Enseigner Par Le Debat Bonfiniere

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    Enseigner par le dbatOscar Brenifier

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    Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptation rservs pour tous pays.

    Lecodedelapropritintellectuelle,nautorisant,auxtermesdesarticlesL. 122-4etL. 122-5,dunepartque lescopiesoureproduc-tionsstrictementrserveslusageprivducopisteetnondestinesuneutilisationcollective et,dautrepart,quelesanalysesetles

    courtescitationsdansunbutdexempleetdillustration, toutereprsentationoureproductionintgraleoupartiellefaitesansleconsente-

    mentdelauteuroudesesayantsdroitouayantscauseestillicite. Cettereprsentationoureproduction,parquelqueprocdquecesoit,sansautorisationdelditeurouduCentrefranaisdelexploitationdudroitdecopie,constitueraitdoncunecontrefaonsanctionnepar

    lesarticles 425etsuivantsducodepnal.

    ISBN 2-86634-365-4

    Composition : Marie-Pierre LehrisseyMaquette de couverture : Paco Yombo

    CRDP de Bretagne, mai 2002e-mail : [email protected]

    Oscar Brenifier est docteur en philosophie, formateur ateliers de philosophie et philosophie pour enfants , chroniqueur l Itinrant

    hebdomadaire de lexclusion et des sans-abri, et prsident de lassocia-tion Cercle de rflexion et dbats philosophiques.

    Du mme auteur

    LApprenti Philosophe , Nathan, Paris, 6 titres parus : Libert etdterminisme , La raison et le sensible , La conscience, lincons-cient et le sujet , Lart et le beau , Opinion, connaissance et vri-t , Ltat et la socit .

    Contes philosophiques, ditions Alcofribas-Nasier, Paris.

    Je remercie Isabelle Millon pour son aide prcieuse,pour sa relecture, ses corrections et ses suggestions.

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    1. La discussion et le rapport au savoir 5

    La discussion comme outil pdagogique 7La leon

    Limmersion totale

    Magie ou prestidigitation

    Discuter, pour quoi faire ?

    Esprit et matire

    Construction du savoir 13Sophisme ?

    Le savoir comme pratique

    La dimension singulire du savoir

    Perdre du temps

    Tout est dj dit

    Vive lerreur !

    Propre et brouillon 19

    Rhabiliter le brouillon

    Travailler le brouillon

    Laboratoire permanent

    Droit lerreur

    Le poids des attendus

    Critique et citoyennet 25

    La tentation stoque

    Le creuset du savoir

    Le rle de lignorance

    Interstices de respiration

    Seul contre tous

    2. Mener une discussion en classe 33

    Introduction pratique 35

    Le rle de lenseignant

    Fonctionnement de latelier

    Questionnement mutuel 39

    Travail sur texte 47

    Lexercice de la narration 53

    Questionner la question 61

    Correction mutuelle 65

    Sommaire

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    Difficults mthodologiques 69

    Les lves ne parlent pas

    Le dbat dopinionsNous navanons pas

    La crainte de lignorance

    Obstacles et rsolutions 73

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    51. La discussion et le rapport

    au savoir

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    scus 7La discussion comme outilpdagogique

    Dans le monde de lenseignement, si tant est que lon puisse avancer une telle gnralisation, la discussion ou dbat a souvent mauvaise presse. De lamaternelle luniversit, beaucoup denseignants hsitent, sinon rpugnent car-rment concevoir et surtout utiliser ce type de pratique comme mode den-seignement. Ceci en dpit de diverses innovations pdagogiques qui, depuisquelques annes, proposent des schmas destins permettre tout ce qui favori-se lexpression orale chez llve : Quoi de neuf au primaire, dbat argu-mentatif au collge, mthodes actives pour lenseignement des sciences aulyce, pour ne prendre que quelques exemples. De surcrot, plus on avance dansle niveau scolaire, plus ce phnomne de refus semble sexacerber. tel pointque dans bon nombre de sances intitules sminaire luniversit, il nestnullement question de discussion, car il sagit dun trs traditionnel cours magis-tral. Quel professeur dIUFM ne se plaint pas davoir du mal engager une dis-cussion avec ses lves ? Alors que ce sont prcisment ceux-l qui devront parla suite instaurer une pratique de discussion avec leurs futurs lves. Or, il estdifficile de croire que llve peu disert en classe, pourra soudain devenir unenseignant sachant animer une discussion.

    La leon

    La tradition franaise de lenseignement car il en est dautres est avanttout la leon. Ce terme dcoule du latin lectio, qui signifie lecture. Or qui dit lec-ture terme dailleurs conserv en anglais pour signifier cours se rfre lattention porte un texte dj crit, un travail achev. On assiste un courstout comme on lit un livre : prsentation est faite dune uvre accomplie. uvreaccomplie du professeur, uvre accomplie dun auteur. Certes luvre oralerisque davantage de ttonner que luvre crite, puisque lauteur cherche enco-re ses mots, transforme encore ses ides, tandis que luvre crite est fige jamais. Cette diffrence nest pas anodine : elle modifie dj le rythme. Ceux qui

    pour sexprimer en public rdigent un texte lavance connaissent bien le pro-blme : en lisant voix haute, lorateur tend facilement lire vite, trop vite. Pourplusieurs raisons : lesprit nest plus mobilis, il na pas rflchir puisque tousles mots sont l, moins de se concentrer normment sur le travail de lecturelui-mme, comme le ferait un acteur. Mais en gnral lenseignant est hlas ! peu naturellement port travailler sur cet axe. Trs enclin en particulier avoirlair srieux , il limite les modes de ses interventions. Autre raison daccl-ration : limpression de manque lie labsence de travail intellectuel dumoment, anxiogne, qui prcipite les mots les uns sur les autres comme si celaallait procurer plus de corps ou de substance au texte, comme sil fallait toujours

    passer outre le prsent, trop peu substantiel.Au-del du rythme, latmosphre nest pas la mme. Pourquoi est-il dcon-

    seill, dans la mesure du possible, dviter la confrence ou le cours crit lavance dont on donne lecture ? Une sorte de distance gnante voire oppres-sante sinstalle entre lorateur et ses auditeurs, entre le dispensateur du savoir et

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    la masse opaque des autres . Absence de complicit, distance plus critiqueencore que celle qui accompagne la lecture dun livre, car en lisant, le lecteur

    peut sinterrompre pour rflchir, revenir en arrire, faire des sauts, alors que laconfrence ou le cours magistral lui impose une squence spcifique, un tondonn, un rythme particulier, etc. Lauditeur peut sy retrouver, voire sy habi-tuer, ou pas du tout. Qui na pas connu ces cours en classe ou en amphithtreo, dfaut de suivre et de comprendre, la main note mcaniquement, relguant un ultrieur rel ou mythique lingestion et la digestion des informations et desprocessus de penses ?

    Autrement dit, rien nest neutre dans la transmission du savoir. Au-del ducontenu transmis, au-del de leffort de transmission et de lintention son ori-

    gine, se prsente une forme ayant sa ralit propre, une ralit avec une natureparticulire et des consquences spcifiques. Il est vrai que selon les auditeurs oules lecteurs, certaines formes passeront mieux, seront prfrables ou plus effi-caces que dautres. Daucuns peroivent plus aisment ce qui leur est prsent demanire intensive, plus condense, dautres de manire extensive, plus explicati-ve. La capacit de concentration sur le moment, sa dure dans le temps, le pou-voir de mmorisation, limportance relative entre travail de classe et travailpersonnel, autant de paramtres qui varient substantiellement, selon les lves,autant de facteurs de diversit qui ne permettent pas lenseignant de satisfairetout le monde. Sans compter les propres capacits et le fonctionnement person-

    nel de lenseignant, car pas plus quil nest envisageable un lve de changerradicalement son mode de fonctionnement, il nest gure possible de demander un enseignant doprer dune manire qui lui est compltement trangre. Bienque la capacit de sloigner de soi-mme, voire de sen arracher, reste un desdfis principaux de la pdagogie, tant pour llve que pour lenseignant.

    Limmersion totaleCeci nous conduit prcisment lintrt principal de la discussion comme

    mode denseignement : larrachement. Demandons-nous un instant sur quoi

    repose la difficult majeure de la pdagogie. Il parat indniable de dire que cestprcisment en cet arrachement : en cette capacit plus ou moins grande quallve de plonger dans un monde qui nest pas le sien. En cette capacit plus oumoins grande qua lenseignant dinviter llve plonger dans un monde quinest pas le sien. Que ce soit lapprentissage de la lecture ou celle des mathma-tiques, deux des traumatismes les plus frquents que rencontre llve ds sespremires annes dcole, le problme est le mme. Comment faire accder toutun chacun ces connaissances, ces comptences ? Certains lves semblent yaccder de la manire la plus naturelle du monde, dautres se heurtent un uni-vers qui leur semble dune tranget radicale. Si les premiers apprennent, quoique fasse lenseignant, et presque sans lui, si ce nest parfois en dpit de lui, lesseconds se trouvent compltement dpourvus : ils dpendent totalement de sescomptences et de son art. Or ce sont ceux-l qui, malgr eux, sont de droit lesplus concerns par loutil de discussion , mme si lenseignant, selon ses incli-nations, ne se sent pas attir ncessairement vers eux. Selon ses inclinations, car

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    certains enseignants, au contraire, pour diverses raisons, se tourneront plus faci-lement vers les lves en difficult que vers les autres, ce qui pose dautres types

    de problmes.Si lon conoit que toute matire scolaire, toute comptence, toute connais-

    sance constitue une sorte de monde en soi, une scne particulire voire un lan-gage dtermin auquel il sagit dinitier llve, ce qui prsuppose en effet unarrachement de la part de llve, il sagit de prendre en charge cette dimensiondarrachement, dont la porte, tant psychologique quintellectuelle, ne sauraittre minimise ou occulte. Or si pntrer cette terra incognita pose problme llve, que peut faire lenseignant ? Mode darrachement courant, il peut pro-poser l immersion complte , pour reprendre cette conception ancienne de

    lenseignement des langues qui consiste plonger lapprenant dans un environ-nement satur, o tout un chacun parle exclusivement la langue apprendre.Face la ncessit, lapprenant apprend, puisant en lui-mme les ressources psy-chologiques et intellectuelles ncessaires cet apprentissage forc. Aucunepossibilit de retour en arrire, impossibilit dchapper au contexte : plongdans leau jusquau cou, pendant une priode donne, lapprenant est contraintde sadapter pour survivre. Mais nous jouons l, sur le plan pdagogique, unesorte de quitte ou double : rudement mis lpreuve, lapprenant peut mobiliserles forces ncessaires, profiter de lexprience et sen sortir avec succs, toutcomme il peut tre renvoy durement ses propres difficults, situation qui pro-

    voquera alors des ractions aversives, des refus irrversibles. Rflexes de protec-tion renforant chez lui les rsistances la matire en question.

    Noublions pas la dimension de douleur associe aux difficults pntrerlimpntrable, douleur quil est plus facile desquiver en vitant carrment lamatire, plutt que de la matriser en se confrontant lpreuve. Moins on a deressources, moins on est capable de confronter ce manque de ressources. Lanature elle-mme ne prte quaux riches.

    Bizarrement peut-tre, limmersion totale est une forme on ne peut plus natu-relle denseignement : la forme la plus rudimentaire de la tentative darrache-

    ment. Aprs tout, le monde vient nous sans prambule ni notice explicative ;il soffre nous, certes, mais dans toute sa brutalit, et nous pouvons tre frap-ps, sinon traumatiss par son implacable ncessit. Elle est principe de ralit.Mais ne sous-estimons pas le degr de tragdie vcu par un lve confront lascne de lcole. Si quelques-uns en peroivent facilement la dimension drisoi-re, dautres narriveront rire que le jour o, rduits limpuissance, ils ricane-ront en grimaant face ce quils voudront dcrter impossible et absurde.Aussi, face limplacable et brutale ncessit, son ralisme, peut ou doit sinstaller lartifice, un artifice qui, comme tous les artifices, nest pas naturel,sinon en tant quartifice. Comme tous les artifices, celui de lenseignant sert produire un effet. Mais si certains artifices ont besoin de se cacher pourproduire leur effet ainsi lexige par exemple lart du magicien , celui delenseignant sert au contraire, thoriquement, dvoiler ce qui apparat voil etdonc ne se voit pas demble.

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    Magie ou prestidigitationPour diverses raisons, certaines pratiques denseignement tiennent plus de

    lart du magicien que de celui du pdagogue. En effet, quoi de plus factice quuncours magistral ou une confrence ? Copie propre dont on a effac tous lesbrouillons. Certes le rsultat est joli, lensemble saisissant, mais il impressionneplus quil nest besoin. Len-de qui est la matire de luvre chappe au regard,les ficelles sont bel et bien caches. Comment le professeur a-t-il fabriqu soncours ? La-t-il conu lui-mme ? Quelle est la part de lart ? Quelle est la part deconnaissances acquises ? Le professeur lui-mme en est-il conscient ? Est-il prt le dire, est-il prt rvler le dessous des cartes ? Nul nest fier de montrer sesbrouillons, ses errements et ses ratures. Lcole nous a appris bien les dissimu-

    ler, ne montrer que la copie propre, bien crite et souligne. Un travail en coursnest pas un travail accompli : cela va de soi. Pourtant, nest-il pas la ralitmme du travail ? Pourquoi latelier du peintre serait-il moins rel, sur le planartistique, que le muse ? Le muse est plus esthtique, plus propre et mieuxrang, mais est-il vraiment plus ducatif que latelier ? La gense de luvre est-elle rellement moindre que luvre accomplie ?

    La difficult repose aussi sur la mauvaise presse que sattire le problme lui-mme : le problme en tant que problme. Il ny a pas de problmes dit len-seignant par ses paroles, par ses actions, par ses silences. Il a sa conscience pour

    lui. Pour llve, il y en a un. Parfois le pire des problmes : lorsque llve necomprend pas et ne sait pas mme exprimer la nature du problme. Sil le savait,le problme commencerait dj disparatre. Pour linstant il ne fait que ressen-tir une douleur et dire je naime pas cette matire , quand ce nest pas jenaime pas ce professeur . Rflexe on ne peut plus appropri, dfense de lint-grit territoriale de ltre : lautre nous inflige une douleur, il est normal quil soitperu comme un ennemi. Moins llve est capable dexprimer le problme, plusgrande est la douleur, plus la raction sera vive, que ce soit par la confrontationou par labsence.

    Face cela, quoi sert-il de discuter ? Discuter sert avant tout problmati-

    ser. Problmatiser, ce nest pas inventer un problme, mais articuler un problmebien prsent, articulation qui ne permet pas ncessairement de rsoudre le pro-blme, mais au moins de le traiter. Car un problme na pas tre ncessaire-ment rsolu, bien quil puisse ltre. Un problme a surtout tre aperu, trevu, tre manipul, devenir substantiel. La peinture sera toujours unproblme pour le peintre, comme les mathmatiques pour un mathmaticien,comme la philosophie pour un philosophe. Lillusion la plus catastrophique estcelle qui laisse croire quil nen est rien, celle laissant croire que le professeur estun magicien, au sens traditionnel du terme, quil a des pouvoirs particuliers,

    plutt que de montrer quil est un illusionniste, quelquun sachant simplementtirer les ficelles car il voit comment celles-ci sentrelacent et sorganisent.

    Mais pour ce faire, il sagit avant tout de rhabiliter le concept de problme. Il ny a pas de problme ! , Je nai pas de problme ! , la fiert ou le soucide la tranquillit nous obligent renier lide mme de problme. Le problmeest ce qui nous empche dagir, il est un obstacle, un frein, un ralentisseur de

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    vitesse. Et si justement en cet effet apparemment pervers se trouvaient sa sub-stance et son intrt ! Car ne sommes-nous pas toujours tents de rduire une

    matire et son apprentissage un ensemble de donnes, quelques oprationsdiverses, autant dlments pdagogiques quantifiables, vrifiables et notables ?Nanmoins, quen est-il de lesprit de la matire ? Certes lesprit de la matirefiltre travers les diverses activits proposes, mais pourquoi faudrait-il laban-donner son pauvre sort, celui de facteur alatoire, accidentel et secondaire, quinest gure une proccupation en soi ? Dautant plus que cette connaissanceintuitive nest pas donne tous les lves. Si certains sont prpars la recevoirpour des raisons et des circonstances qui ne sont gure du ressort de lensei-gnant, les autres, ceux qui buttent sur ltranget de la dmarche, entrent juste-ment dans son champ daction. Pour cela faut-il encore que la matire soit pourlenseignant un problme, quelle ne soit pas range soigneusement au rayon desarticles mnagers. Un rangement que llve en difficult viendrait dranger.

    Les difficults de llve servent un but bien prcis : repenser la matire, sanature, son efficacit, sa vrit et son intrt. Si tout cela va de soi, les difficul-ts deviennent une simple entrave dont il faut se dbarrasser au plus vite afindavancer. Le programme devient alors lalibi par excellence, le refuge de lacrainte et de linscurit. Nous avons toutes ces choses apprendre, quavons-nous le temps dtudier lesprit, nous avons nous concentrer sur la matire.Nous oublions un peu vite la leon des anciens, et nous nous retrouvons avec

    une matire sans me, rduite des apprentissages et des performances. Utilescertes, mais tellement rducteurs.

    Discuter, pour quoi faire ?Alors, quoi sert de discuter en classe ? En tout premier lieu, discuter en clas-

    se sert poser le problme en tant que problme. Pour diffrentes raisons, pr-sentes ici en vrac, dans un ordre sans aucune intention hirarchique, ces diff-rents points tant trop impliqus les uns dans les autres.

    Premirement, parce que, comme nous lavons vu, le problme est la sub-

    stance mme des choses, lesprit, lessence et la vie de la matire. Aussi insaisis-sables soient-ils. Ainsi, en travaillant au corps les problmes rencontrs au fil dutemps, lenseignant travaille sa propre pratique de la matire.

    Deuximement, parce que lon travaille sur le rapport la matire, ce quipourrait se nommer appropriation, qui nest pas simple appendice, minime etsecondaire. Sil nest de rapport la matire, il nest plus de matire, mais uni-quement des oprations ponctuelles dont lapprentissage ne saura tre ni trans-pos ni projet, ou le sera seulement par miracle .

    Troisimement, parce que lon prend conscience de manire avive des

    difficults rencontres par les lves dans leur apprentissage. Ce qui ntait quevague deviendra pour lenseignant plus prcis, ce qui ntait quintuitif seconceptualisera. Il assistera aux ttonnements qui lui expliqueront mieux quenimporte quelle analyse ou tude thorique les points nvralgiques de lappren-tissage.

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    Quatrimement, lenseignant pourra travailler en direct sur ces difficults,ce qui lui permettra la fois de les traiter et den approfondir leur comprhen-

    sion. Cinquimement, par le mme processus, llve prendra conscience de la

    nature de ses difficults, il saisira mieux lesprit de la matire et pntrera plusavant sa substance.

    On remarquera quau cours de ce processus, lenseignant se met lpreuve,tout autant que llve. Il se confronte lui-mme par le biais de la matire,matire laquelle il lui est conseill priodiquement de redonner vie en sonpropre esprit. puisante perspective, certes Pour cela, lenseignant sabstien-dra dutiliser en permanence des rponses toutes faites, mme si celles-ci peuvent

    videmment tre utiles, en guise dartefacts intrimaires. Au cours de lchange,il est prfrable de faire feu de tout bois : tre prt se risquer sur les multipleschemins qui sont offerts, fussent-ils rocailleux et bourbeux ; ils le seront sansdoute. Apprendre perdre son temps, savoir perdre son temps, car lart de lapromenade ncessite un don, qui nest pas accord doffice tous, bien que cha-cun puisse sy initier sil en peroit au moins le besoin.

    Esprit et matirePrcisons que la discussion nest pas le seul outil permettant daccomplir ce

    que nous venons de dcrire. Tout enseignement, et surtout toute pratique partici-pe sa manire de ce processus. Car si la parole reste malgr tout une manifes-tation importante, sinon privilgie, de lesprit, si elle est rvlatrice dun tatdtre, la parole nest pas ltre. Il est des pratiques qui en soi chappent la paro-le, tel le sport ou la peinture, bien quelles naient pas lexclure, au contraire. Laparole sert surtout lever des tabous, rendre explicite, rendre visible. Ici laparole est ddoublement de ltre, elle le rend visible lui-mme. En cela elle estconstitutive de ltre, quand bien mme par son essence elle nest pas ltre.

    Mais parler ainsi, cela ressemble au philosopher. Toute discussion se doit-elledonc dtre philosophique, avec ce que cela implique de complications ? Cettedmarche particulire nest pas du got de tous. Plus dun enseignant exprime-ra des rticences envers ce qui reste considr comme une matire spcifique, quiparfois voudrait installer une sorte dhgmonie intellectuelle sur tout ce quelletouche. Et puis une telle option pose un certain nombre de difficults particu-lires, en ce qui a trait lrudition spcifique et la formation de chacun. Peut-tre sagit-il alors de ne pas se proccuper du terme philosophie, trop connot,trop charg denjeux parfois rducteurs. Prenons simplement conscience de ceque nous avons en face de nous, tentons de comprendre son sens, sa lgitimit,son fonctionnement, essayons de rendre compte et rendre perceptible lesprit qui

    anime la matire. Invitons llve faire de son apprentissage un objet derflexion. Risquons-nous pntrer le mystre de la pense singulire, nous pro-fiterons de ses intuitions et de ses pathologies pour mieux cerner la substance quiest en jeu, tant dans la connaissance mme que dans lapprentissage dont elle estlenjeu.

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    cons r13Construction du savoirSophisme ?

    Nest-ce pas une expression issue de la sophistique pdagogique moderne quecelle de construction collective du savoir ? Expression du pdagogisme cou-rant ? Nest-ce pas lenseignant qui dtient le savoir ? Nest-ce pas lui qui doitdivulguer aux lves ce quil sait et ce quils ignorent ? Quel savoir vont-ils doncconstruire ensemble ? De quelle construction sagit-il, puisque lenseignant doitdj matriser ce savoir pour tre enseignant ? Nest-ce pas l abus de termes etdmagogie ?

    La premire question, comme nous lavons dj abord, est dtablir si lesavoir est une matire solide et neutre, de forme canonique, objective et univer-selle, ou non. Il est vrai que lors dun examen, par exemple, tel le baccalauratou le brevet, le correcteur devra utiliser des critres quivalents voire semblablespour juger les uns et les autres, sans quoi il risque de transformer son valuationen une liste de circonstances et de particularits individuelles. Le souci de lano-nymat du candidat sert justement protger lves et enseignants dune telle cor-rection, moulue faon. Le problme est de dterminer si rellement le soucidgalit et de neutralit qui prime dans un tel exercice mrite dtre tendu lensemble du fonctionnement de lcole ou de la classe. Pour notre part, disonssimplement que si la justice est une institution utile et ncessaire, elle ne peut

    dans une quelconque socit fonder lensemble des rapports entre les membresde cette socit. Elle nintervient que dans certains cas limites, comme outil desanction, et dans certains actes fondateurs, o lengagement formel et la dimen-sion contractuelle doivent tre prcisment articuls. Sa neutralit est la fois saforce et sa dimension limitative. Son rle est crucial, qui lui permet de rsoudrebien des litiges, mais noublions pas quelle opre par le biais de la force, de lex-trieur, et non pas en traitant et en rsolvant les problmes de lintrieur. Dansles conflits entre individus, la justice intervient en dernier recours, lorsque dessolutions de type moral et relationnel ne fonctionnent plus. Luniversalit sertalors pallier les carences du singulier et de la multiplicit.

    Le savoir comme pratiqueAu quotidien, le savoir reste avant tout une pratique, une mise en uvre,

    voire une cration. Ce nest pas ici la sanction ou lvaluation qui mne ou doitmener le bal, mme si le spectre de la vrification reste prsent comme horizonincontournable et utile. Il est dailleurs crucial de pouvoir envisager la matiretudie en toute libert, sans faire peser en permanence lpe de Damocls de lasanction qui, pour diverses raisons, fausse la donne. Dune part, elle la fausse

    parce que cette perspective rduit la matire un rendu spcifique. Dautre part,par le souci permanent de la notation, elle induit le syndrome du bon lve :celui qui cherche principalement plaire au professeur en vue dun rsultatescompt. Ensuite, elle introduit une tension aux consquences malheureuses,alourdissant les difficults dordre intellectuel, dans un cadre dj suffisamment

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    anxiogne. linstar des dviances produites par le principe de la concurrence,quel quen soit le domaine, un tel enseignement, bas sur des rsultats spci-

    fiques et la sanction dune prsence extrieure, engendre des ractions de natureutilitariste, o lindividu et la subjectivit cognitive passent au second plan.Quand bien mme la matire tudie serait abstraite et thorique, elle passeraitaussi au second plan, puisque la primaut est accorde de manire incontesteau rsultat.

    La pratique du savoir, la pratique de lenseignement ou la pratique de lap-prentissage du savoir, comme toute pratique, est par dfinition spcifique, oupersonnelle. Un professeur de gymnastique qui ne se soucierait gure deconnatre, comprendre et prendre en charge les capacits individuelles de ses

    lves pour enseigner sa matire, se ferait plaisir certes, par intermittence, maisil nenseignerait pas. Il vivrait dans ses fantasmes de records, olympiques ouautres, et la prsence permanente de llve absolu quil sest concoct ne sauraitque nuire son enseignement, obstruant sa vision et inhibant son comporte-ment. Les lves de chair et dos quil rencontre au quotidien et leurs diversesmdiocrits lui rappelleraient en permanence llve quil aurait aim avoir, cetlve bien-aim voire mythifi ou sacralis dot de toutes les qualits, fan-tasme ou nostalgie qui nourrirait son amertume et sa rancur. Quant savoir sinotre socit encourage ou pas les jeunes gens devenir des athltes, cest l unsouci tout fait lgitime, mais qui, dune certaine manire, doit tre absent dugymnase. Il sagit de ne pas confondre entre elles les activits, de ne pasmlanger les combats, sans pour autant nier la proximit de leurs liens : si poli-tique et enseignement peuvent avoir partie lie, ils ne font pas ncessairementbon mnage.

    Poussons le bouchon un peu plus loin : affirmons que se lancer dans une pra-tique nimplique pas immdiatement de connaissance. Il est possible de pratiquersans savoir, sans connatre. Pour la mme raison quil est possible de faire de lamusique sans connatre le solfge ni dtenir aucune connaissance formelle. Cequi, bien entendu rassurons immdiatement les professeurs de musiqueinquiets ne signifie ni dabandonner lenseignement du solfge, ni den rduirelimportance, mais simplement de remettre sa juste place un aspect techniquequi, sans cela, servirait de paravent, de bouc missaire, voire dobstacle len-seignement de la musique. Car sil nest gure possible de faire lconomie duncertain formalisme, en musique comme dans toute matire, le danger est grandde sobnubiler soi-mme et dobnubiler llve avec laspect le plus pre, aspectdevenant rapidement le plus rbarbatif de cet enseignement. Il faut aussi recon-natre que cet aspect le plus pre, le plus abstrait et le moins immdiat touchemalgr tout au cur mme de cette matire. En effet, quest-ce que la musique

    sans sa dimension mathmatique, sans le rythme, sans les notes ? Mais deman-dons-nous pareillement si les rythmes et les notes suffisent composer lamusique. Sans un cho jaillissant des replis de lme, que resterait-il lamusique ?

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    15construction du savoir

    La dimension singulire du savoir

    Nul ne niera la dimension personnelle et vcue de la musique, comme de lalittrature, des mathmatiques ou de toute autre matire. Toutefois, nous ren-controns avec cette dimension un problme crucial, celui de tout vcu : il est sin-gulier. Or cette singularit est dabord celle de lenseignant, puisque cest lui quidonne le ton. Un vcu particulier, avec toutes ses idiosyncrasies. Et si certainslves adhrent, dautres nadhrent pas. Lenseignant ne doit pas oublier quilest le dtenteur ou lobjet dune relation trs personnelle avec sa matire. Il lalue parmi plusieurs autres. Il a dcid dy consacrer son existence, que ce soitpar choix ou par ncessit. Il ne doit pas croire pour autant dtenir laccs luniversalit de cette matire ; il ne dtient nullement lil de Dieu sur la ques-tion. Son rapport est trs particulier, ses gots sont biaiss. Certes il est mieuxiniti que ses lves, il a sans doute une meilleure comprhension de la matire,sous bien des aspects. Mais il est mu par une spcificit qui ne saurait tre auto-matiquement transpose, qui ne saurait prtendre une osmose immdiate etlgitime. Le professeur de littrature, passionn, qui tente de faire part de sesgots, de ses lans et qui se heurte un mur, est trop tent de crier lincom-prhension et au sacrilge. De regretter la culture ou linculture dune poque etdun lieu. O tempora o mores. Lexpression nest pas nouvelle. La tentation estgrande de se draper dans sa propre dignit, de se trouver presque fier de

    lincomprhension de lauditoire, de senfouir dans une bonne conscience envouant aux gmonies lindiffrence et linculture gnrale du moment. Mais cetenseignant nest-il pas lui-mme prisonnier de son poque et de ses propres incli-nations ?

    Alors se dresse le spectre du relativisme, de lindiffrentisme et du manque devaleurs. La dmagogie que notre spcialiste dnonce est il est vrai toujoursun pige facile, mais ni plus ni moins que la bonne conscience. Bien entendu, laconnaissance se distingue heureusement ! de lignorance. Mais la connais-sance elle-mme ne peut pas tre perue ni travaille hors de tout parti pris, hors

    de toute subjectivit, hors de tout prsuppos. Et de toute faon, comment pro-cder autrement quen considrant le lieu o sont les lves, l o ils en sont, leurmanire dtre, leurs avantages et leurs manques ? Comment viter leffetPygmalion ? Danger du narcissisme qui cherche exclusivement le bon lve, celuiqui voudra nous plaire, celui qui saura nous plaire. Quest-ce qui lanime, ce bonlve ? Mimtisme de lhistrion ou rel mouvement de lme ? Est-ce vraimentun point de dtail ? Tout dpend de ce que nous attendons. La question estimportante. Cest peut-tre loccasion de clarifier nos propres attentes, dexpli-citer nos propres motivations.

    4. Perdre du tempsMais tout cela est si lent ! Voyons-nous maintenant limportance de perdre

    du temps ? Peut-tre est-ce une comptence que nous devons acqurir ? Unoutil crucial que nul ne nous a inculqu au cours de notre formation ? On nous

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    a appris ne pas perdre de temps, on dsire avancer afin de satisfaire les exi-gences dun programme, afin daccomplir sa tche. Nous en venons ngliger

    les interstices, ces moments de respiration sans lesquels rien ne vit. Nous vou-lons du compact, remplir le plus possible au mtre carr, la seconde carre :nous avons tant dire, tant voir. Et pour ce faire, nous parlons, nous expli-quons, nous crivons, nous lisons et lorsque nous posons des questions, lesrponses en sont tellement attendues que nous refusons et ngligeons toute paro-le qui nest pas conforme ce que nous avons en tte. Notre comptence nousgare : tout est construit, tout est blind, mme nos meilleurs sentiments ne lais-sent aucune place ltrange et lincongru. Alors que cet trange et cet incon-gru constituent le quotidien des nergumnes auxquels nous nous confrontons

    en permanence. Lenseignant est souvent trop srieux : il tombe avec dlice, trsnaturellement, et avec souffrance, dans un stocisme facile, qui pourtant luidemande trop defforts, tant sur le plan intellectuel que psychologique. Pas ton-nant quil estime son statut sous-valoris, sa fonction sous-estime et ses effortsinsuffisamment rcompenss.

    Trop de travail touffe la pense, trop de prparation touffe lenseignement.Il sagit dapprendre devenir paresseux. Moins les lves comprennent, moinsles lves se mouillent, moins les lves se risquent la matire, moins les lvesacceptent le corps corps, plus lenseignant prpare, explique et parle, et pluslenseignant est frustr, plus il prpare, explique et parle. moins quil ne sefche, ou quil nabandonne, physiquement ou moralement. Car sobstiner dansune telle voie est un chemin impraticable, une perspective totalement invivable.Les ressources personnelles exiges sont trop lourdes et trop pnibles. Sauf silsadresse des classes tries sur le volet, et encore. Pourquoi se charger ainsi defardeaux impossibles ?

    Dramatisons-nous en tenant un tel discours ? Sans doute, mais comme entout drame, il sagit de mettre en relief ce qui passe inaperu, ce qui pourrait pas-ser inaperu, ce qui nest pas assez dit, ou jamais dit, ou carrment interdit... Ilne faut pas exagrer ! , objectera-t-on. Do mane une telle maxime ?Comment enseigner, comment montrer quoi que ce soit, sans exagration ? Sanssouligner les enjeux, comment donner sens sa matire, comment aviver ltin-celle sans laquelle rien ne seffectue, sinon lexclusive de ces quelques rareslves qui par chance peuvent percevoir naturellement les enjeux en question ?

    Tout est dj dit ce point-ci, quelque porte-parole de linstitution souhaitera intervenir : il

    ne peut laisser passer un tel discours sans ragir. Tout cela est dj dans lestextes, affirmera-t-il, rien de ce que vous avancez nest ignor, tout a dj tdit. Certes, tout a t dit, tout a t crit, et cest prcisment l que blesse lebt. Tout est dit, tout est crit, mais pourquoi donc rien, ou si peu ou si diffici-lement est mis dans les faits en pratique ? Parce que la parole ce pouvoir deddoublement , aussi vraie soit-elle, est terriblement mensongre. Parce que la

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    parole, si elle ne doit pas tre nie, nest jamais quun cho de ltre. Parce queaucun dcret ne remplacera ni ninduira immdiatement la mise en uvre dune

    quelconque pratique. Comme tout parent le sait ou devrait le savoir , si lesparoles peuvent tre enregistres ou reproduites, ce sont surtout les actes et lamanire dtre qui seront copis. En ce constat impitoyable se trouve la ralitde lenseignement : les problmes de nos enfants, de nos lves, ne sont jamaisque le reflet ou la caricature mauvaise mais combien relle des ntres. Lesdifficults de lenseignement ne sont que le juste reflet et la caricature appropriede linstitution. Et bien sr, linstitution ne sera jamais que le reflet et la carica-ture dune socit, dont les traits grossis et grossiers sont rendus bien visibles. Ornotre socit, comme toute socit, souhaite avant tout se protger delle-mme,

    par des prceptes, des maximes, des recettes, autant dancrages dont elle attendet espre une bonne conscience.

    Mais lenseignant nest pas l pour changer le monde ! Peut-tre que oui,peut-tre que non En tout cas, il est l pour changer llve, pour larracher lui-mme, ses lourdeurs, ses rigidits, ses manques, et accessoirement sesignorances. Ce que lenseignant ne peut faire sans renvoyer llve lui-mme,sans confronter lui-mme cet lve, sans se confronter lui-mme. Cest pourcette raison que la production du savoir ne sait tre que collective. Il nexiste pasde savoir ou de comptences sans des individus spcifiques qui en sont les sujetset les objets.

    Dans cette perspective, llve ou plutt les lves ne reprsentent plus un fac-teur extrieur, des aliens du savoir, voire des alins. Ils en sont la matirevive. Ils ne sont plus des obstacles au cours, ils en sont la condition mme, sinonle contenu. Et si une telle ide est une lapalissade, demandons-nous pourquoi lecours la plupart des cours nest pas ainsi conu. Certes la matire enseignenest pas dpourvue dexistence propre : le danger existe toujours de dnaturerses exigences et docculter ses enjeux, par quelque excs pdagogique. La dma-gogie existe, lcole tout comme ailleurs. Un certain dcouragement sexprimeparfois, qui tendrait transformer lcole en garderie : Cest toujours mieuxque la rue ! Lcole minimale, terme qui ne renvoie qu un btiment et unestructure administrative, apparat ici ou l. En tout cas dans lesprit de certains.Mais vitons ce jeu impuissant qui consiste faire discuter des extrmes, dbatqui ne laisse aucune place une vision plus dialectique ou plus circonstancie.Admettons simplement que linterlocuteur, llve, fait partie du discours. Seslenteurs, ses dmultiplications de mcanismes, ses rouages voils sont partiesprenantes et constituantes de lexercice. Mieux encore, ils facilitent lenseigne-ment. Quoi de plus difficile que de parler sans savoir qui lon sadresse ! Quoide plus pnible et frustrant que de ne sadresser personne, personne de rel !

    Pour se cogner priodiquement les coudes ou le front sur une dure ralit. Quedintuitions sur la matire et sur son enseignement nous seront fournies par ll-ve lambda ou epsilon, celui qui na rien dire, celui dont nous ne supportonsplus de voir les copies ! condition de savoir lire, condition davoir envie delire.

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    Vive lerreur !

    Allons en cours comme nous allons la pche. Certes nous y allons dans lebut de produire quelque friture spcifique, et pour cela nous emmenons les ins-truments que nous pensons appropris, les appts que nous connaissons, nousnous rendons en des lieux qui nous paraissent de nature privilgie. Mais il fautsavoir attendre, il faut apprendre apprcier les silences et le vide, ne pas seformaliser des hameons accrochs des branches, des appts disparus sansretour, des captures dcevantes, etc. La pche se doit dtre un plaisir en soi : sila frustration sinstalle, mieux vaut partir au march acheter du poisson. Allonsen cours comme aux champs : il nest gure utile de tirer sur les plantes pour lesfaire crotre. Il sagit de nourrir les jeunes pousses et surtout de les choyer, bienque certaines soient trs ingrates et pas toujours prometteuses. Il y a toujours dessurprises, dans les deux sens ; tant dimpondrables nous privent de nos certi-tudes.

    Ne craignons pas lerreur, ne craignons pas la perte de temps. La mortalit etla finitude sont notre lot quotidien, nous ne saurions en faire lconomie sanstomber dans la dmesure, dans le pch dhubris. Si le savoir est un pouvoir, ilne peut prtendre la toute-puissance. Il ne saurait cultiver lillusion de sins-taurer en monarchie absolue. Sa faiblesse est sa ccit, son incapacit faire par-ler et entendre son auditeur. Sil doit simposer par la force, sa force devient sa

    faiblesse : il ne sait plus que commander, aux faibles et aux sycophantes. Sil doitse faire respecter, sil doit faire autorit, ce ne peut tre quen face de rels inter-locuteurs, aussi misrables paraissent-ils prime abord. nous de ne pas lesvincer. nous de les faire parler. nous de les entendre.

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    propre 19Propre et brouillonIl ne sagit pas dopposer cours magistral et atelier, ni de remplacer l'un par

    l'autre. Nimporte quel professeur de physique ou de chimie sait cela. Mais bien

    des matires non scientifiques ignorent pourtant cette double nature dusavoir, pour des raisons diverses, parfois tranges, rvlatrices de profonds pro-blmes pistmologiques. commencer par la philosophie, qui veut ignorerpour elle-mme la notion mme de pratique. Son propre pass, ses origines ontbeau lui reprocher ce refus, contester cette ignorance, elle n'en a que faire : ellereste stoquement et scolairement thorique. Le franais connat de semblablesincohrences, qui traite de littrature mais n'invite pas se frotter sa produc-tion ; programme oblige ! C'est ainsi que l'en-de de la matire tudie vient tre occult, niant sa dimension inchoative et fragmentaire. On connat ou lon

    ne connat pas : la fabrication n'intresse gure. La gense nest pas au pro-gramme. Le brouillon n'a pas droit de cit. Une pense qui n'est pas propre sursoi n'est pas une pense digne de ce nom, une pense qui s'labore ne prsenteaucun intrt.

    Rhabiliter le brouillonIl s'agit donc il est grand temps de rhabiliter le brouillon, plus rel que

    le propre. Sinon, l'lve en vient croire que la division en parties, les motscodes, les phrases d'encadrement et les souligns constituent la substance de la

    connaissance. Le brouillon touche de prt au fonctionnement intellectuel del'lve, ce fonctionnement qui est au cur de l'enseignement. Et c'est ce fonc-tionnement spcifique que l'on retrouve dans la discussion, celle que l'enseignantpeut susciter en classe. Nanmoins, le brouillon reprsente une difficult parti-culire pour l'enseignant, laquelle il n'est pas prpar : il faut s'y retrouver. Lesmcanismes intellectuels de l'lve peuvent parfois se situer des kilomtres dece qui est attendu et exig. Que faire alors ? Un souci merge : comment ne pasperdre son me en ces acrobaties, en banalisant l'exercice au point de ne plus yretrouver trace de la tche et des exigences prvues ? Cela se sera dj vu. Maiss'il est possible de perdre son me en banalisant, il est aussi possible de la perdreen imposant des formalismes privs de vie. Ainsi les copies des lves montre-ront de vagues restes des lments de cours, vestiges de ce qui fut en quelque lieumythique une pense construite, mais qui ici-bas apparaissent comme desfragments de technologie parpills sur une terre en friche. et l quelquesassemblages rduits manifesteront l'expression d'une comprhension, mais demanire gnrale l'observateur averti reconnatra la disparit, le dcalage, voirel'abme entre deux fonctionnements ou cultures qui s'ignorent.

    Le brouillon incarne la vivante tentative d'un corps corps, avant la repr-sentation, reprsentation qui prend la forme d'une mise en conserve, o primentles additifs, colorants et prservateurs en tout genre. Le brouillon est le lieu ol'on casse les prouvettes, o l'on provoque des accidents, o s'amoncellent lesimprvus de toutes sortes. Et n'oublions pas que si le brouillon ne trouve pas saplace en un lieu prescrit, il surgira au milieu du propre, de manire encore plus

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    confuse, amalgam des bribes de formes, provoquant un indescriptible fatraso l'enseignant aura encore plus de mal retrouver ses petits, amoncellement

    dont il ne pourra que dsesprer, comme il sait si bien faire.

    Travailler le brouillonIl est plusieurs manires de travailler le brouillon. Dans le prsent ouvrage,

    nous proposerons divers schmas de discussion, par lesquels il sera possible deconstruire une pense partir de la spontanit de l'lve, partir de ses intui-tions et de ses difficults.

    Mais il est d'autres moyens, entre autres par le biais de l'crit. travers depetits exercices, plus ou moins labors, qui permettent dune part l'enseignantde constater o en sont les lves et de suivre leurs progrs, afin de modifier lecours de son enseignement, dautre part de concentrer ses explications l o elless'avrent les plus ncessaires. Mais pour ce faire, il faut envisager l'crit non pluscomme un mode d'valuation et de sanction de l'lve, mais comme un outil detravail permettant de penser et faire le point. Il n'est qu' observer le comporte-ment des lves aprs avoir remis un travail crit : seule la note obtenue les pr-occupe. Phnomne dont se plaignent les enseignants. Mais qui a install cerflexe chez ces lves ? Il n'y a rien l d'inn. Certes l'enseignant seul n'est pasresponsable du modus operandi de ses lves : des annes passes en classe

    depuis la plus tendre enfance, une socit qui fonctionne sur un schma donn,une institution scolaire qui a ses tics et ses tares et les reproduit sans coup frir.Mais au-del du poids de la fatalit et du sentiment d'impuissance qu'il induit,il est nanmoins possible d'intervenir pour modifier le cours des choses, dans lamesure o seffectue une prise de conscience qui permet d'identifier notre partindividuelle de responsabilit, d'observer les rflexes conditionns qui sont lesntres, autant de mcanismes par lesquels nous participons perptuer les sch-mas que nous sommes pourtant les premiers critiquer.

    Ainsi les exercices de brouillon devraient sans doute ne pas tre nots. nous

    de trouver moyen de motiver les lves, en sachant que de toute faon l'ensei-gnant n'est pas un thaumaturge. Une technique efficace serait par exemple d'in-tgrer ces petits exercices au cours. En dbut de sance, pour savoir ce que leslves ont retenu du cours prcdent, pour vrifier s'ils ont effectu leurs lectures la maison, ou encore pour prparer le terrain en vue de la matire du jour, afinde savoir comment l'aborder. En fin de leon, pour entrevoir ce qui a t retenuet assimil. Au milieu, pour faire le point avant de continuer, crer une ruptureet diversifier le processus, afin de maintenir l'attention des lves, toujours trsincertaine. De telles pratiques serviront de contrle continu, autorisant un tra-vail plus prcis, plus proche de la ralit. Seul obstacle, rencontr frquemment :l'ide que tout ceci reprsente une perte de temps. Temps perdu o l'on ne faitpas cours, temps de perdu sur le programme, autant de choses qui n'aurontpas t dites. Trop souvent l'enseignant, pour satisfaire les attendus de saconscience, croit surtout devoir dire les choses, choses dont il se dbarrasse,

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    choses faites, plutt que de sassurer que l'esprit de la matire s'installe dans l'es-prit de ses lves.

    Tout enseignant sait qu'au cours d'une anne bien des coups sont envoysdans le vide. Il est parfois pnible de constater que rien ne reste, apparemment,de ce qui a t accompli en classe. Apparemment, car il n'est pas toujours vi-dent de discerner ce qui se passe dans la tte d'un lve, et le progrs dans l'ap-prentissage ne fonctionne pas exclusivement de manire linaire et progressive,mais la fois par couches superposes ou strates, et par cristallisations sou-daines, ce qui implique des stagnations et des sauts. Certains moments plus oumoins longs, o rien ne parat s'effectuer, ne sont pas moins productifs et nces-saires que d'autres. Bien que plus frustrants parce que rien ne les distingue

    formellement d'un blocage ou d'une incomprhension.

    Laboratoire permanentToutefois, il est un savoir empirique de l'enseignement que ne remplaceront

    jamais les innombrables thories sur les modes d'apprentissage et les formes dela connaissance. Un savoir qui devrait thoriquement conduire lenseignant reconnatre un certain nombre de symptmes, prvoir divers obstacles clas-siques, qui devrait linciter inventer ou dvelopper une panoplie de trucs techniques, autant de comptences pdagogiques qui rendent plus efficace et

    facilitent la vie. Mais rien ou trs peu dans sa formation ne l'encourage danscette voie. Rares sont les formateurs et les formateurs de formateurs qui entrentdans ce genre de considrations. L encore, on prfre des thories toutes faiteset estampilles, propres souhait, aux fantasques accumulations d'lastiques etde bouts de ficelle qu'accumule au fil des ans l'enseignant chevronn. Il est vraique rien n'interdit de rendre compte de sa pratique, mais la rupture entre tho-rie et pratique est en pdagogie pour bonne partie consomme. La pratiqueoscille donc entre deux choix : soit une thorisation rigide a priori, aveugle seserreurs et ses buttoirs, soit une vise purement empirique qui ne se repense pas,

    ou se repense malgr elle-mme ou en dpit d'elle-mme, intuitivement sinoninconsciemment.

    Pour ces raisons, la pratique de l'enseignement a tout intrt se transformeren laboratoire permanent, ce qui n'est possible qu' deux conditions.Premirement, que l'enseignant reste sans cesse l'afft, afin de vrifier l'effica-cit de ses moyens techniques. Deuximement, qu'il n'hsite pas thoriser ouformaliser ses expriences, ses erreurs, ses succs, etc. Ceci implique de ne pasminimiser la valeur des diverses intuitions et tentatives qui parsment naturelle-ment le quotidien. Autrement dit, il s'agit de ne pas dvaloriser le brouillon queconstitue son travail au jour le jour, mme s'il parat petit ou mdiocre face auxgrandes thories officielles, celles que l'on trouve dans les livres. Car cette dva-lorisation, ou non-valorisation, part ses consquences immdiates sur l'ensei-gnant qui en sera rduit chercher dans quelque regard extrieur la valorisationde son travail, a aussi des consquences immdiates sur l'lve : la dvalorisation

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    ou non-valorisation de ses intuitions, de ses erreurs, de ses difficults. Autrementdit, la mise profit du quotidien n'est pas ralise. Or c'est prcisment cette

    valorisation du brouillon qui peut accorder une vritable richesse la discussionou au dbat en classe.

    Sans cette ide de faire feu de tout bois, on ne voit pas du tout quel pourraittre l'intrt de faire parler les lves en classe, sauf pour voir s'ils ont appris ounon leur leon, conception plutt rductionniste de cette parole.

    Droit lerreurMais pour accomplir ce qui pour beaucoup de praticiens reprsente un ren-

    versement copernicien, tant de la vision de la classe que de l'action qui y estmene, il s'agit en tout premier lieu de trancher le fil qui tient suspendue au-dessus de nos ttes une ternelle pe de Damocls, bien fantomatique et vir-tuelle. Tigre de papier, diraient les Chinois. Le poids terrible d'une axiologieaussi officielle que non crite, chelle de valeur plus lourde encore que la mora-le qui repose sur le bien et le mal : morale du vrai et du faux. Nous n'avonspas le droit l'erreur. Sous ce brillant impratif catgorique se cache unepesante responsabilit qui transforme immanquablement sa victime en coupable.Entrave rigide qui engendre un tat de sige permanent : comment oser quoi quece soit, lorsque l'ennemi est aux portes de la ville ? Avons-nous le temps de

    dbattre, la libert de dlibrer, alors qu'une chance cruciale nous guette ? Ilnous faut parer au plus press. Mais imaginons un instant, au-del de notrecours de cette anne, de cette pense court terme, que ces lves subissentdouze ans dun tel traitement. Qu'esprons-nous pour la suite ? Certes, nousaussi avons vcu cela. Mais sommes-nous rellement obligs de reproduire ter-nellement l'identique ce que nous avons vcu ? Sommes-nous rellement obli-gs de vivre ainsi, assigns rsidence dans d'puisants et contraignants startingblocks ? Car si le stress peut un certain moment constituer une motivation, sapression permanente peut aussi induire la fatigue du combattant, l'abandon psy-

    chique de celui qui n'arrive plus suivre, rduit tel un automate des mouve-ments mcaniques. Il sera en classe, aura l'air d'couter, prendra des notes oun'en prendra pas, rendra ses devoirs ou ne les rendra pas, comprendra plus oumoins ou ne comprendra pas du tout ce qui se passe, mais quelque chose de vitallui manquera. Dautant plus que llve n'est pas le seul risquer de tomber danscette nuit des morts-vivants : le professeur n'est pas le dernier plonger danscette vie fantomatique qui se rduit des gestes, un fonctionnement par habi-tude ou par mimtisme. N'oublions pas que lui, ce n'est pas douze ans qu'ilpasse dans ce laminoir, mais environ quatre fois plus. Mme s'il est devenu ensei-gnant parce qu'il a montr plus de rsistance ou de capacit d'adaptation ce

    systme, le temps et l'accumulation des vnements se chargent d'user sa forcevitale.

    Le brouillon n'est donc pas une feuille de papier qu'il faut cacher ou jeter,mais le lieu de vie, la zone franche o tout est permis condition de jouer le jeu.

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    Il est un emplacement rserv, l'espace des ratures, celui des gribouillages, celuides ides parses, celui des tentatives fructueuses ou infructueuses, celui o l'on

    n'est pas oblig de mettre ses habits du dimanche, ses costumes trois-pices etautres robes d'organdi qui nous empchent tant de jouer que de travailler.

    Le poids des attendusIl est frappant d'observer, lorsque l'on dsire engager une discussion avec une

    classe, quel point est prgnante la crainte des attendus, rels ou imaginaires.Que ce soit chez les bons ou les mauvais lves, l'inhibition est identique,sous des dehors apparemment diffrents. Bons lves qui cherchent fournir cequi est attendu, sans oser se demander et exprimer ce qu'ils pensent vraiment.

    Jeu de tlpathie ou de devinette qui pose problme si l'enseignant ne laisseaucun indice quant ce qu'il attend, ou s'il n'attend rien de prcis. tel pointqu'ils peuvent se sentir compltement dpayss ou dstabiliss. Mauvais lvesconvaincus qu'ils n'ont rien dire, car ils ont totalement intrioris ce jugementsur eux-mmes : ils sont dcals face la matire et nen pensent rien. Sans ra-liser que ce rien dire n'existe aucunement. Mais se risquer exprimer cequi vient l'esprit, afin d'en examiner la nature et le potentiel, leur est un risquepnible, voire impossible prendre. Trop d'annes passes n'tre autoriss parler que pour un rendu attendu et prcis, un rendu qui leur est gnralement

    tranger, les portent la mfiance lorsque soudain un autre type de parole estpropos. La peur du ridicule, la crainte d'merger d'une posture aussi confor-table qu'inconfortable. Le brouillon est sale, indcent ou obscne : mieux vautencore ne rien crire. Ou alors il sagit daccepter que toute expression, toutecriture est une prise de risque, dpourvue de toutes certitudes.

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    cr qu 25Critique et citoyennetLa vision que nous avons dcrite jusqu prsent nous conduit traiter une

    autre facette de lenseignement, remise en selle aprs quelques annes de traver-

    se du dsert : la dimension citoyenne. Toutefois, nous souhaiterions de mettreen garde contre une tentation courante en ce domaine. Elle consiste rduirelducation la citoyennet, dune part un certain nombre de connaissancesfactuelles et utiles sur le fonctionnement de la socit et de ses institutions,dautre part un ensemble de prceptes qui, en dpit de leur intrt relatif, ris-quent de formaliser un enseignement qui au contraire mrite dtre problmati-s. En dernier, souci non moindre, serait carte la mise en pratique de cettecitoyennet, bien que diverses initiatives innovantes dans le fonctionnement delcole manifestent la prsence dune certaine prise de conscience.

    Exprime succinctement, notre thse soutient lide que lessentiel de lacitoyennet repose sur lesprit critique. Mais peut-tre est-il ncessaire de revoirce concept d esprit critique , accommodable bien des sauces. Le sens ty-mologique de critiquer, en grec, signifie initialement passer au crible, puis, parglissement mtaphorique, discerner, juger. Ainsi, sans rien passer au crible,sans rien discerner, sans rien juger, pas question de critiquer. Donc, sansconnaissance, critiquer ne signifie rien puisqu'il n'y a rien critiquer. Critiquerimplique dabord de connatre, en outre de comprendre, car sans comprendre,comment passer au crible, comment critiquer ? Apprentissage de la discrimina-

    tion qui mne l'acte de comprendre comme celui de critiquer. Capacit desaisir des procdures et des concepts, en ce qu'ils peuvent faire et ne peuvent pasfaire, de les apprhender en leur utilisation et en leur non-utilisation. Dimensiondouble de la connaissance, positive et ngative, trop souvent oublie. Trop pr-occup par le contenu positif de sa matire et des lments de connaissance qu'ilveut transmettre, l'enseignant oublie de travailler sur la limite, voire sur l'absur-dit de ce qu'il enseigne.

    La tentation stoque

    Mais peut-tre lenseignant ressent-il dj lui-mme une certaine difficultavec la positivit de sa matire, avec ses exigences de contenu ou de forme, dif-ficult qu'il redoute et qui par consquent l'obnubile. Cette fixation ou obses-sion indue l'empche de prendre les liberts ncessaires son enseignement. Unerigidit plus ou moins grande parasite son travail, qui se manifestera parexemple par un respect trop important pour les auteurs, pour les procdures,pour les concepts, pour les ides enseignes. Et, bien entendu, la libert dont ilse prive lui-mme ne saurait tre accorde aux lves. L'attitude stoque tendnaturellement vouloir se reproduire elle-mme, simposer sur tout ce qui l'en-toure. Les rsistances de l'entourage ne l'meuvent gure, puisqu'elle est avanttout une mcanique d'imposition des formes, imposition qui ne doit, par dfini-tion, gure se soucier des rsistances qui lui sont opposes. En cas de difficult,insistons, persvrons, continuons marteler jusqu' ce que le clou s'enfonce !Si nous frappons assez fort et assez longtemps, le message devrait passer, sinon,

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    il y a rellement un problme chez l'lve. Comme nous l'avons dj exprim,une telle attitude est une garantie de bonne conscience, bien que sur le plan

    motionnel elle soit la longue invivable.Admettons nanmoins qu'une telle attitude puisse parfois tre utile. La pro-

    cdure par rptition ne doit pas effrayer : il serait illusoire de croire qu'il suffitde dire ou d'expliquer les choses une seule et unique fois pour qu'elles soientclaires et prsentes dans l'esprit de l'lve. D'ailleurs, plus un concept, un sch-ma ou un problme est fondamental, plus il mritera dtre revu et rpt, sansque la ncessit de cette insistance, de cette rptition tout au long de l'annen'effraye l'enseignant, sans qu'il se dsole en permanence de l'inaptitude, de lafainantise, de la surdit ou de l'ignorance de ses lves. Mme dans l'arme, qui

    n'incarne pas le haut lieu de l'excellence pdagogique, tout bon officier sait quedonner un ordre reprsente dix pour cent du travail, assurer sa comprhensionet sa mise en uvre en constitue un substantiel quatre-vingt-dix pour cent.Thoriquement, cette comptence ou sagesse distingue le professeur expri-ment de celui qui a quitt rcemment le banc des lves. Celui-l vient peined'assimiler les lments de connaissance utiles et indispensables sa futureprofession, il conserve de manire vivace inscrites en sa mmoire l'incertitude etl'anxit ressenties face aux difficults d'une matire. Il serait abusif de luidemander de conserver en permanence une certaine distance face ce qu'il doitsoudain enseigner, aprs toutes ces annes passes douter, trbucher, rater, butersur les nuds qui en sont venus reprsenter, pour des raisons motionnelles, lacomposante principale de la matire en question. L'enseignant expriment est enprincipe capable d'envisager le drisoire de ce parcours du combattant. Le sou-venir en est moins prgnant : ce ne sont plus quanecdotes, souvenirs de jeunessequ'il raconte le sourire aux lvres ; il n'est plus obnubil par le concept mme dedifficult.

    moins que, bon lve jusqu' l'os, nostalgique outrance, en qute d'uneidentit ou plong dans le regret d'un niveau acadmique jamais obtenu, souve-nir mlancolique ou amre d'une carrire avorte ou rate , il tente demettre en scne ses manques en un lieu totalement inappropri. Ambition facti-ce, absurde et, hlas, destructrice, dont ses lves autant que lui subiront lesconsquences nfastes. Ni le collge ni le lyce ne sont l'universit, il est presqueindcent de profiter de la situation de pouvoir accorde l'enseignant pour vivreses fantasmes et ses ambitions inassouvies. De surcrot, comme nous l'avons djavanc, une telle aberration ne peut engendrer pour l'enseignant lui-mme quedes consquences catastrophiques. Le professeur d'universit non plus n'en-seigne plus vraiment, lorsqu'il tente en guise de projet pdagogique de prouverquelque chose lui-mme ou ses pairs.

    Le creuset du savoirAfin de conclure ces derniers propos et d'introduire une transition pour la

    suite, nonons la proposition suivante, corollaire valable autant pour l'ensei-gnant que pour l'lve : il n'est pas de connaissance digne de ce nom qui ne com-

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    porte une dimension critique. La connaissance vritable implique la critique.Toutefois, rectifions l'avance une lecture rflexe qui se produira certainement,

    face une telle ide. Il faut connatre et comprendre pour pouvoir critiquer,comme vous l'avez dit vous-mme un peu plus haut ! Certes il n'est de critiquesans connaissance, pas plus quil n'est de connaissance sans critique, et il n'estpas question ici de lancer un dbat entre la poule et l'uf. Car ce n'est pas del'un aprs lautre dont il est question, mais de l'un avec l'autre, de l'un dansl'autre et vice-versa. La critique incarne le creuset de la connaissance comme laconnaissance incarne le creuset de la critique. C'est de la capacit danalyse dontil est question. Or cette capacit ne s'labore pas en analysant en lieu et place dellve, mais en l'invitant analyser par lui-mme. La critique est donc au cur

    du processus d'apprentissage. Allons plus loin, c'est l'identit de llve mmequi est en question. Qui est-il ? Que lui demande-t-on ? Deux questions intime-ment lies.

    Assurment, l'ignorance ne permet pas danalyser, car il n'existe alors aucu-ne possibilit de comparaison, comparaison essentielle la critique. Toutefois,comme nous l'avons vu, le rapport initial de l'lve la matire peut servir debase de dpart en ce domaine. Ainsi l'ignorance, qui n'est jamais vierge, peuttre utilise cette fin. D'ailleurs, on ne peut faire lconomie de lignorance entant quexigence de pense. Elle devrait mme tre encourage, encourage prendre conscience d'elle-mme. linstar de la connaissance, lignorance est lefondement de lesprit critique. La base de l'esprit critique peut tre conuecomme une ignorance qui prend conscience de son statut d'ignorance. Elleimplique ltonnement, la surprise, linterrogation. tat desprit qui cre unedemande, un appel dair la pense. Mais pour cela faut-il encore que cetteignorance ne soit pas vcue sous le mode du reproche, faut-il encore qu'il n'y aitpas en avoir honte. Le reproche d'ignorance est sur le plan pdagogique un desplus absurdes et des plus inhibiteurs. C'est prcisment ce type de crainte, rele-vant de l'opinion la plus banale, qui empche l'lve de se lancer, de prendre desrisques dans la discussion, mais aussi le porte entrer en conflit avec l'ensei-

    gnant car il ne voit pas d'autre moyen d'exister. Le conflit, exprim ou non,devient la seule issue lui permettant de se forger une identit, aussi factice oudestructrice soit-elle.

    Le rle de lignoranceAinsi, le face face avec l'ignorance que doit vivre l'enseignant se doit d'tre

    rel. Tout faux-semblant sera rapidement dcel par les lves, bien qu'il y aittoujours l une part de mensonge : comment peut-on croire l'ignorance decelui qui est cens savoir ? Mais comme au thtre ou au cinma, il est ais den-

    trer dans le jeu si le rle est bien jou, si l'acteur est assez en retrait par rapport lui-mme, afin dhabiter son personnage. L'enseignant peut-il accepter de serendre en ce lieu o sa matire n'est rien, l o elle n'existe pas, l o elle estrduite sa plus simple expression ? Peut-il entendre l'lve, recevoir avec unecertaine gnrosit ce qu'il offre ? Ne pas craindre d'entendre cette parole pre-

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    mire, premire plutt que primitive ou primaire, afin de l'accompagner tellequ'elle est ? Parole fondatrice et critique, dans la mesure o lon sait en tirer les

    ficelles, dans la mesure o lon accepte de se prter au jeu. Autrement dit, len-seignant peut-il accepter de ne pas faire les choses la place de l'lve ? Saura-t-il pousser l'analyse de l'lve et la mener terme, plutt que de proposer enguise de produit instantan la sienne propre ?

    Certes la mthode est longue, balbutiante et cahoteuse, mais on ne peut enfaire l'conomie s'il s'agit d'encourager la pense et l'esprit critique. Seul l'espritcritique peut engendrer l'esprit critique. Une critique donne, une srie de cri-tiques, ne peuvent, comme une nature morte, faire natre ce qui ressort d'unesprit vivant. La critique touffe la critique, la critique touffe l'esprit. Et l'on

    retrouvera ici le dfaut classique de l'enseignant chevronn : celui qui a tout vu,celui qui a tout entendu, celui qui on ne la fait pas, celui qui a une rpartie cin-glante pour chaque ineptie, comme s'il les connaissait toutes l'avance, ineptiessoigneusement classifies et rpertories. Celui-l ne connat pas la flte et le vio-lon, il ne connat que les cymbales et la grosse caisse. Il n'est pas tonnant queses lves en fassent autant. Comment pourraient-ils adhrer un tel projet ?Seuls ceux capables de saisir la matire travers ou au-del de l'enseignant sau-ront se plier l'exercice. Les autres reproduiront uniquement le cynisme plus oumoins explicite ou volontaire offert en pture leur impuissance.

    Interstices de respirationL'ducation la citoyennet ne peut tre qu'une mise en uvre. Elle ne s'ef-

    fectuera qu'en posant l'lve immdiatement comme citoyen part entire, avecdroits et devoirs. Ces droits et devoirs sont-ils ignors, incompris, sous-estims,transgresss ? Le thme est au got du jour. La raison d'tre de cette ducationcivique nouvelle formule ne se fonde-t-elle pas sur le constat d'un manque dusentiment de citoyennet chez les jeunes par les pouvoirs publics, constatcontestable ou non ? Souci on ne peut plus pratique. Pour certains, ce manque

    n'est ni plus ni moins frappant chez les jeunes que dans le fonctionnement de lasocit prise dans sa totalit. Ces jeunes ne sont jamais que nos enfants, ceux quenous avons levs et duqus, quand bien mme nous ne nous reconnaissons pasen eux. Peu de parents se reconnaissent de toute faon en leurs enfants, surtout cet ge incertain d'exprimentation, d'incertitude et de rbellion qui commen-ce ds la pr-adolescence. De surcrot, il nest pas assur que les lments quiobtemprent le plus immdiatement aux rgles tablies offrent les meilleuresgaranties de succs en ce domaine. Quel travail principal reste-t-il accomplir ?La question reste ouverte.

    Pour notre part, avanons l'hypothse suivante : l'ducation civique en cequ'elle a de fondamental consiste faire merger d'une part l'tre social de l'treindividuel, d'autre part inviter l'invitable confrontation entre ces deuxdimensions de l'tre. En ce sens, il est des lments thoriques qui s'avrerontutiles, voire indispensables, mais il est surtout des dispositifs qui permettront demettre en pratique cette laboration de l'tre sans laquelle toute connaissance

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    particulire semblerait vaine. L'individu singulier est donc incit ou provoqu travailler sur lui-mme, dans la perspective d'un ge dit adulte, initiation impli-

    quant d'adresser un certain nombre de difficults existentielles et sociales. Faut-il pour cela que l'enseignant lui-mme soit sensible ce type de problmatiques,ce qui n'est pas un donn, en particulier sur le plan pratique, o peu voirerien dans sa formation ne le prpare un tel dfi.

    Si ces lments culturels font dfaut chez l'enseignant, leur absence risqued'tre encore plus frappante chez l'lve. Le manque d'estime de soi, le peu d'au-torit personnelle vritable, la superficialit du concept de respect, l'importancedu sentiment d'arbitraire et autres phnomnes drivs conduisent l'impositionnaturelle de formes rigides et infondes dans les rapports sociaux. Selon les ori-

    gines culturelles, les regroupements catgoriels et la hirarchie sociale, cesformes se modifieront, mais l'arbitraire en restera toujours la caractristiqueprincipale, produisant un conflit explicite ou larv, froid ou violent, entre indi-vidus et reprsentations diverses. Mais afin de nous consoler un tantinet, ajou-tons que cette dimension conflictuelle reste difficilement vitable dans toutesocit constitue.

    Pour cette raison, l'utilisation de la parole et du dbat, en tant que moyen deconfrontation et d'change construit, gnrateur de sens, offre une possibilitintressante de traiter le problme, dfaut de le rsoudre, prtention illusoire

    ou absurde. Pour cela, l'altrit se doit d'tre explicite, et non plus ignore oucarrment rejete. Ici l'analyse, porteuse de l'esprit critique, trouve son utilit,non plus comme simple outil acadmique et abstrait, mais comme mise l'preuve de l'tre, indispensable la vie en socit, la vie en gnral. Le droit la critique s'entrelace alors un devoir de critique, droit qui ne se donne pasmais s'acquiert, l'instar de toute libert vritable et fondatrice. Certes, il rsi-de en tout cela une dimension contractuelle et conventionnelle, incarne entreautres par les diverses institutions qui prsident au fonctionnement quotidien detout un chacun, institutions que l'on ne saurait ignorer, mais comme dans l'en-seignement, si l'esprit vivifiant ne se manifeste ni ne s'exprime, la lettre se des-sche et meurt.

    Des interstices de respiration se doivent donc d'tre amnags dans la mati-re brute que constitue la connaissance abstraite ou formelle. Espace de libert etd'indtermination o lenseignant doit avoir le courage d'entendre le rejet, aussiarbitraire et infond soit-il, pour travailler partir de cet tat premier deschoses, pour demander d'expliquer et de justifier. Nul interdit n'est alors permis,sinon en ce qu'il interdirait ce processus d'tre mis en place. Processus, toutefois,qui ne surgit pas naturellement, mais se doit d'tre guid, non dans le fond maisdans la forme. tablissons le cadre, la pense suivra. En cette prise de risque fon-

    de sur un acte de foi, s'articule l'exercice de la citoyennet. La raisonprvaudra, aussi fragile et complexe soit-elle. Nous retrouvons l la compl-mentarit avec le cours magistral, l'intrt du brouillon , que nous avons djabord, qui permet le dveloppement de lesprit critique, l'laboration du rap-port soi et aux autres, qui fonde le concept et la pratique de la citoyennet.

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    Seul contre tous

    Une crainte mrite nanmoins d'tre aborde. Celle de l'enseignant qui lors-quil se lance dans la discussion se voit confront une classe o rgne le dr-glement du chacun pour soi, o fusent les opinions, sans retenue ni rflexion,situation d'bullition aboutissant trs souvent au pnible corps corps entrel'ensemble des lves et leur professeur. Accul, ce dernier ne trouve alors d'autrerecours que dans l'autorit, non seulement autorit de forme, en tentant de rta-blir un ordre ainsi mis mal, mais aussi autorit de fond, en imposant unevrit du haut de sa chaire, repli stratgique qui rend absurde la totalit del'exercice professoral et laisse une certaine amertume, ou rage, dans l'me desparticipants, nourrissant leurs a priori rageurs qui n'en espraient pas tant.L'esprit critique est alors absent, une masse critique est atteinte, o rgnent laconviction, le dogme et l'arbitraire, en leur aspect le plus chaotique et strile.

    Tel le prince de Machiavel, l'enseignant se doit d'tre rus, pour ne pas direperfide, plutt que tenter dincarner une sorte de bien ou de vrai naf etcomplaisant. Ce n'est pas lui qui doit se confronter aux lves, mais les lvesentre eux, confrontation qu'il doit simplement grer et rendre productive. Dsqu'il agira ainsi, il se rendra compte que les lves craignent cette confrontationbeaucoup plus que celle avec l'enseignant. Rien ne conforte davantage les l-ments ractifs d'une classe que la situation o ils peuvent faire bloc contre l'en-

    seignant. Rconforts par le classique anciens contre modernes , chacund'entre eux devient le porte-parole incontest des aspirations dun prtenduensemble de la jeunesse. Fusion dclare d'une classe d'ge o les contradictionsles plus flagrantes sont gommes afin de noyer les inscurits individuelles, intel-lectuelles et existentielles dans une masse opaque. Masse qui n'attend que de secristalliser sur un point particulier o elle pourra se dresser comme un seulhomme contre une opinion particulire de l'enseignant ; moment jouissif aupossible. Ce dernier se retrouve alors face une dferlante impossible, qui luiretombe sur la tte. Il ne lui reste plus qu se couvrir, qu recourir aux moyens

    d'exception et d'urgence. Il ne recommencera pas de sitt.Apprendre aux lves discuter entre eux, s'couter, reformuler leursperspectives mutuelles, analyser et critiquer leurs ides et celles du voisin. Encet apprentissage, parmi d'autres, se met en uvre la citoyennet, non commedonne thorique mais comme pratique. Apprendre se respecter soi-mme, respecter l'autre, tre respect par l'autre. Redonner au terme de respect unvritable sens. La parole est alors plus que des mots : elle fait tre. L'esprit cri-tique n'est plus une menace pour l'apprentissage : il fait natre le citoyen, ou lefait grandir.

    Prenons comme illustration de notre hypothse un phnomne assez rvla-teur de ce qu'apporte ce type de pratique. Lors d'une discussion de classe, uncertain nombre d'lments de rflexion surgissent. Les lves sont censs en rete-nir certains afin d'analyser ce qui s'est pass, afin de retirer quelque chose de ladiscussion, afin que l'exercice ne s'arrte pas l'numration d'ides parses.

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    Mais le fait que l'enseignant ne se prononce pas sur le fond, le fait quil les obli-ge slectionner par eux-mmes les ides porteuses lorsqu'elles apparaissent, les

    gne. Cet exercice leur cause un vritable problme de nature intellectuelle etexistentielle, que nous mentionnons ici brivement, pour y revenir plus en dtaildans les descriptions ultrieures. Pour dcider quoi noter, llve doit valuer cequi est exprim, puisque tout n'est pas bon prendre, ce qui n'est pas le cas avecl'enseignant dont chaque mot est parole de vrit , mme lorsqu'elle paratincongrue. Ensuite, il est difficile d'admettre que notre semblable ait quelquechose nous enseigner, en particulier lorsque nous sommes en dsaccord aveclui ou lorsque nous ne l'aimons pas. Or ce double problme s'avre extrmementconstructif, principalement parce qu'il rvle de cruciales difficults et permet de

    les travailler au corps. Des exercices comme celui de la correction mutuelle sadressent directement la capacit de jugement individuel, dont tant le citoyenque l'lve ne sauraient se passer. Il s'agit d'apprendre que l'autorit se mrite ets'acquiert, elle ne se dcrte pas. Quoi de plus fondamental dans la formationdu citoyen ? Il est facile dacquiescer ou de refuser ce qui est propos, plusencore ce qui est impos, mais proposer soi-mme une ide relve dune autrepaire de manches. Nest-ce pas en cela que sarticulent les enjeux constitutifsdune socit ?

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    332. Mener une discussion

    en classe

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    n ro 35Introduction pratiqueLe rle de lenseignant

    Il est un principe premier de la discussion en classe : l'enseignant opre encreux, et non en plein. C'est--dire que son rle se limite faire travailler leslves, non pas travailler pour eux, leur place. Le dbat ne doit pas s'instal-ler entre eux et lui : cela reviendrait la forme dun cours, accompagn de ques-tions portant exclusivement sur des lments de connaissance, situation danslaquelle lenseignant a ncessairement le dernier mot puisqu'il dfend une thsequi fait autorit. Cette forme de cours est une pratique utile, mais elle est autre ;elle ne doit pas tre confondue avec le dbat formalis tel que nous le dcrivonsici. Les enjeux n'en sont pas tout fait identiques, bien qu'ils se recoupent.

    Platon oppose ainsi la mthode courte , plus rapide, qui consiste pourlenseignant poser la connaissance, la mthode longue, ou maeutique, pluslente, qui consiste davantage faire merger la pense de llve en linterro-geant. En cet aspect spcifique, une telle mthode soppose la tabula rasadAristote, qui se fonde sur le principe des vases communicants : le savoir estdvers du plein vers le vide.

    La pratique du dbat en classe implique donc d'amener les lves dbattreentre eux. Le rle de l'enseignant ressemble alors celui d'un arbitre, ou d'unanimateur, bien que ce terme puisse parfois indisposer, voire choquer. Peu impor-

    te lappellation, il s'agit en tout cas de changer quelque peu de casquette, de lais-ser travailler les lves afin de produire et examiner un rsultat final, plutt quede rectifier tout instant le contenu. Tout comme pour un devoir sur table ouun examen, mais devoir collectif et sans ncessit de noter. Toutefois, ne sous-estimons pas ce rle d'arbitre ou d'animateur : il est crucial et dlicat. Sa res-ponsabilit porte sur deux points suivants. Sur la forme : dfinir les rgles etveiller leur application. Sur le fond : souligner et structurer le contenu.

    Garantir la formeL'enseignant nonce les rgles du jeu et s'assure de leur respect. D'une part,

    les rgles gnrales de biensance, qui devraient thoriquement aller sans diremais qui ne sont pas obligatoirement respectes dans la vie courante, en parti-culier l'cole. Ne pas insulter le voisin ou le critiquer arbitrairement, ne pas luicouper la parole, couter ce qui est dit par les uns et les autres... D'autre part,les rgles spcifiques de l'exercice en cours, quil devra priodiquement dfinir,expliquer, redfinir, voire modifier sa guise selon les besoins et les situations.

    Pour chaque activit, un expos rapide des rgles et un schma de droule-ment peuvent tre donns, communiqus oralement ou affichs au tableau.Toutefois, il est parfois plus efficace de voir les rgles au fur et mesure de

    lexercice, plutt que de se lancer dans de longs prambules explicatifs o ll-ve risque de se perdre, surtout les premires fois.

    Ce n'est pas par simple souci formel que ces rgles doivent tre respectes,mais afin d'assurer l'effectivit de l'exercice et de produire du sens. Il est impor-tant d'tre clair sur ce point particulier, car les lves, qui vivent souvent la rgle

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    comme une imposition arbitraire, superflue et envahissante, ne comprendrontpas toujours ou mettront un certain temps en saisir l'intrt. Ils dclareront les

    rgles frustrantes : vous ne nous laissez pas parler diront-ils, quand bienmme vous leur offrez le seul cours o se tient une discussion sur toute la prio-de. La difficult repose ici sur le fait qu'il s'agit d'amener chacun dveloppersa pense, prendre le temps de s'exprimer, diffrer ses ractions au discoursdu voisin plutt que de rpondre du tac au tac, analyser en permanence lesenjeux qui surgissent tout instant plutt que de prendre parti immdiatement.Autant d'exigences pesant sur une parole qui se voudrait libre, spontane,dpourvue de contrainte, mais qui en fait, anxieuse et ronge par linquitude,prfrerait ne pas s'couter elle-mme par crainte du doute et de l'erreur.

    La temporalit est un des ingrdients essentiels de la forme. Dune part ladure globale de lexercice : entre une heure trente et deux heures. La procdu-re est lente : une priode dune heure risque dtre un peu courte, mais toutdpend encore des choix de travail et des contraintes de lenseignant. Dautrepart le rythme. Quand faut-il sappesantir sur un point particulier ? Quand faut-il passer ? Il sagit dvaluer en permanence lopportunit dune situation parti-culire : offre-t-elle des possibilits de dveloppement ? Ce qui est intressantpour un lve surtout sil a des difficults ne lest pas ncessairement pourtoute la classe, mais il nest pas non plus question de gommer le singulier : ilreprsente en fin de compte la forme qui simpose chacun. Faut-il faire des

    pauses ? Cela risque de crer une rupture dans la cohrence du travail, mais ilest des classes o cela savrera peut-tre ncessaire.

    Souligner les enjeuxL'enseignant souligne les arguments, il incite structurer leur articulation et

    leur dveloppement. Il s'agit d'viter que la discussion se rsume une srie deparoles plus ou moins ractives et immdiates, dont l'intrt gnral se perd aufil de la discussion. Les arguments clairs ou porteurs se doivent d'tre souligns,ainsi que les problmatiques cls. Cette mise en vidence peut tre effectue ora-lement ou par crit, de prfrence les deux. D'une part afin de garder trace de cequi merge, d'autre part afin dindiquer une direction la rflexion gnraledans laquelle l'ensemble de la classe est engag. Un tableau peut tre utilis, surlequel les ides essentielles sont reportes, tableau rappelant les points princi-paux et produisant une vision globale de l'exercice. Rgulirement, lenseignantdevra sassurer que le lien entre les divers discours est rel ou quil seffectue, endemandant dexpliciter le rapport entre deux intervenants, entre une parole etune autre, etc.

    Sil peroit dans un discours donn une possibilit conceptuelle, il peut aussiquestionner ce discours, afin de faire merger plus clairement les enjeux ou la

    problmatique. Il peut galement inviter les autres participants le faire, en leurdemandant de questionner ou danalyser le discours en question. Quoi quil ensoit, il vitera au maximum de complter par lui-mme ce qui na pas tarticul. Sil est amen reformuler les propos de llve, il le fera avec les termesmmes du discours original. Ces prcautions sont importantes car, consciem-

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    ment ou non, pour des raisons lgitimes et dautres qui le sont moins, lensei-gnant sera tent dinstaller son propre discours la place de celui de llve. Ce

    que vous voulez dire est une expression dangereuse, car elle parle pourlautre et provenant de lautorit, elle risque de simposer de fait.

    DlguerAu fil de l'anne, l'enseignant tentera de se faire remplacer dans son travail

    danimateur par un ou des lves, ce qui aidera chacun mieux apprhender lesenjeux. Il ne devra jamais oublier que le but de lexercice est que les lves sexer-cent le plus possible. Lorsquils se lanceront animer le dbat, ils connatrontbien des hsitations, ils essaieront dimiter formellement lenseignant mais ne lepourront pas, car ils ne dtiennent videmment ni exprience ni comptencescomparables. Ils modifieront donc quelque peu ou beaucoup la procduredmontre, afin de pallier leurs carences ou de se faciliter la tche. L encore, ilsagit au maximum de laisser agir de sa propre initiative llve-animateur, de lelaisser rsoudre ses propres difficults, dautant plus que le reste de la classe nerestera pas muet et sempressera de lui adresser diverses remarques sur son fonc-tionnement. Quitte mettre une valuation une fois lexercice termin.

    valuerIl est difficile, ou plus inhabituel, dvaluer un exercice collectif. Dautant

    plus que, la multiplicit aidant, les enjeux sont ncessairement plus varis.Nanmoins, cette exigence supplmentaire peut tre considre utile. moinsdenvisager latelier comme un simple brouillon, comme un pralable, une rp-tition ou une propdeutique, permettant par la suite llve de produire un tra-vail personnel qui sera, lui, valu. La question est de savoir si latelier est uncours ou un exercice : il est en fait entre les deux, puisque enseignant commelves y participent.

    Lvaluation peut dailleurs faire partie de lexercice. Soit parce quun tempsest rserv la fin pour un bilan que doivent dresser les lves, soit parce quuntravail personnel crit, analyse ou dveloppement, est demand aux lves,consquemment latelier. Mais sil sagit pour lenseignant dvaluer en soi letravail, il devra dterminer ce quil cherche obtenir au cours de lexercice.Sagit-il dargumenter, de problmatiser, de reformuler, de conceptualiser, dequestionner, de formuler ou expliquer des ides, de concevoir ou analyser desexemples ? Un processus de clarification simpose, pour lui comme pour la classe.Clarification partir de laquelle les progrs de la classe ou des individus serontvalus.

    Comme outil danalyse, il pourra aussi tre utile pour la classe de remarquerou noter les difficults qui surgissent au fur et mesure des sances. Noublions

    pas que le principe mme dune pratique est de sexercer, de voir ce qui va et cequi ne va pas, afin damliorer son propre fonctionnement. Se voir et sentendresoi-mme, procder une analyse critique, afin de sortir dune sorte dimmdia-tet du discours, o priment la sincrit, la conviction et lopinion toute faite.

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    Fonctionnement de latelierComme nous lavons dj exprim, il est deux craintes dont il faut se garder :

    la crainte de la perte de temps et la crainte de l'erreur. Une priode entire seraconsacre lexercice, quoi quil arrive. Si problme il y a, il doit se rsoudre delintrieur de la pratique, et non pas par un discours thorique de lenseignant. Ilsagit dune pratique lente, qui ncessite un certain temps pour sa mise en place.Pour cette raison, il est important dy consacrer au moins une heure et demie,voire deux heures. Cela laisse le temps aux lves de rsoudre les problmes ou derectifier les erreurs, qui parfois sont traits non pas immdiatement, mais retar-dement. Si lenseignant souhaite introduire ses propres commentaires de fond, ilattendra la fin de la priode ou la priode suivante. moins quun point prcis

    lui paraisse urgent claircir, tout en se mfiant bien de ce sentiment durgence.Pour commencer

    Certains des exercices prsents sembleront assez complexes dans leurs rgleset leur structure. Il est tout fait possible pour lenseignant, voire souhaitable,de commencer par certains aspects prcis de lexercice, quitte le complexifierau fur et mesure des sances. Un certain ttonnement, une impression de dif-ficult ou dchec seront invitables, surtout pour celui qui na jamais pratiqule dbat en classe, moments dhsitation quil sagira de dpasser.

    Afin de faciliter linitiation, nous proposerons donc pour chaque activit des exercices prparatoires et des pistes utiles lors des premires sances, oupour travailler plus prcisment des parties spcifiques de latelier.

    Aspects pratiquesPour le travail en classe entire, la disposition optimale parat tre la forma-

    tion dun demi-cercle autour de lanimateur et du tableau. Ce dispositif permetdviter les aparts et les conciliabules, invitant chacun faire face tous, couter celui qui parle et sadresser lensemble de la classe. Il met en espacele fonctionnement intellectuel qui est attendu. Nanmoins, une fois les lves

    quelque peu initis, il est aussi possible de travailler en petits groupes, chacunayant son animateur, voire son secrtaire, lenseignant se dplaant entre lesgroupes pour vrifier le fonctionnement et lvolution du travail.

    Si cela est possible, il est en outre utile de collaborer avec un autre ensei-gnant, dune part pour changer les commentaires et les ficelles, dautre partpour inviter de temps autre un regard extrieur et critique.

    Dernier point, trs important : chaque enseignant accommodera sesbesoins, sa personnalit et celle de sa classe le fonctionnement de latelier.Certains fonctionnements seront plus formels et moins fluides, certains privil-

    gieront plus ou moins la prparation ou le travail crit ultrieur, certains prf-reront un mode tabli et la familiarit