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Les Jaquet-Droz et leurs automates PAR C. PERREGAUX Publication faite sous les auspices de la Société d'histoire et d'archéologie du canton de JVeuchâtel NEUCHATEL IMPRIMERIE WOLFRATH & SPERLÉ 1906

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Les

Jaquet-Droz et leurs automates

PAR

C. PERREGAUX

Publication faite sous les auspices de la Société d'histoire

et d'archéologie du canton de JVeuchâtel

NEUCHATEL IMPRIMERIE WOLFRATH & SPERLÉ

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Reproduktion Bern : Schweizerische Landesbibliothek, 2004

Reproduction Berne : Bibliothèque nationale suisse, 2004

Riproduzione Berna : Biblioteca nazionale svizzera, 2004

LES JAQUET-DROZ ET LEURS AUTOMATES

LES MONTRES ANCIENNES

DE LA COLLECTION MARFELS

LES JAQUET-DROZ

ET LEURS AUTOMATES

Tin homme qui vient à point

Au milieu du XVHI1"13 siècle, l'industrie des Mon­tagnes neuchâteloises, créée par le forgeron Daniel JeanRichard, cherchait encore sa voie. Les apprentis du maître avaient formé des élèves qui répandaient la bonne manière nouvelle de travailler.

Les procédés de métier étaient bien primitifs et la division du travail à peine établie. On voyait encore le mécanicien horloger construire les mouvements de ses pendules et de ses montres, puis en orner tes cabinets et les boîtiers.

Il fallait lutter avec une industrie établie depuis deux siècles dans les pays voisins. Que ceux qui ont vu une montre de JeanRichard ou une horloge de ses élèves, les Brandt Gruyerin, pensent aux montres françaises si richement décorées de la même époque et aux admirables pendules Louis XIV et Louis XV. A cette comparaison, on mesure le chemin que les gens de chez nous avaient à parcourir, on admire l'effort puissant que cette population montagnarde fit pour gagner sa place au soleil et donner au pays son renom industriel. Le labeur patient apportait d'ingénieuses inventions et d'utiles perfectionnements. L'artisan intelligent et habile à se servir de ses doigts vivait dans la bonne joie du travail fécond.

Pierre Jaquet-Droz parut en ce moment. Sa culture intellectuelle, sa hardiesse de conception servie par l'extrême habileté de la main devaient le conduire à

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des résultats extraordinaires et faire avancer à grands pas la jeune industrie neuçhâteloise.

On a écrit bien des pages déjà sur cet homme et son fils, Henri Louis Jaquet-Droz, sur les chefs-d'œuvre qu'ils ont créés en mécanique. Et comme ces artistes sont morts depuis plus de cent ans, il s'est formé une légende qui les entoure comme d'une résille et dont leur gloire n'a pas besoin.

Leur histoire, allégée des aventures extraordinaires qu'on leur -a prêtées gratuitement et des exagérations que la tradition nous apporte, demeure captivante.

L'exposition des automates Jaquet-Droz, organisée sous les auspices de là Société d'histoire du canton de Neuchâtel, fournit l'occasion de présenter à nou­veau ces hommes et leur œuvre, en-utilisant des sources sérieuses d'information. Les portefeuilles des musées et des collectionneurs contiennent des docu­ments fort intéressants; puis des archives de famille ont bien voulu s'entr'ouvrir, ce qui fut d'un grand secours.

Pierre Jaquet-Droz, communier du Locle et de la Chaux-de-Fonds, bourgeois de Valangin, est né à la Chaux-de-Fonds le 28 juillet 1721. Ses parents, culti­vateurs aisés, remarquèrent l'intelligence précoce de l'enfant et son goût pour l'étude ; ils eurent l'ambition d'en faire un ministre.

Lors donc que le temps en est venu, on l'envoie à Bâle où il étudie la théologie; puis il subit ses examens à Neuchâtel.

A cet âge où, parfois, les fortes vocations se décident brusquement, le futur pasteur vient passer

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quelques semaines de vacances chez ses parents. Sa sœur, gagnée par le courant nouveau, a renoncé à l'industrie des Neuchâteloises du temps; elle a aban­donné la dentelle et s'occupe d'horlogerie. Le théolo­gien suit, amusé, les doigts agiles dans leur travail. Mais le voilà bientôt qui prend le jeu au sérieux et ne rêve plus que combinaisons mécaniques. Adieu les projets de ses parents!

Jaquet-Droz se fa­miliarise avec l'emploi des outils; il travaille avec une ardeur que rien n'arrête. Il voit, tracé devant lui, le chemin de sa vie.

Ses progrès sont ex­traordinaires, et ses premiers essais des coups de maître.

Il transforme et amé­liore les moyens de production. PIERRE JAQUET-DROZ

Son génie inventi f (Gravure Girurdôt, 1795).

s'éveille. Tiens, dit-on, ce jeune Jaquet-Droz vient de construire une horloge qui fait entendre un carillon et aussi un jeu de flûte. — Avez-vous vu son petit oiseau mécanique? il se dresse, sort de sa cage, bat des ailes et chante, chante. — Ah ! Jaquet-Droz nous en fera voir bien d'autres!

Qu'il serait intéressant de connaître la genèse de •»*

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son œuvre, l'ordre chronologique dans lequel il exé­cuta ses premiers travaux, les jours de dépression dont il a souffert, les heures d'enthousiasme qui l'ont porté en avant. Hélas, c'est si lointain! de tout cela nous ne savons rien.

Milord Maréchal et Jaquet-Droz

Le pays était alors gouverné pour le compte du roi Frédéric II, par lord Keith, seigneur écossais que l'on appelait Milord Maréchal. Or, un jour que lord Keith traversait le village des Ponts; le peintre émailleur Louis Benoit lui présenta Jaquet-Droz.

Milord Maréchal, avec une finesse de pénétration qu'il ne montra pas toujours, sent qu'il est en pré­sence d'un homme de grande valeur. Il l'encourage, s'intéresse à ses travaux,

Lord Keith a vécu à la cour d'Espagne, il engage son protégé à s'y rendre pour présenter au roi Ferdinand VI ses pendules et ses automates.

L'horlogeur Jaquet-Droz est alors âgé de 36 ans. Il a pris pour femme Marie Anne, fille d'Abram Louis Sandoz-Gendre, lieutenant civil de la Chaux-de-Fonds. Un fils, Henri Louis, leur est né le 13 octobre 1752. Une fillette, Charlotte, vint accroître la famille en 1755. Leur bonheur domestique ne devait pas être de longue durée, car Marie Anne Jaquet-Droz mourut en 1755, peu après Ja naissance de sa fille.

On comprend donc que Jaquet-Droz hésite à pro­fiter de l'occasion unique offerte par Milord Maréchal,

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car, comme en ce monde tout se paie, il faut aban­donner durant de longs mois les orphelins au logis, courir le risque de ne pas les revoir.

Lord Keith est pressant II fait les démarches nécessaires pour assurer au voyageur un bon accueil. Il le recommande chaudement à l'un de ses amis, don Jacinto Jo ver, grand seigneur madrilène,

Le 14 avril 1758, Jaquet-Droz se met en route, accompagné de son beau-père et de son ouvrier, Jacques Gévril. Ah! le long voyage! Le lieutenant civil Sandoz, un homme fort avisé, note les événe­ments et ses impressions. Nos voyageurs arrivent à Madrid le 2 juin.

Chez le roi d'Espagne

Les recommandations du gouverneur ont fait merveille. Bien plus, l'air honnête et intelligent des nouveaux arrivés gagne le cœur de leur hôte ; sa bienveillance ne se dément pas durant tout leur séjour dans la capitale. Laissons parler Jaquet-Droz, qui écrit, le 1^ juillet 1758 :

« Nous avons remis en bon état nos ouvrages en attendant l'arrivée du roi, que l'on juge devoir être environ dans trois semaines. Aujourd'hui nous sommes occupés à rhabiller les pendules du seigneur don Jacinto Jo ver, chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, etc., chez qui nous sommes en princes et lequel, avec les douceurs dont il nous fait jouir, travaille à

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me procurer de bonnes connaissances et commis­sions. C'est principalement à cette occasion que j'ai lieu de reconnaître les bontés de Milord, en nous

SIGNATURE DE PIERRE JAQUET-DROZ.

Examinons maintenant les pièces mécaniques des­tinées au roi:

C'est un nègre, lequel, en frappant sur un gong, répond aux questions numériques qu'on lui pose.

une pendule qui sonne lorsqu'on l'interroge. Il est probable que le mécanisme, très bien équilibré, se déclanchait au choc du souffle.

Une horloge qui marche un temps très long sans être remontée. Elle était, dit-on, basée sur l'inégale dilatation des métaux.

Un orgue automatique.

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Une cigogne..., mais nous ne savons ce qu'elle faisait.

Un chien qui veille sur une corbeille de fruits. Qu'on y touche, le gar­dien aboie avec tant de naturel que les chiens du voisinage lui donnent la réplique.

Enfin, l'horloge dite Le Berger, qui va rete­nir notre attention. Les photographies très nettes que nous en donnons permettent de suivre mot à mot la description.

Le Berger est une pendule à grande sonne­rie, carillon, équation du temps, quantième perpé­tuel, lever et coucher du soleil, apparition en leur temps des principa­les étoiles, signes du zo­diaque, baromètre, auto­mates. Le cabinet, de style Louis XV, est ri­chement ciselél. L'heure LE BERCER.

* On peut voir à Berne, dans la salle des séances du Con­seil fédéral, une reproduction de ce cabinet, travail intéressant qui fut exécuté à l'Ecole d'Art de Genève par un jeune ciseleur loclois.

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sonne. On entend un carillon, puis l'écho. Une dame, assise sur un balcon, accompagne la musique du geste; elle prend de temps en temps une prise de tabac et s'incline quand on ouvre le verre de l'hor­loge. Tout auprès, un amour tient sur son poing un oiseau qui chante. Le chapiteau de la pendule nous pifre une scène rustique. Un berger joue de la flûte; un agneau bêle, un chien se tourne, caressant, vers son maître et aboie. Au-dessous de ces figures, deux enfants se balancent; brusquement l'un se renverse pour faire choir l'autre, puis il se tourne du côté des spectateurs, en montrant du doigt son compa­gnon. Dans l'intérieur de la pendule, nous voyons les leviers, arbres à cames, rouleaux à pointes, souf­flerie, carillons, logés en un si petit espace.

Nos Neuchâtelois attendent dans l'hospitalière mai­son de don Jacinto Jover la venue du roi à Madrid.

Par malheur, la reine, malade depuis quelque temps, meurt au mois d'août.

Le souverain lui-même est souffrant, de sorte que l'on renvoie de semaine en semaine l'audience promise.

Enfin Jaquet-Droz est reçu le 2 septembre par Ferdinand YI, qui se trouve en villégiature à Villavi-ciosa. L'artiste ne peut attendre de communiquer ses impressions à don Jacinto Jover. Le lendemain déjà il écrit:

a Monseigneur. J'ai l'honneur de vous infornier que hier à 9 heures du soir je fus appelé par Sa Majesté pour lui faire voir mes ouvrages. Vous ne sauriez croire comme il en est content. Il l'a déclaré

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en ma présence et aussi en mon absence, U était suivi de toute sa cour, qui ne pouvait témoigner assez de surprise. Ils ne pouvaient se lasser de voir les pendules, qui ont fonctionné en perfec­tion. Plusieurs sei­gneurs de la cour m'ont fait l'honneur de me complimenter sur la satisfaction du roi qui passe la moi­tié de son temps au­près de mes ouvra­ges... Je viens d'être auprès de Sa Majesté qui a daigné m'ho-norer de plusieurs marques de bonté et qui a fait elle-même jouer plus de 100 fois mes pendules, le sou­rire continuellement sur son visage, »

La tradition place ici un incident que le journal d'Abram Sandoz ne mentionne pas. Le grand inquisi­teur aurait été tenté de voir en Jaquet-Droz un sorcier et disposé à le traiter comme tel, sort peu enviable en Espagne et ailleurs, comme chacun le sait Notre

L E BERGER

(Tue du mécanisme).

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compatriote se serait empressé de démonter les pièces mécaniques devant ce personnage inquiétant, lequel voulut bien alors revenir à une appréciation plus juste de la situation.

L'état du roi qui était tombé en grande mélan­colie s'aggrava, ce qui rendait languissantes les négo­ciations de Jaquet-Droz et empêchait son retour. Le 13 octobre, il écrivait : * Je ne suis pas encore payé de mes ouvrages et les commissions que Sa Majesté voulait me faire l'honneur de me remettre se trouvent ainsi arrêtées jusqu'au rétablissement du roi. D

Le l1*1* janvier 1759, Jaquet-Droz envoie à sa famille les vœux usuels et dit : « Je ne m'attendais pas de vous écrire la présente de Madrid, croyant que nous ferions cette fête en route; mais bientôt nous aurons placé nos ouvrages, et avant la récep­tion de la présente, nous serons, Dieu aidant, en route pour la patrie. Je m'impatiente beaucoup de vous revoir. »

L'artiste achève l'installation de ses pièces mécani­ques au Palais Royal de Madrid. Il est assailli de requêtes; tous les nobles de la ville demandent à voir et entendre ces chefs-d'œuvre. Un jour, ce sont les religieux d'un couvent qui se présentent au palais. On les reçoit Les moines sont saisis d'une telle admiration qu'ils se jettent à genoux et demeurent dans cette posture durant toute la représentation.

Enfin les affaires de Jaquet-Droz s'arrangent. II serre en lieu sûr le prix de ses ouvrages, 2000 pistoles d'or, une vraie fortune, et s'apprête à partir, empor­tant de réjouissantes commandes. Les affaires du roi vont moins bien, car il meurt.

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Que le voyage de retour paraît long au père, pressé de revoir ses enfants! Enfin, on arrive à la Chaux-de-Fonds. Jaquet-Droz, heureux, franchit le seuil de sa. maison, située près de l'emplacement actuel du Casino. On en a conservé le souvenir par le nom-de la rue Jaquet-Droz.

Pierre Jaquet-Droz jouit dès son retour d'une grande considération et les travaux qu'il devait exé­cuter encore allaient le rendre célèbre.

La renommée que l'artiste avait acquise dans cette expédition proli ta largement au pays; elle fit con­naître les produits de son industrie; elle fît naître une louable émulation entre les mécaniciens horlo­gers. Or c'est Milord Maréchal qui eut l'idée première •de ce voyage et qui fraya le chemin à Jaquet-Droz. Lord Keith a contribué ainsi à la prospérité publi­que ; il a droit à notre gratitude.

Tel père, tel fils

A son retour d'Espagne, Pierre Jaquet-Droz avait retrouvé son fils âgé de 7 ans; le jeune garçon semblait aussi être très heureusement doué; son père s'occupa de lui avec grande sollicitude. En 1767, Henri Louis part pour Nancy, où il étudie les mathématiques, la physique, le dessin, la musique. Ce plan d'études paraît être incomplet et manquer d'unité; il est com­biné de manière heureuse pour le futur mécanicien artiste. Très jeune encore, Henri Louis regagne la maison où son père vient d'appeler ù la vie le

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célèbre automate l'Ecrivain. Alors commence la belle période du travail en commun, si merveilleusement productive.

Pierre Jaquet-Droz et son fils surent s'entourer de collaborateurs de valeur: Leschot, Maillardet, Jean Pierre Droz. Ce dernier devint directeur* de la

Monnaie de Paris. Mail­lardet était un habile mécanicien que Jaquet-Droz fils associa plus tard à son entreprise de Londres; Maillardet essaya de reproduire l'Ecrivain, mais sans grande réussite; le mu­sée de la Chaux-de-Fonds possède de lui une pièce intéressante, le Magicien. Nous par­lerons plus loin de Jules Frédéric Leschot qui avait été élevé avec Henri Louis dont il de­

meura toujours l'ami fidèle. Quelle glorieuse période pour l'industrie ueuchàte-

loise naissante ! Que d'œuvres superbes sont sorties de cet atelier: l'Ecrivain, le Dessinateur, la Musi­cienne, et d'autres pièces encore dont le souvenir s'est perdu!

HENRI-LOUIS JAQUET-DROZ

(Gravure Glrardet, 1795).

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La Grotte

En passant, que l'on nous permette de sauver de l'oubli un travail fort ingénieux de Jaquet-Droz fils et appelé par lui la Grotte, une bizarre composi­tion dans laquelle la fantaisie de l'artiste a mis à rude épreuve le savoir du mécanicien.

La planche que nous en donnons est tirée d'une gravure à l'eau tbrte (1776) que possède le musée historique de Neuchâtel, et qui fut elle-même exécutée d'après un dessin fait en 1775 en Angleterre. Il est fort probable que la Grotte n'existe plus. Dans l'in­ventaire de H, L, Jaquet-Drpz, en 1786, elle ligure par 12000 L.

En voici la description. Nous lisons que les divers personnages avaient quatre à cinq pouces de haut

Au premier plan, un jardin orné de statues et d'ifs taillés dans le goût du temps, des parterres où se trouvent des orangers sur lesquels apparaissent des boutons qui s'ouvrent, puis la fleur est <i succédée » par le fruit. Une joueuse de tympanon accompagne deux dames qui dansent un menuet. Arrangement imprévu, au-dessus d'un pavillon, tout un petit monde s'agite, une paysannerie. Un bonhomme, monté sur un âne, sort de sa cabane, passe le pont du ruisseau et se rend au moulin pour y charger de la farine. Des chèvres et des moutons broutent et bêlent ; une vache rumine, son veau tète. Alors que le paysan s'approche du troupeau, le chien

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aboie. Un berger sort d'une caverne, s'arrête, porte sa flûte aux lèvres et joue; l'écho lui répond. Il se remet en route, aperçoit la bergère qui dort, un bras replié sous sa tête. Il s'en approche et joue un air tendre. La jeune fille s'éveille, prend sa guitare et fait concert avec lui. Mais le paysan revient, poussant .JÊÊtËÊÉÊËÈ^, devant lui son âne

LA G R O T T E .