qui manque [] Cf. aussi : Une interview de Michel Foucault par Stephen Riggins , DE IV, no. 336, p. 536 : Je ne me soucie aucunement du statut universitaire de ce que je fais, parce que mon problme est ma propre transformation. 68

Cf. ibid., p. 534.

5 existait dans lAntiquit. On retrouve dans ce projet lopposition entre introspection interprtative et pratiques de soi que jai brivement voque linstar de la psychanalyse et de lpistmologie. La question est de savoir qui accorder le privilge. La rponse de Foucault est claire et il y dcle lui-mme une position antique par rapport cette question. Le prcepte connais-toi toi-mme ( gnthi seauton ) nest pas le fondement du souci de soi ( epimeleia heautou ), mais au contraire, la connaissance de soi doit trouver sa place dans le cadre dun souci de soi, elle lui est subordonne : Dans les textes grecs et romains, linjonction se connatre soi-mme est toujours associe cet autre principe quest le souci de soi, et cest ce besoin de prendre soin de soi qui rend possible lapplication de la maxime delphique69. Foucault sinterroge sur le fait que le gnthi seauton ait clips l epimeleia heautou dans notre socit occidentale moderne et il offre deux explications : premirement, le fait de fonder une morale sur un prcepte qui veut que nous nous soucions de nous-mmes plus que toute autre chose nous semble paradoxale. En effet, le souci de soi est aujourdhui dnonc comme goste et par ce fait mme comme immoral ; il ne peut alors pas servir de fondement dune morale. Daprs Foucault, cela est d deux traditions : la tradition chrtienne qui fait du renoncement soi la condition du salut, et une tradition sculaire, philosophique, qui pose une loi externe comme le fondement de la morale. Deuximement, une tradition de la philosophie thorique allant de Descartes Husserl a instaur le sujet pistmologique qui est capable de connatre la vrit uniquement en vertu de sa structure immuable et inne. A partir de ce moment, il sera ncessaire dinfrer les lois morales des connaissances du sujet pistmologique et un foss entre le sujet connaissant et le sujet moral souvre70. Il est vident quun point de vue qui accorde le privilge au gnthi seauton doit comprendre le sujet comme un lment primitif qui se dfinit par une essence substantielle69

Cf. pour la citation et le passage suivant : Les techniques de soi , DE IV, no. 363, p. 786-789. Cf. aussi : Michel FOUCAULT, Lhermneutique du sujet, op. cit., p. 14-16.

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6 et immuable, alors quun point de vue qui privilgie l epimeleia heautou doit forcment viser la constitution et la transformation du sujet travers des pratiques qui font partie de ce souci de soi. On y reconnat exactement la perspective de Foucault et on comprend lintrt que ce dernier a port la philosophie hellnistique et romaine pendant les annes 1980.

4. Lindividu en tant quobjetMaintenant je souhaite exposer brivement sous quels modes Foucault envisage la constitution de lindividu en objet . Je traiterai donc dun processus quon pourrait appeler l objectivation de lindividu et que Foucault lui-mme appelle parfois la production ou la fabrication71 des individus. Dans Les mots et les choses on trouve lanalyse du mode dobjectivation qui se fait par le savoir : cette archologie des sciences humaines montre comment lissue de lge classique et plus spcifiquement au 19e sicle lhomme a pu devenir un objet de connaissance dans des disciplines telles que la linguistique, lconomie ou la biologie, comme tre parlant, travaillant et vivant. Je ferai abstraction de ce processus afin de mappuyer davantage sur le mode dobjectivation qui se fait par le pouvoir. Comme je lavais annonc, mon objectif sera de dmontrer la continuit qui va du sujet objectiv, assujetti ou fabriqu jusquau sujet auto-constitu qui est le thme prdominant dans tous les travaux du Foucault des annes 1980. Cette continuit se meut exactement le long de la ligne du pouvoir, plus prcisment la ligne dune certaine conception du pouvoir que jai voque en parlant des rapports de forces. Voil les acquis desquels je partirai.

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Michel FOUCAULT, Il faut dfendre la socit , Cours au Collge de France (1975-1976), dition tablie, dans le

cadre de lAssociation pour le Centre Michel Foucault, sous la direction de Franois Ewald et Alessandro Fontana, par Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Paris, Seuil/ Gallimard, 1997, p. 39.

7 Foucault distingue entre deux modes par lesquels le pouvoir sexerce afin de constituer des individus, et jajoute quil faut bien garder lesprit que ces deux modes napparaissent qu la fin des ordres de lAncien Rgime, lorsque le pouvoir est en voie de devenir autre chose que le droit du souverain. Car dans lAncien Rgime le pouvoir quexerce le souverain sur ses sujets est le droit de vie et de mort , cest--dire le droit dit indirect d exposer la vie de ses sujets une mort ventuelle en cas de guerre et le droit dit direct de les punir en cas de rvolte contre sa propre souverainet72. Or les deux modes qui se mettent en place successivement la fin de lAncien Rgime, ce sont dabord la discipline et ensuite la biopolitique . La discipline est un mcanisme de dressage des individus qui sintroduit dans les institutions pnales la fin du 18e sicle. Avant cette poque, la punition est essentiellement comprise comme une rcompense de loffense faite au souverain, une restitution du pouvoir royal outrag73, car le droit et le pouvoir trouvent leur origine dans la personne du souverain, qui en est le dtenteur. Cest pourquoi la punition se droulait le plus souvent sous forme dun supplice corporel, et pourquoi elle se droulait toujours en public : La punition est un crmonial de souverainet ; elle utilise les marques rituelles de la vengeance quelle applique sur le corps du condamn74 . Or les nouvelles technologies visent non pas se venger sur le criminel, voire sa destruction corporelle, mais tout au contraire sa requalification comme sujet de droit et son dressage en corps docile . On a l deux procdures qui seffectuent lune ct de lautre : dun ct changer les reprsentations du criminel, lui induire du repentir et surtout lui extirper les impulsions criminelles : cest un travail sur lme qui a pour but de requalifier le criminel comme sujet de droit. De lautre ct, changer les comportements et les habitudes du criminel, lui72

Cf. : Michel FOUCAULT, La volont de savoir, Paris, Gallimard, 1976 (-2001). (= Histoire de la sexualit, vol.

1), p. 177sq.73

Cf. : Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit., p. 51. Ibid., p. 139.

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8 enfoncer un moral de travail et une structure fixe du droulement de la journe, cest un travail du dressage du corps qui a pour but de faire du criminel un corps docile dont la socit sera capable dextraire du temps et du travail. Cest avec ces nouvelles technologies