Etudes de droit constitutionnel - Émile Boutmy

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 ETUDES DE DROIT CONSTITUTIONNEL  

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ETUDESDE

DROIT CONSTITUTIONNEL

LIBRAI RIE ARMAND COLIN

EMILE BOUTMY tudes politiquea. Un Vol. in-18 jsus, broch........... 3 fr. 50 lments d'une Psychologie, politique du Peuple amricain (la Naton, la Patrie, l'tat, la Religion. Un vol. in-18 jss (2 D.ITION),.broch........................................4 fr. " Essai d'une Psychologie politique du Peuple anglais au XIX' slcle. Un vol. in-18 jsus (3 DITION), br.. 4 fr." Le Dveloppement de la Constitution et de la Socite politique en Angleterre. Un vol. in-18 jsus (5 EDITIOM), broch ................................................................... 3 fr. 50 tudes de Droit constitutionnel (France, Angleterre, tatsUnis). Un vol. in-18 jsus (5 EDITION), brech..,. 3 fr. 50, Le Parthnon et le Gnie grec (Philosophie de l' Arcliitecture en Grce). Un vol. in-18 jsus (2 UITION), broch. 3 fr. 50 | Taine, Scherer, Laboulaye. Un vol. in-18 jsus, br.. 2 fr. Le Baccalaurat et l'Enseignement secondalre (Projet de reforme). Brochure in-16................................ ............ 1 fr. Le Recrutement des 'Administrateurs colonlaux, Un vol. in-18 jsus, broch.................................................................. 1 fr. 50

MILE B O U T M YMEMBRE DE L'lNSTITUT

Etudes de

Droit constitutionnelFrance. Angleterre Etats-UnisCINQUIME EDITION

PARIS JUBRAIRIEARMAND COLN' 5), RUE PE MZIRES, 5

1909 Droit de reproduction et detraduction reserves pour toas pays.

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Des trois tudes qui suivent, deux ont t publies sparment, Tune en 1878, l'autre en 1884. Dans la premire, j'ai essay de faire un tableau critique et une classification aussi complete que possible des sources de la Constitution anglaise. J'espre n'y avoir ren omis d'essentiel. Je n'y examine point les institutions en elles-mmes, et je ne tente pas de. les dcrire; cent pages ne sont pas la mesure d'un tel suje. Je me contente de distinguer les diffrentes parties du pacte politique, d'en marquer le caractre spcial d'aprs leur origine, et de dfinir l'esprit general de la Gonstitution o elles secon-fondent.

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Le second essai ouvre, Poccasion d'une question de mthode, une suite d'chappes et pour ainsi dir de vues laterales sur la Constitution des tatsUnis. Ces vues sont assez nombreuses, elles clairent des surfaces assez considerables pour que le lecteur se forme une perspective a peu pres complete de l'ensemble. Plusieurs dea informations de dtail consignes dans cet crit sont nouvelles; peut-tre in quiteront - elles, si lles ne peuvent mieux faire, certains pr-jugs dans leur antique possession. Les circonstances politiques sont cause qu'on a bien voulu attacher quelque prix aux renseignements positifs fournis par ce double travail; mais c'est, je crois, un service d'un autre ordre que les pages ci-aprs ont chance de rendre au public. appliqu Je m'y suis particulirement d-terminer

suivant quelles rgles il faut conduire ses investigatons, travers des

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rgions du drot public dont la carte n'est pas faite ou est mal faite. J'ai insist longuement sur les prcautions a prendre contre les piges que tendent a tout homme les longues habitudes de son propre esprit et les influences de son milieu national. J'ai montr surtout c'est le pige auquel nous nous laissons le plus aisment prendre que les mcanismes constitutionnels n'ont pas de valeur et d'efficacit propres, indpendamment des forces morales et sociales qui les soutiennent ou les mettent en mouvement; ce qui ne veut pas dir que l'excellence des mcanismes ne rend pas l'action de ces forces plus intense, plus durable et plus rgulire. La troisime tude est indite. Elle m'a t suggre par le rapprochement des deux morceaux qui la prcdent; elle en forme en quelque mesure la conclusin. J'ai essay d'y reprendre et de faire res-

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sortir, par une comparaison plus |erre et plus suivie avec la France, les diffrences, nonseulement de forme et de structure, mais d'essence et de genre qui existent entre la Constitution anglaise,la Constitution des tats-Unis et les ntres. Ces diffrences sont lies la notion capitale de Souverainet, laquelle n'est pas la mme dans les trois pays.E. DOUTMY. Mai 1885

PRFACEDE LA QUATRIEME DITION

L'indulgence avec laquelle le public a accueilli ce petit volume m'encourage a en faire une quatrieme dition. Je reprends brivement les observations que j'avais cru devoir mettre en tte des deux ditions antrieures. Les trois morceaux qui formaient l'dition orignale ont t conserves tels qu'ils taient. J'ai ajoul seulement a la partie amricaine un dveloppement de quelque importance, concernant l'exercice de la fonction legislativo par la Chambre des reprsentants, Dans un quatrieme morceau, j'ai group les opinions contraires aux miennes professes sur certains points de mon sujet par des hommes considerables; j'y ai joint les objections qui n'ont pas russi me convaincre: j'ai tent enfinde repondr a toutes en produisant plus en dtail les raisons qui, dans le principe, avaient determin mon jugement. Ce cha-

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PRFACE.

pitre de discussion et d'apologie jettera peuttre quelque lumire sur certaines thses importantes que j'avais renonc a dvelopper au cours de ce volume, afn de ne pas trop ralentir et appesantir l'exposition du sujet. Je n'ajouterai que peu de choses aux observations qui prcedent. Je n'ai pas jug a propos de signaler, autrement que par une mention dans cette prface, les grands changements qui se sont accomplis aux EtatsUnis; ces changements sont trangers notre sujet puisqu'ils n'ont eu pour consquence aucun amendement constitutionnel, et n'ont provoqu qu'un petit nombre de jugements de la Cour suprme modifiant le pacte federal. Mais nous serions inexcusables de ne pas les noter comme des causes qui altrent trangement le caractre et les relations des pouvoirs. L'avancement du rseau des chemins de fer, qui compte acluellement 30000 milles de plus que celui de 1'Europe; les trois ou mme quatre grandes lignes transconti nentales qui runissent l'Atlantique au Pac' fique; le cours ininterrompu d'une enorme immigration forme d'hommes qui ne connaissent, au moment ou ils arrivent, que l'tat federal; le dveloppement contnu de l'extrao-

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tion du charbon et de la mtallurgie da fer, qui, combin avec l'extenaion de la culture du cotn et des crales, mettent les tats-Unis au premier rang dea pays producteurs; la concentration dea capitaux dans les mains de particuliers, aboutissant a des fortunes qui dpassent celles de plus d'un tat; la formation de trusts gigantesques qui corrompent le lgislateur et se jouent de la loi; la nouvelle politique inaugure par l'annexion de Hawai, d Cuba, de Porto-Rico et des Philippines; la mise a l'cart des autres nations par la prise de possession du canal de Panam, destin a reunir les deux ocans; l'entre* triomphante des tats-Unis dans la politique mondiale. et la ncessit reconnue par toas les tats de l'ancien monde de s'enqurir et de tenir compte de leur opinion, mme dans les queslions trangres leur comineat; par contra, la persistance dans les queslions amricaines de la doctrine de Monroe et des prlentiona qu'elle jastifie; les concessions auxquelles ont t emenes sur re chapitre las nations lea plus orgueilleuses de ce ct de l'Atlanlique; l'augmen-tation rapide du nombre des vaisseaux de guerre, al les projets de lois qui ont pour bul

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de stimuler par des subventions la construc-tion ei l'quipement d'une marine mar-chande; enfin l'heureuse lmrit qui a fait concevoir des particuliers l'ide d'acqurir et d'amricaniser une partie de la flotte marchande anglaise, et de devenir en terre trangre les maitres des tarifs; tout cela devait conduire ncessairement l'Etat federal une conscience plus haute de son role et de ses destines, le pouvoir excutif a un plus ampie sentiment de ses responsabilits politiques. Il n'y a pas a craindre que cette nation de prs de 80 millions d'hommes, et ce terrtoire de 9 millions de kilomtres carrs, dpasse de longtemps la mesure au dla de laquelle l'unit de direction deviendrait impossible. La menace d'une dislocation, qui proccupait autrefois plusieurs bons esprits, n'aurat t srieuse pour le peuple amricain que s'il n'avait pas connu, avant d'atteindre les rivages du Pacifique, les chemins de fer, le tlgraph et le tlphone, ces grands destructeurs de la distance et des diffrences entre les hommes. E. BOUTMY.Mai 1903.

TUDESDE

DROIT EONSTITUTIONNEL

LES SOURCES ET L'ESPRITDE LA

CONSTITUTION ANGLAISE

De

toutes

les la

constilutions date,

libres,

la et

Constitution anglaise est inconlestablement la premire par rimportance l'originalit. Elle s'est montre avec tous ses grands traits quatre cents ans avantles autres. Elle a servi plus ou moins de modle toutes celles qui existent aujourd'hui. Elle contient la clef, elle recele le vrai sens de plus d'une disposition que

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TUDES DE DROIT CONSTITDTIONNEL.

ses imitateurs n'ont pas toujours comprise ou qu'ils ont sciemmaent dtourne de son premier objet. Une tude genrale du droit constitutionnel positif ne peut pas tre aborde avec lumire, si Fon ne con-nait pas a fond cet exemplaire capital. Mais ici la route parcourir ne ressemble pas aux voies ordinaires, et particulire-ment aux solides chausses pratiques au cordeau par les juristes franis dans le domaine de notre droit. C'estplutt, comme on dit quelquefois, un chemin qui marche, une riviere dont la surface mobile fuit sous les pieds ; cette rivire dcrit des courbes infinies ; il y a des tournants o elle se drobe; l'eau parait quelquefois se perdre sous les herbes. Il faut, pour s'y aventurer, l'avoir reconnue de loin dans son entier, avoir distingu et not la chaine d'ou elle sort, les affluents qui la grossissent, les valles o elle s'tale, les coudes ou elle s'ensable, les alluvions qu'elle d-

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pose sur ses bords. La plus fconde de ces recherches prparatoires, celle qui doit venir la premire, est l'analyse des sources de la Constitution.

IEn 1793, Hrault de Schelles faisait demander a la Bibliothque nationale un exemplaire des lois de Minos. On coramettrait une erreur toute pareille si l'on s'avisait de chercher le texte de la Constitution anglaise. Il n'y a pas un texte, mais des texles ; ces textes sont de toutes les poques et n'ont jamais t codifis. Encor n'puisent-ils pas eux tous la matire constitutionnelle, dont la plus grande partie est reste non crite. Sur toute question un peu importante, il est

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TDDES DE DROIT CONSTITUTIONHEL.

rare qu'on n'ait pas se rfrer plusieurs lois spares les unes des autres par des sicles, ou des series de prcdents qui remontent trshaut dans l'histoire. La composition de la Chambre des lords, par exemple, resulte de diffrents statuts de 1707, de 1801, de 1829, de 1847, de 1869, de 1876, d'une decisin des juges de 17821

et de nombreux usages. La

dure des parlements est rgle par deux actes, l'un du temps de Ceorge I,ar, l'autre de 1867 ; sans compter la coutume au nom de laquelle on retranche peu pres un an de la dure lgale. Des publicistes, des jurisconsultes ont pris la peine de rechercher et de collationner ces textes, d'crire cette jurisprudence; le legislateur leur en a laiss le soin; il n'a jamais voulu sanc1

C'est au nom de cette decisin de 1782 que les paira cossais, nomines pairs de la Grande- Bretagne ou du Royaume-Uni, purent tre admis a siger a la Chambre haute. Jusque-l ils taient exclus.

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tionner de son autorit un recueil mthodique des dispositions constitutonnelles. Nous voil bien loin de l'ide que les Franis se font d'une constitution. Depuis quatre-vingts ans, notre histoire nous offre invariablement sous ce nom un instrument unique, conu en une seule fois et d'un seul jet, promulgu en un jour donn et embrassant, dans une suite de titres qui s'enchainent, toutes les attributions du pouvoir et toutes les garanties de la libert. Nos constitutions rvolutionnaires, notamment, sourceset modeles de toutes les autres, se prsentent, axiomes en tete, comme des dmonstrations savantes, comme des classifications tudies; ce sont toutes des ceuvres d'art et de raison. Nous sommes habitues ne considrer que les avantages de cette maniere, qui en a d'vidents. Les Anglais en ont senti surtout les inconvnients et les prils. lis ont probablement vu deux choses : la

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premire, c'est que publier et mettre daos toutes les mains une oeuvre claire, mthodique, raisonne, c'est ouvrir un concours perpetuel qui saura mieux faire, c'est se rendre justiciable de la logique, c'est--dire d'un tribunal devant lequel le droit d'appel est indfni. La seconde, c'est que toute construction systmatique quivaut une promesse d'tre complet, parfat, de pourvoir et de parer tout, c'est--dire de faire l'impossible; de sorte qu'il n'y a d'gal l'entrain qu'il faut pour crire une constitution dans ce genre et l'enthousiasme qu'elle excite d'abord, que les cruels mcomptes qui surviennent des qu'elle est mise en vigueur. Ils ont done laiss les morceaux de leur constitution l'endroit o le flot de l'bistoire les avait dposs ; ils ont evit de les rapprocher, de les classer, de les complter, d'en faire un tout consistant et saisissable. Cette constitution parse offrait moins

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de prise aux plucheurs de textes, aux chercheurs de difficults; elle avait moins redouter des critiques empresss signaler une omission, des thoriciens empresss dnoncer une antinomie. Les ncessits de la politique sont si complexes, tant d'intrts diffrents s'y mlent, tant de forces opposes s'y balancent, qu'il n'y a pas moyen d'accueillir ni de placer comme il convient tous ces lments essentiels d'une construction stable, si l'on travaille sous les yeux d'un publie qui a le got des materiaux homognes et d'un plan rgulier. La ressource est de faire en sorte que la perspective d'ensemble chappe au spectateur vulgaire. A ce prix seulement peuvent tre prserves ces incohrences heureuses, ces disparates utiles, ces contradictions tutlaires qui ont une raison dcisive de se retrouver dans les institutions, c'est qu'elles se trouvent choses ellesdj dans les

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mmes, et q'en assurant le jeu de toutes les forces que contient la socite, elles n*en laissent aucune dans le cas de s'exercer en dehors d'une direction prvue et d'branler peut-tre les fondements ou les parois de toute la fabrique. C'est le rsultat que les Anglais se flattent d'avoir obten u par la prodigieuse dispersion de leurs textes constitu ionnels, et ils se sont toujours gardas de le compromettre en les codifiant.

IIII y a quatre sources principales du droit constitutonnel anglais : les traits et les quasi-traits, les prcdents et usages que I'on designe ordinairement sous le nom de common law, les pactes,

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les statuts ou lois. La premire et les deux dernires catgories forment la partie ie crite de la constitution, la deuxime reprsente la partie non crite. Elles ne se distinguent pas toujours par la forme. La diffrence estsurtout dans leurs caracteres profonds, dans les objets qu'elles rglent, dans l'esprit qui les a dictes. Les traites sont au nombre de deux : l'acte d'union avec I'cosse (1707) et l'acte d'union avec l'Irlande (1800). Le propre des traits, au sens gnral du mot, c'est qu'ils mettent en prsence deux nations et deux souverainets. Ce qui caractrise plus particulirement les deux actes d'union, c'est que les souverainets n'y apparaissent que pour s'absorber et se fondre en une seule ; ils n'appartiennent qu'un moment au droit international et prennent ensuite rang dans le droit constitutonnel. Les textes de 1707 sont deux lois votes l'une par le1.

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parlement cossais, l'autre par le parlement anglais, et sanctionnes sparment par Anne, reine d'cosse1, et par Aune, reine d'Angleterre. Ces lois ne sont que les ratifications d'un mme instrument elabor par une commission o fguraient les reprsentants dument autoriss des deux royaumes. A cette poque, l'cosse, par son gouvernement, sa lgislation, son systme d'impts, son commerce, rival de celui des Anglais, la consttution de son glise officielle, en opposition directe avec l'glise anglicane, tait aussi ou plus nettement spare de l'Angleterre que ne le fut plus tard le Hanovre. Les deux pays ne tcnaient l'un l'autre que par 1' Union personnelle et dynastique, qui, ce moment mme, menaait de prendre fin, l'cosseLa sanction en Ecosse ne resaltait point, comme en Angleterre, de la phrase franaise : La Reine le veut , prononce aprs la lecture du titre da bill, mais d'un geste da representant de la couronne touchant du sceptre ie parchemin ou le bill avait t transcrit.1

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n'ayant point vot comme 1'Angleterre l'act d'tablissement qui appelait ventuellement au trne la branche hanovrienne, au cas o la reine Anne mourrait sana pstente, et s'tantmme reserv par un acte exprs le droit de rgler autrement que IAngleterre la rversin de la couronne1. C'est cette sparation des deux peuplcs, voisine jusqu' la dernire heure de l'hostilit, qu'une habile politique fit tomber en 1707. Les actes de 1800 sont les deux lois dsignes par les chiffres 39 et 40 Ceo. III, c. 67, et 40 Ceo. III, c. 38. Ils ne passrent pas sans difficult. L'Irlande, longtemps traite en pays conquis, venait prcisment d'arracher au parlement anglais, la faveur de la guerre d'Amrque, une autonomie presque complete. En 1782, il avait t decide qu'elle ne serait soumise qu' ses propres lois et ses* Bill of security, rejet en 1703, pass en 1704.

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propres cours de justice, et que le parlement irlandais aurait le libre usage de son initiative, jusque-l subordonne l'approbation du conseil du Roi. Ces concessions auraient pu devenir la source des plus graves embarras pour le gouvernement de Westminster. On en eut le sentiment lorsque, pendant la courte folie de Ceorge III, il fut question d'tablir une rgence. Rien n'enipchait expressment le parlement irlandais de faire un autre cboix que le parlement anglais. II y aurait eu, dans ce cas, deux rgents, l'un Dublin, lautre a Londres. De deux rgents deux rois, la pente tait rapide. L'union des deux couronnes, la seule unin qui subsistt, tait menace, et le voisinage de la Rvolution franaise augmentait le pril. Il y eut en 1793 une rbellion formidable; Pitt se hta; dans Fespace de quelques mois, il acheta avec de l'argent ou des honneurs la majorit des Chambres

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irlandaises, et, en 18001, le parlement de Dublin renona solennellement l'indpendance nationale. L'objet et les consquences des deux actes d'union sont indiques par leur titre mme. Le premier a fait de l'cosse et de l'Angleterre un seul Etat sous le nom de Grande-Bretagne. Le second a annex lIrlande la GrandeBretagne etconstitu le Royaume-Uni. La forme pratique sous laquelle cette double consolidation se prsente est : 1o l'adoption, par les deux royaumes annexs, d'une mme dynastie, fixe perptuit dans la ligne protestante de la maison de Hanovre; 2o l'introduction d'un certain nombre de membres cossais et irlandais dans les deux Chambres du parlement anglais. Le parlement ains complet lgifreL'union avec l'Irlande, vote au parlement anglais le 2 juillet 1800, entra en vigueur le 1 er janvier 1801. L'union avec l'cosse tait entre en vigueur le 1" mai 1707.1

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valablement pour tout le Royaume-Uni. Mais les lois particulires d'cosse et d'Irlande qui ont precede l'union restent en vigueur tant qu'elles n'ont pas t abroges. Il y en aun nombre considerable, et leurs diffrences sont souvent telles que, sur un grand nombre de sujets, le parlement trouve a vantage faire un acte spcial pour chaqu royaume1. comment on rencontre maintes Voil fois, au

commencement ou a la fin d'un statut, la mention : Ne s'applique pas l'cosse ou l'Irlande. Pour d'autres parties du territoire, par exemple pourlile de Man et les iles normandes, cetteexception n'est mme pas ncessaire. Ces iles ne sont soumises qu'aux lois quiles ont visees expressment. Des autres prescriptions des deux actes d'union, la plus importante concerne l'glise.Il y a de mme plusieurs statuts qui ne s'appliquent qu'au pays de Galle.1

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L'glise piscopal est reste en Angleterre une glise tablie, cequisignifie que c'est elle qui est en possession des cures paroissiales, des bnfices, des dimes, des metieres ; que son dogme, sa constitutin, ses libertes, sa juridiction et son rituel sont regles et sanctionns parla loi; que la Reine prte serment de la maintenir, intervient et dans que le son gouvernement

administration, notamment par la nomination des hauts dignitaireset de certains titulaires de bnfices1. Au contraire, en cosse, c'est 1'glise presbytrienne qui a t reconnue comme glise officielle par l'acte de 1707; c'est elle que la loi consacre et qu'elle a mise en possession des difices et des revenus ecclsiastiques. II y a bien en cosse une glise piscopal ; mais c'est une glise libre , deLa reine Anne, dans une lettre crte en 1703 au parlement cossais, sollicitait un peu de tolrance pour les partisans de l'glise piscopale ; elle les dsignait par le1

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mme que l'glise presbytrienne est une glise libre en Angleterre. La GrandeBrelagne a done deux glises d'tat, et la conronne, soutien legal de la hirarchie sacerdotale en deca de la Tweed, est, au del, le soutien legal du systme oppos. Par contre, l'Irlande n'a plus du tout d'glise officielle. L'glise piscopale protestante d'Irlande, qui ne faisait qu'une naguere avec I'glise d'Angleterre, a t en 1869 disestablished, c'est--dire spare de l'tat et dpossde de ses biens, sous ceriaines reserves qui sauvegardent l'intrt des titulaires actuls. Elle est devenue une glise libre. On voit dj s'annoncer ici cette extreme diversit qui est le caractre general du droit public anglais. L'esprit francais a le gout nature de la simplicitnoin de dissenters , c'est--dire, par le mme nom qu'elle eut employ anprs da parlement anglais pour dsigner les presbytriens.

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et de 1'uniformit. Il imprime cette double marque ses oeuvres et s'attend naivement la retrouver dans toute oeuvre humaine. Ce penchant est le premier dont l faut se dfaire, s Ton veut se bien orienter et diriger travers la constitution d'Angleterre. Celle-ci ne connait rien de pareil. Il semble qu'on y ait fui, comme des extrmits dangereuses, l'uni, Jes regles d'une application tendue, l'assimilation et la fusin des diffrentes parties entre elles. On s'est gard soigneusement de ces gnralisations et de ces simplifications vers lesquelles notre droit public n'a pas cess de tendre avec conviction, avec ardeur et, la fin, avec emportement. On peut la rigueur ranger sous la rubrique des traites un troisime acte, celui qui a t pass en 1858 sur le gouvernement de l'Inde. II y a la, en effet, non pas une souverainet au sens propre du mot, mais une quasi-souverainet qui s'est

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teinte et dont la nation a recueilli l'hritage. Par I'acte de 1858, la Compagnie des Indes, en faveur de laquelle la couronne avait alin une partie de ses droits rgaliens, et qui, par l'tendue de ses ressources, sa puissance militaire et financiera, sans 1'autorit presque controle qu'elle exerait sur ses

conqutes, constituait une sorte d'tat distinct dans l'tat, a fait l'abandon de son autonomie. Moyennant un compromis qui a attribu aux directeurs de la Compagnie la nomination de sept membres sur quinze dans le conseil suprme, la couronne a repris possession de cet immense empire, qu'elle gouverne d'sormais par le ministre d'un secrtaire d'tat spcial. Vis--vis de ses autres colonies, l'Angleterre a suivi la politique inverse. Aux plus puissantes et aux plus polices, au Ganada, au cap de Bonne-Esprance et aux provnces australiennes, elle a accord

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d'abord une constitution reprsentative et parlementaire, avec un mnistre responsable, pus le droit de modifier ellesmmes cette constitution sous l'approbation de la couronne. Ces actes peuvent tre rapprochs des traites d'union, prcisment parce qu'ils en sont le contre-ped. Ceux-ci ont absorbe et teint d'anciennes nationalits; les autres tendent en creer et en dtacher de nouvelles. Iis ont constitu une pliade d'tats quasi indpendants qui ne tiennent plus au RoyaumeUni que par trois points : la nomination par la couronne de leur gouverneur, dpositaire nominal du pouvoir excutif; la reprsentaton diplomatique dont l'Angleterre se charge pour eux, et une cour supreure d'appel qu'elle entretient pour leur usage. Le parlement de Westminster garde en puissance le droit de lgifrer souverainement pour toutes les parties de l'empire britannique ; mais, en fait, il ne

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s'ingre plus daos le gouvernement intrieur et daos la lgislation particulire des grandes colonies. Le secrtaire d' Etat colonial semble avoir renonc, leur gard, l'exercice de son droit de veto. jouissent persvrant Aucun signe ne revele plus que le maintien par clairement la plnitude d'autonomie dont elles pratiquement de tarifs protectonnistes

1'Australie et le Canad, I'encontre des intrts de la mere patrie. L'Angleterre retire peu peu de ses territoires d'outre-mer les troupes qu'elle leur prtait pour leur dfense1 ; elle les abandonne eux-mmes. Et, d'aulre part, il est clair qu'elle ne peut attendre que de leur bonne volont une assistance efficace dans le cas d'une guerre o elle serait seule menace, ou mme d'une entreprise faite dans l'intrt commun2. LaElle les a retires en 1870 de New South Wales. II n'y a pas longtemps, a propos de l'occupation dea iles Fidji, lord Caroavon demanda aux colonies anstraliennes, tres-intressea cette prise de possession, de2

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couronne n'a mme pas conserve ce que le gouvernement des tats-Unis, simple autorit fedrale, possde a l'gard des territoires et des tals nouveaux admis dans l'union, la proprit des terres libres. A plus forte raison n'a-t-elle pas, comme en Angleterre, le domaine minent du sol. Les colonies peuvent donc tre considres aujourd'hui, ou du moins dans un avenir rapproch, non plus mme comme des provinces en possession du selfgovernment, mais comme des Etats a peu prs souverains, que la race, la langue et de communs souvenrs rattachent seuls la patrie. La proposition de les englober dans une vaste fdration, qui serait gouContribuer pour une somme insignfiante aux frais du gouvernement des lies. L Angleterre aurait gard pour elle la plus grosse part. Les colonies refusrent. On sait d'autre part que les rclamations des Etats-Unis, apres la guerre de scession, taient fondees en partie sur ce fait que les autorits de Melbourne avaient permis au Shenandoah de se radouber dans leur port. Les arbitres adoptrent cette maniere de voir, mais ce fut l'Angleterre, et non pas la colonie, qui paya en conequence.

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verne par le parlement de Westminster, grossi de leurs delegues, n'a aucune chance de russir1; ce n'est que I'effort de quelVoir ce sujet l'ntressant volume de SEELET, The expansin of England, London, 1883. Depuis que ces lignes sont crites, les partisans de la federation ont fat de bruyants et, je crois, de vains efforts pour surmonter l'indiffrence de la mtropole et incliner les grandes colonies un rapprochement. lis ont esalte sans fin I'envoi spontan d un renfort australien a l'arime anglaise d'gypte. Ils ont prs occasion de la curiosit et de J'intrt excites par l'expositon coloniale et indienne pour fonder un Institu permanent de mme nom, qu languic sous la presidence du prince de Galles. En outre, des conferences ont et commences avec les agents coloniaux: elles sont menees avec bonne grce de part et d'autre; mais des deux cotes on s est bien gard de mettre en avant aucune proposition introductive d'un rattchement fdratif. Lord Roseberry, parlant le 16 novembre dernier devant une branche cossaise de la Ligue de Fdration imperale, declarait qu'une proposition cette fin, manant d'un Anglais, serait envisage par les colonies comme un retour ce mme esprit de dominacin qui, jadis, fit perdre a la mtropole les provinces nord-amricanes. Il ajoutait qu'aucun plan d'union n'avait chance d'tre accueilli, moins que les agenta coloniaux euxmmes en prissent l'initiative. Ils ont soigneusement evit de la prendre. Qu'ils aient exprim le voea de voir les colonies mentionnes avec l'Inde dans le ttre de la Reine, c'est un pur acte de courtoisie qui ne cote rlen a l'autonomie coloniale. Des autres sujets traites dans les conferences, deux seulement presentent un1

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ques publicistes isols pour arrter l'irrsistible mouvement sparaliste auquel le gouvernement anglais a lui-mme donn 1'impulsin.caractere hautement et pratiquement politique : les Australiens et la mtropole se sont entendus pour l'entretien frais commum d une flotte destine a la protection de l'Australasie. Ce n'est la qu'une alliance dfensive, comme il pourrait s'en tablir une entre deux tats distincts, rapprochs par 1 intrt. D'autre part, les colonies aspirent ouvertement au droit de ngocier pour leur compte et de conclure des traites par leurs propres agents avec les puissances trangres. Vil une prtention qui n'est gure dans le sens d'une fusion ou d'un rapprochement. Le Canad, qui, de plus en plus, gravite conomiquement vers les tatsUnis, avait ce point fort coeur. Tout le reste n'est que questions d'affaires. En somme, on peut dir de l'Union des colonies avec l' Angleterre qu elle sera toute de forme ou qu'elle ne sera pas. Tant qu'elle restera un mot sonora, rappel d une commune et glorieuse origine, incitation des demonstrations de courtoisie et de cordialit, on n'aura aucune hte de s'y soustraire. Le jour ou la mtropole s'aviserait de resserrer le lien de droit qui lui rattache ses fils adultes et majeurs, ils se tourneraier.t sans hsiter vers une complete separation.

24 TUDES DE DROIT CONSTITUTIONNEL.

III

Les traits et les quasi-traits ne sont qu'nne annexe et en quelque sorte une partie extrieure de la constitution. Le droit coutumier, les pactes et les statuts forment le corps du droit constitutionnel. Le droit coutumier, lex non scripta, est cet ensemble de prcdents et d'usages que Ton designe sous le nom de common law. Il ne faudrait pas prendre la lettre cette expression de droit non crit. En fait, les prcdents et usages sont dans un grand nombre de de consigns rendus

documents: jugements sur espces, comptes authentiques, etc., qui opinions les jurisconsultes, rapporter mentionnent

comme tablis et en vigueur, mais saus les

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un texte de loi expris, impratif et de date certaine qui en aurait ct la source premire. En l'absence d'un pareil texte, ils sont fonds uniquement sur une pratique plus ou moins longue, sur une tolrance ou un acquiescement plus ou moins aucien des pouvoirs et de l'opinion. La partie coutumire du droit constitutionnel anglnis est remarquable par le nombre et plus encor par la nature des objets qu'on lui a laiss le soin de rgler. Ces objets sont si varies et si importants, que le droit constitutionnel crit peut treen son entier consider comme un droit d'exception ou corame une lgislation complmentaire. Les pactes contiennent principalement des limitations et restrictions de la puissance royale. Les statuts ont un champ plus vaste; ils compltent les garanties judiciaires grossirement bauches par les pactes ; ils embrasseut la libert religieuse et les grandes libertes

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politiquea (presse, association, runin), que les pactes ne touchent point, et toute la matire du droit lectoral. Tout le reste, et notamment l'organisation, les attribu-tions, les rapports reciproques et le jeu des grands pouvoirs publica (royaut, cabinet, Chambre haute, Chambre des communes), demeure en dehors du droit crit. Toutes ces questions si considerables, qui sont le centre et l'me du droit constitutionnel, et sur lesquelles portent en France l'effort, le dbat, la passion publique, sont rgles en Angleterre par de simples usages. Qu'on interroge lea textes constitution-nels : par exemple, sur lea attributions du cabinet, ce pivot du rgime parlementaire, ce centre indispensable de l'action po-litique. Nonseulement la chose, mais le nom, au tmoignage de Blackstone, de Hallam, de Macaulay, sont inconnus au droit crit. la convocation annuelle Sur

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des parlements? Elle n'est spcifie nulle part. Sur la divisin du parlement en deu Chambres ? Elle a commenc d'elle-mme avant 1350 et s'est perptue depuis ce temps, sans tre impose par aucune loi. Sur le droit de priort de la Chambre des communes en matire d'impt? Ce droit, qui est stipul expressment dans la constitution des tats-Uns, dans la ntre, n'est fond en Angleterre que sur le long usage. Sur les autres attributions et les privilges de la Chambre haute et de la Chambre basse? Terrains ncessamment disputes, pris et repris, et o la frontire n'a jamis t fixe lgalement. Sur la prrogative royale en matire d'organisation militaire? Aucun texte ne la dfnit. Sur tous ees objets et leurs pareils, c'est-dire d'une maniere genrale sur tout ce qui concerne l'acton des grands pouvoirs publics, le droit crit reste muet. S'il s'lve un conflit, la solution en devra

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tre recherche, non dans le Statute Book, mais dans les archives parlementaires ou judiciaires ; elle devra tre prononce, non d'aprs un texte gnral, mais d'aprs des cas particuliers analogues, et cette jurisprudence sera trouve plus d'une fois hsitante, confuse ou contradictoire. C'est la partie la plus importante de l'organisation politique qui est ainsi tenue en dehors de la loi crite et confie la garde de la seule coutume. Un des exemples les plus curieux de la faon dont cette coutume s'tablit dans l'un des vides de la loi et en prend l'autorit, est ce qui s'est pass pour les droits et privilges financiers et lectoraux du clerg. De temps immmorial, le parlement ne taxait pas les gens d'glise; le clerg s'imposait lui-mme dans son parlement particulier qu'on appelait la Convocation. Les Communes et les Lords se contentaient de ratifier. En 1664, un accord se fait

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derrire le rideau entre le premier ministre d'alors, lord Clarendon, et l'archevque de Cantorbry, primat d'Angleterre ; on convient que le clerg ne se taxera plus lui-mme, que le parlement le taxera indistinctement avec les laques. Et en effet, en 1665, la loi financire dcharge le clerg du subside accord par la dernire convocation ecclsiastique, et ordonne que les gens d'glise acquitteront comme les autres l'impt gnral. La loi rservait d'ailleurs expressment au clerg en convocation le droit de faire cesser cette pratique et de recommencer s'imposer luimme quand il le jugerait propos. Depuis 1664, le clerg n'a pas une seule fois us de cette facult ; il a continu prendre simplement sa part des taxes communes consenties par le parlement de Westminster. Mais le droit n'est aboli par aucune loi positive. Ainsi, encore aujourd'hui, le pouvoir parlementaire d'imposer toute une 2

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classe de nation repose, non sur un texte exprs, mais sur le consentement tacite et la longue abstention de cette classe, qui n'en reste pas moins libre et que rien n'empcherait lgalement de faire revivre son privilge particulier1. Bien mieux, de cette modification toute gracieuse et que la loi crite n'a pas consacre, en est issue une autre du mme genre qui a eu pour effet d'altrer gravement la composition du corps lectoral Quand le clerg votait lui-mme ses taxes, il tait naturel qu'il n'intervnt pas dans la nomination des membres de la Chambre des communes. Une fois soumis l'impt gnral, au contraire, il tait juste qu'il ft reprsent dans la Chambre qui Gibson, vque de Londres, m'a dit, crivait le speaker Onslow, que cette mesure (la taxation du clerg en dehors de la convocation) tait la plus grande altration qui et t jamais faite de la constitution sans une loi expresse. (Cf. ONSLOW, Note sur Burnet. Oxf., 4 d., 606.)1

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fixait cet impt, et que les clercs, qui depuis longtemps n'taient plus en fait ligibles1, fussent du moins lecteurs. En effet, on les voit paratre quelques annes plus tard dans les lections et participer au vote. On cherche la loi qui leur a rouvert l'accs du corps lectoral. Il n'y en a pas. La chose s'est faite tacitement, sans qu'on ait jug ncessaire de la consacrer par un texte. La premire fois qu'on en trouve la trace, c'est dans un statut de la reine Anne, en 1712 (10, Anne, c. 23), dont les termes sont indirects et supposent simplement une coutume dj tablie. Ainsi, le droit du clerg de voter dans les lections, contraire une pratique de plusieurs sicles, contestable au nom d'une longue suite de prcdents, est fond sur une simple prescription par le temps, qui repose ellemme sur une dsutude enLeur inligibilit est devenue expresse par l'acte 41, Geo. III, ch. 63.1

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matire de taxation. Il y a l de quoi faire frmir tout ce qu'il y a en nous de cet esprit passionnment prcis, exact, explicite, qui est comme l'instinct lgislatif de la France. A quelle fin les Anglais ont-ils maintenu les attributions et le jeu des grands pouvoirs dans cet tat d'indtermination et de fluidit? Leur dessein est vident. Ils ont voulu que leur constitution pt se prter sans bruit des dpossessions considrables, de gros dplacements d'influence, des rsurrections inattendues. Il y a telle modification qui, en France, aurait exig qu'on portt la main sur le texte constitutionnel, qu'on discutt longuement et avec clat, qu'on soulevt une grande motion publique, et qui, en Angleterre, n'a pas cot le souffle d'une parole ou une seule goutte d'encre. Le veto royal, par exemple, dont Guillaume III

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avait fait un si grand abus, et qui en France, cent ans plus tard, devait causer tant d'orages, a disparu en fait depuis 1707. La prsence du Roi aux dlibrations des conseils des ministres est galement sans exemple depuis George Ier. Des Franais n'auraient pas manqu d'crire ces deux mmorables conqutes dans les lois ; les Anglais les ont confies la force des choses, aux murs, l'opinion . Quand on examine de prs les grands pouvoirs, on s'aperoit que chacun d'eux marche ainsi entour d'une foule d'anciens privilges dont il n'use pas, qui sont annuls par les privilges et les droits actifs des pouvoirs voisins, mais que l'on a refus d'abroger expressment, afin qu' l'occasion, sur un signe de l'opinion, sur un appel de l'intrt public, ils puissent revivre, prendre en main et rsoudre une question difficile, et servir d'organe la raison d'tat, sans que toute l'conomie

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constitutionnelle en soit trouble. C'est ainsi qu'en 1714, le conseil priv, inerte et oubli depuis Charles II, reparut tout coup sur la scne, dconcerta fort propos les ministres dj gagns aux Stuarts, et assura la transmission de la succession royale dans la ligne protestante. Burke a trs-bien dfini, propos de la Convocation ecclsiastique, cet tat d'hibernation de certains organes de la constitution anglaise, avec possibilit indfinie de se ranimer. On ne convoque plus cette assemble que pour la forme, dit-il. Elle entre en sance pour adresser au sou verain quelques compliments de politesse ecclsiastique ; cela fait, on n'entend plus parler d'elle; cependant elle est encore un lment de la constitution qui peut toujours tre rappel la vie et l'action, si l'occasion s'en prsente 1. On parle volontiers de la stabilit de la' Burke, Lettre aux sheriffs de Bristol, p. 28.

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Constitution anglaise. La vrit est que cette constitution est toujours en ouvement et en oscillation, et qu'elle se prte merveilleusement au jeu de ses diffrentes parties. Sa solidit vient de sa souplesse ; elle plie et ne rompt pas. Elle se maintient, non par la vigueur de ses affirmations, mais par le vague tudi de ses rticences. Toutefois ces rticences et l'tat d'indtermination qu'elles perptuent ne sontils pas une source ouverte de graves prils ? Qu'avez-vous mnag, pourraiton dire aux Anglais, pour empcher tel privilge, qui date du moyen ge, de se ranimer tout d'un coup la faveur d'une circonstance critique et de faire chec au droit moderne? Que diriez-vous si, quelque jour, la nation tant lasse d'un parlement bavard et inactif, un roi nergique s'avisait de congdier son cabinet et de gouverner sous le contrle illusoire des seuls conseillers que la loi commune auto-

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rise, j'entends les deux cents et quelques membres du conseil priv, tous la nomination royale? Que diriez-vous s'il s'avisait de crer comme autrefois de nouveaux bourgs lectoraux par simple charte royale, ou de dnaturer la Chambre hrditaire en ne nommant plus que des pairs vie, au nom de son antique prrogative ? Aucun texte n'a priv la couronne de ces droits et ne peut la privilges. On invoquer contre eux qu'une longue Chambre la main des sur lords le tendre privilge

interruption d'usage. N'a-t-on pas vu en 1860 brusquement

d'amender les lois d'impt, ombrageusement gard par les Communes depuis des sicles? Dans l'espce, le dernier mot resta la Chambre haute ; la Chambre des communes ne put que rserver le principe et l'avenir. N'at-on pas vu, en 1872, la prrogative royale intervenir dans la question de l'achat des grades, dessaisir la Chambre des lords

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hsitante, et imposer hautainement sa propre dcision ? Plus menaante encore serait une rsurrection de ces terribles privilges de la Chambre des communes, qui, il y a un sicle, mettaient en pril la libert et la vie des concitoyens, servaient d'instrument toutes les haines de parti et annulaient l'action tutlaire des cours de justice. Tous sont encore intacts et prts la main pour le jour o une majorit passionne aura la fantaisie d'craser ses adversaires. Il n'y a rien rpondre cela, sinon qu'en Angleterre toute l'organisation politique repose sur un parti pris d'optimisme et de confiance. Les Anglais sentent la vigueur de leur esprit public ; ils ont prou v la vigilance d'une presse libre, la puissance des associations et des meetings. Ils se flattent que leurs murs politiques les dispensent de chercher des garanties dans un texte. Sans doute ils ont parfaite-

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ment conscience d'avoir laiss tous les pouvoirs des litres qui s'excluent, des prtentions rivales et des armes pour les dfendre, des armes aussi pour opprimer les individus. Mais ils sont convaincus que, sous l'empire de l'opinion et de la tradition, les uns et les autres ne s'en serviront qu'avec mesure et pour le bien du pays, qu'ils transigeront entre eux, qu'ils s'arrteront au seuil de l'arbitraire, et qu'un quilibre vivant et souple, bien suprieur au strict partage d'attributions qui rsulte d'un texte, s'tablira au sein de la Constitution. Jusqu'ici esprances. l'vnement a justifi leurs

IV

Les pactes sont au nombre de trois : la grande Charte (1215), le Bill des droits

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(1688) et l'Acte d'tablissement (1701). Ces trois textes sont les titres de la libert politique chez nos voisins d'outre-Manche. Ils sont vritablement la base du droit constitutionnel crit des Anglais. Les pactes sont, comme les statuts, l'uvre commune des trois branches du parlement, c'est--dire du Roi et des deux Chambres. Mais ce qui leur est propre et ce qui les distingue des statuts proprement dits, c'est que le Roi n'y intervient pas comme partie intgrante d'un mme pouvoir lgislatif avec les lords et les communes, mais comme une vritable partie contractante, vis--vis de laquelle L'action la nation distincte apparat et des trois avec une personnalit indpendante. facteurs

concerte

constitutionnels, sous la forme rgulire et ordinaire, ne se rencontre pas ici. On assiste un rapprochement entre deux puissances qui ont commenc par s'observer et se dfier l'une de l'autre,

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qui parfois sont entres en lutte et qui finissent par traiter en stipulant de mutuelles garanties. Cette distinction va s'claireir par une rapide revue des circonstances au milieu desquelles se sont produits les trois grands actes dont il vient d'tre question. Le premier est la grande Charte. Depuis plusieurs annes, le roi Jean commettait des exactions et des violences; ses barons lui rsistaient. En 1215, ils se coalisent et lvent des troupes. Runis Vallingford, ils se dclarent dlis du serment d'allgeance prt leur souverain. Jean, abandonn de tous, sauf de sept fidles, consent ngocier. Il signe l'instrument quia t appel la grande Charte. Le caractre de cet acte est ais dfinir. Ce n'est pas prcisment un trait, puisqu'il n'y a pas ici deux souverainets lgitimes ni deux nations en prsence; ce n'est pas non plus une loi; elle serait entache d'irrgu-

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larit et de violence ; c'est un compromis ou un pacte. Les barons n'y apparaissent pas comme sujets; ils se sont affranchis de leur promesse de fidlit. Ils y apparaissent comme belligrants. Le Roi est devant eux comme un vaincu, presque comme un tranger; il subit les conditions que lui imposent les vainqueurs. L'analogie que je signale est si profonde que le texte contient des sanctions pnales analogues celles qu'on pourrait trouver dans un trait avec une nation ennemie. Les barons stipulent que si le Roi manque sa parole, ils se rservent de saisir et de retenir ses chteaux, et de le molester par tous les moyens dont ils disposent. Tout le long de la grande Charte, on sent ainsi deux pouvoirs arms qui se regardent et qui se tiennent prts employer la force. videmment, il serait peu correct de ranger un tel acte ct des lois et des statuts ordinaires; s'il ressemble quelque chose,

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c'est noire trait d'Amboise, notre paix de Saint-Germain, toutes les conventions qui, l'poque des guerres de religion, donnaient des garanties aux protestants franais, mettaient entre leurs mains des villes de sret et les constituaient presque l'tat de nation dans la nation. Ce n'est pas ici le lieu d'analyser la grande Charte. Elle n'a plus pour nous qu'un intrt historique. Ses principaux articles, en dehors de ceux qui se rapportent l'organisation fodale, ont pour objet de revendiquer la libert individuelle et de poser des rgles tutlaires pour l'accusation et le jugement des citoyens. Ce sont l, en effet, les premires ncessits qui se rvlent une socit encore barbare. La grande Charte tablit en outre qu'aucune aide ou escuage ne sera lev sans l'avis du commun conseil du royaume. Le texte est plus prcis qu'on nes'y atten-

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drait sur les garanties d'excution. Il rgle avec soinla convocation du commun conseil, les conditions ncessaires pour la validit de ses dlibrations. II tablit une commission permanente de vingt-cinq barons, qui se complte elle-mme en cas de vacance et qui surveille l'administration du royaume. On sait d'ailleurs que ces dernires clauses, qualifies de gravi a et dubitalia , ne furent pas reproduites dans la confirmation donne l'anne d'aprs par Henri III. Par l'abondance, la nettet et le caractre pratique de ses dispositions, la grande Charte ressemble bien plus une constitution que les deux textes que l'on va rencontrer un peu plus loin. Mais son importance tient moins la valeur des clauses qu'elle renferme qu' ce fait qu'elle a fourni un centre d'action au sentiment national, jusque-l pars et languissant, qu'elle a jet un nom et une date l'imagination populaire, et qu'elle est devenue le sym-

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bole de cette lutte pique dans laquelle une noblesse fodale, puissamment groupe en un corps d'aristocratie, a fait voir en plein moyen ge une socit politique consciente, dfendant les libertes de tous par l'organe de ses chefs naturels. Les dispositions expresses de la grande Charte sont aujourd'hui pntre encore contemporaine. Le deuxime pacte est le Bill des droits. En 1688, Jacques II tait souponn de vouloir restaurer le papisme en Angleterre. Il s'tait rendu odieux aux Anglais par des mesures arbitraires. Une partie de l'aristocratie appelle Guillaume, prince d'Orange; Jacques II s'enfuit. Les deux Chambres, convoques par Guillaume la requte d'une assemble de notables, prononcent font que taire le leurs trne scrupules est et vacant, et anime surannes; l'Angleterre mais son esprit est toujours vivant. C'est lui qui

Quiappelleront-elles pour

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l'occuper? Le prince de Galles? C'est lui que dsigne en effet la loi du royaume. Cette loi est mise de ct. A dfaut du prince de Galles, c'est Marie, sa sur ane, princesse d Orange; dfaut de Marie, c'est Anne, sa seconde sur, qui sont les hritires lgitimes. La Chambre des lords, aprs quelque hsitation, bouleverse cet ordre. Elle propose de confrer la dignit royale conjointement Guillaume et Marie, et les pouvoirs effectifs du gouvernement Guillaume seul. La mort mme de Marie ne donnera pas ouverture aux droits de la princesse Anne; ces droits seront suspendus, et Guillaume continuera occuper le trne. C'est un remaniement complet de la loi de succession. La Chambre des communes accepte sans difficult le principe et la formule, mais elle refuse de les voter purement et simplement. Elle rdige un texte o elle nonce et revendique toutes les liberts et

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tous les droits viols par Jacques II, et elle prend la prcaution d'incorporer ce texte, titre de prambule et d'argument, dans la dclaration qui appelle au trne Guillaume et Marie. Le tout est rcit solennellement devant le prince et la princesse dans la grande salle de Whitehall. Ni l'un ni l'autre n'avaient se prononcer sparment sur la Dclaration des droits et liberts. Aprs la lecture, une seule question fut pose expressment par Halifax aux deux augustes personnages : Acceptaient-ils la couronne et l'ordre dynastique nouveau? S'ils avaient objection la Dclaration des droits, ils n'avaient qu'un moyen de le tmoigner, c'tait de dcliner l'offre d'Halifax. Dans ce cas, ce n'tait pas la dclaration qui tombait, c'tait la dignit royale qui s'cartait d'eux ; la nation reprenait sa libert et ses dons, et restait matresse de les porter ailleurs. S'ils acceptaient, ils ratifiaient videmment le pram-

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bule et les considrants, et s'obligeaient d'une manire implicite respecter tous les droits noncs dans cet instrument. Rien assurment n'est plus loign qu'un tel acte et qu'une telle procdure de l'ide que nous nous faisons d'une loi. La loi est un rglement impratif sur une matire spciale; la Dclaration des droits tait un vritable cahier de protestations et de griefs. La loi est faite en commun par le parlement et par la couronne. Ici, il n'y a ni couronne ni mme parlement. Le Roi n'existe pas encore; sa prrogative attend, pour natre, l'acte mme qu'elle devrait sanctionner et complter. Les deux Chambres sont intitules Convention, et il ne faudra pas moins qu'un statut gnral pour leur confrer le nom et les droits d'un parlement. A la place des trois facteurs constitutionnels qui doivent concourir librement et souverainement tout acte lgislatif rgulier, je ne vois ici que

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Je pays qui signifie ses volonts et fait ses conditions un prtendant. On ne saurait mieux comparer la Dclaration des droits qu' un mandat impratif que les dlgus de la nation dveloppent devant un candidat au trne. C'est en substance le sinon, non, des cortes aragonaises1. La dclaration des droits comprend treize articles. Presque tous contiennent des limitations de la prrogative royale. On refuse au Roi le droit de suspendre les lois, de dispenser de leur excution, d'instituer des tribunaux d'exception, d'infliger des amendes excessives, de restreindre le droit de ptition des sujets ou la libert de la parole dans le parlement, d'intervenir dans les lections parlementaires. On renouvelle l'interdiction de lever des impts sansle concours des deux Chambres,On connat la formule des corts aragonaises : Nous qui valons autant que toi, nous te faisons roi condition que tu maintiendras nos liberts. Sinon, non.1

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et l'on y ajoute la dfense d'entretenir sans le mme concours une arme permanente. Il est significatif de n'entendre rclamer, dans une occasion si favorable, ni la libert de la presse, que la Dclaration des droits laissa en effet soumise la censure, ni la libert religieuse ; et de ce dernier point il n'y a pas lieu d'tre surpris, puisque la rvolution de 1688 s'tait faite en haine du papisme et contre les mesures de tolrance octroyes par Jacques II. La perscution des catholiques, ou tout au moins les lois dictes contre eux, ne furent en aucun temps plus froces que sous Guillaume III. Tant il est vrai qu'on ne concevait pas alors l'importance ni le prix de ces deux grandes liberts. Il fallut un sicle et le dixhuitime sicle ! pour les faire entrer dans les esprits et dans les murs. Quant aux garanties stipules pour la conservation des liberts conquises, il n'y en a qu'une. On demande

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que des parlements soient runis frquemment ; c'est tout. Or on avait pu voir nagure quel compte la royaut tenait mme d'une loi expresse comme celle de 1664, qui exigeait au moins une session en trois ans : quand Charles II mourut, il n'y avait pas eu de session depuis quatre ans. Que pouvait donc valoir ce simple vu, dpourvu de toute stipulation prcise et de toute sanction ? La vraie garantie tait, il faut bien le dire, dans une autre clause, celle qui rservait tous les sujets protestants le droit de porter des armes, et il n'est pas difficile de voir qu'elle impliquait le recours pur et simple la force en cas d'oppression. Rien n'est plus caractristique, dans la Dclaration des droits, que cette absence de tout mcanisme savant, de toute combinaison tudie, des tins assurer le respect des liberts qu'elle proclame ; elle les proclame simplement, et derrire elles elle ai me, simple-

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ment aussi, le droit d'insurrection, le mme que nous avons nonc avec tant d'clat en 1793, et que l'Angleterre, quelques annes plustard, devait consacrer publiquement ellemme, dans le procs de Sacheverell, sous le nom plus discret de droit la rsistance. L'Acte d'tablissement de 1701 prsente des caractres un peu diffrents. Guillaume III n'avait pas d'enfants. La reine prsomptive Anne venait de perdre son fils et n'esprait plus de postrit. Tous les hritiers protestants issus de Jacques II ayant disparu, on retombait sur les hritiers catholiques : Jacques III, la duchesse de Savoie. A la vrit, aux termes d'une loi en vigueur, ceux-ci ne pouvaient monter sur le trne qu' la condition d'abjurer. Mais rien ne prouvait encore que, le moment venu, cette condition ne serait pas remplie. Le parlement, sans tenir compte de l'ordre dynastique, sans mme

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laisser Jacques III le temps et l'occasion de rgnrer son aptitude la couronne par un changement de religion1,

transporte

dfinitivement la royaut dans une famille trangre, celle des BrunswickHanovre, issue, par une filiation longue et oublie, du roi Jacques Ier. En outre, l'exemple du parlement de 1688, il incorpore dans l'Acte d'tablissement 8 articles qui obligent ventuellement quiconque ( ce sont les mots employs ) viendra occuper le trne . Si cette personne quelconque entend que l'Acte d'tablissement porte effet en sa faveur, elle devra ncessairement se soumettre toutes les conditions contenues dans le texte. A la diffrence des actes de 1215 et de 1688, l'Acte d'tablissement est bien une loi, ds le principe, par la forme et la procdure. Mais c'est autre chose et plusUne rserve cet effet, propose par Godolphin, fat repousse une forte majorit.1

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qu'une loi par l'intention et la porte. Tout est selon les rgles lgislatives ; le parlement l'a vote ; le roi Guillaume la sanctionne librement. Seulement ce n'est pas lui qu'elle oblige, ni mme la reine Anne. Elle n'entrera en vigueur qu'aprs eux, avec la nouvelle dynastie, dont les reprsentants n'ont pas t consults et devront s'accommoder d'une situation rgle pour eux ou plutt contre eux et sans leur concours. A leur gard, il n'y a donc pas loi, il y a bien mandat impratif comme en 1688. Le nouveau roi ne pourra en aucune faon s'opposer l'entre en vigueur de l'article qui interdit de nommer des trangers des fonctions civiles ou militaires, ou de leur faire don de domaines fonciers ; car cet article ne fait qu'un avec la loi qui appelle la dynastie au trne. La preuve que le parlement a entendu lier les mains du souverain, c'est la place qu'il a donne l'inamovibilit

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des juges parmi les stipulations de l'Acte d'tablissement. Une fois dj, en 1692, Guillaume III avait oppos son veto un bill vot par les deux Chambres en faveur de l'inamovibilit. Le parlement n'a pas voulu s'exposer voir cette rforme essentielle chouer de nouveau sous la dynastie suivante. Il l'a rendue insparable du titre mme de George Ier et de ses descendants la couronne. Le Bill d'tablissement comprend huit articles. Le premier, qui est fondamental, statue que le roi d'Angleterre doit tre en communion avec l'glise tablie d'Angleterre. Trois autres articles sont de circonstance ; ils sont destins prvenir les abus et les dangers qui peu vent rsulter de l'avnement d'un roi tranger, ayant des possessions l'tranger et amenant en Angleterre des favoris trangers. Ces prcautions, trop justifies par les deux premiers George, sont aujourd'hui sans

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intrt pratique.

L'importance de l'Acte

d'tablissement,au regard dudroit constitutionnel, est dans les quatre autres clauses. Deux d'entre elles sont une mme tentative pour dtruire le pouvoir du cabinet, en excluant les ministres du parlement et en les noyant pour ainsi dire dans un grand conseil priv. C'tait la rsurrection d'un plan qui avait dj chou sous Charles II. Il choua de nouveau et dfinitivement. Les deux articles1

furent , et le

rapports sous la reine Anne

gouvernement de cabinet, appuy sur la majorit parlementaire, est demeur depuis lors la base du rgime politique de nos voisins. Une autre clause interdit d'arrter par le pardon royal lecours d'une accusation intente par la Chambre des communes. Le dernier article enfin proclame l'important principe de l'inamovibiA propos de cette mesure, Oldfield crivait en 1816 que cet instrument tait de la nature de la grande Charte et ne pouvait pas tre abrog (was irrepealab).1

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lit des juges. Il a t complt pratiquement par une loi de la premire anne de George III, qui a rendu la dure de leurs commissions indfinie et les a dispenss de les faire renouveler chaque nouveau rgne. Voil les origines, le caractre et le contenu de chacun des trois pactes. Il est clair qu'ils occupent une place part dans le droit constitutionnel anglais. Ils y reprsentent un lment extralgal et rvolutionnaire. Les cent cinquante dernires annes ont cr, en faveur de nos voisins, un prjug qui s'accrot par un humble retour sur nous-mmes et sur notre histoire. Toutes les fois qu'il est question du rgime politique de l'Angleterre, les mots qui nous viennent sont ceux de tradition, mesure, sagesse, jeu rgulier des pouvoirs, rsistance lgale. Ces excellentes murs politiques existent en effet ; elles ont dvelopp, complt, affermi les liberts an-

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glaises; ce ne sont pas elles qui les ont fondes. Ici, comme ailleurs, ces liberts ont t le prix de la lutte ; elles ont t conquises, non pas acquises. L'histoire des circonstances au milieu desquelles sont ns les pactes nous montre la royaut humilie, fugitive, ou exclue des dlibrations de la lgislature; cdant la force, ou enferme dans un dilemme impratif. En face d'elle, c'est la nation qui apparat, qui, par ses mandataires rguliers ou irrguliers, tranche souverainement les questions, fixe elle-mme la limite de ses droits et va jusqu' changer les coutumes immmoriales du royaume1.En 1884, la suite d'meutes provoques par la rsistance des lords a la proposition de rforme lectorale, M. Chamberlain, alors prsident du board of trade, avait fait entendre que cent mille hommes pourraient bien marcher de Birmingham sur Londres, et lord Salisbury avait trait ce propos d'excitation la violence. M. Gladstone, prenant la dfense de son collgue dans la sance du 30 octobre i 884, mit l'opinion qu'on peut bien dire au peuple d'aimer l'ordre et de dtester la violence , mais qu'il ne faut pas ne lui dire que cela. Si j'abhorre, ajoute-t-il, l'emploi d1

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la force brutale, je ne puis pas, je ne veux pas adopter pour mon compte ces rticences effmines par lesquelles on cache au peuple les leons consolantes et les encouragements qu'il peut tirer de ses anciennes luttes, du souvenir des grandes qualits de ses anctres et de la conscience que ces qualits, il les possde encore... Si, aux poques de crise politique, on n'avait jamais conseille au peuple de ce pays autre chose que d'aimer l'ordre, de dtester la violence et de se montrer patient, les liberts nationales n'auraient jamais t obtenues, a

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D'autant plus nettement s'accuse dans ces trois pactes, mais surtout dans le plus important des trois, celui de 1688, un tour d'esprit qui est fait pour nous surprendre. Il convient de s'y arrter un instant et de le dfinir, en l'opposant l'esprit qui pntre, en France, les textes de mme nature et de mme nom. Rvolutionnaire dans les faits, la Dclaration des droits de 1688 n'a nullement le caractre philosophique et humanitaire que son titre laisse pressentir et que nous prtons volontiers aux uvres d'une rvolution1. Dans la discussion, le prambule et le texte, il n'est question que de traditions' Cela tient au gnie de la race, sans doute ; cela tient

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et d'origines, nullement de principes et d'axiomes. Les lords parlent bien d'un contrat originel ; mais il s'agit ici d'un contrat immmorial entre le Roi et le peuple, non d'un contrat abstrait entre la socit et ses membres ; cela n'a rien de commun avec les thories de Rousseau. Les liberts que l'on revendique sont daussi au temps o s'est produite la crise qui a donn l'Angleterre toutes les garanties essentielles et qui, cause de cela, a t la dernire. En 1688, et pendant tout le dixseptime sicle, ce qui caractrise toutes les recherches intellectuelles, en thologie comme dans les sciences, comme en politique, en France aussi bien qu'en Angleterre, c'est que le plus haut effort de l'esprit ne va qu' reconnatre des autorits, enregistrer des prcdents, consacrer des textes d'o il tire, par des dductions savantes, les vrits auxquelles il croit. C'est seulement partir du dix-huitime sicle qu'il commence contester ces autorits et leur demander leurs titres, faire la critique de ces textes et a les rcuser, s ils sont contraires au sens commun. L'Angleterre a eu l'avantage d'avoir sa crise politique dcisive une poque o le sicle de Voltaire n'avait pas encore dchan le rationalisme outrance qui a pris plus ou moins possession de toute l'Europe. Le prestige le plus lev tait encore celui des choses consacres par le temps. Elle a eu cet autre avantage que le pass vers lequel elle se tournait d'instinct lui prsentait le spectacle de liberts pratiques avec gne, mais sans interruption,

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finies : les vraies, anciennes et indubitables liberts des sujets de ce royaume. L'Acte d'tablissement, un peu plus tard, les qualifiera de birthright. Birthright veut dire droit d'anesse aussi bien que droit de naissance. Les revendications de cette grande poque sont pleines de l'orgueil d'une race choisie, pour qui la libert a le caractre d'un privilge du sang plutt que d'une loi naturelle commune tous les hommes. Ce n'est pas l une thorie qui donne ses raisons ; c'est une antique proprit qui produit ses titres.violes parfois, mais toujours revendiques, et qu'elle devait tre tente de revendiquer encore. Tout au contraire, 1 ancien rgime ne nous offrait en 1789 que des apparences d'institutions, celles-ci nerves ou annules sous le bon plaisir royal, celles-l suspendues depuis si longtemps, comme les tats gnraux, par exemple, qu'on en avait oubli la procdure et qu'il fallut d'infinies recherches, des recherches d'rudition, pour retrouver comment on avait opr en 1614 et auparavant. Dans cette disette d'exemples, dans cette fuite et cet loignement des traditions, comment l'esprit franais ne se serait-il pas rejet du ct des recherches spculatives, vers lesquelles l'entranait d'ailleurs le courant du dix-huitime sicle ?

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Rien n'est plus significatif cet gard que ce qui s'est pass dans la convention anglaise de 1688. Le Roi tait en fuite, une arme trangre sur le sol national, l'cosse incertaine, l'Irlande prte se rvolter. C'est le moment que les lords et les communes choisissent pour rechercher longuement et patiemment tous les prcdents de l'histoire nationale relatifs la vacance du trne, aux abdications. Somers produit un rle parlementaire de l'anne 1399, dans lequel il tait expressment dclar que l'office royal tait rest vacant dans l'intervalle entre la rsignation de Richard II et l'intronisation de Henri IV. Les lords rpliquent en produisant le rle de la premire anne d'douard IV, qui faisait entendre que le prcdent de 1399 avait t solennellement annul. Treby vint au secours de Somers et produisit un rle du parlement de la premire anne de Henri VII, qui abro-

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geait l'acte d'douard IV, et rendait sa validit au prcdent de 1399. On tait remont prcdemment Guillaume le Roux et Richard de Normandie. La situation est plus compromise encore et le danger plus pressant, lorsqu'on s'occupe un peu aprs de rgulariser le titre de la convention qui a appel Guillaume III sur le trne. On parla longuement et srieusement, dit Macaulay, sur toutes les circonstances de la dposition de Richard II ; on fit l'histoire complte des ordonnances royales ; on discuta l'tymologie du mot parlement . Ce fut une vritable dbauche documentaire. A la fin, le vieux Maynard, qu' son nom je crois reconnatre pour un Franais d'origine, ramena la question ses vrais termes, ses termes rvolutionnaires. Nous sommes en ce moment, dit-il, hors du chemin battu. Si nous sommes rsolus n'avancer que parce chemin, nous n'avancerons pas du

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tout. Un homme qui, au milieu d'une rvolution, prend le parti de ne rien faire que de strictement conforme aux rgles tablies, ressemble un homme gar dans un dsert et qui s'arrte en criant : O est la grande route? Je ne veux passer que par la grande route. Dans un dsert un homme doit prendre le chemin qui le ramne chez lui. On fit ce que voulait Maynard, mais de guerre lasse et regret. Il y a eu le pendant exact de celte sance au Corps lgislatif de 1815, au moment o, aprs Waterloo, Blcher arrivait sur Paris. Chez nous aussi, le souverain de fait tait en fuite, l'tranger victorieux, le choix de la dynastie remis en question. Le 4 juillet, le Moniteur apprend la population que Paris est livr aux allis. Le 5, la Chambre des reprsentants se runit l'heure ordinaire. Au lieu d'employer le temps qui lui reste dlibrer sur les

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dangers qui menacent la patrie, elle entame avec entrain le dbat sur une dclaration des droits prsente par Gart. I. Tous les droits manent du peuple ; la souverainet du peuple se compose de tous les droits individuels. VIII. La libert de chaque individu n'a d'autres bornes que la libert des autres individus. XI. Les lments de toutes les sciences et ceux de tous les talents, le got et l'imagination seront enseigns dans une universit. Le dbat se prolonge. Pendant plusieurs heures on vit se produire toutes les thories, toutes les dfinitions laisses par l'antiquit, ou donnes par les publicistes et le dictionnaire. Grande animation, grand srieux. Ce n'est pas une dclaration des droits, c'est une dclaration de violence! s'crie un membre. Mais les Anglais arrivent ! interrompt quelqu'un. Ils seraient l, que je demanderais mettre mon opi4.

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nion. La sance, leve cinq heures, est renvoye sept heures. Pendant le jour, la Chambre avait adopt la dclaration des droits. Le soir, elle s'occupe d'une dclaration de principes. Quand le prsident eut proclam le rsultat du vote, un indicible enthousiasme saisit l'Assemble ; tous les dputs sont debout, tendent les bras, se pressent, s'embrassent ; les larmes coulent. Que l'ennemi vienne, maintenant nous pouvons mourir ! Le lendemain, pendant que les allis prenaient possession des barrires, la Chambre discutait encore et votait, avec un intrt non diminu, 52 articles de la Constitution. Elle renvoyait au lendemain 7 la discussion sur la deuxime section du chapitre v. Le lendemain, Blucher faisait son entre Paris. Voil bien les deux courants opposs, l'un historique, l'autre philosophique ; et rien ne montre mieux leur puissance que

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la facilit avec laquelle les vains debats que i'ai rapports ont pris la place, dans les deux pays, des mesures pratiques qui semblaient commandes par les circonstances. Cela rappelle les Grecs refusant de remeltre leurs jeux Olympiques, mme pour courir aux Thermopyles. L'effet de perspective cherch par les Anglais de 1688 consiste faire arriver lentement toutes leurs libertes du bout de l'horizon et du fond de l'histoire nationale. Ils ne veulent pas les a voir vues naitre. Le genie franjis, minemment rationaliste, a de la peine se figurer cet ideal si diffrent du sien. En France, l'autorit naturelle et immdiate est aux idces qui ont pour fondement sentimental l'union avec l'humanit en general. En Angleterre, elle est aux idces qui ont pour fondement sentimental l'union avec les gnrations precedentes. Nous ne sommes l'aise que devan t une large conception en surface ou tous les peuples

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entrent avec nous et s'inclinent devant des articles de lgislation universelle. Les Anglais se complaisent devant une troite conception en profondeur o tous les sicles de la vie nationale s'entrevoient les uns derrire les autres. La Constitution anglais porte la marque profonde de ce tour d'esprit. La filiation historique en est l'me, de mme qu'une fraternit idale a toujours t l'me des ntres. C'est ce caractre si frappant qui est cause qu'il n'y a dans la dclaration des droits ni ordre ni plan d'ensemble. Les treize articles qui la composent se suivent comme au hasard. Cela est tout fait contraire l'ide que nous nous faisons des actes issus d'une situation rvolutionnaire; ils se distinguent en gnral par des conceptions larges et comprhensives. Dans de telles crises la nation est souveraine ; elle n'a plus rien devant elle. Quelle tentation d'laborer un systme complet dont

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toutes les parties se relient, s'accordent et se soutiennent! Nous n'y avons pas manque en 1789. Une proccupation toute diffrente se trahit dans le Bill des droits. Il est, il veut tre une pure uvre de circonstance. Chacune des treize dispositions qui figurent dans le texte de 1688 a pour unique objet de parer un inconvnient signal par une pratique rcente. Aucune ne procde d'une conception gnrale de la matire. Si Jacques II n'et pas dispens de l'excution des lois sur les catholiques sir Ed. Haies, la condamnation du dispensing power ne serait peut-tre pas inscrite dans le bill de droits1. Cette vue troite se relie une vue profonde. Si l'on avait repris de fond et d'ensemble tout l'difice constitutionnel, il aurait eu sonDe mme si Guillaume III n'avait pas combl de libralits Bentnck et ses autres favoris trangers, l'interdiction de pensionner d'antres personnes que les sujets anglais ne serait peut-tre pas inscrite dans l'Acte d'tablissement.1

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point d'appui en lui-mme, il serait devenu comme une uvre spculative, ne de toutes pices et l'heure mme, et se rclamant, non de ses antcdents dans la vie nationale, mais de sa logique intrieure et de sa valeur propre. Le lien qui le rattachait au pass se serait trouv dnou ou cach, et du mme coup se serait vanoui le prestige qui agit le plus srement sur l'esprit anglais. En ne touchant qu'aux points que de rcents abus avaient pu obscurcir, le bill de 1688 laissait le gros de la Constitution flotter sans date certaine dans les arrire-plans de la coutume et, suivant le mot de Tacite, s'imprgner d'antiquit. Il apparaissait1ui -mme comme une partie dtache de cette constitution immmoriale, et appele plus prs de la lumire par des ncessits accidentelles. Un systme savant et bien ordonn n'aurait plus t aussi manifestement une restitution et un rappel de la common law; il

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n'aurait pas eu l'autorit suprme qui lui venait de cette source respecte. Voil pourquoi l'on ne trouve dans le Bill des droits ni plan gnral, ni sries compltes, ni dfinitions tudies, ni sanctions habilement mnages. Prcisment parce qu'il est rest incomplet, incohrent, disparate, parce qu'il n'a fait que rpondre schement aux questions poses par le hasard des vnements, il a t impossible de mconnatre qu'il tait un simple fragment d'un ensemble plus vaste, une simple confirmation et une dclaration partielle d'un droit plus ancien, et l'on a continu apercevoir derrire lui la majest de la coutume, vrai fondement de la Constitution.

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Les statuts ou lois forment la troisime source du droit constitutionnel crit, en Angleterre. Ce sont les actes qui ont t vots par les deux Chambres rgulirement constitues, et que la couronne a sanctionns librement. Ce qui est particulier au droit anglais, c'est qu'il n'admet pas d'ordre constitutionnel oppos et suprieur l'ordre lgislatif. Toutes les questions, les plus hautes et les plus graves comme les plus humbles, sont du domaine de la loi 1. LesUn statut de la reine Anne, 6, G. 7, consacre le droit du parlement de changer par une loi l'ordre de succession au trne. Il prononce les peines de la trahison contre ceux qui, par des crits ou des imprims, contestent ce droit. On vient de voir deux occasions o le parlement en a us. Ce ne sont pas les seule*.1

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Anglais ne connaissent pas les Assembles constituantes en tant que distinctes des Assembles lgislatives. Chaque parlement se considre comme dans plus qualifi les deux pour agir indiffremment plus lente et capacits.

Aucune prcaution

n'a t prise pour rendre mre la dlibration sur

les objets les plus considrables du droit constitutionnel. Bien ne s'oppose ce qu'on les traite d'urgence. La rvision des statuts qui rglent ces objets n'est pas soumise, comme en d'autres pays, uneprocdure particulire. Gomme on les a faits, on les dfait, sans plus de difficults ni de mnagements que pour une loi ordinaire. Cette tendance confondre l'ordre constitutionnel et l'ordre lgislatif s'est montre d'une manire significative propos du pacte de 1688; on avait alors un instrument man d'une convention vraiment nationale et dment lue, sauf que l'ordonnance de convocation des

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lecteurs ne portait pas la signature royale. A la place des Anglais, nous nous serions tudis lui laisser ce caractre exceptionnel et distinctif, le caractre d'un motu proprio de la nation, en dehors des rgles, parce qu'il est audessus des rgles. C'et t faire entendre que le pouvoir constituant, inhrent au peuple, tait ici rentr en scne. On n'a pas eu de repos que l'acte n'et t repris, sanctionn et confirm sous la forme d'une loi ordinaire, par un parlement rgulier. Ainsi remani et dissimul, il figure sa place et sa date dans l'histoire paisible du progrs lgal, et rien ne rappelle premire vue sa nature particulire et les circonstances exceptionnelles de sa naissance. Il n'en est pas autrement des traits. La loi, faite en commun et librement par les trois pouvoirs, voil la seule source reconnue et la seule forme correcte du droit crit en Angleterre. Il n' y a, en dehors et au-dessus d'elle, aucun

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texte auquel elle soit tenue de se conformer et de se subordonner. Aucun acte du parlement, dit Paley, ne peut tre inconstitutionnel. N'est-il pas d'une suprme imprudence de livrer ainsiles bases mmes des institutions politiques aux entreprises et aux procds sommaires du lgislateur? Que reste-t-il de fixe, d'assur, de durable, si la constitution participe de la mobilit du droit statutaire, si rien ne lie les mains d'un parlement tmraire, en veine de rformes et de changements? Le pouvoir de notre Convention de 1792 tait plus dangereux parce qu'il tait aux mains d'une Assemble unique; il n'tait pas plus tendu ni plus arbitraire. Les Anglais n'ont pas d mconnatre ces consquences; mais ils ne s'en sont pas alarms. Ici encore, ils se sont fis leur esprit public et au prestige de la coutume, gardienne des fondements de leur constitution, pour retenir la main

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du lgislateur. Ils ont demand leurs garanties un systme qui est exactement le contre-pied du ntre. Au lieu de faire masse de leur constitution, ils ont cherch lui donner le moins de corps possible, attendu que tout corps est par essence vulnrable. Voil pourquoi ils ne l'crivent qu'en partie et pourquoi, lorsqu'ils l'crivent, bien loin de rehausser et de diffrencier leurs textes constitutionnels, ils les sment et les perdent pour ainsi dire parmi les textes de la lgislation ordinaire. Faire parader la constitution en grand costume devant le bataillon des statuts, ce costume ftil une armure, ce serait la dsigner Le plus sr est de l'attention et aux attaques.

la tenir l'cart et au loin, avec le corps de rserve, ou, quand il le faut, de la revtir du simple uniforme de la loi et de la laisser dans le rang sans attribut distinctif. Nous avons cherch nos garanties de

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stabilit politique dans le relief, l'clat, la solennit de nos fondations constitutionnelles. Les Anglais les ont trouves dans le vague de la coutume, dans le caractre effac et banal de la loi, dans l'espce d'anonyme auquel ils ont condamn leur constitution au milieu de cette promiscuit statutaire. Chacun des deux systmes a thoriquement ses inconvnients et ses avantages. Tout compte fait, l'exprience semble avoir prononc en faveur du systme anglais1.La fragilit communique aux statuts constitutionnels par la forme statutaire ressort clairement de l'histoire mme de la Dclaration des droits et de l'Acte d'tablissement. La premire, en devenant l'anne suivante le Bill des droits, revient sur la condamnation porte contre le dispensing power, c'est--dire contre le pouvoir que les rois s'arrogent de dispenser certains individus de l'observation des lois. Cette condamnation tait absolue et sans restriction ; on la limite et on I'nerve en ajoutant : de la manire dont ce pouvoir a t exerc rcemment . C'tait reconnatre qu'il existait encore et qu'il tait, en principe, lgitime. Plus profondes furent les atteintes portes l'Acte d'tablissement. Deux de ses articles furent abrogs ou modifis avant l'avnement de la dynastie hanovrienne, sous la reine Anne. Le troisime fut1

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VIILes peuples qui ont t forcs de rompre avec leur pass se rejettent ncessairement vers le rationalisme et lui demandent l'autorit qu'ils ne peuvent plus demander au prestige de l'histoire. Il nous faut sans doute un effort pour reconnatre une constitution dans l'uvre disparate dont je viens d'analyser les sources. Rien ne ressemble moins en effet ces prcipits rapidement forms, et ces cristallisations brillantes nous sommessacrifi l'humeur inquite et la nostalgie allemande de George Ier. Qu'il y a loin toutefois de ces menus changements aux rvolutions successives qui nous ont fait passer en trois quarts de sicle travers treize constitutions, toutes, ce qu'il semblait, fortifies et retranches merveilleusement contre les changements tmraires, toutes emportes dans un seul assaut avec leurs ouvrages extrieurs !

rgulires que

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habitus rencontrer sous ce nom. Je comparerais volontiers la faon dont s'est forme la constitution anglaise un dpt lent et indfini au fond d'une liqueur terne. Elle n'en a pas moins sa valeur, une valeur prouve, et son gnie propre. I Trois caractres la distinguent. Le premier, c'est qu'ayant eu comme les autres ses lments rvolutionnaires, elle a eu l'art de donner le change la rvolution sur elle-mme, de l'absorber dans le courant de la tradition et de substituer un idal de vieilles liberts hrditaires un idal de droits abstraits, labors par la raison, conquis par la force. Le deuxime, c'est qu'elle n'est pas codifie, qu'elle est peine crite et qu'elle chappe pour ainsi dire toute traduction en langue vulgaire; c'est aussi qu'elle est discrte, voile, et qu'elle ne se distingue pas des lois ordinaires, de sorte que les

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progrs que le cours du temps amne s'y font aisment leur place, et que d'immenses changements ont pu s'accomplir dans l'quilibre des pouvoirs, sans provoquer jamais la prilleuse aventure d'une rvision. Le troisime, qui fait en mme temps sa haute moralit, et qui lui assigne un rle ducateur, c'est cette mise en demeure tous les citoyens d'avoir veiller sur le dpt des institutions nationales, qu'elle a prives dessein de toute autre dfense que l'nergie des murs et la sagesse de l'esprit public.

LES SOURCES ET L'ESPRITDE LA

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L'tude du droit constitutionnel a rencontr en France des conditions particulirement dfavorables. L'instabilit de nos institutions politiques a t une premire cause de disgrce. Les gouvernements issus d'une rvolution ou d'un coup de force n'encouragent pas volontiers un enseignement dans lequel les circonstances de leur origine peuvent tre rappeles, le principe de leur lgitimit dbattu. Une apprciation mme bienveillante n'est pas sans pril : elle veille la5.

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contradiction, provoque l'examen des titres; le silence est plus sr. Une seule fois, pendant un temps trs-court, le droit constitutionnel a figur sur le programme d'une de nos Facults de droit. Une chaire de ce nom fut cre Paris en 1835 pour l'illustre Rossi. Elle disparut au lendemain du coup d'Etat de dcembre 1851, et la Rpublique elle-mme ne l'a releve qu'en 1879. Les jurisconsultes se sont naturellement dtourns d'une tude sans dbouchs; ils se sont ports vers les autres sujets que les encouragements de l'tat dsignaient leur prfrence. De l vient que la branche la plus leve du droit public n'a pas en franais de littrature classique1.

Des problmes de cet

ordre ont pu fournir la matire d'crits importants, composs par des hommes d'tat dans un intrt de circonstance; mais leEcrit en 1885. Depuis cette date, tout a chang; nous avons eu notamment les beaux travaux de M. Esmein.1

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livre de Rossi est peu prs le seul ouvrage considrable de droit constitutionnel qui ait le caractre d'un trait. Si l'tude des constitutions nationales a t dlaisse, celle des constitutions trangres l'a t bien davantage. Nous sommes d'ailleurs particulirement mal prpars les comprendre. Les Franais ne peuvent pas oublier que leurs ides ont plus d'une fois rgn sur le monde; ils s'attendent navement les retrouver partout. Le rationalisme abstrait, qui est leur esprit mme et l'me de leurs crations, a quelque penchant se croire d'une application universelle. L'lgance de leurs classifications est si raffine, l'ordonnance de leurs plans est si savante, qu'ils sont enclins leur prter une valeur absolue et se figurer que tout doit entrer et trouver sa place dans ces cadres. Leur langue enfin, amoureuse de clart, habile aux formules prcises, les entrane n-

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gliger ce qu'elle ne peut pas rendre nettement, ou dfinir de force ce qui ne peut tre que dcrit ou indiqu. Ces prjugs et ces insuffisances suivent la plupart de nos auteurs dans l'tude des constitutions trangres, et notamment des deux grandes constitutions anglo-saxonnes. Ils n'ont pas Vide que c'est un autre monde o ils pntrent et comme un milieu baign d'une autre lumire, et que, s'ils y entranent avec euxleur atmosphre, tout ce qu'ils essayeront de voir se trouvera dform par une rfraction vicieuse. J'ai montr ailleurs, propos de la constitution anglaise, les mprises que l'on est expos commettre, et les prcautions prendre pour les viter. Je voudrais faire voir par quelques exemples que la mme circonspection est ncessaire dans l'tude de la constitution amricaine. L aussi, il convient de nous dgager de nos habitudes intellectuelles, de renoncer

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nos cadres tout faits, de nous laisser pntrer 'lentement par les choses elles-mmes et de dmler leur logique propre, au lieu de les plier une mthode qui n'a pas l faite pour elles. Le premier soin prendre est de se procurer le texte anglais de la constitution fdrale et de se mettre en tat de le lire dans l'original. superflue. La La recommandation connaissance n'est pas des langues la

trangres est chose toute rcente en France, et l'habitude de remonter aux sources, proccupation de serrer de prs le sens des mots ne sont pas beaucoup plus anciennes1. Les fautes de cril L'infidlit d'une traduction pourrait, moins d'tre dcouverte et signale temps, entraner les plus graves consquences. Un peu aprs 1830, des pourparlers taient) engags entre la France et les Etats-Unis au sujet d'une indemnit. On se rappelle qu' cette occasion les rapports des Chambres franaises et du ministre taient empreints d'une grande aigreur ; ils n taient pas moins aigres d'une nation l'autre ; le prsident Jackson alla mme jusqu' proposer au Congrs des mesures d'un caractre extrme. Sur ces entrefaites, une dpche franaise parvint la

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tique et les erreurs d'interprtation les plus singulires se rencontrent dans des ouvrages qui ont fait longtemps autorit au commencement du sicle, et le mme reproche peut tre adress des publications qui n'ont pas plus de quatorze ans de date. Deux ou trois exemples permettront de mesurer la profondeur du mal. Dans la premire dition de leur Recueil des chartes et constitutions de l'Europe et de l'Amrique, des auteurs aussi graves que Duvergier, Dufour et Guadet, donnent comme la constitution en vigueur auxMaison-Blanche. Elle commenait par ces mots : Le gouvernement franais demande, qu'un secitaire ignorant traduisit tout uniment par : The French Government demands. Le prsident Jackson ne savait pas notre langue. A peine eut-il entendu cette phrase qu'il se rcria : Si le gouvernement franais ose demand quoi que ce soit aux Etats-Unis, il n'obtiendra rien. C'est seulement aprs qu une personne mieux informe eut expliqu au prsident que le verbe franais demander rpond, non pas au verbe anglais demand, qui signifie exiger, mais au verbe anglais reauest, que l'irritable gnral consentit a couter les reprsentations de la France.

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tats-Unis les articles de la Confdration, abrogs prcisment en 1789 par cette mme constitution, et ils ont reproduit la mme confusion dans leur supplment, publi aprs 1830. Ainsi pendant quarante ans au moins et jusqu' la veille du voyage de Tocqueville, on a pu croire, dans le monde mme des jurisconsultes, qu'il n'y avait aux tats-Unis ni un Snat, ni une Chambre des reprsentants, ni un Prsident, ni une Cour suprme, et que la grande rpublique tait encore sous le rgime de ce fdralisme souponneux et impuissant auquel Washington, Jefferson, Franklin, Hamilton avaient si glorieusement mis fin avant l'ouverture du dix-neuvime sicle 1.Chose curieuse, les auteurs donnent, la suite des constitutions des tats, les rglements du Snat et de la Chambre des reprsentants des Etats-Unis. Quel Snat? Quelle Chambre ? Ces noms ne figurent pas dans le texte principal, mais cela mme n a pas la vertu de troubler