Chapitre - One More Library

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Sir Nigel Arthur Conan Doyle

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1ChapitreLAMAISONDESLORING

Au mois de juillet de l’an de grâce 1348, entre la Saint-Benedict et la Saint-Swithin,l’Angleterrefutlethéâtred’unétrangeévénement:unmonstrueuxnuageapparut,venantdel’est,unnuagepourpreetmassif, lourddemenaces,glissant lentementdevant leciellimpide.Etdanssonombrelesfeuillesséchèrentsur lesarbres, lesoiseauxcessèrentdegazouiller,bestiauxetmoutonsseblottirentcontreleshaies.Lesténèbress’appesantirentsurlepaysetleshommes,dontlecœurétaitlourd,gardèrentlesyeuxtournésverscettenue terrifiante. Certains se glissèrent dans les églises pour y recevoir la bénédictionchevrotante de quelque prêtre angoissé. Les oiseaux avaient cessé de voler et l’onn’entendait plus les sons si plaisants de la nature. Tout était silencieux et immobile, àl’exception de la vaste nuée qui s’avançait, roulant ses immenses plis du fond del’horizon.Àl’ouest,onpouvaitvoirencoreunriantcield’étécependantque,del’est,lalourdemasseglissaitlentementjusqu’àcequeladernièreparcelledebleueûtdisparuetquelecieltoutentierneparûtplusqu’unegrandevoûtedeplomb.

Lapluie semit alors à tomber.Elle tombadurant tout le jour et toute la nuit, duranttoutelasemaineettoutlemois,jusqu’àfaireoublierauxgenscequ’étaientuncielbleuetunrayondesoleil.Cen’étaitpasunepluielourde,maiscontinueetglacée,quelesgenssefatiguèrentvited’entendrecrépiteretdégoulinersur lesfeuillages.Et toujours, lemêmelourdnuagemenaçantglissait de l’est à l’ouest endéversant soneau.Lavueneportaitqu’à un jet de flèche des maisons, car la pluie formait comme un rideau mouvant. Etchaque matin on levait la tête, espérant apercevoir une accalmie, mais les yeux nerencontraientjamaisquelemêmenuagesansfin,sibienqu’oncessamêmederegarderetque les cœurs désespérèrent. Il pleuvait à la fête de saint Pierre aux liens, il pleuvaitencoreàl’Assomption,ilpleuvaittoujoursàlaSaint-Michel.Lebléetlefoin,détrempéset noirs, pourrissaient sur les champs, car ils ne valaient même pas la peine d’êtreengrangés.Lesbrebisétaientmortes,ainsiquelesveaux,desortequ’ilnerestaitpresqueplusrienàtuerquandvintlaSaint-Martinetqu’ilfallutmettrelaviandeaucharnierpourl’hiver.Lepeupleredoutalafamine,maiscequil’attendaitétaitbienpireencore.

Lapluies’arrêtaenfinetcefutunmaladifsoleilautomnalquisemitàbrillersuruneterredétrempée.Lesfeuillesenputréfactionempestaientlelourdbrouillardquis’élevaitdes bois. Les champs se couvraient de monstrueux champignons de teintes et dedimensions telles qu’on n’en avait jamais vu auparavant : ils étaient écarlates,mauves,livides ou noirs. Il semblait que la terre malade se fût couverte de pustules ; lesmoisissures et le lichen maculaient les murs et la Mort jaillit de la terre noyée. Leshommes périrent, ainsi que les femmes et les enfants, le baron dans son château,l’affranchi dans sa ferme, le moine dans son abbaye et le vilain dans sa cabane declayonnage et de torchis. Tous respiraient lemême airmalsain et tousmouraient de lamêmemort. De ceux qui étaient frappés, aucun n’en réchappait et lemal était partoutsemblable : énormes furoncles, délire et pustules noires qui donnèrent son nom à la

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maladie.Duranttoutl’hiver,descadavrespourrirentsurlescôtésdesroutes,netrouvantpersonnepour lesenterrer.Dansdenombreuxvillages, ilne restapasâmequivive.Leprintempsenfinarriva,etavecluilesoleil,lasantéetlerire;c’étaitleprintempsleplusvert, le plus doux et le plus tendre que l’Angleterre eût jamais connu.Mais la moitiéseulement de l’Angleterre put en jouir, car l’autre avait disparu avec le grand nuagepourpre.

Cefutnéanmoinsdanscefleuvedemort,danscettepuanteurdecorruptionquenaquituneAngleterre plus éclatante et plus libre.Ce fut dans cette heure sombre que l’on vitpointerlepremierrayond’uneaubenouvelle,carilnefallaitriendemoinsqu’ungrandsoulèvementpourarracherlepaysàl’étreintedeferdusystèmeféodalquiluienchaînaitlesmembres.Cefutunpaysneufquiselevadecetteannéedemort.Lesbaronsavaientétéfauchés.Leshautestoursetleslargesdouvesn’avaientpuretenirlenoirfossoyeurquiles avait emportés. Les lois perdirent de leur force, faute d’un bras résolu pour lesappliquer, et, une fois affaiblies, ne purent jamais reprendre leur vigueur. Le laboureurrefusadésormaisd’êtreunesclave.Leserfsemitàsecouersesfers.Ilyavaitbeaucoupàfaire, et il restait peu d’hommes. Il fallait donc que les rares survivants fussent despersonneslibresd’agir,defixerleursprixetdetravailleroùetpourquiellesvoulaient.Lamortnoire,etriend’autre,ouvritlavoieausoulèvementquidevait,trenteansplustard,fairedupaysananglaislepaysanlepluslibredetoutel’Europe.

Maistroppeudegensétaientsuffisammentperspicacespourprévoirlebienquiallaitnaîtredecemal.Àcemoment-là, lamisèreet laruinefrappaientchaquefamille.Bétailcrevé,récoltespourries,terresincultes,touteslessourcesderichessesavaientdisparudanslemêmetemps.Lesrichess’appauvrirent:maislespauvres,etsurtoutceuxquil’étaienten portant sur les épaules le fardeau de la noblesse, se trouvèrent dans une situationprécaire. À travers toute l’Angleterre, la petite noblesse fut ruinée, car ses membresn’avaient d’autre occupation que la guerre et tiraient leur revenu du travail des autres.Dansplusd’unmanoirilyeutdedursmoments,etsurtoutaumanoirdeTilfordquiavaitétédurantdenombreusesgénérationslefoyerdelafamilleLoring.

IlfutuntempsoùlesLoringavaientgouvernétoutelarégionentrelesNorthDowns,cettechaînedecollinescrayeusesduHampshireetduSurrey,etleslacsdeFrensham,untempsoùleursombrechâteau,sedressantau-dessusdesvertespâturesbordantlarivièreWey,avaitétélapluspuissanteforteresseentrelaseigneuriedeGuildfordàl’estetcelledeWinchesteràl’ouest.MaislaguerredesBaronsavaitéclaté,aucoursdelaquellelerois’étaitservidesessujetssaxonscommed’unfouetpourflagellerlesbaronsnormands,etlechâteaudeLoring,àl’instardebeaucoupd’autres,avaitétédétruitdefondencomble.Dèslors,lesLoring,leurdomaineconsidérablementréduit,vivaientdanscequiavaitétéledouaire,avecdequoisubveniràleursbesoinsmaisprivésdetoutesplendeur.

Puisavaiteu lieu leprocèsavec l’abbayedeWaverley, lorsque lescisterciensavaientréclaméleursterreslesplusrichesetlesdroitsféodauxsurlereste.L’actionintentéeavaitdurédesannéeset,auboutducompte,lesgensd’Égliseetlesrobinss’étaientpartagétoutcequeledomainecomptaitencorederichesses.Ilrestaitcependantlevieuxmanoir,d’oùà chaque génération sortait un soldat pourmaintenir haut le nom de la famille et pourporter son écusson à roses de gueules sur champ d’argent là où on l’avait toujours vu,c’est-à-dire au premier rang de la bataille. Dans la petite chapelle où le pèreMatthew

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disait la messe chaque matin se trouvaient douze statues de bronze qui toutesreprésentaientdeshommesdelamaisondeLoring.Deuxavaientlesjambescroisées,pouravoirparticipéauxcroisades.Sixavaientlespiedsposéssurdeslionsparcequ’ilsétaientmortsàlaguerre.Quatreseulementétaientfiguréesavecunchien,cequisignifiaitqu’ilsétaientmortsdanslapaix.

Decettefamillecélèbremaisdoublementruinéeparlaloietlapeste,ilnerestaitplus,en l’andegrâce1349,quedeuxmembresenvie.C’étaientLadyErmyntrudeLoringetson petit-fils Nigel. L’époux de Lady Ermyntrude était tombé devant les hallebardiersécossaisàStirling,etsonfilsEustace,lepèredeNigel,avaittrouvéunemortglorieuse,neufansavantledébutdecerécit,surlapouped’unegalèrenormandeaucombatnavaldeSluys.Lavieillefemmesolitaire,aussifièreetombrageusequelefauconenfermédanssa chambre, ne faisait preuvede douceur qu’envers le jeunegarçonqu’elle avait élevé.Touteladosedetendresseetd’amourdesanatureféminine,sibiendissimuléeauxyeuxd’autrui quepersonnenepouvaitmêmeen supposer l’existence, ne s’épanchait que surlui. Elle était incapable de supporter qu’il s’éloignât d’elle, et lui, avec ce respect pourl’autorité que l’âge lui commandait, ne serait pas parti sans sa bénédiction ni sonconsentement.

C’est ainsiqueNigel, à l’âgedevingt-deuxans, avec soncœurde lionet le sangdecinquante guerriers bouillonnant dans ses veines, passait encore de mornes journées àréclamersonépervieravecdesleurres,àdresserdeschiensdechasseoulesépagneulsquipartageaientaveclafamillelagrandesalledeterrebattuedumanoir.

Jour après jour, la vieille dame l’avait vu grandir en force et devenir un homme.Depetitestature, ilpossédaitdesmusclesd’acieretuneâmeardente.Detoutesparts,de lasalled’armesdeGuildfordCastlejusqu’àlalicedeFarnham,onrapportaitàladouairièrelesrécitsdesprouessesdesonpetit-fils,vantantsonaudacecommecavalier,soncouragedébonnaireetsonadressedanslemaniementdesarmes.Maiscelledontl’épouxetlefilsavaient trouvé unemort sanglante refusait la pensée que le dernier des Loring, uniquebourgeondecettecélèbrevieillesouche,pûtsubirlemêmesort.Legarçonsupportaitd’uncœur désabusé et avec le sourire les journées sans événements, à l’entendre toujoursdifférer lemomentqu’elle redoutait tant, en lui demandant d’attendreque la récolte fûtmeilleure,quelesmoinesdeWaverleyeussentrenducequ’ilsavaientpris,quel’héritagedesononcleluipermîtd’entretenirses troupes,brefenalléguant touslesmotifsqu’ellepouvaitimaginerpourlegarder.

D’ailleurslaprésenced’unhommeétaitnécessaireàTilford,carlalutten’avaitjamaiscesséentrel’abbayeetlemanoir,et,souslepremierprétextevenu,lesmoinescherchaienttoujoursàamputerunpeuplusledomainedeleursvoisins.Par-delàlarivièreserpentantaumilieudesvertspâturagess’élevaientlessombresmursgrisdel’abbaye,avecsapetitecourcarréeetsaclochesonnantchaqueheuredujouretdelanuit,telleunevoixlourdedemenacestonnantdansladirectiondumodestemanoir.

C’est au cœur même du grand monastère cistercien que s’ouvre cette chronique dutempspasséquidéroulel’histoiredesdissensionsentrelesmoinesetlamaisondeLoringetenrapportelesconséquences:lesdernièressontl’arrivéedeChandos,l’étrangecombatàlalancesurlepontdeTilfordetlesactionsquiconférèrentàNigellarenomméesurlechampdebataille.Remontonsdoncensemblele temps,etcontemplonscetteverdoyante

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Angleterre:colline,plaine,rivièresonttellesqu’onpeutlesvoirencoreaujourd’hui,maislespersonnages,sisemblablesànous-mêmes,sontpourtantsidifférentsdansleurfaçondepenseretd’agirqu’onpourraitlescroirevenusd’unautremonde.

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2ChapitreCOMMENTLEDIABLES’ENVINTÀWAVERLEY

Onétaitaupremierjourdemai,fêtedessaintsapôtresPhilippeetJacques,etenl’andegrâce1349deNotre-Seigneur.

De tierce à sexte, et de sexte à none, l’abbé de lamaisondeWaverley s’était trouvéassisdanssonbureauàs’occuperdesnombreuxdevoirsquiluiincombaient.Toutautourdelui,dansunrayondeplusieurslieues,s’étendaitlefertileetflorissantdomainedontilétait le maître. Aumilieu se dressait l’imposante abbaye avec la chapelle, les cloîtres,l’hospice,lamaisonduchapitreetcelledesfrères,bâtimentsquigrouillaientdevie.Parlesfenêtresouvertes,onentendaitlebourdonnementdesvoixdesfrèresquidéambulaientdanslespromenoirsenpoursuivantquelquepieuseconversation.Àtraverstoutlecloîtreroulait,montantetdescendant,unchantgrégorienquelemaîtredechapellefaisaitrépéterauchœur;danslasallecapitulairetonnaitlavoixstridentedufrèrePeterquiexposaitauxnoviceslarègledesaintBernard.

L’abbéJohnselevapourdétendresesmembresengourdis.Ilregardaau-dehorsverslespelouses vertes du cloître et les lignes gracieuses des arcs gothiques qui entouraient unpréaucouvertpourlesfrères, lesquels,deuxpardeux,vêtusdebureblancheetnoire, latête inclinée, en faisaient le tour. Certains, plus studieux, avaient emporté de labibliothèquedesouvragesenluminésetétaientassisdanslesoleilchaud,avecleursgodetsdecouleursetleursfeuillesàtranchedoréedevanteux,lesépaulesarrondiesetlevisageenfouidans levélinblanc. Ily avait aussi le sculpteur sur cuivreavec sonburinet songravoir.L’étude et l’art n’étaientpasde traditionchez les cisterciens commechez leursparents de l’ordre des Bénédictins, cependant la bibliothèque de Waverley étaitcopieusementfournieenlivresprécieuxetnemanquaitpasdelecteurszélés.

Mais la vraie gloire des cisterciens résidait dans leur travail extérieur : aussi à toutmomentvoyait-onquelquemoinederetourdeschampsoudesjardinstraverserlecloître,levisagebrûléparlesoleil,lehoyauoulabêcheàlamain,laroberetrousséejusqu’auxgenoux.Lesgrandespâturesd’herbefraîchetachetéesparlesmoutonsàl’épaissetoisonblanche,lesacresdeterreconquisessurlabruyèreetlafougèrepourêtrelivréesaublé,les vignobles sur le versant sud de la colline de Crooksbury, les rangées d’étangs deHankley,lesmaraisdeFrenshamdrainésetplantésdelégumes,lespigeonniersspacieux,toutcelaentouraitlagrandeabbayeettémoignaitdestravauxaccomplisparl’ordre.

Lafacepleineetrubicondedel’abbés’illuminad’unecalmesatisfactionpendantqu’ilcontemplait sa maison, immense mais bien ordonnée. Comme chef d’une grande etprospèreabbaye,l’abbéJohn,quatrièmedunom,étaitunhommeparticulièrementdoué.Ils’était personnellement doté des moyens qui lui permettaient d’administrer un vastedomaine, de maintenir l’ordre et le décorum et de les imposer à cette importantecommunautédecélibataires.Autantilfaisaitrégnerunedisciplinerigidesurtousceuxquise trouvaient au-dessous de lui, autant il se présentait en diplomate subtil devant ses

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supérieurs. Il avait des entrevues, aussi longues que fréquentes, avec les abbés et lesseigneurs voisins, les évêques et les légats pontificaux, et, à l’occasion, avec le roi.Nombreux étaient les sujets qui devaient lui être familiers. C’était vers lui qu’on setournaitpourréglerdespointsallantdeladoctrinedelafoiàl’architecture,dequestionsforestièresouagricolesàdesproblèmesdedrainageoudedroitféodal.C’étaitégalementluiqui, surdes lieuesà la ronde, tenaitdans leHampshireet leSurrey labalancede lajustice. Pour les moines, son déplaisir pouvait signifier le jeûne, l’exil dans quelquecommunauté plus sévère, voire l’emprisonnement dans les chaînes. Il avait aussijuridictionsurleslaïcs–àceciprèstoutefoisqu’ilnepouvaitprononcerlapeinedemort,maisildisposait,àlaplace,d’uninstrumentbienplusterrible:l’excommunication.

Telsétaient lespouvoirsde l’abbé.Iln’étaitdoncpointétonnantde luivoirdes traitsrudesoùsepeignaitladominationnidesurprendrechezlesfrèresquilevaientlesyeuxetapercevaient à la fenêtre le visage attentif un réflexe d’humilité et une expression plusgraveencore.

Unpetitcoupfrappéàlaportedubureaurappelal’abbéàsesdevoirsimmédiats,etilretournaverssatable.Ilavaitdéjàvulecellérieretleprieur,l’aumônier,lechapelainetlelecteur,mais,danslelongmoinedécharnéquiobéitàsoninvitationàentrer,ilreconnutleplus important et le plus importun de ses adjoints : le frère Samuel, le procureur,l’équivalentdubaillichezleslaïcsetqui,entantquetel,avaitlahautemain–auvetodel’abbé près – sur l’administration des biens temporels dumonastère et son lien avec lemondeextérieur.FrèreSamuelétaitunvieuxmoinenoueuxdontlestraitssecsetsévèresne reflétaient aucune lumière céleste,mais uniquement lemonde sordide vers lequel ilétaitconstammenttourné.Iltenaitsousunbrasungroslivredecomptesetdel’autremainserrait un immense trousseaude clés, insignede sonoffice.Occasionnellement aussi, ilportaitunearmeoffensive,cedontpouvaienttémoignerlescicatricesdeplusd’unpaysanoud’unfrèrelai.

L’abbésoupirad’unairennuyé,carilsouffraitbeaucoupentrelesmainsdesondiligentadjoint.

–Alors,FrèreSamuel,quedésirez-vous?

–RévérendPère, je dois vous rapporter que j’ai vendu la laine àmaîtreBaldwin deWinchester deux shillings de plus à la balle que l’année passée, car la maladie qui adécimélesmoutonsafaitmonterlesprix.

–Vousavezbienfait,monFrère.

–Jedoisaussivousdirequej’aifaitsaisirlesmeublesdeWhast,legarde-chasse,carlecensdeNoëlesttoujoursimpayé,demêmequelataxesurlespoules.

–Maisilafemmeetenfants,monFrère!protestafaiblementl’abbé,quiavaitboncœurmaiss’enlaissaitfacilementimposerparsonsubalterne,plusintransigeant.

– C’est vrai, Révérend Père. Mais si je devais fermer les yeux sur lui, commentpourrais-je alors réclamer la redevance des ségrais aux forestiers de Puttenham, ou lefermagedans leshameaux?Unepareillenouvellese répandraitdemaisonàmaison,etqu’adviendrait-ilalorsdelarichessedeWaverley?

–Qu’ya-t-ild’autre,FrèreSamuel?

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–Ilyalaquestiondesétangs.

Levisagedel’abbés’illumina:c’étaitlàunsujetsurlequelilfaisaitautorité.Silarègledel’ordrel’avaitprivédesdoucesjoiesdelavie,iln’enavaitqu’unplusgrandpenchantpourcellesquiluirestaient.

–Commentseportentnosombleschevaliers,monFrère?

–Ilsprospèrent,RévérendPère,maislescarpesontpéridanslevivierdel’abbé.

–Des carpesnevivent que sur un fonddegravier.Et puis il faut lesmettredansdejustesproportions : troismâles laitéspourunefemelleœuvée,Frèreprocureur.Deplus,l’endroitdoitsetrouveràl’abriduvent,êtrerocailleuxetsablonneux,avoiruneaunedeprofondeur,etdessaulesetdel’herbesurlesbords.Delavasepourlatancheetdugravierpourlacarpe.

Le procureur s’inclina avec le visage de quelqu’un qui va annoncer une mauvaisenouvelle.

–Ilyadubrochetdanslevivierdel’abbé.

–Dubrochet!s’exclamal’abbéhorrifié.Autantenfermerunloupdansnotrebergerie!Maiscommentpeut-ilyavoirdubrochetdansl’étang?Iln’yenavaitpointl’anpassé,etlebrochet,quejesache,netombepointaveclapluie,pasplusqu’ilnepoussecommelesfleursauprintemps.Ilnousfautdrainerl’étang,sansquoinousrisquonsfortdepassertoutlecarêmeaupoissonséchéetdevoir tous lesFrèresfrappésdugrandmalavantque ledimanchedePâquesneviennenousdélivrerdel’abstinence.

– Le vivier sera drainé, Révérend Père, j’en ai déjà donné l’ordre. Nous planteronsensuitedesherbespotagères sur lavasedu fondet, après les récoltes,nous ramèneronseauetpoissonsduvivierinférieur,afinqu’ilspuissentsenourrirdesdéchetsquiresteront.

–Très bien ! s’exclama l’abbé. J’ordonnerai qu’il y ait dorénavant trois viviers danschaquemaison ; un asséché pour les herbes, un creux pour le frai et les alevins, et unautre, plus profond, pour les reproducteurs et les poissons de table.Mais je ne vous aitoujourspointentendudirecommentunbrochets’enestvenudansnotrevivier.

Unspasmedecolèrepassasurlefiervisageduprocureuretlesclésgrincèrentsoussamainosseusequilesserraitplusfortement.

–LejeuneNigelLoring!dit-il.Ilajurédenousfairegrandtortetc’estcequ’ilafait!

–Commentlesavez-vous?

–Ilyasixsemaines,onl’avu,jouraprèsjour,pêcherlebrochetdanslegrandlacdeFrensham.Pardeuxfois,durantlanuit,onl’arencontrésurleHankleyDowntenantunebotte de paille sous le bras. Je gagerais que la paille était mouillée et qu’aumilieu setrouvaitunbrochetvivant.

L’abbésecoualatête.

–Onm’a souventparlédes façons sauvagesdece jeunehomme,mais cette fois il adépassélesbornes,sicequevousmeditesestvrai.C’étaitdéjàbienassezd’abattre,àcequ’on prétendait, les cerfs du roi dans la chasse deWoolmer ou de rompre les os aucolporteur Hobbs, qui en était resté sept jours durant à l’article de la mort dans notre

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infirmerieetn’adûlaviequ’auxcompétencesensimplesdufrèrePeter.Maisglisserunbrochetdansnotrevivier!…Pourquoidoncnousjouerait-iluntouraussidiabolique?

– Parce qu’il hait la maison deWaverley, Révérend Père. Il prétend que nous noussommesemparésindûmentdesterresdesespères.

–Pointsurlequelilnesetrompepassilourdement…

–Mais,RévérendPère,nousnepossédonsriendeplusquecequinousaétéoctroyéparlaloi.

–Trèsjuste,monFrère,mais,entrenous,reconnaissonsquelepoidsd’unebourseadequoi faire pencher le bon plateau de la balance de la Justice.Du jour où je suis passédevantcettemaisonetoùj’aivulavieillefemmeauxjouesrougesdontlesyeuxlançaientla malédiction qu’elle n’osait proférer, j’ai souhaité plus d’une fois que nous eussionsd’autresvoisins.

–Ouquenouspussionssoumettreceux-ci,RévérendPère.C’est justementdequoijevoudraisvousentretenir.Ilnenousseraitcertesguèredifficiledeleschasserdelarégion.Ilnousrestetrenteansdetaxesàréclamer.JepourraischargerlesergentWilkins,l’avocatdeGuildford,derécupérercesarréragesducensetlesrevenusdufourrage,sibienquecesgens,qui sontaussipauvresqu’orgueilleux,devraientvendre toutcequi leur restepourpouvoirpayer.Entroisjours,ilsseraientànotremerci.

–Mais ilsappartiennentàuneanciennefamilleetsontdebonneréputation.Jene lestraiteraipointaussirudement,monFrère.

–Souvenez-vousdubrochetdanslevivier…

Lecœurdel’abbésedurcitàcettepensée.

–C’esteneffetunactediabolique,alorsquenousvenionsdelepeuplerd’omblesetdecarpes.Ehbien,laloiestlaloi,etsivouspouvezvousenservirpourleurfairetort,ilestlégald’agirdelasorte.Nosplaintesont-ellesétédéposées?

–LebailliDeacons’estrenduauchâteauhierausoiravecdeuxvarletspourlaquestiondes taxes,mais ils en sont revenus en courant, avec cette jeune tête chaude hurlant surleurs talons. Il estpetit et frêlemais,dans lesmomentsdecolère, ildéploie la forcedeplusieurshommes.Lebailli a juréqu’iln’y retourneraitplus sansunedizained’archerspourlesoutenir.

L’abbérougitdecolèreàl’évocationcettenouvelleoffense.

–JeluiapprendraiquelesserviteursdelasainteÉglise,mêmeceuxqui,commenousautresde la règledesaintBernard,sont lesplusbaset lesplushumblesdesesenfants,savent encore se défendre contre l’obstiné et le violent.Allez et faites citer cet hommedevantlacourabbatiale!Qu’ilcomparaissepar-devantlechapitre,demainaprèstierce!

Maisleruséprocureursecoualatête.

–Non,RévérendPère,lemomentn’estpointvenuencore.Accordez-moitroisjours,jevousprie,afinquemondossiercontreluisoitcomplet.N’oubliezpointquelepèreetlegrand-pèredecejeuneseigneurfurentcélèbresàleurépoque,tousdeuxchevaliersenvueauserviceduroi,ayantvécuengrandhonneuretmortsenaccomplissantleursdevoirsde

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chevaliers. Lady Ermyntrude Loring fut première dame d’honneur de la mère du roi.Roger Fitz-Alan de Farnham et Sir Hugh Walcott de Guildford Castle furent lescompagnonsd’armesdupèredeNigeletdeprochesparentsducôtédelaquenouille.Lebruitadéjàcouruquenousnousétionsconduitsdurementenverseux.Ainsidonc,monavisestquenoussoyonssagesetavisésetquenousattendionsquelacoupesoitpleine.

L’abbéouvritlabouchepourrépondre,lorsquelaconversationfutinterrompueparunvacarmeinaccoutuméparmilesmoinesducloître.Desquestionsetdesréponseslancéespardesvoix surexcitéesbondissaientd’unbout à l’autredupromenoir.Leprocureur etl’abbéseregardèrentunmoment,étonnésdevantuntelmanquementàladisciplineetàlabienséancedelapartdeleurtroupeausibiendressé.Maisunpasrapidesefitentendreau-dehorsetlaportes’ouvritbrusquementdevantunmoineauvisagelividequiseprécipitadanslapièce.

–Pèreabbé!s’écria-t-il.Hélas!Hélas!FrèreJohnestmortetlesaintsous-prieurestmort!Lediableestlâchédanslechampdecinqvirgates.

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3ChapitreLECHEVALJAUNEDECROOKSBURY

En ces temps si simples, unmiracle et unmystère étaient choses naturelles. L’hommes’avançaitdanslacrainteetlasolennité,aveclecielau-dessusdelatêteetl’enfersouslespieds.OnvoyaitlamaindeDieupartout:dansl’arc-en-cieletlacomète,dansletonnerreetlevent.Etlediable,luiaussi,ravageaitouvertementlemonde:ilsedissimulaitderrièreleshaiesdansl’obscurité;ilriaitauxéclatsdurantlanuit;ilsaisissaitdanssesserreslepécheurmourant,fondaitsurl’enfantnonbaptiséettordaitlesmembresdel’épileptique.Un démon perfide cheminait à côté de chaque homme, lui soufflant des infamies àl’oreille,tandisqu’au-dessusdeluivoletaitunangeluimontrantlecheminétroitetardu.Commentaurait-onpunepascroirecescontes,alorsquelepapeetlesprêtres,lessavantsetleroiycroyaient,alorsque,surlaterreentière,pasuneseulevoixnes’élevaitpourlesmettreendoute?

Chaquelivrequ’onlisait,chaquegravurequ’onvoyait,chaqueconteditparlanourriceoulamaman,toutenseignaitlamêmeleçon.Etlorsqu’unhommecouraitdeparlemonde,safoinefaisaitques’affermircar,oùqu’ilserendît, ilnerencontraitquedeschapellesélevées à des saints, chacune d’elles contenant des reliques entourées d’une traditiond’incessantsmiracles. À chaque tournant de la route, il se rendaitmieux compte de laminceurduvoilequileséparaitdeshorribleshabitantsdumondeinvisible.

Ainsidonc,l’annoncebrusquedumoinetimoréparutplusterriblequ’incroyableàceuxàquielles’adressait.Lafacerubicondedel’abbépâlitunmoment,ilestvrai,maisilsaisitlecrucifixsursatableetselevabrusquement.

–Conduisez-moiàlui!ordonna-t-il.Montrez-moil’immondecréaturequioseporterlamainsurlesfrèresdelavénérablemaisondesaintBernard!Courezauprèsduchapelain,monFrère !Priez-led’apporter l’exorcisteet lachâsseavec les reliques…ainsique lesossementsdesaintJacquesquisetrouventsousl’autel.Enajoutantàcelauncœurhumbleetcontrit,nouspourronsfairefaceàtouteslespuissancesdesténèbres.

Mais leprocureuravait l’espritpluscritique. Il saisit lebrasdumoineavecune telleforcequel’autredevaitengardercinqtachesviolacéespendantplusieursjours.

–Est-ceunefaçondepénétrerainsidans lachambrede l’abbésansfrapper,sansunerévérence,sansmêmeunPaxvobiscum?Vousaviezcoutumed’êtrenotrenoviceleplusdoux,d’unmaintienhumbleauchapitre,dévotauxofficesetd’unestricte tenuedanslecloître.Allons,reprenezvosespritsetrépondez-moi!Sousquelleformeleperfidedémonest-il apparuetcommenta-t-il causécedommageànos frères?L’avez-vousvudevospropres yeux ou bien le savez-vous par ouï-dire ? Allons, parlez ou je vous faiscomparaîtresurl’heureaubancdepénitencedevantlechapitre.

Ainsisommé,lemoineépouvantésecalmaquelquepeu,maisseslèvresexsangues,sesyeuxécarquillésetsonsoufflehaletanttrahissaientsontrouble.

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–S’ilvousplaît,RévérendPère,etvous,RévérendFrèreprocureur,voicicommentcelas’estpassé:James,lesous-prieur,frèreJohnetmoiétionsdehorsdepuissexteàHankley,coupantdesfougèrespourl’étable.Nousnousenrevenionsparlechampdecinqvirgateset le sous-prieur nous contait une édifiante histoire de la vie de saintGrégoire, lorsquenous entendîmes soudain un bruit semblable à celui d’un torrent. Le démon bondit au-dessusduhautmurquientourelanoueetseprécipitasurnousaveclavitesseduvent.Iljetalefrèrelaiausoletl’enfonçadanslafondrière.Puis,saisissantentresesdentslebonsous-prieur,ilfitletourduchampenlesecouantcommeunpaquetdevieuxlinge.

»Étonnédevantuntelprodige,jerestaiparalyséetj’avaisdéjàrécitéunCredoettroisAvéquandlediablelâchalesous-prieuretbonditsurmoi.Avecl’aidedesaintBernard,j’escaladai lemur,maisnonpoint avant que sesdents eussent pume saisir la jambeetdéchirertoutlebasdemasoutane.

Tout en parlant, il se tournait, prouvant ses dires en exhibant les lambeaux de sonvêtement.

–MaissousquelleformeSatanvousest-ilapparu?demandal’abbé.

– Comme un grand cheval jaune, Révérend Père… un cheval monstrueux, avec desyeuxdefeuetdesdentsdegriffon.

–Unchevaljaune?

Leprocureurregardalemoineterrifié.

–Mais,monFrère,seriez-vousfou?Commentdoncvouscomporterez-vouslorsqu’ilvous faudra faire face au prince des ténèbres en personne, si vous vous laissez ainsiimpressionnerpar lavued’uncheval jaune?C’est lechevaldeFranklinAylward,monRévérendPère,quenousavonsfaitsaisirparcequesonmaîtredevaitàl’abbayecinquanteshillingsqu’ilnepouvaitpayer.Onprétendqu’onnepourrait trouverpareilchevald’icijusqu’auxécuriesduroiàWindsor,carsonpèreétaitundestrierespagnoletsamèreunejumentarabedelaracemêmequeSaladinconservaitsoussapropretentepoursonusagepersonnel,àcequ’onraconte.Jel’aisaisienpayementdeladetteetj’aidonnéordreauxvarletsquil’ontprisdelelaisserdanslanouecarj’avaisentendudirequel’animalavaitmauvaiscaractèreetavaitdéjàtuéplusd’unepersonne.

–Ce fut unmauvais jour pourWaverley que celui oùvous avez amenépareille bêtedans son enceinte, fit l’abbé. Si le sous-prieur et frère John sontmorts, il nous faudrareconnaîtrequececheval,fauted’êtrelediableenpersonne,estaumoinssoninstrument.

–Chevaloudiable,RévérendPère, je l’aientenduhennirde joieenpiétinant le frèreJohn,et sivous l’aviezvusecouer le sous-prieurcommeunchien le faitd’un rat,vouséprouveriezpeut-êtrecequejeressens.

–Venez!s’écrial’abbé.Allonsvoirparnous-mêmeslemalquiaétécommis.

Etlestroisreligieuxdescendirentvivementl’escalierquimenaitauxcloîtres.

Ils ne furent pasplutôt arrivés enbasque leurs craintes furent apaisées, car les deuxvictimesdelamésaventure,crottéesetmaculéesdeboue,parurent,entouréesd’ungroupede frères compatissants. Cependant des cris et des exclamations provenant du dehorsprouvaientqu’unautredramesedéroulait.L’abbéet leprocureur sehâtèrentdanscette

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directionaussivitequeleleurpermettaitladignitédeleuroffice,jusqu’àcequ’ilseussentfranchi les portes et atteint lemur de la noue. En regardant par-dessus, ils y virent unspectacleextraordinaire.

Dans une herbe luxuriante qui luimontait jusqu’aux boulets se tenait unmagnifiquecheval, telquedésireraient envoirun sculpteurouun soldat. Il avait lepelagenoisetteclairaveclacrinièreetlaqueued’uneteinteunpeuplusfauve.Hautdedix-septpaumesavecuncorpsetunecroupetrahissantunegrandeforce,ilavaitlanuque,l’encolureetlesépaulesd’unefinessequidénotaitunebonnelignée.C’étaitmerveilleuxdevoircommeilse tenait là, lecorpsportantsur lespattesdederrièreécartéesetprêtesàsedétendre, latêtehaute,lesoreillespointées,lacrinièrehérissée,lesnaseauxrougespalpitantdecolère,etlesyeuxflamboyantsquitournaiententoussensavecunairdehautainemenaceetdedéfiance.

Formant cercle à une distance respectueuse, six frères lais et des forestiers, tenantchacun une longe, s’avançaient vers lui en rampant. Mais à tout moment, dans unmagnifiquemouvementdesatêteetunbonddecôté,legrandanimalfaisaitfaceàl’undesesassaillantset, lecoutendu,lacrinièreauvent, laqueueraide,fonçaitversl’homme,qui détalait en hurlant pour chercher refuge sur lemur tandis que les autres, refermantvivement leurcerclederrière labête, lançaient leurcordedans l’espoirde leprendreaucououparlespattes,sansobtenird’autrerésultatquedesefairepourchasseràleurtourjusqu’àl’abrileplusproche.

Sideuxhommesavaientpuatteindreenmêmetempsl’animalpuisenroulerleurcordeautour d’un tronc d’arbre ou d’un rocher, alors le cerveau humain aurait pu se vanterd’avoir remportéunevictoiresur la rapiditéet la forceanimales.Mais ils se trompaientlourdement, les esprits qui s’imaginaient que ces cordes pouvaient servir à autre chosequ’àmettreendangerceluiquilesmaniait!

Etc’estainsiquecequ’onpouvaitprévoirseproduisitaumomentmêmeoùlesmoinesarrivaient. Le cheval, ayant pourchassé l’un de ses assaillants jusqu’au mur, resta silongtempsàsoufflersonméprisquelesautreseurentletempsdeserapprocherdeluipar-derrière.Plusieurslongesfurentlancées;l’undesnœudscoulantstombasurlafièretêteetseperditdanslacrinièreflottante.Aussitôt,l’animalseretournaetleshommess’enfuirentpoursauverleurvie.Maisceluidontlalongeavaitatteintlabêtes’attardaunmomentàsedemanders’ildevaitforcersonsuccès.Cet instantd’hésitationluifutfatal.Enpoussantun cri de désespoir, l’homme vit la bête se dresser au-dessus de lui. Puis les pattes dedevant s’abattirent et projetèrent l’homme au sol dans un effroyable craquement. Il sereleva en hurlant mais fut de nouveau renversé et resta là, tremblant, ensanglanté,cependantquelechevalsauvage–detouteslescréaturesdelaterrecelledontlacolèreétaitlapluscruelleetlaplusredoutable–mordaitetpiétinaitlecorpsrecroquevillé.

Unfrémissementdeterreurparcourutlalignedetêtestonsuréesquigarnissaientlehautmur,frémissementquis’éteignitaussitôtdansunlongsilence,rompuenfinpardescrisdejoieetdereconnaissance.

Unjeunehommeétaitpasséàchevalsurlaroutemenantauvieuxmanoirsurleversantde la colline. Sa monture était une haridelle malingre et au pas traînant. De plus, unetunique souillée et d’un pourpre délavé, une ceinture de cuir décoloré donnaient au

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cavalier plutôt piteusemine.Cependant, dans la stature de l’homme, dans le port de satête, dans son allure aisée et gracieuse, dans le fin regard de ses grands yeuxbleus, onpercevaitcesceaudedistinctionetderacequi,danstouteassemblée,luiauraitaccordélaplacequi luirevenait.Quoiqueplutôtpetit, ilavait lasilhouettesingulièrementlégèreetélégante.Sonvisage,bienque tannépar le temps, avait les traits finsetuneexpressionviveetdécidée.Uneépaissefrangedebouclesblondess’échappaitdedessoussonbonnetplatetsombre,unecourtebarbedoréedissimulaitlecontourd’unmentonqu’ilavaitfortetcarré.Uneplumed’orfraieblanche,fixéeparunebroched’orsurledevantdesatoque,agrémentait de son charme ce sombre ornement. Ce détail et d’autres encore dans soncostume – la courte cape, le couteau de chasse dans sa gaine de cuir, le cor de bronzependuenbandoulière,lesdoucespoulainesenpeaudedaimetleséperons–serévélaientàl’œildel’observateur.Aupremierregard,onneremarquaitquelevisagetannéencadréd’oretlalueurdansantedesesyeuxvifsetrieurs.

Telétaitlecavalierqui,faisantjoyeusementclaquersacravacheetsuivid’unedizainede chiens, s’avançait au petit galop sur son poney le long de Tilford Lane. Avec unméprisantsourireamusé,ilobservalascènequisedéroulaitdanslechampetleseffortsdésespérésdesservantsdeWaverley.

Maissoudain,lorsquelacomédietournaàlatragédie,cespectateursesentitprisd’uneviveardeur.D’unbond,ilsautaàbasdesamonture,escaladalemurdepierreettraversalechampencourant.Sedétournantdesavictime,legrandchevaljaunevits’approchercenouvelennemiet,repoussantdespatteslecorpsprostré,ilfonçaverslenouvelarrivant.

Cette fois, il n’y eut pas de fuite, pas de poursuite jusqu’aumur.Le petit homme seredressa, fit voler sa cravache à poignéemétallique et accueillit le cheval d’un violentcoupsurlatête,cequ’ilrépétaàchaqueattaque.Cefutenvainquel’animalsecabraetessaya de renverser son ennemi, de l’épaule et des pattes tendues. Calme, vif et agile,l’hommebondissaitdecôté,échappantà l’ombremêmede lamort.Etàchaquefoisonentendaitdenouveaulesifflementetlechocdelalourdepoignée.

Lechevalrecula,considérantcethommepuissantavecétonnementetcolère.Puisilsemit à tourner autour de lui, la crinière au vent, la queue fouettant les oreilles basses,renâclant de rage et de douleur. L’homme, consentant à peine un regard à son féroceadversaire,s’approchaduforestierblessé, lesoulevadanssesbrasavecuneforcequ’onn’auraitpassoupçonnéedansuncorpsaussipetitetletransporta,gémissant,verslemuroùunedouzainedemainssedressèrentpour l’aider.Puis, toutà l’aise, le jeunehommeescalada le mur en lançant un sourire de glacial mépris au cheval jaune qui s’était denouveauélancéderrièrelui.

Lorsqu’il descendit de la muraille, une douzaine de moines l’entourèrent pour leremercier et le congratuler.Mais il leur aurait opposé un air renfrogné et serait reparti,sansl’abbéJohnquil’avaitretenuenpersonne:

–Nepartezpoint,messireLoring.Simêmevousn’êtespointunamidenotreabbaye,ilnousfautreconnaîtrequevousvousêtesconduitaujourd’huienparfaitchrétiencar,s’ilreste un souffle de vie dans le corps de notremalheureux serviteur, c’est à vous, aprèsnotrebonpatron,saintBernard,quenousledevons.

–Par saintPaul ! jenevousdoisaucunebienveillance,AbbéJohn, répondit le jeune

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homme.L’ombredevotreabbayes’esttoujoursdresséedevantlamaisondesLoring.Etjenedemandeaucunremerciementpourlapetiteactionquej’aiaccomplieaujourd’hui.Jenel’aifaitenipourvousnipourvotremaison,maisuniquementparcequetelétaitmonbonplaisir.

L’abbérougitdecolèreet semordit les lèvresdevantcesparoleshautaines.Cefut leprocureurquirépondit:

–Ilseraitplusdécentdeparleraurévérendpèreabbéd’unemanièrequiconvîntmieuxàsonrangetaurespectdûàunprincedel’Église.

Le jeune homme tourna ses fiers yeux bleus vers le moine et son visage tanné serembrunitdecolère.

– N’était-ce pour vos cheveux blancs et l’habit que vous portez, je vous répondraisd’une autre façon encore !Vous êtes le loup affaméqui pleure sans cesse devant notreporte,avidedenousenleverlepeuquinousreste.Ditesetfaitesdemoicequebonvoussemblera,mais,parsaintPaul!sijamaisjedécouvrequeDameErmyntrudeaeuàsouffrirdevotremeutededétrousseurs, je leschasseraiàcoupsdefouetdelapetiteparcelledeterrequimerestedetouteslesacresquepossédaientmesaïeux.

–Prenezgarde,NigelLoring,prenezgarde!s’écrial’abbé,ledoigtlevé.N’avez-vousdoncpointdecraintedelaloianglaise?

–Jecrainsetrespecteuneloijuste.

–N’avez-vouspointlerespectdelasainteÉglise?

– Je respecte en elle tout ce qui y est saint. Mais je ne respecte point ceux quidétroussentlespauvresouvolentlaterredeleursvoisins.

–Jeuneaudacieux,nombreuxsontceuxquiontétéflétrisetmisaubandel’Églisepourbienmoinsquecequevousvenezdedire!Maisilnenousconvientpointdevousjugersévèrement aujourd’hui. Vous êtes jeune, et les paroles inconsidérées vous viennentfacilementauxlèvres.Commentseporteleforestier?

–Sesblessuressontgraves,RévérendPère,maisilvivra,fitunfrèreenlevantlatêtepar-dessuslaformeétendue.Avecunesaignéeetunélectuaire, jegarantisqu’ilserasurpiedenmoinsd’unmois.

–Alors,conduisez-leàl’hôpital.Etmaintenant,monFrère,qu’allons-nousfairedecetanimalsauvagequinousregardepar-dessuslemurenrenâclantcommesisesconceptionssurlasainteÉgliseétaientaussigrossièresquecellesdeSirNigel?

–VoiciFranklinAylward,réponditl’undesfrères.Lechevalestsienetilvasansdoutelerameneràsaferme.

Maislegrandpaysanrougeaudsecoualatête.

–Quenon,surmafoi!L’animalm’adonnélachassepardeuxfoisdanslaprairieetilamismonfilsSamkinàl’articledelamort.Iln’estpasunepersonnechezmoiquioseraitentrerdanssonécurie.Jemaudislejouroùj’aipriscetanimaldansl’écurieduchâteaudeGuildfordoùl’onn’enpouvaitrienfaire,ni trouveruncavalierassezaudacieuxpour lemonter. Quand le frère procureur l’a accepté en payement d’une dette de cinquante

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shillings, il a conclu un marché. Qu’il s’y tienne donc maintenant ! Cet animal nereparaîtraplusàlafermedeCrooksbury.

–Pasplusqu’ilne restera ici, fit l’abbé.Frèreprocureur,vousavezamené ledémoncheznous,àvousdenousenfairequittes.

– Ce que je vais faire sur-le-champ. Le frère trésorier pourra retenir les cinquanteshillings surmonaumônehebdomadaireet ainsi l’abbayen’yperdra rien.Enattendant,voiciWat avec son arbalète et un carreau à la ceinture. Qu’il en touche cette mauditecréatureàlatête,carsapeauetsessabotsontplusdevaleurqu’elle-même.

Unrudegaillardbasanéquichassait laverminedans les jardinsde l’abbayes’avançaavec un ricanement de satisfaction. Après avoir passé sa vie à courir l’hermine et lerenard,ilallaitenfinvoirungrosgibiers’effondrerdevantlui.Ajustantuneflèchesursonarc, il l’amena à l’épaule et visa la tête fière et échevelée qui dansait sauvagement del’autrecôtédumur.Sondoigtétaitrepliésurlacorde,lorsqu’unviolentcoupdefouetluifitsauterl’arcdesmains.SaflèchetombaàsespiedsetilreculadevantleregardférocedeNigelLoring.

–Gardezvosflèchespourvosbelettes!Oseriez-vousdonctuerunebêtedontlaseulefauteestd’avoir tropd’énergieetden’avoirpointencorerencontréquelqu’unquiait lecouragedes’enrendremaître?Vousabattriezunchevalqu’unroiseraitfierdemonter,etcelaparcequ’unpaysanouunmoineouunvaletdemoinen’anil’intelligencenilamainqu’ilfautpourledompter!

Leprocureurseretournavivementverslesquire:

–L’abbévousdoitunremerciementpourcequevousavezfaitcejour,quelqueduresqu’aient été vos paroles. Si vous pensez tant de bien de cet animal, peut-être aimeriez-vousleposséder.S’ilmefautpayerpourlui,aveclapermissiondupèreabbé,jevousenfaiscadeaupourrien.

L’abbétirasonsubordonnéparlamanche.

– Réfléchissez, mon Frère, lui souffla-t-il. Le sang de cet homme ne va-t-il pointretombersurnostêtes?

–Sonorgueilestaussigrandqueceluiducheval,RévérendPère,réponditleprocureurdontlevisages’illuminad’unsouriremalicieux.Hommeoubête,l’unbriseral’autre,etcen’enseraquemieuxpourtoutlemonde.Maissivousmel’interdisez…

–Non,monFrère,vousavezamenélechevalici,vouspouvezdoncendisposer…

–JeledonneàNigelLoring.Etpuisse-t-ilêtreaussibonetdouxpourluiqu’il lefutpourl’abbédeWaverley!

Leprocureuravaitparléàhautevoixaumilieudubabillagedesmoinescarceluidontilétait question ne se trouvait plus à portée.Aux premiersmots qui avaient décidé de laquestion,ilavaitcouruversl’endroitoùilavaitlaissésonponeyauquelilavaitenlevélemorset lafortebride.Puis, laissant labêtebrouterà l’aisesur lebas-côtéduchemin, ilretournavivementd’oùilétaitvenu.

– J’accepte votre présent, messiremoine, dit-il, bien que je sache lemotif qui vous

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anime. Jevous en remercie cependant, car il est sur terredeuxchosesque j’ai toujoursvivement désirées et quema bourse n’a jamais pume permettre dem’offrir. L’une desdeuxestunfierdestrier,unchevaltelqu’endevraitmonterlefilsdemonpère.Etvoicientre tous celui que j’aurais choisi, puisqu’il faut accomplir de belles actions pour legagner et que l’on peut obtenir, grâce à lui, un honorable avancement… Comment senomme-t-il?

–Sonnom,réponditleprocureur,estPommers.Maisjevouspréviens,jeuneseigneur,quepersonnenepeut lemonteretque,detousceuxquiontessayé, lesplusheureuxnes’ensontpointtiréssansavoiraumoinsunecôtecassée.

– Je vous sais gré du conseil, fit Nigel, et maintenant, je me rends d’autant mieuxcompte qu’ilme faudrait voyager loin pour trouver pareille bête… Je suis ton homme,Pommers, et toi, tu esmon cheval.Dumoins, tu le seras cette nuit, ou je n’aurai plusjamaisbesoind’unemonture.Ce seradoncmavolontécontre la tienne.EtqueDieu tevienneenaide,Pommers.L’aventuren’enseraquepluspassionnanteet jen’ygagneraiqueplusd’honneur.

Toutenparlant,lejeuneseigneuravaitescaladélemuretsebalançaitsurlefaîte:bridedans unemain, cravache dans l’autre, il était à la fois la grâce, la volonté, la vaillanceincarnées.Enrenâclantdefierté,Pommerss’avançaaussitôtversluietsesdentsblanchesscintillèrent lorsqu’il releva les lèvres pourmordremais, une fois de plus, un coup secappliqué de la poignée de la cravache le fit reculer. Au même moment, mesurantcalmement de l’œil la distance, ployant son corps délié pour prendre son élan, Nigelbondit et retomba à califourchon sur le dos du grand cheval jaune. N’ayant ni selle niétrierpourl’aider,Nigeldutbataillerunmomentpoursemaintenirsurledosdel’animalqui tournoyait et ruait sous lui.Mais ses jambes étaient deuxvraiesbandesd’acier, quis’incurvaientfermementlelongdesflancs,cependantquedelamaingaucheilétreignaitvigoureusementlacrinièrefauve.

Le cours monotone de la vie monacale à Waverley n’avait jamais été troublé parsemblable scène.Sautant àdroite, se rabattantbrusquement sur lagauche, la tête tantôtentrelespattesantérieures,tantôtbrandieàhuitpiedsau-dessusdusol,lesnaseauxrougesetfumants,lesyeuxexorbités,lechevaljauneétaittoutensembleunevisionderêveetdecauchemar. Mais son souple cavalier sur son dos, pliant à chaque secousse comme leroseausouslevent,fermesursesbasesetflexibleduhaut,levisageimpassible,lesyeuxluisantsd’excitationetdejoie,semaintenaitirrésistiblementenplacemalgrétoutcequepouvaientluiopposerlecœurdécidéet lesmusclespuissantsdugrandanimal.Unefoiscependant un cri d’effroi s’éleva de la foule des spectateurs : l’animal cabré s’enlevaitdavantageencore,quandunderniereffortdésespéré le fitbasculerenarrièrepar-dessussoncavalier.

Maistoujoursaussiagile,cederniers’étaitdéjàretiréavantmêmelachutedumonstre,qu’ilaccompagnadupiedlorsqu’ilroulasurlesol.Puis,saisissantlacrinièreaumomentoùlabêteserelevait,ilsautalégèrementetseretrouvasursondos.Lesombreprocureurlui-même ne put s’empêcher de mêler ses acclamations à celles des autres, quandPommers,étonnédesentirencorelecavaliersurlui,semitàparcouriraugaloplechampentoussens.

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Hélas, le cheval sauvage devint fou furieux. Dans un sombre recoin de son âmeindomptée naquit la rageuse détermination de se débarrasser de ce cavalier qui secramponnait,dût-elleavoirpourconséquenceladestructiondel’hommeetdelabête.Lesyeuxinjectés, ilregardaautourdelui,cherchantlamort.Legrandchampétaitbornédetroiscôtésparunhautmurpercéseulementenunendroitparunelourdeportedeboisdequatrepiedsdehaut,maissurlequatrièmecôtéunbâtimentgrisetbas,unedesgrangesde l’abbaye,présentaitun longflancquene trouaientniportesni fenêtres.Lechevalselança, au galop, la tête la première vers cemur de trente pieds. Peu importait qu’il serompîtlesosàlabasedespierres,s’ilpouvaitaumoinsenmêmetempsarracherlaviedecet homme, qui prétendait dompter celui que personne n’avait encore maîtrisé. Lespuissanteshanchesse rassemblèrentsous lui, lessabotsmartelèrent l’herbeàun rythmequis’accéléraitàmesurequemontureetcavalierserapprochaientdumur.Nigelallait-ilsauter,aurisqued’abdiquersavolontédevantcellede l’animal?Toujourscalmeetvif,maisdécidé,l’hommefourralalongeetlacravachedanssamaingauchequin’avaitpaslâchépriseettenaitfermementlacrinière,cependantque,deladroite,ildétachaitlecourtmanteletquiluicouvraitlesépaules;puis,secouchantsurledosdelabête,illuijetalevêtementsurlesyeux.Ils’enfallutdepeuqueleplann’échouâtetquelecavaliernefûtdémonté:àpeineeut-illesyeuxplongésdansl’obscuritéquel’animalsurprissecabrasursespattesantérieuresets’arrêtasibrusquementqueNigelfutprojetésursonencolure;ilnedut son salutqu’à sa fermeprise sur la crinière.Avantmêmequ’il eûtpuglisser enarrière,ledangerétaitpassécarlecheval,l’espritembruméparcequivenaitdeluiarriver,se mit de nouveau à tourner en rond, tremblant de tous ses membres, rejetant la têtejusqu’à ceque lemanteauglissâtde sesyeuxetque l’ombre terrifiante eût fait place àl’habituelcadredeverdureensoleillée.

Maisquelétaitcenouveloutragequ’onluiinfligeait?Qu’étaitcettelonguebarredeferpresséecontresabouche?Etcette lanièrequi luiécorchait lanuque,cetteautrequi luipassaitdevantlessourcils?Durantlesquelquesinstantsdecalmequiavaientprécédélachute du mantelet, Nigel s’était penché, avait glissé le mors entre les dents et l’avaitfermementassujetti.

Unerageaveugleetfrénétiques’élevadenouveaudanslecœurdel’animaldevantcettenouvellehumiliation,devant cet insignede servitude etd’infamie. Il se fitmenaçant. Ildétestait l’endroit, lesgenset tousceuxquiattentaientàsa liberté.Ilallaitenfiniraveceux.Ilnelesreverraitjamaisplus.Qu’onlelaissâtallerdanslecoinleplusreculédelaterreverslesgrandesplainesdelaliberté,n’importeoù,pourvuqu’ilpûtéchapperauferquiledéfiaitetàl’insupportablemaîtrisedecethomme!

Il virevolta brusquement et le bond qu’il exécuta avec la grâce d’un daim l’amenadevant la porte. Le bonnet de Nigel était tombé et ses longs cheveux blonds flottaientderrièreluiaurythmedelacourse.L’hommeetsamontureseretrouvèrentdanslanoueoù, devant eux, scintillait un petit cours d’eau d’une vingtaine de pieds de largeur quicoulaitvers lecourantplus importantduWey.Lecheval jaunese ramassaet le franchitcommeuneflèche.Ilavaitbondidederrièreunrocheretatterridansunbouquetd’ajoncspoussantsurl’autrerive–deuxpierresmarquenttoujoursl’écartdusautetellessontbiendistantes de onze pas. Il passa sous les branches étendues du grand chêne (ceQuercusTilfordiensisquisignaleencoreaujourd’huilalimiteextérieuredel’abbaye),espérantbienbalayersoncavalier ;maisNigelétaitpliésursondos, levisageenfouidans lacrinière

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flottante.Lesbranchesrêches l’égratignèrentrudement,sansébranler lemoindrementnisonespritnisonemprise.Secabrant,s’éparant,s’ébrouant,Pommerss’élançaàtraverslaplantationdejeunesarbresetdisparutsurlelargechemindeHankleyDown.

Les paysans parlent encore dans les contes au coin du feu de cette chevauchée quiformelefonddecettevieilleballadeduSurrey,maintenantoubliée,sauflerefrain:

Iln’estriensurcetteterredeplusvif

Quelacrécellepassantencyclone,

Queledaimlégeretcraintif,

NiqueNigelsursonchevaljaune.

Par-devant,jusqu’àhauteurdesgenoux,roulaitunocéandebruyèrenoire,ondoyantenlargesvaguesjusqu’àunecollinedénudée.Au-dessuss’étendaitl’immensevoûteduciel,d’unbleuquerienne troublait,avecunsoleilquidardaitsesrayonssur leshauteursduHampshire. Et Pommers courut à travers les hautes bruyères, descendant les ravins,bondissantpar-dessuslescoursd’eau,remontantlespentes.Soncœurtrépignaitderage,etchaquefibredesoncorpsfrémissaitdevantlesindignitésquiluiétaientinfligées.

Maisl’hommerestaaccrochéauxflancspalpitantsetàlacrinièreflottante,silencieux,immobile,inexorable,laissantl’animalalleràsongré,maisfixésurluicommeledestinsur son but. Et le cheval poursuivit son chemin, escaladant Hankley Down, traversantThursleyMarsh,danslesroseauxquis’élevaientàhauteurdesongarrotmaculédeboue,s’avançantau longde lapenteversHeadlandof theHinds, redescendantparNutcombeGorge, glissant, trébuchant, bondissant, sans jamais ralentir son allure endiablée. Lesvillageois de Shottermill entendirent les battements sauvages de ses sabotsmais, avantmêmequ’ilseussentpuécarterlerideauenpeaudebœufdevantlaportedeleursmasures,montureetcavalierétaientdéjàperdusdansHaslemereValley.Et toujours il continuait,accumulantleslieues.Iln’étaitpasuneterremarécageusequipûtentraversamarche,niunecollinequipûtleretenir.Ilavalait,commes’ils’étaitagideterrainplat,lescôtesdeLinchmereetdeFernhurst.Cenefutquelorsqu’ileutredescendulapentedeHenleyHilletquelagrandetourgriseduchâteaudeMidhurstsurgitaudétourd’unhallierquelelongcoutenduretombaquelquepeusurlapoitrineetquelesoufflesefitplusrapide.Quelquefûtlecôtéverslequelregardaitl’animal,danslesboisoulesdowns,sesyeuxperçantsnepouvaientdécelernullepartlemoindresignedecesplainesdelibertéauxquellesilrêvait.

Unnouveloutrageencore!Nonseulementcettecréaturesecramponnaitsursondos,mais elle allaitmême jusqu’à vouloir le contrôler et lui faire prendre le chemin qui luiconvenait. Il sentit de nouveau un petit coup sec à la bouche et sa tête,malgré lui, futtournéeverslenord.Autantallerparcecheminqueparunautre,maisl’hommeétaitbiensot s’il croyait qu’un cheval comme lui était à bout de courage et de forces. Il luiprouverait qu’il n’était pas vaincu, même s’il devait lui en coûter de se déchirer lesmuscles.Ilrepritdonc,ensensinverseettoujoursgalopant,lalonguemontée.Arriverait-il jusqu’au bout ? Il ne voulait pas admettre qu’il ne pourrait aller plus loin, tant quel’hommemaintiendraitsafortepoigne.Ilétaitblancd’écumeetmaculédeboue.Ilavaitles yeux ensanglantés, la bouche ouverte, les naseaux distendus, la robe fumante. IlredescenditSundayHillpuisatteignitlemaraisdeKingsley.Non,c’enétaittrop!Lachairet le sangn’enpouvaientplus.Comme il luttaitpoursortirdu terrainboueux, la lourde

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glèbenoire lui collant aux fanons, il ralentit de lui-même sonallure et ramena legaloptumultueuxàuncanterplusseyant.

Oh, suprême infamie ! N’y aurait-il donc point de limite à tant de dégradations ? Iln’avaitmêmeplusledroitdechoisirlepasquiluiconvenait.Etalorsqu’ilavaitgalopéaussi loinquand il l’avaitvoulu, il lui fallaitmaintenantcontinuerdegaloperparcequetelleétaitlavolontéd’unautre.Unéperonluidéchiralesflancs.Lalanièrecoupanted’unfouetluitombaentraversdesépaules.Devantladouleuretlahontequ’ilenressentit,ilbondit de toute sa hauteur.Oubliant alors sesmembres fatigués, son essoufflement, sesflancs fumeux, oubliant tout sauf l’intolérable insulte, il se lança de nouveau dans ungalopeffréné. Il se retrouvabientôt endehorsdes collinesdebruyère, sedirigeantversWeydownCommon.Et il galopait toujours.Mais derechef le courage lui fit défaut, sesmembres se mirent à trembler sous lui, de nouveau il ralentit le pas avec, pour seulrésultat,desefaireéperonneretcravacher.Ilétaitaveugléetétourdidefatigue.

Ilnevoyaitplusoùilmettaitsespattes;peuluiimportait;iln’avaitplusqu’undésirfou:échapperàcettechoseaffreuse,cette torturequisecramponnaità luietnevoulaitpluslelaisseraller.IltraversalevillagedeThursleyavecl’œilquitrahissaitl’agonieetlecœur qui battait à tout rompre. Il s’était frayé un chemin jusqu’à la crête de ThursleyDown, toujours poussé de l’avant par les coups d’éperon et de cravache, lorsque soncouragefaiblit,quesesforcesl’abandonnèrentetque,dansundernierhoquet,ils’effondradans la bruyère. La chute fut si soudaine que Nigel fut projeté en avant sur le sol.L’hommeetlabêterestèrentétendus,haletants,jusqu’àcequeledernierrayondusoleileûtdisparuderrièreButseretquelespremièresétoileseussentcommencédescintilleraufirmamentviolacé.

Lejeuneseigneurfutlepremieràreprendresessens;s’agenouillantàcôtéduchevalpantelant, il lui passa gentiment lamain dans la crinière et sur la tête tachée d’écume.L’œilrougesetournavers luimais,choseétonnante,sansquel’hommeypûtdéceler lamoindretracedehaineoudemenace.Etcommeilcaressaitlemuseaufumant,lechevalgeignitdoucementetluifourralenezdanslecreuxdelamain.C’enétaitassez!

–Tuesmoncheval,Pommers,murmuraNigelenposantlajouecontrelatêteallongée.Je te connais, Pommers, tu me connais aussi et, avec l’aide de saint Paul, nousapprendrons tous deux à certaines personnes à nous connaître. Et maintenant, allonsjusqu’àcettemarecarjenesaislequeldenousdeuxaleplusbesoind’eau.

Etce fut ainsiquequelquesmoinesdeWaverley, retourdes fermeset rentrant tardàl’abbaye,eurentuneétonnantevisionqu’ilsemportèrentetquiatteignitcettemêmenuitlesoreillesduprocureuretdel’abbé.Lorsqu’ilstraversèrentTilford,ilsvirentunchevaletun homme, marchant côte à côte, tête contre tête, sur l’avenue menant au manoir. Et,quandilslevèrentleurslanternes,ilsreconnurentlejeuneseigneurmenant,toutcommeunbergerlefaitdepaisiblesmoutons,leterriblechevaljaunedeCrooksbury.

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4ChapitreCOMMENTLEPORTE-CONTRAINTES’ENVINTAUMANOIRDETILFORD

À l’époqueoù sedéroulaient ces faits, l’ascétique sévéritédesvieuxmanoirsnormandsavait été humanisée, raffinée au point que les nouvelles demeures des nobles, si ellesétaient moins imposantes d’apparence, étaient plus confortables à habiter. Une racegalantebâtissait sesmaisonspluspour lapaixquepour laguerre.Celuiquicompare lasauvage nudité de Pevensey ou deGuildford à la grandeur deBodwin ou deWindsor,celui-làcomprendlechangementsurvenudanslafaçondevivre.

Lespremierschâteauxavaientétéconstruitsàseuleffetdepermettredetenirbonfaceaux envahisseurs qui pouvaient submerger le pays. Mais lorsque la conquête avait étéfermementétablie,unchâteaufortavaitperdutouteutilité,saufcommerefugecontrelajustice ou comme centre d’insurrection civile. Dans les marches du pays de Galles etd’Écosse, où les châteaux pouvaient encore se prétendre les remparts du royaume, ilscontinuaient d’être florissants. Mais partout ailleurs, ils étaient considérés comme unemenaceàlamajestéduroi;aussidétruisait-onceuxquiexistaientetempêchait-ond’enconstruire de nouveaux. Lors du règne du troisièmeÉdouard, la plus grande partie deschâteauxfortsavaientétéconvertisendemeureshabitablesouétaienttombésenruineaucoursdesguerresciviles, làoùleursamasdepierresgrisâtressontencoreéparpilléssurnos collines. Les nouvelles demeures étaient soit des maisons de campagne, au mieuxcapables de se défendre mais avant tout résidentielles, soit des manoirs sans aucunesignificationmilitaire.

TelétaitceluideTilford,oùlesdernierssurvivantsde lavieilleetgrandemaisondesLoringluttaientavecardeurpourconserveruncertainrangetempêcherlesmoinesetlesgensdeloideleurarracherlesquelquesacresdeterrequileurrestaient.Lebâtimentavaitun étage, avec de lourds encadrements de bois dont les intervalles étaient remplis degrossespierresnoires.Unescalierextérieurmenaitàquelqueschambresduhaut.Lerez-de-chaussée ne comportait que deux pièces dont la plus petite servait de boudoir à lavieille Lady Ermyntrude. L’autre formait la grande salle qui faisait office de piècecommune pour la famille et de salle àmanger pour lesmaîtres et leur petit groupe deserviteurs.Leschambresdesdomestiques,lescuisines,l’officeetlesétablessetrouvaientdansunerangéed’appentisderrièrelebâtimentprincipal.C’étaitlàquevivaientCharleslepage,Peterlevieuxfauconnier,RedSwirequiavaitsuivilegrand-pèredeNigeldansles guerres d’Écosse, Weathercote le ménestrel déchu, John le cuisinier et d’autressurvivantsdesjoursprospèresquis’accrochaientàlavieillemaisoncommedesbernaclesauxdébrisd’unbateauéchoué.

Unsoir,unesemaineenvironaprèsl’aventureduchevaljaune,Nigeletsagrand-mèreétaient assis de part et d’autre d’un âtre vide dans la grande salle.On avait desservi ledîneretôtélestablesàtréteauxdurepas,sibienquelapièceparaissaitvideetnue.Lesol

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depierreétaitcouvertd’uneépaissenattedejoncsvertsquiétaitenlevéechaquesamedi,emportantavecellelasaletéettouslesdébrisdelasemaine.Deuxchiensétaientétendusparmilesjoncs,rongeantetcroquantlesosquileuravaientétéjetésdelatable.Unlongbuffetdeboischargédeplatsetd’assiettesremplissaitundesboutsdelapièce,maisiln’yavaitpasd’autresmeubles,sicen’étaientquelquesbancscontrelesmurs,deuxbergères,unepetitetablejonchéedepiècesd’unjeud’échecsetungrandcoffredefer.Dansuncoinse dressait un pied de vannerie sur lequel étaient perchés deux majestueux faucons,silencieuxetimmobiles,clignantseulementdetempsàautreleursyeuxjaunes.

L’actuelaménagementdelapièceauraitpuparaîtremisérableàquiconqueavaitconnuune époque de plus grand luxe ; néanmoins le visiteur aurait été surpris, en levant lesyeux,devoirlamultitudedesobjetsaccrochésauxmurs,au-dessusdesatête.Surmontantl’âtre,setrouvaientlesarmesd’uncertainnombredebranchescollatéralesoud’alliésparmariageauxLoring.Lesdeuxtorchesquiflamboyaientdechaquecôtééclairaientleliond’azur des Percy, les oiseaux de gueules des Valence, la croix engrêlée de sable desMohun, l’étoiled’argentdesVereet lesbarresdepourpredesFitz-Alan, le toutgroupéautourdesfameusesrosesdegueulessurchampd’argentquelesLoringavaientmenéesàla gloire dans plus d’un combat sanglant. Ensuite, la pièce était surmontée de grossessolivesdechênequiallaientd’unmuràl’autreetauxquellesdenombreuxobjetsétaientsuspendus.Ilyavaitdescottesdemaillesd’unmodèledésuet,desboucliersdontunoudeuxétaientrouillés,desheaumesdéfoncés,desarcs,deslances,desépieux,desharnaisetautresarmesdeguerreoudechasse.Plushautencoredansl’ombrenoire,onpouvaitvoirdes rangéesde jambons,des flèchesde lard,desoies salées et autresmorceauxdeviandeconservéequijouaientungrandrôledanslatenued’unemaisonauMoyenÂge.

DameErmyntrudeLoring,fille,femmeetmèredeguerrier,étaitelle-mêmeunenoblefigure.Elleétaitgrandeetmaigre,aveclestraitsdursetd’orgueilleuxyeuxnoirs.Maissescheveuxd’unblancdeneigeetsondoscourbén’effaçaientpasentièrementlasensationdecraintequ’ellefaisaitnaîtreautourd’elle.Sespenséesetsessouvenirsremontaientendestempsplusrudesetelleconsidéraitl’Angleterreautourd’ellecommeunpaysdégénéréetefféminéquiavaitoubliélesbonnesvieillesrèglesdelacourtoisiechevaleresque.

Lapuissancegrandissantedupeuple,larichesseprospèredel’Église,leluxecroissantdelavieetdesmanières,letonplusdouxdel’époque,elledétestaittoutcela,sibienquetoutlepaysconnaissaitlacraintequ’inspiraientsonfiervisageetmêmelebâtondechêneaveclequelellesoutenaitsesmembresfaiblissants.

Cependant,sielleétaitredoutée,elleétaitaussirespectéecar,àuneépoqueoùleslivresétaient raresetplusencoreceuxquisavaient les lire,unebonnemémoireetune languetoujoursprêteàlarepartieétaientdegrossesvaleurs.Maisoùdonclesjeunesseigneursillettrés du Surrey et duHampshire auraient-ils pu entendre parler de leurs aïeux et deleurscombats,oùauraient-ilspuapprendrelasciencedel’héraldiqueetdelachevaleriequ’elletenaitd’uneépoqueplusrudeetplusmartiale,sinonauprèsdeDameErmyntrude?Bien qu’elle fût pauvre, il n’était personne dans tout le Surrey dont on recherchâtdavantage le conseil sur les questions de préséance et de savoir-vivre que DameErmyntrude.

Cesoir-làdonc,elleétaitassise,ledoscourbéprèsdel’âtreéteint.ElleregardaitNigeletlestraitsdursdesonvieuxvisageridéétaientadoucisparl’amouretl’orgueil.Lejeune

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homme s’occupait à tailler des carreaux d’arbalète et sifflotait doucement tout entravaillant.Mais il leva soudain la tête et aperçut les yeux sombres fixés sur lui. Il sepenchaetcaressalavieillemainparcheminée.

–Qu’est-cedoncquivousamuse,bonneDame?Jevoisduplaisirdansvosyeux.

–J’aiapprisaujourd’hui,Nigel,commentvousaviezconquiscegrandchevalquipiaffedansnotreécurie.

–Que non, bonneDame.Ne vous avais-je point dit qu’ilm’avait été donné par lesmoines?

–C’esteneffetcequevousm’aviezdit,monenfant,maissansplus;etcependantledestrierquevousavezramenéiciestbiendifférent,jegage,deceluiquivousfutdonné.Pourquoinem’avez-vouspointcontécela?

–J’auraistrouvéhonteuxdeparlerdetelleschoses.

–Toutcommevotrepèreavantvousetcommesonpèreavant lui ! Il restaitassisensilenceaumilieudeschevaliersalorsquelevincirculaitàlaronde.Ilécoutait leshautsfaits des autres et, lorsque par hasard l’un d’eux élevait le verbe et semblait vouloirrevendiquer leshonneurs,votrepèrealors l’allait tirerdélicatementpar lamancheet luidemandaitàl’oreilles’ilétaitunquelconquepetitvœudontilpûtlereleverouencores’ildésiraitselivreràquelquefaitd’armesàsesdépens.Sil’hommen’étaitqu’unfanfaron,ilnedisaitplusrien.Votrepèregardaitlesilenceetpersonne,jamais,n’ensavaitrien.Maislorsque l’autre acceptait et se comportait vaillamment, votre père clamait partout sarenomméesansjamaisfairementiondelui-même.

Nigel,lesyeuxbrillants,regardalavieilledame.

–J’aimeàvousentendreparlerdelui.Contez-moiunefoisencorelafaçondontilestmort.

–Commeilavaitvécu:engentilhomme.C’étaitdanscecombatnaval,surlacôtedeNormandie;votrepèrecommandaitl’arrière-gardesurl’embarcationduroilui-même.Orl’année précédente, les Français s’étaient emparés d’un grand bateau anglais lorsqu’ilsétaientvenusdansnotrepaysetavaientincendiélavilledeSouthampton.CebateauétaitleChristopher,qu’ilsavaientplacéaupremierrangdelabataille.MaislesAnglaiss’enétaientrapprochés,l’avaientattaquédeflancetavaienttuétousceuxquis’ytrouvaient.

»VotrepèreetSirLorredandeGênes,commandantduChristopher,sebattirentsurlechâteau arrière ; toute la flotte s’était arrêtée pour les regarder et le roi pleura car SirLorredan était un adroit homme d’armes qui s’était conduit vaillamment ce jour-là.Nombreuxétaientleschevaliersquienviaientvotrepèredecequ’unteladversaireluifûtéchu.Maisvotrepèreleforçaàreculeretluiportaàlatêteunsiviolentcoupdesamassequelecasquetournaetqu’ilneputplusvoirparlesœillères.SirLorredanalorsjetasonglaiveet se rendit,maisvotrepère le saisitpar lecasquequ’il redressa jusqu’àcequ’ill’eût remis droit sur la tête de son adversaire. Lorsque ce dernier put voir de nouveau,votrepèrel’invitaàsereposer,aprèsquoiilsreprirentlecombat,carc’étaitpourtousunegrandejoiequedevoirdesgentilshommesseconduiredetellefaçon.Ilss’assirentdoncdecommunsurlarambardedelapoupe;mais,aumomentmêmeoùilslevaientlesmainspour recommencer leur lutte, votre père fut frappé par une pierre lancée par un

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mangonneauetilmourut.

–EtSirLorredan?s’écriaNigel.Ilmourutaussi,àcequej’aicompris.

– Il fut abattu par les archers, je le crains, car ces gens adoraient votre père et nevoyaientpointceschosesaveclesmêmesyeuxquenous.

–Queldommage!Carilestévidentquec’étaitunvraichevalierquis’étaitbattuavechonneur.

– Il étaitun temps, lorsque j’étais jeune,où lesgensducommunn’eussentpointoséporterlamainsuruntelhomme.Leshommesdesangnobleetportantarmuresefaisaientla guerre entre eux, et les autres, archers et lanciers, se jetaient dans la mêlée. Maisactuellement, toussontdeplain-piedet iln’yenaplusqu’unquiparfois,commevous,moncherenfant,merappelleceuxquinesontplus.

Nigelsepenchaunpeuplusetluisaisitlamain,qu’ilserradanslessiennes.

–Maisjesuiscequevousm’avezfait,luidit-il.

–C’estvrai!Eneffet, j’aiveillésurvous, toutcommele jardiniersur lesplusbellesfloraisons, car c’est en vous seul que résident les espoirs de notre anciennemaison et,bientôt…trèsbientôt,vousallezvoustrouverseul.

–Non,bonneDame,neditespointcela!

–Jesuisbienvieilleetjesenslagrandeombredelamortquiserefermedoucementsurmoi.Moncœurnedemandequ’àpartir,parcequetousceuxquej’aiconnusetaiméss’ensontallésavantmoi.Etpourvousceseraunjourbéni,carjenevousaiquetropretenuloindumondedanslequelvotreespritcourageuxnedemandequ’àvousjeter.

–Non,non,jesuistrèsheureuxavecvous,iciàTilford.

–Nous sommes très pauvres,Nigel, et je ne sais où nous pourrions trouver l’argentnécessaireàvouséquiperpourlaguerre.Nousavonscependantdebonsamis…IlyaSirJohn Chandos, qui a conquis tant de crédit dans les guerres contre la France et quichevauchetoujoursàcôtéduroi.Ilétaitl’amidevotrepèrecarilsfurentfaitschevaliersensemble.Sijevousenvoyaisàlacouravecunmessagepourlui,ilferaittoutcequiestensonpouvoir.

UnerougeurcouvritlevisagedeNigel.

–Non, dame Ermyntrude. Je veux trouvermon propre équipement, tout comme j’aitrouvé mon propre cheval, car je préférerais encore me jeter dans la bataille, revêtuseulementd’unetunique,plutôtquededevoirquelquechoseàquiquecefût.

–Jeredoutaisdevousentendreparlerdelasorte,Nigel,maisjenevoispointparquelautremoyennouspourrionsobtenirl’argent.Ah,iln’enétaitpointainsidutempsdemonpère!Jemesouviensqu’alorsunecottedemaillesn’étaitquebienpeudechose,etonpouvaitl’acquériràpeudefraisparcequ’onenfabriquaitdanstouteslesvillesanglaises.Mais,aveclesannées,depuisqueleshommesprennentplusdesoindeleurcorps,ilsontajoutéuneplatedecuirassepar-ci,unearticulationpar-là,ettoutdoitvenirdeTolèdeoudeMilan,sibienqu’unchevalierdoitavoirdumétalpleinlabourseavantdes’enpouvoirappliquersurlesmembres.

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Nigelregardad’unairsongeurlavieillearmuresuspendueauxsolivesau-dessusdelui.

–Lalancedefrêneestencorebonne,dit-il,demêmequel’écudechênebardéd’acier.SirRogerFitz-Alanlesamaniésetm’aditqu’iln’avaitjamaisrienvudemeilleur.Maisl’armure…

LadyErmyntrudesecoualatêteetsemitàrire.

–Vousavezlagrandeâmedevotrepère,Nigel,maisvousn’enavezpointlapuissantecarrure ni la longueur desmembres. Il n’y avait point dans l’immense arméedu roi unhommeplus grand et plus fort.Aussi son armurevous serait-elle depeud’usage.Non,monfils,jevousconseille,lorsquelemomentseravenu,devendrevotrevieillerosseetlesquelquesacresdeterrequivousrestent,puisdepartirenguerredansl’espoirdeposervotre main droite sur les fondements de la bonne fortune de la nouvelle maison desLoring.

UneombredecolèrepassasurlefraisetjeunevisagedeNigel.

– Je ne sais si nous pourrons retenir longtemps ces moines et leurs gens de loi.Aujourd’huimêmeestvenuunhommedeGuildfordavecdesrevendicationsdel’abbayepourdesaffairesremontantloinavantlamortdemonpère.

–Etoùsontcesrevendications?

–EllesvoltigentdanslesajoncsdeHankley,carj’aienvoyécespapiersparcheminsauxquatreventsetilssesontenvolésaussivitequelefaucon.

–Vousavezétésotd’agirdelasorte.Etl’homme,oùest-il?

–RedSwireetlevieuxGeorge,l’archer,l’ontbalancédanslafondrièredeThursley.

–Hélas!Jecrainsbienquedetelleschosesnesoientpluspermisesdenosjours,bienquemonpèreoumonépouxeussentrenvoyélefaquinàGuildfordsanssesoreilles.Maisl’Égliseet laloisonttroppuissantesactuellementpournousquisommesdesangnoble.Celanousattireradesennuis,Nigel,carl’abbédeWaverleyn’estpashommeàretirerlaprotectiondubouclierdel’Égliseàceuxquisontsesfidèlesserviteurs.

–L’abbénenousferapointdemal.C’estcevieuxloupgrisonnantdeprocureurquienveutànosterres.Maislaissez-lefaire,carjenelecrainspoint.

– Il dispose d’une arme si puissante, Nigel, que même les plus braves doivent laredouter : la possibilité demettre un hommeau bande l’Église en l’excommuniant.Etnous,qu’avons-nousàluiopposer?Jevousimploredevousadresseràluiaveccourtoisie,Nigel.

–Quenon,chèreDame!Mondevoiretmonplaisir toutensemblenedemanderaientqu’à faire ainsi que vous me le demandez, mais je mourrais plutôt que de quémandercommeunefaveurcequenousavonsledroitd’exiger.Jenepuisporterlesyeuxsurcettefenêtre sans voir là-bas les champs ondoyants et les riches pâtures, les clairières et lesvallonsquifurentnôtresdepuisqueleNormandGuillaumelesdonnaauLoringquiportasonbouclieràSenlac.Etmaintenant,par ruseetpar fraude, ilsnousontétéenlevés,etplusd’unaffranchiestplus richequemoi.Mais ilneserapointditque j’auraisauvé leresteencourbantlefrontsouslejoug.Laissez-lesdoncfairetoutleurmal,etlaissez-moi

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lesupporteretlecombattredumieuxqu’ilmeserapossible.

Lavieilledamesoupiraetsecoualatête.

–VousparlezenvraiLoring;cependant jeredoutedegravesennuis…Mais laissonscela, puisque aussi bien nous n’y pouvons rien changer. Où donc se trouve votre luth,Nigel?Nevoulez-vouspointenjoueretchanterpourmoi?

Un gentilhomme à cette époque pouvait à peine lire et écrire, mais il parlait deuxlangues,jouaitaumoinsd’uninstrumentdemusiquecommepasse-tempsetconnaissaitlasciencedel’insertiondenouvellesplumesdanslesailesbriséesd’unfaucon,lesmystèresdelavénerie,lanaturedechaquebêteetdechaqueoiseau,l’époquedeleursamoursetdeleursmigrations.Quantauxexercicesphysiques,telsquemonterunchevalàcru,frapperd’un carreau d’arbalète un lièvre courant et escalader l’angle d’une cour de château,c’étaientlàdesjeuxqu’avaittoutnaturellementapprislejeuneseigneur.Maisilenavaitété autrement de la musique, qui avait exigé de lui de longues heures d’un fastidieuxtravail.Enfin, ilétaitparvenuàdominer lescordes,maissonoreilleetsavoixn’étaientpoint des meilleures. Peut-être fut-ce pour cette raison qu’il n’eut qu’une audiencerestreintepourécouterlaballadefranco-normandequ’ilchantad’unevoixflûtéeetavecleplus grand sérieux, mais aussi avec plus d’une faute et d’un chevrotement, tout enbalançantlatêteenmesureaveclamusique.

Uneépée!Uneépée!Qu’onmedonneuneépée!

Carlemondeestàconquérir.

Sidursoitlecheminetlaportecloîtrée,

L’hommefortentresanscoupférir.

Etquandledestintiendraitencorelaporte

Qu’onm’endonnelaclédefer,

Surlatourflotteralecimierquejeporte

Oujeseraidanslesenfers.

Uncheval!Uncheval!Qu’onmedonneuncheval,

Quimeservirademonture

Pourm’enallercombattreenseigneurtrèsloyal

Sansjamaiscraindrelesblessures.

Écartedoncdemoilesjoursd’oisiveté,

Baignésd’unelumièregrise.

Montre-moilechemindespleursdontl’âpreté

Mèneauxplusfollesentreprises.

Uncœur!Uncœuraussi!Qu’onmedormeuncœur!

Pourfairefaceauxcirconstances,

Uncœurcalmeetserein,sansreprocheetsanspeur,

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Auquelvoussouhaiterezchance.

Uncœurfortetpatient,maisfermeetdécidé

Àtoutentreprendrepartout,

Etpartoutettoujoursàattendreetguetter,

GenteDame,unregarddevous.

Peut-être était-ce parce que le sentiment l’emportait sur la musique ou peut-être lafinessedesesoreillesavait-elleétéaffaiblieparl’âge,maisDameErmyntrudebattitdesmainsetcriadesatisfaction.

–Sansaucundoute,Weathercoteaeuunbonélève!Chantezencore,jevousprie.

–Non, non, bonneDame, entre nous, c’est à chacun son tour. Je vous prie donc devouloirmeréciteruneromance,vousquilessaveztoutes.Depuistantd’annéesquejelesécoute,jen’enconnaispointencorelafinetj’oseraisjurerqu’ilyenaplusdansvotretêtequedanstouslesgrandsfasciculesqu’onm’afaitvoiràGuildfordCastle.J’aimeraistantentendreDoondeMayence,LaChansondeRolandouSirIsumbras!

Etainsidonclavieilledameselançadansunlongpoème,lentetmornedansl’exorde,mais s’accélérant à mesure que l’intérêt grandissait ; finalement, les mains tendues, levisage illuminé, elle récita des vers qui chantaient le videde cette existence sordide, lagrandeur d’unevie héroïque, le caractère sacré de l’amour et la servitudede l’honneur.Nigel, les traits figéset lesyeux rêveurs, resta suspenduà ses lèvres jusqu’àceque lesderniersmots s’éteignissent et que la vieille dame retombât, épuisée, dans son fauteuil.Nigelsepenchasurelleetl’embrassaaufront.

–Vosparolesseronttoujourscommedesétoilessurmonchemin.

Puis,sedirigeantverslapetitetableaujeud’échecs,illuiproposadejouerleurpartiequotidienneavantderegagnerleurchambrepourlanuit.

Maislejeufutbrusquementinterrompu.Unchienpointalesoreillesetaboya.L’autrecourut grogner à la porte. Puis on entendit un cliquetis d’armes, un coup frappé sur laporteavecunbâtonoulepommeaud’uneépée,etunevoixordonnad’ouvriraunomduroi. La vieille dame et Nigel se levèrent d’un bond, bousculant la table qui, en serenversant,éparpillalespiècessurlesnattes.LamaindeNigelcherchasonarbalète,maisLadyErmyntrudeluisaisitlebras.

–Non,monenfant!N’avez-vouspointentenduqu’ilsvenaientaunomduroi!Couché,Talbot!Couché,Bayard!Ouvrezlaporteetfaitesentrerlemessager.

Nigel détacha le verrou et la lourde porte, tournant sur ses gonds, s’ouvrit versl’extérieur. La lumière des torches flamboyantes frappa des casques de fer et de fiersvisagesbarbus,fitscintillerdesépéesnuesetdesarcs.Unedouzained’archersenvahirentlapièce.ÀleurtêtesetrouvaitlemaigreprocureurdeWaverleyetungrandhommeâgé,vêtu d’un pourpoint et de chausses de velours rouge maculés de boue. Il était porteurd’une grande feuille de parchemin d’où pendait une frange de sceaux et qu’il tendit enentrant.

–JeviensvoirNigelLoring,cria-t-il:moi,officierdejusticeduroi,etporte-contrainte

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deWaverley,jedemandeàvoirledénomméNigelLoring.

–Mevoici.

–Oui,c’estbienlui!s’écriaàsontourleprocureur.Archers,faitesvotredevoir.

Àl’instantmême,tousfondirentsurNigel,commedeschiensdechassesuruncerf.Lejeunegarçontentaenvaindesaisirsonglaivequisetrouvaitsurlecoffredefer.Aveclesforces convulsives que donne l’esprit plus que le corps, il les traîna tous dans cettedirection, mais le procureur s’empara de l’arme tandis que les autres jetaient le jeuneseigneursurlesoletleligotaient.

–Tenez-lebien,archers!Nelelâchezsurtoutpoint!crialeporte-contrainte.Jevousprieaussidepiquercesgrandschiensquimegrognentauxtalons…Tenez-vousàl’écart,vousdis-je,aunomduroi;Watkin,placez-vousentremoietcescréaturesquiontaussipeuderespectpourlaloiqueleurmaître.

Undesarcherschassaleschiensfidèles.Mais lamaisonnéecomprenaitd’autresêtrestoutaussiprêtsàmontrerlesdentspourdéfendrelamaisondesLoring:danslaportequimenaitàleurquartiers’encadraientdéjàlesdomestiquesenhaillons.Ilavaitétéuntempsoù dix chevaliers, quarante hommes d’armes et deux cents archers auraient marchéderrièrelesrosesrouges.Maiscettefois,alorsquelejeuneseigneurgisaitenchaînédanssapropredemeure,lesseulsàparaîtrepourledéfendrefurentlepageCharlesarméd’ungourdin, John lecuisinierarmédesabroche laplus longue,RedSwire, levieilhommed’armes,brandissantunegrandehacheau-dessusdesescheveuxblancs,etWeathercoteleménestrel,unépieudanslesmains.Cependantcepiteuxdéploiementdeforceétaitanimédel’espritdelamaisonet,souslaconduiteduvieuxetfierguerrier, ilsseseraientsansaucundoutejetéssurlesglaivesdesarchers,siLadyErmyntrudenes’étaitprécipitéeau-devantd’eux.

–Arrière,Swire!cria-t-elle.Arrière,Weathercote!Charles,attachezTalbotetretenezBayard!

Ses yeux noirs se tournèrent vers les envahisseurs qui frémirent devant le terribleregard.

–Qui êtes-vous,marauds, qui osez abuserdunomdu roi pourporter lamain surunhomme dont une seule goutte de sang vaut plus que tout celui qui coule dans vosmisérablescorpsd’esclaves?

–Toutdoux,bonneDame,toutdoux,jevousprie,réponditleporte-contraintedontlevisageavaitreprissateintenaturelledepuisqu’iln’avaitplusàtraiterqu’avecunefemme.IlexisteuneloienAngleterre,notez-le,etilyadesgensquilaserventetlafontrespecter.Cesontdeshommesfidèlesetlesvassauxduroi.C’estcequejesuis.Ensuite,ilyaceuxquiprennentunhommetelquemoi,pourleconduire,leporter,l’attirerdansunefondrièreouunmarais,telcevieuxdisgracieuxarméd’unehacheetquej’aidéjàrencontrécejour.Ilyaencoreceuxquidétruisentouéparpillentlespapiersdeloi:ainsicejeunehomme.Ainsi donc, bonne Dame, je vous engage à ne vous en point prendre à nous, mais decomprendrequenoussommesdesgensduroi,auserviceduroi.

–Etquevenez-vousfairedanscettedemeureàpareilleheuredelanuit?

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Leporte-contrainteseraclapompeusementlagorgeet,tournantsonparcheminverslalumièredestorches,lutunlongdocumentrédigéennormanddansunstyletelquelespluscompliquées et les plus ridiculesdenos tournuresdephrase actuelles sont la simplicitémême,comparéesàcellesdel’hommeàlalonguerobequifaisaitunmystèredelachoselaplussimpleetlaplusclaireaumonde.LedésespoiremplitlecœurdeNigeletfitpâlirlavieilledame,àentendresedéroulerlelongcataloguederéclamations,derequêtes,deconclusions,dequestionsconcernantlepecarietd’autresimpôts,etquiseterminaitparlarevendication de toutes les terres, des biens transmissibles par héritage, des meubles,maisons,dépendancesetmétairiesàquoisemontaitleurfortune.

Nigel,toujoursligoté,avaitétéplacéledosaucoffredefer,d’oùilentendit,leslèvressècheset lecilhumide, ledestindesamaison.Mais il interrompit le longrécitatifavecunevéhémencequifitsursauterleporte-contrainte.

–Vous regretterezcequevousavez fait cettenuit ! lui cria-t-il.Sipauvresquenoussoyons,nousavonsdesamispournousvenger,etjeplaideraimacausedevantleroilui-mêmeàWindsorafinquelui,quiavumourirlepère,sachecequel’onfaitensonroyalnomcontrelefils.Maiscesquestionsdevrontêtretraitéesdevantlescoursdejusticeduroi.Etcommentrépondrez-vousdecetteattaquecontremamaisonetmapersonne?

–C’estuneautreaffaire,réponditleprocureur.Laquestiondesdettespeuteneffetêtretraitéedevantlescoursciviles.Maisc’estuncrimecontrelaloietunactediabolique,quitombesouslajuridictiondelacourdel’abbayedeWaverley,quedeporterlamainsurleporte-contrainteetsespapiers.

–C’estlavérité!crial’officier.Jeneconnaispointdeplusnoirpéché.

–Ainsidonc,fit lesévèremoine, lerévérendpèreabbéaordonnéquevouscouchiezcette nuit dans une cellule de l’abbaye et que, dès demain, vous comparaissiez en saprésencedevantlacour,réuniedanslasalleduchapitre,afind’yrecevoirlajustepunitionpour cet acte de violence et d’autres encore, perpétrés contre les serviteurs de la sainteÉglise.Maisenvoilàassez,dignemaître.Archers,emmenezleprisonnier!

AumomentoùquatrearcherssoulevaientNigel,DameErmyntrudevoulutseporteràsonaide,maisleprocureurlarepoussa.

–Au large,bonneDame.Laissez la loi suivre soncours et apprenezàvoushumilierdevantlapuissancedelasainteÉglise.Lavienevousa-t-elledoncpointapprissaleçon,àvous dont les trompes sonnaient autrefois parmi les plus grandes et qui bientôt n’aurezmêmeplusuntoitau-dessusdevoscheveuxgris?Arrière,vousdis-je,oujevousjettemamalédiction.

Lavieilledameéclatasoudainenfureurdevantlemoine:

–Écoutez-moivousmaudire,vousetlesvôtres,cria-t-elleenlevantsesbrasdécharnéset en foudroyant son interlocuteur de ses yeux flamboyants.Ce que vous avez fait à lamaisondeLoring,puisseDieuvouslerendrejusqu’àcequevotrepuissancesoitbalayéedupaysd’Angleterreetque,devotregrandeabbayedeWaverley, ilnerestepluspierresurpierredanslaverteprairie!Jelevois!Jevoiscelad’ici!Mesyeuxuséslevoient!Depuislederniermarmitonjusqu’àl’abbé,etdescelliersjusqu’auxtours,puissel’abbayedeWaverley, et tout cequ’elle contient, perdrede sapuissance et s’affaiblir àpartir de

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cettenuit!

Lemoine,sidurqu’ilfût,frémitdevantcettefiguredécharnéequilançaitsonsuprêmeanathème. Le porte-contrainte et ses archers avaient déjà quitté la pièce avec leurprisonnier.Ilseretiradoncvivementenclaquantlaportederrièrelui.

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5ChapitreCOMMENTNIGELFUTJUGÉPARL’ABBÉDEWAVERLEY

La législation médiévale, enténébrée comme elle l’était par le dialecte normand quiabondaitentermesrudesetincompréhensibles,étaitunearmeterribleauxmainsdeceuxqui savaient s’en servir. Ce n’est pas pour rien que le premier soin des révoltés fut detrancherlatêtedulordchancelier.Àuneépoqueoùpeudegenssavaientlireetécrire,cesphrasesetcestournurescompliquées,aveclesparcheminsetlessceauxquiconstituaientleursenveloppes,frappaientdeterreurlescœursaguerriscontrelesdangersphysiques.

MêmelecaractèregaietsoupledujeuneNigelLoringeutunlégerfrissoncettenuit-là,alorsque,étendudanslacellulepénitentiairedeWaverley,ilméditaitsurlaruineabsoluequi menaçait sa maison et qui émanait d’une source contre laquelle le courage étaitimpuissant.Autantceindrel’épéeetlebouclierpourluttercontrelapestenoirequecontrecepouvoirqu’étaitlasainteÉglise.Ilsetrouvaitlà,impuissant,auxmainsdel’abbéquil’avait déjà dépouillé d’un champpar-ci, d’un hallier par-là, et qui cette fois, d’un seulcoup,luienlevaittoutcequiluirestait.Maisalors,oùdoncseraitlamaisondesLoring,oùLadyErmyntrudereposerait-ellesatêtechargéed’ans,etoùsesvieuxserviteurs,usésetfatigués,trouveraient-ilslacompréhensionàlaquelleilsavaientdroitaprèsdesannéesdetravail?Ilfrissonnaàcettepensée.

Lamenacedeporter laquestiondevant le roiétaitbelleetbonne,mais ilyavaitdesannéesqu’Édouardn’avaitplusentendulenomdesLoring,etNigelsavaitqueleprinceavait la mémoire courte. De plus, l’Église faisait la loi au palais autant que dans lesdemeuresdupeuple,etilfallaitunetrèsbonneraisonpourqu’onpûtattendreduroiqu’ilcontrecarrât la volonté d’un prélat aussi important que l’abbé deWaverley, dumomentqu’ellerestaitenconcordanceavec la loi.Dequelcôté,alors, lui fallait-il regarderpourchercherdusecours?Aveclapiétésimpleetpratiquedesonâge,ilimploral’aidedesessaints particuliers : saint Paul, dont les aventures sur terre et surmer l’avaient toujourspassionné;saintGeorgesquiavaitconquissaplaceenluttantcontreledragon;etsaintThomas qui, étant un gentilhomme d’armes, comprendrait et aiderait un noble.Grandementréconfortéparcesnaïvesoraisons,ildormitdudouxsommeildontjouissentla jeunesse et la santé jusqu’à l’arrivée du frère lai qui lui apportait le pain et la bièrelégère de son déjeuner. La cour de l’abbé siégeait dans la salle du chapitre à l’heurecanoniquedetierce,soitneufheuresdumatin.Ellefonctionnait toujoursavecsolennité,mêmelorsquel’accusén’étaitqu’unvilainsurprisàbraconnersurlesterresdel’abbayeou un colporteur qui avait trompé par des mesures inexactes en usant d’une balancefaussée.Mais cette fois, alors qu’il s’agissait de juger un noble, le cérémonial légal etecclésiastique allait s’accomplir jusque dans ses moindres détails, risibles ouimpressionnants, avec tout le rituelprescrit.Aumilieudu lointainbourdonnementde lamusique religieuse et du lent tintement de la cloche de l’abbaye, les frères, en soutaneblancheetdeuxpardeux, firent trois fois le tourde lasalleenchantant leVeni,creator

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avantdes’installeràleurplacedevantlespupitresrangésdepartetd’autre.Ensuite,tousles dignitaires de l’abbaye gagnèrent leur place dans l’ordre hiérarchique croissant :l’aumônier,lelecteur,lechapelain,lesous-prieuretleprieur.

Enfinparut lesinistreprocureur,à ladémarche triomphante,suivide l’abbéJohn lui-même,lentetdigne,s’avançantd’unpaslentetsolennel,levisagecompassé,sonchapeletaux grains de fer se balançant autour de sa taille, un bréviaire à la main, les lèvresmarmottantdesprières.Ils’agenouilladevantsonhautprie-Dieu.Lesfrères,surunsignaldu prieur, se prosternèrent sur le sol et les grosses voix graves s’unirent en une prièrerépercutéeenéchoparlesarchesetlesvoûtes,pareilleaugrondementdesvaguesquefaitrésonnerunecaverne.Enfin,lesmoinesreprirentleurplace.Àcemomentlesclercs,vêtusdenoir,entrèrentavec leursplumeset leursparchemins.Leporte-contrainte,enveloursrouge,parutensuitepourfairesadéposition.Aprèsquoi,Nigelfutamenéentourédeprèspar des archers. Enfin, après de nombreux appels en vieux français, après beaucoupd’incantationsrituellesetmystérieuses,laséancefutouverte.

Cefutleprocureurquisedirigealepremierverslebancdechêneréservéauxtémoins;ilexposadefaçondure,sècheetmécaniquelesnombreusesrevendicationsdelamaisonde Waverley contre la famille de Loring. Il y avait plusieurs générations de cela, encompensation d’une avance d’argent ou de quelque faveur spirituelle, le Loring del’époque avait reconnu à ses terres des devoirs féodaux envers l’abbaye. Le procureurbrandissait le parchemin jauni, garni de sceaux de plomb, et sur lequel se fondait saréclamation. Parmi les servitudes acceptées se trouvait l’escuage, ou taxe due par unvassal en place d’un service personnel, et le montant de ce droit de chevalerie étaitexigible chaque armée.Cette sommen’avait jamais été versée, et aucun servicen’avaitjamais été rendu. Du fait de l’accumulation des ans, les arriérés dépassaient de loin lavaleurdesterres.Maisilyavaitencored’autresréclamations.Leprocureursefitapporterlesregistreset,desonindexfinetnerveux,en lut la longuenomenclature :sommeduepour ceci, tallage ou impôt royal pour cela, tant de shillings pour telle année, tant denoblesd’orpourtelleautre.Beaucoupdecesfaitsremontaientàuneépoqueantérieureàla naissance de Nigel, d’autres à son enfance. Les sommes avaient été contrôlées etcertifiéesexactesparl’avocat.

Nigelécoutalalitanieetsesentitcommeuncerfauxabois,quiauneposealtièreetlecœurenfeu,maissevoitencercléetsaitfortbienqu’iln’aplusd’échappatoire.Avecsonjeune visage, ses calmes yeux bleus et le port dédaigneux de sa tête, il était le dignedescendant de la vieille maison : le soleil, qui brûlait à travers la haute fenêtre enencorbellement et tombait sur le tissumaculé et usé de son pourpoint, semblait vouloiréclairerdesesrayonslafortunedéchuedelafamille.

Leprocureurenavaitfinidesonexposéetl’avocatallaitrefermerundossierqueNigelne pouvait en aucun cas contester, lorsque l’aide lui vint soudain d’un côté où il n’enattendait point. Qui sait s’il fallait mettre cette chance au compte de la réaction à laméchanceté du procureur, si désireux de pousser l’affaire, ou l’imputer au dégoût dudiplomate, qui n’aime pas qu’on noircisse le tableau, voire à la gentillesse naturelle del’abbéJohn,hommesoupeau lait, toutaussipromptà s’apaiserqu’à s’enflammer?Entoutcas,unemainblancheetgrassouillettes’élevaavecautorité, signifiantque l’affaireétaitclose.

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–Notre frère procureur a fait son devoir en précipitant ce cas, dit-il, car la richessetemporelledecetteabbayesetrouvesoussapieusegarde,etc’estversluiquenousnoustournerionssinousdevionssouffrirsouscetaspect:nousnesommesquelesgardiensdesbiensquenousdevonstransmettreànossuccesseurs.Maisonaaussiconfiéàmagardeunechoseplusprécieuseencore:lebonespritetlahauteréputationdeceuxquisuiventlarègledesaintBernard;nousavonstoujourseupoursoin,depuisquenotresaintfondateurserenditdanslavalléedeClairvauxets’ybâtitlui-mêmeunecellule,denousérigerenexemplesdedouceuretdedignitépourtousleshommes.C’estpourcetteraisonquenousbâtissonsnosmaisonsenterrainplat,queleschapellesdenosabbayesn’ontpointdetoursetquenousn’avonsdansnosmursniobjetsdeluxenimétauxàl’exceptionduferetduplomb.Unfrèremangedansuneécuelledebois,boitdansunecoupedeferets’éclaireavec un bougeoir de plomb. Il ne sied certainement point à un pareil ordre, qui attendl’exaltationpromiseauxhumbles,dejugersonproprecasetd’acquérirainsilesterresdesonvoisin.Sinotrecauseestjuste,commejecroisqu’ellel’est,ilvaudraitmieuxqu’ellefût jugéedevant lesassisesduroiàGuildford.Jedécidedoncderenvoyer l’affaireafinqu’ellesoitentendueailleurs.

Nigelmurmura une prière aux trois saints qui l’avaient si bien secouru à l’heure dubesoin.

–AbbéJohn,dit-il,jen’auraisjamaiscruqu’unhommeportantmonnomadresseraitunjourdesremerciementsàuncisterciendeWaverley.Mais,parsaintPaul,vousavezparléenhommeaujourd’hui.Ceseraiteneffet joueravecdesdéspipés,si lecasde l’abbayeétaitjugéparl’abbayeelle-même.

Les frères vêtus de blanc regardèrent d’un air à la fois réprobateur et amusé, tout enécoutantcetteétrangeréponseadresséeàceluiqui,dansleurvieétroite,étaitenquelquesorte le représentant direct du ciel. Les archers s’étaient écartés de Nigel comme s’ilseussent voulumontrer qu’il était libre de s’en aller, lorsque la voix puissante du porte-contrainterompitlesilence.

–S’il vous plaît,RévérendPère, votre décision est en effet secundum legem et intravires[1]encequ’elleportesurl’accusationcivilequiconcernecethommeetvotreabbaye.C’est làvotreaffaire.Maisc’estmoi, Joseph,porte-contrainte,quiai étégrandementetcriminellementmalmené.Cesontmesordonnances,mespapiersetmessceauxquiontétédétruits, mon autorité qui a été bafouée et ma personne qui a été traînée dans unefondrière,marécageoumarais,à telpointquemonpourpointdevelourset l’insignedemon office sont perdus et se trouvent, à ce que je crois, dans cemarais, marécage oufondrièresuscité,quiestlemêmemarécage,marais…

–Assez!crial’abbé.Laissezdonclàcetteridiculefaçondevousexprimeretdites-nousclairementcequevousdésirez.

–RévérendPère,j’aiétéofficierduroi,toutautantqueserviteurdelasainteÉglise.Etj’ai été assailli et interrompu dans l’exercice légal et légitime de mes fonctions, mespapiers rédigés aunomdu roi ont étédétruits, et leursmorceaux jetés auvent.Et pourcetteraisondonc,jedemandejusticecontrecethomme,devantlacourdel’abbaye,laditeagressionayantétécommisedansleslimitesdelajuridictiondel’abbaye.

– Qu’avez-vous à ajouter à ceci, Frère procureur ? demanda l’abbé, quelque peu

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perplexe.

– J’ajouterai, mon Père, qu’il est en notre pouvoir de traiter délicatement etcharitablementpourtoutcequinousconcerne,maisque,pourcequiregardel’officierduroi, nousmanquerions à notre devoir en ne lui accordant point toute la protection qu’ilrequiertdenous.Jevousrappelleraiaussi,RévérendPère,quecen’estpoint lepremieracte de violence de l’accusé, mais que, avant cela, il a roué de coups certains de vosserviteurs,défiénotreautoritéetintroduitunbrochetdanslevivierdel’abbé.

Leslourdesjouesduprélatrougirentdecolèreaurappeldecetoutrage.Sonregardsedurcitetsesyeuxsetournèrentversleprisonnier.

–Dites-moi,sirNigel,avez-vousvraimentmisdubrochetdansl’étang?

Lejeunehommeseredressafièrement.

–Avantquejerépondeàpareillequestion,Pèreabbé,répondezd’abordàlamienneetdites-moicequelesmoinesdeWaverleyontjamaisfaitpourmoi,pourquejesoisassezbonderetenirmamainquandjepuisleurfairetort.

Unmurmurebasparcourutlapièce,unmurmureenpartied’étonnementdevantpareillefranchise, et en partie de colère devant tant de hardiesse. L’abbé reprit place commequelqu’unquiaprisunedécision.

– Que le cas du porte-contrainte soit exposé devant nous ! Justice sera rendue et lecoupablepuni,fût-ilnobleouroturier.Quelaplaintesoitdéposéedevantlacour!

L’histoire du porte-contrainte, bien que farcie de répétitions légales interminables,n’étaitque tropclairedanssonessence.RedSwire,dont levisage rougedecolèreétaitencadréde favorisblancs, fut introduit et avouaavoirmalmené l’officierde justice.Unsecond inculpé, un petit archer de Churt, l’avait aidé dans son forfait. Tous deux sedéclarèrentprêtsàreconnaîtrequelejeunesquireNigelLoringignoraittoutdelachose.Mais en plus de cela, il y avait eu les papiers déchirés.Nigel, incapable dementir, dutreconnaîtrequec’étaitdesespropresmainsqu’ilavaitdétruitlesaugustesdocuments.Ilétait trop fier pour invoquer une excuse ou une explication. Un nuage assombrit lessourcils de l’abbé et le procureur regarda le prisonnier avec un sourire ironique, tandisqu’unmurmureparcouraitlasalleduchapitrelorsquel’instructionfutclose.

–SquireNigel,fitl’abbé,ilvousappartenait,àvoussurtoutquiêtesd’anciennelignée,de donner le bon exemple afin de guider la conduite des autres, au lieu de quoi votremanoir a toujours été le centrede l’agitation ; noncontentdevotre comportement rudeenversnous, lesmoinescisterciensdeWaverley,vousavezopposévotreméprisà la loiroyale,etvosserviteursontmalmenélapersonnedesonmessager.Pourpareilleoffense,il est de mon devoir d’appeler les terreurs spirituelles de l’Église sur votre tête, maiscependant,jeneseraipointdurenversvous,considérantquevousêtesjeuneetque,pasplus tard que la semaine passée, vous avez sauvé la vie d’un serviteur de notre abbayealorsqu’ilsetrouvaitendanger.C’estdoncdemoyenstemporelsetcharnelsquej’useraipourmaîtriser votre esprit indiscipliné et châtier votre humeur entêtée et violente qui aprovoquésemblablescandaledansvosrapportsavecl’abbaye.Aupainetàl’eaupendantsixsemainesjusqu’àlafêtedesaintBenedict,plusuneexhortationquotidienneparnotrechapelain, lepieuxpèreAmbrose,qui réussirapeut-êtreàcourbercette fièrenuqueetà

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adoucircecœurdur.

Devant cette sentence ignominieuse qui condamnait le fier et dernier descendant desLoringàpartagerledestinduplusvildesbraconniersduvillage,lesangbouillonnantdeNigelluimontaauvisage.Sonœilregardaautourdelui,montrantplusclairementquelesmotsqu’iln’accepteraitjamaiscettemalédiction.Pardeuxfoisilessayadeparleret,pardeuxfois,lacolèreetlahainearrêtèrentlesmotsdanssagorge.

– Je ne suis point de vos serfs, Père abbé, s’écria-t-il enfin.Nous avons toujours étévavasseursdu roi. Jevousdénie, àvouset àvotrecour, ledroitdepouvoirédicterunesentencecontremoi.Punissezdoncvosmoinesqui frémissentdevantun froncementdevossourcils,maisprenezgardedenepointporterlamainsurquelqu’unquinevouscraintpoint,quiestunhommelibreetneredoutequeleroilui-même.

Un court instant, l’abbé parut ébranlé par ces fières paroles et par la voix haute etsonore qui les prononçait.Mais le sévère procureur vint, comme toujours, renforcer savolonté.Ilbranditlevieuxparchemin.

–LesLoringétaienteneffetvavasseursduroi,dit il.Voicilesceaud’EustaceLoringquiprouvequ’ils’étaitfaitvassaldel’abbayeetquec’estd’ellequ’iltenaitsaterre.

–Parce qu’il était crédule, s’écriaNigel. Parce qu’il ne soupçonnait ni la ruse ni lesartifices.

–Non, intervint leporte-contrainte.S’ilvousplaîtdem’entendresurunpointde loi,Père abbé, peu importent les causes pour lesquelles un acte a été souscrit, signé ouconfirmé. Un tribunal n’attache d’importance qu’aux termes, articles, conventions etengagementsduditacte.

–Deplus,ajoutaleprocureur,unesentenceaétérendueparlacourdel’abbayeetc’enseraitfaitdenotrehonneuretdenotrenomsinousnenousytenionspoint.

– Frère procureur, s’emporta l’abbé, ilme semble que vous faites preuve d’excès dezèle dans cette affaire. Il serait certes en notre pouvoir demaintenir haut la dignité etl’honneurdel’abbaye,sansvosconseils.Quantàvous,honorableporte-contrainte,vousdonnerezvotreavisquandonvous ledemandera,etnonavant, sansquoivouspourriezavoiraffaireàcetribunal…Votrecauseaétéentendue,sirLoring,etjugementrendu.J’aidit!

Ilfitungestedelamainetaussitôtunarchersaisitleprisonnierauxépaules.Maiscerude toucher plébéien réveilla l’esprit de révolte dans le cœur de Nigel. Dans toute lahautelignéedesesancêtres,unseuld’entreeuxavait-ilétésoumisàpareilleignominie?Etn’aurait-ilpointpréférélamort?Allait-ildoncdevoirêtrelepremieràrenonceràleuresprit,àleurstraditions?D’unmouvementrapideetsouple,ilselaissaglissersouslebrasdel’archeret,dumêmegeste,saisitleglaivecourtetdroitquel’hommeportaitaucôté.Uninstantplustard,ilbondissaitdanslerenfoncementd’unedesétroitesfenêtres,d’oùiltournaversl’assembléesonvisagepâleetdéterminé,sesyeuxscintillantsetsalamenue.

–Par saintPaul ! lança-t-il, jen’ai jamaiscrupouvoir trouverhonorableavancementsousletoitd’uneabbaye,maisavecunpeudechance,ilpourraityavoirdelaplaceiciavantquevousnem’enfermiezdansvotreprison.

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Lasalleduchapitresetrouvafortagitée.Jamaisaucoursdesalonguehistoirel’abbayen’avaitvu semblable scène sedéroulerdans sesmurs.Pendantune seconde, lesmoineseux-mêmesparurentaffectéspar l’espritde révolte.Leursentravesàvie sedesserrèrentquelque peu au spectacle qui leur était donné de ce défi inouï lancé à l’autorité. Ilsquittèrentleurssiègesdesdeuxcôtésdelasalleetsepressèrent,mi-effrayés,mi-fascinés,en un large cercle autour du captif. Ils se le montraient du doigt, grimaçaient etcommentaient ce scandale. Les mortifications se succéderaient durant de nombreusessemaines avant que l’ombre de ce jour passât deWaverley. Mais, en attendant, aucuneffortnefuttentépourlesrameneràlarègle.Iln’yavaitplusquedudésordre.L’abbé,quiavaitquittésonsiègedejustice,s’avançamaisfutengouffréetbousculédanslafouledesesmoinescommeunchiendebergerempêtréaumilieudutroupeau.

Seul le procureur resta au large. Il avait cherché refuge derrière les archers quiregardaientd’unairapprobateuretindéciscetaudacieuxfugitif.

–Sus!crialeprocureur.Va-t-ildoncdéfier l’autoritédecettecour?Unseulhommeva-t-il avoir raison de vous six ? Approchez-vous et saisissez-vous de lui ! Voyons,Baddlesmere,pourquoireculez-vous?

L’homme ainsi interpellé, grand gaillard à la barbe en broussaille, vêtu comme lesautres d’un justaucorps et de hauts-de-chausse verts, avec de hautes bottes brunes,s’avançalentementleglaiveàlamainversNigel.Iln’avaitguèrelecœuràl’ouvrage,carcestribunauxreligieuxn’étaientquetrèspeupopulaires;chacunsesentaitapitoyéparlesmésaventuresdelamaisondeLoring,etsouhaitaittoutlebienpossibleaujeunehéritier.

–Allons,messire,venez,vousavezprovoquéassezde trouble,déjà!Allons, rendez-vous!

–Venezdoncmequérir,monbraveami!réponditNigeldansunsourire.

Et l’archer courut à lui. Le métal brilla, une lame scintilla, et l’homme recula entitubant, un filet de sang dégoulinant sur son avant-bras et ses doigts. Il les tordit etgrommelaunjuronensaxon.

–Par lacroixnoiredeBromeholm! s’écria-t-il, jepréféreraisencore fourrer lamaindansunterrierderenardpourarracherlafemelleàsespetits.

–Aularge!criaNigelsèchement.Jenevousferaipointdemalmais,parsaintPaul!jenemelaisseraipointappréhenderainsi,ouquelqu’unenpâtira.

Il avait l’œil si fier et la lame simenaçante en sepenchantdans l’étroiteogivede lafenêtre que le petit groupe des archers ne sut plus que faire. L’abbé s’était frayé unpassagedanslamasseetsetenaitlà,écarlatedanssadignitéoutragée.

–Ils’estmishorslaloi,dit-il.Ilaversélesangdanslacourdejusticeetpourpareilpéché,iln’estpointdepardon.Jen’admettraipointquel’onfasseainsifidemontribunal.Que celui qui tire l’épée périsse par l’épée ! ForestierHugh,mettez une flèche à votrearc!

L’homme,undesserviteurslaisdel’abbaye,pesadetoutsonpoidssurl’arcetfixaleboutlibredelacordedansl’entaillesupérieure,aprèsquoi,saisissantunedesesterriblesflèchesdetroispieds,àpointedeferetornéesdeplumes,illaposasurlacorde.

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–Bandezvotrearcettenez-vousprêt,crial’abbéfurieux.SirNigel,ilneconvientpointà la sainteÉglisedeverser le sang,maisà laviolencenousnepouvonsopposerque laviolence.Etque la faute en retombe survotre tête ! Jetez leglaivequevous tenezà lamain!

–Melaisserez-vousquitterlibrementcetteabbaye?

–Lorsquevousaurezpurgévotrepeineetpayépourvospéchés.

–Danscecas,plutôtmouririciquerendremonglaive.

Unéclairterrifiantscintilladansl’œildel’abbé.Ildescendaitdecombattantsnormands,comme tous ces fiers prélats qui, portant une masse dans la crainte de verser le sang,conduisaientleurstroupesaucombatsansjamaisoublierquec’étaitunhommerevêtudeleur robeetde leurdignitéqui, lacrosseà lamain,avait faitbasculer ledestinencettesanglantejournéedeHastings.Lesdouxaccentsdel’hommed’Égliseavaientdisparuetcefutlavoixduredusoldatquiordonna:

–Jevousaccordeuneminuteetpasplus!Quandjecrierai:Lâchez!envoyez-luiuneflèchedanslecorps.

Letraitfutfixé,l’arcbandéetl’œilduforestiersefixasursacible.Laminutes’écoulalentement,etNigelmitcetempsàprofitpourpriersestroissaintsguerriersnonpointdesauversoncorpsdanscemonde,maisdeprendresoindesonâmedansl’autre.Ilsongeaune seconde à sortir en bondissant comme un chat sauvagemais, une fois hors de soncoin,ilétaitperdu.Cependant,ilallaits’élanceraumilieudesesennemisetdéjàilployaitlecorpspoursauterlorsque,avecunevibrationsourde,lacordedel’arcserompit,laissantlaflècheretomberàterre.Aumêmemoment,unjeunearcherbouclé,auxlargesépaulesetau coffre profond qui dénotaient la force autant que le visage franc et rieur, les grandsyeux honnêtes signalaient la bonne humeur et la vaillance, bondit de l’avant glaive enmainetseportaauxcôtésdeNigel.

–Non,mes amis, lança-t-il, SamkinAylward ne restera point là à regarder un hardigentilhommeabattucommeuntaureauàlafinducombat.Cinqcontreun,c’estpartrop,mais deux contre quatre, voilà qui est mieux ! Et, sur mes os, le squire Nigel et moiquitteronscettesalleensemble,quecesoitsurnospiedsounon.

L’allure puissante de cet allié et sa grande réputation parmi ses amis donnaient unintérêtnouveauàl’ardeurducombat.Lebrasgauched’Aylwardétaitpassédanssonarcbandé,etilétaitconnudeWoolmerForestjusqu’auWealdcommel’archerleplusrapideetleplussûrquieûtjamaistouchéundaimcourantàdeuxcentspas.

– Eh non, Baddlesmere, ôte donc la main de ton carquois, sans quoi elle va devoirprendre deuxmois de repos pour se cicatriser ! fit encoreAylward.Au glaive, si vousvoulez, mes amis, mais pas un homme ne touchera à son arc aussi longtemps que jetiendrailemien.

Lescœursdébordantsdecolèredel’abbéetduprocureurs’élevèrentdansunsurcroîtderagedevantcenouvelobstacle.

–QuevoilàunmauvaisjourpourvotrepèreFranklinAylwardquipossèdeunetenureàCrooksbury ! fit le procureur. Il regrettera à jamais d’avoir eu un fils qui lui aura fait

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perdresesterresettoussesbiens.

–Monpèreestunvaleureuxyeomanquidéploreraitbienplusencorequesonfilsrestâtimpassiblealorsqu’ilsecommetunelâcheté,rétorquaAylwardfièrement.Attaquez,mesamis,nousvousattendons!

Encouragés par les promesses d’une récompense s’ils se mettaient au service del’abbayeetmenacésde représailless’ils refusaient, lesquatrearchersallaients’avancer,lorsqu’unesingulièreinterruptiondonnaunetournurenouvelleauxévénements.

Tandisquesedéroulaitcettescène,ungroupedefrèreslais,deserviteursetdevarletss’étaitforméàlaporteduchapitreetilssuivaientledéroulementdudrameavecl’intérêtetleplaisiraveclesquelsonaccueillegénéralementtoutcequifaitdiversionàunesombreroutine.Maissoudainilsefitparmilesderniersdugroupeunremousquisepropageaverslecentreet,pourfinir,lepremierrangfutviolemmentrejetédecôté.Danslatrouéesurgitune silhouette étrangère qui, aumomentmême de son apparition, domina de toute sonautoritélechapitre,l’abbé,lesmoines,lesprélatsetlesarchers.

C’était un homme dans la vigueur de l’âge, à la fine chevelure blonde, portant unemoustache frisée et dont lementon s’ornait d’une légère barbe demême teinte que lescheveux;surlevisageanguleuxonnevoyaitqu’ungrandnezsemblableàunbecd’aigle.Defréquentesexpositionsauventetausoleilavaienttannéethâlésapeau.Ilétaitgrandetélancé.L’undesesyeuxétaitentièrementrecouvertpar lapaupièrequiretombaitsuruneorbitevide,maisl’autredansaitetpétillait,sautantdegaucheàdroiteavecunesorted’ironiecritiqueetintelligente,toutlefeudesonâmesemblants’écoulerparcetteseuleouverture.Sesvêtementsétaientaussiremarquablesquesapersonne.Unrichepourpointetunmanteauétaientmarquésaureversd’unegrandedeviseécarlateenformedecoin.Unedentelledegrandprixluirecouvraitlesépauleset,aumilieudesplis,apparaissaitlescintillementd’unelourdechaîned’or.Uneceintureetdeséperonsdechevaliercliquetantà ses bottes de daim proclamaient son rang. Sur le poignet de son gantelet gauche, ilportaitunpetit faucon,ouhobereau, chaperonné,d’une racequi à elle seuledénotait ladignitédupropriétaire.Iln’avaitpointd’armes,maisàsondos,suspenduparunrubandesoie noire, pendait un luth dont le haut manche brun dépassait de l’épaule. Tel étaitl’hommeétrangedontémanaituneimpressionnantepuissanceetquiscrutaitd’unregardauqueliln’étaitpasquestiond’échapperlegroupedegensarmésetdemoinescourroucés.

–Veuillezm’excuser,dit-ilenunfrançaiszézayant,excusez,mesamis.Jecroyaisvenirvousarracheràvosprièresetàvosméditations,maisdemaviejen’aivusaintsexercicesde ce genre sous le toit d’une abbaye, avec des glaives en guise de bréviaires et desarcherscommefidèles.Jecrainsbiend’arriveraumauvaismoment.Etcependantjeviensenmissiondelapartdequelqu’unquin’aimeguèrelesdélais.

L’abbé et le procureur avaient commencé à se rendre compte que les choses étaientallées beaucoup plus loin qu’ils ne le voulaient et qu’il ne leur serait guère aisé, sansscandale, de sauver leur dignité et le beau renom deWaverley. Aussi, malgré l’alluredébonnaire, pour ne pas dire irrespectueuse, du nouvel arrivant, ils se réjouirent de sonintervention.

–Jesuisl’abbédeWaverley,monfils,réponditleprélat.Sivotremessageatraitàunequestion publique, vous pouvezme le communiquer icimême dans la salle capitulaire,

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sinonjevousaccorderaiuneaudience.Carilestmanifestequevousêtesungentilhommepar le sang et par les armoiries, et que vous n’interviendriez point à la légère dans lesaffairesdenotrecour,affairesqui,ainsiquevousavezpuleremarquer,conviennentpeuàdesgenspaisiblescommemoi-mêmeetlesfrèresdelarègledesaintBernard.

–Pardieu,Pèreabbé, fit l’étranger, ilm’asuffid’uncoupd’œil survousetvosgenspourme convaincre que cette affaire était en effet peu de votre goût et qu’elle le seraencoremoinsquand jevousauraiditque,plutôtquedevoir ce jeunehommedenoblealluredanslafenêtremolestéparvosarchers,jeprendraipartipourlui.

Àcesmots,lesouriredel’abbélaissalaplaceàunfroncementdesourcils.

– Il vous siéraitmieux,messire, je pense, de transmettre lemessage dont vous vousditesleporteurquedesoutenirunprisonniercontrelejugementlégitimed’untribunal.

L’étrangerbalayaleprétoired’unregardinquisiteur.

–Lemessagenevousestpointdestiné,monbonAbbé;ilestadresséàquelqu’unquejeneconnaispoint.Jemesuisrenduensademeureoùl’onmeditquejeletrouveraisici.SonnomestNigelLoring.

–Alors,ilestpourmoi,messire.

– Jem’endoutais. J’ai connuvotrepère,EustaceLoring et, bienqu’il envalût deuxcommevous,ilalaissésonempreintebienclairesurvotrevisage.

– Vous ignorez la vérité sur cette question, intervint l’abbé, et si vous êtes un loyalgentilhomme,vousvoustiendrezàl’écart:cejeunehommeagravementoffensélaloietilconvientauxvassauxduroidenousaccorderleursoutien.

–Etvousl’aveztraînéicipourlejuger?s’écrialegentilhommeamusé.Toutcommeunecompagniedefreuxquijugeraitunfaucon!Etjegagequevousaveztrouvéplusaisédejugerquedechâtier!Maispermettez-moidevousdire,Pèreabbé,quevotresituationestillégale.Lorsquedetelspouvoirsfurentaccordésàvossemblables,cefutuniquementpourmettreuntermeàuneriotteouchâtierunserf,maisnonpourtraîneràvotrebarrelemeilleur sang d’Angleterre et l’affronter à vos archers parce qu’il s’oppose à vosdécisions.

L’abbé était peu accoutumé à entendre de telles paroles de reproche et, qui pis est,prononcées d’un tonmordant dans sa propre abbaye, en présence de tous sesmembresréunis.

– Il pourrait vous en cuire et vous pourriez vous apercevoir qu’un tribunal abbatialdétientplusdepouvoirsquevousnelecroyez,messirechevalier,sichevaliervousêtes,vousquivousmontrezsidiscourtoisdansvosparoles.

L’étrangersemitàriredeboncœur.

– Il est aisé devoir quevous êtes des hommespaisibles, dit-il avec fierté.Si j’avaismontrécechiffre–etildésignal’insignesursesrevers–soitsurunboucliersoitsuruneoriflamme,quecefûtdanslesmarchesdeFranceoud’Écosse,iln’estpointunchevalierquin’eûtreconnulapiledegueulesdeChandos.

Chandos,JohnChandos,fleurdelachevalerieanglaise,lehérosdecinquanteexploits

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audacieuxetdésespérés,hommeconnuethonoréd’unboutàl’autredel’Europe!Nigelle regarda commeenproie àunevision.Les archers reculèrent interloqués, lesmoines,eux,seregroupantpourvoirdeplusprèscefameuxsoldatdesguerresdeFrance.L’abbéchangeadetonetunsourirereparutsursonvisagemarquéparlacolère.

–Noussommeseneffetdeshommesdepaix,sirJohn,etpeuinstruitsenhéraldique.Maissipuissantsquesoientlesmursdenotreabbaye,ilsnesontcependantpassiépaisquelarenomméedevosexploitsn’aitpulesfranchiretatteindrenosoreilles.S’ilestdevotre bon plaisir de porter intérêt à ce jeune homme qui a été mal guidé, il ne nousappartientpointdecontrecarrercettelouableintention,niderefusercettegrâcequevousrequérezdenous.Bienaucontraire!Jesuisheureuxqu’ilpuisseavoirunhommetelquevouspourluidonnerexemple,entantqu’ami.

– Je vous sais gré de votre courtoisie, mon bon Père abbé, fit Chandos d’un tonnégligent,maiscejeunehommepossèdeunmeilleuramiquemoi,unamitrèsbonpourceux qu’il aime, mais plus terrible encore pour ceux qu’il hait. C’est de sa part quej’apporteunmessage.

– Je vous prie, très honoré seigneur, de me bien vouloir dire quel est ce message,demandaNigel.

–Cemessage,moncher,estlesuivant:votreamivaarriverdanscepaysetdemandeàpouvoirpasserunenuitdanslemanoirdeTilford,pourl’amouretlerespectqu’ilporteàvotrefamille.

–Certes,ilseralebienvenu,réponditNigel,maisj’espèrequ’ilestdeceuxquisaventapprécierlanourrituredusoldatetcouchersousunhumbletoit,carnousnepouvonsquedonnerlemeilleurdenous-mêmes,pauvrescommenouslesommes.

–C’esteneffetunsoldatetl’undesplusgrands,réponditChandosenriant,etjegagequ’iladormidéjàdansdesendroitsplusfrustesqueTilfordManor.

–J’aibienpeud’amis,seigneur,fitNigelétonné,et jevoussauraisgrédemedire lenomdecegentilhomme.

–SonnomestÉdouard.

–SirÉdouardMortimerdeKent,alors.Oubien,est-ceSirÉdouardBrocas,dontLadyErmyntrudem’asisouvententretenu?

–Non, il n’est connuque sous le seul nomd’Édouard.Si vous voulez savoir l’autrenom,ilest:Plantagenêt.Carceluiquidemandeasilesousvotretoitn’estautrequevotreseigneurligeetlemien,SaGracieuseMajestéleroiÉdouardd’Angleterre.

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6ChapitreLADYERMYNTRUDEOUVRELECOFFREDEFER

CefutcommedansunrêvequeNigelentenditcesparolesprodigieusesetincroyables.Cefutcommedansunrêvequ’ilvitunabbésouriantetconciliant,unprocureurobséquieuxetungrouped’archersquileurouvrirentlechemin,àlui-mêmeetaumessagerduroi,autravers de la foule qui obstruait la porte de la salle du chapitre. L’instant d’après, ilmarchait à côtédeChandos,dans le cloîtrepaisible, et devant lui, au-delàde lagrandeporte, s’étendait la large route jaune, bordée de verts pâturages. L’air printanier quiembaumaitl’atmosphèren’enétaitqueplusdouxetplusparfumé,aprèscelui,glacial,dudéshonneur etde la captivité,quivenaitde refroidiruncœur si ardent.Àpeineavait-ilfranchileportail,qu’ilsesentittiréparlamanche.Ayanttournéleregard,ilvitl’honnêtevisagebrunetlesyeuxcouleurnoisettedel’archerquiavaitprissonparti.

–Alors,jeuneseigneur,fitAylward,qu’avez-vousàdire?

–Etquepourrais-jevousdire,monbonami,sinonvousremercierdufondducœur?ParsaintPaul,eussiez-vousétémonfrèredesangquevousnem’auriezpasdéfenduavecplusd’énergie.

–Non,celanesuffitpoint.

Nigel, vexé, rougit, d’autant plus que Chandos, l’œil critique, écoutait leurconversation.

–Sivousavezentenducequiaétéditautribunal,dit-il,vousdevezsavoirquejenejouispointencemomentdesbiensdecemonde.Lapestenoireet lesmoinesontpesélourdementsurmesterres.C’estavecplaisirquejevousdonneraisunepoignéed’orpourleservicequevousm’aveztémoigné,sic’estcequevouscherchez.Maisjen’enaipoint,etjevousrépètequ’ilvousfaudravoussatisfairedemesremerciements.

– Votre or ne m’intéresse point, répondit Aylward, d’un ton bref. De plus, vousn’achèteriezpointmaloyauté,mêmeenremplissantmabesacedenoblesàlarose,sijenevousestimaispointunhomme.Maisjevousaivumonterlechevaljaune,jevousaivufairefrontàl’abbédeWaverley,etvousêteslemaîtrequej’aimeraisservir,sivousavezune place pour un homme commemoi. J’ai vu vos suivants et je ne doute point qu’ilsfurent de vaillants compagnons du temps de votre grand-père.Mais lequel d’entre euxpourraitencoretendrelacorded’unarc?Pourvous,j’airenoncéauservicedel’abbédeWaverley.Oùpourrais-jetrouverunautrepostemaintenant?Sijeresteici,jenepourraiplusrienfaire.

– Voyons, il n’y a point là de difficultés, intervint Chandos. Parbleu, un archeraudacieux, bruyant et crâneur vaut son pesant d’or dans lesmarches deFrance. J’en aideuxcentspareilsquimesuiventetjenedemanderaispasmieuxquedevousvoirparmieux.

–Jevousremerciepourvotreoffre,nobleseigneur,réponditAylward,etjepréférerais

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votre bannière à n’importe quelle autre car il est bien connu qu’elle va toujours del’avant:j’aiassezentenduparlerdesguerrespoursavoirqu’ilneresteplusgrand-choseàpiller pour ceux qui demeurent en arrière. Cependant si le squire veut de moi, jepréférerais combattre sous les roses deLoring car, bien que je sois né dans la centuried’Eastbourne,cantondeChichester,j’aigrandietapprisàmanierl’arcdanscesterreset,en tant que fils libre d’un homme libre, je préférerais servirmonseigneur plutôt qu’unétranger.

–Monbonami,réponditNigel,jevousaidéjàditquejenepourraisenaucunefaçonvousrécompenserpourleservicequevousm’avezrendu.

–Sivousacceptezsimplementdem’emmeneràlaguerre,jemechargeraimoi-mêmedemarécompense.Enattendant, jenedemandequ’uncoinàvotretableetunetoisedevotreplancher,carilestbiencertainquelaseulerécompensequej’auraidel’abbépourmon exploit de ce jour, ce sera le fouet pourmes reins et le tabouret pourmes pieds.SamkinAylwardestvotrehomme, squireNigel, àpartirdecetteheureet, sur lesosdemesdoigts,quelediablem’emportes’ildoitvousarriverdeleregretter!

Cedisant, ilportalamainàsoncasqued’acierenguisedesalut,rejetasongrandarcjaunesurledosetsuivitsonnouveaumaîtreàquelquespas.

–Pardieu,j’arriveàlabonneheure,s’exclamaChandos.VenantdeWindsor,jemesuisrendudirectementàvotremanoirquej’aitrouvévide,àl’exceptiond’unevieilledamequim’afaitpartdevosennuis.Delà,jemesuisrenduàl’abbayeetjenesuispointparvenutroptôt,carjevousassurequeletableaun’avaitrienderéjouissantaveccesflèchesprêtesà vous transpercer le corps, et les clochettes, livres de prières et autres candélabresdestinésàprendresoindevotreâme.Mais,sijenemetrompe,voicilabonnedame.

C’étaiteneffetlagrandesilhouettedeLadyErmyntrude,maigre,voûtée,appuyéesurunbâton,quiétaitapparueàlaportedumanoirets’avançaitpourlesaccueillir.Elleéclataderireetbranditsonbâtondansladirectiondel’imposantmonastèrelorsqu’onlamitaucourantde ladéconfiturede l’abbaye.Elle les conduisit ensuitedans lagrande salleoùl’onavaitpréparétoutcequ’ilspouvaientoffrirdemieuxàleurillustrevisiteur.Elleavaitelle-même dans les veines du sang de Chandos, dont on pouvait retrouver la trace autraversdesGrey,Multon,Valence,Montagueetautresgrandesfamilles,àtelpointquelerepasfutprisetpresquedigéréavantqu’elleeneûtterminéd’unimbrogliodemariagesetalliances,aveclespartitions,rebattements,pièceshonorablesetmodificationsparlesquelsonpouvaitdresserleblasondesdeuxfamillespourprouverleurcommuneorigine.Mêmesi l’on remontait jusqu’à laconquêteet endeçà, iln’étaitpasunarbregénéalogiquedenoblessedontchaquepousse,chaquebourgeon,nefûtliéàLadyErmyntrude.

Lorsque la table fut ôtée et que les trois personnages se trouvèrent seuls, Chandostransmitsonmessageàladame.

–LeroiÉdouardn’ajamaisoubliélenoblechevaliervotrefils,SirEustace.Ildoitserendre àSouthampton la semaineprochaineet je suis sonavant-courrier. Ilm’apriédevousdire,nobleDame,qu’ilviendraitparGuildfordafindepouvoirpasserunenuitsousvotretoit.

Lavieilledamerougitdeplaisirmaispâlitsoudain,vexéeparlestermesmêmes.

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–C’estenvéritéungrandhonneurpour lamaisondeLoring,bienquenotre toitsoithumbleet,commevousl’avezpuvoir,notrepitancebiensimple.Leroinesedoutepointquenoussommesaussipauvres.Jecrainsquenousnepassionspourgrossiersetavaresàsesyeux.

MaisChandosécartasescraintes.Lasuiteduroi,danslaquellenesetrouvaientpasdedames,logeraitauchâteaudeFarnham.Toutroiqu’ilétait,ilsesouciaitpeudesesaises,envaillantsoldatqu’ilétaitresté.Etdetoutefaçon,puisqu’ilavaitannoncésavenue, illeur fallait y faire facedumieuxqu’ilspouvaient.Enfin, avecbeaucoupdedélicatesse,Chandosoffritsapropreboursesiellepouvaitlesaiderdanslacirconstance.MaisLadyErmyntrudeavaitdéjàretrouvésoncalme.

–Non,noblecousin,celanesepeutfaire.Jevaispréparerpourleroitoutcequiserapossible,enmesouvenantque,silamaisondeLoringnepeutriendonnerdeplus,elleatoujoursmissonsangàsadisposition.

ChandosdevaitencoreserendreàFarnhamCastleetau-delà,maisilexprimaledésirde prendre un bain chaud avant de semettre en route car, comme la plupart des autreschevaliers,ilaimaitàseplongerdansl’eaulapluschaudequ’ilpûtsupporter.Ainsidonclebain,unegrandecuvecerclée,plus largemaispluscourtequ’unebaratte, fut installédanslachambred’hôteetcefutlàqueNigeltintcompagnieàChandosquisedétendaitdansl’eau.

Nigel,perchésurlecôtéduhautlit,balançantsesjambesdanslevide,regardaitd’unairétonnéetamusél’étrangevisage,lescheveuxblondshirsutesetlesépaulesmuscléesdufameuxguerrier,letoutdisparaissantlégèrementdansuneépaissecolonnedevapeur.Ilétait d’humeur bavarde, aussi Nigel l’assaillit-il de mille questions sur les guerres,s’accrochant à chaque mot proféré en réponse, comme si l’autre eût été l’oracle desAnciens parlant au travers de la fumée ou d’un nuage. Pour Chandos lui-même, vieuxguerrierauxyeuxdequilaguerreavaitperdutoutesafraîcheur,cefutunrappeldesonardente jeunessequed’entendrelesvivesquestionsdeNigeletdenoter l’attentionaveclaquelleill’écoutait.

–Parlez-moidupaysdeGalles,nobleseigneur,demandaNigel.QuellesortedesoldatssontlesGallois?

–Ce sont de vaillants guerriers, répondit Chandos en barbotant dans son bain.Vousavez des chances d’avoir de bonnes escarmouches dans leurs vallées lorsque vous ychevauchezavecunepetitesuite.Ilsflamboientcommeunbuissond’ajoncs,maissivousparvenez à en faire baisser la chaleur pendant un court instant, il arrive qu’ils serefroidissent.

–EtlesÉcossais?Vousleuravezfaitlaguerreaussi,àcequej’aicompris.

–Leschevaliersécossaisnereconnaissentaucunmaîtreaumondeetceluiquipeuttenirtêteauxmeilleursd’entreeux,quecesoitunDouglas,unMurrayouunSeaton,celui-làn’aplusrienàapprendre.Sivaillantquevoussoyez,vousentrouvereztoujoursunaussivaillantquevous,lorsquevouschevaucherezverslenord.SilesGalloissontsemblablesàunfeud’ajoncs,alors,pardieu!lesÉcossaissontcommelatourbe,carilsseconsumentlentementetvousn’enviendrezjamaisàbout.J’aipassédebienbonnesheuresdanslesmarchesd’Écosse,car,quandbienmêmeiln’yapointdeguerre,lesPercyd’Alnwickou

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le gouverneur de Carlisle peuvent toujours soulever une petite querelle avec les clansfrontaliers.

– Il me souvient que mon père avait coutume de dire qu’ils étaient de valeureuxlanciers.

–Lesmeilleursaumonde,carleurslancesontdouzepiedsdelongetilsmarchentenrangstrèsserrés.Maisleursarcherssontplusfaibles,saufpeut-êtreleshommesd’EttrickoudeSelkirkquisontoriginairesdesforêts…Nigel,veuillezouvrirlafenêtretreillissée,je vous prie. Il y a ici par trop de vapeur…Par contre, au pays deGalles, ce sont leslanciersqui sont faibles, et il n’estpointd’archersdansces îles comme leshommesdeGwantavecleursarcsenorme:leurpuissanceesttellequej’aiconnuunchevalierquieutsamonturetuéesousluiaprèsquelaflècheeuttraverséseschaussesdemailles,sacuisseetsaselle.Maismaintenant,qu’est-cequelaflèche,comparéeàcesnouvellesballesdemétalprojetéespar lapoudreetquidéchirentunearmurecommeunepierre lefaitd’unœuf!Nospèresneconnaissaientpointcela.

–Alors, tantmieuxpournous, s’écriaNigel, puisqu’il y aura aumoinsune aventurehonorablequiserabienànous.

Chandoseutunpetitrireettournaverslejeunehommerougissantunregardchargédesympathie.

–Vousavezunefaçondeparlerquimerappellelesvieuxquej’aiconnusautempsdemajeunesse,dit-il.C’étaientdevraispaladinsetilsparlaienttoutcommevous.Bienquevoussoyezfortjeune,vousappartenezàunautreâge.Oùdoncavez-vouspriscettefaçondepenseretdevousexprimer?

–Jen’aieuqu’uneseulepréceptrice:LadyErmyntrude.

– Pardieu, elle a dressé un fauconneau qui est prêt à fondre sur une noble proie.J’aimerais être lepremieràvousdéchaperonner.Nevoulez-vouspoint chevaucheravecmoidanslesguerres?

DeslarmessautèrentauxyeuxdeNigelquimanquabroyerlagrandemainquipendaithorsdelacuve.

– Par saint Paul ! que pourrais-je souhaiter de mieux au monde ? Je n’aime guèrel’abandonnercarellen’apersonnepourprendresoind’elle.Maissicelapouvaitsefaire…

–Lamainduroipeutfairebeaucoup.N’enditesrienavantqu’ilsoitici.Maissivousvoulezchevaucheravecmoi…

– Qu’est-ce donc qu’un homme pourrait souhaiter de mieux ? Est-il un écuyer enAngleterre qui ne voulût servir sous la bannière de Chandos ? Et où allez-vous, nobleseigneur?Etquandpartez-vous?Sera-cepourl’Écosse?Pourl’Irlande,peut-être?PourlaFrance?Maishélas!Hélas!…

Levisage exalté s’était soudain assombri. Pendant un instant, il avait oublié qu’il nepouvaitpasplussepayerunearmurequedelavaisselled’or.Etd’unseulcoup,toussesespoirsfurentabattus.Ah,cessordidessoucismatérielsquiviennenttoujourss’interposerentrenosrêvesetleuraccomplissement!Lesquired’untelseigneursedevaitd’êtrebienéquipé.EtcependanttoutelafortunedeTilfordn’ysuffiraitpoint.

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MaisChandos, dont l’intelligence était vive et qui avait une grande connaissance dumonde,avaitaussitôtdevinélacausedecesoudainchangement.

–Sivouscombattezsousmabannière,ceseraàmoiqu’ilreviendradevouspourvoirenarmes.Non,jen’admettraipointderéplique!

MaisNigelsecouatristementlatête.

–Cen’estpointpossible!LadyErmyntrudevendraitcettevieilledemeureetjusqu’audernier pouce de terrain plutôt que de me permettre d’accepter cette offre généreuse.Cependantjenedésespèrepointcar,lasemainedernière,j’aifaitl’acquisitiond’unnoblepalefroisansdébourserunpenny.Peut-êtreaurai-je l’occasiondemeprocurer touteunearmuredelamêmefaçon.

–Etcommentavez-vouseucecheval?

–Ilm’aétédonnéparlesmoinesdeWaverley.

–Merveilleux!…Mais,pardieu !aprèsceque j’aivu, jemeseraisattenduqu’ilsnevousdonnassentqueleurmalédiction.

–Ilsn’avaientquefairedecettebêteetmel’ontofferte.

–Ilvoussuffiradoncdetrouverquelqu’unquin’aitquefaired’unearmureetquivousla donne. J’espère cependant que vous aurez demeilleures dispositions d’esprit et quevousmepermettrezdevouséquiperpourlaguerre,puisquelabonneDameaprouvéquej’étaisvotrecousin.

–Millegrâces,nobleseigneur!Sijedevaism’adresseràquelqu’un,ceseraitàvous,mais il estd’autresmoyensque j’aimeraisd’abordessayer…Mais jevousprie,bonsirJohn,demeparlerdevosnoblescombatsàlalancecontrelesFrançais,carlepaystoutentierretentitdeslégendesdevosexploits,etj’aientendudireque,enunematinée,troischampionsavaientsuccombédevantvotrelance.Est-cevrai?

–Cescicatricessurmoncorpsenfontfoi,maiscen’étaitlàquefoliesdejeunesse.

–Commentpouvez-vousappelerceladesfolies?Nesont-cepointlàlesmoyensdesegagnerunhonorableavancementetlecœurd’unedame?

– Ce que vous dites est vrai, Nigel. À votre âge, un homme se doit d’avoir la têtechaudeetdeporterhautlecœur.J’étaismoiaussidouédesdeux,etjecombattaispourmadame, parce que j’en avais fait vœu, ou tout simplement parce que tel était mon bonplaisir.Maislorsqu’ongranditetqu’oncommanded’autreshommes,ilyaaussicertaineschoses auxquelles il faut penser. On réfléchit moins à son honneur personnel qu’à lasécuritéde ses troupes.Cene sontplusvotre lance,votreépéeouvotrebrasqui ferontchanger le destin d’une bataille,mais une tête froide et raisonnée qui peut vous sauverd’une situation désespérée.Celui qui sait choisir le bonmoment pour faire charger sescavaliersoupourleurenjoindredemettrepiedàterreavantdecontinuerlecombat,celuiqui saitmêler ses archers et ses hommesd’armes de façon à se soutenirmutuellement,celuiquisaittenirsesréservesàl’écartetnelesfaireintervenirquelorsqu’ellespeuventfaire pencher le plateau de la balance, celui dont l’œil vif sait découvrir les terrainsmarécageuxouaccidentés–celui-làvautbienplusdansunearméequetouslesRoland,Olivieretautrespreuxchevaliers.

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–Cependant,nobleseigneur,siseschevaliersluifontdéfaut,toutsontravaildetêteneserviraderien.

–C’est trèsvrai,Nigel.Aussi,puissent touslessquirespartirenguerreavecuncœuraussi ardent que le vôtre.Mais il neme faut plus tarder, car le service du roi ne peutattendre.Jevaismevêtiret,lorsquej’auraipriscongédelabonneDameErmyntrude,jem’eniraiàFarnham.Maisvousmereverrezicilejourdel’arrivéeduroi.

Ainsidonc,Chandoss’enfutcesoir-là,poussantsonchevaldanslespaisiblesalléesetpinçant son luth, car il aimait la musique et était connu pour ses chants joyeux. Leshabitants apparaissaient devant leurs demeures, riant et battant des mains pouraccompagner la voix riche qui s’élevait puis retombait en douces modulations dansl’allègrepincementdescordes.Etpeudeceuxquilevoyaientpasserauraientpusedouterquecetétrangechevalierauxcheveuxdelinétaitleplusrudeguerrierdetoutel’Europe.Unefoisseulement,alorsqu’ilentraitdansFarnham,unvieilhommed’armesinvalideetcouvertdehaillonscourutvers luiets’accrochaàsonchevalcommeunchiengambadeautourdesjambesdesonmaître.Chandosluilançaunmotaimableetunepièced’oraumomentoùilentraitauchâteau.

Pendant ce temps, le jeuneNigel et LadyErmyntrude, laissés seuls en face de leursdifficultés,seregardaientdésespérés.

–Lecellierestquasivide,fitNigel.IlrestedeuxtonneletsdebièreetunfûtdevindesCanaries.Commentpourrions-nousservirpareilsbreuvagesauroietàsacour?

–IlnousfaudraitduvindeBordeaux.Etavecleveaumarbré,lavolailleetl’oie,nouspourronsfaireassezpourlerepas,s’ilnerestequepourunenuit.Etcombienseront-ils?

–Unedouzaine,aumoins.

Lavieilledamesetorditlesmainsdedésespoir.

–Non,neleprenezpasainsiàcœur,chèreDame,fitNigel.Nousn’avonsqu’unmotàdire et le roi s’arrêtera àWaverley, où lui et sa cour trouveront tout ce qu’ils pourrontdésirer.

–Cela, jamais ! se récriaLadyErmyntrude.Ceseraitunehonteetunedisgrâcepournous si le roi devait longer notre porte alors qu’il a gracieusement offert de la pousser.Non,jem’ensortirai.Jamaisjen’auraiscruêtreforcéeunjouràceci,maisjesaisqu’illevoudraitetjeleferai.

Décrochantunecléquipendaitàsaceinture,ellesedirigeaverslevieuxcoffredefer.Le grincement des charnières rouillées, lorsqu’elle souleva le couvercle, prouva àl’évidencecombienlavieilledamesetenaitéloignéeduSaintdesSaintsdesoncoffreauxtrésors.Par-dessussetrouvaientquelquesreliquesdevieillesparures:unmanteaudesoiesemé d’étoiles d’or, une coiffe de fils d’argent, un rouleau de dentelle de Venise. Endessouss’empilaientdespaquetsattachésavecdelasoie,quelavieilledamemaniaavecsoin:ungantd’hommepourlachasse,unesandaled’enfant,deslacsd’amourfaitsd’unruband’unvertpassé,quelqueslettresd’uneécriturerudeetunereliquedesaintThomas.Puis,dufondmêmeducoffre,elle tira troisobjetsenveloppésdesoiequ’elledéballaetposasur la table.L’unétaitunbraceletd’orbrutdans lequelétaientenchâssésdesrubisnontaillés,lesecondétaitunplateaud’oretletroisièmeunhanapdumêmemétal.

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–Vousm’avezsouventdéjàentenduparlerdecesobjets,Nigel,maisvousnelesaviezjamaisvus,carvoilàlongtempsquejen’aiplusouvertlecoffre,decraintequedansnosgrandsbesoinsnousnesoyonstentésd’enfairedel’argent.Jelesaitenusloindemavueetmêmedemespensées.Maiscettefois,ils’agitdel’honneurdenotremaisonetilmefautm’enséparer.Cehanapestceluiquemonépoux,SirNeleLoring,gagnaaprèslaprisedeBagdad, alorsque ses compagnons et lui avaient tenu la licedepuismatines jusqu’àvêprescontrelafleurdelachevaleriefrançaise.LeplateauluifutdonnéparlecomtedePembrokeensouvenirdesavaillancesurlechampdebatailledeFalkirk…

–Etlebracelet,chèreDame?

–Vousn’enrirezpoint,Nigel?

–Certesnon,pourquoileferais-je?

–Cebraceletfutleprixdelareinedebeautéquimefutdonnédevanttouteslesgrandesdamesd’AngleterreparSirNeleLoring,unmoisavantnotreunion.Unereinedebeauté,Nigel !Moi !Vieille etvoûtéecommevousmevoyezmaintenant !Cinqhommes sonttombésdevant sa lanceavantqu’ilm’offrît cebijou.Etmaintenant,dansmesdernièresannées…

–Non,non,chèreethonoréeDame,nousnenoussépareronspointdecetrésor.

– Si, Nigel ; il l’aurait voulu ainsi. Je l’entends presqueme lemurmurer à l’oreille.L’honneur était tout pour lui, le reste rien. Enlevez cela, Nigel, avant que mon cœurfaiblisse. Demain, vous porterez le tout à Guildford. Vous y verrez Thorold, l’orfèvre.Voustâcherezd’enobtenirassezd’argentpourfairefaceàtoutcedontnousavonsbesoinpourlavenueduroi.

Elledétournalevisagepourdissimulersestraitsridésetlecouvercleducoffredeferenretombantcouvritunsanglot.

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7ChapitreCOMMENTNIGELS’ENFUTFAIRESESEMPLETTESÀGUILDFORD

CefutparunbeaumatindejuinqueNigel,lecœurallégéparlajeunesseetleprintemps,quittaTilfordpours’enallerfairesesemplettesàlavilleprochedeGuildford.Souslui,son grand cheval jaune caracolait et sautillait, aussi heureux et léger d’esprit que sonmaître.Dansl’Angleterreentière,onauraitdifficilementputrouveruncoupleaussiardentetdébonnaire.Laroutesablonneuseserpentaitàtraverslesboisdepinsoùlabrisedoucefleuraitbonlarésine;elletraversaitlesdownscouvertsdebruyèresquiroulaientaunordet au sud, immenses et inhabités car dans ces terres le sol était pauvre et sans eau. Iltraversa Crooksbury Common puis la grande bruyère de Puttenham, suivant un sentiersablonneux qui sinuait entre les fougères arborescentes et la bruyère, car il désiraitrejoindre la route des pèlerins à l’endroit où elle s’incurvait vers l’est en arrivant deFarnhametdeSeale.Toutenavançant,iltâtaitrégulièrementlesfontesdesaselleoùilavaitenfermé,soigneusementenveloppés,lestrésorsdeLadyErmyntrude.Àregarderlapuissanteencolurequisebalançaitsurunrythmeallègredevantlui,àsentirl’allureaiséedugrandchevaletenentendantlebattementassourdidesessabots,ilauraitvouluchanteretcriersajoiedevivre.

Derrière lui, sur le poney brun qui avait servi autrefois de monture à Nigel, suivaitl’archerSamkinAylwardquidelui-mêmeavaitprislachargedeserviteurpersonneletdegardeducorps.Seslargesépaulesetsagigantesquepoitrinesemblaientdangereusementperchéessurlepetitanimal,maisilallaitl’ambleensifflotantunrefrainallègre,lecœuraussilégerqueceluidesonmaître.Pasunhommequin’eûtunhochementdetête,pasunefemmequinesourîtaupassagedujovialarcherdontlaplupartdutemps,latêtetournéesur lesépaules, le regardsuivait ledernier juponcroisé.Unefoisseulement, il reçutunaccueilassezrude,venantd’unhommegrand,auxcheveuxdeneigeetauvisagerougeaudqu’ilsrencontrèrentdanslalande.

–Lebonjour,monpère,criaAylward.Commentcelava-t-ilàCrooksbury?Commentseporte lavachenoire?Et lesbrebisd’Alton?EtMary, la fillede laiterie, et tous lesautres?

–C’estbienàtoideposerpareillequestion,bonàrien,réponditlevieux.Tuasirritélesmoines deWaverley dont je suis tenancier, et ils veulentmeprendrema ferme. J’en aicependantencorepourtroisanset,qu’ilsfassentcequ’ilsveulent,jenedéguerpiraipointd’ici là.Mais je n’aurais jamais cru que je perdrais un jourmon foyer à cause de toi,Samkin.Et,sigrandquetusois,jesauraisbienchasserlapoussièredecepourpointvertàcoupsdebranchesdenoisetier,sijetetenaisàCrooksbury.

–Danscecas,vouslepourrezfairedemainmatin,monpère,carjeviendraivousvoir.Mais en vérité, je n’ai rien fait d’autre àWaverley que vous n’eussiez fait vous-même.Regardez-moidans lesyeux,vieille têtechaude,etdites-moisivousseriezresté lààne

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rienfairealorsqueledernierLoring–voyez-les’avancerlà-bas,latêtehauteetl’espritdanslesnuages–allaitêtreabattud’uneflèchesurl’ordredecemoinepleindegraisse.Sivousmeditesquevousl’auriezfait,jevousreniecommepère.

–Non,Samkin,et,s’ilenestainsi,alorscequetuasfaitn’étaitpeut-êtrepointsimal.Maisilm’estbiendurdeperdremavieilleferme,alorsquemoncœurestenterrédanssonsol.

–Allonsdonc,bonhomme.VousavezencoretroisansdevantvousetDieusaitcequipeutsepasserentroisans.Avantcetemps,j’auraiétéàlaguerreet,lorsquej’auraiforcéunou deux coffres français, vous pourrez vous acheter votre bonne terre brune et vousgaudirdel’abbéJohnainsiquedesesbaillis.Nesuis-jepointunhommetoutcommeTomWithstaffdeChurt?Aprèssixmois,ilestrevenuaveclesgoussetspleinsdenoblesàlaroseetuneFrançaisesurchaquebras.

–Dieunousgardedesfemmes,Samkin!Mais,s’ilyadel’argentàrécolter,ilestbienvraiquetuescapabled’enavoirtapart,toutcommen’importequelhomme.Maishâte-toi,mongarçon,tonmaîtreadéjàpassélacroupedelacolline.

Saluant son père de sa main gantée, l’archer planta les talons dans les flancs de samonture et eut tôt fait de rejoindre Nigel. Après avoir jeté un coup d’œil par-dessusl’épaule,celui-ciralentitsonallureetattenditquelatêteduponeyfûtàsahauteur.

–N’ai-jepointouï,archer,qu’unhors-la-loiétaitenlibertédanscettecontrée?

–Si,nobleseigneur.C’étaitunserfdePeterMandeville.Maisilabrisésesliensets’estsauvédanscesforêts.Lesgensl’appellentl’HommesauvagedePuttenham.

–Maiscommentsefait-ilqu’onneluiaitpointdonnélachasse?Sicethommeestuntire-laineetunbrigand,ceseraitunebelleoccasiond’endébarrasserlepays.

–Lesgensd’armesdeGuildfordont été envoyéspardeux foisdéjàpour s’en saisir.Maislerenardaplusieursterriers,etilestbienmalaisédel’enfairesortir.

– Par saint Paul, si je n’étais point aussi pressé, je ferais bien un détour pour lerechercher.Dequelcôtévit-il?

–Unimmensemaraiss’étendau-delàdePuttenham;aumilieusetrouventdesgrottesoùluietlessienssecachent.

–Lessiens?Ilssontdoncunebande?

–Plusieurssesontjointsàlui.

–Mais voilà qui paraît une entreprise pleine d’honneur !Lorsque le roi sera venu etparti,nousconsacreronsunejournéeauxhors-la-loidePuttenham.Jecrainsbienquenousn’ayonsquepeudechancesdelesrencontreraucoursdeceprésentvoyage.

–IlsattaquentlespèlerinsquipassentsurlaroutedeWinchester.Deplus,ilssontbienvusparlesgensdupays,carilsnelesvolentpointetonttoujourslamainsecourablepourceuxquiacceptentdelesaider.

– Il est toujoursaiséd’avoir lamain secourableavecde l’argentvolé.Mais je crainsqu’ilsneserisquentpointàvolerdeuxhommescommenousdontlaceintureestgarnied’uneépée.

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Ils avaient franchi les marais sauvages et étaient parvenus sur la grand-routequ’empruntaient les pèlerins venus de l’Ouest pour se rendre au sanctuaire national deCanterbury. Après avoir traverséWinchester, la route suivait la merveilleuse vallée del’Itchen,pouratteindreFarnham,oùelleformaitdeuxembranchements,l’unquisuivaitleHog’sBack,ouDosd’Âne, l’autrequi tournaitvers le sudendirectionde lacollinedeSainte-Catherine,oùsedressaitlesanctuairedespèlerins,actuellementenruine,maisquiétaitalorsunlieuaugusteettrèsfréquenté.C’étaitsurcetteroutequesetrouvaientNigeletAylwardenserendantàGuildford.

Comme par hasard, personne ne prenait la même direction qu’eux, mais ilsrencontrèrent des groupes de pèlerins qui s’en revenaient avec des images de saintThomas,descoquillesd’escargotoudepetitesampoulesdeplombsurleurschapeauxetdesballotsd’emplettessurlesépaules.Ilsétaientsalesetenhaillons.Leshommesallaientà pied, les femmes étaient portées par des ânes. Gens et bêtes cheminaient gaiement,comme si c’eût été un jour faste ou comme s’ils avaient retrouvé déjà leur foyer.Avecquelquesmendiantsouménestrelscouchésdans labruyèredepartetd’autreduchemindans l’espoir de recevoir des passants un occasionnel farthing, ce furent les seulespersonnesqu’ilsrencontrèrentjusqu’auvillagedePuttenham.Lesoleilétaitdéjàchaudetilyavait tout justeassezdeventpoursoulever lapoussièreduchemin,à telleenseignequ’ilsfurentheureuxdesenettoyerlegosierenallantboireunverredebièreaucabaretdu village où la tenancière jeta un au revoir narquois àNigel, qui n’avait pas eu assezd’attentionspourelle,etunegifleàAylward,quienavaiteutrop.

De l’autre côté de Puttenham, la route traversait un bois de chênes et de hêtres,s’élevantau-dessusd’unevégétationtouffuedefougèresetderonces.Ilsyrencontrèrentunepatrouilledesergentsd’armes.C’étaientdegrandsgaillardsbienmontés,revêtusdehoquetonsetdebonnetsdebuffle,armésdelancesetdesabres.Leurschevauxavançaientlentementsurlecôtéombragédelaroute.Ilss’arrêtèrentlorsquelesvoyageursparvinrentàleurhauteurpourleurdemanders’ilsavaientétémolestésenchemin.

–Prenezgarde,leurdirent-ils,carl’Hommesauvageetsonépousecourentlesroutes.Hierencore,ilsontabattuunmarchanddel’Ouestetluiontpriscentcouronnes.

–Sonépouse?

–Oui,elleesttoujoursàsescôtéset,siluialaforce,elleal’intelligence.J’espèrebienunmatinvoirleursdeuxtêtessurl’herbeverte.

LapatrouillecontinuasoncheminversFarnham,s’éloignant,commeilfutprouvéparla suite, desvoleurs qui l’avaient très certainement épiéedesbuissonsbordant la route.Derrièreunecourbedecetteroute,NigeletAylwardaperçurentunegrandeetgracieusefemmequisetordaitlesmainsenpleurant,assisesurlebordduchemin.Àlavued’unetellebeautéendétresse,NigeléperonnaPommers,quientroisbondsledéposaauxpiedsdelamalheureuse.

–Quevousarrive-t-il,genteDame?demanda-t-il.Quelquechoseenquoijepuisseêtrevotre ami ? Ou est-il possible que quelqu’un ait eu le cœur assez dur pour vous faireinjure?

Elleserelevaettournaversluiunvisageilluminéparl’espoiretlaprière.

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–Oh!sauvez,jevousprie,monpauvrepère!Peut-êtreavez-vousvulesgensd’armes.Ilsviennentdenousdépassermaisjecrainsqu’ilsnesoienthorsdeportéedevoix.

–Eneffet,ilssontéloignés,maisnouspourrionsvousservirtoutaussibien.

–Alors,faitesvite,jevousprie!Peut-êtrelemettent-ilsàmortencemomentmême.Ils l’ont entraînédans lesbuissons là-bas, où je l’ai entendugeindre faiblement.Hâtez-vous,jevousimplore.

NigelsautaàbasdesonchevaletjetalesrênesàAylward.

–Non,criacelui-ci,allons-yensemble.Combiendebrigandsyavait-il,genteDame?

–Deuxgrandsgaillards.

–Danscecas,j’yvaisaussi.

–Non,cen’estpaspossible,répliquaNigel.Leboisesttropdensepourleschevauxetnousnepouvonslesabandonnersurlechemin.

–Maisjelesgarderai,intervintlafemme.

– Pommers ne se laisse pas facilement garder. Reste ici, Aylward, jusqu’à ce que jerevienne.N’enbougepoint!C’estunordre.

Surcesmots,l’œiljoyeuxetscintillantdel’espoird’uneaventure,Nigeltirasonépéeets’enfonçadanslebois.Ilcourutloinetvite,declairièreenclairière,écartantlesbuissons,bondissantpar-dessuslesronces,légercommeunjeunedaim,cherchantd’uncôtépuisdel’autre,tendantl’oreillepoursurprendreunson,maisn’entendantqueleroucoulementdesramiers;ilcontinua,ayanttoujoursenesprit,derrièrelui,lafemmeenlarmeset,devant,l’hommeprisonnier.Cenefutquelorsqu’ilcommençad’avoirmalauxpiedsetd’êtreàboutde soufflequ’il s’arrêtaenportant lamainaucôtéense souvenantqu’il lui fallaitencores’occuperdesespropresaffairesetqu’ilétaittempspourluidereprendresaroute.

Pendantcetemps,Aylwardavaiteurecoursàunmoyenplusfrusteetpluspersonneldeconsolerlajeunefemmequisanglotait,levisagecontrelaselledePommers.

–Allons,nepleurezpoint,matoutebelle.Celamefaitjaillirleslarmesauxyeuxquedevousenvoirverserainsiàtorrents.

–Hélas, bon archer, c’était lemeilleur des pères… si bon, si doux ! Si vous l’aviezconnu,jesuissûrequevousl’auriezaimé.

–Allons,allons,iln’auramêmepasuneégratignure.SquireNigelvanousleramenerbientôt.

– Non, non, jamais plus je ne le reverrai ! Soutenez-moi, bon archer, je me sensdéfaillir.

Aylwardpassaaussitôtlebrasautourdelataillesouple.Lafemmesecramponnadelamainàsonépaule.Sonvisagepâle regardaderrièreetce futune lueurde joiedanssesyeux,unéclaird’attenteetde triomphequiavertit soudain lebravegarçond’undangerquilemenaçait.

Ilsedégageadel’étreintedelafemmeetbonditdecôté,toutjusteàtempspouréviteruncoupviolentquiluiétaitportéparungrosgourdinquemaniaitunhommeplusgrandet

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pluspuissantquelui.Ileutlabrèvevisiondegrandesdentsquigrinçaientd’unairféroce,d’une barbe en broussaille et de deux yeux de chat sauvage. Une seconde plus tard,Aylwards’étaitrapprochéenbaissantlatêtesousuneautrevoléedelameurtrièremassue.

Lesbrasroulésautourducorpsbienbâtiduvoleuret levisageenfouidanslagrandebarbe, Aylward souffla, força et souleva. Tour à tour avançant et reculant sur la routepoussiéreuse,lesdeuxhommesbattaientdespiedsettitubaientdansunelutteatrocedontl’enjeuétait lavie.Pardeuxfois,Aylwardavaitmanquéd’être jetéausolpar lagrandeforceduhors-la-loi,etàdeuxreprisessajeunesseetsonadressed’archerluipermirentdereprendresonétreinteetsonéquilibre.Puiscefutsontour.Ilglissalajambedanslecreuxdu genou de l’autre qu’il fit basculer d’une forte poussée. Le hors-la-loi tomba à larenverseenpoussantuncrirauque.Ilavaitàpeinetouchélesol,qu’Aylwardavaitdéjàlegenousurlui,avecsonépéedanslabarbe,pointéesursapoitrine.

–Parlesosdecesdixdoigts!luisouffla-t-il,unmotdeplusetceseratondernier.

Mais l’homme demeura immobile car il avait été quelque peu étourdi par la chute,Aylward regarda autour de luimais la femme avait disparu. Elle s’était glissée dans laforêtaupremiercoup.L’archersemitalorsàcraindrepoursonmaîtrequi,luiaussi,avaitpeut-êtreétéattirédansquelqueguet-apens.Maissescraintesfurentdecourtedurée,carNigel reparut bientôt, courant sur la route qu’il avait retrouvée à quelque distance del’endroitoùill’avaitquittée.

–ParsaintPaul!s’écria-t-il.Quelestdonccethommesurlequeltuesperché?Etoùdonc est la dame qui nous fit l’honneur de nous demander de l’aide. Je n’ai, hélas, puretrouversonpère.

–Ne vous en plaignez point, noble seigneur, réponditAylward, car j’ai avis que sonpère doit être le diable. Cette femme est, je crois, l’épouse de l’Homme sauvage dePuttenham.Etvoicil’homme!Ilaessayédemefracasserlacervelledesongourdin.

Le hors-la-loi, qui avait ouvert un œil, regarda d’un air menaçant celui qui l’avaitcapturé,puislenouveauvenu.

–Vous avezde la chance, archer, dit-il, car j’en suis venu auxmains avecbeaucoupd’hommesmaisjenepuismesouvenird’unseulquiaiteuledessussurmoi.

–Eneffet,vousavezunepoigned’ours,maisc’étaitlefaitd’unlâchequededétournermonattentionsurvotre femmepourmebriser la têteavecvotremasse.C’estaussiunevileniequede tendreunpiègeauxpassantsen leurdemandantsecoursetenlesprenantpar la pitié, si bien que c’était notre bon cœur même qui nous mettait en danger. Leprochainmalheureuxqui,lui,aurapeut-êtreréellementbesoind’aide,souffriraàcausedevospéchés.

–Lorsquelamaindumondeentierestcontrevous,réponditlehors-la-loi,ilvousfautvousdéfendredumieuxquevouslepouvez.

–Vousméritezcertesd’êtrependu,neserait-cequeparcequevousavezentraînécettefemme,quiestgentilleetdouce,dansuneviepareille,fitNigel.LionssespoignetsàmesétriersdecuiretnousleconduironsàGuildford.

L’archertiradesabesaceunecorded’arcderechange.Ilavaitattachéleprisonnierde

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lafaçonqueNigelluiavaitdite,lorsquecedernierpoussasoudainuncrid’alarme.

–ViergeMarie,oùestmafontedeselle?

Elle avait été coupée par un couteau tranchant. Seuls restaient les deux bouts d’unecourroie.AylwardetNigelseregardèrentconsternés.Lejeuneécuyerbrandit lespoingsdedésespoirets’arrachalesbouclesblondes.

–LebraceletdeLadyErmyntrude?Lehanapdemongrand-père!J’auraismieuxaimémourirquede lesperdre!Quevais-je luidire?Jen’oserairetourneravantde lesavoirretrouvés.Ah,Aylward,commentlesas-tulaisséenlever?

L’honnêtearcherrepoussasurlanuquesoncasquedeferetsegrattalecrâne.

–Maisjenesavaisrien.Vousnem’aviezpointditqu’ilyavaitdesobjetsdeprixdansle sac, sans quoi j’y eusse gardé unmeilleur œil. Sans aucun doute, ce n’est point cegaillardquil’aprispuisquejeletenaisentremesmains.Cenepeutêtrequecettefemmequienaprofitépourfuirenl’emportant.

Nigelarpentalarouteenproieàlaplusgrandeperplexité.

– Je la suivrais jusqu’auboutdumonde, si seulement je savaisoù la retrouver.Maisquantàfouillercesboispourl’ydécouvrir,autantpoursuivreunesourisdansunchampdeblé.BonsaintGeorges,toiquiascombattuetvainculedragon,jeteprie,aunomdecechevaleresqueexploit,demesoutenirdansmesdifficultés!DeuxciergesbrûlerontdevanttonautelàGodalming,situmefaisretrouvermafontedeselle.Quenedonnerais-jepourlaravoir?

–Medonneriez-vouslavie?demandalehors-la-loi.Promettez-moidemelaisservivreetvousaurezvotrefonte,s’ilestvraiquec’estbienmafemmequivousenadépouillé.

–Ohquenon!jenepuisfairecela,réponditNigel.Monhonneurseraitenjeu,puisquecettepertem’estpersonnelleetqueceseraitunehontepubliquequedevousrelâcher.ParsaintPaul ! ce seraitunactepeu recommandablequedevous laisser libredevolerdescentainesd’autrespersonnes.

–Bon, dans ces conditions, je ne vous demanderai point deme laisser en liberté. Sivousmepromettezsimplementquemafemmeseraépargnée,jevousrendraivotresac.

–Jenepuisvousfairepareillepromesse:ellemeforceraitàmentirdevantleshérifdeGuildford.

–Medonnez-vousvotreparoled’intercéderenmafaveur?

–Cela, jevouslepromets,sivousmerendezmonsac,bienquejenesachepointenquoimaparolepuissevousservir.Maisvospropossontvains,carvousnesongeztoutdemêmepasquenousallonsvouslaisserpartiravecl’espoirdevousvoirrevenir.

–Jenevousdemandepointcela,réponditl’Hommesauvage,carjepuisrécupérervotresacsansmêmebougerdel’endroitoùjemetrouve.Ai-jevotreparole,survotrehonneurettoutcequivousestcher,dedemandermagrâce?

–Vousl’avez!

–Etqu’ilneserapointfaitdemalàmonépouse?

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–Oui!

Lehors-la-loirenversalatête,poussaunlongcristridentsemblableauhurlementd’unloup. Ilyeutunmomentde silencepuis lemêmecri, clair etperçant, s’élevaàpeudedistance de là dans la forêt. L’Homme sauvage appela de nouveau et sa compagne luirépondit.Ilcriaunetroisièmefois,toutcommeledaimappellesafemelle.Puis,dansuneagitationdebroussailles,lafemmereparutdevanteux,grande,pâle,danstoutesagrâce.SansunregardpourAylwardnipourNigel,ellecourutauprèsdesonépoux.

–Cheretdouxseigneur,pleura-t-elle.J’espèrequ’ilsnevousontpointfaitdemal.Jevousattendaisprèsduvieuxchêneetmoncœursaignaitdenepointvousvoirrevenir.

–J’aiétépris,femme.

–Jourmaudit!Laissez-le,bonsetgentilsseigneurs!Nemel’enlevezpoint.

– Ils parleront pour moi à Guildford, fit l’Homme sauvage. Ils l’ont promis, maisrendez-leurd’abordlesacquevousavezpris.

Elleletiradedessoussonlargejupon.

–Levoici,douxseigneur.Croyezbienquecelamefendaitlecœurdevousl’enlever,parce que vous aviez eu pitié de moi. Mais, ainsi que vous le voyez, je me trouvemaintenant dans une réelle et profonde détresse. N’aurez-vous point pitié encore ? Neprendrez-vouspointcompassion,gentilsseigneurs!Jevousensupplieàgenoux,trèsbonetdouxsquire.

Nigelavaitsaisilesac,heureuxdesentirquelesobjetss’ytrouvaient.

–J’aidonnémapromesse,dit-il, jeferaimonpossible.Lasuitedépenddesautres.Jevouspriedoncdevousrelever,carjenepuispromettredavantage.

– Ilme faudradoncmecontenter, luidit-elleen se relevant, levisagepluscalme. Jevousaipriédeprendrepitiédenous,jenepuisfaireplus.Maisavantderetournerdanslaforêt, je vous conseillerai d’être sur vos gardes afin de ne point perdre votre sac uneseconde fois.Savez-vouscomment je l’aipris, archer?C’étaitpourtantbien simple.Etcelapourrait encorevousarriver, aussivais-jevous l’expliquer. J’avais ce couteaudansmamanche.Ilesttrèspetitettrèstranchant.Jelefisglisserainsi.Puis,alorsquejefaisaissemblantdepleurercontrelaselle,j’aitranchélescourroiesdecettefaçon…

Aumêmemoment,ellesectionnalalanièrequiattachaitsonmarietlui,plongeantsouslespattesducheval,seglissatelunserpentdanslesbuissons.Enpassant,ilavaitfrappéPommerspar-dessous et le grand cheval rendu enragépar l’insulte se cabra, forçant lesdeuxhommesà se cramponner à labride.Quandenfin il se calma, il n’y avait plusdetracenidel’Hommesauvagenidesafemme.Cefutenvainqu’Aylward,sonarcbandé,courutde-cidelàentrelesgrandsarbres,fouillantlessombresfourrés.Lorsqu’ilrevintsurlaroute,sonmaîtreetluiselancèrentunregardhonteux.

–Jecroisquenoussommesmeilleursguerriersquegeôliers,ditAylwardengrimpantsursonponey.

MaislefroncementdesourcilsdeNigelsedétenditenunsourire.

– Au moins, nous avons retrouvé ce que nous avions perdu. Je le place ici sur le

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pommeaudemaselleetjen’endétacheraiplusmesyeuxquenousnesoyonsàGuildford.

Ils allèrent ainsi leur chemin jusqu’au moment où, dépassant la chapelle de Sainte-Catherine,ilstraversèrentdenouveauleWeyserpentant.Ilssetrouvèrentalorsdansunerueenpente raideavecsesmaisonsenencorbellement, sonhostelleriedemoinessur lagaucheoùl’onpouvaitencoreboiredelabonneale,sonchâteaudeformequadrilatèreàdroite,bâtimentnonpasenruinemaisd’unearchitecturedénotantforceetvitalité,avecune bannière blasonnée qui flottait au vent et des casques de fer scintillant derrière lescréneaux. Une rangée de masures partait du portail pour atteindre la rue haute, et ladeuxièmeporteaprèsl’églisedelaTrinitéétaitcelledel’orfèvre,Thorold,richebourgeoisetmairedelaville.

Thorold contempla longtemps et avec amour les précieux rubis et le fin travail duhanap.Puisilsemitàcaressersabarbeflorissanteensedemandants’ildevaitendonnercinquanteousoixantenobles,carilsavaittrèsbienpouvoirlesrevendrepourdeuxcents.Maiss’ilenoffraittrop,songainenseraitréduitd’autant.Parcontre,s’ilenoffraittroppeu,cejeunehommepourraitfortbienallerjusqu’àLondresaveccesbijoux:eneffetilsétaienttrèsraresetdegrandevaleur.Legarçonétaitmalvêtuetl’anxiétéselisaitdanssesyeux. Peut-être était-il pressé par le besoin et ignorait-il la valeur réelle de ce qu’ilapportait.Lemarchandallaitlesonder.

–Cesobjetssontvieuxethorsdemode,nobleseigneur.Despierres,jepuisàpeinediresiellessontdebonnequalitéounon,carellessontternesetbrutes.Sivousnemefaitespointunprixtropélevé,jepourrailesajouteràmonstock,bienquecetteboutiqueaitétéinstalléepourvendreetnonpouracheter.Combienendemandez-vous?

Nigel,perplexe,arqualessourcils.C’était làunjeudanslequelnisoncœurardentnisesmembres souples ne pouvaient lui venir en aide.C’était la force nouvelle dominantl’ancienne : le commerçant contre le guerrier, l’abaissant, l’affaiblissant à travers lessiècles,jusqu’àenfairesonesclave,sonserf.

–Jenesaisquedemander,bravehomme,réponditNigel. Ilnemesiedpasplusqu’àquiconqueportantunnomdemarchanderoudelésiner.Vousconnaissezlavaleurdecetobjet car c’est votre profession de la connaître. Lady Ermyntrude a besoin d’argent. Ilnouslefautpourlavenueduroi.Ainsidoncdonnez-moicequevousestimezjusteetn’enparlonsplus.

L’orfèvresourit.L’affaireseprésentaitplussimpleetplus intéressantequ’ilnel’avaitcru. Il avait eu l’intentiond’offrir cinquantenobles : ce serait certesunpéchéqued’endonnerplusdevingt-cinq.

–Maisjenesauraiqu’enfairequandjelesaurai.Cependantjeneveuxpointdiscuterpourvingtnoblesdansuneaffairequiconcerneleroi.

Le cœur de Nigel devint de plomb car cette somme ne lui permettait même pasd’acheter la moitié de ce qu’il lui fallait. Il était évident que Lady Ermyntrude avaitsurestimésestrésors.Ilnepouvaitcependantretournerlesmainsvides.Ainsidonc,silesvingt nobles représentaient la valeur réelle, comme ce brave homme le lui assurait, ilfallaits’encontenteretlesaccepter.

–Jesuisquelquepeutroubléparcequevousvenezdemedire,maisvousensavezplus

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longquemoisurceschoses.Alorsj’enaccepterai…

–Centcinquante,luisoufflalavoixd’Aylwardàl’oreille.

–Centcinquante,fitNigel,tropheureuxdetrouverceguidesurdessentiersquineluiétaientguèrefamiliers.

L’orfèvre sursauta. Ce jeune homme n’était point un simple soldat comme il yparaissait.Cefrancvisage,cesyeuxbleus,n’étaientqu’unpiègepourquines’enméfiaitpas.Jamaisencoreiln’étaitrestéàquiadansunmarché.

– Que voilà un langage naïf et qui ne nous mènera à rien, messire ! fit-il en sedétournantetenjouantaveclesclésdesescoffres.Jenedésirecependantpointêtreduravecvous,etvousfaismondernierprixquiestdecinquantenobles.

–Pluscent,soufflaAylward.

–Pluscent,répétaNigel,rougissantdesacupidité.

–Bon,mettonscent, répondit lemarchand.Tondez-moi,écorchez-moi,etprenezcentnoblespourvosbijoux.

–J’auraishontedevoustraiteraussimal,réponditNigel,maisvousavezétéhonnêteetjeneveuxdoncpointvousléser.J’enaccepteraidoncavecreconnaissancecent…

–Cinquante,murmuraAylward.

–Cinquante,achevaNigel.

–ParsaintJohndeBeverley!JemesuisinstalléicienarrivantdespaysduNordoùl’onprétendquelesgenssontadroitsdanslesmarchés,mais jepréféreraisencoreavoiraffaire à toute une synagogue de juifs qu’à vous avec toutes vos bellesmanières.Vousn’accepteriez doncpasmoins de cent cinquante nobles ?Misère !Vousm’enlevez toutmon bénéfice d’unmois.Que voilà unemauvaise journée pourmoi. Je souhaiterais nevousavoirjamaisvu.

Geignant et se lamentant, il compta les pièces d’or sur le comptoir, etNigel, osant àpeinecroireensabonnefortune,lesjetadanssonsacdecuir.

Unmomentplustard,levisagerougissant,ilseretrouvaitdanslarueoùilexprimaitsesremerciementsàAylward.

–Hélas,monbonseigneur,lebonheurnousafloués,réponditl’archer.Nousaurionspuenobtenirvingtdeplussinousavionstenubon.

–Commentlesais-tu,monbonAylward?

–À ses yeux. Je ne sais point lire lorsqu’il s’agit d’un parchemin, d’un livre, d’unedeviseoud’unblason,maisjesaisliredanslesyeuxd’unhommeetjen’aijamaisdoutéunseulinstantqu’ildonneraitcequ’iladonné.

Lesdeuxvoyageursdînèrentau refugedesmoines,Nigelà la tablehaute,Aylwardàcelleducommun.Puis ilssemirentenroutedans lagrand-rue.Nigelachetadu taffetaspourenfairedestentures,duvin,desconfitures,desfruits,dulingedetableendamasetmaintsautresarticlesdenécessité.Ils’arrêtaenfindevantlaboutiquedel’armurierdanslacour du château et, comme un enfant devant un plat de bonbons, il admira les belles

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armures, le plastron gravé, les heaumes empanachés et les gorgières habilementassemblées.

–Alors,squireLoring,fitl’armurierWatendétournantleregarddesaforgeàsouffletoùilchauffaitunelamed’épée,quepuis-jevousvendrecematin?JevousjuresurTubal-Caïn,lepèredetouslestravailleursdumétal,quevouspourriezallerd’unboutàl’autredeCheapsidesanstrouverplusbellearmurequecellequipendàcecrochetlà-bas.

–Etquelenestleprix,armurier?

–Pourn’importequid’autre,ceseraitdeuxcentcinquantenoblesàlarose.Maispourvous,ceneseraquedeuxcents.

–Etpourquoimoinscherpourmoi?

–Parcequec’estmoiquiaiéquipévotrepèrepourlaguerreetc’estunearmureplusbelleencorequiest sortiedemesmains. Jegagequ’elleadûémousserbiendes lamesavantqu’ilnelamettedecôté.Noustravaillionsenmaillesàcetteépoque,etj’avaisaussivite fait une cotte finement tissée qu’une plate d’armure.Mais les jeunes seigneurs ontleurmodecommelesbellesdamesdelacour.Cesontlesplatesmaintenant,bienqueleprixensoitletriple.

–Etvousditesquelamailleestaussibonne?

–J’ensuissûr.

–Alors,oyez,armurier.Jenepuismepermettreencemomentl’achatd’unearmureàplates,mais j’ai cependant grandbesoind’unharnachement d’acier envued’unepetiteactionquejemesuismisentêtedefaire.J’aiencoreàTilfordcettecottedemaillesdontvousvenezdeparleretquifutlapremièrequemonpèreportaàlaguerre.Nepourriez-vousl’arrangerdefaçonqu’elleprotégeâtaussimesmembres?

L’armurierregardalepetitvisagedeNigeltournéversluietiléclataderire.

–Vousvousgaussez,squireLoring.Cetéquipementaété faitpourunhommequisetrouvaitbienau-dessusdelataillenormale.

– Eh non, je neme gausse point. Qu’elleme protège seulement dans une joute à lalance,etelleauraréponduàcequej’attendsd’elle.

L’armuriersepenchadenouveausursonenclumeet semità réfléchirsous le regardanxieuxdeNigel.

–C’estavecplaisirquejevousprêteraisunearmureàplatespourcetteaventure,squireNigel,maissivousdeviezêtrevaincu,votrearmureseraitleprixduvainqueur.Jesuisunpauvrehommeavecbeaucoupd’enfantsetjenepuisrisquerpareilleperte.Maispourenreveniràcettearmuredemailles,est-ellevraimentenbonétat?

–Enparfaitétat,saufl’encolurequiestéraillée.

–Raccourcirlesmanchesseraitaisé.Ilsuffitd’encouperunmorceauetderenouerlesmaillons,maisquantàreprendrelecorps…voilàquiestau-dessusdemonartd’armurier.

–C’étaitmondernierespoir.Ah,bonarmurier,sivraimentvousavezservietaimémonvaillantpère,jevousprieaunomdesamémoiredemevenirenaidemaintenant.

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L’armurierlaissatombersonlourdmarteausurlesol.

–Non seulement j’aimaisvotrepère, squireLoring,mais jevousaivu, àdemiarmécommevous l’étiez,monter contre lesmeilleurs ici auchâteau.À laSaint-Martin,moncœur a saigné en voyant l’état pitoyable de votre harnachement et pourtant vous avezrésistéàSirOlivierdanssonarmuremilanaise.Quandretournez-vousàTilford?

–Àl’instantmême.

–Holà,Jenkin,amènemonbidet,crialebraveWat.Etquemamaindroiteperdetoutesonadressesijenevousenvoiepointaucombatdansl’armuredevotrepère!Ilmefautêtrerentrédemaindansmaboutique,maisjevousaccordecejourgratuitementpourtoutlerespectquejeporteàvotremaison.JevousaccompagneàTilfordet,avantmêmequelanuittombe,voussaurezcedontWatestcapable.

Etc’estainsiquelasoiréefuttrèsoccupéeaumanoirdeTilford,oùLadyErmyntrudetaillalestenturesqu’elleaccrochadanslasalleetremplitsesplacardsdesbonneschosesqueNigelavaitramenéesdeGuildford.

Cependantlejeuneseigneuretl’armurierétaientassisl’unenfacedel’autre,ayantsurles genoux la cotte demailles avec la gorgière à plat. De temps à autre, le vieuxWathaussaitlesépaulescommesionluieûtdemandédefaireplusqu’iln’enétaitpossibleàunsimplemortel.Enfin,surunesuggestiondujeunehomme,ilretombaenarrièresursonsiège en riant aux éclats, si bien que Lady Ermyntrude lança un noir regard demécontentementdevantunesatisfactionaussiplébéienne.Puis,prenantdanssatrousseàoutilssonciseauetsonmarteau,l’armuriersemitendevoirdeperceruntrouaucentredelatuniquemétallique.

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8ChapitreCOMMENTLEROICHASSAAUFAUCONDANSLABRUYÈREDECROOKSBURY

Leroietsasuites’étaientdébarrassésdelafoulequi lessuivaitdepuisGuildfordsur laroutedespèlerins.Lesarchersayantquelquepeumalmenélescurieuxlesplustenaces,ilspoursuivaientleurrouteàleuraise,formantunlongcortègescintillantquiondulaitdanslasombreplainecouvertedebruyère.

Dans le cortège se trouvait le roi en personne. Il s’était muni de ses faucons car ilespéraitbienpouvoirchasser.Édouard,àcetteépoque,étaitunhommevigoureuxetbiendéveloppé, à la fleur de l’âge, rude jouteur et vaillant chevalier.C’était un érudit aussi,parlantlelatin,lefrançais,l’allemand,l’espagnoletmêmeunpeud’anglais.

Toutcelan’étaitquetropconnudanslemonde,etdepuislongtemps,maisiln’yavaitque peu d’années qu’il avait dévoilé des caractéristiques bien plus importantes : uneambition inlassable, qui lui faisait convoiter le trône de son voisin, et une prévoyanceétonnantedanslesquestionscommercialesquilepoussaitàintroduireenAngleterredestisserands flamands et à faire semer les graines qui, pendant des années, devaientconstituerlaprincipaleindustrieanglaise.Onauraitpulirechacunedecesqualitéssursonvisage.Lesourcil,ombragéparuncouvre-chefcramoisi,étaithautettouffu.Lesgrandsyeux bruns étaient ardents et téméraires.Lementon était fraîchement rasé et la sombremoustachecoupéerasn’arrivaitpasàdissimulerlabouche,ferme,fièreetgracieuse,maisqui pouvait se serrer pour ne plus former qu’une fine ligne, signe d’une impitoyableférocité.Ilavaitleteintcuivrétantilavaitpassédetempssurleschampsdesportetdeguerre. Il montait négligemment et avec aisance son magnifique cheval noir, commequelqu’un qui a constamment vécu en selle.Édouard était noir, lui aussi, car sa fine etnerveusesilhouetteétaitenveloppéed’uncostumecollant,enveloursdecettecouleur,surlequelnetranchaitqu’uneceintured’or.

Danssonattitudehautaineetnoble,avecsoncostumesimplemaisricheetundestriersplendide,ilavaittoutcequ’onattendaitd’unroi.Cetableaudufierchevaliersursafièremonture était complétépar lenoble faucondes îlesquibattait des ailes sur son épaule,attendantqu’uneproieselevât.LesecondfauconétaitportésurlepoignetdeRaoul,soncheffauconnier,quilesuivait.

Àladroitedumonarqueetquelquepeuenretraitchevauchaitunjeunehommed’unevingtained’années,grand,finetbrun,auxtraitsaquilinsetnoblesetauxyeuxpénétrantsquipétillaientdevivacitéetd’affectionquandilrépondaitauxremarquesdusouverain.Ilétaitvêtudepourpresombre,diapréed’or,etleharnachementdesonpalefroiblancétaitd’unemagnificencequiattestaitsonrangdechevalier.Sonvisageimberbeétaitempreintd’une gravité, d’unemajesté d’expression qui prouvaient que,malgré son jeune âge, ilavaiteudéjààgérerdesaffairessérieuses,quelespenséesquil’animaientétaientcellesd’unhommed’Étatetd’unguerrier.Cegrandjouroù,àpeineadolescent,ilavaitconduit

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l’avant-gardedel’arméequiavaitécrasé lapuissancefrançaiseàCrécy,avait laisséuneprofondeempreinte sur ses traits ;mais sigravesqu’ils fussent, ilsn’étaientpasencoremarqués de cette fierté qui, après quelques années, devait faire du « Prince Noir » unsynonymedeterreurdanslesmarchesdeFrance.Lapremièreombredelacruellemaladiequiallaitluienleverlavien’avaitpasencoretouchésoncorps,etilchevauchait,légeretdébonnaire,encettejournéedeprintempsdanslabruyèredeCrooksbury.

Àlagaucheduroi,etaussiprèsquepouvaitlepermettreunegrandeintimité,s’avançaitunhommedumêmeâgequesonmonarque, levisage large, lementonproéminentet lenez plat, ce qui est souvent l’indice extérieur d’une nature querelleuse. Il avait le teintrougeaud, de grands yeux bleus quelque peu exorbités, et une apparence sanguine etcoléreuse. Il était courtmaismassif et à l’évidencedouéd’unegrande force. Il avait lavoixdouceetzézayante,desmanièrescourtoises.Contrairementauroietauprince,ilétaitrevêtu d’une armure légère ; il portait un glaive court au côté et une masse d’armessuspendueaupommeaudesaselle,carilfaisaitofficedecommandantdelagardeduroi.Unedouzained’autreschevaliersenarmuressuivaient,formantescorte.Édouardn’auraitpuavoirplusvaillantssoldatsàsescôtéssi,commecelaétait toujourspossibleencettepérioded’anarchie,undangerquelconquedevait lemenacer,car soncompagnonn’étaitautrequelefameuxchevalierduHainaut,naturaliséanglais,SirWalterManny,quiportaitune haute réputation de valeur chevaleresque et de vaillante témérité, tout commeChandoslui-même.

Derrièreleschevaliers,àquiilétaitinterditdes’écarteretquidevaienttoujourssuivreleroi,venaitungroupedevingtàtrentehobereauxouarchersmontés,mêlésàquelquesécuyers non armésmais menant des chevaux de réserve qui portaient la partie la pluspesante des équipements des chevaliers. Suivaient alors, en désordre, fauconniers,messagers,servantsetveneurs,tenantenlaissedeschienscourants;toutcelacomplétaitle long train coloréqui s’élevait et redescendait en suivant lesondulationsde lagrandeplaine.

Le roiÉdouardavait l’espritpréoccupépardenombreuxproblèmes importants.Àcemoment,lapaixrégnaitaveclaFrance,maisc’étaitplutôtunarmisticerompudetempsàautrepardemenusfaitsd’armes,raidsouembuscades,departetd’autre,etilétaitclairqueleconflitnetarderaitpasàreprendreouvertement.Ilfallaitdoncleverdel’argent,etce n’était point chose aisée depuis que les Communes avaient voté le charnage et lechampart. De plus, la peste noire avait ruiné le pays ; les terres arables étaienttransforméesenpâtures;leslaboureurs,seriantdeslois,refusaientdetravailleràmoinsde quatre pence par jour ; tout n’était que chaos. Ajoutez à cela que les Écossaiss’agitaientàlafrontière;ilyavaitaussil’éternelconflitenIrlandequin’étaitqu’àdemiconquise;enfinsesalliésdeFlandreetdeBrabantréclamaientàgrandscrisleursarriérésdesubsides.

C’en était bien assez pour accabler de soucis même un monarque victorieux. MaisÉdouard les avait jetés au vent et se sentait le cœur aussi léger qu’un jeune garçon envacances.Iln’avaitpasunepenséepourlesréclamationsdesbanquiersflorentinsnipourlesconditionsvexantesdestatillonsdeWestminster.Ilsetrouvaitàlacampagneavecsesfaucons, ilne fallaitdoncne songeretneparlerquedecela.Les rabatteursbattaient labruyèreetlesbuissonsetcriaientlorsquedesbêtess’envolaient.

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–Unepie!Unepie!

– Que non, que non ! Ce n’est point digne de vos serres, ma petite reine aux yeuxbruns!disaitleroienlevantlatêteverslegrandoiseauquisautaitd’uneépauleàl’autre,attendant le coup de sifflet qui lui permettrait de prendre son envol. Les tiercelets,fauconniers…unvoldetiercelets!Vite!Vite,lagueusesesauveverslesbois!Va,monbrave faucon pèlerin ! Pousse-la vers tes compagnons. Servez-la, veneurs ! Battez lesbuissons!Elles’échappe!Elles’échappe!Reviens,alors.Tunereverraspluslapie.

L’oiseau en effet, avec l’adresse de sa race, s’était frayé un chemin à travers lesbuissonsversleboisleplusproche,sibienquenilefauconvolantsouslecouvertdelaforêt,nisescompagnons,nilesclameursdesrabatteursnepurentl’inquiéter.Leroiseritdecettemalchanceetpoursuivit sonchemin.Sanscesse,desoiseauxdediverses sortesfurent levésetpoursuivis,chacunpar lefauconapproprié : labécassepar le tiercelet, laperdrixparl’autouretl’alouetteparl’émerillon.Maisleroiselassavitedecetamusementetpoursuivitsonchemin,ayanttoujourssurlatêtesonanimalfavori,serviteurmagnifiqueetsilencieux.

–N’est-cepoint làunnobleoiseau,messiremon fils ?demanda-t-il en levant la têteverslevolatiledontl’ombretombaitsurlui.

–Eneffet,sire.Iln’enestbiencertainementjamaisvenudeplusbeaudesîlesduNord.

– Peut-être, mais j’ai cependant eu un faucon venant de Barbarie, qui était aussipuissantetvolaitplusvite.Unoiseauorientaln’apointsonpareil.

–J’eneusunautrefoisquimevenaitdeTerresainte,fitManny.Ilétaitaussifier,ardentetvifquelesSarrasinseux-mêmes.OnditduvieuxSaladinque,desontemps,ilavaitdesoiseauxdechasse,deschienscourantsetdeschevauxquin’avaientpointd’égalsurterre.

– Je crois, mon père, que le jour n’est plus loin où nous posséderons ces troismerveilles, fit le prince en regardant timidement le roi. La Terre sainte va-t-elle restertoujoursauxmainsdecessauvagesincroyants,etlesaintTemplecontinuerd’êtresouilléparleurprésenceimpie?Ah,bonetdouxseigneur,donnez-moimillelancesetdixmillearchers commeceuxque j’avais àCrécy, et je vous jure surDieuque, dans l’année, jevousfaisl’hommagedevousoffrirleroyaumedeJérusalem.

LeroiéclataderireensetournantversWalterManny.

–Lesenfantssonttoujoursdesenfants,dit-il.

–LesFrançaisn’endiraientpointautant!s’écrialejeuneprince,rougedecolère.

–Non,monfils,personnen’estimeàunplushautpointvotrecouragequevotrepère.Vousavezl’espritalerteetl’imaginationvivedelajeunesse,quilaisseleschosesàmoitiéachevées pour vous jeter dans d’autres tâches. Et que ferions-nous en Bretagne et enNormandiependantquemonjeunepaladin,avecseslancesetsesarcs,assiégeraitAscalonouattaqueraitaubélierlesmursdeJérusalem?

–Lescieuxmeviendraientenaidedansuntravaildescieux.

–D’aprèscequej’aientendudupassé,réponditleroisèchement,jenevoispointquelecielaitcomptébeaucoupcommealliédanslesguerresd’Orient.Bienquem’exprimanten

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toute révérence, il m’est doux de dire que Richard Cœur de Lion ou Louis de Franceauraient pu trouver n’importe quelle petite principauté terrestre qui eût rendu plus deservicesquetousleshôtesduciel.Qu’avez-vousàdireàcela,monseigneurl’Évêque?

Unvigoureuxecclésiastiquequichevauchaitderrièreleroisurunpuissantbai,revêtudesonembonpointetdesadignité,remontajusqu’àhauteurdesonsouverain.

–QuedisaitVotreMajesté?Jesuivaisduregardl’autourquis’attaquaitàuneperdrixetjenevousaipointouï.

–Eussé-jeditquej’ajouteraisdeuxmanoirsàl’évêchédeChichester,jegagequevousm’eussiezentendu,monseigneurl’Évêque.

–Ehbien,sire,faites-endoncl’expérience!repartitlejovialévêque.

Leroisemitàrireàhautevoix.

–Quevoilàunefrancherepartie,monRévérend.ParlasainteCroix!vousavezrompulalance,cettefois.Maislaquestionquejedébattaisétaitlasuivante:commentsefait-ilque,puisquelescroisadesontétéentreprisesaunomdeDieu,nousautreschrétiensayonsété si mal soutenus dans nos combats ? Après tous nos efforts et la perte de plusd’hommes que nous n’en pourrions compter, nous voilà chassés du pays, et même lesordresmilitairesquiontétéinstituésdansceseulbutontgrand-peineàtenirpiedsurlesîles desmers de laGrèce. Il n’est plus un port ni une forteresse en Palestine où flotteencorelepavillonàlacroix.Oùdonc,alors,setrouvenotreallié?

–Sire,voussoulevezundébatquisesitueau-delàdelaquestiondelaTerresainte,bienquecettedernièrepuisseservirdeparfaitexemple.C’estlaquestiondetouslespéchés,detouteslessouffrances,detouteslesinjustices…ElledevraitpassersanslapluiedefeuetleséclairsduSinaï.LasagessedeDieus’étendbienau-delàdevotreentendement.

Leroihaussalesépaules.

–Quevoilàuneréponseaisée,monseigneurl’Évêque.Vousêtesunprincedel’Église.Or,ilsiéraitpeuàunprincetemporeldenepouvoirfairemeilleureréponsesurlesaffairesconcernantsonroyaume.

–Ilyad’autresconsidérationsdontilnousfauttenircompte,trèsnoblesire.Ilestvraique les croisades étaient de saintes entreprises.Mais est-il bien certain que les croisésméritaientcettebénédictioncélestequevous réclamezpoureux?N’ai-jepointouïdirequeleurcampétaitleplusdissoluquifût?

–Descampssontdescampspartoutdepar lemondeetvousnepouvez,enquelquesminutes,faireunsaintd’unarcher.MaisLouis,lesaint,étaituncroiséselonvotregoût.CependantseshommespérirentàMansourahetlui-mêmemourutàTunis.

–Souvenez-vousaussiquecebasmonden’estquel’antichambredel’autre,réponditleprélat.C’estparlasouffranceetlestribulationsquel’âmeestpurifiéeetlevraivainqueurpeutêtreceluiqui,paruneendurancepatientedesamauvaisefortune,méritelebonheuràvenir.

–Si telle est la significationde la bénédictionde l’Église, j’espère alors qu’il faudralongtempsavantqu’ellenedescendesurnosétendardsenFrance,réponditleroi.Maisil

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mesembleque,lorsqu’onsetrouveenroutesurunbonchevalavecunbonfaucon,ilestd’autres sujets de conversation que la théologie.Revenons à nos oiseaux,Évêque, sansquoiRaoul,lefauconnier,s’eniravousinterrompredansvotrecathédralepoursevenger.

Et aussitôt la conversation revint sur les mystères des bois et des rivières, sur lesfauconsauxyeux sombreset les fauconsauxyeux jaunes, sur les fauconsenvol et lesfauconstenussurlepoing.L’évêqueétaitaussifamilierdesarcanesdelafauconneriequele roi lui-même.Et lesautres sourirenten lesentendant tousdeuxdiscuterdequestionstechniques et controversées : à savoir si les fauconneaux élevés en muette pouvaientjamais égaler les oiseaux capturés adultes ; quand il convenait de commencer à donnerl’escapeaufaucon:etcombiendetempsilfallaitlelaisserenvolavantdeleréclamer.

Lemonarqueetleprélatétaienttoujoursplongésdansleursavantediscussion,l’évêqueparlantavecunelibertéetuneassurancedontiln’auraitjamaisoséuserdanslesaffairesde l’Église ou de l’État car, de tous temps, il n’y eut jamais meilleur conciliateur quel’exercice du corps. Soudain cependant, le jeune prince, dont les yeux perçants avaientbalayélecielbleu,poussauncriparticulieret tiraaussitôtsur lesrênesdesonpalefroi,pointantenmêmetempsdanslesairs.

–Unhéron!cria-t-il.Unhéronenvol.

Pourquehéronnersoitunplaisirparfait, ilne fautpointque lehéronsoit levésur leterrainoùilacoutumedesenourrir,parcequ’ilestalorsalourdiparsonrepasetn’apasletempsdereprendresonvolnormalavantquelefaucon,plusvif,fondesurlui,maisilfautle découvrir en vol, allant d’un point à un autre, probablement d’une rivière à lahéronnière.Ainsidonc,surprendrel’oiseauaupassageétaitlepréluded’unebellechasse.L’objetqueleprinceavaitdésignédudoigtn’étaitencorequ’unpointnoirausud,maisses yeux perçants ne l’avaient point trompé, car le roi et l’évêque reconnurent avec luiqu’il s’agissait d’un héron, qui grandissait de minute en minute, à mesure qu’il serapprochaitd’eux.

–Jetez-le!Lancezlegerfaut,sire!crial’évêque.

–Non,ilesttroploinencore.Ils’échapperait.

–Maintenant,sire,maintenant!crialejeuneprince,carlegrandoiseau,ayantleventdansledos,balayaitlecieldeseslargesailes.

Leroipoussaunsifflementaiguetl’oiseaubienentraînésautadupoingdroitaupoinggauche, commepour s’assurerde laproiequ’il devait poursuivre.Puis, ayant aperçu lehéron,lafemelleselançadansunecourserapideetascendantepouralleràsarencontre.

–Beaudépart,Margot!Bravebête!crialeroienbattantdesmains,aumilieudescrisparticuliersàcettechassequepoussaientlesfauconniers.

Poursuivantsonascension,lefauconallaitbientôtcouperlatrajectoireduhéron,maisce dernier, voyant le danger devant lui et confiant dans la puissance de ses ailes et lalégèretédesoncorps,semitàs’éleverdanslesairs,volantenrondssipetitsqu’ilparutauxspectateursquel’oiseaumontaitperpendiculairement.

– Il prend de la hauteur ! cria le roi.Mais si puissant que soit son vol, il ne pourraéchapper àMargot. Évêque, je vous gage dix pièces d’or contre une que le héron sera

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mien.

–J’acceptevotregageure,sire, répondit l’évêque.Jenepuisprendrede l’argentainsigagné,maisjegagequ’ilyaquelquepartunenapped’autelquiabesoind’êtreréparée.

–Vousdevezavoirunebelleréservedenappesd’autel,l’Évêque,sitoutl’argentquejevous ai vu gagner aux tables vous a servi à leur réparation, rétorqua le roi.Ah, par lasainteCroix,lamaraude!Voyez,elleperdlapiste!

L’œilvifdel’évêqueavaitaperçuunvoldecorneillesqui,dansleurtrajetdusoirversla rouquerie, passèrent dans l’espace qui séparait le héron du faucon.Un freux est uneduretentationpourunfaucon.Aussitôt, l’oiseauinconstantoublialehéronau-dessusdelui et se mit à tournoyer au-dessus des corneilles, volant vers l’ouest avec elles, enchoisissantlaplusgrasse,surlaquelleilallaitfondre.

–Ilesttempsencore,sire!Vais-jelâchersonmâle?crialefauconnier.

– Ou bien dois-je vousmontrer, sire, qu’un pérégrin peut réussir là où un gerfaut aéchoué?fitl’évêque.Dixpiècesd’orcontreunesurmonoiseau!

– Tenu, l’Évêque ! répondit le roi, les sourcils froncés. Par la sainteCroix ! si vousconnaissiez aussi bien les Pères de l’Église que les faucons, vous pourriez faire votrecheminversletrônedesaintPierre.Jetezdoncvotrepérégrinpourprouverquevousnefaisiezpointquevousvanter.

Quoiquepluspetitque legerfaut royal, l’oiseaude l’évêquen’enétaitpasmoinsunebêtemagnifiqueettrèsrapide.Perchésursonpoing,ilavaitsuividesesyeuxperçantslesévolutions de ses congénères dans les airs, s’ébrouant parfois dans son impatience.Lorsqueleboutonfutdétaché,ainsiquelalanière,lepérégrins’élevaavecunsifflementdesesailesenpointe,engrandescirconvolutionsquimontaientrapidement,sefaisantdeplusenpluspetitàmesurequ’il se rapprochaitde l’endroitoù,minusculepointnoir, lehéroncherchaitàéchapperàsesennemis.Lesdeuxoiseauxcontinuèrentdemonter,etlescavaliers,levisagelevé,forçaientlesyeuxpouressayerdelessuivre.

–Iltourne!Iltournetoujours!crial’évêque.Ilestau-dessusduhéron.Ill’arejoint!

–Quenon,ilestbienau-dessous!fitleroi.

–Surmonâme,monseigneurl’évêquearaison,crialeprince.Jecroisbienqu’ilestau-dessus!Voyez!Voyez!Ilfond!

– Il le tient ! Il le tient ! crièrent une douzaine de voix lorsque les deux points sefondirentsoudainenunseul.

Ilnefaisaitpointdedoutequ’ilstombaientrapidementcarilsgrandissaientàvued’œil.Cependant lehéron sedégageaetbattit lourdementdesailespour s’éloigner,handicapépar cettemortelle étreinte, tandis que le pérégrin, secouant son plumage, se remettait àtournoyerpourreprendredelahauteur,foncerunesecondefoissursaproieetluiporterlecoupfatal.L’évêquesouritcarrien,semblait-il,nepouvaitplusempêchersavictoire.

–Vospiècesd’ortrouverontunsaintemploi,sire,dit-il.Cequiestperduauprofitdel’Égliseestgagnépourleperdant.

Maisun incident imprévuprivasoudain lanapped’autelde l’évêquedesonprécieux

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remaillage. Le gerfaut du roi, ayant abattu un freux et trouvant ce jeu par trop aisé, sesouvintsoudainduhéronqu’ilvoyaitbattredesailesencoreau-dessusde labruyèredeCrooksbury.Lafemellesedemandacommentelleavaitpuêtreassezfaiblepourselaisserainsidétournerdecenobleoiseaupardesfreuxridiculesetbruyants.Maisiln’étaitpointtrop tardencorepour se fairepardonner sa faute.Enune immensespirale, elle semitàmonterjusqu’àarriverau-dessusduhéron.Maisqu’étaitcela?Toutessesplumes,delacrête jusqu’aux rectrices, se mirent à vibrer de rage et de jalousie à la vue de cettecréature,unpauvrepérégrinquiavaitosévenir s’interposerentreungerfaut royalet saproie.D’unmouvementd’ailes, la femellesedétournapoursurvolersonrival.L’instantd’après…

–Ilssegriffent!Ilssegriffent!crialeroienriantàgorgedéployéetoutenlessuivantdes yeux alors qu’ils s’écroulaient d’une seulemasse.Vous réparerez vous-même votrenappe d’autel, l’Évêque. Vous n’aurez pas un groat de moi aujourd’hui ! Séparez-les,fauconnier,avantqu’ilssefassentdumal.Etmaintenant,messires,continuonsnotreroute,carlesoleildescenddéjàverslecouchant.

Les deux faucons qui s’étaient écroulés au sol, les serres ouvertes et les plumeshérissées,furentséparésetramenéssaignantsetsoufflantssurleursperchoirs,cependantquelehéron,aprèscettedangereuseaventure,s’éloignaitpourallersemettreàl’abridanslahéronnièredeWaverley.Lecortège,quis’étaitquelquepeudispersédans l’excitationdelachasse,seregroupaetseremitenmarche.

Uncavalierquis’étaitavancéàleurrencontreàtraverslesmaraisallongealepaspourlesretrouver.Lorsqu’ilserapprocha,leroietleprinces’écrièrentjoyeusementenfaisantsignedelamain:

–C’estcebonJohnChandos!ParlasainteCroix!John,vosjoyeusesballadesm’ontbienmanquécesderniersjours.Etjesuisfortaisedevoirquevousavezvotreluthsurledos.D’oùvenez-vousdonc?

–DeTilford,sire,dansl’espoirderencontrerVotreMajesté.

–Et ne vous voilà point déçu.Venez çà et chevauchez entre le prince etmoi-même.Nousauronsl’impressiondenousretrouverenFrance,revêtusdenosharnaisdeguerre.Etquem’apportez-vouscommenouvelles,sirJohn?

L’énigmatiquevisagedeChandos frémitd’unamusement répriméet sonœil scintillacommeuneétoile.

–Vousêtes-vouslivréàlachasse,monseigneur?

– Piètre chasse, John. Nous avons jeté deux faucons sur lemême héron. Ils se sontgriffésetl’oiseauafui.Maispourquoisouriez-vousainsi?

– Parce que j’espère vous faire assister à meilleur divertissement avant que nousatteignionsTilford.

–Pourlesfaucons?Pourleschiens?

–Undivertissementplusnoblequetoutcela.

–Est-ceunecharade,John?Quevoulez-vousdire?

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–Non,toutvousdireserait toutgâcher.MaisilyaurabelexerciceàTilford,aussi jevousprie,seigneur,d’allongerlepasafindeprofiterpluslongtempsdujour.

Leroipiquaaussitôtsonchevaldeseséperonset toute lacavalcadese lançaaupetitgalop dans la direction indiquée par Chandos. Du sommet d’une petite colline, ilsaperçurentunerivièrequiserpentait,traverséeparunvieuxpont.Del’autrecôtéétaittapiunpetitvillageavecuneborduredecottageset,surleflancdelacolline,unvieuxmanoirtrèssombre.

–VoiciTilford,annonçaChandos.Là-bassetrouvelamaisondesLoring.

L’intérêtduroiavaitétééveilléetsonvisagenedissimulapassondésappointement.

–Est-celàledivertissementpromis,John?Commentallez-voustenirparole?

–Jelevaisfaire,monseigneur.

–Etoùdonc?

Au milieu du pont, un chevalier en armure était monté sur un grand cheval jaune.Chandosledésignadudoigt,entouchantlebrasduroi.

–Voyez,dit-il.

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9ChapitreCOMMENTNIGELTINTLEPONTDETILFORD

Leroiregardalasilhouetteimmobile,lepetitgroupedemanantsquiattendaientderrièrelepontetenfinlevisagedeChandosquis’illuminadeplaisir.

–Qu’estcela,John?

–Voussouvient-ildeSirEustaceLoring,sire?

–Biencertainement.Nulnelepourraitoublier,pasplusquelafaçondontilmourut.

–Ilfutunpaladin,àsonépoque.

–Eneffet,etjen’enconnuspointdemeilleur.

–AinsiestsonfilsNigel,aussiardentquel’estunjeunefauconàfaireusagedesonbecetdesesgriffes.Maisiln’apointencorequittésacagejusqu’àprésent.Voiciunessaidejoute.Levoilà,àlatêtedupont,commeilétaitdecoutumedutempsdenospères,prêtàsemesureràtoutvenant.

PourlesAnglais,iln’existaitpasdeplusgrandpaladinqueleroilui-mêmeetpersonnen’étaitmieuxversédanslesétrangesarcanesdelachevalerie.Ainsidonc,lasituationnepouvaitmieuxseprésenterpourluiplaire.

–Iln’estpointencorechevalier?

–Non,sire,écuyerseulement.

–Danscecas,illuifaudraseconduirevaillammentcejour,s’ilveutmeneràbiencequ’ilaentrepris.Sied-ilqu’unjeuneécuyerquin’apasencoresubilaprobationserisqueàcoucherlalancedevantlesmeilleurschevaliersd’Angleterre?

– Il m’a remis son cartel et son défi, répondit Chandos en tirant un papier de sonpourpoint.Ai-jevotrepermissiondelestransmettre,sire?

–Très certainement, John, car nous n’avons point de chevalier plus docte que vous-mêmeèsloisdechevalerie.Vousconnaissezcejeunehommeetvousdevezsavoiràquelpointilestdignedel’honneurqu’ilrequiert.Oyonsdoncsondéfi.

Leschevaliersetécuyersdel’escorte,dontlaplupartétaientdesvétéransdesguerresdeFrance,avaientconsidéréavecétonnementetsurpriselasilhouettearméedevanteux.SurunsignedeWalterManny,ilsserapprochèrentdel’endroitoùleroietChandoss’étaientarrêtés.Chandosseraclalagorgeetlut:

«Àtous,seigneurs,chevaliersetescuyers!»

–C’estlàl’adresse,messires.C’estunmessagedusquireNigelLoringdeTilford,filsdeSirEustaceLoringdenoblemémoire.SquireLoringvousattendenarmesdevant lepont.Ilvousfaitdoncassavoirceci:

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«Danslagrandehastequej’ai,moi,humbleetindigneescuyer,deconnaîtrelesnoblesgentilshommesquiescortentmonroyalmaistre,j’attendsdevantlepontduChemin,avecl’espoirquecertainsd’iceuxcondescendentàquelquespassesd’armesavecmoiouquejepuisselesdélivrerdequelquevœu.Jenedispointcelaparestimepourmoi-même,maisafin que de pouvoir testemoigner du noble comportement de ces célèbres chevaliers etadmirer leur adresse dans le maniage des armes. Ainsi donc, avec l’ayde de saintGeorges,tiendraicepontàlalanceémouluecontreiceluiouiceuxquidaigneraients’yprésentertantquedureralejour.»

–Querépondrez-vousàcela,messires?demandaleroienpromenantautourdeluiunregardamusé.

–Envérité,voilàquiestadressédanssaformelaplusparfaite,observa leprince.NiClaricieux,niDragonRouge,niaucunhérautayantjamaisportétabardn’eussentpufairemieux.L’a-t-ilrédigédesamain?

–Ilauneimpressionnantegrand-mèrequiappartientencoreàlavieillerace,expliquaChandos.EtjenedoutepointqueLadyErmyntruden’aitdéjàrédigéd’autresdéfisdecegenreavantcelui-ci.Maisoyez,sire.J’aimeraisvousglisserunmotàl’oreille,etàvousaussi,trèsnobleprince.

Les conduisant à l’écart, Chandosmurmura quelques explications, à la suite de quoitoustroiséclatèrentd’unrirebruyant.

–ParlasainteCroix!unhonorablegentilhommen’endevraitpointêtreréduitàcela!s’exclama le roi. Ilm’appartient d’y assister. Alors donc,messires ? Ce noble cavalierattendtoujoursvotreréponse.

Les vaillants guerriers s’étaient entretenus et Walter Manny se tourna vers sonsouverainpourluitransmettrelerésultatdeleurdélibération.

–S’ilplaîtàVotreMajesté,nousestimonsquecetécuyera transgressé les limitesenexprimantledésirderomprelalanceavecunchevalier,avantd’avoirsubilaprobation.Nousluiferonssuffisanthonneurenenvoyantunécuyersemesureravecluiet,avecvotrepermission,j’aichoisimonpropreécuyer,JohnWiddicombe,pournousouvrirlecheminpar-delàlepont.

–Cequevousdites,Walter,esttrèsjuste,réponditleroi.MaîtreChandos,voulez-vousdoncdireàvotrechampionque toutesdispositions sontprises.Vous luidirezaussiquenotre royal désir est que la joute ne se déroule point sur le pont, ce qui entraîneraitimmanquablementlachutedel’unoul’autredescavaliersdanslarivière,maisqu’ilaitàs’avancer et combattredans la plaine.Vous lui direz encorequ’une lancemornée suffitpourunetellerencontre,maisqu’uneoudeuxpassesauglaiveouàlamassepourrontêtreéchangéessilesdeuxcavaliersrestentenselle.UnesonneriesurlecordeRaoulseralesignald’arrêt.

Pareils exploits étaient un pas vers la renommée que certains guettaient pendant desjoursàuncroisementderoute,devantunpontouunchâteaujusqu’àcequ’unadversairedevaleurpassâtparlà.Ilsétaientcourantsàlavieilleépoquedelachevalerieerranteetétaientencorefamiliersàl’espritdeshommes,carlesrécitsdestroubadoursetlesballadesdes trouvères sont riches de pareils récits.Cependant ils devenaientmoins fréquents. Il

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n’en régnait qu’une plus grande curiosité, mêlée de plaisir, parmi les courtisans quiavaient lesyeuxfixéssurChandosdescendantvers lepontpuisdiscutantavecl’étrangehomme armé. Sa stature était singulière, de même que la silhouette, car les membresparaissaientcourtsparrapportàlataille;ilavaitlatêtepenchéeenavantcommes’ileûtétéperdudansdeprofondesréflexionsouabattuparledésespoir.

– C’est sans aucun doute le Chevalier au Cœur Lourd, fitManny. Quel est donc lechagrinquiluifaitainsiperdrelatête?

–Peut-êtrea-t-illecoufaible,réponditleroi.

–Dumoinssavoixnel’estpoint,intervintleprincequipercevaitlesréponsesdeNigelàChandos.ParlaVierge!ilgrondecommeunbutor.

TandisqueChandoss’enrevenaitauprèsduroi,Nigeléchangealalancedecombatquiavait servi à son père contre la lance mornée des tournois, qu’il prit des mains d’unpuissant archerqui le servait. Il s’avança alorsvers le boutdupontoùune centainedeyardsdeterraingazonnés’étendaitdevantlui.Aumêmemoment,l’écuyerdeSirWalterManny,quel’onavaitarméenhâte,éperonnasonchevalets’enallaprendreposition.

Leroilevalamain.Latrompedufauconniersonnaetlesdeuxcavaliers,avecuncoupd’éperonsetunesaccadedelabride,s’élancèrentl’unversl’autre.Entreeuxs’étendaitlabande verte de cette terre marécageuse, avec l’eau qui jaillissait sous les sabots deschevauxlancésaugalop,leurscavalierscouchéssurl’encolure,illuminésparlesoleildusoir. D’un côté se trouvait le demi-cercle de cavaliers immobiles, certains revêtusd’armures,d’autresdevelours,silencieux,attentifsetentourésdechiens,defauconsetdechevaux ; de l’autre côté le vieux pont, la rivière calme et le groupe desmanants à labouche bée, le vieuxmanoir avec sa sinistre façade cyclopéenne qui semblait suivre lecombatdel’œildesonuniquefenêtreàl’étage.

JohnWiddicombeétaitunboncombattant,maisilavaittrouvéplusfortqueluicejour-là.Devant l’ouragan jaune constitué par ce cheval et ce cavalier qui semblait rivé à saselle,sesgenouxnepurentmaintenirleuremprise.NigeletPommersneformaientqu’unprojectilefoudroyant,avecleurpoids,leurforceetleurénergieconcentréssurleboutdelalance.Eût-ilétéfrappéparlafoudre,queWiddicomben’auraitpuvolerplusloinetplusvitequ’il lefit.Ilrebonditpardeuxfois,danslecliquetisdesplates,avantderetomber,inerte,surledos.

Pendantunmoment,leroicontemplagravementcettechuteprodigieuse.Puis,souriantdevoirWiddicombeseremettresurpiedenchancelant,ilapplauditvivement.

–Quevoilàunejoliecourse!Lesrosesrougessecomportententempsdepaixcommejelesaivueslefairedanslaguerre…Etmaintenant,monbonWalter,avez-vousunautreécuyeroubiennousouvrirez-vous,vous-même,lechemin?

LevisagecoléreuxdeMannys’étaitassombrienconstatantlamauvaisefortunedesonreprésentant.Ilsetournaalorsversunchevalierdontlevisagesauvageparaissaitregarderdedessoussonbassinetcommeunaigledesacage.

–SirHubert,dit-il,ilmesouvientdujouroùvousavezpourfenduceFrançaisàCaen.Nevoulez-vouspointêtrenotrechampion?

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– Lorsque je combattis le Français,Walter, c’était à l’arme nue. Je suis un soldat etj’aimeàtravaillerensoldat.Maisjen’attachequepeud’intérêtàcesjeuxdelicequin’ontétéinventésquepoursatisfairelescapricesdefemmescapricieuses.

–Quevoilàundiscourspeugalant!s’exclamaleroi.Simanobleépouseeûtété ici,ellevouseûtsommédecomparaîtrepar-devantletribunaldel’Amour,avecsonjurydevierges,pouryrépondredevospéchés…Jevouspriedevousservird’unelancemornée,sirHubert.

–Ceseraitautantprendreuneplumedepaon,monseigneur,maisjeferaiainsiquevousmeledemandez…Holà,page,donnez-moil’undecesbâtonsetvoyonscequej’enpuisfaire.

MessireHubertdeBurghn’allaitpouvoirmettreàl’épreuvenisachancenisonadresse.Legrandchevalbaiqu’ilmontaitn’étaitguèreaccoutuméàcejeuetdeplus,commesonmaître,iln’avaitpaslecœuraucombat.Aussi,lorsqu’ilvitdevantluilalancebaissée,lasilhouettescintillanteetl’ardentchevaljaunequifonçaitsurlui,secabra-t-ilet,aprèsunevolte-face,selança-t-ilenungalopétourdissantlelongdelarivière.Ilyeutdesvaguesderireslancésparlesmanantsd’uncôté,etdel’autreparlescourtisans.OnvitSirHuberttirer vainement de toutes ses forces sur les rênes, petit pantin bondissant parmi lesbuissonsd’ajoncsetlesbouquetsdebruyère,jusqu’àcequ’ilnefûtplus,bienloinsurleversantdelacolline,qu’unpetitpointmouvant.Nigel,quiavaitforcéPommersàs’arrêternetaumomentoùsonadversairetournaitbride,saluadelalanceetrevintentrottantverslatêtedepont,oùilattenditl’assaillantsuivant.

– Nos gentes dames ne manqueraient point de dire que Sir Hubert n’a eu que lechâtimentqu’ilméritaitpoursesparolesimpies,constataleroi.

–Espéronsquesoncoursierpourraêtredresséavantqu’ilserisqueàs’aventurerentredeux affilées, remarqua le prince. L’ennemi pourrait prendre la dureté de la bouche duchevalpourlamollessedecœurducavalier.Voyezoùilest,balayanttoujourslesbuissonsdevantlui!

– Par la sainte Croix ! reprit le roi, si le vaillant Hubert n’en a point ajouté à saréputationentantquejouteur,ilyagagnébeaucoupd’honneurentantquecavalier.Maislepontnousesttoujoursfermé,Walter.Qu’endites-vous?Cejeunesquireneva-t-ildoncpointêtredésarçonné,oubienfaudra-t-ilquevotreroilui-mêmemettelamainàlalancepour s’ouvrir la route ? Par saint Thomas, jeme sens d’humeur àmemesurer avec cejeunehomme.

–Que non, sire, nous ne lui avons déjà fait que trop d’honneur, réponditManny, enlançantunregarddecolèreverslasilhouetteimmobile.Quecegarçonquin’apointsubilaprobationpuissesevanterd’avoirenunesoiréedésarçonnémonécuyeretfaitmontrerlestalonsàl’undesplusvaillantscavaliersanglaisestdéjàbienassezpourluitournerlatête…Allezmequérirunjavelot,Robert.Jevaisvoircequejepuisfairedelui.

Lecélèbrechevalier,lorsqu’onluiapportal’arme,s’ensaisitcommeunmaîtreouvrierd’unoutil.Ilfitbalancerlejavelot,lesecouaenl’airpardeuxfois,leparcourutdesyeuxafindevoirs’iln’yavaitpointdedéfautdansleboispuis,s’étantassurédesonpoidsetde son équilibre, le fixa soigneusement sous le bras.Ensuite, raccourcissant la bride defaçon à avoir son cheval bien enmain et se couvrant de son bouclier, il s’avança pour

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livrerlecombat.

Non,Nigel, jeune et inexpérimenté commevous l’êtes, le soutien de votre nature nevous servirade rien contre lemélangede force et d’adressed’un tel guerrier !Un jourviendraoùniMannyniChandosnepourrontvousfaireviderlesétriers,maismaintenant,eussiez-vousmêmeunearmuremoinsembarrassante,voschancessontbienfaibles.Votrechuteestproche.Mais,tandisquevouscontemplezleschevronsdesablesurchampd’or,votrecœurvaillant,quin’ajamaisconnulapeur,n’estrempliquedejoieetd’étonnementdevant l’honneurquivousest fait.Votrechuteestprocheet,cependant,mêmedansvosrêveslesplusfous,vousn’avezjamaispuimaginercequ’elleallaitêtre.

Unenouvellefois,danslesbattementsdesabots,leschevauxfoncèrentl’unversl’autresurlaprairiemarécageuse.Unenouvellefois,danslechocdumétal,lesdeuxcavaliersserencontrèrent.MaiscefutNigelqui,prisenpleinefacedel’armetparlejavelotémoulu,basculadesonchevalets’écrouladansl’herbe.

Mais,justeciel,qu’est-cequecela?Mannylèvelesmainsdansungested’horreuretlalanceéchappeàsesdoigtsparalysés.Detoutespartss’élèventdescrisdedésespoiretdesinvocations à tous les saints, les cavaliers comme un seul homme se rapprochentdoucement. A-t-on jamais vu passe d’armes se terminer de façon aussi horrible, aussisoudaine,aussiirrémédiable?Non,cen’estpaspossible!Leursyeuxontdûlestromper.Oubienquelquesorcierleura-t-iljetéunsortafind’obnubilerleurssens?Non,lachosen’est que trop évidente : là, dans l’herbe, gît le corps du cavaliermais sa tête, portanttoujoursl’armet,arouléàquelquesdouzainesdepiedsdelà.

– Par la Vierge ! s’écria Manny en bondissant à bas de son cheval, je donneraisvolontiersmadernièrepièced’orafinquecequiaétéfaitcesoirnefûtpoint.Commentest-ce possible ? Que signifie ? Accourez, monseigneur l’Évêque, car il y a de lasorcellerieetdeladiablerielà-dessous.

Levisagelivide,l’évêqueavaitsautéàcôtéducorpsétendu,enbousculantlecercledeschevaliersetécuyershorrifiés.

–JecrainsbienquelesderniersofficesdenotremèrelasainteÉgliseneviennenttroptard,dit-ilenclaquantdesdents.Infortunéjeunehomme!Quelle terriblefin!Inmediovitae,ainsiqueleditlasainteÉcriture…Enunmoment,danslafleurdel’âge,l’instantd’après,latêtearrachéeducorps!QueDieuetsessaintsaientpitiédemoietmegardentdumal.

Cette dernière prière fut interrompue par un cri d’épouvante : un des écuyers, ensoulevantl’armet,l’avaitvivementrejetésurlesoletpoussaitdeshurlementsd’horreur.

–Ilestvide.Ilestaussilégerqu’uneplume!

–Pardieu,c’estvrai,ajoutaManny,enlesoulevantàsontour.Iln’yariendedans.Maiscontre quoi me suis-je donc battu, Père évêque ? Est-ce un être de ce monde ou del’autre?

L’évêqueétaitremontésursonchevalafindevoirleschosesdeplushaut.

–Si l’espritmalinrôdeparici,dit-il,maplaceest là-bas,auxcôtésduroi.Certes,cechevalalacouleurdusoufreetunregarddiabolique.Jepourraispresquejurerquej’aivu

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sesnaseauxsoufflerdesflammesetdelafumée.C’estbienlabêtequ’ilfautpourporterunearmurequicombatetdanslaquellenesetrouvepersonne.

–Nenni,passivite,Pèreévêque!interrompitundeschevaliers.Celapeutêtretoutcequevousditesetcependantsortird’unatelierhumain.Lorsd’unecampagneenGermanieduSud,j’aivuàNurembergunemachinesculptéeetmodeléeparunarmurier,quipouvaitmonteràchevaletfairetournoyeruneépée.Sicelle-ciétaitsemblable…

– Je vous remercie tous pour votre très grande courtoisie, fit une voix caverneuse,provenantdumannequinétendusurlesol.

Àcemoment,levaillantMannylui-mêmesautaenselle.Certainss’écartèrentvivementdel’horribletronc.Quelques-unsseulement,parmilesplusbraves,restèrentsurplace.

–Etpar-dessustout,repritlavoix,jeveuxremercierletrèsnoblechevalier,SirWalterManny, qui a daigné faire fi de sa grandeur, et a condescendu à échanger une passed’armesavecunhumbleécuyer.

– Pardieu ! s’exclamaManny, si c’est là une invention du démon, le démon, alors,s’exprimeenunlangagefleuri.Maisjevaisl’extrairedesonarmure,dût-ilmeréduireencendres.

Cedisant, il sautadenouveauàbasdesamonture,plongea lamaindans l’ouverturelaissée béante par la gorgière, et la referma sur les boucles blondes de Nigel. Legrognementquecegesteprovoqualeconvainquitqu’ilyavaitbienunhomme,dissimuléàl’intérieur.Aumêmemoment,sesyeuxtombèrentsurletroupratiquédanslecorseletdemaillespourservirdeviseuraujeuneécuyer.Ilsesentitaussitôtdéborderd’allégresse.Leroi,leprinceetChandos,quiavaientsuivilascèneàdistance,tropamuséspourintervenir,serapprochèrentenriant,puisquetoutétaitdécouvert.

–Aidez-leàsortir,ordonna le roi, lamainà lahanche.Jevouspriede ledélivrerdecettearmure.J’aipratiquébiendesjoutesmaisjamaisjenefussiprèsdechoirdemonchevalqu’enregardantcelle-ci.Jecraignaisquesachutenel’eûtestourbi,àlevoirsovin.

Eneffet,Nigel était resté là, ayantperdu le souffle après le chocet,bienqu’il se fûtrenducomptequesonarmetavaitétéarraché,iln’avaitpucomprendrenilaterreurnilajoie que cela avait provoquées.Mais, délivré du grand haubert, dans lequel il avait étéenfermécommeunpoisdanssacosse,ilclignotadesyeuxdanslalumière,rougissantdehonte de ce que le subterfuge auquel sa pauvreté l’avait réduit eût été ainsimis à jourdevanttouscescourtisans.

–Vousavezprouvéquevoussaviezvousservirdesarmesdevotrepère,etquevousétiezdignedeportersonnometsonblason,parcequevousavezenvouslecouragequil’a renducélèbre.Mais jegagequenivotrepèreni vousne souffririezqu’unéquipaged’hommesaffaméssemeurentdevantvotremanoir.Conduisez-nous,jevousprie,et,silachèreestaussibonnequelefutcetteréception,alors,surmafoi,ceseraunvraifestin.

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10ChapitreCOMMENTLEROIACCUEILLITSONSÉNÉCHALDECALAIS

IlnesefûtguèreaccordéaveclebonrenomdelademeuredeTilfordnidavantageavecles soucis domestiques de la vieille Lady Ermyntrude que toute la suite du roi,connétables, chambellan et garde, dormît sous le même toit. Cette calamité fut évitée,grâce à la prévoyance et à l’aide aimable de Chandos. Ainsi certains furent envoyés àl’abbaye,d’autres allant jouir de l’hospitalitédeSirRogerFitz-Alan àFarnhamCastle.Seuls le roi, leprince,Manny,Chandos,SirHubertdeBurgh, l’évêqueetdeuxou troisautresrestèrentleshôtesdesLoring.

Mais si réduit que fût le groupe et si humble que fût l’endroit, le roi n’abdiquanullementsonamourducérémonial,delarecherchedanslaformeetdanslacouleur,cequi était un de ses traits de caractère. Lesmulets de charge furent débarrassés de leurpaquetage;lesécuyerscoururentdetouscôtés,lesbainsfumèrentdansleschambres,ondépliait soieset satins, et l’onentendait cliqueterde luisanteschaînesd’or.Enfin, aprèsune longue note lancée par deux sonneurs de trompette de la cour, la noble compagnies’installa à la table et alors se déroula la plus belle scène à laquelle les vieux tréteauxavaientjamaisservi.

Legrandrassemblementdechevaliersétrangersquiétaientvenus,dansleursplendeur,detouteslespartiesdelachrétientépourprendrepartàl’ouverturedelaTourRondedeWindsor,sixansauparavant,etavaienttentéleurchance,risquéleuradressedanslegrandtournoi organisé à cette occasion, avait apporté quelque bouleversement aux modesvestimentairesanglaises.L’anciennechainse,lebliaudetlescyclasétaienttropmornesettropsimplespourlesmodesnouvelles.Onnevoyaitdoncflotteretflamboyerautourduroiqued’étrangesetbrillantescottesdemailles,despourpoints,desmanteauxcourts,desdoublets, des hauts-de-chausse et nombreux autres vêtements multicolores, aux bordsourlés,brodésoufestonnés.Lesouverain,enveloursnoiretor,étaitcommeunbijoudeprix posé au centre d’un riche écrin qui l’entourait.À sa droite était assis le prince deGalles,àsagauchel’évêque,etl’œilattentifdeLadyErmyntrudedirigeaitlesgensdelamaison:alerteetveillantàtout,elleremplissaitplatsetbuiresaubonmoment,bousculaitles domestiques fatigués, encourageait les plus actifs, pressait les traînards, appelait lesréserves,bref,leclaquementdesonbâtondechênerésonnaittoujourslàoùl’onenavaitleplusbesoin.

Derrièreleroi,Nigel,vêtudesonmieux,maisparaissantpauvreettristeaumilieudetouscesrutilantscostumes,oubliaittantbienquemalsoncorpsbriséetsongenoufroisséet servait ses royaux invités qui lui jetaient de nombreuses plaisanteries par-dessusl’épaule,rianttoujoursdesonaventuredupont.

–ParlasainteCroix!fit leroiÉdouard,penchéenarrièreet tenantdélicatementunecuissedepouletentre lesdoigtsde lamaingauche.Lapièceétait tropbonnepourcette

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scène campagnarde ! Il vous faut me suivre à Windsor, Nigel, en emportant le grandharnoisdanslequelvousvouscachiez.Vousytiendrezlaliceet,àmoinsquequelqu’unnevousfrappeenpleinepoitrine,ilnepourravousarriveraucunmal.Jamaisjenevissipetitenoixdanssigrandeécale!

Maisleprince,quiseretournaitpourregarderNigel,remarquaàsonvisagerougissantetembarrassécombienluipesaitlapauvretédesamise.

–Ahnon,dit-ilgentiment,pareilartisanestdignedemeilleursoutils.L’armurierdelacourveillera,Nigel,àceque,laprochainefoisquevotrecasqueseraemporté,votretêtesoitàl’intérieur.

Nigel, écarlate jusqu’à la racine de ses cheveux de lin, balbutia quelques paroles deremerciement.Cependant, JohnChandos avait une proposition à faire et sonœil pétillaquandill’exprima:

–Mais,monseigneur,jecroisquevotregénérositéestbieninutiledansleprésentcas.Ilestuneancienneloidechevaleriedisantque,lorsquedeuxchevaliersentrentenjoute,sil’und’eux,soitparmaladresse,soitparmalheurromptlecombat,sonharnoisdevientlapropriétédeceluiquiestrestéenlice.Puisqu’ilenestainsi,ilmesemble,sirHubertdeBurgh, que votre fine armure deMilan et votre casque en acier deBordeaux que vousportiez pour venir à Tilford devraient rester aux mains de notre jeune hôte commesouvenirsdenotrevisite.

Lasuggestionsoulevadesriresetapprobationsauxquelstoussejoignirentàl’exceptionde Sir Hubert qui, rouge de colère, fixa un regard sinistre sur le visage souriant etmalicieuxdeChandos.

–J’aiprévenuquejeneparticiperaispointàcejeuridiculeetj’ignoretoutdecetteloi,dit-il.Etvoussaveztrèsbien,John,que,sivousvoulezunepassed’armes,soitaujavelot,soitàl’épée,ouencoreàl’unetàl’autre,maisoùunseulserelève,vousn’avezpasloinàaller.

–Allons,allons,vousàcheval?Vousferiezmieuxderesteràpied,Hubert, réponditChandos.Jesaisqu’ainsiaumoinsjeneverraipointvotredosainsiquenousl’avonsvuaujourd’hui.Ditescequevousvoulez,maisvotrechevalvousajouéunbienmauvaistouretjeréclamevotreharnoispourNigelLoring.

–Vousavezlalanguetroplongue,John,etjesuisfatiguédel’entendre,fitSirHubertdontlamoustachefrémissaitsurlafacerougeaude.Sivousréclamezmonharnois,venezdoncleprendrevous-même!Ets’ilyaunelunepleinedanslecielcesoir,vouspourrezessayerlorsquelatableseraôtée.

–Quenon,mesbonsseigneurs,s’écrialeroiensouriantàl’unpuisàl’autre.Lachosenedoitpointallerplus loin.Servez-vousungobeletdevindeGascogne.Etvousaussi,Hubert!Etmaintenantportezunesantéenbonsetloyauxcompagnonsquinesebattentquepourleurroi!Nousnepouvonsnouspassernidel’unnidel’autreaussilongtempsqu’il y a, au-delà desmers, du travail pour les cœurs vaillants.Quant au harnois, JohnChandosditvrailorsqu’ils’agitd’unejouteenlice.Maisnousestimonsquepareillerèglenes’appliqueguèreici,pourunesimplepassed’armesenunpassagepublic.Enrevanche,dans le cas de votre écuyer, maître Manny, il n’est point douteux qu’il ait perdu son

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harnois.

–Voilàquiestbiendurpourmoi,monseigneur,fitWalterManny,carc’estunpauvregarçonquieutbiendespeinesàs’équiperpourlesguerres.Cependant,ilenserafaitainsiquevousl’ordonnez.Ainsidonc,sivousvoulezvenirmevoircematin,messireLoring,leharnoisdeJohnWiddicombevousseraremis.

–Alors, avec la permission du roi, je le lui rendrai, bredouillaNigel, troublé.Car jepréféreraisnejamaisallerenguerrequed’enleveràunbravehommesonuniquearmureàplates.

–Voilà qui est parler dans l’esprit de votre père,Nigel ! s’écria le roi. Par la sainteCroix!Nigel,vousmeplaisez.Laissez-moil’affaireenmain.Maisjem’étonnequeSirAymeryleLombardnesoitpointencorevenudeWindsor.

Depuis son arrivée à Tilford, le roi Édouard à plusieurs reprises s’était inquiété desavoirsiSirAymeryn’étaitpointlàencoreetsil’onn’avaitpasdenouvellesdelui,àtelpointquelescourtisansseregardaientavecétonnement.IlsconnaissaienteneffetAymerycomme un fameux mercenaire italien récemment appointé en tant que gouverneur deCalais.CesoudainrappeldelapartduroipouvaitbiensignifierunereprisedelaguerreaveclaFrance,cequiétaitlevœuleplussincèredetouscessoldats.Pardeuxfoisdéjà,leroiavaitinterrompusonrepaspourrester,latêtepenchée,legobeletàlamain,écoutantattentivement lorsqu’on entendait au-dehors un bruit de cheval lancé au galop. Latroisièmefoiscependant, iln’yeutplusàdouter.Unbruitdesabotsetunhennissementfrappèrentlesoreilles.Dansl’obscurité,desvoixrudescrièrent,auxquellesrépondirentlesarchersplacésdefactionàl’extérieurdesportes.

– Un voyageur arrive justement, monseigneur, fit Nigel. Quelle est votre royalevolonté?

– Ce ne peut être qu’Aymery, car il n’y a qu’à lui que j’ai laissé un message, luienjoignantdemeretrouverici.Faites-leentrer,jevousprie,etréservez-luibonaccueilàvotretable.

Nigel,saisissantunetorcheparsonsupport,ouvritlaporte.Dehors,unedemi-douzained’hommesd’armessetrouvaientàcheval,maisl’und’euxavaitmispiedàterre.C’étaitunpetithommetrapuetbasané,avecunvisagederat,auxyeuxbruns,douxetalertesquiregardèrentprofondémentNigeldanslalumièrerougeoyantedelasallebienéclairée.

– Je suis SirAymery de Pavie, dit-il. Pour l’amour du ciel, dites-moi…Le roi est-ilcéans?

–Ilestàtable,messire,etjevouspried’entrer.

–Unmoment, jeune homme, unmoment.Un secret d’abord, à l’oreille. Savez-vouspourquoileroim’afaitmander?

Nigellutdelaterreurdanslesyeuxsombres.

–Non,jel’ignore.

–J’aimeraislesavoir,etêtresûr,avantquedemetrouverdevantlui.

– Il vous suffira de franchir ce seuil, noble seigneur, et, sans aucun doute, vous

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l’apprendrezdeslèvresmêmesduroi.

SirAymeryparutfaire lemêmeeffortqueceluiquivaserisqueràunplongeondansl’eauglacée.Puis,d’unpasrapide,ilpassadel’ombredanslalumière.Leroiselevaetluitenditlamainavecunlargesouriresursonbeauvisage.Cependant,ilparutàl’Italienqueleslèvresseulessouriaientetnonlesyeux.

–Soyez lebienvenu ! s’écriaÉdouard.Bienvenueànotredigneet fidèle sénéchaldeCalais ! Venez et assoyez-vous devant moi à cette table. Je vous ai fait mander afind’apprendredevousdesnouvellesd’outre-mer,etvousremercierd’avoirpristantdesoindecequim’estaussicherquefemmeetenfants.FaitesplacepourSirAymery!…Servez-luiàboireetàmangercarilachevauchélongtempsetaparcouruunelonguedistanceànotreserviceaujourd’hui.

DurantlafêtearrangéeparlessoinsdeLadyErmyntrude,Édouardconversagentimentavec l’Italien comme avec les barons qui l’entouraient. Enfin, le dernier plat enlevé,lorsquelestranchoirsdégoulinantsdesaucequifaisaientofficed’assietteseurentétéjetésauxchiens,lescruchonsdevinpassèrentàlaronde.LevieuxménestrelWeathercoteentratimidementavecsonluth,dansl’espoird’êtreautoriséàjouerdevantleroi.MaisÉdouardavaituneautreidéeentête.

–Renvoyezvosgens,Nigel,jevousprie,afinquenouspuissionsêtreseuls.Jevoudraisaussi que deux hommes d’armes soient postés à chaque porte et nous préservent d’êtretroublésdansnosdébats,carils’agitd’unequestionprivée.Maintenant,sirAymery,mesnobles seigneurs et moi-même aimerions entendre de votre bouche comment vont leschosesenFrance.

Levisagedel’Italienétaitcalme,maissesyeuxcouraientsansarrêtdel’unàl’autredesesauditeurs.

–Pour autant que je sache,monseigneur, tout est calmedans lesmarchesdeFrance,répondit-il.

– Vous n’avez point ouï dire, alors, qu’ils avaient rassemblé des hommes avecl’intentionderomprelapaixenselivrantàuneattaquecontrenospossessions?

–Non,sire,jen’airienouïdelasorte.

–Vousm’apaisezl’esprit,Aymery,car,sirienn’estparvenuàvosoreilles,alorscelanepeutêtrevrai. Ilm’était revenuquece sauvagedechevalierdeChargnys’était renduàSaint-Omer pour porter les yeux sur mon précieux joyau, avec ses mains gantées demaillesprêtesàlesaisir.

–Ehbien,sire,qu’ilyvienne ! Il trouvera le joyauensûretédanssonécrin,entouréd’unebonnegarde.

–Etvousêteslagardechargéedecejoyau,Aymery?

–Oui,sire,j’ensuislegardien.

–Etvousêtesungardienfidèle,enquijepuisavoirconfiance,n’est-cepas?Vousaumoins,vousnemeraviriezpointcequim’estsicher,alorsquejevousaichoisidanstoutemonarméepourmeconservercebijou?

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–Non,sire,etjenevoispointlaraisondetoutescesquestions.Ellestouchentàmonhonneur.Voussavezquejepréféreraisperdremonâmeplutôtqued’abandonnerCalais.

–Ainsidonc,vousnesavezriendelatentativedeChargny?

–Rien,sire.

–Menteuretvilain!crialeroiquibonditsurpiedetmartelalatabledesonpoingenfaisanttinterlesverres.Archers,saisissez-vousdelui!Sur-le-champ!Tenez-vousprèsdelui, de crainte qu’il ne se fasse dumal. Etmaintenant, oseriez-vousme dire au visage,Lombardparjure,quevousignoreztoutdeChargnyetdesesprojets?

–QueDieum’ensoittémoin,jenesaisrien!

Les lèvresde l’hommeétaient exsangues et il s’exprimait d’unepetite voix flûtée enévitantduregardlesyeuxcourroucésduroi.

Maiscedernieréclatad’unrireamerettiraunpapierdesonpourpoint.

–Jevousfaisjugesencetteaffaire,vous,monfils,etvous,Chandos,etvous,Manny,etvous aussi,monseigneur l’Évêque.Deparmonpouvoir souverain, je vous constitue encourchargéedejugercethommecar,pardieu!jenequitteraipointcettepiècequejen’aieexaminécetteaffaireàfond.Ettoutd’abord,jevaisvouslirecettelettre.Elleestadresséeà SirAymery de Pavie, surnommé leLombard, au château deCalais.N’est-ce point làvotrenometvotreadresse,coquin?

–C’estbienlàmonnom,sire,maispareillelettrenem’estjamaisparvenue.

–Non,biensûr, sansquoivotrevilenien’eût jamaisétédécouverte.Elleest signée :Isidore de Chargny. Et que dit mon ennemi Chargny à mon fidèle serviteur ? Oyez :«Nousnepourronsvenirencoreàlaprochainelune,carnousn’avonspurassemblerlesforcessuffisantes,pasplusquelesvingtmillecouronnesquisontvotreprix.Maislorsdela lune suivante, dans l’heure la plus sombre, nous viendrons et vous toucherez votreargent à la petite poterne à côtédubuissonde sorbier. »Alors, coquin, qu’avez-vous àdire?

–C’estfaux,râlal’Italien.

–Jevouspriedemepermettredevoircettelettre,sire,fitChandos.Chargnyfutmonprisonnier et tant de lettres furent échangées avant que sa rançon fût payée que sonécriturem’estbienconnue…Oui,oui,jejureraisquec’estlasienne.J’enjureraissurmonsalutéternel.

– Si elle a vraiment été écrite par Chargny, c’était dans l’unique dessein de medéshonorer,s’écriaSirAymery.

– Oh, que non ! l’interrompit le jeune prince. Nous connaissons tous Chargny pourl’avoircombattu.Ilapeut-êtredesdéfauts,ilestvantardetbraillard,maissousleslysdeFrancenechevauchepasunhommeplusbravenid’unplusnoblecœurnid’unplusgrandcourage.Untelhommenes’abaisseraitjamaisàécrireunelettredanslaseuleintentiondejeterlediscréditsurunmembredelanoblesse.Pourmapart,jenelepuiscroire.

Lemurmure soulevé par les autres prouva qu’ils étaient d’accord avec le prince. Lalumièredes torchesaccrochéesauxmursfrappaitenplein les lignessévèresdesvisages

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autourdelagrandetable.Ilsétaientassisimmobilesetl’Italienfrémitdevantlesregardsinexorablesqu’ilrencontra.Ilregardavivementautourdelui,maisdeshommesenarmesgardaienttouteslesissues.L’ombredelamortpesaitdéjàsurlui.

–Lamissive,repritleroi,futremiseparChargnyàuncertainDomBeauvais,prêtreàSaint-Omer,avecchargedelaporteràCalais.Maisleprêtre,enflairantunerécompense,l’apportaàquelqu’unquim’estfidèleserviteur,etc’estainsiqu’ellesetrouveentremesmains.J’aiaussitôtfaitmandercethommeafinqu’ilseprésentedevantmoi.Entre-temps,leprêtres’enestretournéet,ainsi,Chargnys’imaginequesonmessageaététransmis.

–Jenesaisriendecetteaffaire,fitencorel’Italienentêté,enléchantseslèvressèches.

Unevaguerougemontaaufrontduroietsesyeuxjetèrentdesflammesdecolère.

–Assez,aunomdeDieu!Sinous tenionscettecanailleà laTour,quelques toursdechevaletauraient tôtfaitd’arracheruneconfessionàcetteâmemaudite.Maisqu’avons-nousbesoindel’entendrereconnaîtresafaute?Vousavezvu,messeigneurs,etvousavezentendu.Qu’endites-vous,monsieurmonfils?Cethommeest-ilcoupable?

–Ill’est,sire.

–Etvous,John?Etvous,Walter?Etvous,Hubert?Etvous,monseigneurl’Évêque?…Vousêtesdonctousdumêmeavis?Ilestdoncreconnucoupabledefélonie.Etquelestlechâtiment?

–Cenepeutêtrequelamort,réponditaussitôtleprincesuiviparchacundesautresqui,àl’appeldesonnom,faisaitunsignedetêteapprobateur.

–AymerydePavie,vousavezentendu,fitleroienposantlementondanslecreuxdelamainetenregardantl’Italienchancelant.Avancez!Vous,l’archer,devantlaporte…vous,aveclabarbenoire.Tirezvotreglaive…Non,lividecoquin,jeneveuxpointsouillercettelamedevotre sang.Ce sont vos talons et nonvotre têtequenousvoulons.Coupez ceséperonsdechevalieravecvotreglaive,archer!C’estmoiquivouslesaidonnés,c’estmoiquivouslesreprends.Ha!Voyez-lesvoleràtraverslasalle,etaveceuxtousliensentrevousetlenobleordredontilssontl’insigne…Maintenant,conduisez-leau-dehorsdanslabruyère,loindecettedemeure,làoùsacharognepourrapourrir.Etarrachez-luilatêteducorpsafinquececisoitunavertissementàtouslestraîtres!

L’Italien,quiavaitglissédesonsiègeetétait tombésur lesgenoux,poussauncridedésespoirlorsquel’archerl’empoignaparlesépaules.S’arrachantàsonétreinte,ilsejetasurlesoletsaisitlespiedsduroi.

–Épargnez-moi,montrèsbonseigneur,épargnez-moi,jevousensupplie!Aunomdela passion du Christ, je vous demande grâce et pardon. Songez, ô mon bon et nobleseigneur,aunombred’annéesdurantlesquellesj’aiservisousvotrebannièreetcombiendeservicesjevousairendus.N’est-cepointmoiquiaidécouvertleguédelaSeine,deuxjoursavantlagrandebataille?N’est-cepointmoiencorequiaidirigél’attaquelorsdelaprisedeCalais?J’aiuneépouseetquatreenfantsenItalie,grandroi.C’estenpensantàeuxquej’aifailliàmondevoir,carcetargentm’auraitpermisd’abandonnerlescombatspourlesallerretrouver.Pitié,sire,pitié,jevousenconjure!

LesAnglaissontuneracerudemaisnoncruelle.Leroirestaassis, impitoyable,mais

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lesautresseregardèrentdecôtéets’agitèrentsurleursiège.

–En effet,monseigneur, intervintChandos, je vous prie d’apaiser quelque peu votrecolère.

Édouardsecoualatête.

–Silence,John!Ilenserafaitainsiquejel’aidit.

–Jevousenprie,cherethonoréseigneur,nefaitespointpreuvedetropdehâteenlamatière, fitManny. Faites-le ligoter et gardez-le jusqu’aumatin. Vous pourriez trouverd’autresconseils.

–Non!J’aidit!Qu’onl’emmène!

Mais l’homme se cramponna si bien auxgenouxdu roique les archersnepurent luifairelâcherprise.

– Écoutez-moi unmoment, je vous en supplie.Rien qu’uneminute et, ensuite, vousferezcequebonvoussemblera.

Lerois’appuyaausiège.

–Parlez,maisfaitesvite.

–Épargnez-moi,sire!Dansvotrepropreintérêt.Jevousconseilledem’épargner,carjepuisvous lancersur lechemindechevaleresquesaventuresquivous réjouiront lecœur.Songez,sire,queChargnyetsescompagnonsignorentqueleursplanssontmisàjour.Sijeleurenvoieunmessage,ilsviendrontsansaucundouteàlapoterne.Et,sinousdressonshabilementl’embûche,nousferonslàunecapturedontlarançonrempliravoscoffres.Luietsesamisvalentaumoinscentmillecouronnes.

D’uncoupdepied,Édouard rejeta l’Italien loinde lui,dans lapaille.Et, tandisqu’ilgisaitlà,telunserpentblessé,sesyeuxnequittaientpasceuxduroi.

–Deuxfoistraître!VousvouliezvendreCalaisàChargny,etvousvoulezmaintenantme vendre Chargny ? Comment osez-vous supposer que moi ou tout noble chevalierpuissionsavoirl’âmeassezbassepoursongeràunerançonlorsquel’honneurestenjeu?Sepourrait-ilquemoi-mêmeoun’importequelhommevéritable soyonsaussi lâchesetfaux?Vousvenezdesignervotredestin!Emmenez-le!

–Un instant, jevousprie,monbonetdouxseigneur,s’écria leprince.Apaisezvotrecolèreunmomentencorecarlapropositiondecethommemériteplusd’attentionqu’iln’yparaît au premier abord. Il vous a soulevé le cœur en vous parlant de rançon. Maisexaminez la chose, je vous prie, du point de vue de l’honneur. Je vous supplie demelaisserme jeterdanscetteaventurecarelleestdecelles,sielleestbienmenée,où l’onpeutsefaireunbelethonorableavancement.

Édouardtournasesyeuxpétillantsverslenobleetjeunegarçonàsescôtés.

– Jamais chien courant ne fut plus acharné sur la trace d’un cerf que vous ne l’êteslorsqu’ils’agitd’honneur,monfils.Etcommentdoncconcevez-vouslachose?

–Chargnyet seshommesvalentqu’onaille loinpour les rencontrer, car il aura sansaucun doute l’élite de France sous sa bannière, cette nuit-là. En agissant ainsi que cet

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hommeleproposeetenl’attendantavecunnombreégaldelances, jenecroispasqu’ilpuisse y avoir un autre point de la chrétienté où l’on préférerait être plutôt qu’àCalaiscettenuit-là.

–ParlasainteCroix,monfils,vousavezraison!crialeroidontlevisages’illuminaàcette pensée. Mais voyons, lequel de vous deux, John Chandos ou Walter Manny, vas’occuperdelachose?

Illesregardamalicieusement,l’unaprèsl’autre,commeunmaîtrequifaitdanserunosentredeuxchiens.Etl’onpouvaitliredansleursyeuxtoutcequ’ilsavaientàdire.

–Non,John,neleprenezpointmal,maisc’estautourdeWalter,cettefois.

–N’irons-nouspointtous,sousvotrebannière,sire,ousouscelleduprince?

–Non,ilnesiedpointqueleroyalétendardd’Angleterresoitlancédansunesipetiteentreprise.Cependant, si vous avezde la placedansvos rangspour deux chevaliers, leprinceetmoi-mêmevousaccompagnerons.

Lejeunehommes’inclinaetbaisalamaindesonpère.

– Chargez-vous de cet homme,Walter, et faites-en ce que bon vous semblera.Maisgardez-lebien,de craintequ’il nenous trahissederechef.Etdébarrassez-enmavuecarson souffle empoisonne l’air…Maintenant,Nigel, si votre dignebarbuveut taquiner leluthetchanterpournous…Mais,pardieu!quevoulez-vous?

Ils’étaitretournépourtrouversonjeunehôteàgenoux,latêtecourbée.

–Qu’ya-t-il,monami?Quedésirez-vous?

–Unefaveur,sire.

–Ehbien,n’aurai-jedoncpointdepaixcesoir,avecuntraîtreàgenouxdevantmoi,etunvraigentilhommeàgenouxderrière?Ilsuffit,Nigel.Quevoulez-vous?

–VousaccompagneràCalais.

–ParlasainteCroix,voilàunejusterequête,d’autantplusquelecomplotfutdécouvertsousvotretoit…Qu’endites-vous,Walter?Leprenez-vous?

–Dites-moiplutôt si vousmeprenez, fitChandos.Nous sommes rivauxenhonneur,Walter,maisjesuisbiensûrquevousnemerefuserezpoint.

– Non, John, je serai fier d’avoir sous ma bannière la meilleure lance de toute lachrétienté.

–Etmoi, de suivre un chef aussi chevaleresque.MaisNigel Loring estmon écuyer.Ainsidonc,ilviendraavecnous.

–Voilà laquestion réglée, fit le roi.Etmaintenant, iln’estplusbesoindenoushâterpuisqu’il ne se passera rien avant le changement de lune. Je vous prie donc de fairecirculerlabuireetdeporteruntoastavecmoiauxbonschevaliersdeFrance!Puissent-ilsêtretousdegrandcœuretd’indomptablecouragelorsquenouslesrencontreronsdanslesmursdeCalais!

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11ChapitreDANSLECHÂTEAUDEDUPPLIN

Leroiétaitvenuetreparti.LemanoirdeTilfordavaitretrouvél’ombreetlesilence,maisla joie régnait dans ses murs. En l’espace d’une nuit, tous les ennuis étaient tombéscommeunnoir rideauquiauraitcaché lesoleil.Unesommeroyaleavaitétéremiseparl’argentierduroi,d’unefaçontellequ’onnepouvaityopposerunrefus.Avecunsacd’ordans les fontesdesaselle,Nigel reprit lechemindeGuildfordet iln’yeutpasunseulmendiantquin’eûtàbénirsonnom.

Ilserendittoutd’abordchezl’orfèvreàquiilrachetalehanap,leplateauetlebracelet,se lamentant avec le marchand sur le mauvais sort qui faisait que l’or et les objetsd’orfèvrerie,pourdesraisonsquepouvaientseulscomprendrelesgensdemétier,avaientsoudain augmenté de valeur durant la dernière semaine, si bien queNigel eut à ajoutercinquantepiècesd’orauprixqu’ilavait touché.Etce futenvainque le fidèleAylwardtonna, fulmina et pria pour quevînt le jour où il pourrait lancer une flèchebien effiléedanslagrossebedainedumarchand.Rienn’yfit:ilfallutpayerleprix.

Nigelsehâtaensuitedeserendrechezl’armurierWatoùilachetal’armurequ’ilavaitadmiréelorsdesondernierpassage.Ill’essayaetlaréessayadanslaboutique,Watetsonfilss’affairantautourdelui,armésdeclésetautresoutils,resserrantdeschevilles,fixantdesrivets.

–Commentest-cepossible,monbonseigneur?s’écrial’armurier,toutenluipassantlebassinetsurlatêtepourlefixeraucamailquidescendaitsurlesépaules.ParTubal-Caïn,jevousjurequecettearmurevoussied,commesacarapaceàuncrabe.Iln’enestjamaisvenudeplusbelled’Italieoud’Espagne.

Nigel se tenait devant unbouclier poli faisant office demiroir, se tournant d’un côtépuis de l’autre, comme un petit oiseau se lissant les plumes. Son brillant pectoral, sespointures avec leurs protections en forme de disques aux genoux et aux coudes, lesgantelets et solerets étonnamment flexibles, la cotte de mailles et les jambières bienajustéesétaientàsesyeuxdessujetsdejoieetdesobjetsd’admiration.Ilbonditàtraverslaboutique,commepourprouverlalégèretédel’armure,puis,courantau-dehors,ilportalamainaupommeaudesaselleetsautasurPommers,souslesapplaudissementsdeWatetdesonfilsquil’observaientduseuil.

Sautantàbasdesonchevaletrentrantencourantdanslaboutique,iltombaàgenouxdevantl’imagedelaViergeaccrochéeaumurdelaforge.Etlà,ilpriadufondducœurqu’aucuneombre,aucunetachenevîntsouillersonâmeetsonhonneuraussilongtempsquesesbrasluiresteraientattachésaucorps,etqu’ileûtlaforcedenelesemployerqu’àdenoblesfins;choseétrangedansunereligiondepaix,durantplusieurssiècles,l’épéeetla foi s’étaient soutenuesmutuellement et, dans le sombremonde, le plus bel idéal dusoldatdevenait enquelque sorteun tâtonnementvers la lumière.«BenedictusDominusDeusmeusquidocetmanusmeasadpræliumetdigitosmeosadbellum!»(Bénisoitle

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Seigneur qui formemesmains au combat etmesdoigts à la guerre !)C’était ainsi ques’exprimaitl’âmeduchevalier.

L’armure fut fixée sur lamulede l’armurier et retourna avec euxàTilford, oùNigell’enfila une nouvelle fois pour la plus grande joie de Lady Ermyntrude, qui battit desmainsetversadeslarmesdechagrinetdejoie–dechagrinparcequ’elleallaitleperdre,etdejoieparcequ’ilpourraitpartirbravementà laguerre.Quantàsonpropreavenir, ilétaitassuré,puisqu’ilavaitétéconvenuqu’unrégisseurveilleraitsurlesterresdeTilfordle temps qu’elle disposerait d’un appartement au château royal de Windsor où, avecd’autres vénérables dames de son âge et de son rang, elle pourrait achever ses jours àdiscuter de scandales depuis longtemps oubliés ou àmurmurer de tristes souvenirs desgrands-pères et grands-mères des jeunes courtisans autour d’elles. Nigel pourrait l’ylaisseretpartir,l’espritenpaix,levisagetournéverslaFrance.

Mais il avait encore une visite et un adieu à faire avant de quitter les terrainsmarécageuxoùilavaitvécusilongtemps.Cesoir-làdonc,ilenfilasaplusbelletunique,ensombrevelourspourpredeGênes,mitsonchapeauàplumeblancheretombantsurlefront, et ceignit sa ceinture d’argent repoussé. Monté sur le royal Pommers, avec sonfaucon sur le poing et son épée au côté, jamais jeune chevalier plus élégant et plusmodestenesemitenroutepourpareilleexpédition.Iln’allaitfairesesadieuxqu’auvieuxchevalierdeDupplin,mais lechevalierdeDupplinavaitdeuxfilles :ÉdithetMary;etÉdithétaitlajeunefillelaplusjoliedetoutlepaysdelabruyère.

SirJohnButtesthorn,chevalierdeDupplin,étaitainsiappeléparcequ’ils’étaittrouvéprésent à cette étrange bataille quelque dix-huit années plus tôt, lorsque la grandepuissance de l’Écosse avait unmomentmanqué être réduite à rien par une poignée demercenaires combattant non pas sous la bannière d’une nation mais pour leur proprecompte.Leursexploitsneremplissentpaslespagesdeslivresd’histoire,caraucunenationn’aintérêtàlesrappeler;cependant,àl’époque,larumeurdecettegrandebatailleavaitrésonnéauloin,carc’étaitcejour-làquelafleurdel’Écosseétaitrestéesurleterrainetquelemondeavaitcomprispourlapremièrefoisqu’uneforcenouvelles’étaitlevéedansles guerres, que l’archer anglais, courageux et adroit àmanier l’arme qui avait été sonjouetdèsl’enfance,étaitunpouvoiraveclequelmêmelachevalerieencottesdemaillesdetoutel’Europeauraitàcompter.

SirJohn,retourd’Écosse,avaitéténommépremierveneurduroi,ettoutel’Angleterreadmirasasciencecynégétiquejusqu’aumomentoù,devenutroplourdpourleschevaux,ilseretiradanslemodesteasileduvieuxdomainedeCosford,surlapenteorientaledelacollinedeHindhead.Et là,àmesurequesonvisagese faisaitplus rubicondet sabarbeplusblanche,ilpassaitlesderniersjoursdesavieaumilieudesfauconsetdeschiensdechasse,unflacondevinépicétoujoursàportéedesamain,etunpiedgonfléreposantsurun tabouret devant lui. C’était là que maints anciens compagnons venaient rompre lamonotoniedes jours, lorsqu’ilspassaient sur la routepoussiéreusemenantdeLondresàPortsmouth : c’était là aussi que venaient les jeunes chevaliers du pays, désireuxd’entendreleshistoiresguerrièresduvaillantchevalier,des’initierauxsecretsdelaforêtoudelachasse,quepersonnen’auraitpuleurenseignermieuxquelui.

Maisilestdouxdedire,quoiqu’enpûtpenserlevieuxchevalier,quecen’étaientpassesvieuxcontesnisesvinsplusvieuxencorequiattiraientlesjeunesgensàCosford,mais

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plutôt legentilminoisdesafillecadette,oul’âmebientrempéeet lessagesconseilsdesonaînée.Jamaisdeuxbranchesaussidifférentesn’avaient jaillidumêmetronc.Toutesdeuxétaientélancées,avecunégalportdereine,maistouteressemblancecommençaitetfinissaitlà.

Édithétaitaussiblondequelesblés,avecdesyeuxbleusséduisantsetmalicieux,unelanguebavarde,unriresonnantclairetunsourirequ’unedouzainedejeunesgalants,avecNigel à leur tête, pouvaient se partager. Elle jouait, tel un chaton, avec toutes chosesqu’elle trouvaitdans lavie, et certainsprétendaientqu’onpouvaitdéjà sentir lesgriffessoussontoucherdevelours.

Mary,noirecommelanuit,avaitlestraitsgraves,unvisageouvertavecdesyeuxbrunscontemplantbravementlemondesousunearchedesourcilsnoirs.Personnen’eûtpudired’ellequ’elleétaitjolieet,lorsquesafraîchepetitesœur,l’enlaçantdesonbras,pressaitsajouecontrelasienne,commeelleenavaitl’habitudelorsdesvisites,labeautédel’uneetlasimplicitéde l’autren’enétaientqueplus frappantesauxyeuxde tous lesgalants.Etcependant,detempsàautre,ilenétaitunqui,regardantcetétrangevisageetlalointainelueurdanssesyeuxsombres,sentaitquecettefemmesilencieuse,avecsonportaltieretsagrâce de souveraine, avait en elle une sorte de puissance de réserve et demystère quisignifiaitpluspourluiquel’éclatantebeautédesasœur.

TellesétaientlesdamesdeCosfordversquiNigelLoringchevauchaitcesoir-là,danssonpourpointdeveloursdeGênes,unenouvelleplumeblancheàsonchapeau.

IlavaitfranchilepontdeThursleyetpassélavieillepierreoù,àunelointaineépoque,au lieu dit Thor, les sauvages Saxons adoraient leur dieu de la guerre. Nigel y jeta unregardsoucieuxetéperonnaPommersenpassant,caronprétendaitencorequedesfeuxfollets y dansaient par les nuits sans lune. Et ceux qui prêtaient l’oreille à ce genred’histoires pouvaient entendre les cris et les sanglots des malheureux à qui on avaitarrachélavieafinqueledieufûthonoré.LapierredeThor,l’obstacledeThor,letroncdeThor–toutlepaysn’étaitqu’unimmensemonumentàcedieudesbatailles,bienquedesmoinespieuxeussentchangésonnomenceluidudémonsonpère.Ilsparlaient,eux,del’ObstacledudiableetduTroncdudiable.Nigeljetauncoupd’œilenarrièreversleblocrocailleuxetsentitunfrissonluitraverserlecœur.Était-ilprovoquéparl’airfraisdusoiroubienquelquevoixintérieureluiavait-elleparlédujouroùluiaussiseraitétendu,ligotésur un pareil rocher avec une bande de païens barbouillés de sang, dansant et hurlantautourdelui?

Un instant plus tard, le rocher, sa crainte et toutes cesbalivernes lui étaient sortis del’esprit.Car là,aubasdusentiersablonneux, lesoleilcouchantbrillantsursescheveuxd’or tandis que samince silhouette sautait au rythmedu cheval lancé aupetit galop, làdevantlui,setrouvaitlajolieÉdithdontlevisageétaitsisouventvenus’interposerentreses rêveset lui.Lesang luimontaauvisage,car ilavaitbeaun’avoirpeurde rien, sonesprit était attiré et dominé par le mystère délicat de la femme. Pour son âme pure etchevaleresque,chaquefemme,etnonseulementÉdith,étaitassisebienhaut,commesuruntrône,entouréedemillequalitésmystiquesetdevertusqui laplaçaientau-dessusdumonderudedeshommes.Ontrouvaitde la joieàsoncontact,maisausside lacrainte ;craintequesonpropremanquedemérite;salanguepeuhabituéeouquelquemanièrepeudélicatenevîntbrisercesliensquil’unissaientàcettechosetendre.Telleétaitsapensée

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aumomentoùlechevalblancs’avançaverslui.Maisaussitôtsesvaguesfrayeursfurentapaiséesparlavoixfraîchedelajeunefille,quiagitasacravachepourlesaluer.

–Salutàvous,Nigel!luicria-t-elle.Oùdonccourez-vouscesoir?Jesuisbiencertainequecen’estpointpourvoirvosamisdeCosford,car jamaisvousn’avezrevêtusibeaupourpointpournous.Allons,Nigel,sonnomafinquejelapuissehaïrpourtoujours!

–Non,Édith,réponditlejeunehommeenriantàlasouriantedamoiselle.C’estenfaitàCosfordquejemerends.

– Alors donc je n’irai point plus loin et m’en retournerai avec vous. Comment metrouvez-vous?

LaréponsedeNigelselutdanssesyeuxlorsqu’ilregardalefraisminois,lescheveuxd’or,lesprunelleséclatantesetl’élégantesilhouetterevêtued’unetenued’écuyèreécarlateetnoir.

–Vousêtestoujoursaussijolie,Édith.

–Fi,quellefroideurdelangage!Vousavezétéélevépourvivredansuncloîtreetnondansleboudoird’unedame,monpauvreNigel.Sij’avaisposépareillequestionaujeuneSirGeorgeBrocasouausquiredeFernhurst, ilsn’auraientpoint tarid’élogesdepuiscemomentjusqu’àCosford.Ilssonttousdeuxbienplusdemongoûtquevous,Nigel.

–Voilàquiestbientristepourmoi,Édith.

–Certes,maisilnefautpointperdrecourage.

–L’aurais-jedéjàperdu?

–Voilà qui estmieux. Vous pouvez avoir l’esprit vif lorsque vous le voulez,maîtreMalapert,maisvousêtesmieuxfaitpourparlerdechosesélevéesetennuyeusesavecmasœurMary.EllenegoûteraitguèrelacourtoisieetlesfadaisesdeSirGeorge,etmoi,j’ensuisfolle.Maisdites-moi,Nigel,qu’est-cedoncquivousamèneàCosford,cesoir?

–Jeviensvousfairemesadieux.

–Àmoiseule?

–Non,Édith,àvous,àvotresœurMaryetaubonchevaliervotrepère.

– Sir George m’eût dit qu’il était venu pour moi seule. Ah, que vous voilà pauvrecourtisanàcôtédelui!Ainsidonc,c’estvraiNigel?VouspartezpourlaFrance?

–Oui,Édith.

– C’est ce que m’avait rapporté la rumeur après le passage du roi à Tilford. Onprétendaitqu’ilallaitpartirpourlaFranceetquevousl’accompagneriez.Est-cevrai?

–Oui,Édith,c’estlavérité.

–Dites-moidoncdequelcôtévousallez,etquand.

–Cela,hélas,jenelepuisdire.

–Oh,envérité?

Ellerejetalatêteenarrièreetsetut,leslèvresserréesetlacolèredanslesyeux.Nigel

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laregarda,surprisetdésespéré.

–Ilmesemble,Édith,dit-ilenfin,quevousfaitesbienpeudecasdemonhonneurensouhaitantquejenetiennepointlaparoledonnée.

–Votrehonneurvousappartientetmesdésirssontmiens,dit-elle.Voustenezàl’un.Jeveux,moi,tenirauxautres.

Ils poursuivirent en silence jusqu’auvillagedeThursley.Mais à cemoment, elle eutunepensée.Elleenoubliaaussitôtsacolèrepours’abandonneràsanouvellefantaisie.

–Queferiez-vous,Nigel,sij’étaisoffensée?J’aiouïdireàmonpèreque,sipetitquevoussoyez,iln’estpasunhommedanslepaysquipuissevousrésister.Seriez-vousmonchevalierservant,sil’onmefaisaittort?

–N’importequelgentilhommedesangnobleseferaitsansdoute lechevalierservantd’unedameàquiileûtétéfaittort.

–Oui, n’importe quel chevalier et n’importe quelle dame !Qu’est-ce donc que cettefaçondeparler?Croyez-vousquecesoituncompliment?Jeparlaisdevousetdemoi.Sil’onmefaisaittort,seriez-vousmonchevalier?

–Mettez-moiàl’épreuve,Édith.

–C’estcequejevaisfaire,Nigel.SirGeorgeBrocasetlesquiredeFernhurstferaienttousdeuxavecplaisircequejeleurdemanderais,maisc’estversvousquejemetourne,Nigel.

–Jevouspriedemediredequoiils’agit.

–VousconnaissezPauldelaFossedeShalford?

–Vousvoulezdirecepetithommebossu?

– Il n’est pas plus petit que vous,Nigel.Quant à son dos, je sais bien des gens quiaimeraientavoirsonvisage.

–Jenesuispointjugedecela,etcen’étaitpointparmanquedecourtoisiequejeparlaisainsi.Maisqu’ya-t-ilausujetdecethomme?

–Ilm’araillée,Nigel,etj’enveuxtirervengeance.

–Quoi?…Cettepauvrecréaturedifforme?

–Jevousdisqu’ilm’aoffensée!

–Maiscomment?

–J’aimaisàcroirequ’unvraichevalierauraitcouruàmonaidesansmeposer toutescesquestions.Maisjevouslediraidonc,puisqu’illefaut.Sachezqu’ilestundeceuxquim’ont fait la cour en prétendant m’épouser un jour. Ensuite, simplement parce qu’il aestiméqued’autresm’étaientaussichersque lui-même, ilm’adélaisséeet s’enestallécourtiserMaudeTwynham,cettepetitevillageoisefriponne,auvisagecouvertde tachesdeson.

–Mais comment en avez-vouspu êtreoffensée, puisquevousnevoulezpoint de cethomme?

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–Ilétaitl’undemessoupirants,n’est-cepas?Ils’estjouédemoiaveccettegamine.Illuiaditdeschosessurmoncompte,ilm’aridiculiséeàsesyeux…Oui,oui,jelevoissurson visage de safran et dans son regard vitreux lorsque nous nous rencontrons sous leporchedelachapelle, ledimanche.Ellesourit…oui,ellesouritenmeregardant.Nigel,allezletrouver!Neletuezpointnineleblessez,maisouvrez-luisimplementlevisaged’uncoupdevotrecravache,aprèsquoivousreviendrezversmoipourmedireenquoijepuisvousservir.

LevisagedeNigelétaithagard,carlecombatquiselivraitenlui-mêmeétaitcrucial.Le désir bouillonnait dans ses veines, cependant que sa raison le faisait frissonnerd’horreur.

–ParsaintPaul,Édith!s’écria-t-il.Jenevoispointl’honneurnileprofitàretirerdecequevousmedemandezlà.Siérait-ilquej’aillefrapperunhommequinevautguèremieuxqu’unparalytique?Non.Jenepuisfairecelaetvousprie,genteDame,demetrouveruneautreépreuve.

Elleluilançaunregarddemépris.

–Etvousêtesunhommed’armes!s’écria-t-elleenriantamèrement.Vousavezpeurd’unpetit hommequi peut à peinemarcher…Queoui, que oui, dites ce que bonvoussemblera,maisjeprétendraitoujours,moi,quevousavezentenduparlerdesoncourageetdesonadresseauxarmes,etquelecœurvousamanqué.Vousavezraison,Nigel,c’esteneffetunhommedangereux.Sivousaviezfaitcequejevousdemandais,ilauraitpuvouspourfendre.Et,ainsifaisant,vousmeprouvezvotresagesse.

Nigel rougit et fronça les sourcils devant l’insulte,mais il ne ditmot, car son espritluttait ardemment au-dedans de lui-même pour conserver vivace la haute image qu’ils’étaitfaitedecettefemmequi,unmoment,s’étaittrouvéesurcepointdedéchoiràsesyeux.Côteàcôteetsilencieux,lejeunehommeetlajeunedamoiselleélancée,ledestrierjauneetleblancgenetremontèrentlesentiersablonneuxetserpentantentrelesajoncsetlafougèrearborescentequis’élevaientàhauteurd’homme.MaisbientôtlecheminpassasousuneentréeportantleshuresdeButtesthornet,devanteux,s’étenditlamaisonbasseet longue, lourdementchargéedeboisrésonnantsouslesaboisdeschiens.Lechevalier,hommehautencouleur,s’avançalesbrastenduset,lavoixtonnante:

–Tudieu,Nigel, rugit-il, sois lebienvenu ! Je croyaisque tu avaisdélaissé tesvieuxamisdepuisque le roiavait fait tantdecasde toi…Paix,Lydiard !Couché,Pelamon :j’entends à peine ma propre voix. Holà, Mary, une coupe de vin pour le jeune squireLoring!

Marysetenaitdansl’embrasuredelaporte,grande,mystérieuse,silencieuse,avecsonvisageétrangeetempreintdesagesse,sesgrandsyeuxinterrogateursreflétantlarichessedesonâme.Nigelbaisalamainqu’elleluitendaitet,enlavoyant,ilrecouvraaussitôtsaconfianceetsonrespectpourlafemme.Sasœurs’étaitfaufiléederrièreelleetsonvisagesourit,commepourexprimersonpardonpar-dessusl’épauledeMary.

LechevalierdeDupplinpesadetoutsonpoidssurlebrasdujeunehommeets’avançaenclopinantàtraverslagrandesalleauhautplafond,verssonlargesiègedechêne.

–Allons,allons,Édith,unsiège!cria-t-il.AussivraiqueDieuestmafoi,cettejeune

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filleestenvironnéedegalantsautantqu’ungrenierderats.Alors,Nigel,onm’aracontéd’étrangeschosessurtespassesd’armesàTilfordetsurlavisitequetefitleroi.Commentest-il ?EtmonbonamiChandos?Ah,enavons-nouspassédebonnesheuresdans lesbois ! Avec Manny aussi, qui a toujours été un audacieux et rude cavalier. Quellesnouvellesm’apportes-tud’eux?

Nigelracontaauvieuxchevaliertoutcequis’étaitpassé,nedisantquepeudechosedeses succès, mais beaucoup de son échec. Cependant, les yeux de la jeune femme auxcheveuxnoirsbrillaientd’unéclatplusvifàécouter,assiseàsatapisserie.

Sir John suivit l’histoire avec un feu roulant de jurons, de prières, de serrements depoingsetdecoupsdecanne.

–Ehbien,mongarçon,tun’auraisvraimentpuespérertenircontreManny,maistut’esvaillamment comporté. Nous sommes fiers de toi, Nigel, car tu es un homme de cheznous,élevéaupaysdelabruyère.Maisj’aihontequetunesoispointmieuxversédanslesmystères sylvestres, d’autant plus que je fus tonmaître – et personne dans toute lagrandeAngleterrenes’yconnaîtdavantage.Remplistacoupe,jeteprie,pendantquejemetsàprofitlepeudetempsquinousreste.

Et aussitôt le vieux chevalier entreprit un cours, aussi long qu’ennuyeux, sur lesépoques d’accouplement, les saisons particulières à chaque oiseau, avec de nombreusesanecdotes,illustrations,règlesetexceptions,letouttirédesonexpériencepersonnelle.Ilparla aussi des différents rangs de la chasse : comment le lièvre, le cerf et le sanglierprenaientlepassurlechevreuil,ledaim,lerenard,lamartreetlebrocard,alorsqueceux-civenaientencoreavantleblaireau,lechat-cervieretlaloutrequiconstituaientlemondeleplushumblede lagentanimale. Ilparlaencoredes tachesdesang :comment lebonchasseurpeutvoiraupremiercoupd’œilsilesangestsombreetécumant,cequisignifieuneblessuremortelle,ous’ilestclairetléger,cequisignifiequelaflècheatouchéunos.

– À ces signes, ajouta-t-il, tu pourras décider s’il convient de lâcher les chiens quigênent ledaim touchédanssa fuite.Maispar-dessus tout, je tepried’êtreprudentdansl’usagedestermes,decraintedecommettreunebévueàtable,cequipermettraitàceuxquis’yconnaissentmieuxdesegausserdetoi.Nousquit’aimonsenaurionshonte.

–Non,sirJohn.Jecroisqu’aprèsvosleçons,jepourraitenirmaplaceparmilesautres.

Levieuxchevaliersecouasavieilletêteblanched’unairdedoute.

– Ilya tantàapprendrequ’onnepourraitdiredepersonnequ’il sait tout.Ainsi,parexemple,Nigel,chaqueanimaldelaforêt,chaqueoiseauquivoledanslesairsasonnompropre,afinqu’onnepuisseconfondre.

–Jelesais,seigneur.

–Tulesais,Nigel,maistuneconnaispointtouscesnoms,sansquoituseraisbienplusinstruit que je ne le crois. En vérité, personne ne peut dire qu’il les connaît tous, bienqu’un jour, à la cour, j’aie tenu la gageure d’en pouvoir citer quatre-vingt-six.Mais onprétendqueleveneurenchefduducdeBourgogneenadénombréplusdecent–celadit,jecroisqu’ilenaimaginé,cariln’yavait làpersonnepourlecontredire.Réponds-moi,mongarçon,commentdirais-tuquetuasvudixblaireauxdanslaforêt?

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–Ungroupedeblaireaux,seigneur.

–Bravo,Nigel,bravosurmafoi!EtsitutepromenaisdanslaforêtdeWoolmeretqueturencontresplusieursrenards,quedirais-tu?

–Lesrenardsvontenbande.

–Ets’ils’agitdelions?

– Il est peu vraisemblable, seigneur, que je rencontre des lions dans la forêt deWoolmer.

–Bien sûr,mongarçon,mais il y ad’autres forêts que celledeWoolmer et d’autrespays que notreAngleterre. Et qui pourrait dire jusqu’où ira un preux chevalier commeNigel deTilford, aussi longtemps qu’il verra de l’honneur à gagner ?Disons que tu tetrouves dans les déserts de laNubie et que, dans la suite, à la cour dugrand sultan, tuveuillesdirequetuasrencontréplusieurslions.Quediras-tu?

– Je crois, seigneur, que je me contenterais de dire que j’ai vu plusieurs lions, ensupposantquejesoisencorecapabledeparleraprèsd’aussimerveilleusesaventures.

–Quenon,Nigel,unchasseurauraitditqu’ilavaitvuunefamilledelions,cequiauraitprouvéqu’ilconnaissaitlelangagedelachasse.Etmaintenant,s’ils’étaitagidesangliers,aulieudelions?

–Certainsparlenttoujoursdesanglierausingulier.

–Mettonsqu’ilsesoitagideporcssauvages?

–Certainementuntroupeaudeporcssauvages.

–Quenon,mongarçon!Ilestbientristedeconstatercommetusaispeu.Tesmains,Nigel,onttoujoursétémeilleuresquetatête.Iln’estpointunhommedebonnenaissancequiparleraitd’untroupeaudeporcs.C’estlàlangagedemanant.C’enestunlorsqu’onlesconduit,maislorsqu’onleschasse,c’estautrechose.Commentdirais-tu,Édith?

–Jenelesaispoint,réponditlajeunefillesanshonte.

Elleétreignaitdans lamainunbilletqu’unvarletvenaitd’yglisseret sesyeuxbleusregardaientauloinverslesombresduplafond.

–Maistoi,tunouslepourrasdire,Mary.

–Certainement,seigneur,onditunetroupedeporcssauvages.

Levieuxchevalierexulta.

– Voilà une élève qui ne m’a jamais fait honte. Qu’il s’agisse de chevalerie,d’héraldique,dechasseàcourreoudequoiquecesoit,jepuistoujoursmetournerversMary.Ellepourraitfairerougirplusd’unhomme.

–Dontmoi;fitNigel.

–Ah,mongarçon, tuesunSalomonàcôtédecertainsd’entreeux.Écoutedonc,pasplus tard que la semaine passée, ce ridicule jeune Lord de Brocas se trouvait ici etprétendaitavoirvuunecompagniedefaisansdanslesbois.Untelparlereûtétélaruinedujeuneseigneuràlacour.Commentaurais-tudit,Nigel?

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–Biencertainement,seigneur,j’auraisditunetroupedefaisans.

–Bravo,Nigel…Unetroupedefaisans,toutcommeonditunetrouped’oies,unvoldecanards, une bande de bécasses ou une volée de bécassines. Mais une compagnie defaisans!Quellangageest-celà?Jel’aifaits’asseoirlàoùtutetrouves,Nigel,etj’aivulefonddedeuxpotsdevinduRhinavantquedele laisserpartir.Ehbien,malgrécela, jecrainsbienqu’iln’aitpastirégrandprofitdelaleçon,cariln’avaitd’yeuxquepourÉdith,alorsqu’ilauraitdûn’avoird’oreillesquepourmoi…Maisoùest-elle?

–Elleestpartie,père.

–Elleseretiretoujourslorsqu’elleal’occasiond’apprendrequelquechosed’utile.Maislesoupervaêtreprêtbientôtetnousavonsunjambondesanglier,toutfraisdelaforêt,surlequel je voudrais avoir ton avis,Nigel, en plus de quoi nous avons encore un pâté devenaisonprovenantdeschassesmêmesduroi.Legardeforestieretlesverdiersnem’ontpointoubliéencoreetmongarde-mangerest toujoursbiengarni.Souffle trois foisdanscette corne,Mary, afin que les varlets dressent la table, car l’ombre qui s’étend etmaceinturequimeserremoinsm’annoncentqu’ilestl’heure.

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12ChapitreCOMMENTNIGELCOMBATTITL’INFIRMEDESHALFORD

Àl’époqueoùsepassecettehistoire,touteslesclassesdelasociété,saufpeut-êtrelapluspauvre, consommaient beaucoup mieux qu’elles ne l’ont jamais fait depuis viande etboissons.Lepaysétaitgarnidevastesforêts–onencomptaitsoixante-dixenAngleterreseulement,etcertainesallaientjusqu’àcouvrirundemi-comté.Legrosgibierdechasseyétait strictement préservé, mais les animaux plus petits (lièvres, lapins et oiseaux quifoisonnaientautourdeshalliers)avaienttôtfaitdetrouverlechemindupotd’unpauvrehomme.L’aleétaitbonmarché,etplusencorel’hydromelquechaquepaysanfaisaitlui-même avec un peu de miel sauvage pris sur les troncs d’arbres. Il y avait aussi denombreusesboissonssemblablesauthéetquelepauvrepouvaitsepréparersansboursedélier:lestisanesdemauve,detanaisieetautresdontnousneconnaissonspluslesecretmaintenant.

Mais dans les classes plus aisées régnait la profusion ; il y avait toujours dans lecharnier d’immenses quartiers de viande, de gros pâtés, des bêtes entières, produitsd’élevageoudechasse,avecde l’aleetdesvinsdeFranceouduRhinpour lesarroser.Les plus riches avaient atteint un haut degré de luxe dans leur alimentation, et un artculinaireétaitné,danslequell’ornementationdesmetsétaitpresqueaussiimportantequela préparation : ils étaient dorés, argentés, peints ou flambés. Depuis le sanglier et lefaisan,jusqu’aumarsouinetauhérisson,touslesplatsavaientleurprésentationpropreetleurssaucesétonnantesdecomplication,parfuméesauxdattes,auxraisins,auxclousdegirofle,vinaigre,sucreetmiel,ouàlacannelle,augingembre,auboisdesantal,ausafran,aufromagedehureouauxpommesdepin.D’aprèslatraditionnormande,ilconvenaitdemanger avec modération mais d’avoir une profusion de mets les plus fins et les plusdélicats,parmi lesquels les invitéspouvaientchoisir.C’estainsiquenaquitcettecuisinecompliquée, si différente de la rude et parfois gloutonne simplicité de la coutumeteutonne.

Sir JohnButtesthorn appartenant à la société fortunée, la gigantesque table de chêneployaitsous lespâtésgénéreux, les imposantsquartiersdeviandeet lesflaconsventrus.Aubasdelasallesetrouvait ladomesticité ;plushaut,sousundais levé, la tabledelafamille,avecdessièges, toujoursprêtsàrecevoir leshôtesfréquentsquiarrivaientdelagrand-route.C’estainsiquevenaitdeseprésenterauchâteauunvieuxprêtre,faisantroutedel’abbayedeChertseyjusqu’auprieurédeSaint-JeanàMidhurst.Ilparcouraitsouventce chemin et ne passait jamais sans interrompre son voyage pour s’asseoir unmomentdevantlatablehospitalièredeCosford.

–Labienvenue,bonPèreAthanase!s’écria lechevalier.Venezdoncprendreplaceàmadroiteetmedonnerlesnouvellesdelarégion,cariln’estjamaisunscandalequelesprêtresnesoientlespremiersàconnaître.

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Le religieux,hommecalmeet brave, jetaun coupd’œilvers le siège librede l’autrecôtédesonhôte.

–EtDamoiselleÉdith?demanda-t-il.

–Maisoui, au fait, oùdoncestma fille ? cria lepère, impatient.Mary, je tepriedesoufflerdelatrompeunefoisencore,afinqu’ellesachequelerepasestservi.Quepeut-ellefaireencoredehorsàpareilleheuredelanuit?

Lesyeuxdouxdureligieuxparurenttroubléslorsqu’iltiralégèrementlechevalierparlamanche.

– J’ai vuDamoiselleÉdith, il y amoins d’une heure, dit-il.Et je crains bien qu’ellen’entendepointsonnerducor,carelledoitsetrouveràMilford,pourl’heure.

–ÀMilford?Maisqu’irait-ellefairelà?

–Jevousprie,bonsirJohn,debaisserquelquepeulavoix.Ils’agitlàd’unequestionprivéepuisqu’elletoucheàl’honneurd’unedame.

–Sonhonneur?

LevisagerubiconddeSirJohnétaitdevenuécarlate tandisqu’ildévisageait les traitstroublésduprêtre.

–Sonhonneur,dites-vous?…L’honneurdema fille?FaitesensortedemeprouverquevousditesvraiouneremettezjamaispluslepiedàCosford!

–Jecroisn’avoirpointmalfait,sirJohn,maisilmefautbiendirecequej’aivu,souspeined’êtreunfauxamietunprêtreindigne.

–Vite,bonhomme,vite!Aunomdudiable!qu’avez-vousvu?

–Connaissez-vousunpetithommedifformeet,dénomméPauldelaFosse?

–Oui,jeleconnais.C’estunhommedenoblefamille,puisqu’ilestlefilscadetdeSirEustacedelaFossedeShalford.Ilfutuntempsoùj’aicrupouvoirl’appelermonfils,carilnesepassaitpointunjourqu’ilnevîntrendrevisiteàmesfilles,maisjecrainsbienquesondosbosselénel’aitmalservidanssondésir.

–Hélas, sir John, je crains,moi, que sonesprit ne soit plusdifformeencoreque soncorps.C’estunhommedangereuxpourlesfemmes,carledémonl’adouéd’unelangueetd’yeux tels qu’il les charme tout comme le basilic. Elles songent peut-être aumariagemais lui, jamais, si bien que j’en peux compter plus d’une douzaine qu’il a ainsidélaissées.C’estcedontilsevantepartoutlepays,etilentireorgueil.

–Bon,maisquelleaffaireavecmoietlesmiens?

–Cesoir,sirJohn,jeremontaislaroutesurmamule,quandj’airencontrécethommequis’en retournaitenhâtechez lui.Une femmechevauchaità sescôtéset,bienqu’elleportât un capuchon, je l’ai entendue rire, comme je la croisais. Et ce rire, je l’ai déjàentendu,souscetoit,surleslèvresdedamoiselleÉdith.

Lecouteauduchevalierluitombadelamain.QuantàMaryetNigel,ilsn’avaientpufaireautrementqued’entendretoutelaconversation.Aumilieudesriresetdeséclatsdevoixdesautres,lepetitgroupedelatablehautetenaitconseilensecret.

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–Necraignezrien,père,fitlajeunefemme.JesuisbiensûrequelebonpèreAthanasese trompe, et Édith sera bientôt parmi nous. Je l’ai entendue parler de cet homme cesdernierstemps,ettoujoursavecdesparolesamères.

–C’estvrai,messire, intervintNigelavecardeur.Pasplus tardquece soir, alorsquenouschevauchionsdanslesmaraisdeThursley,damoiselleÉdithm’aditqu’iln’étaitrienpourelleetqu’ellenedemandaitqu’à levoirrouédecoupspour tout lemalqu’ilavaitfait.

Maislesagehommesecouasesbouclesargentées.

–Ilyatoujoursdangerlorsqu’unefemmeparledelasorte.Lahaineardenteestsœurjumelledel’amour.Pourquoiparlerait-elleainsis’iln’yavaitquelquelienentreeux?

–Maiscependant,fitencoreNigel,qu’est-cedoncquiauraitpumodifieràcepointsespensées enmoinsde troisheures ?Elle s’est trouvée ici dans la salle avecnousdepuismonarrivée.ParsaintPaul,jenelepuiscroire!

MaislevisagedeMaryserembrunit.

–Ilmesouvient,dit-elle,qu’unbilletluiaétéapportéparHannekin,levarletd’écurie,pendant que vous nous entreteniez, seigneur, du vocabulaire de la chasse.Elle l’a lu ets’enestallée.

SirJohnbonditsurpiedmaiss’affalaaussitôtsursonsiègeavecungrognement.

–Jepréféreraisêtremort,dit-il,plutôtquedevoirledéshonneurtombersurmamaisonetjesuisàcepointhandicapéparcemauditpiedquejenepuismêmepasallervoirsitoutcelaestvrainimevenger.Ah!simonfilsOlivierétaitici,toutseraitbien!Envoyez-moicevarletd’écurie,afinquejelepuissequestionner.

–Jevousprie,bonetnobleseigneur,fitNigel,demeconsidérercommevotreproprefilscesoiretdemepermettredetraitercetteaffairecommebonmeplaira.Jevousdonnemaparoled’honneurdefairetoutcequ’ilestaupouvoird’unhommedefaire.

–Jeteremercie.Nigel,iln’estpointd’hommedanstoutelachrétientéquejechoisiraisdepréférenceàtoi.

– Il est cependantunechoseque jevoudrais savoir, seigneur.Cethomme,Paulde laFosse, possède d’immenses domaines, d’après ce que j’ai ouï dire, et il est de nobleextraction. Il n’est doncpoint de raison, si les choses sont cequenous craignons, pourqu’ilnepuisseépouservotrefille?

–Ellenepourraittrouvermeilleurparti.

–Trèsbien.Etavanttout,jevoudraisquestionnerceHannekin,maisdefaçontellequepersonnenesedoutederien,carcen’estpoint làunsujetà livrerauxcomméragesdesdomestiques. S’il vous plaît de me désigner le bonhomme, damoiselle Mary, jel’emmèneraiàl’extérieurpours’occuperdemonchevaletj’apprendraiainsitoutcequ’ilpourraavoiràmedire.

Nigel resta absent pendant un moment et, lorsqu’il revint, l’ombre qui couvrait sonvisagenelaissaquepeud’espoirauxcœursanxieuxauteurdelahautetable.

–Jel’aienfermédanslasoupentedel’écurie,decraintequ’ilneparletrop,dit-il,car

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mes questions ont dû lui montrer de quel côté soufflait le vent. C’est en effet de cethommequevenaitlebillet,etilavaitamenéavecluiunchevalpourladame.

Levieuxchevalierpoussaungémissementensecachantlevisagedanslesmains.

– De grâce, père, on vous observe ! soufflaMary. Pour l’honneur de notre maison,gardonsunvisageclairdevanttous.

Puis,élevantlavoix,defaçonqu’onpûtl’entendredanstoutelasalle:

–Sivouschevauchezversl’est,Nigel,j’aimeraisvousaccompagner,afinquemasœurnereviennepointseule.

–Nouspartironsdoncensemble,Mary,réponditNigelenselevant,puisilajoutasuruntonplusbas :Maisnousnepouvonsyallerseulset,sinousemmenonsundomestique,toutsesaura.Jevouspriedoncderestericietdemelaisserm’occuperdecetteaffaire.

– Non, Nigel, elle aura peut-être besoin de l’aide d’une femme, et quelle femmeconviendraitmieuxquesapropresœur?J’emmèneraimadamed’atours.

–Non,jevousaccompagneraipersonnellementsivotreimpatiencepeutseplieraupasdemamule,fitlevieuxprêtre.

–Maiscen’estpointvotrechemin,monPère.

–Leseulchemindetoutbonprêtreestceluiquimèneaubiendesautres.Venez,mesenfants,allons-ydecommun.

Etc’estainsiquelevigoureuxSirJohnButtesthorn,levieuxchevalierdeDupplin,restaseulàsatable,simulantlemangeretleboire,s’agitantsursonsiègeetfaisantdeviolentseffortspourparaîtreinsouciantalorsquesoncorpsetsonespritbouillonnaientdefièvre,cependantque,àlatablebasse,varletsetservantesriaientetplaisantaient,entrechoquantleurscoupesetnettoyantleurstranchoirs,inconscientsdel’ombreprofondequiplanaitsurl’hommesolitaireassissouslegranddais.

Pendant ce temps, Damoiselle Mary, chevauchant le genet blanc que sa sœur avaitmontépeuavant,NigelsursondestrieretleprêtresursamulesuivaientlarouteenlacetquimenaitàLondres.Lacampagne,departetd’autre,n’étaitqu’uneimmenseétenduedebruyèreetdemaraisd’oùs’élevaitl’étrangehululementdesoiseauxdenuit.Unquartierde lunebrillaitaucieldans les trouéesdesnuagespousséspar levent.La jeunefemmechevauchaitensilence,absorbéeparlespenséesqu’éveillaientenelleledangeretlahontedelatâchequil’attendait.

Nigel parlait à voix basse avec le prêtre. Il en apprit ainsi davantage sur le nom del’hommequ’ilspoursuivaient.SademeureàShalfordétaitl’antremêmedeladébaucheetdu vice. Une femme ne pouvait en franchir le seuil sans en sortir souillée. De façonétrange,inexplicableetpourtantcommune,cethomme,avecsonespritdiaboliqueetsoncorpsdifforme,possédaitunétonnantpouvoirde fascinationsur le sexeetune sortededominationquiforçaitchacuneàsavolonté.Plusd’unefoisilavaitacculéunefamilleàlaruine et, chaque fois, sa langue agile et son esprit pervers l’avaient sauvé du châtimentmérité pour ses actes. Il appartenait à une grande souche du pays, et tous ses parentsjouissaientdelafaveurduroi,desortequesesvoisinscraignaientdepoussertroploinleschosescontrelui.Telétaitl’homme,malinetvorace,quiavaitfonducommeunépervier

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et emporté dans son aire la blonde beauté de Cosford. Nigel ne prononça que peu deparoles;maisilportaauxlèvressoncouteaudechasseet,partroisfois,enbaisalagarde.

Ils avaient traversé les marais, le village de Milford et la petite communauté deGodalming,jusqu’àcequeleurchemintournâtausudverslemaraisdePease,aprèsquoiils traversèrent les prairies de Shalford.Là-bas, dans l’ombre, sur le haut de la colline,brillaientdespointsrougesquimarquaientlesfenêtresdelademeurequ’ilscherchaient.Unealléesousunearchedechêneyconduisait,ilssetrouvèrentensuiteenpleinclairdelune.

Del’ombrequiobstruaitl’archedelaportebondirentdeuxrudesserviteurs,barbusetbourrus,tenantàlamaindegrosgourdins,quis’enquirentdequiilsétaientetdecequ’ilsdésiraient.LadyMaryselaissaglisseràbasdesonchevalets’avançaverslaporte,maisilsluibarrèrentrudementlechemin.

– Oh, que non, notre maître n’en demande point tant ! s’écria l’un d’eux en riantvulgairement.Arrière, genteDame,qui quevous soyez !Lademeure est close et notremaîtrenereçoitpointcesoir.

–Monami,retirez-vous,fitNigeld’unevoixclaireethaute.Nousdésironsvoirvotremaître.

– Réfléchissez donc,mes enfants, cria le vieux prêtre.Ne vaudrait-il pasmieux quej’entreseulpourvoirsilavoixdel’Églisenepourraitadoucirsoncœur?Jecrainsquelesangnesoitrépandusivousentrez.

–Non,monPère, je vousprie de rester ici en casdenécessité.Quant à vous,Mary,restezaveclebonprêtrecarnousnesavonspointcequipeutsepassercéans.

Ilsetournaverslaporteetdenouveaulesdeuxhommesluibarrèrentlepassage.

– Arrière, vous dis-je, sur vos vies ! Par saint Paul, ce me serait une honte que desouillermon épée en la frottant à la vôtre.Mais je suis bien décidé et personne nemebarreralaroutecesoir.

Leshommesfrissonnèrentdevantcettemenaceprononcéed’unevoixferme.

–Attendez!fitl’und’eux,enessayantdepercerl’obscurité.N’êtes-vouspointlesquireLoringdeTilford?

–Eneffet,c’estbienlàmonnom.

–Queneledisiez-vous!J’auraiseubiengardedevousretenir.Baslesarmes,Wat,carcen’estpointunétranger,maislesquiredeTilford.

–Tantmieuxpourlui,grognal’autreenlaissantretombersongourdinetenmurmurantintérieurementuneactiondegrâcesauCiel.S’ils’étaitagidequelqu’und’autre,j’auraiseu du sang sur la conscience ce soir.Mais notremaître ne nous a rien dit au sujet desvoisinslorsqu’ilnousaordonnédegarderl’huis.Jevaisentreretluidemanderquelleestsavolonté.

MaisdéjàNigellesavaitdépassésetavaitpoussélelourdbattant.Sivifqu’ileûtété,Mary s’était précipitée sur ses talons, et tousdeuxpénétrèrent ensembledans lagrandesalle.

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C’étaitunevastepiècequedelourdestenturesjetaientdansl’ombre,avec,aucentre,uncônedelumièreviveprojetépardeuxlampesàhuileposéessurunetable.

Surcettedernière,unrepasétaitservi.Deuxpersonnesétaientassisesetiln’yavaitpasdeserviteurs.Auboutleplusprochedelatable,setrouvaitÉdith,dontlescheveuxd’orétaientdéfaitsetcroulaientsurlenoiretl’écarlatedesoncostume.

Àl’autrebout,lalumièrefrappaitenpleinlevisagerudeetleshautesépaulesdifformesdu maître de la maison. Une broussaille de cheveux noirs surmontait un front haut etarrondi, un front de penseur surmontant deux yeux gris froids, profondément enfoncés,scintillantssousd’épaissourcils.L’hommeavaitlenezbusquéetfin,semblableaubecdequelqueoiseaudeproiemais,plusbas,levisagepuissantetbienraséétaitdéparéparlafineboucheetlesplisarrondisdulourdmenton.Soncouteaudansunemain,dansl’autreunosàdemirongé,ilrelevafièrementleregard,commeunfauvesurprisdanssonrepaire,aumomentoùlesdeuxintruspénétrèrentdanslasalle.

Nigel s’arrêta àmi-chemin, entre la porte et la table.Sesyeux et ceuxdePaul de laFosse étaient rivés les uns aux autres. Mais Mary, dont le cœur de femme débordaitd’amouretdepitié,seprécipitapoursaisirdanslesbrassajeunesœur.Édithavaitbondidesonsiègeet,levisagedétourné,tentadelarepousser.

– Édith ! Édith ! Par la Vierge ! Je te supplie de revenir avec nous et de quitter cemauvaishomme!s’écriaMary.Machèrepetitesœur,voudrais-tudoncbriserlecœurdenotrepèreetconduireàlatombesavieilletêtegrisefrappéeparledéshonneur?Reviens!Édith,reviensettoutseraarrangé.

MaisÉdithlarepoussaetsesbellesjouesrougirentdecolère.

–Queldroitas-tudoncsurmoi,Mary,toiquin’esmonaînéequededeuxans,pourmepoursuivreàtraverstoutlepays,toutcommesijen’étaisqu’unvilainenfuiteetquetufussesmamaîtresse?Retourne-t’endoncetmelaissefairecequebonmesemble.

MaisMary,quilatenaittoujoursdanslesbras,tentaitdenouveaud’adoucircecœurduretcolère:

–Notremèreestmorte,Édith.Et je remercieDieude lui avoir fermé lesyeuxavantqu’elleaitputevoirsouscetoit!Maisjeprendssaplaceici,commejel’aitoujoursfait,puisque je suis ton aînée. C’est donc avec sa voix que je te supplie de ne plus avoirconfianceencethommeetderevenirdevantqu’ilnesoittroptard.

Édiths’arrachaàsonétreinteetseredressa,fièreetdéfiante,lesyeuxbrillantsfixéssursasœur.

–Tupeuxmalparlerdeluimaintenant,maisilfutuntempsoùPauldelaFosses’envenaitàCosford.Etquialorsluiparlaitàvoixdouceetbasse,sinonlasageetvertueusesœurMary?Maisilaapprisàenaimeruneautre,alorsilestdevenuunmauvaishomme,etc’estunehontequedesetrouversoussontoit!D’aprèscequejepuisvoir,dévotesœuravec tonchevalier, ilestconsidérécommeunpéchéquedechevaucherdenuitavecunhommeàsescôtés,maistunesemblespointyattacherd’importance.Regardedoncdanstonœil,bravesœur,avantquedevouloirretirerlapoussièredeceluid’uneautre.

Mary demeura irrésolue et grandement troublée, dominant son orgueil et sa colère,

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hésitantsurlameilleurefaçondetraiteraveccetespritfort.

– Ce n’est point le moment de prononcer d’amères paroles, chère sœur, dit-elle enposantdenouveaulamainsurlamanchedesacadette.Toutcequetuviensdedirepeutêtrevrai.Ilfutuntemps,eneffet,oùcethommeétaitnotreamiàtoutesdeux,etjesaistout aussi bien que toi le pouvoir qu’il a de se gagner un cœur de femme.Mais je leconnaismaintenant,ettuneleconnaispoint.Jesaislemalqu’ilafait,ledéshonneurqu’ilarépandu,leparjurequisouillesonâme,laconfiancetrahie,lapromessereniée…jesaistoutcela.Devrai-jedoncvoirmapropresœurtournerdanscevieuxpiège?S’est-ildéjàrefermésur toi,monenfant?Est-ilvraique je soisarrivée trop tard?Pour l’amourdeDieu!dis-moi,Édith,quecelan’estpas.

Édith arracha samanchede lamainde sa sœur et fit deuxpas rapides au longde latable.PauldelaFosserestaitassisensilence,lesyeuxfixéssurNigel.Édithluiposalamainsurl’épaule.

–Voicil’hommequej’aimeetleseulquej’aiejamaisaimé.C’estmonmari.

Àcesmots,Marypoussauncridejoie.

–Vraiment?Alors,toutestbienetDieuveilleraaureste!Sivousêtesmarietfemmedevantl’autel,pourquoidèslorsdevrais-je,moioutoutautre,medresserentrevous?Dis-moiqu’ilenestbienainsietjeretournesur-le-champrendrelebonheurànotrepère.

Édithfitlamoue,commeunenfantgâté.

–NoussommesmarietfemmeauxyeuxdeDieu.Bientôtnousseronsmariésdevantlemonde.Ilnousfautattendrelundijusqu’àcequelefrèredePaul,quiestprêtreàSaint-Albans,arrivepournousunir.Unmessagerestdéjàpartietilviendra,n’est-cepas,moncheramour?

–Ilviendra,réponditlemaîtredeShalford,lesyeuxtoujoursfixéssurNigelsilencieux.

–C’estunmensonge,ilneviendrapoint!fitunevoixvenantdelaporte.

C’étaitleprêtrequiavaitsuivilesautresjusqu’auseuil.

–Ilneviendrapoint,répéta-t-ilenentrantdanslapièce.Monenfant,mafille,écoutelavoixdeceluiquiestassezvieuxpourêtretonpère.Cemensongeadéjàservietgrâceàluicet homme a déshonoré bien d’autres femmes. Il n’a point de frère à Saint-Albans. Jeconnaisbiensesfrèresetiln’yapointdeprêtreparmieux.Avantlundi,quandilseratroptard,vousaurezdécouvert lavérité, comme tantd’autres l’ont fait avantvous.Nevousfiezpointàluietvenezavecnous.

PauldelaFossejetaunsourireàÉdithetluiditenluitapotantl’épaule:

–Parlez-leur,Édith.

Lesyeuxdelajeunefilleeurentunéclairdemépristandisqu’ellelesregardaitàtourderôle;lafemme,lejeunehommeetleprêtre.

–Jen’aiqu’unmotà leurdire :qu’ils s’enaillentetcessentdenous importuner.Nesuis-jepointlibre?N’ai-jepointditquec’étaitleseulhommequej’eussejamaisaimé?Et je l’aimedepuis longtemps. Il l’ignorait et, dedésespoir, s’est tournéversuneautre.Maismaintenantilsaittoutetjamaisplusledoutenesurgiraentrenous.C’estpourquoije

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resteraiàShalfordetneretourneraiàCosfordqu’aubrasdemonépoux.Mecroyez-vousdoncassezcrédulepourajouterfoiàtouteslesbalivernesquevousmecontez?Est-ilsidifficile pour une femme jalouse et un prêtre errant de se mettre d’accord sur unmensonge ? Non, non,Mary, tu peux t’en retourner en emmenant ton chevalier et tonprêtrecar,moi,jeresteici,fidèleàmonamouretconfianteensonhonneur.

– Sur ma foi, voilà qui est bien parlé, mon bel oiseau doré ! fit le petit maître deShalford.Maispermettez-moid’ajoutermonmotàtoutcequivientd’êtredit.Dansvotrevirulentediatribe,vousn’avezvoulum’accorderaucunequalité,ladyMary,etcependantvousmeconcéderezque j’aibeaucoupdepatiencepuisque jen’aipoint fait lâchermeschienssurvosamisquisontvenuss’interposerentremoietmonbonplaisir.Mais,mêmepour leplusvertueux, ilvientunmomentoùlafragilitépeut l’emporter.C’estpourquoidoncjevouspriedequitterceslieuxavecvotreprêtreetvotrechevalierservant,sansquoivous pourriez prendre un congé beaucoup plus rapide mais d’autant moins digne.Asseyez-vous,monbelamour,etreprenonsnotresouper.

Illuidésignasonsiègeetremplitleursdeuxcoupesdevin.

Depuissonentréedanslapièce,Nigeln’avaitpasencoreditunmot,maissonregardn’avaitrienperdudesadécision:sesyeuxfermesn’avaientpasquittélevisagegrimaçantdumaîtredeShalford.IlsetournaalorsvivementversMaryetleprêtre.

–Envoilàassez!dit-ilàvoixbasse,vousavezfaitvotrepossible.Àmontourdejouermon rôle comme je le pourrai. Je vous prie,Mary, et vous,mon Père, de vouloir bienattendreau-dehors.

–MaisNigel,s’ilyavaitdudanger…

–Ceme sera plus aisé,Mary, si vous n’êtes point là. Je pourraimieux parler à cethomme.

Elleluilançaunregardinterrogateurmaisluiobéit.Nigelretintleprêtreparsasoutane.

–Jevousprie,monPère,avez-vousvotrerituel?

–Biensûr,Nigel.Jeleportetoujourssurlapoitrine.

–Tenez-leprêt,monPère.

–Pourquoifaire,monfils?

– Notez-y deux endroits : le service de mariage et les prières pour les mourants.AccompagnezMary,monPère,ettenez-vousprêtàrépondreàmonappel.

Il referma laportederrièreeuxetse retrouvaseulavec lecouplesimalassorti.Tousdeux se tournèrent sur leur siège pour le regarder :Édith avec un air de défi, l’hommeavecunsourireamersurleslèvresetunelueurdehainedanslesyeux.

–Ehquoi,persifla-t-il,lepaladinsefaitprier?Maisn’avons-nouspointentenduparlerdesasoifdegloire?Quelleaventurecherche-t-ilicidontilsepuissevanter?

Nigels’avançaverslatable.

–Iln’estpointquestiondegloireetàpeined’aventure,répondit-il.Maisjesuisvenuiciavecune intentionprécise.J’apprendsdevotrebouche,Édith,quevousnevoulezpoint

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quittercethomme.

–Eneffet,vousl’avezdûentendre,sivousavezdesoreilles.

– Comme vous l’avez fait remarquer, vous êtes libre et personne ne pourrait vouscontredire.Maisjevousconnaisdepuisl’enfance,Édith,quand,petitefilleetpetitgarçon,nousjouionsensembledanslabruyère.Jeveuxvoussauverdel’astucedecethommeetdevotreridiculefaiblesse.

–Etqu’entendez-vousfaire?

–Unprêtrese trouveà l’extérieur. Ilvavousmariersur-le-champ.Jeveuxvousvoirunisdevantquedequittercechâteau.

–Oubien?aboyal’homme.

– Ou bien vous ne sortirez pas vivant de cette pièce. Oh, non, n’appelez pas vosserviteursnivoschiens!ParsaintPaul!Cettequestionneregardequenoustrois,etsiunquatrièmeparaîtàvotreappel,vousnevivrezpaspourvoircequ’ilenadviendraalors,parlez,PauldeShalford!Voulez-vousépousercettefemmetoutdesuite,ouiounon?

Édithbondit,lesbrastendusentrelesdeuxhommes.

–Reculez,Nigel!Ilestfaible.Vousnevoudriezpasluifairedemal.N’avez-vouspasditcelaaujourd’huimême?Pourl’amourdeDieu,Nigel,neleregardezpasainsi!Vosyeuxlancentdeséclairsmeurtriers.

– Un serpent peut être petit et faible, Édith, cependant n’importe quel hommel’écraseraitsoussontalon.Reculez,carjesuisbiendécidé.

–Paul !–elle tourna lesyeuxvers levisagepâleetgrimaçant :Réfléchissez,Paul !Pourquoinepointfaireainsiqu’illedemande?Quevousimportequecesoitaujourd’huioulundi?Jevoussupplie,moncherPaul,defaireainsiqu’illedemande,pourl’amourdemoi.Votrefrèrepourraredireleservice,s’illedésire.Marions-nousmaintenant,Paul,ettoutserabien.

Ils’étaitlevédesonsiègeetéchappaauxbrasquisetendaientverslui.

–Femmestupide!hurla-t-il,etvoussauveurdejeunesdamoiselles,vousquiêtessifortdevantunestropié,sachezque,simoncorpsestfaible,j’aienmoil’âmedemarace.Memarier parce qu’un squire vantard et campagnard le veut ainsi…non, surmon âme, jepréféreraismourir.Jememarierailundietpasunjourplustôt.Voicimaréponse!

–C’étaitcellequejedésirais,fitNigel,carjenepuisvoirdebonheurdanscetteunion.Écartez-vous,Édith.

Illarepoussadoucementettirasonépée.Devantcegeste,PauldelaFosses’écria:

–Mais je n’ai point d’épée ! Vous n’allez point m’assassiner ? fit-il en reculant, levisagehagardetlesyeuxexorbités.

L’acier de la lame scintilla dans la lueur de la lampe. Édith recula en frissonnant, levisagedanslesmains.

–Prenezcelle-ci!fitNigelentendantlapoignéeversl’estropié.

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–Etmaintenant!ajouta-t-ilentirantsoncouteaudechasse,tue-moisitulepeux,PauldelaFosse,car,autantqueDieuestmaforce,moi,j’essaieraidetesupprimer.

La femme, perdant à demi conscience et pourtant fascinée, suivit l’étrange combat.Pendantunmoment,l’estropiéparutindécis,l’épéeserréedanssesdoigtsnerveux.Mais,quandilvitlafinelamedanslamaindeNigel,ilserenditcomptedel’avantagequ’ilavaitetuncruelsourireresserraseslèvres.Ilavançadoucement,pasàpas,lementonrabattusurlapoitrine,lesyeuxbrillantsoussesépaissourcils.Nigell’attendit,lamaingaucheenavant,lecouteausurlahanche,levisagegrave,l’œilfixeetenalerte.

Deplusenplusprès,àpassûrs,puis,avecunbondetenpoussantuncriderage,Paulde laFosseportasoncoup.Il l’avaitbiencalculé,mais ileûtétéplusavisédeporter lapointeplutôtqueletranchantcontrelecorpssoupleetlespiedsagilesdesonadversaire.Vif comme l’éclair, Nigel avait bondi de côté pour éviter la lame, qui se contenta del’égratigneràl’avant-brasgauche.Maisl’instantd’aprèsl’estropiéétaitclouéausol,avecladaguedeNigelsurlagorge.

–Chien!murmuracedernier.Jetetiensàmamerci!Vite,avantquejenefrappeetpourladernièrefois:veux-tutemarier,ouiounon?

Sa chute et la pointe acérée qui lui chatouillait la gorge avaient abattu le courage del’homme.Levisageexsangue, il releva lesyeux :onpouvaitvoirdegrossesgouttesdesueurluiperleraufront.Sesyeuxétaientremplisdeterreur.

–Non,enlevezvotrepoignard,cria-t-il.Jeneveuxpointmourircommeunchien.

–Veux-tutemarier?

–Oui, oui. Je l’épouserai.Après tout, c’estunegentedamoiselle. J’auraispu tomberplusmal. Laissez-moime relever. Je vous dis que je l’épouserai ! Que vous faut-il deplus?

Nigelserelevaetluimitlepiedsurlapoitrine.Ilavaitramassésonépéeetenportalapointesurlapoitrinedel’autre.

–Non,vous resterezoùvousêtes.Sivousvoulezvivre–etmaconscience se récriedevantlapitiédontjefaispreuveenversvous–votremariageseradumoinscequevospéchésluiontvalud’être.Restezétendulà,commeunmauditvermisseauquevousêtes.

Puisilélevalavoix:

–PèreAthanase!Holà,PèreAthanase!

Le vieux prêtre accourut à l’appel, suivi de Lady Mary. Un étrange spectacle lesattendaitdansleronddelumière:lajeunefilleterrorisée,àdemiévanouiecontrelatable,l’infirmeprostré,etNigel,lepiedetl’épéesursapoitrine.

–Votrerituel,monPère,criaNigel.Jenesaispassinousfaisonsbienoumal,entoutcasilfautlesmariercariln’estpointd’autresolution.

Maislajeunefille,prèsdelatable,poussaungrandcrienseraccrochant,sanglotante,aucoudesasœur.

–Oh,Mary,jeremercielaViergedecequetusoisvenue.JeremercielaViergedecequ’il ne soit point trop tard. N’a-t-il point dit qu’il était un de la Fosse et qu’il ne se

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marierait pas à la pointe de l’épée. J’ai senti mon cœur pencher pour lui quand il l’aassuré. Mais moi qui suis une Buttesthorn, il ne sera point dit que j’aurai épousé unhommequiseseralaisséconduireàl’autelavecuneépéesurlagorge.Non!Jelevoistelqu’ilest!Jevoismaintenantsonespritfaibleetsalanguementeuse.Nepeut-onpointliredans ses yeux qu’il m’aurait bafouée et délaissée comme il l’a fait pour d’autres ?Ramène-moicheznous,Mary,mapetitesœur,carcettenuit,tum’asarrachéeauxportesmêmesdel’enfer.

EtcefutainsiquelemaîtredeShalford,livideetrageur,futabandonnétoutseulàsonvin sur la table servie, tandis que la blonde beauté deCosford, secouée de honte et decolère,levisagemouillédelarmes,quittait,pure,l’antredel’infamiepourentrerdanslecalmeetlapaixdelanuitétoilée.

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13ChapitreCOMMENTLESDEUXCOMPAGNONSCHEMINÈRENTSURLAVIEILLEROUTE

La saison des nuits sans lune approchait et le dessein du roi prenait tournure. Lespréparatifs étaient faits dans le plus grand secret. Déjà la garnison de Calais, quicomprenait cinq cents archers et deux cents hommesd’armes, pourrait en cas d’attaqueprématuréesoutenirl’assautportécontreelle.Maisleprojetduroiétaitnonseulementderésister,maisencoredecapturerlesassaillants.Par-dessustout,ilavaitledésirdetrouverl’occasiond’unedecespassesd’armesquiavaient rendusonnomcélèbredans toute lachrétientécommeleparangonduchefetduchevalier.

Mais l’affaire devait être menée avec prudence. L’arrivée de renforts et même lepassagedeguerrierscélèbresauraientalertélesFrançaisetdévoilélesplansauxennemis.Ce fut donc par groupes de deux ou trois, dans de petites embarcations commercialesfaisantletraficdecôteàcôte,quelesguerrierschoisisetleursécuyersfurenttransportésàCalais.De là, ils étaient amenés par les conduites d’eau à l’intérieur du château où ilspouvaientsecacherdelapopulationenattendantquesonnâtl’heuredel’action.

Nigel avait reçu un mot de Chandos lui enjoignant de le retrouver à l’enseigne duGenêt,àWinchelsea.Troisjoursavant,ilquittaTilfordavecAylward,tousdeuxarmésdepiedencapetprêtsàlaguerre.Nigelportaituncostumedechasse,clairetgai,avecsaprécieusearmureetsonmaigrebagagefixéssurledosd’unchevalderéservequ’Aylwardmenaitpar labride.L’archeravait lui-mêmeunebonne jumentnoire, lourdeetpaisible,maissuffisammentfortepourporterlepuissantgaillard.Avecsabrigandineetsoncasqued’acier,sa lourdeépéedroiteaucôté,sonlongarcjaunesur l’épauleet lesflèchesdansson carquois, il était l’image parfaite du guerrier qu’un chevalier serait fier de compterdanssasuite.ToutTilfordlessuivittandisqu’ilsgravissaientlapentedeterre,couvertedebruyère,quiformaitleflancdeCrooksburyHill.

Arrivé au sommet, Nigel tira les rênes de Pommers et, se retournant vers le vieuxmanoir,contemplalafinesilhouettecourbéesurunbâtonquiduseuillesuivaitdesyeux.Il regarda le toit, les murs avec leurs traverses de gros madriers, la volute de fuméebleuâtrequis’élevaitdel’uniquecheminée,etlegroupedesvieuxserviteursquirestaientfigésdevantlaporte:Johnlecuisinier,Weathercoteleménestrel,etRedSwirelesoldatblessé.Au-delàdelarivière,parmilesarbres,sedressaitlasombretourgrisedeWaverleyet, comme il la regardait, la lourde cloche de fer qui lui avait si souvent paru le cri deguerredel’ennemilançasonappelàlaprière.Nigelsoulevasonbonnetdeveloursetpriapour que la paix continuât de régner sur son foyer et pour que la guerre qu’il allaitcherchersurlecontinentneluiprocurâtquegloireethonneur.Puis,faisantadieuàtousdelamain,ilpoussasonchevalendirectiondel’est.Unmomentplustard,Aylwardquittalegroupe d’archers et de riantes jeunes femmes qui s’accrochaient en lançant des baiserspar-dessusl’épaule.Etc’estainsiquelesdeuxcompagnonspartirentpourl’aventure.

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L’avait-ildésiré,cejour!Enfin,ilétaitarrivésanslaisserd’ombrederrièrelui.DameErmyntrudesetrouvaitsouslaprotectionduroi.L’avenirdesvieuxserviteursétaitassuré.SonconflitaveclesmoinesdeWaverleyavaitétéréglé.Ilétaitmontésurunchevalnoble,ilpossédaitlesmeilleuresarmesetunvigoureuxsuivant.Par-dessustout,ilétaitenroutepourquelquechevaleresqueaventuresouslabannièreduplusbravechevalierquecomptâtl’Angleterre.Toutescespenséessepressèrentdanssonespritet il semitàsiffloteretàchanter, chevauchant un Pommers qui trottait et caracolait comme pour répondre à labonnehumeurdesonmaître.

Ils avaient déjà parcouru un beau bout de chemin dans la bruyère lorsque la petitecollinedeSainte-Catherineetlevieuxsanctuairequilacouronnaitapparurentdevanteux.C’estlàqu’ilscoupèrentlaroutedusudmenantàLondres.Àcetendroitattendaientdeuxpersonnes qui agitèrent la main pour les saluer : l’une était une grande jeune femmeélancée et noire, montée sur un genet blanc, et l’autre un homme d’âge, épais etapoplectique,dontlepoidssemblaitfaireployerledosdubidetgrisquileportait.

–Holà,Nigel!cria-t-il.Marym’aditquetupartaiscematinetnousavonsattenduiciplusd’uneheurepouravoirlachancedetevoirpasser.Allons,mongarçon,buvonsunedernièrepintedebonnealeanglaise,carplusd’unefoisdevantlesvinsfrançaistuaurasenviedesentirlamousseblanchesoustonnez.

MaisNigeldutdéclinerl’invitation,carilluiauraitfallualleràGuildford,àunmilleendehorsdesaroute.ParcontreilacceptalapropositionqueluifitMarydesuivrelesentierjusqu’au sanctuaire, où ensemble ils feraient une dernière prière. Le vieux chevalier etAylwardattendirentenbasavecleschevaux,etc’estainsiqueNigeletMarysetrouvèrentseulssouslesvieillesarchesgothiques,devantlerenfoncementoùscintillaitlereliquaired’or de la sainte. Ils s’agenouillèrent en silence côte à côte et se mirent à prier, puissortirent de l’ombre pour reparaître dans la lumière éclatante de cematin ensoleillé. Ilss’arrêtèrentavantderedescendreetregardèrentautourd’euxlesvertespâturesetleWeybleuserpentantaufonddelavallée.

–Pourquoiavez-vousprié,Nigel?demanda-t-elle.

– J’aipriépourqueDieuetSes saintsmegardentmoncourageetmepermettentderevenirdeFrancecouvertdegloire,afinquejepuissemeprésenterdevantvotrepèreetluidemandervotremain.

–Réfléchissezbienàcequevousdites,Nigel, répondit-elle.Moncœur seulpourraitdirecequevousêtespourmoi.Maisjepréféreraisneplusjamaisporterleregardsurvousplutôtquederabattre,nefût-cequed’unpouce,cedegréd’honneurauquelvousvoulezatteindre.

– Que non, chère et douce Dame. Comment pourriez-vous le rabattre, puisque c’estvotrepenséequiarmeramonbrasetsoutiendramoncœur?

–Réfléchissezencore,mondouxseigneur,etnevousconsidérezcommeliéparaucunedesparolesquevousvenezdeprononcer.Qu’ilensoitdecesmotscommedelabrisequinoussouffleauvisageetquis’effacepourneplusjamaisreparaître.Votreâmeaungrandbesoind’honneur,etc’esttendueverscebutqu’ellelutte.Yaurait-ildoncencoreplaceenellepourde l’amour?Serait-ilpossiblequecesdeuxsentimentsviventaumêmedegrédans un seul esprit ? Souvenez-vous donc queGalaad et d’autres grands chevaliers de

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l’ancientempsontrayélesfemmesdeleurvieafindepouvoirconsacrertoutleurcœurettoutesleursforcesàlaconquêtedel’honneur.Necraignez-vouspointquejenevoussoisune charge et que votre cœur ne recule devant quelque tâche honorable, afin de nemepoint causer de la peineoudu chagrin ?Réfléchissezbiendevant quedeme répondre,monbonseigneur,carmoncœursebriseraits’ildevaitsefaireque,paramourpourmoi,vousnepuissiezaccomplirlesespoirsetlespromessesquevousavezenvous.

Nigel,ébloui,laregarda.L’âmequitransparaissaitsurlevisagehâlédelajeunefemmelui conférait une beauté plus rare encore que celle de sa sœur. Il s’inclina, saisi par lanoblessedelajeunefemme,etluibaisalamain.

–Vous serez surmonchemin l’étoilequimeguiderapourm’aider àprogresser.Nosdeuxâmessontuniesdanslaconquêtedel’honneur.Comment,dèslors,pourrions-nousreculerpuisquenotrebutestlemême?

Ellesecouafièrementlatête.

–C’estcequ’ilvoussembleencemoment,monbonseigneur,maisilenserapeut-êtreautrement lorsque lesanspasseront.Commentprouverez-vousque jesuiseffectivementuneaideetnonunegêne?

– Par mes actions d’éclat, belle et noble Dame. Et ici même, dans ce sanctuaire deSainte-Catherine,ence jourde la fêtedesainteMarguerite, je fais sermentd’accomplirtroisfaitsd’armesenvotrehonneur,commepreuvedemonamourpourvousetavantdereporterlesyeuxsurvous.Etcelavousprouveraque,mêmesijevousaime,jenelaisseraicependantpointvotrepensées’interposerentremoietlesactionshonorables.

LevisagedeMarys’illuminadefiertéetd’amour.

–Moiaussi, jefaisunvœu,dit-elle,aunomdesainteCatherinedont lesanctuairesedresse iciprèsdenous.Je juredevousattendre jusqu’àcequevousayezaccomplivostroisgestesetquenouspuissionsalorsnous revoir.Aucasoù–mais leChristvousengarde ! vous succomberiez dans l’accomplissement de ces gestes, je jure encore deprendrelevoileaucouventdeShalfordetdenejamaisplusporterleregardsurunautrehomme.Donnez-moilamain,Nigel.

Elleavaitretirédesonbrasunpetitbraceletfaitd’unfiligraned’orqu’ellefixasurlepoignetbronzé tout en lui lisant le texte françaisquiy était gravé : «Fais cequedois,adviennequepourra–c’estcommandéauchevalier.»Pendantunmomentilssetinrentenlacéset,aumilieudeleursbaisers,cethommeaimantetcettetendrefemmesejurèrentunéternelamour.Maislevieuxchevalierlesappelaitàgrandscris.Ilsdescendirentdoncencourantlepetitsentiercourbequilesmenaoùlesattendaientleschevaux.

SirJohnchevauchaauxcôtésdeNigeljusqu’aucroisementdelaroutedeShalfordsanscesserdel’abreuverdeconseilssurlaconnaissancedelaforêt,tantilredoutaitdelevoirconfondreunbrocardavecundaguet,etl’unoul’autreavecunebiche.Enfin,lorsqu’ilsparvinrentsurlabergeduWeycouvertederoseaux,levieuxchevalieretsafillearrêtèrentleursmontures.NigelleurjetaundernierregardavantdepénétrerdanslasombreforêtdeChantryetillesvitquilesuivaientencoredesyeux,enluifaisantadieudelamain.Puislapiste tournaentre lesarbreset il lesperditdevue.Mais,unpeuplus tard, lorsqu’unenouvelleclairièredégagealespâturesdeShalford,Nigelaperçutlevieilhommequi,surla

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jumentgrise,remontaitverslesanctuairedeSainte-Catherine,maislajeunefillesetenaittoujoursàl’endroitoùill’avaitquittée,penchéesursaselleettentantdepercerl’obscuritédelaforêtquidérobaitàsesyeuxceluiqu’elleaimait.Cenefutqu’unerapidevisiondansla trouée du feuillage, cependant, après des jours de combats et de fatigues en payslointains,cettepetiteimage–laverteprairie,lesroseaux,lalenterivièrebleueaucourssinueuxetlagracieusesilhouettesurlechevalblanc–devaitresterlaplusclaireetlapluschèredecetteAngleterrequ’ilavaitlaisséederrièrelui.

Maissi lesamisdeNigelavaientapprisquecematin-làétaitceluidesondépart,sesennemis aussi étaient en éveil.Les deux compagnons avaient à peinequitté les bois deChantry,s’engageantsurlapistequis’élevaitverslavieillechapelleduMartyr,que,telunserpentlançantsonsifflement,unelongueflècheblanchevintseficherdansl’herbeverteentrelespattesdePommers.UneautresifflaauxoreillesdeNigelaumomentoùilvoulutfairedemi-tour,maisAylwardcravachalacroupedugrandchevaldeguerre,quiparcourutaugalopplusieurscentainesdeyardsavantquesoncavalierpûtl’arrêter.Aylwardsuivitcomme ilput,couchésur l’encoluredesamonture, sous les flèchesquicontinuaientdesiffleralentour.

–ParsaintPaul!fitNigelblancderageentirantsurlesrênes,ilsnevonttoutdemêmepasme chasser demon pays comme un vulgaire brigand ! Archer, comment as-tu osécravachermonchevalalorsquej’allaisfairevolte-facepourm’élancersureux?

–J’aibienfaitd’agirdelasorteou,parmesdixdoigts!notrevoyageauraitcommencéetseserait terminé lemêmejour.Enjetantuncoupd’œilautourdemoi, j’enaivuunedouzaineaumoins,cachésdanslesbuissons.Voyezcommelalumièrereluitmaintenantsur leurs casquesd’acier, là-basdans la fougère sous lehêtre.Non,monbonmaître, jevous prie de ne point aller plus avant. Quelle chance un homme exposé peut-il avoircontre touteunebandebien installée sous le couvert ?Sivousnepensezpoint àvous-même,songezdumoinsàvotrechevalquiauraitquelquespoucesdeboisdans lapeauavantqued’avoirpuatteindrelebois.

Nigeléclataenuneimpuissantecolère.

–Me faudra-t-il doncme laisser abattre comme un papegai à la foire par le premierhors-la-loivenuquichercheuneciblepoursa flèche?ParsaintPaul !Aylward, jevaismettremonarmureetliquidercetteaffaire.Aide-moidoncàm’enrevêtir.

–Non,monbonseigneur,jenevousaideraipointdanscequiseraitvotreperte.C’estunjeudedéspipésqu’uncombatentreunhommemontéetdesarchersdissimulésdanslaforêt.Mais cesgensne sontpointdeshors-la-loi, car ils n’oseraientpoint tirer leur arcdansunrayondemoinsd’unelieuedushérifdeGuildford.

–Oui,Aylward,jecroisquetudisvrai.IlsepeutquecesoientlàleshommesdePauldelaFosse,àquij’aidonnéquelqueraisondenemepointaimer…Ah!mais,eneffet,voicilegaillardlui-même.

Ilstournèrentaussitôtledosàlalonguepentemenantàlavieillechapellesurlacolline.Devanteuxsetrouvaitlasombreoréedelaforêtoùleséclairsjetésparl’aciertrahissaientlesennemistapisdansl’ombre.Maisilyeutunlongmeuglementlancéparunolifantetaussitôt,toutungrouped’archersvêtusdetissusdeburesedéployaenunelongueligneen cherchant à se refermer sur les voyageurs.Aumilieu se tenait,monté sur un grand

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chevalgris,unpetithommedifforme,criantetgesticulantcommeunchasseurlançantsameutederrièreunblaireau,tournantlatêtedetouscôtésenhurlant,lebrastendupressantleshommesd’escaladerlacolline.

–Attirez-les,mon bon seigneur !Attirez-les jusqu’à ce que nous les tenions dans ledown!criaAylward,lesyeuxscintillantsdejoie.Cinqcentspasencoreetnouspourronsnousoccuperd’eux.Allons,netraînezpas,maistenez-voustoutjustehorsdeportéedesflèches,enattendantquenotretoursoitvenud’entrerenaction.

Nigelfrémissaitd’impatienceensuivantdesyeux,lamainsurlagardedesonépée,leshommesquicouraient.Mais il sesouvintàcemomentqueChandos luiavaitditque latêtevalaitmieuxpourleguerrierquelecœurchaud.Lesparolesd’Aylwardétaientsages.IlfitdoncpivoterPommerset,aumilieudescrisdedérisionderrièreeux,lesdeuxamissemirentàtrotterverslehautdelacolline.Lesarchersaussitôtcoururentplusvite,exhortésparlescrisdecolèredeleurchef.Aylwardàchaqueinstantlançaituncoupd’œilderrièreluipar-dessussonépaule.

–Encoreunpeuplusloin!Unpeuplusloin!Ilsontleventcontreeux,etlessotsn’ontpointréfléchiquemonarcpeutporteràcinquantepasdeplusquelesleurs.Etmaintenant,monbonseigneur,veuillez tenir leschevauxcarmonarmeaujourd’huiaplusdevaleurquelavôtre.Cesontd’autrescrisqu’ilsvontpousseravantd’avoirpuregagnerl’abridelaforêt.

Ilavaitsautéàbasdesonchevalet,avecunetorsiondubrasverslebasetunepousséedugenou, ilglissa lacordedans l’entaillesupérieuredesongrandarc.Puis,vifcommel’éclair, ilprituneflècheetl’ajusta,l’œilbleuluisantsouslesourcilfroncé.Lesjambesécartéesetsolidementplantées,lecorpsportésurl’arc,lebrasgaucheaussiimmobileques’ileûtétédebois,lebrasdroitramasséenunedoublemassedemusclesbandantlacordeblanchesoigneusementcirée,ilavaitl’aird’unsivaleureuxguerrierquelaligned’assauts’arrêtaunmomentàsavue.Deuxoutroishommesdécochèrentleursflèchesquiluttèrentlourdementcontreleventettombèrentsurlesolàplusieursdouzainesdepasdevantleurcible.Un seul d’entre eux, un bonhomme court sur jambes et dont la silhouette trapuedénotait une grande forcemusculaire, fit rapidement quelques pas en avant et lâcha untraitsipuissantqu’ilvintseficherdanslesolauxpiedsmêmesd’Aylward.

–C’estWillleNoirdeLynchmere!J’aiparticipéàplusd’unconcoursaveclui,etjesais très bien qu’il n’est point un autre homme dans lesmarches du Surrey qui puissedécocheruntraitpareil.Jecroisquetuasdelachance,Will,carjeteconnaisdepuistroplongtempspouravoirtadamnationsurmaconscience.

Illevasonarctoutenparlantetlacordesedétenditenunsonmusical,richeetprofond.Aylwardsepenchasursonarme,ensuivantdesyeuxlalonguetrajectoiredesaflèche.

–Surlui!Surlui!Non,au-delà!Ilyaplusdeventquejenelecroyais!Non,non,monami,maintenantquejeconnaisladistance,tun’asplusaucunechancedetirer.

Will le Noir avait déjà pris une autre flèche et levait son arc quand le second traitd’Aylwardluitraversal’épauleau-dessusdubras.Illâchasonarmeavecunhurlementderageetdedouleuretsemitàsauterenbrandissantlepoingeteninvectivantsonrival.

–Jepourraisl’abattremaisneleferaipointcarlesbonsarchersnesontpointmonnaie

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courante,fitAylward.Etmaintenant,monbonseigneur,ilnousfautcontinuercarilsnousdébordentdepartetd’autreets’ilsarriventderrièrenous,notrevoyageseraviteterminé.Mais avant que de m’en aller, j’aimerais transpercer d’une flèche ce cavalier qui lesconduit.

–Non,Aylward,jetepriedelelaisser,réponditNigel.Sivilainsoit-il,iln’enestpasmoinsungentilhommequidoitmourirparuneautrearmequelatienne.

–Commeilvousplaira, fitAylwarden fronçant lesourcil. J’aiouïdireque, lorsdesdernières guerres, plus d’un prince ou baron français avait eu le malheur d’êtremortellement blessé par les traits des yeomen anglais, et que les nobles d’Angleterren’avaientétéquetropheureuxdesecomporterensimplesspectateurs.

Nigelsecouatristementlatête.

–Cequetudislàestpurevérité,archer,etcen’estpointchoseneuve,puisquecebonchevalier Richard Cœur de Lion trouva unemort aussi basse, demême que Harold leSaxon.Maisils’agiticid’unequestionprivéeetjeneveuxpointquetutiressurlui.Jenepuisnonplusl’allerprovoquermoi-mêmecar ilestfaibledecorps,bienquepernicieuxd’esprit. C’est pourquoi nous poursuivrons notre chemin puisqu’il n’y a ni profit nihonneuràgagner.

Etc’estainsi,aumilieudel’amouretdelahaine,queNigelfitsesadieuxaupaysdesonenfance.

NiNigel niAylward n’avaient jamais quitté leur terre. Ils s’élancèrent donc, le cœurléger et l’œil en éveil, détaillant les tableaux variés de la nature et des hommes quidéfilaientdevanteuxcar,aussi loinqu’onpouvaitvoir, lagranderoutepoussiéreusequitraversait tout le Sud de l’Angleterre fourmillait de monde : des pèlerins surtout, quidonnèrent d’ailleurs à cette voie le nom de route des Pèlerins ; des moines aussi, serendantd’unmonastèreà l’autre :bénédictinsennoir,chartreuxenblancoucisterciensaux deux couleurs ; des frères des trois ordres mendiants : dominicains noirs, carmesblancsoufranciscainsgris;desmarchandstransportantversl’estl’étaindesCornouailles,lalainedescomtésoccidentauxouleferduSussex,ous’enrevenaientavecdesveloursdeGênes,desproduitsdeVenise,desvinsdeFrance,desarmesd’Italieoud’Espagne;des soldats : archers, couteliersouhommesd’armes ; desvagabonds enfin :ménestrelsallantdefoireenfoire,jongleurs,acrobates,dresseurs,charlatansetarracheursdedents,étudiantsetmendiants,ouartisanslibres.

Les deux premiers jours de voyage se passèrent ainsi sans incidents, les deuxcompagnonsétanttropavidesderegarderautourd’euxlesgensqu’ilsrencontraientetlespaysages qu’ils traversaient. Ils logèrent la première nuit au prieuré deGodstone et, laseconde,dansuneaubergesordide,rendez-vousdesratsetdesmoustiques,àunmilleausud du hameau deMayfield.Aylward se gratta avec vigueur et jura avec ferveur,maisNigel resta allongé, immobile et silencieux. Pour qui avait appris la vieille loi de lachevalerie,cespetitsmauxdelavien’existaientpas.Ileûtétécontraireàsadignitédelesremarquer.Lefroidetlachaleur,lafaimetlasoifétaientchosesdepeud’importancepourun gentilhomme. L’armure de son âme était si complète qu’elle était à l’épreuve nonseulementdesgrandsmalheursde lavie,maisencoredesespetits inconvénients.Ainsidonc Nigel, assailli par les mouches, demeura stoïquement immobile sur sa couche,

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Aylwardnecessant,lui,des’agiter.

Ilsn’étaientplus loindubutde leurvoyage,maisàpeineeurent-ils repris la route,àl’aubedutroisièmejour,qu’ilsfirentunerencontrequiremplitlecœurdeNigeldesplusgrandsespoirs.

Au long de l’étroit sentier serpentant entre les grands chênes chevauchait un hommesombreauteintbilieux,vêtud’untabardécarlateetquisoufflaitsifortdansunetromped’argent qu’ils entendirent ses appels bien avant que leurs yeux pussent l’apercevoir. Ilavançaitaveclenteur,s’arrêtanttouslescinquantepaspourfairerésonnerlaforêtautourdeluid’unlongappelguerrier.Lesdeuxcompagnonsallèrentàsarencontre.

–Jevousprie, fitNigel,demedirequivousêtesetpourquelle raisonvoussoufflezainsidanscetolifant!

LebonhommesecoualatêteetNigelrépétalaquestionenfrançais,quiétaitpourlorslalangue de la chevalerie, parlée par tous les gentilshommes de l’Europe occidentale.L’hommeportalatrompeauxlèvresetentiraunelonguenoteavantderépondre:

–JesuisGastondeCastrier,humbleécuyerdutrèsnobleettrèsvaillantchevalierRaouldeTubiers, de Pestels, deGrimsard, deMersac, de Leoy, deBastanac, qui se dit aussiLorddePons.J’aipourordredechevauchertoujoursàunmilledevantluiafinquechacunseprépareàlerecevoiret,s’ildésirequejesonnedelatrompe,cen’estpointparvainegloire mais par grandeur d’âme, afin qu’aucun de ceux qui le voudraient rencontrern’ignorepointsavenue.

Nigelbonditàbasdesonchevalenpoussantuncridejoieetsemitàdéboutonnersonpourpoint.

– Vite, Aylward ! Vite ! Voici venir un paladin. Aurons-nous jamais plus belleoccasion?Détachemonarmurecependantque jemedévêts.Bonseigneur, jevouspried’avertirvotretrèsnobleetvaillantmaîtrequ’unpauvresquired’Angleterrelesuppliedeluiprêterattentionetdevouloirbienéchangerquelquespassesd’armesaveclui.

MaisLorddePonsétaitdéjàenvue.C’étaitunhommedegrandetaille,montésurunimmensecheval :àeuxdeux, ilssemblaient remplir lasombrearchesous leschênes. Ilétaitvêtud’unearmurecomplètedecouleurd’airain,n’exposantquesonvisagedontonne voyait que deux yeux arrogants et une grande barbe noire qui s’échappait del’ouvertureets’élargissaitsursonpectoral.Surlecimierdesoncasqueétaitfixéunpetitgantbrunquisebalançaitaurythmede lamarche.Ilportaitunelonguelancemunieenson bout d’une courte bannière rouge et carrée, portant une hure de sanglier noire. Lemêmesymboleétaitgravésursonbouclier.Ils’avançaitlentementautraversdelaforêt,lourd etmenaçant, dans lemartèlementmonotone des pattes de son destrier, cependantque, devant lui, se faisait toujours entendre la trompe, invitant tous les hommes àreconnaîtresagrandeuretàluifaireplaceavantqu’onlesyforçât.

JamaisdanssesrêvesNigeln’avaiteupareillevisionpourluiréjouirlecœuret,toutenluttant avec ses vêtements, les yeux fixés sur le prestigieux cavalier, ilmarmonnait desprièresd’actionsdegrâcesaubonsaintPaulquiavaitfaitpreuvedetantdebienveillanceenvers son humble et indigne serviteur en le plaçant sur le chemin d’un aussi grandgentilhomme.

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Mais hélas, comme il arrive souvent que la coupe nous soit arrachée des lèvres auderniermoment,cettechanceallaittournersoudainenundésastretragiqueetinattendu–désastre si étrangeet si completque,durant toute savie,Nigel, à son seul souvenir,nedevaitjamaismanquerdes’empourprer.Ils’activaitàdéfairesoncostumedechasseet,enhâte,s’étaitdéjàdébarrassédesesbottes,desonchapeau,desonmanteau,deseschausseset de son pourpoint. Il ne lui restait qu’une sorte de jupon rose et un caleçon de soie.Durantcetemps,Aylwarddétachaitlechargementavecl’intentiondetendresonarmurepièce par pièce à son maître, lorsque l’écuyer lança un appel de trompe dans l’oreillemêmeduchevaldebât.

Aumêmeinstant,labêtesecabraet,aveclaprécieusearmurequiluibattaitlestalons,s’élança au grand galop sur la route qu’ils venaient de suivre. Aylward bondit sur sajument,luilabouralesflancsdeseséperonsetsemitàgaloperàbrideabattuederrièrelefuyard.Ce fut ainsi que, en un instant,Nigel se trouva privé de toute sa dignité, ayantperdu à la fois deuxde ses chevaux, son serviteur et son armure. Il resta donc seul, enchemise et caleçon, au bord du chemin cependant que se rapprochait la silhouettesolennelledeLorddePons.

Lepreuxchevalier,dontl’espritn’étaitoccupéqueparlapenséedelajeunefillequ’ilavait laissée à Saint-Jean – celle même dont un des gants se balançait à son cimier –n’avaitrienremarquédecequis’étaitpassé.Toutcequesesyeuxluidécouvrirentdonc,ce fut un grand cheval jaune entravé et un petit homme, qui avait tout l’aspect d’undément, puisqu’il s’était hâtivement dévêtu dans la forêt et se tenait là, l’air furieux etcouvertseulementdesessous-vêtements,aumilieudesdébriséparsdesoncostume.Lenoble Lord de Pons ne pouvait attacher le moindre intérêt à pareil personnage. Ilpoursuivitdoncinexorablementsonchemin,sesyeuxarrogantsfixésdroitdevant lui,etses pensées accrochées à la petite jeune fille de Saint-Jean. C’est à peine s’il se renditcomptequelepetithommeencaleçoncouraitàcôtédeluienlesuppliant,enl’implorant.

– Une heure seulement, très noble seigneur, rien qu’une heure et un humble écuyerd’Angleterre se considérera comme votre débiteur. Condescendez seulement à arrêtervotrechevaljusqu’àcequemereviennemonarmure.Nevoulez-vouspointvousarrêterpour vous livrer à quelques passes d’armes ? Je vous implore, bon seigneur, de meconsacrerunpeudevotretemps.

LorddePonsfitungesteimpatientdesamaingantée,commeonchasseunemoucheinopportune,mais lorsque les clameurs deNigel s’amplifièrent, il piqua son destrier del’éperonet, aussibruyantqu’unepairedecymbales,disparutdans la forêt. Ilpoursuivitainsi sa route de façonmajestueuse jusqu’à ce que deux jours plus tard il fût occis parLordReginaldCobhamdansunchampprèsdeWeybridge.

Quand, après une longue poursuite, Aylward eut capturé le cheval de bât et l’eutramené,iltrouvasonmaîtreassissuruntroncd’arbre,levisageenfouidanslesmainsetl’esprit embrumé par la rage et l’humiliation. Ils ne dirent rien car les mots étaientimpuissants à exprimer ce qu’ils ressentaient, et ils poursuivirent donc leur chemin ensilence.

Mais ils découvrirent bientôt un paysage qui arracha Nigel à ses sombres pensées.Devant eux se dressaient les tours d’un immense bâtiment autour duquel s’étendait un

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petitvillagegrisâtre. Ilsapprirentparunpassantquec’étaient lehameauet l’abbayedeBattle.Ilsarrêtèrentleurschevauxsurlacollineetregardèrentlavalléedelamortd’où,maintenantencore,sembles’éleveruneodeurdesang.Enbas,auprèsdulacsinistreetaumilieudesbuissonséparssurlesflancsnusduravin,s’étaitdérouléecettelonguebatailleentredeuxnoblesennemis,batailledontl’Angleterreentièrefutleprix.Là,enhautetaubas de la colline, pendant des heures, le combat avait fait rage, jusqu’à ce que l’arméesaxonne, le roi, sacour, seschevalierset sesaffranchiseussentpéri.Maisaprès tantdeluttes et de peines, de tyrannie, de sauvages révoltes et d’oppression, Dieu avait enfinaccomplisondessein,carNigel leNormandetAylwardleSaxonsetrouvaientréunislecœurdébordantdefranchecamaraderieetl’espritpleindumêmerespect,enrôléssouslamême bannière et pour la même cause, partant livrer bataille pour leur vieille mèrel’Angleterre.

Lalonguechevauchéetouchaitàsafin.Devanteuxs’étendaitlamerbleuetachetéeparlesvoilesblanchesdesbateaux.Unefoisencore,laroutes’élevadelaplaineboiséeversles maigres touffes herbeuses des downs calcaires. Au loin, à leur droite, se dressaitl’horrible forteresse de Pevensey, trapue et puissante, semblable à un immense tas depierres,avecdescréneauxscintillantssouslescasquesd’acier,etsurmontéedelabannièreroyale d’Angleterre. À gauche s’étendait une grande plaine, couverte de marais et deroseaux, d’où s’élevait une seule colline boisée, couronnée de tours, avec une nuée demâtssedressanthautau-dessusdelaverdureàpeudedistanceverslesud.NigelregardaenseprotégeantlesyeuxdelamainpuislançaPommersautrot.LavilleétaitWinchelsea.Aumilieudecesmaisonssurleshauteursl’attendaitlevaillantChandos.

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14ChapitreCOMMENTNIGELCHASSALEFURETROUGE

Ilsfranchirentungué,suivirentuncheminquis’élevaitenlacetpuis,aprèsavoirsatisfaitaux questions posées par une garde d’hommes d’armes, ils furent autorisés à passerl’arche de la porte Pipewell. Là, les attendant aumilieu de la rue, clignant de sonœilunique, le soleil illuminant sa barbe couleur citron, se tenait Chandos en personne, lesjambesécartées,lesmainsderrièreledosetuncharmantsouriresursonétrangevisageaunezrelevé.

–Labienvenue,Nigel!cria-t-il,etàtoiaussi,bravearcher.Jemepromenaisparhasardsurlesmursdelavilleet,àlacouleurdevotrecheval,j’aipenséquecedevaitêtrevousquejevoyaissur larouted’Udimore.Avez-vousfaitbonvoyage, jeunepaladin?Avez-vousdéfendudesponts,sauvédejeunesdamoisellesouabattudesoppresseurssurvotrechemindepuisTilford?

–Non,monbonseigneur,jen’aiaccompliaucuneactiond’éclat.Unefoisseulement,j’eusl’espoir…

Ilsetutetrougitausouvenir.

–Jevousdonneraiplusquedel’espoir,Nigel.Jevaisvousconduireenunendroitoùvouspourrezplongerlesdeuxbrasjusqu’aucoudedansledangeretl’honneur,oùlepérilsecoucheraàvoscôtéspourlanuitetselèveralematinavecvous.L’airmêmequevousrespirerezenserachargé.Yêtes-vousprêt,jeuneseigneur?

–Jenepuisfairequ’unechose,nobleseigneur:prierpourquemoncouragesoitàlahauteurdudanger.

Chandoseutunsourired’approbationetposaunefinemainbrunesurl’épauledujeunehomme.

–Bien!dit-il.Lechienquin’aboiepointestceluiquimord leplusfort,alorsque lebavardsetrouvetoujoursderrière.Resteziciavecmoi,Nigel,etpromenons-noussurlesremparts.Quantàtoi,archer,mèneleschevauxàl’enseigneduGenêtdanslaruehauteetdisàmesvarletsdelesembarqueràborddelabarqueThomasavantlatombéedelanuit.Nousmettons à la voile à la deuxième heure après le couvre-feu…Venez de ce côté,Nigel,jusqu’àcettetourelledecoin,etjevousmontreraiquelquechosequevousn’avezjamaisvu.

Cen’étaitqu’unfaiblenuageindistinctsurleseauxbleues,vudeDungenessPointet,cependant,cettevuefitvenirlerougeauxjouesdujeunehomme,activalacirculationdesonsangdanssesveines.C’étaitlacôtedeFrance,terredechevalerieetdegloire,théâtreoù se faisaient les noms et les gloires.Tandis que ses yeuxbrûlants la regardaient, soncœurseréjouitensongeantquel’heureétaitprocheoùilallaitenfinfouler lesolsacré.Puissonregard traversa l’immensebrasdemerbleueparseméedevoilesdebateauxdepêche,pours’arrêtersurledoubleport,àsespieds,bondédevaisseauxdetoutesformes

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etdetoutestailles,despalandriesetdesussiersquiétaientamarréstoutaulongdelacôte,jusqu’auxgrandespramesetauxgalèresquifaisaientofficedevaisseauxdeguerreoudenavires marchands suivant les circonstances. L’une d’elles prenait la mer au momentmême.C’étaituneimmensegaléassequis’éloignaitausondestrompettesetdescoupsdetambourins;lepavillondesaintGeorgesflottaitau-dessusdelagrand-voilepourpreetlespontsluisaientd’unboutàl’autresousl’éclatdel’acier.Nigelpoussauncridejoiedevantlabeautédelascène.

–Ah,mongarçon,fitChandos,c’estleTrinityofRye,celuimêmesurlequeljemesuisbattu à Sluys.Ce jour-là, le sang dégoulinait sur le pont, de la proue jusqu’à la poupe.Maistournezleregarddececôté,jevousprie,etdites-moisivousvoyezquelquechosed’étrangedanscetteville.

Nigelregardalagrand-ruetoutedroite,latourRoundel,labelleégliseSaint-ThomasetlesautresbâtimentsdeWinchelsea.

–Toutcelaestneuf,dit-il,l’église,lechâteau,lesmaisons,toutestneuf.

–C’estexact,mongarçon.Mongrand-pèrepourraitencoresesouvenirdel’époqueoùleslapinsseulsvivaientsurcesrochers.Lavilleétaittoutlà-basprèsdelamer,maisunjourlatempêtes’estlevéeetiln’estpasrestéuneseulemaison…Voyez,là-bassetrouveRye,perchésurunecollineégalement.Cesdeuxvillessontcommedesmoutonsapeuréslorsquelamermonte.Maislà-bas,sousleseauxbleuesetauxpiedsdeCamberSand,gîtlavraievilledeWinchelsea–tour,cathédrale,muraillesettout,tellequemongrand-pèrel’aconnuelorsquelepremierÉdouardétaitencorejeunesurletrône.

Pendant plus d’une heure, Chandos arpenta les remparts avec le jeune écuyer à sescôtés,parlantdesesdevoirs,dessecretsetdel’adressedansl’artdelaguerre,àunNigelquibuvaitsesparolesetlesfixaitdanssamémoire.Plusd’unefoisdanslecoursdesavie,alors qu’il se trouvait dans la détresse ou le danger, il devait reprendre courage en sesouvenantdecettelentepromenadeentrelamerbleued’uncôtéetlajoliepetitevilledel’autre,etduvieuxguerrier,chevalieraunoblecœur,qui luidonnaitdesconseilsetdesavistoutcommeunmaîtreartisanàunapprenti.

–Peut-être,mongarçon,êtes-vouscommetantdecesjeunesquis’envontenguerreetsaventtantdéjàquec’estpeineperduequedeleurdonnerdesconseils…

– Que non, bon seigneur, je ne sais rien, sinon que je ferai mon devoir et que j’ygagneraiunhonorableavancementouquejemourraisurlechampdebataille.

–Vousêtessageparcequevousêteshumble,fitChandos,carceluiquiensaitlepluslongsurlaguerresaitaussiqu’ilyabeaucoupàapprendre.Demêmequelesrivièresetlesboisont leurssecrets, laguerreelleaussia lessiensquipermettentdegagneroudeperdre une bataille. Car les peuples de toutes les nations sont courageux et, lorsqu’unbravesemesureàunautrebrave, lavictoiredela journéerevientàceluiquiest leplussageetleplusrusé.Lemeilleurchiencourantseraprisendéfauts’ilestmalconduitetlemeilleurfauconreviendrasanssaproies’ilaétélâchéaumauvaismoment:demême,lameilleurearméepeutéchouerparcequ’elleestmalcommandée.Danstoutelachrétienté,iln’yapointdemeilleurschevaliersniécuyersqueceuxdeFranceetpourtantnouslesavonsdéjàvaincusparceque,lorsdenosguerresd’Écosseetd’ailleurs,nousavonsapprisbeaucoupdecessecretsdontjevousparlais.

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–Est-celàquerésidevotresagesse,nobleseigneur?demandaNigel.Jevoudraismoiaussigagnercettesagesseetapprendreàcombattre,tantavecl’espritqu’avecl’épée.

Chandossecoualatêteetsourit:

–C’estdanslaforêtetsurlesdownsquevousapprenezàjetervotrefauconouàlâchervoschiens.Ainsidonc,c’estdans lescampset sur leschampsdebataillequ’ons’initieauxarcanesdelaguerre.C’estlàquetouslesgrandscapitainessontdevenusdesmaîtres.Etpourcela,ilfautavoirbeaucoupdesang-froid,penserrapidement,êtreaussimalléableque lacireavantque lepland’actionsoit formé,maisaussidurque l’acier lorsqu’ilestconçu. Il faut toujours se tenir enalerte, êtreprudent,mais, avec jugement, transformercetteprudenceenhardiesse lorsqu’onpeut tirerungrandprofitd’unpetit risque. Il fautavoirl’œilsurlepays,surlecoursdelarivière,surleflancdelacolline,surlecouvertduboisetsurlalignevertedesfondrières.

LepauvreNigel,quiavaitfondétoussesespoirssursalanceetsurPommerspourluifrayeruncheminverslagloire,restaconfondudevanttantdenécessités.

–Hélas!s’écria-t-il,commentacquérirtoutcela,moiquiaiàpeinepuapprendreàlireetàécrire,mêmesilebonpèreMatthewmebrisaitchaquejourunevergedecoudriersurlesépaules.

–Vousacquerrezcela,monfils,oùd’autresl’ontacquisavantvous.Vouspossédezlapremièreetplusgrandequalité:uncœurdefeuoùbeaucoupd’autrescœursplusfroidspourraientpuiseruneétincelle.Maisilvousfautapprendreaussicequelaguerrenousaapprisà tousdans l’ancientemps.Noussavons,parexemple,quedescavaliersseulsnepeuvent espérer vaincre contre de bons soldats de pied. Cela a été tenté à Courtrai, àStirling et, sous mes yeux, à Crécy, où la chevalerie française est tombée devant nosarchers.

Nigelleregardaenfronçantlessourcils.

–Noble seigneur,moncœurdevient lourdàvousentendre.Vousprétendezdoncquenotrechevalerienepeutriencontrelesarchers,hallebardiersetautres?

–Non,Nigel,carilaaussiétéprouvéclairementquelesmeilleurssoldatsdepiednepeuventtenircontredescavaliersencortesdemailles.

–Maisàquidoncvalavictoire?demandaNigel.

–Àceluiquisaitemployercavaliersethommesdepied,usantlesunspoursupporterles autres. Séparément, ils sont trop faibles. Ensemble, ils sont très forts. L’archer quiaffaiblitleslignesennemies,etlecavalierquilesromptlorsqu’ellessontaffaiblies,ainsiquecelaseproduisitàFalkirketàDupplin,voilàlesecretdenotreforce.MaisàproposdecettebatailledeFalkirk,jevouspriedem’accordervotreattentionpendantunmoment.

Desacravache,ilsemitàtracersurlesableleplandecettebatailleécossaise.Nigel,lessourcilsfroncés,faisaitdevigoureuxeffortspourconcentrersonpauvreespritafindeprofiterde la leçon, lorsque leurconversationfut interrompuepar l’arrivéed’unétrangepersonnage.

C’étaitunpetithommetrapu,rougeetessoufflé,quicouraitsurlesrempartscommes’ileûtétébalayéparlevent.Sescheveuxébouriffésetsagrandecapenoireflottantautourde

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lui, il étaitvêtuà lamanièred’un respectablecitoyen : justaucorpsnoirbordéde sable,chapeaudeveloursnoiravecuneplumeblanche.EnapercevantChandos,ilpoussauncridejoieethâtalepas,àtelpointque,lorsqu’illesrejoignit,ilneputplusqueresterlààreprendresonsouffleenagitantlesmains.

–Prenezvotre temps,bonmaîtreWintersole,prenezvotre temps ! fitChandosd’unevoixdouce.

–Lespapiers!soufflalepetithomme.Oh,seigneurChandos,lespapiers!

–Ehbienquoi,lespapiers,messire?

–Jevous jure,parmonbonpatronsaintLéonard,quecen’estpointmafaute. Je lesavaisenfermésdanslecoffre.Maislaserrureenaétéforcéeetlecoffrevidé.

Uneombredecolèrepassasurlevisagedusoldat.

– Et maintenant, messire le lord-maire, reprenez vos esprits et ne restez point là àbredouillercommeunenfantdetroisans.Vousditesdoncquequelqu’uns’estemparédespapiers?

–C’est lavérité, bon seigneur.C’est la troisième foisque je suis lord-mairede cetteville,etquinzeansdurantjefusbourgeoiset jurat,maisjamaisuneaffairepubliquequim’était confiée n’a mal tourné. Le mois dernier encore, un ordre nous est arrivé deWindsor, un mardi, commandant un banquet pour le vendredi avec mille soles, quatremille plies, deux mille maquereaux, cinq mille crabes, mille homards, cinq millemerlans…

– Je ne doute point,messiremagistrat, que vous ne soyez un excellentmarchand depoissons!Maisils’agiticidepapiersquejevousaiconfiés.Oùsont-ils?

–Enlevés,bonseigneur…Partis!

–Etquiaosélesprendre?

–Hélas!jenelesaispoint!Jen’avaispasquittémonbureaupourplusd’unangélus,commevousdiriez,etlorsquejesuisrevenu,lecoffreétaitlà,forcéetvide,surmatable.

–Vousnesoupçonnezpersonne?

– Ilyabienunvarletquin’estentréàmonservicequedepuisquelques jours. Il estintrouvableetj’ailancédescavalierssurlesroutesd’UdimoreetdeRyepoursesaisirdelui.Avecl’aidedesaintLéonard,ilsnepourrontlemanquer,caronpeutlereconnaîtreàsescheveuxàuneportéedeflèche.

– Ils sont rouges ? demanda Chandos. Sont-ils rouges comme les poils du renard ?Quantàl’homme,est-ilpetitaveclevisagemarquédetachesdegrain?Sesmouvementsnesont-ilspastrèsvifs?

–C’estcelamême.

Chandosbranditunpoingfermé,puissedirigeavivementverslarue.

–EncorePierreleFuretRouge!dit-il.Jeleconnaisdelongtemps:enFrance,ilnousafaitplusdetortqu’unecompagnieentièred’hommesd’armes.Ilparlel’anglaisaussibienquelefrançais,etilestsiaudacieuxetruséqu’iln’yapointdesecretspourlui.Jenesais

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pointd’hommeplusdangereuxdans toute laFrancecar,bienqu’il soitungentilhommeparlesangetparsonblason,iljoueunrôled’espionquicomporteplusdedangeretdoncplusd’honneur.

–Mais,monbonseigneur,s’écrialelord-maireencourantpourresteràlahauteurduguerrierquimarchaitàgrandesenjambées,jesaisquevousm’avezdemandédeprendresoin de ces papiers, néanmoins ils ne contenaient rien de bien important : ils disaientsimplementquedesapprovisionnementsseraientenvoyésderrièrevousàCalais.

–Etcelan’estrien?criaChandos,impatient.Nevoyez-vouspoint,ôridiculemessireWintersole, que les Français se doutent que nous sommes sur le point de nous livrer àquelque entreprise, et qu’ils ont envoyé Pierre le Furet Rouge, ainsi qu’ils l’ont faitmaintesfoisauparavant,pourapprendrecequenoustentions?Maintenantqu’ilsaitqueles approvisionnements sont destinés à Calais, les Français autour de la ville en serontprévenusetleplanduroiseraréduitànéant.

–Danscesconditions, ilpartiraparmer.Nouspouvonsencore l’arrêtercar iln’apasuneheured’avance.

–Ilestpossiblequ’unbateaul’attendeàRyeouHythe,mais ilestplusprobablequetoutsoitprêtpoursondépart ici…Ah,voyez là-bas !Jegageque leFuretRougeestàbord.

Chandoss’étaitarrêtédevantsonhostellerieetdésignaitleportextérieurquisetrouvaità deux milles au-delà de la plaine verte. Un long canal le reliait au bassin intérieurs’étendantenbasdelacollinequ’escaladaitlaville.Entrelesdeuxpointesforméesparlesjetées incurvées, unepetite goélette fonçait vers lamer, piquant dunez et se redressantdevantunefortebrisedusud.

– Ce n’est point un bateau deWinchelsea, fit le lord-maire. Il est plus long que lesnôtresetilalebaupluslarge.

–Leschevaux!Amenezleschevaux!criaChandos.Venez,Nigel,occupons-nousdecetteaffaire!

Une foule de varlets, archers et hommes d’armes pullulait autour de l’enseigne duGenêt, chantant, braillant et plaisantant en bonne camaraderie. L’apparition de la hautesilhouette deChandos ramena aussitôt de l’ordre parmi eux et en quelquesminutes leschevauxfurentsellés.Unecourseàseromprelecousurunepenteraidepuisungalopsurlesdeuxmilles,et ilsrejoignaientlebassinextérieur.Unedouzainedebateauxyétaientancrés, prêts à partir pourBordeaux ouLaRochelle, et les quais étaient encombrés dematelots,decultivateursetdecitadins,defûtsdevinetdeballesdelaine.

–Quiestlemaîtreduport?demandaChandosensautantàbasdesoncheval.

–Badding!OùestCookBadding?Baddingest lemaîtreduport!crièrentplusieursvoix.

Unmomentplus tard,unpetithommerâblé,aucoude taureau,aucoffrepuissant,sefrayaituncheminàtraverslafoule.Ilétaitvêtudelainerousseetgrossièreetportaitunboutdetissuécarlateautourdesachevelurenoireetbouclée.Ilavaitroulésesmanchesjusqu’aux épaules, et ses brasbruns,maculésdegraisse et degoudron, ressemblaient à

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deuxgrossesbranchesnoueusesd’unesouchedechêne.Sonsauvagevisagebronzéétaitfier et renfrogné, barré du menton à la tempe par la longue cicatrice blanche d’uneblessuremalsoignée.

–Etalors,messiresgentilshommes,onnepeutplusattendresontour?gronda-t-ildesagrossevoixcoléreuse.Nevoyez-vouspointquenoussommesoccupésàtouerlaRosedeGuyenneaumilieuducourantenvuedujusant?Est-ceunmomentpourvenirdérangerlesgens?Vosaffairesserontmisesàbordenleur temps, jevouslepromets.Retournezdonc en ville et allez vous amuser comme vous le pourrez. Ainsi mes amis et moipourronsfairenotretravailsansêtredérangés.

–C’estleseigneurChandos!criaquelqu’undanslafoule.C’estlebonSirJohn.

Enuninstantlarudessedumaîtreduportsetransformaenunlargesourire.

–Etalors,sirJohn,quedésirez-vous?Jevouspriedemepardonnersij’aiétéunpeuvif mais nous, gardiens de port, sommes toujours dérangés par de jeunes seigneursridiculesquiviennents’interposerentrenotretravailetnous-mêmesetnousaccusentdenepas transformerun jusant enmaréehauteouunvent du sud ennorois. Je vouspriedoncdemedireenquoijepuisvousservir.

–Cebateau! fitChandosendésignantdudoigt lavoiledéjà lointainequimontaitetdescendaitsurlesvagues.Quelest-il?

CookBaddingportasamainenvisière.

– Il vient tout juste de partir. C’est laPucelle, petite goélette deGascogne, qui s’enretournechezelleavecunchargementdedouvespourtonneaux.

–Unhommen’est-ilpointmontéàbordauderniermoment?

–Non,jenesaispas.Jen’aivupersonne.

–Moi,jesais,criaunmatelotdanslafoule.Jemetrouvaissurl’appontementquandj’aiétépresquejetéàl’eauparungaillardrouxquisoufflaitcommes’ilavaitcourudepuislaville.Avant que j’aie pu l’appréhender, il avait sauté à bord, les autres avaient jeté lesfilinsetlebateaupointaitdunezverslahautemer.

ChandosexpliquatoutelasituationenquelquesmotsàBaddingtandisquelafoulesepressaitautourd’eux.

–Oui,oui,crialematelot,lebonSirJohnaraison.Voyez!C’estverslaPicardieetnonlaGascognequ’ellesedirige,malgrésonchargementdedouves.

–Alors,ilnousfautl’aborder!criaCookBadding.Allons,mesamis,maMarie-Roseestprêteàpartir.Quiveutfaireunepetitepromenadeavecunebellebagarreàlafin?

Il y eut une bousculade vers le bateau mais le vigoureux petit gaillard choisit seshommes.

–Retourne, Jerry ! Je saisque tuespleindecœur,mais tuesdevenu tropgraspourtravailler…Toi,Luke,et toi,Thomas,et lesdeuxDeedesetWilliamdeSandgate,vousmanierezlebateau.Maintenant,ilmefautquelqueshommesdemain.Venez-vousaussi,bonseigneur?

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–Jevousprie,seigneur,demelaisseraller!s’écriaNigel.

–Oui,Nigel,vouspouvezyaller.J’apporteraivosaffairesàCalaiscettenuit.

– Je vous y retrouverai, seigneur, et avec l’aide de saintPaul, j’aurai leFuretRougeavecmoi.

–Àbord!Àbord!Letempspasse!criaBadding,impatient.

Lesmatelotshalaientdéjàlescordagesethissaientlagrand-voile.

–Etmaintenant,monbonmessire,quiêtes-vous?

Il s’adressait àAylward qui avait suiviNigel et se frayait un chemin pourmonter àbord.

–Oùvamonmaître,jevaisaussi,réponditAylward.Arrière,marind’eaudouce,ouilpourraitt’encuire!

–ParsaintLéonard,archer,fitCookBadding,sij’enavaisletemps,jetedonneraisuneleçonavantdepartir.Arrière,etfaisplaceauxautres!

–Non !C’est toi qui reculeras pourmoi ! criaAylward qui, saisissantBadding à lataille,lejetadanslebassin.

IlyeutuncridecolèredanslafoulecarBaddingétaitlehérosdesCinqPortsetn’avaitjamaisrencontréadversaireàsataille.Sonépitapheexisteencore,oùl’onpeutlirequ’il«netrouvajamaislereposavantd’avoircombattuàsongoût».Ainsidonc,lorsque,aprèsavoirnagécommeuncanard,ilatteignituncordageetsehissaàlaforcedespoignetssurle quai, tous regardèrent, muets, en se demandant ce qui allait arriver à l’audacieuxétranger.MaisBaddingéclataderireensefrottantlesyeuxetlescheveuxpourenchasserl’eausalée.

–Tu as bien gagné ta place, archer ! Tu es l’homme qu’il nous faut !Où estBlackSimondeNorwich?

Ungrandjeunehommesombreaulongvisagesérieuxs’avança.

–Mevoici,Cook,dit-il,etjeteremerciepourmaplace.

–Tu peux venir,HughBaddlesmere, et toi,HalMasters, et toi aussi,Dicon deRye.Celasuffira.Etmaintenant,enroute,aunomdeDieu,sansquoiilferanuitavantquenouspuissionslesrejoindre.

Déjàlagrand-voileetlesvoilesdebeaupréétaientenplace,tenduesparunecentainedemainsvolontaires, et levent s’yengouffra.Donnantde labande, et frémissantd’ardeurcommeun chien courant en liberté, la goélette se dirigea vers l’ouverture du port et setrouva bientôt en pleine mer. C’était une fameuse goélette que la Marie-Rose deWinchelseaqui,avecsonhardicommandant,CookBadding,mi-commerçant,mi-pirate,avaitramenéauportplusd’unrichecargocapturéaumilieudupasdeCalais,etpayépardusangplusquepardel’argent.Endépitdesapetitetaille,sagrandevitesseetl’audacedesonpropriétaireavaientfaitdesonnomunsynonymedeterreurtoutaulongdescôtesfrançaises,etplusd’unFlamandpassantdanscetétroitbrasdemeravaitépiéavecanxiétélelittoralduKent,redoutantdevoirsoudainlamauditevoilepourpresurchargéedesonsaintChristophedorésedétacherdesfalaisesgrises.Ellesetrouvaitdéjàloindelaterre,

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avec le vent soufflant par bâbord, chaquepiedde toile étant tendu, son étrave couverted’écume,fendantlesvaguesàtouteallure.

CookBaddingarpentaitlepont,latêtehauteetleportimposant,fixanttouràtourlesvoilesgonfléeset,versl’avant,lepetittriangleblancquisedétachaitclairementsurlecielbleuéclatant.DerrièreeuxsetrouvaientlesterresbassesdesmaraisdeCamber,aveclespromontoires de Rye et deWinchelsea et la ligne des falaises dans le fond. À bâbordarrièresedressaientlesgrandsmursblancsdeFolkestoneetdeDouvreset,plusloin,surla ligne de l’horizon, le chatoiement grisâtre des falaises françaises vers lesquelles lesfugitifssedirigeaient.

–ParsaintPaul,s’écriaNigelenregardantpar-dessusleseauxhouleuses,ilmesemble,maîtreBadding,quenouslesrattrapons.

Lemaître évalua la distance de son regard calme puis tourna les yeux vers le soleilcouchant.

–Nousavonsencorequatreheuresdejourdevantnousmais,sinousnenouslançonspas à l’abordage avant la nuit, elle s’échappera car les nuits sont aussi noires quel’intérieur d’une gueule de loup et, si elle change de cap, je ne sais comment nouspourronslaretrouver.

–Àmoinsquevousnepuissiezdevinerversquelportellefaitvoileetl’atteindreavantelle.

–Bienpensé,monpetitmaître!SilesnouvellessontdestinéesauxFrançaisendehorsdeCalais,alorsAmbleteuseserait leplusprèsdeSaint-Omer.Maismesvoilesgonfléesfonttroispaspourdeuxdecelourdaud.Et,sileventtient,nousauronstoutletemps,etmême à reperdre. Et alors, archer ? Tu ne sembles plus aussi ardent maintenant quelorsquetuesmontésurcebateauenmejetantàl’eau.

Aylward se tenait assis sur un skiff retourné sur le pont. Il gémissait péniblement ettenaitsonvisageverdâtreentrelesmains.

–Jetejetteraisvolontiersunefoisdeplusdansl’eau,sijepouvaisàceprixquittertonmauditbateau.Ou,situveuxtarevanche,jeteseraisreconnaissantdemejeterpar-dessusbordcar jenesuisqu’unpoids inutile surcenavire. Jen’aurais jamaiscruqueSamkinAylwardpourrait être rendu inoffensifparuneheured’eausalée.Maudit soit le jouroùmonpiedaquittélabonnebruyèrerougedeCrooksbury!

CookBaddingéclataderire.

–Allons,neprendspascelaàcœur,archer,cardemeilleurshommesquetoietmoiontgémisurcepont.Leprincefitcettetraverséeunjoursurmonbateauavecdixchevalierschoisis et je n’ai jamais vu plus tristes visages. Cependant,moins d’unmois après, ilsavaientprouvéàCrécyqu’ilsn’étaientpointdesêtresfaibles.Etjegagequetuferasdemêmelorsqueletempsviendra.Caletagrossetêtesurlesplancheset,toutàl’heure,toutirabien.Maisnouslarattrapons!Nouslarattraponsàchaquecoupdevent.

Ilétaitévident,mêmepourunœilinexpérimentécommeceluideNigel,quelaMarie-Rose se rapprochait rapidement de l’autre bateau, lourd et trop large, qui balayaitgauchementlesvagues.EnrevanchelelégerpetitbateaudeWinchelseafonçaitensifflant

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etenlaissantunbouillond’écumederrièrelui,telunfauconcherchantleventpourfondresurungroscanard.Unedemi-heureplus tôt, laPucellen’étaitqu’unpetitcoinde toile.Mais, à ce moment, ils pouvaient distinguer la coque noire, la forme des voiles et lebastingage.Unedouzained’hommesaumoinssetenaientsurlepont,etauscintillementdesarmesoncomprenaitqu’ilssepréparaientàrésister.CookBaddingsemitendevoird’inspectersesforces.

Il disposait d’un équipage de sept mariniers vigoureux et hardis qui l’avaient déjàsoutenudansplusd’unebagarre.Ilsétaientarmésdeglaivescourts,maisCookBaddingportaitunearmequiluiétaitparticulière,unmarteaudemaréchal-ferrantdevingtlivres,dont le souvenir était encorevivacedans lesCinqPorts : il lui avait valu le surnomde«PétarddeBadding».Enplusdecela,ilyavaitl’ardentNigel,lemélancoliqueAylward,BlackSimonquiavaitlaréputationd’unefinelameettroisarchers,Baddlesmere,MastersetDicon deRye, tous vétérans des guerres de France. Le nombre de bras sur les deuxbateauxdevait êtreàpeuprèségal.MaisBadding,àcontempler lesvisages résolusquiattendaientsesordres,neconçutaucunecraintesurlerésultatdel’entreprise.Cependant,en lançant un coup d’œil à la ronde, il remarqua quelque chose qui lui parut plusredoutableque la résistanceque l’ennemipourrait leuropposer.Leventqui avait faiblitomba soudain, si bien que les voiles pendirent lamentablement au-dessus des têtes.Labonacerégnaittoutautourd’euxjusqu’àl’horizon;lesvaguess’étaientcalméespourneplus formerqu’unemerd’huile sur laquelledansaient lesdeuxbateaux.Legrandbout-dehorsdelaMarie-Rosegrinçaitàchaquemouvement:lafinepointetantôts’élevaitversle ciel, tantôt redescendait vers l’eau d’une façon qui arrachait des grognements aumalheureuxAylward.CefutenvainqueCookBaddingtirasurlesvoilespourlestendre,ce fut en vain qu’il tenta de capter lemoindre souffle d’air ; en revanche, le capitainefrançaisétaitunadroitmatelotquisavaitprendreleventdèsqu’ilyenavait.

Àlafin,mêmeceslégerssouffless’éteignirent,etuncielsansnuagess’étenditsurunemerlisse.Lesoleilsecouchaitpresquesurl’horizonderrièreDungenessPointet toutlecieloccidentalétaitembrasépar l’astrecouchant.Aumilieudecette immensebeautéetdanslapaixdelanature,lesdeuxpetitestaches,l’uneavecunevoileblanche,l’autreavecune pourpre,montaient et descendaient doucement au gré des flots que le grand océanchassait dans la Manche. Elles étaient bien petites sur le sein brillant des eaux etcependantellessymbolisaienttouteslespassionshumaines!

L’œilexpérimentédumarinluiannonçaqu’iln’yauraitaucunventàespéreravantlatombée de la nuit. Il regarda le français qui se trouvait àmoins d’un quart demille àl’avant et brandit le poing vers la rangée de têtes qu’on pouvait voir, appuyées aubastingagedelapoupe.Quelqu’unagitaunmouchoirblancensignededérisionetCookBaddingpoussaunaffreuxjuron.

– Par saint Léonard deWinchelsea ! Je frotterai bientôt mon flanc contre le sien !Mettezleskiffàl’eau,mesamis,etdeuxd’entrevousaubancdenage!Fixebienlefilinaumât,Will.Vadanslabarque,Hugh,etjeferailesecond.Sinousployonssuffisammentledos,nouspourronslesavoiravantquelanuitlescouvre.

Lalégèreembarcationfutrapidementdescenduesurlecôtéetl’autreboutducâblefixéaubancarrière,CookBaddingetsescamaradessemirentànagercommes’ilsvoulaientrompre leurs avirons ; la petite goélette dansait légèrement sur les vagues. Mais un

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momentplus tard,unskiffplusgrandétaitmisà l’eausur le flancdufrançaisetquatrenageursvigoureux,entreprenaientdelefaireavancer.

LorsquelaMarie-Roseavançaitd’unyard,lefrançaisavançaitdedeux.CookBaddingsemitdenouveauencolèreetbranditlepoing.Ilremontaàbord,levisagedégoulinantdesueuretassombriparlafureur.

–Malédiction!Ilsontprislemeilleursurnous.Jenepuisplusrienfaire!SirJohnaperdusespapierscar,maintenantquelanuitestproche, jenevoispluslemoyendelesrattraper.

Nigel,penchésurlebastingage,observaitavecattentionlesfaitsetgestesdesmarinseninvoquantalternativementsaintPaul,saintGeorgesetsaintThomasqu’ilsuppliaitdeleurdonnerunpeuduventquilesconduiraitjusqu’àleurennemi.Ilétaitsilencieux,maisdanssapoitrinesoncœurbattaitviolemment.Soncourageavait tenu têteà lameret ilavaitl’esprittropoccupépourpenseràcequiavaitétenduAylwardsurlepont.Iln’avaitjamaisdoutéqueCookBaddingarriverait à sonbutd’une façonoud’uneautremais, lorsqu’ilentendit ses dernières paroles découragées, il bondit et se planta, rouge de courroux,devantlemarin.

–ParsaintPaul,maître!nousn’oserionsplusjamaisleverlatête,sinousnetentionsquelquechoseencore.Accomplissonsunexploitcettenuitsurmeroualorsnerevoyonsjamais la terre, car nous ne pourrions trouver meilleur moyen de gagner un honorableavancement.

– Avec votre permission, mon petit maître, vous parlez comme un sot, fit le marin,revêche.Vousettousceuxdevotresorteêtescommedesenfantsavecl’eaubleuesouslespieds.Nevoyez-vousdoncpointqu’iln’yapasdeventetquelefrançaispeuttoueraussivitequejelefais?Quevoulez-vousfaireencore?

Nigeldésignadudoigtlapetiteembarcationattachéeàlaproue.

–Descendons-y tous, dit-il, et attaquons ce bateau, ou périssons honorablement dansl’entreprise.

Cesfièresparolestrouvèrentleuréchodanslescœursrudesetcourageuxautourdelui.Lesarchers,autantquelesmarins,poussèrentunlongcri.MêmeAylwardseredressaavecuntristesouriresursonvisagecouleurdecendrée.

MaisCookBaddingsecoualatête.

– Jen’ai jamais rencontréunhommequipûtpasserquelquepartoù jenepouvais lesuivre!Mais,parsaintLéonard!voilàquiestpurefolieet jeseraissotderisquermeshommesetmonbateau.Réfléchissez,monpetitmaître,queleskiffnepeutcontenirquecinqhommes,etencore ilestchargéàavoirde l’eaujusqu’auplat-bord.Ilyaquatorzehommes qui vous attendent là-bas et il vous fautmonter le long du bastingage.Quellechanceauriez-vous?Votrebateauperduetvousàl’eau…voilàcequivousattend.Jenepermettraipasàmeshommesdeselancerdanspareilleentreprise,jevouslejure.

–Alors,maîtreBadding, vousme forcez à vous emprunter votre skiff, car, par saintPaul ! les papiers du bon Lord Chandos ne seront pas perdus aussi facilement. Et sipersonneneveutm’accompagner,j’iraiseul.

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Lemarinsouritàcesmots,maislesouriremourutbientôtsurseslèvres,lorsqueNigel,les traits figéscommes’ilseussentétéd’ivoire,et lesyeuxdursetperçantscommedeslamesd’acier,tirasurlacordepouramenerleskiffsouslebastingage.Ilétaitclairqu’ilallaitfaireainsiqu’ill’avaitdit.AumêmemomentAylwardsoulevasamasseétenduesurlepont,secramponnapendantunmomentàlarambarde,puissedirigeaentitubantauxcôtésdesonmaître.

–Envoiciunquiiraavecvous,dit-il,sansquoiiln’oseraitplusjamaissemontrerauxfilles de Tilford. Allons, archers, laissons ces harengs salésmariner dans leur caque etrisquons-noussurlamer.

Les troisarchersserangèrentaussitôtàcôtéde leurcamarade.C’étaientdeshommesbronzésetbarbus,relativementpetits,commel’étaienttouslesAnglaisdel’époque,maishardis, fortsetadroitsdans lemaniementdesarmes.Chacund’eux tiraunecordedesapocheetpliasongrandarcafindelafixerdanslesencoches.

–Voilà,maître,nousvous suivons,dirent-ils en resserrant leur ceintureoùpendait leglaive.

MaisdéjàCookBadding,emportéparledésirdesebattre,avaitrejetélescraintesetlesdoutes qui l’assombrissaient.Assister à une lutte sans pouvoir y prendre part était plusqu’iln’enpouvaitsupporter.

–Bon,qu’ilensoitainsiquevouslevoulez!dit-il.EtquesaintLéonardnousvienneen aide car jamais je n’ai vuplus folle aventure.Mais elle envaut la peine.Si nous larisquons,laissez-moienprendreladirectioncarvousvousyconnaissezautantenbateauxquemoienchevauxdeguerre.Leskiffnepeutporterquecinqhommesetpasundeplus.Alors,quivient?

Tousavaientétégagnésparl’ardeuretpasunnevoulaitresterenarrière.Baddingsaisitsonmarteau.

–Moi, j’yvais !dit-il.Etvousaussi,messire,puisquec’est làvotre idée.Puis ilyaBlack Simon, la meilleure lame des Cinq Ports. Deux archers peuvent se mettre auxavironsetilestpossiblequ’ilsatteignentdeuxoutroisdecesFrançaisavantquenouslesaccostions.HughBaddlesmere,ettoi,DicondeRye,danslabarqueavecnous!

–Quoi ? criaAylward.Vousallezme laisser ici ?Moiqui suis le serviteurdu jeuneseigneur?Malheuràl’archerquisemettraentremoietcebateau!

–Non,Aylward,ditsonmaître.Jet’ordonnederester,parcequetuesmalade.

–Maismaintenantque lesvaguessesontcalmées, jesuis redevenumoi-même.Non,monbonseigneur,jevouspriedenepasmelaisserici.

–Maistuvasprendrelaplaced’unmeilleurhommequetoi,fitBadding.Carquesais-tu dumaniement d’unbateau ?Assezde sottises, je te prie : la nuit va bientôt tomber.Arrière!

Aylwardlançaunregarddurverslebateaufrançais.

– Je traversais dix fois à la nage, aller et retour, l’étang de Frensham, dit-il. Celam’étonnerait bien que je ne puisse aller jusque-là. Par les os de cette main, Samkin

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Aylwardseralàaussitôtquevous!

Lapetiteembarcation,avecsescinqoccupants,s’éloignaduflancde lagoéletteetsedirigeaverslefrançais.Baddingetunarchersouquaientchacunsurdesramessimples,lesecondarchersetenaitàlaprouetandisqueBlackSimonetNigelétaientpelotonnésàlapoupe, avec de l’eau qui leur clapotait tout juste au-dessus des coudes. Un cri de défis’élevadubateaufrançais,oùtousleshommesétaientaccoudésàlarambarde,agitantlepoingetleursarmes.

LesoleilétaitdéjàdescenduauniveauduDungeness,etlesoircommençaitàjeterunfaible voile sur le ciel et sur l’eau. Un profond silence régnait dans l’immensité de lanature, et l’on n’entendait d’autre son que le bouillonnement de l’eau provoqué par laplongée des rames et le glissement de la barque. Derrière eux, leurs camarades de laMarie-Rosesetenaientsilencieuxetimmobiles,etsuivaientleurprogression.

IlsarrivèrentassezprèspouravoirunebonnevuedesFrançais.L’und’euxétaitungroshommebasanéavecunelonguebarbenoire. Ilportaitunbonnetrougeetunehachesurl’épaule.Ilyavaitencoredixautreshommesàl’airintrépide,tousbienarmés,donttroissemblaientêtredejeunesgarçons.

–Essayons-nous de lancer une flèche ? demandaHughBaddlesmere. Ils sont bien àportée.

–Vousnepouveztirerqu’unparun,carvousn’avezpasd’appuipourlepied,réponditBadding.Avecunpiedsurlaproueetl’autresurlatraverse,vousserezenposition.Faiscequetupeux,etaprèsnousnousrapprocherons.

L’archerbalançadanslabarqueroulanteavecl’adressed’unhommequiaétéentraînésurlamer,carilétaitnéetavaitétéélevédanslesCinqPorts.Ilajustasoigneusementsaflèche,tirafortementetlâcha,maisaumomentmêmeoùlabarqueplongeait,sibienqueletraitseperditdansl’eau.Unsecondpassapar-dessuslebateauetuntroisièmeallaseplanter dans le flanc de la poupe. Puis, en une succession rapide – si rapide que, parmoments,deux flèches se trouvaient en l’air enmême temps–, il en tiraunedouzaine,dontlapluparttombèrentsurlepont.Unlongcris’élevasurlebateaufrançaisetlestêtesdisparurentderrièrelebastingage.

– Assez, cria Badding. Il y en a un de touché et peut-être deux. Rapprochez-vous,rapprochez-vouspourl’amourdeDieu,avantqu’ilssereprennent.

Lui-mêmeetlesautressecourbèrentsurleursavirons,maisaumêmemomentilyeutunsifflementdansl’airetl’onentenditunbruitseccommeceluid’unepierrefrappantunmur.Baddlesmereportalesmainsàlatête,gémitettombaenavantdansl’eauenlaissantunegrosse traînéede sang à la surface.Un instant plus tard, lemêmecrissement se fitentendre suivi d’un craquement de bois. Un gros et court carreau d’arbalète étaitprofondémentfichédanslabarque.

– Plus près ! Plus près ! tonna Badding en tirant sur sa rame. Saint Georges pourl’Angleterre!SaintLéonardpourWinchelsea!Plusprès!

Mais l’arbalète fatale rendit de nouveau son bruit sec, et Dicon de Rye tomba à larenverseavecuneflècheautraversdel’épaule.

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–Dieumevienneenaide!Jenepuisplus!dit-il.

Badding lui prit l’aviron desmains.Mais ce ne fut que pour faire virer la barque etretournerverslaMarie-Rose.L’attaqueavaitéchoué.

–Ehquoi,maîtrematelot?s’écriaNigel.Qu’est-cedoncquinousarrête?L’affaireva-t-elleseterminerainsi?

– Deux sur cinq mis hors de combat, répondit Badding, et ils sont au moins douzecontrenous.Retournonsàbordpourreprendredeshommesetéleverunmanteletcontreleurscarreauxcarilsontunearbalètequifrappedroitetfort.Maisilnousfautfairevitecarlanuittombedéjà.

LeurretraiteavaitétésaluéepardescrisdejoiedelapartdesFrançaisquidansaientsurle pont en agitant sauvagement leurs armes au-dessus de leurs têtes.Mais avantmêmequ’ils aient fini de se réjouir, ils virent de nouveau le petit bateau qui quittait l’ombreprojetée par laMarie-Rose. Il étaitmuni à la proue d’un grand écran de bois destiné àprotégersesoccupantscontrelesflèches.Sansunepause,ilfonçasurl’ennemi.L’archerblesséavaitétéremontéàbordetAylwardauraitétéautoriséàprendresaplacesiNigelavaitpu le trouver sur lepont.Ainsidonc, le troisièmearcher,HalMasters, avait sautédanslabarqueavecundesmatelots,WatFinnsdeHythe.Lecœurdécidéàvaincreouàmourir,lescinqhommesaccostèrentlebateaufrançaisetsautèrentsurlepont.Aumêmeinstant,unegrandemassedefertombasurlefondduskiffalorsqueleurspiedsvenaientàpeinedelequitter.Ilsn’avaientplusd’espoird’échapperquedanslavictoire.

L’arbalétrier se tenait au pied du mât, son arme terrible à l’épaule, la corde d’aciertendue,viretonposésurlanoix.Ilauraitaumoinsunevie.

Ilvisapendantunmoment–unpeutroplong–hésitantentreunmatelotetBadding,dont la stature massive lui parut une meilleure cible. Mais pendant cette seconded’hésitation,lacordedeHalMastersvibraetsalongueflècheallaseplanterdanslagorgedel’arbalétrierquis’écroulasurlepontendéversantdesflotsdesangparlabouche.

Unmomentplustard,l’épéedeNigeletlemarteaudeBaddingavaientfaitchacununevictimeetrepoussélesassaillants.Lescinqhommesétaientsainsetsaufssurlepontmaisilleurétaitdifficiledes’ymaintenir.Lesmatelotsfrançais,desBretonsetdesNormands,étaient de solides gaillards armés de haches et d’épées, de fiers combattants et deshommescourageux. Ils tournoyaient autourdupetit groupe, attaquantde tous les côtés.Black Simon abattit le capitaine français à la barbe noire,mais aumêmemoment unehache tomba et il s’écroula sur le pont, avec une blessure à la tête. LematelotWat deHythe fut tué d’un coup de hache.Nigel fut assommémais se releva dans un éclair ettransperçadesonépéel’hommequil’avaitfrappé.

Badding,Mastersl’archeretlui-mêmeavaientétérefoulésjusquecontrelebastingageet, d’un instant à l’autre, ils allaient devoir céder devant le groupe qui les assaillait,lorsqu’uneflèche,apparemmentsurgiedesflots,vintfrapperenpleincœurleFrançaisleplusproched’eux.Uninstantplustard,uneembarcationaccostaitetquatrehommesdelaMarie-Rose bondissaient sur le pont plein de sang. Dans une dernière poussée, lesFrançaisrestantsfurentbattusousaisisparleursadversaires.Neufhommesétendussurlepont ne prouvaient que trop bien à quel point l’attaque avait été violente et comme larésistanceavaitétédésespérée.

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Baddings’appuyahaletantsursonmarteaumaculédesang.

–ParsaintLéonard!s’exclama-t-il,j’aibiencruquecejeuneseigneurallaitêtrenotremortà tous.Dieuavouluquevousarriviez tout justeà tempssansque jesacheencorecommentvousavezfait!Mais,àcequ’ilmesemble,ildoityavoirlamaindecetarcherlà-dessous.

Aylward,toujourspâledumaldemerdontilavaitsouffertetdégoulinantd’eaudemerdelatêteauxpieds,avaitétélepremierdugroupeàsautersurlepont.

Nigelleregardaavecétonnement.

–Jetecroyaisàborddubateau,Aylward,maisjenet’yaipastrouvé.

–C’estparcequejemetrouvaisdansl’eau,monbonseigneur,etcelaconvientmieuxàmonestomacquedemesentirdessus!Lorsquevousêtespartislapremièrefois,j’ainagéderrière vous car j’avais vu que la barque du français était attachée à une corde et j’aisongé que, pendant que vous les occuperiez, je pourrais la prendre. Je l’avais atteintelorsquevousavezétérepoussés.Jemesuisalorscachéderrièreelle,dansl’eau,etj’aiditdesprièrescommejenel’aijamaisfait!Puisvousêtesrevenuset,commepersonnenemeregardait,jemesuishissédanslabarque,j’aicoupélacorde,j’aiprislesramesquej’yaitrouvéesetj’aisouquéfermejusqu’aubateauafind’yquérirdurenfort.

–ParsaintPaul,tuasagiavecsagesse,fitNigel.Etjecroisquedenoustous,tuesceluiqui y a gagné le plus d’honneur aujourd’hui.Mais parmi tous ces hommes vivants oumorts, jenevoispersonnequiressembleauFuretRougedontLordChandosm’afait ladescription, et qui nous a joué tant de tours dans le passé. Ce serait vraiment unemalchance s’il avait pumalgré tout lemal que nous nous sommes donné se rendre enFrancesurunautrebateau.

–C’estcequenoussauronsbientôt,fitBadding.Accompagnez-moietnousfouilleronstoutlebâtimentjusqu’àlaquille,avantqu’ilpuissenouséchapper.

Il se fit un mouvement rapide vers le pied du mât, où une écoutille permettait dedescendre dans les entrailles du bateau, et les Anglais allaient l’atteindre lorsqu’uneétrangeapparition lesclouasurplace.Une tête rondeenairainapparutdans l’ouverturecarrée,aussitôtsuiviededeuxgrossesépaulesscintillantes.

Puis, lentement, la silhouette entière d’unhommeen armure émergea sur le pont. Samaingantéetenaitunelourdemassed’acierquirestalevéetoutletempsqu’ilmarchasursesennemis.Danslesilenceabsoluquirégnait,onn’entendaitquelebruitmétalliquedeses pas. On eût dit une mécanique inhumaine, sorte de robot, menaçant et terrible,progressantlentement,inexorablement.

Unesoudainevaguedeterreurenvahitlesmatelotsanglais.L’und’euxtentadepasserderrièrel’hommed’airainmaissetrouvaclouésurlaparoiparungesterapidetandisquelalourdemasseluifaisaitsauterlacervelle.Lesautresfurentaussitôtsaisisdepaniqueetse précipitèrent vers l’arrière du bateau. Aylward lança une flèche mais sa corde étaitmouillée et le trait sonna lourdement contre lepectoral d’airain avantde rebondir et deplongerdanslamer.Mastersfrappalatêted’airaindesonépéemaislalameglissasansmêmeébrécher le casqueetune secondeplus tard l’archer était étendu sur lepont.Lesmarinssemirentàtremblerdevantcetteterriblecréaturesilencieuseetseresserrèrentvers

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lapoupe,ayantperdutouteenviedesebattre.

Lalourdemasses’élevadenouveauetl’hommes’avançaitverslegroupedésemparéoùles braves étaient embarrassés et encombrés par les faibles, lorsqueNigel se secoua etbonditenavant,l’épéeàlamainetunlargesouriresurleslèvres.

Le soleil s’était couché et une longue bande rouge traversant le côté occidental dudétroitvariaitrapidementverslegrisdelanuit.Auzénith,quelquesétoilescommençaientàbrillerfaiblement;cependantlapénombreétaitassezclaireencorepourpermettreàunobservateurdesuivre la scène : laMarie-Rose s’élevaitet retombaitaugrédes longueslames,lelargebateaufrançaisavecsonpontblancmaculédesangetjonchédecadavres,legrouped’hommesàlapoupe,certainstentantd’avancer,lesautresessayantdefuir.

Entrecettemassedésordonnéeetlemât,deuxsilhouettes:l’hommedemétalbrillant,lamainlevée,attentif,silencieux,immobile,etNigel,têtenueetaccroupi,lepiedléger,l’œil tendu, le visage souriant tournant d’un côté puis de l’autre, la lame de son épéebrillant comme un rayon de lumière lors des différentes passes qu’il essayait pourdécouvrirunpointfaibledanslacoquilled’airainquiluifaisaitface.

Ilétaitclairquel’hommeenarmureabattraitsonennemisanscoupférirs’ilarrivaitàlecoincer.Maiscelanedevaitpasarriver.Lejeunehommesansarmuren’étaitpasgênéetavaitpourluil’avantagedelarapiditédanslesmouvements.Enquelquespasrapides,ilpouvaittoujoursseglisserd’uncôtéoudel’autreetéchapperainsiàlamassemaladroite.AylwardetBaddingavaientbondipourportersecoursàNigel,maiscelui-cileuravaitcriéde reculer, avec une telle autorité dans la voix que leurs armes étaient tombées à côtéd’eux.Lesyeuxécarquillésetlestraitsfigés,ilssuivaientcecombatinégal.

Àuncertainmoment,ilsemblaquec’enétaitfaitdujeuneécuyercar,enreculantpouréchapperàsonennemi,iltrébuchasurundescadavresquiencombraientlepontettombaà plat sur le dos.Mais il se fit rapidement tourner sur lui-même et évita de justesse lalourdemassequis’écroulaitsurlui.Bondissantaussitôtsursespieds,ilentamalecasqueduFrançaisenluiportantunviolentcoupenretour.Maislamassetombadenouveauetcette foisNigel n’eut pas le temps de s’abriter. Son épée fut rabattue et il fut touché àl’épaulegauche.Ilvacillaet,unenouvellefois,lamassetournoyaenl’airpourleclouerausol.

Vifcommel’éclair,ilcompritqu’ilnepourraitreculerhorsdeportée.Maisilpouvaitserapprocher.Illâchaaussitôtsonépéeetseruaversl’hommepourlesaisiràlataille.Lamasses’entrouvaraccourcieetlapoignées’abattitsurlablondetêtenue.Alors,dansuneffortdésespéréetsouslescrisdejoiedesspectateurs,Nigelfitbasculersonadversaireetl’étenditsurledos.

Ilavaitlatêtequitournaitetilsentaitsessensl’abandonner,maisilavaitdéjàtirésoncouteaudechasseetl’avaitengagédansl’ouvertureducasque.

–Rendez-vous,messire,ordonna-t-il.

–Jamais!Pasàdespêcheursniàdesarchers.Jesuisungentilhomme.Tuez-moiplutôt.

–Jesuismoiaussi,ungentilhomme.Jevousfaisquartier.

–Alors,messire,jemerendsàvous.

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Lecouteau tombasur lepont.Marinsetarchers seprécipitèrentpour trouverNigelàdemiinconscient,étendusurlaface.Ilsl’écartèrentetdequelquescoupsbienappliquésfirent sauter lecasquede leurennemi,pourdécouvrirune têteaux traits fins surmontéed’unetoisonrouge.Nigelseredressasurlecoude:

–VousêtesleFuretRouge?demanda-t-il.

–C’estainsiquemesennemism’appellent,réponditleFrançaisdansunsourire.Jemeréjouis,messire,d’êtretombéentrelesmainsd’unaussivaillantgentilhomme.

– Je vous remercie, messire, fit Nigel faiblement. Je me réjouis, moi aussi, d’avoirrencontréunadversaireaussidébonnaireetj’auraitoujoursenespritleplaisirquej’aieudenotrerencontre.

Ayant dit ces mots, il posa sa tête saignante sur le front d’airain de son ennemi ets’évanouit.

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15ChapitreCOMMENTLEFURETROUGEARRIVAÀCOSFORD

Le vieux chroniqueur, dans ses Gestes du sieur Nigel, s’est lamenté dans son récitdésordonnédu fait que, sur trente et une années consacrées à faire la guerre, sonhérosn’enavaitpaspassémoinsdeseptàsesoignerdesesblessuresouàseremettredecesmaladies qui naissent des privations et de la fatigue. Tel fut en tout cas le destin quil’attendaitauseuildesacarrière,audébutdelagrandeaventure.

Étendusurunecouchedansunechambremalmeubléeetbassedeplafondquidonnait,endessousdestourscarréesàmâchicoulis,surlacourintérieureduchâteaudeCalais,ilgisait àdemi inconscient,pendantquedegrandesactionsd’éclat sedéroulaient sous safenêtre.Blesséentroisendroits,avecunefractureducrâneprovoquéeparlapoignéedelamasseduFuret,ilrestaentrelavieetlamort,soncorpsmeurtril’entraînantdansl’ombredel’éternitéetsonjeuneespritlemaintenantdanscemonde.

Commedansquelquerêveétrange,ileutvaguementconsciencequedesfaitsd’armessedéroulaientdans lacourenbas.Lamémoire lui revint faiblementdans la suite. Il sesouvint d’un cri soudain, d’un bruit métallique, de coups sur les puissantes portes, dugrondement confus de voix, d’un cling clang, comme si cinquante forgerons frappaientensemble sur leurs enclumes, et enfin de l’affaiblissement du bruit, des geignementssourds,desappelsperçantsàtouslessaints,dumurmureplusmesurédeplusieursvoixetducliquetisdepiedsarmés.

Parfois,ilavaittraînésoncorpsaffaiblijusqu’àlafenêtreoù,cramponnéauxbarreauxdefer,ilavaitsuivilascènesauvagequisedéroulaitau-dessousdelui.Àlalueurglauqueet rougeâtredes torches tenuesaux fenêtreset sur les toits, il avaitpuvoir la ruéeet letourbillondescombattants,aumilieuduscintillementdesarmesetdesarmures.Commedans une vision sauvage, il revit par la suite la grandiose beauté du tableau avec leslambrequinsflottants,lescimiersornésdepierresprécieuses,lesblasonsetlarichessedescottesd’armesetdesécusoùlessables,gueules,argentsetvairssemêlaientdanstouslestypesdesautoirs,debandesetdechevrons.Toutcelabrillaitenbascommeunefloraisonmouvanteetmulticolore, s’écrasant, segonflant, remontant, s’affaiblissantdans l’ombrepourreparaîtreaussitôtenpleinelumière.IldistingualesécusdegueulesdeChandosetilvit lagrandesilhouettedesonmaître,ouragande laguerre,causantde terriblesravagesautourdelui.Ilyavaitaussilestroischevronsdesablesurfondd’orquidistinguaientlenobleManny.Quantàcepuissantcavalierarméd’uneépée,cedevaitêtreleroiÉdouardenpersonne,puisqueluietlejeunehommeagileàl’armurenoirequilesuivaitétaientlesseulsànepointporterdesymboleshéraldiques.

–Manny!Manny!Georgespourl’Angleterre!criaientdesvoixenrouéesauxquellesd’autresrépondaientaussitôt:ÀChargny!ÀChargny!SaintDenispourlaFrance!

Ce vague souvenir de tourbillon traînait encore dans l’esprit de Nigel lorsque lesbrumesenfinsedissipèrentetqu’ilseretrouvaaffaiblimaislucidesursacouchedansla

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tourd’angle.Àcôtédelui,pétrissantdelalavandeentresesgrosdoigtspourlarépandresur le sol et les linges, se tenaitAylward l’archer. Son casque d’acier se balançait à lapointedesongrandarcappuyécontrelepieddelacouche,tandisquelui-même,assisenbrasdechemise,chassaitlesmouchesetéparpillaitlesherbesodoriférantessursonmaîtreinconscient.

–Surmavie!s’écria-t-iltoutàcoup,avecunsouriredetoutessesdents.JeremercielaViergeettouslessaintspourcespectaclebéni!Jen’auraisjamaisoséretourneràTilfordsijevousavaisperdu.Troissemainesquevousêtesrestélà,àparlertoutseulcommeunpetitenfant,maisàprésentjevoisdansvosyeuxquevousêtesredevenuunhomme.

–J’aieneffetdûavoiruneblessurelégère,fitNigelfaiblement.Maisc’estunehontequededevoirresterétenduici,alorsqu’ilyadutravailquin’attendquemonbras…Oùvas-tu,archer?

–PrévenirlebonSirJohnquevousvousremettez.

– Non, reste unmoment encore, Aylward. Je peuxme souvenir de tout ce qui s’estpassé.Ilyaeuuncombatentredeuxpetitsbateaux,n’est-cepas?Etjemesuisattaquéàunhommedevaleuraveclequelj’aiéchangéquelquescoups,c’estbiencela?Etilétaitmonprisonnier.Jenemetrompepas?

–Eneffet,monbonseigneur.

–Etoùsetrouve-t-ilmaintenant?

–Enbas,danslechâteau.

UnfaiblesourireilluminalepâlevisagedeNigel.

–Jesaiscequej’envaisfaire,dit-il.

–Jevouspriedevousreposer,seigneur,fitAylward,anxieux.Lemédecinpersonnelduroi vous a vu ce matin et a dit que vous mourriez sûrement si le bandage devait êtrearrachédevotretête.

–Bon,jenebougeraipoint,bravearcher.Maisdis-moicequiestarrivésurlebateau.

–Ilyapeuàraconter,messire.SiceFuretn’avaitpointétésonpropreécuyeretn’avaitpas pris autant de temps pour revêtir son armure, il est certain qu’ils auraient eu lemeilleur sur nous. Mais il n’est arrivé sur le champ de bataille que lorsque tous sescamarades étaient déjà sur le dos.Nous l’avons emporté sur laMarie-Rose parce qu’ilétaitvotreprisonnier.Lesautresétaientsansimportance:nouslesavonsjetésàlamer.

–Tous?Vivantsetmorts?

–Tous!

–Maisc’esttrèsmal!

Aylwardhaussalesépaules.

–J’aiessayédesauverunjeunegamin,maisCookBaddingn’arienvouluentendre,etilavaitBlackSimonetlesautresaveclui.«C’estlacoutumedanslepasdeCalais,m’a-t-ildit.C’esteuxaujourd’hui,ceseranousdemain.»Alors,ilsluiontarrachécequ’ilavaitsurluietilsontjetéàl’eaulegossequihurlait.Surmafoi,jen’aimeguèrelamernises

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coutumes,et jenemesouciepointd’yremettreencorelepiedlorsquejeserairentréenAngleterre.

–Tufaiserreur,ilsepassedegrandeschosesenmeretilyadesgensdevaleursurlesbateaux, réponditNigel.Auxquatrepointscardinaux,si l’onvaassez loinsur l’eau,onrencontredespersonnesqu’onaplaisir à trouver.Quandon traverse lebrasdemer,onarrive chez lesFrançais, qui nous sont biennécessaires, car sans eux comment ferions-nouspourgagnerenhonneur?Ouencore,si tu tedirigesvers lesud,avec le temps, tupeux espérer parvenir au pays des incroyants où il y a de beaux combats et beaucoupd’honneuràgagnerpourceluiquiveutyrisquersapersonne.Réfléchis,archer,commelavie doit être belle, quand on peut aller de l’avant à la recherche d’avancement et avecl’espoirderencontrerdeschevaliersdébonnairesdontlebutestlemême.Etquandenfinonmeurtpour la foi, lesportesducielnoussontgrandesouvertes.DemêmelamerduNord est d’un solide appoint à qui cherche aventure, car elle conduit dans des pays oùviventencoredespaïensquidétournentlesyeuxdelasainteBible.Làaussi,unhommepeuttrouverdesexploitsàaccompliret,parsaintPaul,Aylward,silesFrançaisgardentlapaixetquej’aielapermissiondeSirJohn,j’aimeraisallerdanscespays.Lamerestuneamiechèreauchevalier,carellemènelàoùilpeutaccomplirsesvœux.

Aylwardsecoualatête,parcequelessouvenirsétaienttroprécents.Maisilneréponditrien,caràcetinstantmêmelaportes’ouvritetChandosentra.Lajoiepeintesurlevisage,il s’avançavers lacoucheet saisit lamaindeNigel.Puis ilmurmuraunmotà l’oreilled’Aylwardquiquittaaussitôtlachambre.

–Pardieu!voilàquifaitplaisiràvoir!fitlechevalier.Jecroisquevousvoustrouverezbientôtsurpied.

–Jevousdemandepardon,monbonseigneur,denem’êtrepointtrouvéàvoscôtés.

– En vérité, mon cœur était triste pour vous, Nigel, car vous avezmanqué une nuitcommeilenexistepeudanslavied’unhomme.Touts’estdérouléainsiquenousl’avionsprévu.Lapoterneouverte, ungroupe est entré.Mais nous les attendions, et tous furenttuésoufaitsprisonniers.LaplusgrandepartiedesFrançaisétaientrestésau-dehorsdanslaplainedeNieullet.Nousavonsdoncsautéàchevaletnousnoussommesélancéssureux. Ils furent quelquepeu surpris ennousvoyant approcher,mais ils semirent à crierentreeux:«Sinousnoussauvons,toutestperdu!Ilvautmieuxcombattredansl’espoird’obtenir la victoire ! »C’est ce qu’entendirent nos gens qui leur crièrent : « Par saintGeorges,vousditesvrai!Mauditsoitceluiquisongeraitàfuir!»Ilssontdoncrestéssurplacecommedeshommesvaleureuxpendant l’espaced’uneheure, etnombreuxétaientceuxqu’il est toujoursagréablede retrouver :SirGeoffroyenpersonneetSirPépindeWerre,avecSirJeandeLandas,levieuxBallieuldelaDentjaune,etsonfrèreHectorleLéopard.Maispar-dessustout,SirEustacedeRibeaumontsemitenpeinepournousfairehonneuretilcombattitleroilui-mêmependantunlongmoment.Puis,lorsquetouseurentété abattusou capturés, lesprisonniers furent amenés àun festinpréparépour eux.Leschevaliersanglaislesattendaientàtableettousfirentbonnecompagnie.Voilàtoutcequenousvousdevons,Nigel.

Lejeuneécuyerrougitdeplaisirenentendantcesparoles.

–Non,montrèshonoréseigneur,cen’estqu’unebienpetitechosequ’ilm’aétépermis

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d’accomplir.Mais je remercie le Seigneur et laVierge d’avoir pu vous être de quelqueaidepuisqu’ilvousapludem’emmeneravecvousenguerre.Sij’ailachance…

Mais les mots s’arrêtèrent sur les lèvres de Nigel, qui retomba en arrière les yeuxécarquillésparl’étonnement.Laportedelapetitechambres’étaitouverteetquelétaitcethomme,grand,élégant,denobleprestance,aufinet longvisageetauxyeuxsombres–quiétait-ce,sinonletrèsnobleÉdouardd’Angleterre?

–Ah,voicimonpetitcoqdupontdeTilford!Jemesouviensencoredevous,dit-il.Jesuistrèsheureuxd’apprendrequevousavezrecouvrévosespritsetj’espèren’avoirpointcontribuéàvouslesfaireperdredenouveau.

L’air étonné de Nigel avait provoqué un sourire sur les lèvres du roi. Puis le jeuneécuyerbégayaquelquesparoleshaletantesdegratitudepourl’honneurquiluiétaitfait.

–Taisez-vous!ordonnaleroi.Envéritécem’estune joiequedevoir lefilsdemonanciencompagnonEustaceLoringsecomporteraussivaillamment.Cebateaufût-ilarrivéavantnousaveclanouvelledenotrevenue,quetoutlemalquenousnousétionsdonnéeûtétévain,etiln’estpasunFrançaisquisefûtaventurédansCalaiscesoir-là.Maispar-dessus tout, je vous remercie d’avoirmis entremesmains celui que j’ai juré de punirdepuis longtempspournousavoircausé,pardesmoyens fauxet rusés,plusde tortquen’importe quel homme. Par deux fois, j’ai juré que Peter le Furet Rouge serait pendu,malgrésonnoblesangetsonblason, lorsqu’ilmetomberaitentre lesmains.Voicienfinquecetempsestvenu.Maisjen’aipointvoululemettreàmortavantquevouspuissiezassister à son exécution, puisque c’est vous qui l’avez capturé. Non, ne me remerciezpoint:jenepouvaisfairemoins.

Maiscen’étaientpointdesremerciementsqueNigeltentaitd’exprimer.Ilavaitpeineàarticulerlesmotsetpourtantilluifallaitlesdire.

–Sire,murmura-t-il,ilmesiedmaldecontrecarrervotreroyalevolonté…

LasombrecolèredesPlantagenêts seconcentradans le sourcil relevédu roidont lesyeuxprofondémentenfoncéssemirentàlancerdeséclairs.

–Pardieu!Jamaishommen’aosécontrariermavolontéetsurester impuni.Voyons,jeuneécuyer,quesignifientcesparolesauxquellesnousnesommespointhabitué?Maissoyezprudent,carcen’estpointdansuneaffairelégèrequevousvousaventurez.

–Sire, fitNigel,dans toutes lesquestionsoù je suis libre, je suisvotre fidèlevassal,maisilestdeschosesquinepeuventsefaire!

–Comment?s’écrialeroi.Malgrémavolonté?

–Malgrévotrevolonté, sire, réponditNigel en se redressant sur sa couche, levisagepâleetlesyeuxbrûlants.

–ParlaVierge!tonnaleroiencolère,vousêtesrestétroplongtempsdansvotrefoyer,jeunehomme.Etlechevalquirestetroplongtempsàl’écurierue.Lefauconquin’apascoutumedevolermanquesaproie.Veillez-y,maîtreChandos!C’estàvousqu’ilrevientde le briser et je vous en tiendrai responsable si vous ne le faites. Et qu’est-ce doncqu’Édouardd’Angleterrenepuissefaire,maîtreLoring?

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Nigelfitfaceauroi.

–VousnepouvezcondamneràmortleFuretRouge.

–Pardieu!Etpourquoidonc?

– Parce que ce n’est point à vous qu’il appartient de frapper, sire. Parce que leprisonnierestmien.Parcequejeluiaipromislavieetquecen’estpointàvous,mêmesivous êtes le roi, qu’il sied de contraindre un homme de noble sang à ne point tenir saparoleetàperdresonhonneur.

Chandosposalamainsurl’épauledujeuneécuyer.

– Pardonnez-lui, sire. Il est affaibli par ses blessures, dit-il. Peut-être sommes-nousrestéstroplongtemps.Lemédecinluiaordonnébeaucoupdecalme.

Maisleroiencolèrenepouvaitêtrefacilementapaisé.

–Jen’aipointcoutumed’êtrerudoyédelasorte.Ils’agitdevotreécuyer,maîtreJohn.Commentsefait-ilquevouspuissiezresterlààécoutercediscoursimpertinentsansdireunmotpourl’arrêter?Est-cedoncainsiquevousdirigezvotremaison?Neluiavez-vousdoncpointapprisquetouteparoledonnéeestsoumiseauconsentementduroietquec’estensapersonneseulementquerésidentlesressortsdelavieetdelamort?S’ilestmalade,vousdumoinsvousêtesbienportant.Pourquoirestez-vouslà,àgarderlesilence?

–Monseigneur, fit Chandos gravement, je vous sers depuis plus de vingt ans et j’aiversé mon sang pour votre cause par autant de blessures. Vous ne pouvez donc malinterprétermesparoles.Mais,envérité,jenemeconsidéreraispluscommeunhommesije ne disais que mon écuyer Nigel, même s’il a employé un mode de parler qui neconvenaitpoint,araisonencettequestion,etquevousaveztort.Réfléchissez,sire…

–Assez!cria leroi,plusfurieuxencore.Telmaître, telvalet !J’auraisdûmedouterpourquelleraisoncetécuyereffrontéaosés’opposerauxordresdesonsouverain.Ilnefaitquerépétercequ’onluiaappris.John,John,vousdevenezaudacieux!Maisécoutez-moi bien, et vous aussi, jeune homme : aussi vrai queDieu estmon aide, avant que lesoleil se couche ce soir, en guise d’avertissement à tous les traîtres et espions, le FuretRouge sera pendu à la haute tour du château de Calais, afin que tous les bateaux quitraversentlamerettousleshommesàdixmillesàlarondepuissentlevoirsebalancerauvent et comprennent que lamain du roi d’Angleterre est lourde.Mettez-vous bien celadanslatête,sivousnevoulezpas,vousaussi,ensentirlepoids.

Tel un lion furieux, il sortit de la chambre et la lourde porte bardée de fer claquaderrièrelui.

Chandos etNigel se regardèrent tristement.Puis le chevalier posa lamain sur la têtebandéedesonécuyer.

– Vous vous êtes très bien comporté, Nigel. Je n’aurais pu souhaiter mieux. N’ayezcrainte,touts’arrangera.

–Monbonethonoréseigneur,s’écriaNigel, j’ailecœurbienlourdcarjenepouvaisagirautrementet,cefaisant,jevousaiattirédesennuis.

–Non,lenuageseravitepassé.S’iltuequandmêmeleFrançais,vousaurezfaittoutce

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quiétaitenvotrepouvoir,etvouspourrezavoirlaconscienceenpaix.

–Jesouhaitesurtoutquejelapuisseavoirenpaixenparadis,fitNigel.Caràl’heuremêmeoù j’apprendraique j’aiétédéshonoréetque lamaindemonsouverainafrappé,j’arracherai les bandages qui recouvrent cette tête et ainsi, tout sera fini. Je ne pourraissurvivreàmondéshonneur.

–Non,monfils,vousprenezlachosetropàcœur,fitChandos,gravement.Lorsqu’unhomme a fait tout ce qu’il pouvait, il n’est plus question de déshonneur. Mais le roipossèdeunboncœurmalgrésatêtechaudeetilsepeut,sijelevois,quejeparvienneàavoir raisonde lui.Souvenez-vousqu’il avait jurédependre sixbourgeoisde laville àcettemêmetouret,cependant,illeurapardonné.Hautlescœursdonc,monfils,etavantcesoir,jeviendraiavecdebonnesnouvelles.

Duranttroisheures,alorsquelesoleildéclinantallongeaitlesombressurlemurdelachambre, Nigel s’agita fiévreusement sur sa couche, les oreilles tendues dans l’espoird’entendrelespasd’AylwardoudeChandos,luiapportantdesnouvellesdudestindesonprisonnier.Laporteenfins’ouvrit,livrantpassageàceluiqu’ilattendaitlemoinsetqu’ilétaitcependantleplusheureuxdevoir:leFuretRougelui-même,libreetjoyeux.

Iltraversalachambred’unpaslégeretrapideets’agenouillaàcôtédelacouchepourbaiserlamainpendante.

–Vousm’avezsauvé,nobleseigneur!LapotenceétaitdresséeetlacordesebalançaitdéjàquandlebonLordChandosannonçaauroiquevousmourriezdevotrepropremainsi j’étaiscondamné.«Maudit soitcetécuyerà la têtedemule !cria le roi.AunomdeDieu,donnez-luisonprisonnieretqu’ilenfassecequebonluiplaîtpourautantqu’ilnem’importuneplus!»Etmevoicidonc,bonseigneur,pourvousdemandercequejedoisfaire.

–Jevouspriedevousasseoiràcôtédemoietdevousmettreàl’aise.Jevaisvousdireenquelquesmotscequej’attendaisdevous.Jegarderaivotrearmurecarellemeseraunprécieuxsouvenirdelabonnefortunequej’eusderencontrerunvaillantchevalier.Noussommesàpeuprèsdemême taille et je nedoutepoint que je lapuisseporter.Commerançon,jevousdemanderaimillecouronnes.

–Non,non!crialeFuret.Ceseraitunebientristechosesiunhommedansmapositionvalaitmoinsdecinqmillecouronnes.

–Millesuffiront,bonseigneur,pourpayermesfraisdeguerre.Vousnejouerezplusàl’espion,etnenousferezplusdetortjusqu’àcequelapaixsoitrompue.

–Jevouslejure.

–Enfin,jevousdemandedefaireunvoyage.

LevisageduFrançaiss’allongea.

–J’iraioùvousmel’ordonnerez,dit-il,maisjepriequecenesoitpointenTerresainte.

– Non, répondit Nigel, c’est en un pays qui m’est saint, à moi. Vous retournerez àSouthampton.

–Quejeconnaistrèsbien.J’aicontribuéàincendiercettevilleilyaquelquesannées.

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–Jevousconseilleden’enriendirelorsquevousyserez.VousprendrezensuitelaroutedeLondresjusqu’àcequevousparveniezàunebellepetitevillenomméeGuildford.

–J’enaientenduparler.Leroiyadesterrainsdechasse.

– C’est cela même. Vous demanderez alors une demeure nommée Cosford, à deuxlieuesdelavillesurleversantdelacolline.

–Jem’ensouviendrai.

–ÀCosford, vous trouverez un bon chevalier nommé Sir JohnButtesthorn, et vousdemanderezàparleràsafille,LadyMary.

–Jeferaiainsiquevousledites.Etquedirai-jeàLadyMaryquihabiteàCosfordsurleflancd’unecollineàdeuxlieuesdelabellepetitevilledeGuildford?

–DitessimplementquejeluienvoiemessalutationsetquesainteCatherinem’abiensoutenu…etriendeplus.Etmaintenant,laissez-moi,jevousprie,carj’ailatêtelourdeetjecrainsdem’évanouir.

C’estainsique,unmoisplus tard,ausoirde la fêtede laSaint-Mathieu,LadyMary,alors qu’elle venait de franchir la porte de Cosford, rencontra un étrange cavalier,richementvêtu,que suivaitun serviteur, etqui regardait autourde lui.Enapercevant lajeunefemme,iltirasonchapeauetarrêtasoncheval.

– Cette demeure doit être Cosford, dit-il. Seriez-vous par hasard Lady Mary qui yhabite?

Ladameinclinasafièretêtenoire.

–Alors,lesquireNigelLoringvousenvoiesessalutationsetvousfaitdirequesainteCatherinel’abiensoutenu.

Puis,setournantverssonvalet,illuicria:

–Holà,Raoul,notretâcheestaccomplie!Tonmaîtreestdenouveauunhommelibre.Enavant,mongarçon,versleportleplusprochedelaFrance!

Etsansunmotdeplus,lesdeuxhommeséperonnèrentleursmonturesetdescendirenten un galop effréné la colline de Hindhead jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus que deuxpointsnoirsàl’horizon,enfoncésjusqu’àlatailledanslabruyère.

Maryretournaverslamaisonavecundouxsourireauxlèvres.Nigel luiavaitenvoyésessalutations.UnFrançaislesluiavaitapportéeset,cefaisant,étaitredevenuunhommelibre.EtsainteCatherineavaitbienaidéNigel.C’étaitdanssonsanctuairequ’ilavaitjurédeneplusreparaîtredevantcellequ’ilaimaitavantd’avoiraccomplitroisactionsd’éclat.Danssachambre,LadyMarytombaàgenouxsursonprie-Dieuetremerciadetoutcœurla Vierge de ce qu’une action déjà eût été accomplie. Mais en le faisant, sa joie futassombrieparlapenséedesdeuxquesonaiméavaitencoreàaccomplir.

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16ChapitreCOMMENTLACOURDUROIFESTOYADANSLECHÂTEAUDECALAIS

CefutparunbeaumatinensoleilléqueNigeltrouvaenfinlaforcedequittersachambredelatouretdesepromenersurlesrempartsduchâteau.Unpetitventdunordsoufflait,humide et chargé de senteursmarines. En respirant profondément,Nigel sentit une vienouvelle et des forces régénérées quimontaient dans son sang et s’infiltraient dans sesmembres.Ilretiralamainquis’appuyaitaubrasd’Aylwardetsetint,nu-tête,appuyéauxrempartsetaspirantl’airfortifiant.Auloin,surlaligned’horizon,onapercevait,àdemidissimuléeparlahauteurdesvagues, lafrangebassedesfalaisesblanchesquibordaientl’Angleterre. Entre elles et lui s’étendait la large Manche bleue, striée de petits traitsd’écumeblanche, car lamerétaithouleuseet les raresbateauxqu’onvoyait avançaientpéniblement. Nigel de nouveau parcourut du regard cet espace, tout réjoui qu’il lechangeâtdesmursgrisâtresdesachambre.Ilposaenfinlesyeuxsurunétrangeobjetquisetrouvaitàsespieds.

C’étaitunemachinedelaformed’unetrompettedecuiretdeferfixéesurunappuideboisetmontéesurroues.Àcôtéétaiententassésdesblocsdemétaletdegrossespierres.Leboutdelamachineétaitrelevéetpointaitendehorsdesremparts.DerrièresetrouvaituncoffredeferqueNigelouvrit.Ilétaitremplid’unepoudrenoireetgrossière,semblableàdelacendredecharbondebois.

–ParsaintPaul,dit-ilenpassantlamainsurlamachine,j’aidéjàentendudeshommesparlerdecesobjetsmaisc’estlapremièrefoisquej’envois.Cen’estautrequ’unedecesnouvellesetmerveilleusesbombardes.

–Envérité,c’enestune,fitAylward,enregardantl’objetavecdégoûtetmépris.Jelesaivuesicisurlesrempartsetj’aimêmeéchangéquelquescoupsdepoingavecceluiquienavaitlacharge.Ilétaitassezsotpourcroireque,avecsapipedecuir,ilpourraittirerplusloinquelemeilleurarcherdelachrétienté.Jeluiaiportéuncoupsurl’oreillequil’aétenduentraversdesonfolengin.

– C’est une machine redoutable, fit Nigel, qui s’était arrêté pour l’examiner. Nousvivonsendes tempsétrangesoù l’onpeutfabriquerde telsobjets.C’estactionnépar lefeuquijaillitdecettepoudrenoire,n’est-cepas?

–Surma foi,noble seigneur, jene le sais.Cependant, ilme souvientquece ridiculebombardierm’aditquelquechosede la sorteavantquenousnousdébarrassionsde lui.Ensuite,vousprenezencoredelapoudredanslecoffredeferetvouslapoussezdansletrouàl’autrebout…ainsi.Alorstoutestprêt.Jen’envisaucunetirer,maisjegagequecettemachine-ciestprête.

–Etcelafaitdubruit,n’est-cepas,archer?fitNigel,songeur.

– C’est ce qu’on m’a dit, messire. De même que la corde de l’arc résonne, cette

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machine-ciaussifaitdubruit.

–Personnenel’entendrapuisquenoussommesseulssurlesremparts,etcettemachinenepeutfairegrandmalpuisqu’elleestpointéeverslamer.Jetepriedeladécharger.Jeveuxenentendreleson.

Il pencha une oreille attentive vers la bombarde, cependant qu’Aylward,muni d’unepierreàfeu,approchaitsonvisagebronzédelamèched’amadou.Unmomentplustard,Nigeletlui-mêmesetrouvaientassissurlesolàquelquedistancedelàet,aumilieudutonnerre et de la fumée, ils avaient une vision de la machine noire qui reculaitbrusquement.Pendantune secondeoudeux, le saisissement lesparalysa sous l’échodel’explosionquisemouraitauloinetl’épaissefuméequisedégageait,laissantdenouveauapparaîtrelecielbleu.

–Quellechance!s’exclamaenfinNigelenserelevant.Quelecielmevienneenaide!JeremercielaViergedecequetoutsoitencorecommeavant.J’aicruquelechâteautoutentiers’effondrait.

– Je n’ai jamais ouï pareil grondement ! fit Aylward en se frottant les membresendolorisparsachute.Ilseraitbiencapabledesefaireentendredel’étangdeFrenshamjusqu’au château de Guildford. Je n’y toucherai plus… pas même pour le plus beaumorceaudeterredePuttenham!

–D’ailleurs ilpourrait t’encuire,archer,si tu lefaisaisencore,fitunevoixcoléreusederrièreeux.

Chandosétaitapparudansl’unedesportesdelatourd’angleetlesregardaittousdeuxd’un air furibond.Cependant, quand les explications lui eurent été fournies, son visages’illuminad’unlargesourire.

–Coursàlagarde,archer,etdis-leurcequiestarrivé,sansquoitoutlechâteauettoutelavillevontcourirauxarmes.Jemedemandecequevapenserleroid’unesisoudainealerte. Et vous, Nigel, au nom de tous les saints, comment pouvez-vous ainsi jouer àl’enfant?

–J’ignoraislepouvoirdecettemachine,nobleseigneur.

–Surmonâme,Nigel,jecroisqu’aucundenousn’enconnaîtlepouvoir.Jevoisdéjàlejouroùtoutcequinousplaîtdanslaguerre,sasplendeuretsagloire,s’écrouleradevantcetenginquiperceunearmured’acieraussiaisémentquenoustransperçonsunejaquettede cuir. Revêtu de mon armure, j’ai enfourché mon palefroi et je suis venu voir lebombardierpoussiéreux,etjemesuisditquepeut-êtrej’étaisledernierdesanciensetluile premier des nouveaux, qu’un jour viendrait où cet homme et sa machine nousbalaieraienttous,vous,moietlesautres,duchampdebataille.

–Maispastoutdesuite,jegage,nobleseigneur.

– Non, pas encore, Nigel. Vous aurez le temps de conquérir vos éperons d’or, toutcommevotrepèrel’afait.Commentsontvosforces?

–Jesuisprêtàlabesogne,bonethonoréseigneur.

– Tant mieux, car la tâche nous attend… une tâche urgente, pleine de dangers et

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d’honneur. Ah, je vois votre œil qui brille et tous vos traits rougissent, Nigel. Je sensrevivremapropre jeunessequandjevousregarde.Sachezdoncque,si lapaixrègne iciavec lesFrançais, iln’envapointdemêmeenBretagne,où lesmaisonsdeBloisetdeMontfort luttentpour lapossessionduduché.LaBretagneestpartagéeendeux,chaquemoitié combattant pour l’une des deuxmaisons.LesFrançais ont embrassé la cause deBloisetnous,celledeMontfort;etc’estdansdesluttespareillesquedegrandschefs,telsque Sir Walter Manny, ont fait leur nom. Dernièrement cette guerre a tourné à notredésavantage,et lesmainssanglantesdesRohan,Beaumanoir,Olivier leVentruetautressonttombéeslourdementsurnosgens.Lesdernièresnouvellessontcellesd’undésastreetl’âmeduroiestassombriedecolèreparcequesoncompagnonGillesdeSaint-Polaététuédans lechâteaude laBrohinière. Ilveutdépêcherdessecoursetnouspartonsà leurtête.Celavousplaît-il,Nigel?

–Quepourrais-jedemanderdemieux,nobleseigneur?

– Alors préparez-vous, car nous partons dansmoins d’une semaine. Notre route parterreétantbloquéeparlesFrançais,nousironsparmer.Cettenuit,leroioffreunbanquetavant son retour en Angleterre et votre place est derrière mon siège. Venez dans machambreafindem’aideràmevêtiretainsinousentreronsensembledanslasalle.

Ensatinetbrocartlamé,sousleveloursetlafourrure,lenobleChandosétaitprêtpourlefestinroyal.Nigelaussiavaitpassésonplusbeausurcotdesoie,ornédesrosesrouges.LestablesétaientdresséesdanslagrandesalleduchâteaudeCalais, latablehautepourles lords, une seconde pour les chevaliers moins distingués et une troisième pour lesécuyers,quandleursmaîtresseraientinstallés.

Jamais au coursde savie simple àTilfordNigel n’avait assisté à un spectacled’unepareillemagnificence.Lesmursgrisétaientcouvertsduhaut jusqu’aubasdeprécieusestapisseries d’Arras sur lesquelles cerfs, meutes et chasseurs entouraient la grande salled’une vivante image de la chasse. Au-dessus de la table haute pendaient une série debannières.Souslesétendardss’alignaientdesboucliers,chacunfrappéauxarmesdunoblegentilhomme qui prendrait place au-dessous. La lumière rouge des torches éclairait lesgrades des grands capitaines. Les lions et les lys brillaient au-dessus du siège à hautdossier trônant au centre et lemême auguste emblème indiquait le siège du prince ; àgaucheet àdroite étincelaient lesnobles insigneshonorés en tempsdepaix et redoutésdans la guerre : l’or et le sable deManny, la croix engrêlée de Suffolk, le chevron degueules de Stafford, l’écarlate et or d’Audley, le lion rampant d’azur des Percy, leshirondelles d’argent d’Arundel, le chevreuil de gueules des Montacute, l’étoile des deVere,lescoquillesd’argentdeRussel,leliondepourpredeLacyetlescroixdesabledeClifton.

UnécuyerjovialassisaucôtédeNigelluimurmuralesnomsdesvaillantsguerriers.

–VousêteslejeuneLoringdeTilford,l’écuyerdeChandos,n’est-cepas?demanda-t-il.Jem’appelleDelvesetjeviensdeDoddington,dansleCheshire.Jesuisl’écuyerdeSirJamesAudley, cet homme au dos arrondi là-bas, qui a un visage sombre et une courtebarbe.OnvoitunetêtedeSarrasinau-dessusdelui.

– J’ai entendu parler de lui comme d’un homme de grand courage, fit Nigel en leconsidérantavecintérêt.

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–Jen’ensuisguèreétonné,maîtreLoring.Jelecroislechevalierlepluscourageuxdetoutel’Angleterreetmêmedetoutelachrétienté.Aucunhommen’aaccomplidesactionsd’éclatcommelui.

Nigelcontemplasonnouvelamiavecunelueurd’espoirquiilluminasesyeux.

–Vousparlezcommeilsieddelefaireausujetdevotremaître,luidit-il.Pourlamêmeraison,maîtreDelves,et sansaucunespritdemauvaisevolontécontrevous, il convientquejevousdisequ’iln’estpointàcomparer,niparlenomniparlarenommée,aunoblechevalierquejesers.Etsivousmainteniezlecontraire,nouspourrionsendébattredelamanièrequ’ilvousplairaetaumomentquevouschoisirez.

Delveseutunsourireamusé.

–Non,nevousemportezpointainsi,dit-il.Sivousaviezservitoutautrechevalier,saufpeut-êtreSirWalterManny,jevousauraisprisaumot,etvotremaîtreoulemienauraitàse choisirunnouvel écuyer.Mais il estvrai, eneffet, qu’aucunchevaliernepossède lavaleurdeChandoset jenevoudraispoint tirer l’épéepourprétendre lecontraire…Ah,maislacoupedeSirJamesdoitêtrevide!Ilmefautallerm’enassurer.

Ils’éloignaavecunflacondevindeGascogneàlamain.

–Leroiareçudebonnesnouvelles,cesoir,reprit-ilenrevenant.Jenel’avaispasvud’aussibonnehumeurdepuislesoiroùilpritlesFrançaisetposaunecouronnedeperlessurlatêtedeRibeaumont.Voyezcommeilrit,etleprinceaussi.Ilestquelqu’unpourquicerireneprésageriendebon,oujemetrompefort.Faitesattention,l’assiettedeSirJohnestvide.

CefutautourdeNigeldeseretirermais,chaquefoisqu’illepouvait,ilretournaitdanslecoind’oùilavaitloisirdevoirtoutelasalleetd’écouterlevieilécuyer.Delvesétaitunpetit homme épais, d’un certain âge déjà, au visage tanné par le temps et marqué decicatrices, auxmanières rudes et d’un comportement qui prouvait à suffisance qu’il sesentait plus à l’aise sous la tente que dans cette salle. Mais dix années de service luiavaientapprisbeaucoup,etNigelluiprêtalaplusgrandeattention.

– En effet, le roi a de bonnes nouvelles, poursuivit-il. Voyez, il amurmuré quelquechoseàChandosetàManny.CedernierletransmetàSirReginaldCobhamquilerépèteàRobertKnolles.Ettoussourientcommelediablequivajouerunbontouràunmoine.

– Qui est Sir Robert Knolles ? demanda Nigel avec intérêt. J’ai souvent entendumentionnersonnometsesexploits.

–C’estcegrandhommeensoiejaune,avecunvisagedur.Iln’apointdebarbe,maislalèvre fendue. Il n’est qu’un peu plus âgé que vous-même, et son père était savetier àChester,maisilasugagnerseséperonsd’or.Voyezcommeilplongelamaindansleplatetlèvesongobelet.Ilestplushabituéàlacuisinedescampsqu’àlavaisselled’argent.Legroshommeà labarbenoireestSirBartholomewBerghersh,dont lefrèreest l’abbédeBeaulieu. Vite, car voici qu’arrive une hure de sanglier et les tranchoirs doivent êtrechangés.

Lesmanièresde table, cheznos ancêtresd’alors, présentaient un curieuxmélangedeluxeetdebarbarie.Lafourchetteétaitencoreinconnueetétaitremplacéeparlesdoigtsde

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courtoisie,lepouce,l’indexetlemédiumdelamaingauche.Seservirden’importequelautre doigt était faire preuve d’un manque absolu de politesse. De nombreux chiensassistaient aux festins, grognant, grondant et se disputant les os à demi rongésque leurjetaient les convives. Des tranchoirs, ou grosses tranches de pain, faisaient officed’assiettes,maislatableduroiétaitgarniedeplatsenargentquenettoyaientaprèschaqueservicepagesetécuyers.Enrevanche,lelingedetableétaitdegrandprixetlesdifférentsmets, présentés avecun luxe et unepompe inconnuedenos jours, offraient unegrandevariétéetunmerveilleuxsavoir-fairegastronomique.Outretouslesanimauxdefermeetle gibier, des friandises inattendues telles que hérissons, outardes,marsouins, écureuils,butorsetgruesvenaientenrichirlesfestins.

Chaqueplatnouveau,annoncéparunesonneriedetrompesd’argent,étaitapportépardes serviteurs en livréemarchant deux par deux, escortés par-devant et par-derrière demaîtresdecérémonierubiconds,tenantàlamainunebaguetteblanchequileurservaitnonseulement d’insigne de leur rang, mais aussi d’arme pour réparer tout désordre dansl’ordonnancedesplatsdurantleurtransportdel’officejusqu’àlagrandesalle.D’énormeshuresdesanglierornéesd’armoiries,lagueuleflamboyanteetlesdéfensesdorées,étaientsuivies de magnifiques gâteaux ayant la forme de vaisseaux ou de châteaux, avec desmarinsoudessoldatsdesucrequiperdaientleurscorpsdansuneinutiledéfensecontrelesattaques des convives affamés. Enfin venait la grande nef, un immense plat d’argentmontésurrouesetchargédefruitsetdedouceurs,quiapprovisionnaittouslesinvités.Desbuires remplies de vins deGascogne, duRhin, desCanaries ou deLaRochelle étaienttoujours tenuesprêtespar lesserviteurs.Cependant,cetteépoquequis’adonnaitau luxeignorait l’ivresse, et les habitudes sobres des Normands avaient prévalu sur l’aspectlicencieuxdesfestinssaxons,oùuninviténequittaitjamaislatablesansavoirinsultésonhôte.

Honneurethardiessefontmauvaisménageavecunemaintremblanteetunœiltrouble.

Lesvins,fruitsetépicescirculaientautourdestableshautes,etlesécuyersavaientétéservisà leur tourà l’autreboutde lasalle.Etpendantce temps,autourdusiègeduroi,s’étaitrassembléungroupedechevaliersquidiscutaientvivemententreeux.LecomtedeStafford,lecomtedeWarwick,lecomted’Arundel,LordBeauchampetLordNevilleseresserraientderrièreledossier,LordPercyetLordMowbraysetenantsurlescôtés.Etlepetit groupe flamboyait sous les chaînes d’or, les colliers de pierres précieuses, lesmanteletsrougesetlestuniquespourpres.

Soudainleroi,par-dessussonépaule,ditquelquechoseàSirWilliamdePakington,sonhéraut, qui s’avança et se tint près du siège royal.C’était un grand homme aux noblestraitsetdontlalonguebarbegrisedescendait jusquesurlaceintureàboucled’orserréesursontabardmulticolore.Ilavaitposésursatêtelebonnetàbarrettehéraldique,insignedesadignitéet,commeilélevaitlentementsonbâtonblanc,ungrandsilencesefitdanslasalle.

–Messeigneursd’Angleterre,dit-il,chevaliers,écuyersettousautresprésents,dehautenaissanceetportantblason,oyez!Votreseigneursuzerain,craintetrespecté,Édouard,roid’AngleterreetdeFrance,mepriedevousfairesonsalutetvouscommandedeveniràluiàseulefinqu’ilpuissevousparler.

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Lestablesfurentaussitôtdésertéesettoutelacompagniesegroupadevantlesiègeduroi.Ceux qui s’étaient trouvés assis à ses côtés se rapprochèrent si bien que sa grandesilhouettes’élevaaucentreducercledensedesesinvités.

Unelégèrerougeur teintantses jouescouleurolive, il regardatoutautourde lui,avecunelueurd’orgueildanssesyeuxsombres,lesvisagesrudesdeceshommesquiavaientété ses compagnons d’armes, de Sluys et Cadsand jusqu’à Crécy et à Calais. Touss’enflammèrent devant l’éclat de ce regard autoritaire, et un hurlement soudain, fier etsauvages’élevajusqu’auxvoûtesduplafond,sortederemerciementdecessoldatspourcequis’étaitpassé,etpromesseàlafoispourcequiétaitàvenir.Lesdentsduroibrillèrentenunlargesouriretandisquesagrandemainblanchejouaitavecladagueornéedepierresprécieusessuspendueàsaceinture.

–ParlasplendeurdeDieu!dit-ild’unevoixforteetclaire.Jenedoutepointquevousnevousréjouissiezavecmoi,carmesontvenuesauxoreillesdesnouvellestellesqu’ellesnepourrontqu’apporterlajoieàchacundevous.VoussavezquenosvaisseauxontsubidegrandespertesdelapartdesEspagnols,quidurantdenombreusesannéesontmassacrésanspitiétousceuxdemesgensquitombaiententreleursmainscruelles.DernièrementilsontenvoyéleursnaviresdanslesFlandresettrentegrandespramesetgalèressetrouventactuellement à Sluys, bourrées d’archers et d’hommes d’armes prêts à la bataille. J’aiapprisaujourd’huide source sûreque, aprèsavoirchargé tousceshommes, lesbateauxprendront la voile dimanche prochain et se dirigeront vers le pas de Calais. Troplongtemps, nous avons souffert de ces gens qui nous ont fait subir mille torts et sontdevenusplusarrogantsàmesurequenousnousfaisionspluspatients.J’aidoncsongéquenouspourrionsretournerenhâtedèsdemainàWinchelsea,oùnousavonsvingtbateaux,etnousprépareràmettreàlavoilepourlessurprendrelorsqu’ilspasseront.QueDieuetsaintGeorgesdéfendentledroit!

Unsecondhurlement,pluspuissantetplusperçantque lepremier,s’élevacommeuncoupdetonnerreaprèsqueleroieutprononcécesparoles.C’étaitl’aboiementd’unefièremeuteàsonchasseur.

Édouardritdenouveauenpromenantunregardcirculairesurtouscesyeuxétincelants,cesbrasagités,cesvisagesquelajoiedesesligesrendaitécarlates.

–Qui a déjà combattu ces Espagnols ? demanda-t-il. Est-il quelqu’un ici qui puissenousdirequellesorted’hommesilssont?

Unedouzainedemainsselevèrent,maisleroisetournaverslecomtedeSuffolkàcôtédelui.

–Vouslesavezcombattus,Thomas?

–Oui,sire.J’aiprispart ilyahuitansaugrandcombatnavalde l’îledeGuernesey,quandLordLouisd’EspagnetintlamercontrelecomtedePembroke.

–Etcommentlesavez-vousjugés,Thomas?

–D’excellentssoldats,sire,etpersonnenepourrait trouvermieux.Surchaquebateauilsontunecentained’arbalétriersdeGênes, lesmeilleursaumonde; leurshallebardiersaussi sont très hardis. Du haut des mâts, ils déverseront une grande quantité de fer etnombredenosgensytrouverontlamort.Sinouspouvonsleurbarrerlechemindansle

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pasdeCalais,ilyaurabeaucoupd’honneuràgagnerpournous.

– Vos paroles nous font grand plaisir, Thomas, et je ne doute point qu’elles ne serévèlentdignesdecequenouspréparons.Jevousdonnedoncunnavirepourquevousenpreniez le commandement.Vousaussi,moncher fils, vous enaurezunafind’ygagnerplusd’honneurencore.Lebateaucommandantseralemien.Maisvousenaureztousun:vous,WalterManny, et vous, Stafford, et vous, Arundel, et vous, Audley, et vous, sirThomas Holland, et vous, Brocas, et vous, Berkeley, et vous, Reginald. Le reste seradistribuéàWinchelsea,versoùnousferonsvoiledèsdemain…Alors,John,pourquoimetirez-vousainsiparlamanche?

Chandosétaitpenché,levisageanxieux.

–Trèshonoréseigneur,jenevousaipointservipendantsilongtempsetsifidèlementpourquevousm’oubliiezmaintenant.N’ya-t-ildoncpointdebateaupourmoi?

Leroisouritmaissecoualatête.

–Voyons,John,nevousai-jepointdonnédeuxcentsarchersetcenthommesd’armesàemmeneravecvousenBretagne?JecroisquevosbateauxmouillerontàSaint-Malobienavantque lesEspagnolsarriventàWinchelsea.Quevoulez-vousdeplus,vieuxsoldat?Menerdeuxguerresàlafois?

–Jevoudraismetrouveràvotrecôté,monseigneur,lorsquelabannièreaulionflotteradenouveauauvent.C’est toujours làque jemesuis trouvé.Pourquoime repousseriez-vous maintenant ? Je ne demande que peu de chose, cher seigneur, une galère, unepalandrieouneserait-cemêmequ’unepinasse,maisaumoinsquejesoislà.

–Bien,John,vousviendrez.Jen’aipointlecœurdevousdirenon.Jevoustrouveraiuneplacesurmonproprebateau,afinquevoussoyezvraimentàmoncôté.

Chandoss’inclinaetbaisalamainduroi.

–Etmonécuyer?demanda-t-il.

Lessourcilsduroiaussitôtsefroncèrent.

–Ahnon !Qu’il aille enBretagneavec les autres ! Jem’étonne, John,quevousmerappeliez ce jeune homme dont l’impertinencem’est encore trop fraîche à lamémoire.Maisilfautquequelqu’unailleenBretagneàvotreplace,carlachoseesturgenteetnosgenslà-basontbiendesdifficultésàsemaintenir.

Ses yeux parcoururent l’assemblée et s’arrêtèrent sur les traits graves de Sir RobertKnolles.

–SirRobert,dit-il,bienquevoussoyezjeuneparlenombredesannées,vousêtesdéjàunvieilhabituédesguerreset ilm’est revenuauxoreillesquevousétiezaussiprudentlors des conseils que hardi dans les combats. C’est donc vous que je charge de cetteexpéditionenBretagneenlieuetplacedeSirJohnChandosquim’accompagneraetvousirarejoindrelà-basdèsquenousenauronsterminésurleseaux.TroisvaisseauxmouillentdansleportdeCalaisetvousdisposezdetroiscentshommes.SirJohnvousdiracequenouspensonsdel’affaire.Etmaintenant,mesamisetbonscamarades,retournezauplusvitedansvosappartementsetpréparez-vouscar,aussivraiqueDieuestmondroit,jeferai

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voileversWinchelseadèsdemain.

AprèsunlégersigneàChandos,àMannyetàquelques-unsdesespréférés,leroilesconduisitdansunepetitepièceintérieureoùilséchafaudèrentdesplanspourl’avenir.Puislagrandeassembléesedispersa,leschevaliersensilenceetavecdignité,lesécuyersdansl’allégresseet lebruit,mais tousavec la joieaucœurensongeantauxgrandes journéesquilesattendaient.

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17ChapitreLESESPAGNOLSSURMER

Le journ’était pas encore levéquedéjàNigel se trouvaitdans la chambredeChandos,préparant le départ de son maître, tout en écoutant ses derniers conseils. Et ce mêmematin, avant que le soleil eût parcouru lamoitié de sa course, la grande nef du roi, lePhilippa,renfermantlaplusgrandepartiedeceuxquiavaientassistéaufestindelaveille,hissait son immense voile ornée des léopards d’Angleterre et des lys de France puistournait sa proue d’airain vers la mère patrie. Elle fut suivie de cinq prames bourréesd’écuyers,d’archersetd’hommesd’armes.

Nigelet sescompagnonsétaientalignéssur les rempartsduchâteauetagitaient leursbonnets vers l’immense et puissant vaisseau qui gagnait lentement le large, dans leroulementdestamboursetleséclatsdetrompes,avecplusdecentbannièresdechevaliersflottantau-dessusdesonpont, surmontéespar lagrandecroix rouged’Angleterre.Puis,lorsquelesbateauxeurentdisparu,ilsseretournèrent,lecœurlourdd’avoirétédélaissés,etallèrentseprépareràprendreledépartpourleurpropreaventure.

Illeurfallutquatrejoursd’untravailarduavantquelespréparatifsfussentterminés,carnombreux étaient les besoins d’un petit ost faisant voile vers un pays étranger. Troisbateaux leur avaient été laissés : leThomas de Romney, leGrâce-Dieu deHythe et leBasilisk de Southampton, dans chacun desquels cent hommes prirent place en plus destrente matelots qui constituaient l’équipage. Il y avait aussi quarante chevaux, parmilesquelsPommers,rendumaussadeparunlongdésœuvrementetregrettantlescoteauxduSurreyoùsesmembrespuissantspouvaientselivreràl’exercicequileurconvenait.Puisily eut le ravitaillement et l’eau, les arcs, les faisceaux de flèches, les fers à cheval, lesclous,marteaux, couteaux, haches et cordes, les tonneaux de fourrage et de verdure etbeaucoup d’autres choses. Toujours à côté des bateaux, se tenait le jeune chevalier SirRobert, notant, vérifiant, observant et contrôlant, ne parlant que très peu car c’était unhommetaciturnequines’exprimaitqu’aveclesmainsoulesyeuxou,lorsqu’illefallait,avecsacravache.

LesmatelotsduBasilisk,appartenantàunportlibre,avaientunevieilleinimitiécontreleshommesdesCinqPorts,injustementfavorisésparleroiauxyeuxdesautresmariniersd’Angleterre.Unbateaudescomtésoccidentauxnepouvaitquerarementenrencontrerunautre venant d’un port de lamer duNord sans que le sang coulât. Il s’éleva donc desquerellessurlesquaislorsqueceuxduThomasetduGrâce-Dieu,àgrandrenfortdecrisetdecoups–saintLéonardauxlèvresetlarageaucœur–,sejetaientsurceuxduBasilisk.Alors, au milieu du tournoiement des gourdins et des éclairs lancés par les lames descouteaux, surgissait soudain la silhouette souple du jeune chef, donnant sans pitié descoupsdefouetàgaucheetàdroite,commeundompteuraumilieudesesfauves,jusqu’àce qu’il les eût chassés vers leur travail.Aumatin du quatrième jour, tout était prêt et,lorsquelesamarresfurentlarguées,lestroispetitsbateauxfurenttouésàtraversleportparleurs propres pinasses jusqu’à ce qu’ils fussent ensevelis dans les profondeurs du

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brouillardsurledétroit.

Quoiquedemodesteeffectif,cen’étaitpasunepetiteforcequ’ÉdouardavaitenvoyéepoursoulagerlesgarnisonsoppresséesdeBretagne.Raresétaientleshommesparmieuxquinefussentpointdevieuxsoldats,etilsétaientconduitspardesgensd’expérience,tantdanslesconseilsqu’aucombat.KnollesavaitfaitflottersonétendardaucordeaudesablesurlemâtduBasilisk.Avecluisetrouvaientsonpropreécuyer,JohnHawthorn,etNigel.Surcescenthommes,quaranteétaientdeshabitantsdesvalléesduYorkshireetquarante,deshommesduLincolnshire,tousarcherséprouvés,conduitsparWatdeCarlisle,vétérangrisonnant.

DéjàAylward,parsonadresseetsaforce,avaitobtenuuncommandementensecondetpartageait avecLongNedWiddington, son imposant concitoyen duNord, la réputationd’êtreunautreWatdeCarlisleentoutcequifaisaitunbonarcher.Leshommesd’armesaussi étaient des habitués des guerres ; les commandait Black Simon, deNorwich, quiavaitfaitlatraverséedeWinchelseaavecNigel.LecœurremplidehainepourlesFrançaisquiavaient tué tousceuxqui luiétaientchers, il se lançait commeunchiend’arrêt, surterreetsurmer,partoutoùilespéraitassouvirsavengeance.Quantàceuxquivoguaientsur les autres bâtiments, ils étaient à l’avenant : des hommes du Cheshire, près de lafrontière galloise, sur leThomas, et des hommes du Cumberland, habitués des guerresd’Écosse,surleGrâce-Dieu.

Sir James Astley avait suspendu sur le Thomas son bouclier à la quintefeuilled’hermine.LordThomasPercy,cadetd’Alnwick,célèbredéjàpar lehautespritdecettemaisonqui,pendantdessiècles,avaitétélaclédesûretésurlaportedel’Angleterre,avaitfixé son lion rampant d’azur sur le Grâce-Dieu. Telle était la noble compagnie àdestinationdeSaint-Malo,haléedansleportdeCalaisavantd’êtreplongéedansl’odeurépaissedubrouillardsurlepasdeCalais.

Unebriselégèresoufflaitdel’estetlesbateauxbienarrondisroulaientdoucementdanslaManche. Parmoments, le brouillard se levait, leur permettant de se voir l’un l’autrevoguersurlamerd’huile,maisilretombaitaussitôt,s’accrochantaugrandmât,ouatantlepontjusqu’àcequelamerelle-mêmeneleurfûtplusvisibleetqu’ilseussentl’impressiond’êtreàladérivesurunocéandevapeur.Unefroidepluiefinetombait;lesarchersétaientgroupéssousl’abriensurplombdelapoupeoudanslechâteauavantoùcertainspassaientdesheuresàjouerauxdés,d’autresàdormir,etbeaucoupàaffûterleursflèchesetàpolirleursarmes.

Àl’autrebout,assissuruntonneaucommesuruntrône,desplateauxetdesboîtesdeplumes autour de lui, se tenait Bartholomew, l’armoïer ou fabricant d’armes etspécialementd’arcsetdeflèches,hommegrasetchauvedontlatâcheconsistaitàveilleràcequelesarmesdechacunfussentaussibonnesquepossibleetquiavaitleprivilègedeleurvendre le supplémentdont ilspouvaientavoirbesoin.Ungrouped’archers,portantleurs arcs et leurs carquois, faisaient la queue devant lui avec leurs doléances et leursrequêtes,souslesyeuxd’unedemi-douzainedegradésrassemblésderrièrequiécoutaientsescommentairesengrimaçant.

–Tunepeuxpaslebander?demanda-t-ilàunjeunearcher.Ehbien,c’estquelacordeesttropcourteouleboistroplong.Àmoinsquecenesoientpeut-êtretesbrasdebébéqui

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sontpluspropresàtirerteshouseauxqu’àbanderunarc.Allons,paresseux,tonarc!

De lamaindroite, il saisit leboispar lecentre,enappuyaunbout sous lepieddroitpuis, tirant de lamain gauche sur l’autre, il abaissa l’encoche et y passa facilement lenœuddelacorde.

–Etmaintenant,jetepriedeledébander,fit-ilenrendantl’armeaugarçon.

Cedernierobéitenfaisantuntrèsgroseffortmaisilfuttroplentàretirerlesdoigtsetlacorde, se détendant brusquement vers le bas après avoir été dégagée de l’encochesupérieure, les lui pinça violemment contre le bois. Un éclat de rire roula comme unegrossevagueetbalayalepontpoursaluerl’infortunéquisautillaitensefrottantlamain.

–Voilàquiestbienfait,imbécile!grondalevieilarmoïer.Unaussibonarcnesertàriendansdepareillesmains.Holà,Samkin!Jecroisquejen’airienàt’apprendredetonmétier.Voiciunarcpréparécommeilsied.Maisilvaudraitmieuxqu’unebandeblanchemarque le point de visée aumilieu de cette poignée de soie rouge.Laisse-le-moi, je leferai plus tard. Et toi, Wat ? Te faut-il une nouvelle tête sur ton corps monumental ?Seigneur ! qu’un homme soit obligé de faire quatre métiers : être cordier et fabricantd’arcs,deflècheset…detêtes!LetravaildequatrehommespourlevieuxBartholomewetlapayed’unseul!

–Ahnon,neparlepasdeça!fitunpetitarcheràlapeauparcheminéeetauxyeuxenboules.Ilvautmieux,denosjours,fabriquerdesarcsquelesbander.Toiquin’asjamaisvuunFrançaisenface,tugagnestesneufpenceparjouralorsquemoiquiaicombattusurcinqchampsdebataille,jen’engagnequequatre.

–J’aidansl’idéequetuasvudefaceplusdepotsd’hydromelquedeFrançais,JohnTuxford!fitlevieux.Jem’échinedepuisl’aubejusqu’àlanuitettoi,pendantcetemps,tut’empiffresdepotsd’ale.Etalors,jeunot?Troptendu?Metstonarcsurlabarre…Non,iltireàsixlivres,cequin’estpasungrammedetroppourunhommedetataille.Pèseunpeuplussur toncorps, l’ami,et tuverras,cela ira toutseul.Si tonarcn’étaitpasraide,commentvoudrais-tufairemouche?…Desplumes?J’enaitoutpleinetdesmeilleures.Voicidesplumesdepaonàungroatlapièce.Jesuisbiensûrqu’unbonarchercommetoi,TomBeverley,quiportesdesbouclesd’oreillesenor,n’envoudraitpasd’autresquedepaon!

–Quem’importentlesplumes,pourvuquelesflèchesvolentdroit!réponditl’autre,ungrandYorkshireman,encomptantlespiècesdanslamaincalleuse.

–Lesplumesd’oienesontqu’àunfarthing!Cellesdegauchesontàundemi-pennycarellesproviennentd’oiessauvages,etlessecondesplumesd’unoiseaudesmaraisontplusdevaleurquelesrémigesd’unoiseaudomestique.Là,dansceplateaudecuivre,setrouventdesplumes tombées,qui sontmeilleuresquedesplumesarrachées.Achètes-envingtdecelles-ci,mongarçon,taille-lesendosd’âneouendosdecochon,etpersonnenebalanceraunmeilleurcarquoisqueletien.

Ilsefitquel’opiniondumarchandsurcepointetsurbiend’autresdifféraitdecelledeLongNedWiddington,Yorkshiremanbourruàlabarbeblonde,quiavaitécoutétouscesconseilsenricanant.Ilinterrompitbrusquementlebonimentdel’artisan.

– Tu ferais beaucoup mieux de vendre tes arcs plutôt que de vouloir apprendre à

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d’autres la façondes’enservir, car iln’yapasplusdebonsensà l’intérieurde ta têtequ’iln’yadecheveuxàl’extérieur,monvieuxBartholomew.Situavaistiréàl’arcautantdemois que je compte d’années de pratique, tu saurais qu’une plume taillée droit volemieux qu’une autre coupée de façon arrondie. Il est regrettable que ces jeunes archersn’aientpersonned’autrepourlesinstruire.

Cetteattaqueportéecontresesconnaissancesprofessionnellestouchalevieuxfabricantauplusprofonddelui-même.Sonvisagegrasétaitcongestionnéetsesyeuxlançaientdeséclairs,lorsqu’ilsetournaversl’archer.

–Saletonneauàmensonges!hurla-t-il.Quetouslessaintsmeviennentenaide,etjet’apprendrai,moi,àoserouvrirtabouchedevipère!Allons,prendstonépéeetmets-toisurlepont,quenouspuissionsvoirquidenousdeuxestunhomme!QuejamaisplusmesmainsnetouchentuneflèchesijenetemetslamarquedeBartholomewsurlafigure!

Unevingtainedevoixsemirentaussitôtdelapartie,lesunessoutenantlefabricant,lesautres prenant le parti de l’hommeduNord.Un rouquin saisit une épéequ’un coupdepoing de son voisin lui fit aussitôt lâcher. Instantanément, au milieu d’un grondementsemblableàceluid’unessaimdefrelonsirrités,touslesarcherssetrouvèrentsurlepont.Maisavantmêmequ’unseulcoupfûtporté,Knollessurgissaitaumilieud’eux,levisageimpassibleetlesyeuxlançantdeséclairs:

–Séparez-vous,c’estunordre!Jevousprometsassezdecombatspourvousrefroidirlessangsavantquevousnerevoyiezl’Angleterre.Loring,Hawthorn,abattez lepremierquilèvelamain…Alors,tuasquelquechoseàdire,maraudàlatêtederenard?

Ilavançalevisagejusqu’àdeuxpoucesdeceluidurouquinqui,lepremier,avaitsaisiuneépée.L’hommerecula,effrayéparlesyeuxdominateursdesoncommandant.

– Maintenant, cessez ce tapage, bande de marauds, et tendez vos longues oreilles !Trompette,sonnezunefoisencore.

Un appel de trompe avait été lancé tous les quarts d’heure de façon à maintenir lecontactaveclesdeuxautresbâtiments,invisiblesdanslebrouillard.Lanotehauteetclairesonna une fois encore, mais aucune réponse ne fut renvoyée par le mur épais qui lesentourait. L’appel fut répété à plusieurs reprises et, chaque fois, le cœur battant, ilsattendirentuneréponse.

–Où est le commandant de ce bateau ? demandaKnolles.Quel est votre nom,mongaillard?Alors,vousosezvousprétendremaîtremarinier?

–MonnomestNatDennis,messire, répondit le vieuxmarin à la barbe grisonnante.Trenteannéesontpassédéjàdepuisque j’aimontrémoncartelpour lapremière foisetquej’aifaitsonnerdelatrompedansleportdeSouthamptonpourrecruterunéquipage.S’ilestunhommequisepuissediremaîtremarinier,c’estbienmoi!

–Etoùsontlesdeuxautresbateaux?

–Quipourraitledireaveccebrouillard,messire?

–Ilétaitdevotredevoirdegarderlecontact.

–Jen’aiquelesyeuxqueDieum’adonnés,messire,etilsnepeuventvoirautravers

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d’unnuage.

–S’ileûtfaitbeau,moiquisuisunsoldat,jelesauraisgardésensemble.Maiscommele tempsétaitmauvais,nousnoussommes fiésàvousquiêtesunmarinier,etvousn’yavezpointréussi.Vousavezperdudeuxdemesbateauxavantmêmequel’aventuresoitcommencée.

–Mais,messire,jevouspriedeconsidérer…

–Assezdemots ! fitKnollessèchement. Ilsneme ramènerontpointmesdeuxcentshommes.Àmoins que je ne les retrouve avant d’arriver àSaint-Malo, je vous jure parsaintWilfriddeRiponquececi seraunmauvais jourpourvous.Assez !Allezet faitesvotrepossible.

Durant cinq heures, avec une brise légère dans le dos, ils croisèrent dans l’épaisbrouillard,sousunepluiefroidequitrempaitleurbarbeetleurdégoulinaitsurlevisage.Parfois, ilsapercevaientunpeud’eau jusqu’àunearchieouportéede flèche,depart etd’autre du bateau, mais aussitôt le nuage se refermait sur eux. Depuis longtemps, ilsavaientcessédesonnerdelatrompepourretrouverleurscompagnons,maisilsgardaientl’espoirdelesrevoir lorsquele tempss’éclaircirait.D’après lesestimationsdumarinier,ilsdevaientsetrouveràmi-cheminentrelesdeuxcôtes.

Nigelétaitaccoudéaubastingage, lespenséesperduesdans lesvallonsdeCosfordetsurlespentescouvertesdebruyère,lorsquequelquechoseluifrappal’oreille.C’étaitunbruitmétallique,s’élevantau-dessusdumurmuredelamer,dugrincementdubout-dehorsetduclaquementdelavoile.Ilécouta,etdenouveaulemêmesonluiparvint.

–Oyez,messire,dit-ilàSirRobert.N’ya-t-ilpointunbruitdanslebrouillard?

Tousdeuxtendirentl’oreille.Lesonrésonnaclairementunefoisdeplus,maisdansuneautre direction. La première fois, c’était à la proue, et maintenant cela provenait dugaillardarrière.Puislesonserépétaencoreetencore.Ils’étaitdéplacé.Désormais,c’étaitàl’avantdel’autrecôtépuisàl’arrièredenouveau;ilvenaitdeplusprèspuis,faiblement,detrèsloin.Àcemoment,tousleshommesàbord,matelots,archersethommesd’armesétaientrassembléssurlepourtourdubateau.Toutautourd’eux,ilyavaitdesbruitsdansl’obscurité et lamuraille de brouillard leur collait toujours au visage. Et les bruits quisonnaient si étrangement à leurs oreilles avaient toujours la même haute résonancemusicale.

Levieuxcapitainesecoualatêteetsesigna.

–Entrenteannéespasséesenmer,jen’airienentendudesemblable,dit-il.Lediableesttoujours perdu dans le brouillard. C’est bien pour cela qu’on l’appelle le prince desténèbres.

Une vague de panique passa sur le vaisseau et les rudes hommes qui ne craignaientaucun ennemimortel semirent à trembler de frayeur devant les ombres créées par leurimagination.Levisageblafardet lesyeuxhagards, ils regardèrent lenuagecommesi àtoutmomentquelqueformeétrangeetterrifiantedûtensurgiretfondresureux.Commeilsépiaient,ilyeutuncoupdevent.Pendantuninstant,lebancdebrouillardsedissipaetunepartiedelamersedévoila.

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Elleétaitcouvertedebateaux.Ilyenavaitdetouslescôtés.

C’étaientd’immensescaraquesà lahauteproue,auxbastingagessculptéset incrustésd’or.Chacuneavaitunegrandevoileetsuivait lamêmeroutequeleBasilisk.Lespontsétaientcouvertsd’hommesetc’étaitdeshautespoupesqueprovenaientlesrésonancesquiremplissaient l’air. Pendant un moment, les navires furent visibles, flotte immenseprogressantlentementetauréoléed’unevapeurgrise.Puislesnuagesserefermèrentetlaflottes’évanouitdenouveau.Ilyeutunlongsilence,aprèsquoiéclataunconcertdevoixsurexcitées.

–LesEspagnols!crièrentunedouzained’archersetdemarins.

– J’aurais dûm’endouter, fit le commandant. Jeme souviens de la côte deBiscaye,quandilsfaisaientrésonnerleurscymbalesàlafaçondesMaurespaïenscontrequiilssebattaient. Mais que voulez-vous que je fasse, messire ? Si le brouillard se lève, noussommesperdus.

–Ilyavaittrentebateauxpourlemoins,fitKnollesenfronçantlesourcil.Etsinouslesavonsvus,jegagequ’euxaussinousaurontdécouverts.Ilsvontnousaborder.

–Non,messire,jecroisquenotrebateauestpluslégeretplusrapidequelesleurs.Silebrouillardtientuneheureencore,nousenseronsdébarrassés.

–Àvosarmes!hurlaKnolles.Àvosarmes!Ilssontsurnous!

En effet, le Basilisk avait été repéré par le bateau amiral espagnol avant que lebrouillard se fût refermé. Avec un vent aussi léger et dans un tel brouillard, il n’avaitaucun espoir de le retrouver à la voile. Et par malchance, à moins d’une archie de lagrandecaraqueespagnolesetrouvaitunegalèrebasse,fineetrapide,muniederamesquiluipermettaientdeluttercontreventsetmarées.ElleaussiavaitvuleBasilisk,etcefutàcettegalèrequelecommandantespagnoldonnasesordres.Pendantquelquesminutes,ellefouilla dans le brouillardpuis, soudain, elle bondit commeunebêtepuissante et souplefonçant sur sa proie. C’était la vue de cette longue ombre filant derrière eux qui avaitprovoqué le cri d’alarme du chevalier anglais. Tout aussitôt les rames de tribord furentramenées sur la galère, les flancs des deux bateaux grincèrent et une nuée d’Espagnolsbasanésau teintbistre s’agrippèrentaux flancsduBasiliskpuis sautèrent sur lepontenpoussantdescrisdetriomphe.

Pendantuninstant,onputcroirequelevaisseauallaitêtrecapturésanscoupférir,carleshommesdubateauanglaiss’étaientmisàcourirentoussenspourprendreleursarmes.On pouvait voir dans l’ombre du gaillard d’avant et à la poupe des dizaines d’archersanglais bandant leur arc pour y fixer la corde. D’autres bondissaient sauvagement au-dessusdecaissesetdefûtsà la recherchede leurcarquois.Quantàceuxqui trouvaientleurs flèches, ils en prenaient quelques-unes qu’ils prêtaient à leurs compagnons. Prisd’unefollehâte,leshommesd’armesaussitâtaientdanslescoins,saisissantdescasquesd’acierquin’étaientpaslesleurs,lesrejetantsurlepontetempoignantn’importequelleépéeoulancequileurtombaitsouslamain.

LecentredubateauétaitoccupéparlesEspagnolsqui,aprèsavoirexterminétousceuxqui se trouvaient devant eux, tentèrent de pousser vers les extrémités, lorsqu’ils serendirent compte que ce n’était pas un mouton mais bien un vieux loup féroce qu’ils

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avaientsaisiauxoreilles.

Silaleçonvinttroptard,ellen’enfutqueplusdure.Attaquésdesdeuxcôtésetbientôtécrasés par le nombre, les Espagnols, qui n’avaient jamais douté que cette petiteembarcationfûtunbateaumarchand,furentmisenpièces.Cenefutpasuncombat,maisune boucherie. En vain les survivants coururent en implorant tous leurs saints ou sejetèrent sur la galère. Elle avait été criblée de flèches de la poupe duBasilisk et, desmarinsdupontjusqu’auxgalériens,tousétaientmorts.Del’étraveaugouvernail,chaquepied du pont était hérissé de flèches. C’était un véritable tombeau flottant, couvert demortsetdemourants,quidérivaaugrédesvaguesquandleBasiliskl’abandonnadanslebrouillard.

LorsdeleurassautsurleBasilisk,lesEspagnolss’étaientemparésdesixmembresdel’équipageetdequatrearchersdésarmés. Ils leuravaient tranché lagorgeet lesavaientjetés par-dessus bord.Après l’attaque, lesEspagnols blessés etmorts, qui jonchaient lepont,furenttraitésdelamêmefaçon.L’und’euxcourutsecacher;ildutêtrepoursuivietachevé,hurlantcommeunrat.Unedemi-heureplustard,àl’exceptiondestachesdesangsur le pont et le bastingage, il ne restait pas trace de la violente rencontre dans lebrouillard.Lesarcherstoutheureuxdébandaientleursarcscar,malgrélapoix,l’humiditéde l’air enlevait de leur force aux cordes.Certains recherchaient les flèches qui étaienttombéessur lebateau,d’autrespansaientde légèreségratignures.Cependantuneombreanxieuse planait sur le visage de Sir Robert qui regardait fixement derrière lui dans lebrouillard.

–Allezparmilesarchers,Hawthorn,dit-ilàsonécuyer.Recommandez-leursurleurviedenepointfairedebruit.Etvousaussi,Loring,allezvoirlesgardes-poupeetfaites-leurlamême recommandation. Car c’en est fait de nous si l’un de ces grands bateaux nousrepère.

Pendantprèsd’uneheure,retenantleursouffle,ilsépièrentlaflottedanslebrouillard,entendanttoujoursleroulementdescymbalesautourd’euxcarc’étaitdecettefaçonquelesEspagnolsrestaientgroupés.Unefois,cettemusiquesauvageparutvenird’au-dessusmêmedeleurproue, lesavertissantqu’ilsavaientàchangerleurcap.Uneautrefois,unimmense vaisseau apparut pendant un moment à leur côté, mais ils dévièrent de deuxdegrés et l’autre aussitôt s’évanouit.Bientôt, les cymbalesne furentplusqu’un lointaintintementquisemourutenfin.

– Il était temps, fit le vieux commandant en désignant une lueur jaunâtre au-dessusd’eux.Voyezlà-bas!C’estlesoleilquiperce.Ilseralàbientôt.Nel’avais-jepointdit?

Unfaiblesoleil,pasplusgrandetbienmoinsbrillantquelalune,s’étaitenfinmontrédans un écrin de nuages. Peu à peu, il grandit en taille et en force, puis un halo jaunes’élargit tout autour, un rayon perçant, bientôt suivi d’une abondante lumière dorée.Quelquesminutesplustard,ilsvoguaientsurunemerd’unbleuclairsousuncield’azursansnuages,etdevantundécortelquetousleporteraientàjamaisdansleurmémoiretantqu’illeurenresteraituneonce.

Ilssetrouvaientaumilieududétroit.LesblanchesetvertescôtesdePicardieetduKents’étendaientdepart etd’autre.Devant eux, lamerallait en s’élargissant,virantdubleufoncé à la proue du bateau au pourpre sous la ligne de l’horizon.Derrière eux traînait

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encorel’épaisbancdenuagesdontilsvenaientdesortir,quiformaitcommeunmurgrisentrel’estetl’ouestetd’oùémergeaientleshauteslignesdesnaviresconstituantlaflotteespagnole.Quatre d’entre eux avaient déjà paru, leurs grands corps rouges, leurs flancsdorésetleursvoilescoloréesbrillantdanslesoleildusoir.Àtoutmoment,unenouvelletache dorée surgissait du brouillard, scintillant un instant comme une étoile, avant dedevenirlebecd’airaindugrandvaisseaurougequileportait.Toutlebancdenuagesavaitrompu la ligne des nobles bateaux.LeBasilisk se trouvait à unmille devant eux.Cinqmillesplusloin,endirectiondelacôtedeFrance,deuxautrespetitsbateauxdescendaientle long du détroit. Les deux compagnons disparus, leThomas et leGrâce-Dieu, furentsaluésparuncridejoiedeRobertKnollesetuneprofondeprièredegratitudeadresséeàtouslessaintsparlevieuxcommandant.

Mais,siagréablequeleurfûtl’apparitiondeleursamisperdus,etsimerveilleusequefût la vue des bateaux espagnols, ce ne fut point eux que les hommes du Basiliskregardèrentsurtout.Unevisionplusgigantesqueencores’offraitàleursyeux,unevisionquilesattiraàlaproue,lesyeuxagrandisetlesdoigtspointés.LaflotteanglaisearrivaitdeWinchelsea. Déjà, avant même que le brouillard fût levé, une galéasse rapide avaitapportélanouvellequelaflotteespagnoleétaitenmeretlesvaisseauxdurois’étaientmisenroute.Avecleurmultitudedevoiles,ornésauxarmesetauxcouleursdesvillesquilesavaientfournis,ilssedétachaientnettementsurlacôteduKent,entreDungenessPointetRye. Vingt-neuf vaisseaux se trouvaient rassemblés là, venant de Southampton, deShoreham,deWinchelsea,deHasting,deRye,deHythe,deRomney,deFolkestone,deDeal,deDouvresetdeSandwich.Ilsfonçaient,grand-voiledehors,defaçonàcapter levent, tandis que les Espagnols, aussi vaillants adversaires qu’ils l’avaient toujours été,viraient debordpour les affronter.Bannières auvent et voiles peintes, les deux flottes,danslasonnerieclaironnantedestrompesetlescoupsdecymbales,serapprochaientl’unedel’autre.

Duranttoutlejour,leroiÉdouardétaitrestécouchédanssongrandbateau,lePhilippa,à unmille au large deCamber Sands, attendant la venue des Espagnols.Au-dessus del’immensevoilequiportaitlesarmesréales,flottaitlacroixrouged’Angleterre.Toutaulong de la rambarde, on pouvait voir les boucliers de quarante chevaliers, fleur de lachevalerie anglaise, et autant de bannières flottaient au-dessus du pont. Les extrémitéssurélevées du bateau scintillaient sous les écussons des hommes d’armes, les archerss’étantmassésurl’embelle.Detempsàautre,unroulementdetambourinouunesonneriede trompette s’élevait du bateau royal, auquel répondaient ses grands voisins : leLionbattantpavillonduPrinceNoir,leChristopheraveclecomtedeSuffolk,leSalleduRoideRobertdeNamur,leGrâce-MariedeSirThomasHolland.PlusloinétaientmouillésleCygneBlanc,auxarmesdeMowbray,lePèlerindeDealaveclaTêteNoired’Audley,etl’HommedeKentavecLordBeauchamp.Lesautresétaientàl’ancre,maisprêtsàpartir,danslabaiedeWinchelsea.

Leroiétaitassissuruntonneletà l’avantdubateau,aveclepetitJohndeRichmond,quin’étaitguèreplusqu’unpetitgarçon,assissursesgenoux.Édouardportaitlatuniquedeveloursnoirqu’ilpréféraitetunpetitchapeaubrunsurlecôtéduquelétaitplantéeuneplumeblanche.Unrichemanteletdefourrurebordédemenu-vairluicouvraitlesépaules.Derrière lui étaient groupés une vingtaine de chevaliers, tous revêtus de soieries et desatin, lesunsassissurdesbarquesretournées, lesautressur lebastingage,balançant les

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jambes.

DevantluisetenaitJohnChandos,vêtud’unsurcotbicolore,unpiedsuruneancre,quipinçait les cordes de son luth enmodulant un chant qu’il avait appris àMarienburg, ladernièrefoisqu’ilavaitaidéleschevaliersdel’ordreTeutoniqueàcombattrelesinfidèles.Leroi, leschevaliersetmêmelesarchersserrésdans l’embelleéclataientderiredevantlesrimesjoyeusesetreprenaientenchœurlerefrain,etleshommesdesbâtimentsvoisinstendaient l’oreillepourentendrecettemélodieprofondequis’enallaitenroulantsur lesflots.

Il fut soudain interrompu : la vigie postée dans la gabie poussait un cri rauquemaispuissant:

–Unevoile!…Deuxvoiles!

JohnBunce,lebatelierduroi,portantsamainaufrontpours’abriterlesyeux,regardalegrandbancdenuagesquibouchaitlenord;Chandos,lesdoigtsencoresurlescordesdesonluth,leroi,leschevaliers,tousscrutèrentdumêmecôté.Deuxpetitesformessombresétaientapparues,bientôtsuiviesd’unetroisième.

–CesontlesEspagnols?s’enquitleroi.

– Non, sire, répondit le marin. Les espagnols sont plus grands et peints en rouge.J’ignorecequepeuventêtreceux-ci.

–Quant àmoi, jem’endoute ! s’écriaChandos.Ce sont, sans aucundoute, les troisvaisseauxfaisantvoileavecmeshommespourlaBretagne.

–Vousavezdevinéjuste,Chandos,fitleroi.Maisvoyezdonc!AunomdelaVierge,qu’estceci?

Quatreétoilesprojetantunelumièreéclatantevenaientdesurgiràleurtourdubancdebrouillard.Unmoment plus tard, autant de grands bateaux se balançaient au soleil.Unlonghurlements’élevasurlebateauduroietserépercutasurtoutelalignejusqu’àcequetoute lacôte,deDungenessàWinchelsea,vibrâtsouscecrideguerre.Leroibondit, levisageilluminéparlajoie.

–Les jeux sont faits,mes amis ! dit-il.Habillez-vous, John !Et vous,Walter !Vite,vous tous ! Écuyers, mon armure ! Que chacun ne s’occupe que de soi-même : nousn’avonsguèredetemps.

Étrangevisionquecesquarantechevaliersarrachantleursvêtements,jonchantlepontde velours et de satin, pendant que chacun de leurs écuyers, aussi affairés que despalefreniersavantlacourse,poussaientettiraient,tendaient,fixaientetassujettissaientlesbassinets,lescuissots,lesplastronsetlesdossières,jusqu’àfairedecescourtisansdesoiedeshommesd’acier.Etlorsqu’ilsfurentprêts,ilnerestaplusqu’ungroupedefarouchesguerrierslàoùdefolâtresgentilshommesavaientrietchantéautourduluthdeSirJohn.En contrebas, dans le plus grand silence, les archers subissaient l’inspection de leursofficiersetoccupaientlesplacesquileuravaientétédésignées.Unedouzained’entreeuxtenaientundangereuxpostedanslesgabiesenhautdesmâts.

–Duvin,Nicholas!crialeroi.Messires,devantqued’abaisservotrevisière, jevouspriede lever leverreavecmoi. Jevousprometsquevousaurez les lèvressèchesavant

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qu’ellessoientdenouveaulibérées.Àquoiboirons-nous,John?

– Aux hommes d’Espagne ! répondit Chandos, dont le visage dur apparaissait dansl’ouvertureducasque.Puissent-ilsavoirlecœurfortetlecourageaucombat,cejour!

–Voilàquiestbienparler,John!s’écria le roi,dont lavoixs’élevasur lechœurdeschevaliers qui trinquaient et riaient.Etmaintenant,mesbons amis, que chacun regagnesonposte!Jemechargedeladéfensedugaillardd’avant.Vous,John,vousvousoccupezde l’arrière.Walter, James,William,Fitz-Alan,Goldesborought,Reginald,vous resterezavec moi. John, faites aussi votre choix, et les autres resteront avec les archers. Etmaintenant,allezdroitenleurmilieu,maîtretimonier.Avantquelesoleilsecouche,nousauronsramenéunedecesgalèresécarlatespourenfairedonànosgentesdames,ounousneverronsjamaisplusl’uned’entreelles.

L’artdenaviguercontreleventn’avaitpasencoreétéinventé,pasplusqu’iln’existaitencore de voile aurique, sauf les petites qui permettaient à un navire de virer.La flotteanglaise dut donc effectuer un grand crochet pour se porter à la rencontre de l’ennemi,maiscenefutpaslong,carlesEspagnols,quiarrivaientaveclevent,étaientaussiavidesqu’eux d’engager le combat. Les deux flottes se rapprochèrent dans une débauche depompeetdedignité.

Ilsefitqu’unefinecaraqueavaitdevancélesautresbateauxetfaisaitroute,rougeetordansunscintillementd’acier,àenvironundemi-milleau-devantdesAnglais.Édouardlaregarda,avecadmiration,carelleenvalaitlapeine,avecl’eaubleuebouillonnantdevantsaprouedorée.

–Quevoiciunbeauvaisseau,masterBunce!dit-ilaumarinàcôtédelui.Ilmeplairaitd’engagerlecombataveclui.Continuezdonctoutdroitafindelepouvoircouler.

–Sijecontinuetoutdroit,sire,undesdeuxcoulera,sicen’estpointlesdeux.

–Jenedoutepointquenousnejouionsnotrerôleavecl’aidedelaVierge.Toutdroit,maîtretimonier,ainsiquejel’aidit!

Lesdeuxbateauxsetrouvaientàunearchiededistanceetlescarreauxdesarbalétriersespagnolsfouettèrentl’anglais.Cestraitsdudiable,courtsetépais,sifflaientpartoutdansl’aircommedesabeilles,s’écrasantcontre lebastingage, tombantsur lepont, résonnantfortementsurlesarmuresdeschevaliersous’enfonçantavecunbruitsourdetmatdanslecorpsdeleursvictimes.

Sur les deux flancs du Philippa, les archers étaient restés immobiles, attendant lesordres.Soudain, leur chef poussaun cri perçant et toutes les cordes vibrèrent enmêmetemps.L’airétaitpleindeceson,coupéparlesifflementdesflèchesetlesaboiementsdeschefsdegroupes.

–Doucement!Tirezdoucement!Tousensemble!Àcentvingtpas!Centpas!Quatre-vingtspas!Tireztousensemble!

Lorsquelesdeuxgrandsbateauxs’abordèrent,l’espagnolviradequelquesdegrésafind’adoucir lechocquin’en futpasmoins terrifiant.Dans lehautmâtde lacaraque,unedouzained’hommesbalançaientunénormeblocdepierredansledesseindeleprécipitersurlepontanglais.Maisilspoussèrentunhurlementd’horreurensentantlemâtcraquer

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souseux,basculant,doucementd’abord,puisplusvite,enprojetantleshommesàl’eau,àl’instar de pierres que lance une fronde. Un tas de corps meurtris jonchait le pont àl’endroitoù lemât était tombé.Cependant l’anglais avait lui aussi subidesdégâts.Sonmâtavaittenuilestvrai,maislechoc,noncontentdejetertousleshommessurlepont,avait égalementprojetédans l’eauunevingtainedeceuxquigarnissaient sesbords.Unarcher fut enlevé de la pointe dumât et vint s’écraser aux piedsmêmes du roi, sur lechâteau avant. Nombreux étaient ceux qui s’étaient fracturé un bras ou une jambe entombant d’un des gaillards dans l’embelle. Mais le plus grave était que des couturesavaientétéouvertesparlechocetquelamurailleavaitunedouzainedevoiesd’eau.

Par bonheur, il n’y avait là que des hommes aguerris et disciplinés, des hommes quiavaientdéjàcombattucôteàcôtesurterrecommesurmer.Chacunsavaitoùétaitsaplaceetsondevoir.Ceuxquilepouvaientseremirentsurpiedetvinrentenaideàunevingtainedechevaliersquiroulaientsurlepontdanstouslessens,incapablesdesereleveràcausedu poids de leur armure. Les archers se regroupèrent. Les matelots coururent avec del’étoupeetdugoudronpourboucherlesdéchirures.Enmoinsdedixminutes,l’ordreavaitété rétabliet lePhilippa,quoiqueaffaibli, se trouvaitprêtà reprendre lecombat.Le roiregardaitsauvagementautourdeluicommeunsanglierblessé.

–Quemon bateau s’attaque à cela ! s’écria-t-il en désignant du doigt l’espagnol. Jeveuxm’enemparer.

Mais déjà la brise les avait portés plus loin et une douzaine de vaisseaux espagnolsfonçaientsureux.

–Nousnepouvonspluslerattraper,àmoinsdedécouvrirnotreflancauxautres,fitlemaîtrenautonier.

–Laissez-lealler!crièrentleschevaliers.Voustrouverezmieuxquecela.

–ParsaintGeorges,vousditesvrai !Carcebateauseranôtre lorsquenousaurons letempsdeleprendre.Etceuxquiviennentversnousontaussil’airdevaisseauxdegrandevaleur.Jevousprie,maîtrenautonier,devousattaquerauplusproched’entreeux.

Unegrandecaraquesetrouvaitàunearchiedelà.Buncelevalatêteetregardasonmâtquidéjàpenchaitdangereusement.Aumoindrechoc, ilbasculeraitet lebateauneseraitplus qu’unmisérable sabot sur lamer. Il fit doncvirer la barre et aborda l’espagnol deflanc,enjetantaussitôtlesgrappinsetleschaînesdefer.

LesEspagnols,nonmoinsardents,agrippèrentlePhilippaàl’avantetàl’arrièreetlesdeuxbateauxainsienchaînéssemirentàsebalancerdoucementsurlesflotsbleus.Surlesbastingages pendaient des grappes d’hommes enlacés dans un combat désespéré, tantôtbasculant sur le pont de l’espagnol, tantôt reculant sur le pont du bateau royal, armésd’épéesscintillantcommedes flammesd’argent,cependantquede longscrisde rageetd’agonieflottaientsouslecalmecielbleu,telsleshurlementsdesloups.

Mais chacun des bateaux anglais s’était approché et, ayant jeté les grappins surl’espagnol le plus proche, tentait de saisir ses hauts bastingages rouges. Vingt bateauxétaientengagésdansdefurieuxcombatssingulierstoutcommelePhilippa,jusqu’àcequela mer tout entière en fût couverte. La caraque démâtée que le bateau royal avaitabandonnéederrièreluiavaitétéemmenéeparleChristopherducomtedeSuffolketl’eau

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étaitparseméedestêtesdeceuxqu’elleavaitportésdanssesflancs.Unanglaisavaitcoulésousunimmenseblocderocherlancéparunemachinedeguerre,etseshommesaussisedébattaientdansl’eaudansl’indifférencegénérale.Unautreanglaisfutcoincéentredeuxespagnolsetenvahidesdeuxcôtés,sibienqu’aucundesesoccupantsn’ensortitvivant.Enrevanche,MowbrayetAudleys’étaienttousdeuxemparésdelacaraqueàlaquelleilss’étaientattaqués,etlabatailleengénéral,aprèsquelavictoireeutparuchangerplusieursfoisdecamp,tournaenfaveurdesAnglais.

LePrinceNoir,avecleLion,leGrâce-Marieetquatreautresvaisseaux,avaitexécutéunemanœuvrepourprendrelesEspagnolsdeflanc.Maisleurtentativeavaitétééventée,etlesEspagnolslesattendirentavecdixbateauxdontunedeleursplusgrandescaraques,leSantiagodeCompostela. C’était sur ce dernier que le prince avait jeté ses grappins,tentantdemonteràl’abordage.Maisilavaitlesflancssihautsetilétaitsibiendéfenduque les assaillants, incapables de franchir le bastingage, furent, après chaque tentative,rejetéssur lepontau-dessousd’eux.Leflancde lacaraqueétaitgarnid’arbalétriersquicanardaientd’enhautleshommesentasséssurleLion,àtelleenseignequelescadavress’yamoncelaient.Maisleplusdangereuxdetousétaitungéantàbarbenoire,tapiauhautd’unmât,desortequepersonnenepouvaitlevoir.Ilsedressaitdetempsàautreet,unegrossemassuedeferentrelesmains,illalançaitavecunetelleforcequeriennepouvaitl’arrêter.Àplusieursreprises,ceslourdsmissilescrevèrentlepontpours’écraseraufondmêmedunavire,brisanttoutcequisetrouvaitsurleurchemin.

Leprince,revêtudel’armurenoirequiluiavaitvalusonnom,dirigeaitl’attaquedelapoupe,lorsquelenautoniercourutverslui,levisagepâledefrayeur.

– Seigneur, cria-t-il, le bateau ne peut tenir contre de pareils coups. Quelques-unsencore,etnouscoulons.L’eaupénètredéjàdepartout.

Leprincelevalesyeuxpourapercevoirlasombrebarbeetdeuxpuissantsbrasbronzésquisemontraientdenouveau.Ungrosboulet,quitombaensifflant,ouvritungrandtroudanslepontets’écrouladanslacale.Lemaîtremariniers’arrachalescheveux.

–Untroudeplus!hurla-t-il.JepriesaintLéonarddenoussouteniraujourd’hui.Vingtdemesmarinss’affairentàécoper,maisl’eaulesgagnedevitesse.Lebateaunetiendraplusuneheure.

Leprincearrachaunearbalètedesmainsde l’unde ses suivants et ajusta l’Espagnoldanslamâture.Aumomentmêmeoùl’hommesetenaitdroit,avecuneautremassedanslesmains,lecarreaul’atteignitenpleinvisageetsoncorpss’effondrasurlebastingage,yrestantpantelant.Unhurlementdetriomphes’élevadunavireanglais,auquelréponditungrondementderagedesEspagnols.Cependantunmatelot traversa leLionencourantetvintmurmurerquelquechoseàl’oreilledumaîtrenautonier,quisetournaaussitôtversleprince.

–C’estbiencequej’aidit,messire.Lebateaucoulesousnospieds.

–Raisondepluspournousemparerd’unautre!réponditleprince.SirHenryStokes,sirThomasStourton,Williams,JohndeClifton,notrevoienousesttracée!Faitesavancermonétendard,ThomasdeMohun.Enavant,etquelajournéenoussoitpropice!

Dans un élan désespéré, une douzaine d’hommes, le prince à leur tête, parvinrent à

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s’accrocher au bord du bateau espagnol. Certains jouaient furieusement de l’épée pours’ouvrirunpassage,d’autres,cramponnésd’unemainaubastingage,hissaientleursamisquisetrouvaientau-dessousd’eux.Chaqueminutequipassaitaugmentaitleurforce:devingt, ils devinrent trente, et de trente, quarante, lorsque les nouveaux arrivants, sepenchantàleurtourpouraiderceuxquilessuivaient,virentlepontdunavireau-dessousd’euxdisparaîtresousl’eau.Lebateauduprincevenaitdesombrer.

Àgrandrenfortdecris,lesEspagnolssetournèrentverslepetitgroupequiavaitatteintleurpont.Maisdéjàleprinceetseshommesavaientenlevélapoupeetdecettepositionsurélevée repoussaient les vagues ennemies. Mais les carreaux d’arbalète frappaientdurementleursrangs,etbientôtuntiersd’entreeuxcouvritleplancher.Formantligneentravers du pont, ils arrivaient à peine à tenir un front continu devant la masse qui sepressait contre eux.Assaut après assaut, ils allaient avoir le dessous car les Espagnols,endurcis par une récente guerre désespérée contre les Maures, étaient de rudescombattants.Maisilyeutsoudainunremousdel’autrecôtédubateau.

–SaintGeorges!SaintGeorges!Knollesvientàlarescousse.

Une petite embarcation avait abordé la grande caraque et une soixantaine d’hommesavaientbondisurlepontduSantiago.Prisentredeuxfeux,lesEspagnolss’enfuirentendébandadeetlaluttedevintunmassacre.Leshommesduprincebondirentdelapoupe,etles nouveaux venusmontaient de l’embelle. Il s’écoula alors cinq horriblesminutes decoups, dehurlements, deprières, avecdes silhouettes luttant, accrochées aubastingage,s’écrasantsoudaindansungrandéclaboussementd’eau.Puiscefutlafin,etleshommes,éreintés,s’appuyèrentsurleursarmespourreprendreleursoufflecependantqued’autress’étendaientsurlepontdelacaraqueconquise.

Leprinceavaitrelevésavisière.Ileutunfiersourireenregardantautourdelui.Puisils’essuyalevisageruisselantdetranspiration.

–Oùestlenautonier?demanda-t-il.Qu’ilnousmèneversunautrebateau!

–Non,monseigneur.LenautonierettousseshommesontcouléavecleLion,réponditThomasdeMohun, jeunechevalieretporte-étendardduprince.Nousavonsperdunotrebateauetlamoitiédenossuivants.Jecrainsquenousnepuissionspluscombattre.

–Lachoseimportepeu,puisquelavictoireestnôtre,fitleprinceenregardantalentour.Jevois labannièreroyaledemonnoblepèrequi flotte là-bas,surcevaisseauespagnol.Mowbray,Audley,Suffolk,Beauchamp,Namur,Tracey,StaffordetArundelonttousleurbannièreflottantaumâtd’unecaraquerouge,commelamiennesurcelle-ci.Voyez,cetteescadre là-bas est déjà hors d’atteinte.Mais il nous faut vous remercier, vous qui êtesvenus à notre aide en un moment aussi critique… J’ai déjà vu votre visage et vosarmoiries, jeune seigneur, bien que ma langue ne se puisse souvenir de votre nom.Veuillezmelerappelerafinqu’ilmesoitpossibledevousremercier.

Ils’étaittournéversNigelquisetenait,rougissantetheureux,àlatêtedeshommesduBasilisk.

–Jenesuisqu’unécuyer,messire,etjen’aiaucundroitàvosremerciements,carjen’airienfait.Voicinotrecommandant.

Lesyeuxduprinceseportèrentsurunbouclierchargéducorbeaunoiretsurlejeune

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visagesérieuxdeceluiquileportait.

–SirRobertKnolles!JecroyaisquevousfaisiezroutepourlaBretagne!

–Eneffet,messire,jem’yrendaislorsquej’euslabonnefortuned’assisteràlabataillequisedéroulait.

Leprincesemitàrire.

–C’eûtététropdemander,Robert,jeveuxlecroire,quesouhaitervousvoirpoursuivrevotrecheminalorsqu’ungaind’honneursetrouvaitàportéedemain.MaismaintenantjevouspriedereveniravecnousàWinchelsea,carjesuiscertainquemonpèrevoudravousremercierpourcequevousavezfaitaujourd’hui.

MaisRobertKnollessecoualatête.

–J’ai reçuunordredevotrepère,messire,et jenepuischangerd’avissansunautreordredelui.NosgenssontserrésdeprèsenBretagneetjen’aipointledroitdetraînerenchemin. Je vous prie donc, bon seigneur, s’il vous plaît, de parler demoi au roi, de lesupplierdemepardonnerpouravoirainsiinterrompumonvoyage.

–Vous avez raison,Robert.Dieu vous garde ! Je souhaiterais pouvoir naviguer sousvotre bannière, car je suis sûr que vous allez conduire vos hommes là où il y a del’honneur à gagner. Peut-être aurai-je,moi aussi, la chance deme trouver enBretagne,avantquel’annéesoitpassée.

Leprinces’occupaalorsderassemblersesgens,pendantqueleshommesduBasiliskregagnaientleurbord.Ilsôtèrentlesgrappinsàl’espagnol,mirentàlavoileettournèrentlaproueverslesud.Loindevanteuxsetrouvaientleursdeuxcompagnonsquiaccouraientà l’aide, tandis qu’une vingtaine de bateaux espagnols fuyaient plus loin encore,poursuivisparquelquesanglais.Lesoleilsecouchaitsurl’eauetsesrayonshorizontauxfaisaient flamboyer la grande caraque rouge et or sur laquelle flottait la croix de saintGeorges. Elle dominait l’escadre anglaise qui, dans un déploiement d’étendards et demusique,sedirigeaitlentementverslacôteduKent.

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18ChapitreCOMMENTBLACKSIMONSEFITPAYERSONGAGEPARLEROIDESERCQ

Pendantunjouretdemilapetiteflottenaviguaàbonneallure:maisaudeuxièmematin,aprèsavoir repéré le capde laHague, elle fut repousséevers lamerparunvifventdeterre.Ilyeutdesrafales,delapluieetdubrouillard.Aprèsdeuxjournéesdecemauvaistemps, elle découvrit sur son tribord, aumilieu d’unemer parsemée de rochers à fleurd’eau,uneîleceintedehautesfalaisesgranitiquesrougeâtresquecouronnaientdespentesgazonnées. L’île n’était pas grande ; une deuxième, encore plus petite, se démasquabientôtàcôtéd’elle.Dennis,lemaîtremarinier,hochalatête.

–Lapluspetite,dit-il,s’appelleBréchou.Et lagrandeest l’îledeSercq.Si jamais jem’échoueunjour,jeprietouslessaintsduparadisquecenesoitpassurcettecôte-là!

Knollesàsontourregardalesîles.

– Vous avez raison, dit-il. Ces rochers ne me disent rien qui vaille : l’endroit estdangereux.

–Oh,c’estauxcœursderocherquihabitentlàquejepensais!réponditlevieuxmarin.Noussommesbienensécuritédanstroisbonsbateaux;maissinousnoustrouvionsdansunepetiteembarcation,ilsauraientdéjàsortileursnavirespournousattaquer.

–Qui sont donc ces gens, et comment vivent-ils sur une île aussiminuscule et aussibalayéeparlevent?interrogeaKnolles.

–Ilsneviventpasdel’île,messire,maisdetoutcequ’ilspeuventattrapersurlamerqui l’entoure.Ce sont les rebuts de l’humanité : gibiers depotence, prisonniers évadés,esclaveset serfsquiontpris laclédeschamps,assassinsouvoleurs, ilsontéchouésurcette terre isolée, et ils la défendent contre tout agresseur. J’en connais un qui pourraitvousrenseignersurleursmœurs,ayantétélongtempsleurcaptif.

Lemarin désignait Black Simon, l’homme brun deNorwich, qui était appuyé sur lerebordetquiconsidéraitlugubrementlerivage.

–Hol’ami!appelaKnolles.Qu’est-cequej’apprends?Est-ilvraiquevousayezétéprisonniersurcetteîle?

–C’estvrai,messire.Huitmoisdurant,j’aiétélevaletdel’hommequ’ilsappellenticileurroi.SonnomestLaMuette.IlestoriginairedeJersey.Iln’existepassouslecieldeDieuquelqu’unquej’aiedavantageenviederevoir.

–Vousaurait-ilmaltraité?

BlackSimoneutunsourireamer.Ilretirasonjustaucorps.Sondossecetnerveuxétaitzébrédecicatricesblanches.

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– Il a imprimé surmoi sa signature, dit-il. Il jurait qu’ilmebriserait, que sa volontéviendraitàboutdemoi;ilaessayé.Maislaraisonmajeurepourlaquellejevoudraislerevoirestqu’ilaperduunparietquej’aimeraisqu’ilmepaielegage.

–Tiens,tiens!fitKnolles.Quelsétaientdoncceparietlemontantdecegage?

–Presquerien,réponditSimon.Maisjenesuispasricheetrentrerdanscesfondsseraitune bonne affaire. Si par hasard nous nous étions arrêtés à cette île, je vous auraisdemandél’autorisationdemerendreàterreetderéclamermondû.

SirRobertKnollessemitàrire.

–Cettehistoiretaquinemacuriosité,dit-il.Pourcequiestdefaireescaledanscetteîle,lemaîtrenautonierm’aaffirméquenousdevionsattendreun jouretunenuit, carnousavonsfatiguénosmadriers.Mais,sivousvousrendezàterre,quimeditquevousserezrevenupourledépart,ouquevousverrezceroidontvousmeparlez?

DelafiguredeBlackSimonirradiaitunejoiefarouche.

–Sivousmedonnezl’autorisation,messire,jeseraipourtoujoursvotredébiteur.Pourlereste,jeconnaiscetteîleaussibienquejeconnaislesruesdeNorwich:vouslevoyez,elleestpetiteet j’yaivécuprèsd’unan.Pourpeuque jedébarqueà lanuit tombée, jeparviendraijusqu’àlamaisonduroiet,s’iln’estpasmortouivremort,jesauraicommentluiparlerseulàseul:jesuisaucourantdeseshabitudes,desesheuresetdeslieuxqu’ilfréquente.Jevoudraisseulementvousprierdemepermettred’emmenerAylwardl’archer,afinquej’aieunamipourlecasoùleschosestourneraientmal.

Knollesréfléchitunmoment.

–Vousmedemandezbeaucoup.PartoutelavéritédeDieu,jevousdéclarequevousetvotreamiêtesdeuxhommesquejenesuispasdisposéàperdre!Jevousaivusl’unetl’autreauxprisesaveclesEspagnols,etjevousaiappréciés.Mais,puisquenousdevonsstopper à cet endroit maudit, faites ce que vous voudrez. Attention ! Si vous m’avezracontéunehistoire,ousivousessayezdeme jouerun tourpourmequitter, alors,queDieu soitvotreami le jouroùnousnous retrouverons, carunamihommene seraitpassuffisantpourvoussauverdemacolère!

Ils’avéraquenonseulementlesplanchesavaientbesoind’êtreferrées,maisencorequeleThomasdevaitfairedel’eau.Lesbateauxmouillèrentdoncprèsdel’îledeBréchou,oùil y avait des sources. Personne n’habitait ce petit coin de terre, mais les marinsdistinguèrentsurl’autreîledenombreusessilhouettesquiregardaientdansleurdirection,et des cliquetis d’acier leur apprirent qu’il s’agissait d’hommes armés. Un navire,d’ailleurs, sortit d’une crique et s’aventuravers le largepour aller les examinerdeplusprès,maisilfitrapidementdemi-touraprèsavoirconstatéqu’iln’étaitpasdetailleàlesattaquer.

BlackSimontrouvaAylwardassissouslapoupe,adossécontreBartholomewl’armoïer.Ilsifflotaitgaiementtoutensculptantunetêtedejeunefillesurleboisdesonarc.

–Ami,demandaSimon,viendrais-tucesoiràterre?J’aibesoindetonaide.

Aylwardémitunbonrire.

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–Sijeviendrais,Simon?Parmafoi,jeseraisbiencontentderemettreunpiedsurdelabonneterresolide!Toutemavie j’aimarchédessus,et jene l’ai jamais tantaiméequedepuisquejevoyagesurcesmauditsbateaux.Nousironsensemblesurcetteîle,Simon,etnousnousmettronsenquêtede femmes,s’il s’en trouvequelqu’une,carvoilàbienuneannéeque jen’aipasentendu leurdouxbabil,et j’ai lesyeuxfatiguésdevoirdes têtescommecelledeBartholomewoulatienne.

LaphysionomiefarouchedeSimonsedétendit.

–La seule têteque tuverras à terre,Samkin,ne t’apporteraguèredeplaisir.Et je tepréviensqu’ilnes’agitpasd’unepromenadedesanté.Sicesgens-lànousattrapent,notremortseraplutôtcruelle!

–Bavard,repritAylward, je t’accompagneraioùquetuailles!Nem’endisdoncpasdavantage.Jen’enpeuxplusdevivrecommeunlapindanssontrou,etjeserairavidetesuivredanstonexpédition.

Deuxheuresaprès,lecoucherdusoleil,unepetiteembarcationquittaleBasilisk.ElleavaitàbordSimon,Aylwardetdeuxmatelots.Lessoldatsavaientemportéleursglaives,etBlackSimonavaitjetésursonépauleunsacàbiscuitsmarron.Selonsesdirectives,lesnageurslongèrentledangereuxressacquibattaitcontrelesfalaisesjusqu’àunendroitoùunrécifécarté faisaitofficedebrise-lames.Derrière, l’eauétaitcalme,peuprofonde,etdescendaitsuruneplageenpente.Lecanotfuthalésurlesable,etlesmatelotsreçurentl’ordred’attendreleretourdeSimonetd’Aylwardquipartirentaussitôtpourleurmission.

Avec l’assurance de quelqu’un qui connaît exactement les lieux, Simon commença àescaladerentrelesrocsunecrevasseétroitebordéedefougères.Aylwardlesuivait.Danslenoir, l’ascensionn’était pas simple,maisSimon l’accomplit avec l’ardeurd’unvieuxchiensurunepistechaude.Aylwardhaletait,maisilgrimpadumieuxqu’ilput.Quandilsarrivèrentausommet,l’archerselaissatombersurl’herbe.

– Une minute, Simon ! Il ne me resterait pas assez de souffle pour éteindre unechandelle.Calme tahâte,monami !Nousavons toute lanuitdevantnous.Pourque tusoissipressédevoircethomme,ilfautquetul’aimesbien,n’est-cepas?

– Je l’aime tellement, répondit Simon, que j’ai souvent rêvé à notre prochainerencontre.Ilfautqu’elleaitlieuavantquelalunesoitcouchée.

–Sic’étaitunefille,ditAylward,jetecomprendrais.Parlesdixdoigtsdemesmains,siMarydumoulinoulapetiteKatedeComptonm’avaitattenduauhautdecettefalaise,jel’auraisgraviesansmêmem’enrendrecompte.Maisest-cequ’iln’yapasdesmaisonsparlà?J’entendsparlerdansl’ombre.

–C’estleurville,expliquaSimonàvoixbasse.Chaquetoitabriteuncoupe-gorge,avecdesmursquienontvudedrôles!Lavillecompteunecentainedemaisons.Écoute!

De l’obscurité avait jailli un éclat de rire féroce, aussitôt suivi d’un long cri desouffrance.

–Partouslessaints!s’exclamaAylward.Quesignifiecela?

–Vraisemblablement c’estunpauvrediablequi est tombéentre leursgriffes, commemoi jadis.Vienspar ici,Samkin: ilyaunetranchéeoùnouspourronsnousdissimuler.

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Tiens, lavoilà.Maiselleestplus largeetplusprofondequ’autrefois!Attention!serre-moideprès.Sinouslasuivons,nousseronsbientôtàunjetdepierredelamaisonduroi.

Ils rampèrent tous les deux dans la tranchée. Soudain Simon empoigna le brasd’Aylward et le tira dans l’ombre contre le remblai. Ils s’accroupirent dans le noir etentendirent des bruits de pas et des voix de l’autre côté du fossé. Deux hommesdéambulaient tranquillement, qui s’arrêtèrent presque à hauteur de la cachette des deuxsoldats.Aylwardvitleurssilhouettesseprofilercontrelecielétoilé.

–Pourquoigrognes-tu,Jacques?ditl’und’euxdansunelanguequialternaitdesmotsfrançaisetanglais.Lediableemportelesgrognons!Tuasgagnéunefemmeetjen’airiengagné.Quevoudrais-tuavoirdeplus?

–Tuaurastachanceavecunautrebateau,mongarçon,maislamienneestpassée,unefemme,c’estvrai!Unevieillepaysannevenuetoutdroitdeschamps,avecunvisageaussijaunequ’uneserredemilan.MaisGaston,quiatiréunneufcontremonhuit,aeulaplusjoliepetiteNormandequej’aiejamaisvue!Quantàmafemme,jetelavendsvolontierscontreuntonneletdeGascogne!

– Je n’ai pas de vin en réserve,mais je te donnerai un cageot de pommes, réponditl’autre.Je l’ai tiréduPeterandPaul, lebateaudeFalmouthquiamouillédans labaieCreuse.

–Tespommesneseconserverontsansdoutepaslongtemps,maislavieilleMarieguèredavantage:ainsi,nousseronsquittes.Viensboireuncouppourscellerlemarché!

Ilsseremirentenroutedansl’obscurité.

–As-tuentenducesbrigands?s’écriaAylwardquisoufflaitderage.Lesas-tuentendus,Simon?Unefemmecontreuncageotdepommes!Etj’ailecœurlourdquandjepenseàl’autre,laNormande.Ilfaudraquenousabordionsdemain,etquenousmettionslefeuàcenidpourenchassertouscesratsd’eau!

–SirRobertnegaspilleranidutempsnidesforcesavantd’avoiratteintl’Angleterre.

– Je suis bien sûr que, si mon petit seigneur messire Loring avait la direction desopérations,touteslesfemmesdecetteîleauraientretrouvélalibertéavantdemainsoir!

–Celanem’étonneraitpas,ditSimon.Ilfaitdelafemmeuneidole,àlamanièredeceschevalierserrantssanscervelle.MaisSirRobertestunvraisoldatetilgardetoujourslesyeuxfixéssurlebutqu’ils’estassigné.

–Simon,ditAylward, la lumièren’estpasfameuse,etnousserionsà l’étroitpourunassautàl’épée.Maissituveuxpassersurunterraindégagé,jetemontreraisimonmaîtren’estpasunvraisoldat.

–Tut,l’ami!Nefaispasl’idiot!Nousavonsuntravailenvue,ettutrouveslemoyende te fâchercontremoiencoursde route ! Jenedis riencontre tonmaître, sinonqu’ilpartage les manières de ses compagnons, des rêveurs et des fantaisistes. Knolles neregardeni à droiteni à gauche : ilmarchedroit devant lui.Maintenant, allons-y, car letempspresse!

–Simon, tes paroles ne sont ni bonnes ni justes.Quandnous serons de retour sur le

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bateau,nousreparleronsdecetteaffaire.Pourl’instantpassedevant,etmontre-moiunpeuplusdecetteîlediabolique.

Pendantundemi-mille,Simonavançajusqu’àcequesedressedevanteuxunegrandemaison isolée. En l’examinant par-dessus le remblai de la tranchée, Aylward s’aperçutqu’elle était construite avec les épavesdeplusieursbateaux : à chaqueangleuneprouefaisaitsaillie.Ilyavaitdelalumièreàl’intérieur.Unegrossevoixentonnaunechansongaiedontlerefrainfutreprisenchœurparunedouzained’hommes.

–Toutvabien,monenfant!chuchotaSimonravi.J’aireconnulavoixduroi.C’estlachansonqu’ilaffectionne:«LesdeuxfillesdesaintPierre».JejureDieuquedepuisqueje l’entends,mon dosme chatouille.Nous allons attendre ici que la compagnie ait priscongé.

Ils demeurèrent une couple d’heures tapis au fond de la tranchée. Ils écoutèrent leschants bruyants des fêtards ; certains étaient des Anglais, d’autres des Français ; toushurlaientdeplusenplusfortetd’unevoixdeplusenpluspâteuseaufuretàmesurequelanuits’écoulait.Àunmomentdonné,unedisputeéclata;lesvociférationsquisurgirentalorsressemblaientàdesrugissementsdefauvesencageàl’heuredurepas.Puisilyeutuntoast,suividetrépignementsetd’acclamations.

Une seule fois leur longue veille fut interrompue. Une femme sortit en effet de lamaison ; elle fit quelques pas, tête basse. Elle était grande et mince. Ils ne purentdistinguersestraits,caruneguimperetombaitsursafigure.Mais,àsadémarchetraînanteetàsondosvoûté,ilétaitévidentqu’elleétaitdévoréedechagrin.Ilslavirentd’ailleurslever les bras vers le ciel, comme quelqu’un qui n’attend plus rien des hommes. Puis,lentement, elle rentra dans la maison. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvritbrusquement et un groupe criant, vacillant, chantant, titubant, partit dans la nuit. Brasdessus bras dessous, ils longèrent la tranchée en poussant un dernier chœur d’ivrognes,puisilsdisparurentauloin.

–C’estmaintenant,Samkin!Maintenant!s’écriaSimon.

Ilsautadelatranchéeetsedirigeaverslaporte.Ellen’étaitpasencoreverrouillée.Lesdeuxcompagnonsseruèrentàl’intérieur,etSimonpoussalesverrousafinquepersonnenevîntlesdéranger.

Unetablelongueétaitjonchéedeflaconsetdegobelets.Unelonguerangéedetorchesscintillaientetfumaientdansleursgodetsdefer.Auboutdelatableunhommeétaitassis.Toutseul.Satêteétaitcouchéesursesmains,commesilevinl’avaitassommé.Maisaubruit des verrous il se redressa et regardaméchamment autour de lui. Il avait une têteétrange, puissante, basanée, poilue comme celle d’un lion ; sa barbe était hirsute : sonlargevisagerudeportaittouslesstigmatesduvice.Quandilvitlesnouveauxarrivants,ilsemit à rire : il croyaitquec’étaientdeuxde sescamaradesdebambochequivenaientterminerunflacon.Puisillesconsidérafixement,etpassaunemainsursonfrontcommes’ilvoulaitchasserunrêve.

–MonDieu ! s’écria-t-il.Quiêtes-vous?D’oùvenez-vousàcetteheurede lanuit?Est-ceainsiqu’onseprésentedevantunroi?

Simons’approchaenlongeantuncôtédelatable;Aylwardl’imitaenpassantdel’autre

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côté.Quandilsparvinrentauprèsduroi,Simonsaisitunetorcheets’éclairalevisage.Leroisautaenarrièreenpoussantuncri.

–Lediablenoir!Simonl’Anglais!Quefais-tuici?

Simonposaunemainsurl’épauleroyale.

–Assieds-toi ! luiordonna-t-ilen le repoussantsursonsiège.Prendsplacede l’autrecôté, Aylward. Ça fait un joyeux groupe, n’est-ce pas ? J’ai servi bien souvent à cettetable,mais jamais je n’avais espéré y boire un coup ! Remplis un gobelet, Samkin, etpasse-moileflacon.

Leroilesdévisageasuccessivement;laterreurselisaitdanssesyeuxinjectésdesang.

–Quevoulez-vousfaire?s’écria-t-il.Êtes-vousfouspourêtrevenusici?Jen’aiqu’àappeler.Vousseriezàmamerci.

–Maisnon,monami!J’aitroplongtempsvécusoustontoitpournepasconnaîtreteshabitudes.Jamaisundomestiquenedortici:tuauraisbientroppeurqu’ilnetetranchelagorgependantlanuit.Tupeuxcrier,appeler:netegênepas!Figure-toique,rentrantenAngleterre àbordde l’undesbateauxqui sontmouillés au largede laBréchou, j’ai eul’idéededescendreàterrepourbavarderunpeuavectoi.

–Vraiment,Simon,jesuiscontentdeterevoir!fitleroi,encherchantàéviterleregardférocedusoldat.Dans lepassénousavonsétédebonsamis,n’est-cepas?Et jenemerappelle pas t’avoir jamais fait du tort. Quand tu t’es sauvé à la nage pour regagnerl’Angleterre,personnenes’enestréjouiplusquemoi.

–Sijerelevaisseulementmonhabit,jepourraistemontrerlesmarquesdecequetonamitié a fait pour moi dans le passé, répliqua Simon. C’est gravé sur mon dos aussiclairement que dansmamémoire.Regarde, sale chien, voilà lesmêmes anneaux sur lemuroùmesmainsontétéattachées,etvoilàsurlesplancheslestachesdemonsangquetuasfaitgicler!N’est-cepasvrai,roidesbouchers?

Lechefdespiratesblêmitdavantage.

–Peut-êtrebienquetavieiciaétéparfoisunpeurude,Simon,maissij’aieudestortsenverstoi,jelesrépareraicertainement!Quemedemanderais-tu?

–Jenetedemandequ’unechose,etjesuisvenuicipourl’obtenir.Jeveuxquetumepaieslegagedupariquetuasperdu!

–Mongage,Simon?Jenemesouviensd’aucunpari!

–Oh,tuvasbient’ensouvenir!Quandjetel’aurairemisenmémoire,alorsjeprendraimongage.Combiende foisas-tu juréque tuviendraisàboutdemoncourage?Tumecriais:«Parmatête,jeteferairamperàmespieds!»Oubien:«Matêteàcouperquejet’apprivoiserai !»Oui,oui, tuas juré sur ta têteunevingtainede foisdemebriser.Ent’écoutant,j’enregistraisdansmoncœurleparietlegage.Maintenant,chien,tuasperdu;jeviensréclamermongage!

Son long glaive lourd jaillit du fourreau. Le roi hurlant d’épouvante, essaya de leceinturer.Tousdeuxroulèrentsouslatable.Aylwardentenditlemêmebruitqueferaitunchienqui,ayantprisunratàlagorge,lesecoueraitenl’air,puismontauncriabominable.

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Il demeura assis, mais son visage pâlit et ses orteils se rebroussèrent d’horreur, car iln’étaitpasencorehabituéauxviolencesetilavaitlesangtropfroidpoursupportersansfrémir un acte pareil. Simon se releva ; il jeta quelque chose dans son sac et remit aufourreausonglaiveensanglanté.

–Viens,Samkin!L’ouvrageestfait,etbienfait.

– Par ma garde, si j’avais su de quoi il s’agissait, j’aurais été moins empressé àt’accompagner!réponditl’archer.Tuauraisdûluimettreuneépéedanslesmainsetluilaissersachance!

–Non,Samkin!Situavaislesmêmessouvenirsquemoi,tun’auraispasvouluqu’ilmeure comme un homme. Une mort de mouton est bien assez bonne pour lui. Quellechancem’a-t-illaisséequandilmetenaitensonpouvoir?Pourquoiletraiterais-jemieuxqu’ilnem’atraité?Mais,SainteVierge,quiestici?

Àl’autreextrémitédelatable,debout,setenaitunefemme.Uneporteouvertederrièreelleindiquaitqu’ellevenaitd’uneautrepièce.Sonalluresuffit:lesdeuxsoldatsn’eurentpointdedoute,ils’agissaitdelafemmequ’ilsavaientaperçuedehors.Elleavaitdûêtrebelle,maissursonvisagetoutblanc,sursestraitshagards,danssesyeuxsombresnesepeignaient que la terreur et le désespoir.Àpas lents elle avança.Elle nevoyait pas lesdeuxcompagnons.Sonregardétait fixésur l’objetaffreuxquigisaitsous la table.Puis,quandellesefutbaisséeetqu’elleeutacquisunecertitude,elleserelevaenéclatantderireetenbattantdesmains.

–QuidiraqueDieun’existepas?cria-t-elle.Quidiraqu’ilestvaindeprier?Grandsire,bravesire,laissez-moibaisercettemainvictorieuse!

–Non,madame,nebougezpas!Mafoi,sivousavezenvied’unedemesmainsprenezaumoinscellequiestpropre!

–C’estaprèsl’autrequejelanguis:cellequiestrougedesang!Ônuitmerveilleusequecelleoùmeslèvressontimprégnéesdesonsang!Àprésentjepuismourirenpaix.

– Il fautquenouspartions,Aylward !ditSimon.Dansuneheure l’aubepoindra.Aujour,unratnepourraitpastraverserl’îlesansêtreremarqué.Viens;ami,ettoutdesuite!

MaisAylwardrestaitàcôtédelafemme.

–Venezavecnous,belleDame! luidit-il.Nousvousferonsaumoinsquitter l’île,etvousneperdrezrienauchange!

Ellesecoualatête.

– Non. Les saints du ciel ne peuvent rien d’autre pour moi que m’emporter versl’éternelrepos.Encemondejen’aipasdeplace;tousmesamisontétémassacréslejouroùjesuisdevenuecaptive.Laissez-moi,bravesseigneurs,nevousoccupezpasdemoi!Déjàl’ests’éclaire,etbiensombreseraitvotredestinsivousétiezpris.Partez,etpuisselabénédiction d’une ancienne religieuse vous accompagner et vous protéger contre touspérils!

SirRobertKnollesdéambulait sur lepontquand il entendit lebruit des avirons ; sesdeuxoiseauxdenuitfurentenunclind’œilauprèsdelui.

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–Alors,Simon,avez-vouseuvotreentretienavecleroideSercq?

–Jel’aivu,messire.

–A-t-ilpayésongage?

–Ill’apayé,seigneur.

KnollesregardaaveccuriositélesacqueportaitSimon.

–Qu’avez-vouslà-dedans?demanda-t-il.

–Legagequ’ilaperdu.

–Qu’était-cedonc?Ungobelet?Unplatd’argent?

Pourtouteréponse,Simonouvritlesacetvidasoncontenusurlepont.SirRobertfitunpasenarrièreenpoussantunpetitsifflement.

–MonDieu!murmura-t-il.J’aidans l’idéequej’emmèneenBretagnequelquesdursavecmoi!

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19ChapitreCOMMENTUNÉCUYERD’ANGLETERRERENCONTRAUNÉCUYERDEFRANCE

SirRobertavecsapetiteflotteaperçutlacôtebretonneauxenvironsdeCancale.IlavaitcontournélapointeduGrouin,dépasséleportdeSaint-Maloetdescendul’étroitestuairedelaRancejusqu’àcequ’ilfûtenvuedesvieillesmuraillesdeDinan,citétenueparlesMontfort,dontlesAnglaissoutenaientlacause.Leschevauxyavaientétéconduitsàterre,leravitaillementdéchargéettoutelatroupeavaitcampéhorsdesmursdelaville,tandisqueleschefsattendaientdesnouvellespourapprendreoùilsauraientleplusdechancesdegagnerhonneuretprofits.

LaFrance toutentièreressentait leseffetsdecetteguerreavec l’Angleterrequiduraitdéjà depuis plus de dix ans. Mais aucune province ne se trouvait dans un état pluspitoyable que cette malheureuse terre de Bretagne. En Normandie ou en Picardie, lesincursionsdesAnglaisn’étaientquepériodiques; ilyavaitdesintervallesdecalme.LaBretagne,elle, étaitdéchiréeparuneconstanteguerrecivilequi sepoursuivait entre lesbataillesqueselivraientdeuxpuissantsennemis.Ainsidonc,ellen’avaitpasderépitdanssessouffrances.Lalutteavaitcommencéen1341àlasuitedesrevendicationsrivalesdesMontfort et desBloispouroccuper leduchévacant.L’Angleterre avait pris leparti desMontfort, la France celui des Blois. Ni l’une ni l’autre des factions n’avait été assezpuissante pour détruire l’autre ; voilà pourquoi, après dix années de combats continus,l’histoire enregistrait une longue liste de surprises, d’embûches, de raids, de coups demain,devillesprisesetperdues,devictoiresetdedéfaites,danslaquellenil’unnil’autredes partis ne pouvait prétendre à une suprématie. Peu importait queMontfort et Bloiseussent tousdeuxdisparude la scène, l’unmort et l’autreprisonnierdesanglais.Leursfemmesavaientramassél’épéesanglantequiétaittombéedelamaindeleurseigneur,etlalongueluttes’étaitpoursuivie,plussauvagequejamais.

LafactiondesBloistenaitlepaysausudetàl’est,etNantes,lacapitale,étaitoccupéeparunefortearméefrançaise.LepartidesMontfortprévalaitaunordetàl’est,soutenudans ledospar legrand royaume insulaire.Et, sans arrêt, denouvellesvoilesperçaientl’horizondunord,amenantdesaventuriersd’au-delàdelaManche.

Entre les deux s’étendait une large zone, comprenant tout le centre du pays, terre desang et de violence, sans autre loi que celle de l’épée. D’un bout à l’autre, elle étaitparseméedechâteaux,lesunstenusparl’unedesfactions,lesautresoccupésparlepartiadverse, mais la plupart n’étaient que des repaires de brigands, théâtres d’exploitsmonstrueux, et leursbrutauxpropriétaires, sachantqu’onne leurdemanderait jamaisdecomptes, faisaient laguerre à toute l’humanité et usaientdu fer et du feupour arracherleursdernierssousàceuxquileurtombaiententrelesmains.Leschampsn’avaientplusété labourés depuis longtemps, le commerce avait périclité. De Rennes à l’est jusqu’àHennebontàl’ouest,etdeDinanaunordjusqu’àNantesausud,iln’étaitpasunendroit

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oùlavied’unhomme,l’honneurd’unefemmefussentensûreté.Telétaitlepayssombreetsanglant, leplustristeet leplusnoirdetoutelachrétienté,danslequelKnollesetseshommesavançaient.

Iln’yavaitcependantpasdetristessedanslecœurdujeuneNigel,quichevauchaitauxcôtésdeKnolles,àlatêted’ungroupedesoldatsarmésdejavelots.Ilneluiparaissaitpasnon plus que le destin l’eût conduit sur un chemin particulièrement ardu. Bien aucontraire,ilbénissaitsabonnefortunequil’avaitenvoyédansunesibellerégion.Toutenécoutant d’épouvantables histoires de barons et de brigands, contemplant les noirescicatricesquelaguerreavaitlaisséessurlesfraisvisagesdescollines,ilsedisaitqu’aucunhéros, aucun romancier, aucun trouvère, n’avait jamais voyagé dans un pays aussiprometteur,avecautantdechancesdetrouveruneaventurechevaleresqueetunhonorableavancement.

LeFuretRougesymbolisaitlepremierexploitdesonvœu.Ilpourraitcertainementendécouvrir un deuxième, un meilleur peut-être, sur ce magnifique théâtre. Il s’étaitcomportéexactementcommelesautreslorsducombatnaval,maisilnevoulaitpasporteràsoncréditcequ’iln’avaitfaitquepardevoir.Ilenfallaitdavantagepourconstituerunexploitqu’ilpûtdéposerauxpiedsdeLadyMary.Mais,sansaucundoute,ilentrouveraitl’occasion dans cette Bretagne où se fomentait la guerre civile. Et lorsqu’il en auraitaccomplideux,ilseraitbienétrangequ’iln’enpûtréaliseruntroisièmequiledélivreraitainsidesonvœu.Sursongrandchevaljaune,avecsonarmuredeGuildfordscintillantausoleil,sonépéesonnantcontrelesétriersdeferet l’épieudesonpèredanslesmains, ilchevauchaitlecœurlégeretlevisagesouriant,regardantavidementàgaucheetàdroitedansl’espoirdedécouvrirlachancequeledestinluienverrait.

La route de Dinan à Caulnes, sur laquelle se déplaçait la petite armée, s’élevait etdescendaitaugréd’unterrainonduleux;àgaucheellelongeaitunegrandeplainenuequebarrait le cours de laRance courant vers lamer ; à droite s’étendait une régionboisée,parseméedequelquesvillagessipauvresetsisordidesqu’ilsn’avaientvraimentplusrienpour tenter un conquérant.Les paysans les avaient quittés aupremier éclat des casquesd’acieretsedissimulaientenborduredesbois,prêtsàdisparaîtredansdesrecoinssecretsconnusd’euxseuls.Cespauvresgenssouffraientterriblemententrelesdeuxfactions,maislorsqu’ilsenavaientlachance,ilsprenaientleurrevanchesurl’uneoul’autre,d’unefaçonquiéveillaitleursinstinctssauvages.

Les nouveaux venus eurent bientôt l’occasion de découvrir à quelles extrémités cesgens pouvaient en arriver, car au long de la route deCaulnes, ils trouvèrent le cadavred’unhommed’armesanglaisquiavaitétéattirédansunpiègepuisabattu.Onnepouvaitdevinercommentons’yétaitprispourl’entraîner,maiscommentilavaitététué,voilàquisautait aux yeux : les assassins avaient apporté un bloc de rocher que huit hommesarrivaientàpeineàleveretl’avaientlaissétombersurlui,alorsqu’ilétaitétendu,sibienqu’ilavaitétéécrasédanssonarmurecommeuncrabedanssacarapace.Lespoingsselevaientendirectiondesbois,desbordéesdemalédictionsàl’encontredeleurshabitantsétaientproféréesparlacolonnequidéfilaitdevantlecadavredel’homme;soninsigneàlacroix l’identifiait : ilavaitétéunsuivantde lamaisondeBentley,dont lemaître,SirWalter,étaitalorschefdesforcesbritanniquesdanscepays.

SirRobertKnollesavaitdéjàservienBretagneetilconduisitseshommesàtraversces

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terresavecl’adresseetlarused’unvétéran,d’unhommequisefieaussipeuquepossibleauhasard, ayantunesprit tropprudentpour se laisser emporterpar sa témérité. Il avaitrecruté un certain nombre d’hommes d’armes et d’archers àDinan, en sorte qu’il étaitpour lors suivi de cinq cents hommes. En tête, sous son commandement direct, setrouvaientunecinquantainedelanciersmontés, l’armeaupoingetprêtsà touteattaque.Derrièrevenaientlesarchersàpiedetunsecondcorpsmontéfermaitlamarche.Surlesflancs se déplaçaient de petits groupes de cavalerie, une douzaine d’éclaireurs fouillanttouteslesgorgesetlesvallonsau-devantdelacolonne.Ilsprogressèrentainsilentementduranttroisjours.

SirThomasPercyetSirJamesAstleys’étaientportésentêtedelamarche,etKnollesconféraitaveceuxsurleplandeleurcampagne.SirPercyetSirAstleyétaientdejeunestêteschaudesquinerêvaientquedesejeterdansuneactionchevaleresque.MaisKnolles,quiavaitl’espritlucideetunevolontédefer,nevoyaitquesonobjectif.

– Par saint Dunstan et tous les saints de Lindisfarne ! s’écria le fier habitant de lafrontière,j’ailecœurdéchirédecontinueralorsquenousavonstantd’honorableschancessur lescôtes.N’ai-jepointentenduquelesFrançaisse trouvaientàÉvran,au-delàde larivière,etn’est-ilpointvraiaussiquecechâteau,dontjevoislestourss’éleverauloinau-dessusdecesbois,appartientàuntraîtrequiamanquéàlaparoledonnéeàsonseigneurligedeMontfort?Iln’estnulprofitpossiblesurcetterouteoùlesgensnesemblentpointavoir le cœur à la guerre. Si nous nous étions aventurés aussi loin dans les marchesd’Écosse que nous le faisonsmaintenant enBretagne, nous n’aurions pointmanqué dechancesdegagnerdel’avancement.

–Vousditesvrai,Thomas,réponditAstley,jeunehommeauvisagesanguin.IlestbiencertainquelesFrançaisneviendrontpointànous.Ilfaudradoncquenousallionsàeux.Envérité,toutsoldatquinousobserveraitseriraitdenousvoirtraînerpendanttroisjourssurcetteroute,commesinousavionsmilledangersdevantnous,alorsquenousn’avonsaffairequ’àdemalheureuxpaysans.

MaisRobertKnollessecoualatête.

–Nousignoronscequisetrouvedanscesboisouderrièrecescollines.Etquandjenesaisrien,j’aipourhabitudedemetenirtoujoursprêtaupire.Jesuissimplementprudent.

–Vosennemispourraient trouverunautrenomàcela,fitAstleyenricanant.Non,necroyez point me faire peur par votre regard. Sir Robert, il en faudra plus que votredéplaisirpourmefairechangerdefaçondepenser.J’aifaitfaceàdesyeuxplusférocesquelesvôtresetn’aipointfrémi.

–Quevoilàdesparolesbiendiscourtoises, sir James ! réponditKnolles.Si j’étaisunhommelibre,jevouslesferaisrentrerdanslagorge,àlapointedemonpoignard.Maisjesuis ici pour conduire ces hommes à la gloire, et nonpour discuter avec le premier sotvenuquin’amêmepaslebonsensdecomprendrecommentdoitsecomporterunsoldat.Nevoyez-vousdoncpointqu’en lançantdepetites attaquesde-cide-là jevaisgaspillermes forces avant même que d’en arriver au lieu où je pourrai plus utilement lesemployer?

–Etoùdonc?s’enquitPercy.Pardieu,Astley,j’aidansl’espritquenouschevauchonsavecunhommequiensaitplusquenoussurl’artdelaguerre,etquenousferionsbiende

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nouslaisserguiderparsonconseil…Dites-nous,alors,cequevousavezentête.

–Àtrentemillesd’icisedresse,àcequ’onm’adit,uneforteresse,nomméePloërmel,dans laquelle se trouveuncertainBambro,unAnglais, avec touteunegarnison.Etnonloin de là se trouve le château de Jocelyn où habite Robert de Beaumanoir avec unenombreusesuitedeBretons.J’ail’intentiondemejoindreàBambro,afindeformeruneforcesuffisantepourattaquerJocelynet,enleprenant,devenirmaîtredetoutelaBretagnecentrale,cequinouspermettraitdemarchercontrelesFrançaisdansleSud.

–En effet, je ne crois point que l’on puisse fairemieux, applaudit Percy. Et je vouspromets de vous soutenir dans cette affaire. Je ne doute point, àmesure quenous nousenfonceronsdans leurpays,qu’ilsne se rassemblentpournous tenir tête.Mais, jusqu’àprésent,jevousjurepartouslessaintsdeLindisfarnequej’auraisdéjàvuplusdebataillespendantuneseulejournéed’étéàLiddesdaleoudanslaforêtdeJedburghquenousn’enavonsvuaprèstroisjoursenBretagne…Maisvoyezcescavaliersquireviennentlà-bas.Ne sont-ce point nos propres hommes ? Et qui sont ceux qui sont enchaînés à leursétriers?

Unepetite trouped’archersmontésétaitapparuederrièreunbouquetdechênessur lagauche de la route. Ils avancèrent au trot vers l’endroit où les trois chevaliers étaientarrêtés. Deux malheureux paysans, dont les poignets liés étaient attachés au harnais,couraientàcôtédeschevauxdans lacrainted’être jetésausoletpiétinéspar lesbêtes.L’und’euxétaitungrandgaillardauxcheveuxblonds,etl’autreunpetitbonhommetrapu,mais tous deux étaient si sales et à ce point en haillons qu’ils ressemblaient plus à desanimauxsauvagesdelaforêtqu’àdesêtreshumains.

–Qu’estcela?demandaKnolles.Nevousavais-jepointordonnédelaisserenpaixlesgensdupays?

Le chef des archers, le vieuxWat de Carlisle, tendit une épée, un ceinturon et unedague.

–Nevousendéplaise,messire,j’aivubrillercesobjetsetj’aiestiméquecen’étaientpointdesoutilsconvenantàdesmainsfaitespourlabêcheetlacharrue.Maisquandnousleseûmes terrassésetdépouillésde leursarmes,nousy trouvâmes lacroixdesBentley.Ellesavaientdoncappartenuausoldatquenousavonstrouvémortsurlaroute.Voicisansdoutedeuxdesvilainsquil’ontassassiné.Nousavonsdoncledroitdelesjuger.

Eneffetsurl’épée,leceinturonetladaguebrillaitlacroixd’argentqu’ilsavaientdéjàvuesurl’armureducadavre.Knolleslesregardapuistournaunvisageimpassibleverslesdeuxprisonniers.Àlavuedecesyeuxdurs,lesdeuxhommesétaienttombésàgenouxenhurlantdesprotestationsdansunelanguequepersonnenecomprenait.

–IlnousfautrendrelesroutessûrespourlesAnglaisquiycirculent,fitKnolles.Cesdeuxhommesdoiventmourir.Pendez-lesàcetarbre,là-bas.

Ildésignaungroschênequibordait la routepuisrepritsonchemin,encontinuantdediscuteravecsescompagnonschevaliers.Maislevieilarcherlesrejoignit.

–Sitelestvotrebonplaisir,messire,lesarchersaimeraientmettreceshommesàmortàleurpropremanière.

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–Pourvu qu’ilsmeurent, peume chaut ! réponditKnolles, insouciant, et sansmêmetournerlatête.

Laviehumainen’étaitquepeudechoseencesjourssombresoùlesfantassinsd’unearmée défaite, l’équipage d’un bateau capturé, étaient massacrés sans pitié par levainqueur.Laguerreétaitunrudeplaisirayantlaviepourenjeu,etcetenjeuétaittoujoursréclaméparuncampetpayépar l’autresans lemoindredouteni lamoindrehésitation.Seullechevalierétaitépargné,parcequesarançonluidonnaitplusdevaleurvivantquemort.Pourleshommesformésàpareilleécole,aveclamorttoujourssuspendueau-dessusde leur tête, on peut bien croire que l’exécution de deux paysans assassins n’était quebroutille.

Cependant,ilyavaituneraisonparticulière,enlacirconstance,pourjustifiercesouhaitqu’avaientmanifesté les archers, procéder à lamise àmort à leurmanière.Depuis leurdiscussion à bord du Basilisk, une mauvaise entente régnait entre le vieux et chauveBartholomew, l’armoïer, et le grandNedWellington, l’homme des vallées : la querelles’était transforméeàDinanenunebagarreaucoursde laquellenonseulement lesdeuxhommes,maisunedouzainedeleursamis,avaientroulésurlespavés.Ladisputeportaitsurleursconnaissancesrespectiveset leuradressedanslemaniementdel’arc.Unespritvif,parmi lessoldats,avait suggérécettehorrible façondeprouverune foispour touteslequeldesdeuxtiraitlemieux.

Unboisépaiss’étendaitàquelquedeuxcentspasdelarouteoùsetenaientlessoldats;entre lesdeux,unmagnifique tapisdegazon.Lesdeuxpaysans furentmenésàenvironcinquantepasdelaroute,levisagetournéverslebois.Ilsrestèrentlà,tenusenlaisseetjetantmaintsregardsétonnéseteffrayéspar-dessusl’épaulepourvoirlespréparatifsquisefaisaientderrièreeux.

LevieuxBartholomewetlegrandYorkshiremanétaientsortisdesrangsetsetenaientcôteàcôte,chacunavecunarcpuissantdanslamaingaucheetuneseuleflèchedansladroite.Avec beaucoup de soin, ils avaient bandé leur arc et graissé leur gant de tir. Ilsarrachèrent quelques brins d’herbe et les jetèrent en l’air pour estimer le vent. Puis ilsexaminèrentleurarme,setournèrentverslacibleetécartèrentlespiedspourprendreunebonneassise.Detouscôtéspleuvaientlesquolibetsetlesconseilsdeleurscompagnons.

–Unventdetroisquarts,Bartholomew!criaitl’un.Viseàunelargeurducorpssurladroite.

–Necalculepasd’aprèslalargeurdetoncorps!criaunautreenriant:tupourraisbientirerducôtéopposé.

–Bah,ceventferaàpeinedévieruneflèchebienlancée,fitunautre.Vise-leenpleinettuferasmouche.

–Toutdoux,Ned,pourlebonrenomdesvallées,fitunYorkshireman.Soisàl’aiseetvisejuste,sansquoijeseraipluspauvredecinqcouronnes.

–UnesemainedepayesurBartholomew!hurlaunautre.Allons,vieillebique,nemefaispointdéfaut!

–Assez !Assez !Taisez-vous !cria levieuxWatdeCarlisle.Sivousaviez les traitsaussi vifs que la langue, personne ne pourrait plus se tenir devant vous.Tu tires sur le

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petit,Bartholomew, et toi sur l’autre,Ned.Attendez que je donne le signal, après quoivoustirerezchacundevotrefaçonetdanslemomentqu’ilvousplaira.Vousêtesprêts?…Holà,Aylward,Beddington!Laissez-lescourir.

Les laisses furent lâchées, et les deux hommes, baissant la tête, se mirent à courircommedesdémentsvers l’abridubois.Lesdeuxcompétiteurs,chacunavecune flèchesurlacordebandée,setenaientimmobilescommedesstatues,leregardmenaçantfixésurlesfugitifsetleurarcs’élevantlentementàmesurequeladistanceaugmentaitentreleurcible et eux. LesBretons étaient déjà àmi-chemin du bois et le vieuxWat n’avait pasencoredonné le signal.Était-ceparpitiéoupar ruse?Aumoins, il accordait auxdeuxhommesunebellechancedevie.Àcentvingtpas,iltournasatêtegrisonnanteetcria:

–Tirez!

Àl’instantmême,lacordeduYorkshiremanvibra.Cen’étaitpaspourrienqu’ilavaitconquislaréputationd’êtrel’archerleplusmeurtrierduNordetavaitremportépardeuxfoislaflèched’argentdeSelby.Sontraitallaseplanterjusqu’àlaplumedansledosvoûtédugrandpaysanauxcheveuxblonds.Celui-citombasansunmot,levisagecontreterre,etrestaimmobiledansl’herbe,lapetiteplumejauneentrelesépaules.LeYorkshiremanjetasonarcenl’airetsemitàdanserdejoietandisquesesamisprouvaientleursatisfactionparuntonnerred’applaudissementsquisetransformaenunetempêtedehuéesetderires.

Lepetitpaysan,plusruséquesoncamarade,avaitcourumoinsvite, toutenjetantdenombreuxregardsenarrière.Ilavaitremarquéledestindesoncompagnonetattenditquel’armoïerlâchâtsacorde.Aumomentmême,ilsejetaàplatventresurlesoletentenditlaflèche siffler au-dessus de lui.Quand elle alla se planter dans l’herbe bien plus loin, ilbondit,aumilieudescrisetdeshurlementsdesarchers,etseprécipitaversleboispourytrouverabri.Ilytouchaitpresqueetaumoinsdeuxcentspasleséparaientduplusprochedesespersécuteurs. Ilsnepouvaientplus l’atteindre.Dans l’épaisse forêt, il seraitaussisûrquelelapindanssonterrier.Toutàlajoiedesoncœur,iléprouvalebesoindedanserensignededérisionenversl’hommequil’avaitmanqué.Ilrejetalatêteenarrièreethurlaverseuxcommeunchien.Maisaumêmemomentuneflècheluitransperçalagorgeetils’écrouladanslafougère.Unsilencedesurpriseplanasurlesarchersquiéclatèrentalorsenhurlements.

– Par la sainte croix de Beverley ! cria le vieux Wat. Je n’ai jamais vu plus bellecompétition depuis des années. Même dans mes meilleurs jours, je n’aurais pu fairemieux.Lequeld’entrevousatiré?

–C’estAylwarddeTilford…SamkinAylward,crièrentunevingtainedevoix.

L’archer,rougissantdebonheurdevantcettegloiresoudaine,futpoussédevanttoutlemonde.

– J’auraispréféréplusnoblecible,dit-il.Pourmapart, je l’aurais laisséenvie,maismes doigts n’ont pu se détacher de la corde quand il s’est retourné pour se gausser denous.

– Je constate que tu es unmaître archer, fit le vieuxWat. J’ai l’âme réconfortée enpensant que, si jemeurs, je laisserai un tel hommederrièremoi pourmaintenir haut leprestigedenotreart.Maintenant,rassemblezvostraitsetenavant!SirRobertnousattend

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ausommetdecettecolline.

Duranttoutelajournée,Knollesetseshommestraversèrentlamêmerégionsauvageetdéserte, habitée par ces fugitives créatures, lièvres devant les forts et loups devant lesfaibles, qui se dissimulaient dans les fourrés. De temps à autre, ils apercevaient sur lesommetd’unecollinequelquescavaliersqui lesobservaientetdisparaissaientaussitôtàleur approche. À plusieurs reprises les cloches sonnèrent l’alarme dans les villages aumilieudescollineset,pardeuxfois,ilsaperçurentdeschâteauxquilevèrentlepont-levisà leur approche et dont les murs se hérissèrent de soldats sonnant de la trompe.MaisKnollesn’avaitnullementl’intentiond’usersesforcescontredesmursdepierre.Ilpassadoncsonchemin.

Une fois, à Saint-Méen, ils passèrent devant un couvent de religieuses entouré d’ungrandmurgriscouvertdelierre,oasisdepaixdanscedésertdeguerre,oùlessœursenrobe noire travaillaient dans leur jardin, protégées du mal par la puissante main de lasainteÉglise.Lesarcherslessaluèrentenpassantcarmêmelesplusaudacieuxetlesplusrudesd’entreeuxn’auraientoséfranchircettegrille,signedel’uniqueforcequi,danscemondedefer,pouvaitsedresserentrelefaibleetlespoliateur.Lapetitearmées’arrêtaàSaint-Méen, où elle fit cuire le repas de midi. Elle s’était reformée et était prête à seremettreenmarchelorsqueKnollesattiraNigelàpart.

–Nigel,jecroisbienn’avoirquerarementportélesyeuxsurunchevalquieûttantdepuissance,etfûtplusprometteurd’uneaussigrandevitessequelevôtre.

–C’esteneffetunnoblecoursier,messire.

Entre Nigel et son jeune chef, une grande amitié et une sorte de respect étaient nésdepuislejouroùilsavaientmispiedsurleBasilisk.

–Illuifaudraitsedégourdirunpeulesjambes,fitlechevalier.Maintenant,écoutez-moibien,Nigel.Quevoyez-vouslà-bassurcettecolline,entrelesrochersetlesarbres?

–Jeperçoisunetacheblanche.C’estunchevalsansaucundoute.

–Jel’aivutoutelamatinée,Nigel.Cecavalierrestesurnotreflanc,ànousépierouàattendre le moment de nous jouer un mauvais tour. Je serais très heureux d’avoir unprisonniercarjevoudraisobtenirquelquesrenseignementssurcepays.Orcespaysansneparlent ni le français ni l’anglais. Je voudrais que vous traîniez et vous dissimuliez ici,cependantquenousavancerons.Cethommevacontinuerdenoussuivre.S’il le fait,cebois que vous voyez là-bas se trouvera entre vous et lui. Contournez-le et allez lesurprendre par-derrière. Une large plaine s’étend à sa gauche et nous lui couperons lecheminàdroite.Sivotrechevalestvraimentleplusrapide,vousnepouvezmanquerdevoussaisirdelui.

NigelavaitdéjàmispiedàterreetresserraitlaventrièredePommers.

–Non,inutiledevoushâter,carvousnepourrezpartiravantquenoussoyonsaumoinsà deux milles d’ici. Et, par-dessus tout, je vous en conjure, Nigel, point d’exploitschevaleresques !C’estcethommeque jeveux, lui et les informationsqu’ilpourraitmeprocurer.Nepensezpointàvotrepropreavancement,maisaubesoindel’armée.Lorsquevous le tiendrez, dirigez-vous à l’ouest vers le soleil, et vous ne pourrez manquer derejoindrelaroute.

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Nigel attendit avec Pommers à l’ombre du mur du couvent, tous deux piaffantd’impatience sous trois paires d’yeux ronds écarquillés dans d’innocents visages denonnes contemplant cette vision d’un autre monde. Enfin la longue colonne disparutderrièreuntournantdelarouteetlepointblancquittaleflancvertetdénudédelacolline.Nigelinclinalatêteverslesreligieuses,donnauncoupsecsurlesrênesets’élançapouraccomplir samission.Lesbonnessœursauxyeuxarrondisvirent lecheval jauneet soncavaliercontournerl’oréedubois,etelless’enretournèrentcalmementàleurstravauxdejardinage,l’espritpleindelabeautéetdel’horreurdecevastemondequis’étendaitau-delàdugrandmur.

Tout se déroula exactement ainsi que Knolles l’avait prévu. Lorsque Nigel eutcontourné la forêt de chênes, l’homme se trouvait à l’autre bout, monté sur un chevalblanc,etunegrandeplaineherbeuselesséparait.

Il était siprèsqueNigelpouvait ledistinguernettement.C’étaitun jeunecavalier aufiermaintien,portantunetuniquedesoiepourpreetuneplumerougearrondieautourdesonbonnetnoiretplat. Iln’avaitpasd’armure,maisuneépéeaucôté ; ilmontaitavecaisance et insouciance comme quelqu’un qui ne craint personne ; il ne quittait pas desyeuxlesAnglaissurlaroute.Illeurprêtaittantd’attentionqu’ilnesongeaitmêmepasàsa propre sécurité, et ce ne fut que lorsque le martèlement sourd des sabots du grandcheval frappa ses oreilles qu’il se retourna sur sa selle, regarda froidement Nigel puisdonnauncoupsecsurlesrênesetfonçatelunépervierverslescollinessursagauche.

Cependant ce jour-là, Pommers avait trouvé son égal. Le cheval blanc, un pur-sangarabe,portaitunpoidsplusléger,puisqueNigelétaitrevêtudesonarmure.Pendantcinqmilles en terraindécouvert, aucund’euxneput prendre cent yards à l’autre. Ils avaientescaladélacollineetredescendaient l’autreversant, l’étrangerseretournant toujourssursasellepourobserversonpoursuivant.Onnesentaitpasdepaniquedanssafuite,maisplutôt la rivalité amuséed’unboncavalier fierducomportementde samonture,devantquelqu’un qui lui a lancé un défi. Au pied de la colline s’étendait une vaste plaineparseméedegrandespierresdruidiques, certainesétendues sur le sol, certainesdresséesavecd’autresàplat au-dessusd’elles, formantcomme lesportesd’unbâtimentdisparu.Unsentier,marquésur lescôtésdepetitsbuissonsverdâtres, courait à travers laplaine.Beaucoupdecesgrandespierresgisaiententraversdelasente,maislechevalblanclesfranchissaitd’unbond.EtPommerslesuivit.Puisvintunmilledeterraindouxoùlepoidslepluslégerrepritunpeud’avance.MaisuneélévationplussècheseprésentasurlaquelleNigelrattrapasonretard.Uneroutecoupaitlecheminetlechevalblanclafranchitd’unbond,suiviaussitôtparPommers.Deuxpetitescolliness’élevaientdevanteux,avec,entreelles,unpetitvalloncouvertdebuissons.Nigelvitlechevalblancquibondissaitdanslabroussailleenfoncéjusqu’auventre.

Unmomentplustard,lesdeuxpattespostérieuresdelabêtebattaientl’airetlecavalierétaitbrutalementdésarçonné.Unhurlementdetriomphes’élevaaumilieudesbuissonsetunedouzainedesilhouettessauvages,arméesdegourdinsetdejavelots,seprécipitèrentversl’hommeétendusurlesol.

–Àmoi,Anglais!Àmoi!criaunevoix,etNigelvitlejeunecavalierreprendrepiedentitubant,faisanttournoyersonépéeautourdeluiavantdes’écroulerdenouveaudevantlapressiondesesassaillants.

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Il existait entre les gens de sang noble une sorte de fraternité qui les liait contre lesattaques peu chevaleresques desmanants.Ces hommes n’étaient pas des soldats. Leursvêtementset leursarmes, leurscrisgrossierset leurattaquesauvage faisaientd’euxdesbandits, tels que ceux qui avaient abattu l’Anglais sur la route. Épiant dans les gorgesétroites, une corde tendue par le travers du chemin, ils attaquaient le cavalier solitaire,faisantculbutersamontureetabattantl’hommeavantmêmequ’ilsefûtremisdesachute.

Tel aurait été le sort de cet étranger, comme de beaucoup d’autres avant lui si, parchance,Nigelnes’étaittrouvésursestalons.L’instantd’après,Pommersavaitfondusurlegroupedesbrigandsetdéjàdeuxd’entreeuxétaienttombésdevantl’épéedeNigel.Unjavelotsonnasursacuirassemaisuncoupd’épéeenfitsauterlapointe,etunautrelatêtedel’hommequiletenait.Sonépéetraçaitdeséclairsautourdelui,pendantquelecheval,dontlesyeuxlançaientdesflammes,secabrait,ruantdesesquatrefers.Avecforcecrisd’effroi,lesbanditss’égaillèrentdanslesbuissons,plongeantsouslecouvertdebranchesbasses où aucun cavalier ne pourrait les suivre. Cette racaille avait disparu aussisoudainement qu’elle avait surgi et il ne resta bientôt plus de trace de leur passage, àl’exceptiondequatresilhouettesaumilieudesbuissonspiétinés.

Nigel attacha Pommers puis se tourna vers l’homme blessé. Le cheval blanc s’étaitrelevéet restait là,àgémirdoucementen regardantsonmaîtreétendudans l’herbe :uncoup violent, à moitié amorti par son épée, l’avait assommé et lui avait fait une largeentailleaufront.Maisunfiletd’eauluicoulantdanslagorgeetunautreluidégoulinantsur son front lui firent reprendre connaissance. Il était jeune encore, avec un visage defemmeetdegrandsyeuxd’unbleuardentquiregardèrentNigelavecétonnement.

–Quiêtes-vous?demanda-t-il.Ahoui!ilmesouvient,maintenant.VousêteslejeuneAnglaisquimepoursuivait sur legrandcheval jaune.ParNotre-DamedeRocamadour,dontjeportelareliqueautourducou,jen’auraisjamaiscruqu’unautrechevalpûttenirles talons de Charlemagne. Mais je vous gage cent couronnes anglaises que je vousdevancedansunecoursedecinqmilles.

–Non, réponditNigel, nous attendrons que vous soyez en état de remonter en selle,avantdeparlerdecela.JesuisNigeldeTilford,delafamilledeLoring,écuyerderangetfilsdechevalier.Quelestvotrenom,jeuneseigneur?

–Jesuis,moiaussi,écuyerderangetfilsdechevalier.Jem’appelleRaouldelaRochePierredeBras,dontlepèreestmessiredeGrosboisetvassaldunoblecomtedeToulouseavecdroitdefossaetfurca,etdehaute,moyenneetbassejustice.

Ilserelevaetsefrottalesyeux.

–Anglais,vousm’avezsauvé lavie, toutcomme je l’aurais fait si j’avaisvupareillebande de chiens prendre à partie un hommenoble et portant blason.Mais je suis votreprisonnier.Quelleestvotrevolonté?

–Lorsquevousserezenétatderemonteràcheval,vousreviendrezavecmoivers lesmiens.

–Hélas!Jeredoutaisdevousentendreprononcercesparoles.Carsijevousavaispris,Nigel…C’estbienvotrenom,n’est-cepas?…Sijevousavaispris,jen’auraispointagidelasorte.

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– Et qu’eussiez-vous donc fait ? demandaNigel, séduit par lesmanières franches etdébonnairesdesonprisonnier.

–Jen’auraispointtiréavantaged’unemalchancesemblableàcellequej’aieueetquimemitenvotrepouvoir.Jevouseussedonnéuneépéeetmeseraisbattuenloyalcombat,afindepouvoirvousenvoyersaluermadameetluiprouverainsilesactionsd’éclatquej’accomplispourelle.

–Quevoilàdesagesetloyalesparoles!fitNigel.ParsaintPaul,ilnemesouvientpointd’avoirjamaisrencontréunhommequisefûtcomportédelasorte.Mais,étantdonnéqueje porte armure et point vous, je ne vois point comment nous pourrions régler cettequestion.

–Facilement,bonNigel:enmettantbasvotrearmure.

–Maisjen’aiquemessous-vêtements!

–Iln’yariend’indécentàcelaencetendroit,carmoi-mêmejemedévêtiraisvolontiersjusqu’àmessous-vêtements.

NigelregardaleFrançaisd’unairsongeuretsecoualatête.

–Hélas,celanesepeutfaire.LesdernièresparolesdeSirRobertmerecommandèrentdevousramenerauprèsdeluiafinqu’ilpûtvousparler.Jevoudraispouvoirfairecequevousmedemandezcar j’ai,moiaussi,unebelledameversqui j’aimeraisvousenvoyer.De quel usage m’êtes-vous, Raoul, puisque je n’ai gagné aucun honneur en vouscapturant?…Commentvoussentez-vous?

LejeuneFrançaiss’étaitremissurpied.

–Nemeprenezpointmonépée,demanda-t-il.Jesuisvotreprisonnier…Jecroisquejepourraimontermonchevalmaintenant,bienquej’aietoujoursdeviolentscoupsdanslatête.

Nigelavaitperdutoutestracesdesescompagnons,maisilsesouvenaitdesparolesdeSir Robert lui enjoignant de chevaucher à l’ouest, vers le soleil, avec la certitude deretrouverlaroutetôtoutard.

En progressant sur ce terrain ondoyant, les deux jeunes gens se mirent à converserjoyeusement.

–Jeviensd’arriverdeFrance, fitRaoul,et j’espéraismegagnerbeaucoupd’honneurdanscepays,carj’aitoujoursentendudirequelesAnglaisétaientdeshommestrèsbravesà combattre.Mesmules etmes bagages se trouvent àÉvran.Mais jeme suis aventurépourvoirquelquechoseetj’aieulachancedetombersurvotreostenmarche.Jel’aisuividansl’espoirdequelqueaventure,maisvousavezsurgiderrièremoietj’auraisdonnétousles gobelets d’or de la table demonpère pour avoirmon armure et pouvoir vous faireface.J’aifaitpromesseà lacomtesseBéatricede luienvoyerunAnglais,oudeuxpeut-être,pourluibaiserlamain.

– On pourrait avoir plus mauvais sort, fit Nigel. Cette belle dame vous est-ellepromise?

–Jel’aime,réponditleFrançais.Nousattendonsquelecomtesoittuéàlaguerre,après

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quoinousnousmarierons.Etvotredame,Nigel?J’aimeraislavoir.

–Vous aurez peut-être cette chance,messire, car ce que j’ai vu de vousm’engage àporter les choses plus loin. Je pense que nous pourrions faire de ceci une questiond’honneurcar,lorsqueSirRobertvousaurainterrogé,jeserailibrededisposerdevous.

–Etqueferez-vous,Nigel?

–Nousnouslivreronsàunepassed’armes,àlasuitedequoij’irairendrevisiteàdameBéatrice, ou vous irez voir LadyMary…Non, ne me remerciez point parce que, toutcommevous,jesuisvenudanscepaysenquêtedegloireetjenesaisoùjepourraisentrouverplusqu’àlapointedenosépées.Monseigneuretmaître,SirJohnChandos,m’aditsouventqu’iln’avaitjamaisrencontrédechevaliersoud’écuyersfrançaissansprendregrandplaisiràleurcompagnie.Jevoismaintenantqu’ilm’aditlavérité.

Pendant une heure, les deux amis chevauchèrent ensemble, le Français ne cessant deparlerdesadame,exhibantsongantd’unedesespoches,sajarretièrequ’iltiradedessoussonpourpointetsonsoulierdelafontedesaselle.Elleétaitblondeet,quandilappritqueLadyMaryétaitnoire,ilseseraitbienarrêtépourdisputerdesespréférencesenmatièredecouleurdecheveux.IlparlaaussidesonchâteaudeLauta,prèsdeseauxagréablesdelaGaronne,delacentainedechevauxquigarnissaientlesécuries,dessoixante-dixchiensquipeuplaientleschenilsetdescinquantefauconsdanslesmues.Sonamianglaisdevraityaller lorsque laguerreserait finie.Quelbeau jourceserait !Nigelà son tour,dont lafroideuranglaisefondaitdevantlejeunerayondesoleilméridional,sesurpritàparlerdespentescouvertesdebruyèredansleSurrey,delaforêtdeWoolmeretmêmedeschambressacréesdeCosford.

Mais ils se dirigeaient vers le soleil couchant, pensées perdues dans leurs lointainsfoyersrespectifs,chevauxaupas,lorsquequelquechosesoudainlesramenabrutalementàlaréalitédespérilleusescollinesdelaBretagne.

C’étaitlelongappeld’unetrompevenantduversantopposéd’unehauteurverslaquelleilssedirigeaient.Unesecondelonguenoteyréponditàquelquedistance.

–Est-cevotrecamp?demandaleFrançais.

–Non,nousavonsdespipeauxetunoudeuxfifresmaisjamaisjen’aientendud’appeldetrompedansnosrangs.Nousferionsbiendenousdissimuler,carnousignoronscequisetrouvedevantnous.Allonsdececôté.Nouspourronsvoirsansêtrevusnous-mêmes.

Derrière quelques bouleaux couronnant la hauteur, les deux jeunes écuyers purentregarderlalonguevalléerocailleusequis’étendaitdevanteux.Suruntertresedressaitunpetit bâtiment couronné de créneaux. À quelque distance de là s’élevait un grand etsombrechâteauaussimassifquelesrocssurlesquelsilreposait,avecunpuissantdonjonàl’un des angles et quatre longues lignes de murs à mâchicoulis. Tout au-dessus, uneimmensebannière flottaitauventetsonmotif flamboyaitdans lesoleilcouchant.Nigelmitsamainenvisière:

–Cenesontpointlesarmesd’Angleterre,jugea-t-il,nileslysdeFrance,pasplusquel’herminedeBretagne.Celuiquioccupecechâteaucombatdoncpoursonproprecomptepuisquec’estsonemblèmequiflottelà.C’estunetêtedegueulessurchampd’argent.

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–Latêtesanglantesurleplateaud’argent!s’écrialeFrançais.Onm’aprévenucontrelui!Cen’estpointunhomme,amiNigel,c’estunmonstrequicombatl’AngleterreetlaFrance et toute la chrétienté. N’avez-vous jamais entendu parler du boucher de laBrohinière?

–Non,jamais.

–SonnomestmauditenFrance.N’ai-jepointentendudirequecetteannéemêmeilamisàmortGillesdeSaint-Pol,amiduroid’Angleterre?

–Oui,ilmesouvientmaintenantd’avoirentenduquelquechosedesemblable,àCalais,avantnotredépart.

–Ehbien,c’est làqu’ildemeure,etDieuvousgardesi jamaisvouspassezdevantceportail,carnulprisonniern’ensortitjamaisvif.Depuisquecesguerresontcommencé,ilestdevenuunesortederoietleproduitdeonzeannéesdepillages’estaccumulédanssescaves. Et comment la justice pourrait-elle le frapper, quand personne ne sait à quiappartientcetteterre?Maislorsquenousvousauronstousrenvoyésdansvotreîle,parlasainteMèredeDieu ! nous auronsune lourdedette à fairepayer à celui quihabite cesmurs.

Comme ilsétaientàobserver,unnouvelappelde trompes’éleva. Ilnevenaitpasduchâteaumaisdel’autreboutdelavallée.Ilyfutréponduparunsecondappelprovenantdesmurs. Puis parut en une longue ligne ondoyante une bande demaraudeurs rentrantchezeuxavecleurbutin.Àlatêted’ungrouped’hommesarmésdejavelotss’avançaitàcheval un homme, grand et solide, revêtu d’une armure d’airain qui le faisait brillercommeunestatued’ordanslesrayonsdusoleil.Soncasqueétaitdétachédelagorgièreetétaitsuspenduaucouducheval.Unegrandebarbeluiflottaitsurlapoitrineetsescheveuxluipendaientjusquedansledos.Àcôtédelui,unécuyerportaitlabannièreàlatêtedesang.Derrièrelessoldatsvenaientunerangéedemuleslourdementchargéeset,departetd’autre,untroupeaudepaysansqu’onconduisaitauchâteau.

Enfin, venait un second groupe de soldats montés, conduisant une vingtaine deprisonniers.

Nigel les regarda puis, bondissant sur son cheval, s’avança, protégé par le relief. Ilatteignitainsisansêtrevuunendroitsituéàpeudedistancedelaporte.Ilvenaitàpeined’occuper sanouvelleposition,que lecortège s’engagea sur lepont-levisaumilieudescris de bienvenue de ceux qui garnissaient les murs. Nigel détailla de nouveauattentivement les prisonniers de l’arrière-garde. Il était à tel point absorbé par sonobservationqu’ilavaitdépassélesrochersetsetenaitpresqueausommetdel’éminence.

– Par saint Paul ! dit-il. C’est bien cela ! Je vois leurs hoquetons roux. Ce sont desarchersanglais.

Commeilparlait,undesprisonniers,solidegaillardauxlargesépaules, levala têteetaperçut la silhouettebrillante au-dessusde la colline, avec le casqueouvert et les rosesrougessurlapoitrine.D’unlargemouvementdesbras,ilrejetasesgardienssurlescôtésetsetrouvahorsdugroupe.

–SquireLoring ! SquireLoring ! cria-t-il.C’estmoi,Aylward, l’archer !C’estmoi,SamkinAylward!

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Aussitôtunedouzainedemainssesaisirentdelui,sescrisfurentétouffésparunbâillonetilfuttraînéàlasuitedesautresdanslasinistreentréeduchâteau.Puislesdeuxportesdefersefermèrentlourdement,lepontserelevaet,captifsetconquérants,voleursetbutindisparurentdanslesentraillesdelalugubreforteresse.

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20ChapitreCOMMENTLESANGLAISATTAQUÈRENTLECHÂTEAUDELABROHINIÈRE

Pendant quelquesminutes,Nigel resta immobile sur la crête de la colline. Il sentit soncœur prendre la lourdeur du plomb, à regarder fixement les grossesmurailles grisâtresderrière lesquelles se trouvait enfermé son malheureux compagnon. Une maincompatissanteseposasursonépauleetlavoixdesonprisonnierlefitselever.

–Peste!ditcedernier.Jecroisqu’ilsontquelques-unsdevosoiseauxdansleurcage,n’est-cepas?Alors,monami?Hautlescœurs!N’est-cepointlàlehasarddelaguerre,eux aujourd’hui et vous demain, tandis que la mort nous guette tous ? Cependant jepréférerais les voir dans n’importe quelles mains plutôt que dans celles d’Olivier leBoucher.

–ParsaintPaul!nousnepouvonsadmettrecela!Cethommequevousavezvumesuitdepuisque j’aiquittémademeureetplusd’unefoisdéjà ils’est trouvéentre lamortetmoi.Ceseraitpourmoiuneindiciblesouffrancedepenserqu’ilauraitfaitenvainappelàmoi.Jevousprie,Raoul,deréfléchirpourmoi,carjenelepuisplus.Dites-moicequejedoisfaireetcommentjepuisluiportersecours.

LeFrançaishaussalesépaules.

–Autant vouloir retirer un agneau vivant de la tanière d’un loup que d’espérer fairesortirunprisonnierdelaBrohinière.Voyons,Nigel,oùallez-vous?Avez-vousdoncperdul’esprit?

L’écuyeravaitéperonnésonchevaletdescendaitlacolline.Ilnes’arrêtaquelorsqu’ilnefutplusqu’àuneportéedeflèchede lagrandeporte.Leprisonnier français lesuivitdifficilementenl’accablantdereproches.

–Vousêtesfou,Nigel!Qu’espérez-vousfaire?Voulez-vousdoncemporterlechâteausouslebras?Arrêtez-vous!AunomdelatrèsSainteVierge,arrêtez-vous!

MaisNigeln’avaitentêteaucunprojetdéfini.Iln’obéissaitqu’àl’impulsionfiévreusedetenterquoiquecefûtenvued’apaisersespensées.Ilpromenasonchevaldelongenlargeenagitantunjavelotetenhurlantdesmenacesetdesdéfisàlagarnison.Duhautdesmurailles,unecentainedevisagesmoqueursleregardaient.Toutefoissoncomportementétaitsidécidé,sirésolu,qu’ilscrurentàunpiègeetlepont-levisrestarelevé:personneneserisquaàsortirpoursesaisirdelui.Quelquesflèchestombèrentsurlesrochersalentourpuis une grosse pierre, lancée par une baliste, passa au-dessus des deux jeunes écuyerspourallers’écraserderrièreeuxdansunbruitdetonnerre.LeFrançaisempoignalabridedeNigeletl’obligeaàs’éloigner.

–ParlaSainteVierge!jenemesoucieguèred’entendrecescaillouxautourdesoreilleset,commejenepuisretournerseul,ilfautbien,moncherami,quevousveniezaussi…

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Là,nousvoicihorsd’atteintemaintenant.Maisvoyezdonc,Nigel,monami:quelssontlesgensquisetrouventsurcettehauteur?

Le soleil s’était couché à l’occidentmais, sur l’horizon rougeoyant, unevingtainedesilhouettes sedétachaient.Ungroupedecavaliers apparut sur la colline. Ils semirent àdescendreverslavalléeetfurentaussitôtsuivisdefantassins.

–Cesontlesmiens!s’écriajoyeusementNigel.Venez,monami.Hâtons-nousd’allerprendreconseilsurcequ’ilfautfaire.

SirRobertKnolleschevauchaitàuneportéedeflèchedevantseshommesetilavaitlessourcilsfroncés.Àcôtédelui,levisagedécouragé,lechevalsaignant,l’armurebosseléeetsouillée,setenaitlechevalieràlatêtechaude,SirJamesAstley.Ilsétaientengagésdansunevivediscussion.

–J’aiaccomplimondevoirdumieuxquej’aipu,fitAstley.Àmoiseul,j’entenaisdixà la pointe de l’épée. Je ne sais comment il se fait que je sois encore vivant pour leraconter.

–Quelestvotredevoirenversmoi?Oùsontmes trentearchers? s’écriaKnollesencolère.Dixd’entreeuxgisentmortsàterreetlesvingtautresnevalentguèremieuxdanscechâteaulà-bas.Et toutcelaparcequ’ilafalluquevousmontriezauxhommesàquelpointvousétiezaudacieux!Vousêtesallévous jeterdansuneembuscadequ’unenfantaurait vue. Hélas, ai-je été moi-même assez fou pour avoir confiance en vous et vousconfierlecommandementdemessoldats!

–ParDieu,sirRobert,vousm’enrépondrezpourcesparoles.Jamaisunhommen’aosémeparlerdelafaçondontvouslefîtesaujourd’hui.

– Aussi longtemps que j’exécuterai l’ordre du roi, je serai le maître, et, sur ma foi,James, je vous pendrai à l’arbre le plus proche, si j’ai encore raisondemeplaindre devous…Holà,Nigel !Ah, jevoisàcechevalblancquevousaumoinsnem’avezpointfailli. Je veux vous parler à l’instant. Percy, amenez vos hommes et rassemblons-nousautourdecechâteaucar,surlesalutdemonâme!jenem’eniraipointquejen’enaieretirémesarchersouquej’aieenmainlatêtedeceluiquimelesapris.

Cette nuit-là, les Anglais se tinrent serrés autour de la forteresse pour empêcherquiconqued’ensortir.Mais iln’étaitguèreaisédedécouvrir lemoyend’ypénétrer,carelleétaitpleined’hommes, lesmuraillesétaienthautesetépaisses,etelleétaitentouréed’ungrandfosséasséché.PourtantlesAnglaisserendirentbientôtcomptedelahainequele maître de l’endroit avait fait naître dans le pays : durant toute la nuit en effet, deshommesvinrentdetoutesparts,desboisetdesvillages,offrirleursservicesdanslaprisedu château. Knolles les chargea de couper des branchages et de les mettre en fagots.Lorsquevintlejour,ilsedirigeaverslamurailleettintconseilavecseschevaliersetsesécuyerssurlemoyendeforcerlaplace.

–Pourmidi,dit-il,nousauronsassezdefagotspourfranchirlefossé.Nousenfonceronsalorslaporteettenteronsdeprendrepied.

LejeuneFrançaisétaitvenuavecNigelpourassisteràlaconférence.Etdanslesilencequisuivitlapropositionducommandant,ildemandalapermissiondeparler.Ilétaitrevêtudel’armurequeNigelavaitpriseauFuretRouge.

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– Ilnemesiedpeut-êtrepointdeprendrepartàvotreconseil,dit-il, étant françaisetprisonnierdeguerre.Maiscethommeestl’ennemidetoutlemondeetilporteunedetteaussi lourdeenvers laFrancequ’enversvous,puisquenombredebonsFrançaisontpéridanssescaves.C’estdoncpourcetteraisonquejedemandeàpouvoirparler.

–Nousvousécoutons,réponditKnolles.

– Je suis arrivé d’Évran aujourd’hui. Messires Henri Spinnefort, Pierre La Roye etmaintsautresvaillantschevaliersetécuyerssetrouventlà,avecdenombreuxhommes.Etchacun d’eux se joindrait à vous avec plaisir pour réduire à néant ce boucher dont lesméfaits ne sont que trop connus et déplorés. Ils disposent également de mangonneauxqu’ilspourraientamenerdanscescollinesetquiserviraientàabattrecetteportedefer.Sivousvoulezm’endonnerl’ordre,jemerendraiàÉvranetramèneraimescompagnons.

–Eneffet,Robert,fitPercy,j’aidansl’espritqueleFrançaisparleavecsagesse.

–Etpuis,lorsquenousauronsprislechâteau?…demandaKnolles.

–Alors, vous suivrez votre chemin,messire, et nous, le nôtre.Ou, si vous préférez,vouspourrezvous rassembler surcettecolline,etnoussurcelle-là,en laissant lavalléeentre nous. Ensuite de quoi, si un cavalier désirait s’avancer, ou accomplir un vœu enl’honneur de sa dame, nous pourrions le satisfaire. Il serait bien regrettable que tant devaillantshommessetrouventréunisetnepuissentselivreràquelqueactiond’éclat.

Nigel lui tapota l’épaulepour luiprouver sonadmirationet sonestime,maisKnollessecoualatête.

–Leschosesnesepassentpointainsi,sinondanslescontesdeménestrels,dit-il.JenedésirenullementquevosgensàÉvransoientaucourantdunombredemeshommesetdemesprojets.Jenemetrouvepointdanscepaysenpaladin,maispourmarchercontredesennemisdemonroi.Quelqu’undésire-t-ilencoreparler?

Percy désigna la petite forteresse sur le monticule, au-dessus de laquelle flottaitégalementlabannièreàlatêtedesang.

– Ce châtelet, Robert, ne doit point être très puissant ; il contient au plus cinquantehommes. Il a été construit, comme je le crois, afin qu’on ne puisse s’emparer de cettehauteuret,delà,tirersurl’autre.Pourquoinepastournernosforcescontrelui,puisqu’ilestlemoinsfortdesdeux?

Maisencoreunefois,lejeunecommandantsecoualatête.

– Simême je devaism’en emparer, je n’en serais guère plus avancé, et cela nemerendraitpointmesarchers.Celamecoûterapeut-êtreunevingtained’hommes;quelprofitentirerai-je?Sij’avaisdesbombardes,jepourraislesyposter,maisn’enayantpoint,ilnemeserviraitàrien.

–Peut-êtremanquent-ilsd’eauetdenourriture, fitNigel. Il leur faudraalors sortiretnousattaquerpours’enprocurer.

–J’aiinterrogélespaysans,réponditKnolles:ilssontunanimespourdirequ’ilyaunesourceàl’intérieurduchâteauetdegrandesréservesdenourriture.Non,messires,iln’estpoint d’autremoyenpournousquede le prendrepar les armes et point d’autre endroit

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pour attaquer que cette porte.Nous aurons bientôt assez de fagots à jeter dans le fossépourpenser le franchir. J’aidonné l’ordred’abattreunpinsur lacollineetde l’élaguer.Nouspourronsnousenservircommebélierpourdéfoncerlaporte…Maisquesepasse-t-ilencoreetpourquoicourent-ilsverslechâteau?

Un brouhaha s’était élevé parmi les soldats dans le camp et tous couraient dans uneseule direction : le château. Les chevaliers et les écuyers les suivirent et comprirent laraison de ce désordre lorsqu’ils parvinrent en vue de la porte. Au sommet de la toursurmontantleportailsetrouvaienttroishommesrevêtusdel’uniformedesarchersanglais,unecordeautourducouetlesmainsliéesderrièreledos.Leurscompagnonssepressaientàleurspieds.

–C’estAmbrose!crial’und’eux.C’estAmbrosed’Ingleton.

– Oui, c’est vrai ! Je vois ses cheveux blonds. Et l’autre, celui avec la barbe, c’estLockwooddeSkipton.QuelmalheurpoursafemmequitientlaboutiqueprèsdelatêtedepontdeRibble!Maisjenevoispasquipeutêtreletroisième.

–C’estlepetitJohnnyAlspaye,leplusjeunedelacompagnie!crialevieuxWat,dontlesjouesruisselaientdelarmes.C’estmoiquil’aitirédechezlui!Hélas,hélas!Mauditsoitlejouroùjel’aiarrachéàsamèrepourl’emmenerpérirainsidansunlointainpays.

Il y eut soudain une sonnerie de trompe et le pont-levis s’abaissa. Un hommemajestueuxrevêtud’un tabardpassés’avança.Parvenuauboutdupont, il s’arrêtaetsavoixsonnacommeuntambour:

–Jedésireparleràvotrecommandant!

Knollesfitunpas.

–Ai-jevotreparoledechevalierque jepuism’approcher sansdangeretque je seraitraitéaveccourtoisieainsiqu’ilsiedàunhéraut?

Knollesacquiesçadelatête.

L’hommes’approchalentementetmajestueusement.

–Jesuis lemessageret ligeserviteurdu trèshautet trèshonorablebaron,OlivierdeSaint-Yvon, seigneur de la Brohinière. Ilme prie de vous dire que, si vous poursuivezvotre chemin et ne l’importunez point davantage, il s’engage pour sa part à ne plus selivreràaucuneattaquecontrevous.Quantauxhommesqu’ilvousapris,illesenrôleraàsonservice,carilagrandbesoind’archersetabeaucoupentenduparlerdeleuradresse.Maissivousluidésobéissezouluicausezdéplaisirendemeurantdevantsonchâteau, ilvousavertitquecestroishommesserontpendusetquetroisautresleserontchaquejour,jusqu’àcequetousaientpéri.IlenafaitsermentsurlacroixduCalvaireetcequ’ilajurédefaire,illefera.

RobertKnollesregardalemessagerengrimaçant.

–Vous pouvez remercier tous les saints d’avoirma parole, sans quoi je vous auraisarraché ce tabardmensonger et vous auraismarqué le dos pour faire à votremaître laréponse qui convient.Dites-lui que je le tiens, lui et tous ceux qui se trouvent dans cechâteau,commeotagespourlaviedemeshommesetque,s’iloseleurfairelemoindre

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tort, lui et tous ses hommes seront pendus. Allez, et allez vite, car je pourrais perdrepatience.

Il y avait dans les froids yeux gris de Knolles et dans sa façon de prononcer lesdernièresparolesquelquechosequifitretournerlehérautplusvitequ’iln’étaitvenu.Àpeineavait-ildisparudansleportail,quelepontserelevaitengrinçantderrièrelui.

Quelques minutes plus tard, un rude gaillard barbu parut à côté des trois archersprisonniers.Saisissantlepremierparlesépaules,illefitbasculerpar-dessuslemur.Uncris’échappadeslèvresdel’hommeetungrondementdecellesdesescamaradesenbas.Enarrivantauboutdelacorde,ilfitunbondquilerenvoyapresqueàmi-hauteurpuis,aprèsavoirdansépendantunmomentcommeunpolichinelle, il semit àbalancerdoucementd’avantenarrière,lesmembresmousetlanuquebrisée.

Lebourreauseretournaetfitunerévérencemoqueuseverslesspectateursau-dessousde lui.Mais il n’avait pas encore appris la force ni la puissance des arcs anglais. Unedemi-douzained’hommes,parmilesquelsse trouvait levieuxWat,avaientcouruvers lemur. Ilsarriveraient trop tardpeut-êtrepoursauver leurscamarades,maisaumoins leurmort serait vite vengée. L’homme allait s’en prendre au second prisonnier, lorsqu’uneflècheluitraversalatête,l’affalant,occis,surleparapet.Mais,entombant,ilavaitdonnélapoussée fatale,et la secondesilhouette roussesebalançaàcôtéde lapremièresur lefondnoirâtredelamuraille.

IlnerestaitplusquelejeuneJohnnyAlspayequisetenaitlà,tremblantdefrayeur,avecun abîme devant lui et, derrière, les hurlements de rage de ceux qui voulaient l’y fairebasculer.Ilyeutunelonguepauseavantquequelqu’unsedécidâtàaffrontercesflèchesmortelles.Puisunhommeseprécipitaetseservitducorpsdujeunegarçoncommed’unbouclier.

–Écarte-toi,John!Écarte-toi!luicrièrentsescamarades.

Lejeunegarçonbonditaussiloinquelacordeleluipermettait.Troisflèchessifflèrentaussitôt à ses oreilles et deux d’entre elles vinrent se ficher dans le corps de l’hommederrièrelui.Unhurlementdeplaisirjaillitdelaplainelorsqu’iltombaàgenouxd’abord,puissurlaface.Viepourvie,lemarchén’étaitpastropmauvais.

Mais l’adressede sescamaradesn’avaitdonnéqu’unbref répit au jeunegarçon.Au-dessus du parapet apparut alors une boule d’airain, puis deux larges épaules dumêmemétalet,enfin,lasilhouettecomplèted’unhommerevêtud’unearmure.Ils’avançaversle bord, et tous entendirent les ricanements qui accueillaient les flèches s’écrasant et sebrisant sur l’impénétrablemaille. Il se frappa le plastron de lamain en se gaussant. Ilsavait fort bien que, à pareille distance, aucun trait ne pourrait transpercer les plaquesmétalliques. Ainsi se tenait l’immonde boucher de la Brohinière, la tête haute, le rireinsolent devant ses ennemis. Puis, d’un pas lent etmesuré, il s’avança vers la dernièrevictime,lasaisitparl’oreilleetlatirajusqu’àcequelacordefûttendue.Mais,remarquantquelenœudavaitglissésurlevisagedujeunegarçonlorsquecelui-ciavaitbondi,iltentadeleremettreenplace;et,commesongantlegênait,illeretiraetcefutdelamainnuequ’illuipassalacordeaucou.

La flèche deWat était partie comme l’éclair et le boucher fit un bond en arrière enpoussantunhurlementdedouleur,lamainembrochéesurletrait.Commeillabrandissait

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furieusementverssesennemis,unesecondeflècheluiéraflalepoignet.D’uncoupdepiedbrutal, il fitbasculer le jeuneAlspayepar-dessus leparapet,sepenchaunmomentpoursuivre son agonie, puis s’éloigna lentement en tenant sa main blessée, sous la pluieincessantedesflèchesmartelantsesdossières.

Les archers, rendus furieux par la mort de leurs compagnons, sautaient et hurlaientcommedesloupsaffamés.

– Par saint Dunstan, fit Percy en regardant autour de lui, si jamais nous devonsl’emporter,jecroisquevoicilemoment,carriennepourraarrêterceshommessic’estlahainequilesfaitavancer.

–Vousavez raison,Thomas,criaKnolles.Rassemblez immédiatementvingthommesd’armes avec leur bouclier pour les protéger. Astley, disposez les archers de façonqu’aucune tête ne puisse paraître ni aux fenêtres ni sur le parapet.Nigel, ordonnez auxpaysans d’avancer avec leurs fagots. Que les autres apportent le tronc de sapin qui setrouvederrièrelalignedeschevaux.Dixhommesd’armesleporterontàdroite,etdixàgauche,avecleurbouclierau-dessusdelatête.Dèsquelaporteseraenfoncée,quetousleshommesseprécipitent.EtqueDieusoutiennelabonnecause!

Lesdispositionsfurentrapidementprisescarils’agissaitdevieuxsoldatsdontletravailquotidien consistait à faire la guerre.Les archers se formèrent en petits groupes devantchaquecrevassede lamuraille, tandisqued’autresépiaientsoigneusement les remparts,lançant une flèche dès qu’une tête apparaissait. La garnison fit tomber une pluie decarreaux d’arbalète et de pierres lancées par leurs machines, mais la riposte était simortelleque leshommesn’avaientguère le tempsdeviser, si bienque leursdéchargesfurentmaladroitesetinoffensives.Souslecouvertdestraitsdesarchers,unefilecontinuedepaysanssedirigeaversleborddufossé.Chacunportaitungrosfaisceaudebranchagesqu’ilyjetait,ets’empressaitderetournerenchercherunautre.Vingtminutesplustard,unlargepassagedefagotsmenaitduborddufosséjusqu’àlaporte.Cetravailn’avaitcoûtélaviequ’àdeuxpaysansatteintspardescarreauxd’arbalètesetàunarcherqu’unepierreavaittouché.Laplaceétaitprêtepourlebélier.

Dans un grand cri, vingt piquiers se précipitèrent avec le tronc de pin sous le bras,l’extrémitélapluslargetournéeverslaporte.Lesarbalétriersdelatoursepenchèrentettirèrentdansletas,maissansparveniràlesarrêter.Deuxd’entreeuxtombèrent,maislesautres levèrent leursboucliers et continuèrentdecourir encriant, franchirent lepontdefagotsetheurtèrentlaportequisefendilladehautenbas,maisrestaenplace.

Faisant balancer leur arme puissante, ils continuèrent de marteler les battants quechaque coupdescellait un peu et qui se crevassaient chaque fois un peu plus.Les troischevaliers, avec Nigel, le Français et les autres écuyers, se tenaient à côté du bélier,excitantleshommesdelavoixetrythmantlebalancementd’un«Ha!»puissantàchaquecoup.Ungrosmorceauderoclâchédesrempartss’effondraetfrappaSirJamesAstleyetunautredesassaillants,maisNigelet leFrançaisprirentaussitôt leurplace,et lebéliercontinuademartelerl’entréeavecplusdeforceencore.Unautrecoup,etencoreun!Lapartie inférieure avait déjà été arrachée,mais la grande barre centrale résistait toujours.Cependantelleallaitsedétacherd’uneminuteàl’autre.

Maissoudainunvéritabledélugeliquidevintd’enhaut.Untonneautoutentieravaitété

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déversé si bien que soldats, pont et boucliers se trouvèrent également trempés d’unematière jaunâtre. Knolles y frotta son gantelet qu’il porta ensuite à son armet, sous leventail,etqu’ilhuma.

–Reculez!Reculez!cria-t-il.Vite,avantqu’ilsoittroptard!

Unepetitefenêtremuniedebarreauxs’ouvraitau-dessusdeleurstêtessurlecôtédelaporte. Quelque chose y scintilla, puis une torche fut jetée. En une seconde l’huiles’enflammaainsiquetoutcequ’elleavaittouché:lesapinqu’ilsportaient,lesfagotssousleurspieds,leursarmesmêmesbrûlaient.

Leshommesbondirentàgaucheetàdroitedanslefosséasséché,seroulantsurlesoldans l’espoir d’éteindre les flammes. Les chevaliers et les écuyers, abrités par leursarmures, luttèrent de leur mieux, piétinant et frappant, afin d’aider ceux qui n’avaientqu’unecasaquedecuirpourseprotégerlecorps.Traitsetpierrespleuvaientsureuxsansarrêt,sibienquelesarchers,voyantledanger,seprécipitèrentversleborddufossé,tirantauplusvitedèsqu’unvisagesemontrait.

Écorchés, fatigués et crottés, les survivants dugroupede chocgrimpèrent comme ilspurenthorsdufossé,s’accrochantàchaquemainsecourablequisetendaitverseux.Ilssereplièrentdoncaumilieudesriresetdeshurlementsdeleursennemis.UntasdecendresétaittoutcequirestaitdeleurpontetAstleyygisaitavecsixautreshommescarbonisés.

Knollesserralespoingsenregardantlesruinesaccumuléesderrièrelui,puisobservalegrouped’hommesqui se tenaient debout ou couchés autourde lui, s’affairant à soignerleursmembresbrûlésousacrantetmaudissantlessilhouettesnarquoisesquidansaientenhautdesmurailles.Grièvementbrûlélui-même,lejeunecommandantn’avaitpassongéàsespropresblessures, tant ilétaitemportépar la rageet les regretsqui lui rongeaient lecœur.

– Nous allons construire un nouveau pont ; cria-t-il. Que les paysans se remettentaussitôtàfairedesfagots!

Maisunepenséevenaitdetraverserl’espritdeNigel.

–Voyezmessire,dit-il,lesclousdecetteporteontétérougisparlefeuetleboisenestréduitencendres.Nouspourrionsbiencertainementnousyfrayerunpassage.

–ParlaVierge!vousditesvrai!s’écriaàsontourlejeuneFrançais.Sinousarrivonsàfranchirlefossé,laportenepourranousarrêter.Nigel,pourlagloiredenosgentesdames,jevousfaislacourseàquiyparviendralepremier,delaFranceoudel’Angleterre.

Hélas,pourtouslesconseilsdesagessedubonChandos!Hélas,pourtouteslesleçonsd’ordreetdedisciplinedumalheureuxKnolles!Enuninstant,oublianttoutpourcedéfi,Nigel courait de toutes ses forcesvers laporte calcinée.LeFrançais se trouvait sur sestalons, soufflant et suant dans son armure d’airain. Derrière eux arriva un flot hurlantd’archersetd’hommesd’armes.Tousselaissèrentglisserdanslefossé,coururentàl’autreparoiet, se faisant lacourteéchelle, l’escaladèrent.Nigel,Raouletdeuxarchersprirentpiedenmêmetempsdevantlaportequibrûlaitencore.Ilsseprécipitèrentetlafirentvolerenéclatsetbondirentavecuncridetriomphedanslesombrepassagevoûtéquiluifaisaitsuite.L’espaced’uneseconde,ilsavaientcruquelechâteauétaitpris.Maisuntunnelnoirs’étendaitdevant eux ; ils le traversèrent encourant…Hélas ! l’autreextrémitéenétait

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bloquéeparunegrosseporteaussipuissantequecellequiavaitbrûlé.Cefutenvainqu’ilslabattirentde leursépéesetde leurshaches.Àchaquebout, le tunnelétaitpercéd’unefente au travers de laquelle les carreaux d’arbalètes, tirés à quelques pas seulement,transperçaient les armures comme si elles n’eussent été que du tissu : les hommestombèrent lesunsaprèslesautres.Démontépar larage, lerestedeshommessejetasurcettebarrièrebardéedefer,maisautantvalaits’attaqueraumurlui-même.

Il était amerdedevoir reculer, etpourtant c’eût été foliequede rester.Nigel regardaautourde luietvitque lamoitiédeseshommesgisaient sur le sol.Aumêmemoment,Raoul s’effondra à sespieds, un carreau ayant transpercé le camail qui lui protégeait lanuque.Quelques-unsdesarchers,voyantqu’unemortcertainelesattendaits’ilsrestaientlàpluslongtemps,s’étaientmisàcourirpours’échapperdupassagefatal.

–Par saintPaul ! s’écriaNigelavecchaleur, allez-vousdoncabandonnernosblessésici, où ce boucher pourra s’en emparer ? Que les archers tirent vers l’intérieur et lesécartentdesfentes.Etquechaquehommeemportel’undenoscamarades,sansquoinousperdronsnotrehonneurdevantlaportedecechâteau.

Auprixd’ungroseffort,ilsoulevaRaoulsursesépaulesets’avançaentitubantversleborddufossé.Quelqueshommesattendaientdanslefond,oùlebordabruptlesmettaitàl’abri des flèches. Nigel leur passa son ami blessé et chacun des archers fit demême.Nigel retournaàplusieurs reprises jusqu’àcequ’ilne restâtplusqueseptmortsdans letunnel. Treize blessés furent étendus dans l’abri du fossé où il leur faudrait rester enattendantquelanuitvîntlescouvrir.Cependantlesarchersdel’extérieurs’occupaientàprotégerleurscompagnonsdetoutesattaquesetàempêcherl’ennemideréparerlaporte.L’ouverturebéanted’unearchenoircieparlafuméeétaittoutcequ’ilspouvaientmontreren échangedes trenteviesqu’ils avaientdonnées.Mais si peuque ce fût,Knolles étaitbiendécidéàlagarder.

Couvertdebrûluresetdecontusions,maisinsensibleàladouleurcommeàlafatigue,Nigel s’agenouilla à côté du Français et lui détacha son casque. Le juvénile visage dujeuneécuyerétaitblanccommelachauxetdéjàl’ombredelamortplanaitsursesyeuxviolacés,maisunfinsourireluiarronditleslèvreslorsqu’ilregardasonamianglais.

– Je ne reverrai jamaisBéatrice, souffla-t-il. Je vousprie,Nigel, lorsque la paix serafaite,devousrendreauchâteaudemonpèrepourluidirecommentestmortsonfils.Lejeune Gaston va se réjouir, car c’est à lui maintenant que reviendront la terre, lesarmoiries, lecrideguerreet lesprofits.Allezlesvoir,Nigel,etdites-leurquej’étaisaupremierrangcommelesautres.

–Sansaucundoute,Raoul,personnen’auraitpusecomporterplushonorablementetsegagner plus de gloire que vous ne le fîtes ce jour. J’exaucerai votre désir lorsque lemomentseravenu.

–Quevousêtesheureux,Nigel!murmuraencorel’écuyermoribond.Carcejourvousadonnéuneactiond’éclatdeplusàdéposerauxpiedsdevotredame.

–Ileneûtétéainsisij’avaisemportélaplace,fitNigeltristement,mais,parsaintPaul!je ne puis considérer ceci comme un haut fait, alors que j’ai dûme replier sans avoiratteintmonbut.Maiscen’estpointlemomentdeparlerdemespauvresaffaires,Raoul.Sinousemportonslechâteauetsijemecomportebien,alorspeut-êtretoutcecipourra-t-il

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compter.

LeFrançaisseredressasoudainaveccetteétrangeénergiequivientsouventcommeunsigneavant-coureurdelamort.

–Vous,vousgagnerezvotreLadyMary,Nigel,etvosactionsd’éclatneserontpointaunombredetrois,maisdevingt,sibienque,danstoutelachrétienté,iln’existerapointunhommedenoblesangetportantblasonquineconnaissevotrenometvotregloire.Etcela,c’estmoiquivousledis…moi,RaouldelaRochePierredeBras,mourantsurlechampde bataille. Et maintenant, embrassez-moi, mon bon ami, et étendez-moi, car déjà lesténèbresdelamortm’entourentetjem’envais.

Aumêmemoment,où,dansungestetendre,l’écuyerabaissaitlatêtedesoncamarade,celui-cieutunhoquetetsonâmes’envola.AinsimourutunvaillantpaladindeFrance,etNigel,ens’agenouillantàcôtédelui,danslefossé,priaavecferveurafinquesapropremortfûtaussinobleetcalme.

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21ChapitreCOMMENTLESECONDMESSAGERS’ENFUTÀCOSFORD

Sous le couvert de la nuit, les blessés furent évacués du fossé tandis que des piquetsd’archerss’avançaient jusqu’àlaportemêmeafinqu’onnepût lareconstruire.Nigel, lecœuralourdiparsadéfaite,lamortdesonamietsescraintespourAylward,s’enretournaenrampantverssoncamp.Maissacoupen’étaitpaspleineencorecarKnollesl’attendait,lalangueaussimordantequ’unfouet.Quisecroyait-ildonc,lui,pauvrepetitécuyer,quimenaituneattaquesansenavoirreçul’ordre?Etvoilàoùsesfollesidéesdechevalerieerrantel’avaientmené.Ilavaitperduvingthommessansyriengagner.Ilavaitleursangsur la conscience. Chandos serait mis au courant de sa conduite. Il serait renvoyé enAngleterreaprèslapriseduchâteau.

TelsfurentlesreprochesdeKnolles,d’autantplusamersqueNigelsentaitaufondducœur qu’il avait mal agi et que Chandos lui aurait dit la même chose, en termes plusaimablespeut-être.Illesécoutadansunrespectueuxsilence,commeilétaitdesondevoir,puis,aprèsavoirsaluésonchef,seretirapourallersejeterparmilesbuissonset,levisageentrelesmains,verserlespluschaudeslarmesdesavie.Ilavaitpourtantluttéavecardeur,mais tout s’était tourné contre lui. Il était blessé, brûlé et souffrait de la tête auxpieds.Mais tout comme l’esprit s’élève au-dessus du corps, tout cela n’était rien à côté duchagrinetdelahontequiluirongeaientlecœur.

Unepetite chose fit dévier le cours de ses pensées et lui apporta unpeudepaix.Enôtantsesganteletsdemailles,ilavaiteffleurédesdoigtslepetitbraceletqueLadyMaryluiavaitremislorsqu’ilss’étaienttrouvésensemblesurlacollinedeSainte-Catherine.Ilsesouvintalorsdeladevisequiyétaitinscritedansunfiligraned’or:«Faiscequedois,adviennequepourra–c’estcommandéauchevalier.»

Ces mots lui résonnèrent dans la tête. Il avait fait ce qui lui semblait bien, sanss’occuperdecequ’iladviendrait.Toutavaitmaltourné,ilestvrai,maiscelaétaitcommundanslesaffaireshumaines.Ilserendaitcompteque,s’ilavaitemportélechâteau,Knolleseût tout pardonné et oublié.Mais, s’il ne l’avait point emporté, ce n’était pas sa faute.Personne n’aurait pu le faire. Et si Mary avait pu le voir, elle l’aurait certainementapprouvé.Ens’endormant,ilvitsonbrunvisageilluminéd’orgueiletdepitiésepenchervers lui.Elleétendit lamainet le touchadoucementà l’épaule. Ilbonditetsefrotta lesyeuxcar,réellement,quelqu’unétaitlàdansl’ombrequilesecouait.Maisledouxtoucherde LadyMary fit place à la rude poigne de Simon leNoir, le fier homme d’armes duNorfolk.

–Vousêtesbienl’écuyerLoring,dit-ilenfixantsonvisagedansl’obscurité.

–Jelesuis.Etalors?

–Jevousaicherchédans tout lecampmais, lorsque j’aiaperçuvotrechevalentravé

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dans ces buissons, j’ai pensé que je devrais vous trouver à proximité. Je voudrais vousparler.

–Parle!

–Cet archerAylwardétaitmonamietDieuamisdansmanatured’aimermesamisautantquejehaismesennemis.Ilestvotreserviteuretilm’estapparuquevousl’aimiezaussi.

–J’aidesraisonsdel’aimer.

–Alors,vousetmoi,squireLoring,avonsplusdemotifsdenousbattrepourcettecauseque tous les autres qui songent plus à enlever ce château qu’à sauver ceux qui y sontprisonniers. Ne voyez-vous donc pas qu’un homme comme ce brigand de seigneur,lorsquetoutluiparaîtradésespéré,ferasûrementtrancherlagorgeàtouslesprisonniersauderniermomentavantlachuteduchâteau,sachanttrèsbienquelemêmesortl’attendra?N’est-cepointcertain?

–ParsaintPaul!Jen’avaispointsongéàcela.

–J’étaisavecvousàmartelercetteporteintérieureetàuncertainmoment,quandj’aicruqu’elleallaitcéder,jemesuisdit:«Adieu,Samkin,jeneteverraiplusjamais!»Cebaron a du fiel dans l’âme, tout autant que moi, et croyez-vous que je livrerais mesprisonniersvivants,si l’onm’obligeaità lefaire?Quenon!Sinousavionsforcénotrepassagecejour,c’eûtétélamortpoureuxtous.

–Ilsepeutquetuaiesraison,Simon,etcettepenséedevraitapaisernosregrets.Maissinousnepouvonslessauverenprenantlechâteau,ilsserontperdusdetoutefaçon.

– Peut-être que oui et peut-être que non. Je pense que, si le château était pris trèssoudainementetdefaçonimprévisible,nousaurionspeut-êtrelachancederetrouverlesprisonniersavantqu’ilsaientletempsdes’occuperd’eux.

Nigelsepencha,lamainsurlebrasdusoldat.

–Tuasunplanentête,Simon.Dis-le-moi.

–J’auraisvoululedireàSirRobert,maisilpréparel’assautdedemainetneveutpointêtredérangé.J’aiunplan,eneffet,donttoutefoisjenepourraisdire,avantdel’avoirmisàl’épreuve,s’ilestbonoumauvais.Maisjevaisd’abordvousconterceàquoij’aipensé.Sachezdoncque, cematin, alors que jeme trouvais dans le fossé, j’ai remarquéundeleurshommes sur lemur,ungrand rouquinà la figurepâle, avecune touchedu feudesaintAntoinesurlajoue.

–MaisquelrapportavecAylward?

– Je vais vous le dire. Ce soir, après l’assaut, il advint que je me promenais avecquelquesamisautourdecetteredoutesurlemonticulelà-bas,enessayantd’ydécelerunpoint faible. Quelques-uns des ennemis vinrent sur le rempart afin de nous insulter, etparmieux,quiai-jevu,sinonmongrandgaillardauvisagepâle,auxcheveuxrouxetàlapetitetouchedefeudesaintAntoinesurlajoue.Quepensez-vousdecela,squireNigel?

–Quecethommeestpasséduchâteaudanslaredoute.

–Envérité,c’estcequ’ilafait.Iln’existepasdanslemondedeuxhommesmarqués

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comme lui.Mais s’il est passé du château à la redoute, ce n’est point au-dessus du solpuisquenoshommesétaientlà.

–Par saintPaul ! Je vois ce que tu veuxdire, s’écriaNigel.Tu crois qu’il existe unpassagesousterre.

–J’ensuiscertain.

–Ainsi,enlevonslaredoute,etnouspourronsempruntercepassagequinousmèneraàl’intérieurduchâteau.

–Celapourraitsefaire,maisceseraitdangereuxcar,sansaucundoute,ceuxduchâteaunousentendrontattaquerlaredoute.Ilsbarricaderontlepassageettuerontlesprisonniers.

–Decefait,queconseilles-tu?

–Sinouspouvionsdécouvriroùsetrouvelepassage,squireNigel,jenevoispascequinousempêcheraitdecreuserpourydescendre.Ainsi,lechâteauetlaredouteseraienttousdeuxànotremerciavantmêmequ’ilslesussent.

Nigelbattitdesmains.

–Pardieu!Quevoilàunbeauplan!Maishélas!Simon,jenevoispointcommentnouspourrionsdéterminerletracédecepassage,nioùcreuserpourl’atteindre.

–J’ai là-basdespaysansavecdespelles. Ilyaaussideuxdemesamis :HardingdeBarnstatle et John des comtés de l’Ouest, qui attendent avec leur équipement. Si vousvouleznousconduire,squireNigel,noussommesprêtsàrisquernosviesdansl’aventure.

Mais que dirait Knolles s’ils échouaient ? Cette pensée traversa l’esprit de Nigel,aussitôtsuivied’uneautre.Ilneserisqueraitpointtropavant,àmoinsd’avoirdeschancesde succès. Et, s’il s’y risquait, il y jouerait sa vie. Agissant ainsi, il ferait amendehonorablepour ses erreurs.En revanche, si le succès couronnait ses efforts,Knolles luipardonneraitsonéchecdevantlaporte.L’instantd’après,ilavaitchassétouslesdoutesdesonespritet,guidéparSimonleNoir,s’avançaitdansl’obscurité.

Les deux autres hommes d’armes les attendaient en dehors du camp et tous quatrecontinuèrentensemble.Unpetitgroupedesilhouettessedessinadansl’obscurité.Lecielétaitcouvertdenuagesetunelourdepluietombait,dissimulantetlechâteauetlaredoute.Mais,durantlejour,Simonavaitplacéunepierrecommepointderepère.Ilssurentdoncquandilssetrouvèrententrelesdeux.

–Andreasl’aveugleest-illà?demandaSimon.

–Oui,messire,j’ysuis,fitunevoix.

–Cethomme,expliquaSimon,étaitautrefoisricheetdebonneréputation.Maisilfutréduitàlamendicitéparcebriganddeseigneurqui,danslasuite,luifitperdrelavuepourl’obligeràvivredurantdelonguesannéesdansl’ombreensecontentantdelacharitédesautres.

–Maiscommentpeut-ilnousaiderdansnotreentreprises’iln’yvoit?demandaNigel.

–C’estjustementpourcetteraisonqu’ilpeutnousêtred’uneplusgrandeutilitéqu’unautre,bonseigneur,carilsefaitsouventque,lorsqu’unhommeperdunsens,Dieuaiguise

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lesautres.Ainsidonc,Andreasestdouéd’uneouïetellequ’ilpeutentendrelasèvemonterdansunarbre,voireune souris trotterdans son trou. Il estvenunousaider à trouver lepassage.

–Etjel’aitrouvé,fitl’aveuglefièrement.Voici,j’aiplacémonbâtonsurlalignequ’ilsuit. Par deux fois, alors que j’étais couché avec mon oreille sur le sol, j’ai entendumarcherpar-dessous.

–J’espèrequetunetetrompespoint,bonhomme,fitNigel.

Pourtouteréponse,l’hommesaisitsonbâtonetenfrappadeuxcoupssurlesol,unefoisàdroiteetunefoisàgauche.L’unrenditunsonplein,l’autreunsoncreux.

– N’entendez-vous point cela ? demanda-t-il. Me demanderez-vous encore si je metrompe?

–Enfaitnoustesommesgrandementredevablespourceservice,réponditNigel.Queles paysans commencent à creuser aussi silencieusement que possible. Et toi, Andreas,gardel’oreillesurlesolafindenousprévenirsiquelqu’unpasseendessous.

Ainsidonc,souslapluiequitombait,lepetitgroupesemitautravaildansl’obscurité.L’aveugle restait étendu, le visage à terre. Par deux fois, ils entendirent son légersifflementavertisseur,etilscessèrentletravail.Aprèsuneheure,ilsparvinrentàunearchedepierrequiconstituaitlapartieextérieuredelavoûtedutunnel.C’étaitungrosobstacle,car il faudrait peut-être longtempspour détacher unepierre ; et, si le travail n’était pasterminéauleverdujour,leurentrepriseétaitvouéeàl’échec.Ilsfirentsauterlemortieraumoyend’unedagueetparvinrentàdégagerunepetitepierrequileurpermitdes’attaquerplusfacilementauxautres.Untrou,plusnoirquelanuitquilesentourait,s’ouvraitàleurspieds,etilsn’enpouvaienttoucherlefondavecleursépées.Ilsavaientouvertletunnel.

–Jevoudraisyentrerlepremier,fitNigel.Jevouspriedoncdem’aideràdescendre.

Ils le soutinrent de toute la longueur de leurs bras puis, après l’avoir lâché, ilsl’entendirent atterrir sain et sauf au fond. Une seconde plus tard, l’aveugle donnait lesignald’alarme.

–J’entendsdespas,dit-il.Ilssontloinencoremaisilsserapprochent.

Simonpoussalatêteetlecoudansl’ouverture.

–SquireLoring,m’entendez-vous?murmura-t-il.

–Jet’entends,Simon.

–Andreasditquequelqu’unvient.

–Couvrevitel’ouverture.Vite,jeteprie,couvre-la!

Unmanteaufutjetésurletrouafinqu’aucunraidelumièrenepûtavertirlenouveauvenu.Cependantilétaitàredouterqu’ileûtentenduNigeltomberdanslepassage.Maisilfutbientôtclairqu’iln’enétaitrien,carAndreasannonçaqu’ilcontinuaitd’avancer.Nigelpouvaitentendre le lointainbruitdepas.S’ilportaitune lanterne, toutétaitperdu.Maisnulrayondelumièren’apparutdansletunneletlespasapprochaienttoujours.

Nigelmurmurauneprièrederemerciementàsessaintspatronstoutens’écrasantcontre

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lamuraille,attendantsansrespirer,ladagueàlamain.Lespassefaisaientdeplusenplusproches.Ilpouvaitpercevoirlarespirationdel’autredanslenoir.Puis,aumomentoùilpassa,Nigelbondit,teluntigre.Ilyeutunsursautd’étonnementsuividusilence,carlapoigne puissante de l’écuyer serrait la gorge de l’homme dont le corps était plaquéimmobilecontrelemur.

–Simon,Simon!criaNigelàhautevoix.

Lemanteaufutenlevédutrou.

–As-tuunecorde?Sinon,vosceinturesmisesboutàboutpourraientfairel’affaire.

L’un des paysans avait une corde etNigel la sentit bientôt danser contre samain. Iltenditl’oreillemaisiln’yavaitpaslemoindrebruitdanslepassage.Pendantuninstant,ilrelâcha lagorgeduprisonnier. Iln’ensortitqu’un torrentdeprièresetdesupplications.L’hommetremblaitcommeunefeuilledanslevent.Nigelluipressalapointedesadaguesur le visage en lui conseillant denepoint ouvrir la bouche.Aprèsquoi, il lui passa lacordesouslesbrasetl’attacha.

–Remontez-le!souffla-t-il.

Pendantunmomentl’ouverturegrisâtreau-dessusdeluifutobscurcie.

–Nousl’avons,messire,fitSimon.

–Alors,descendez-moilacordeettenez-labien.

Unmomentplustard,Nigeletseshommesentouraientleprisonnier.Ilfaisaittropnoirpourdistinguer sonvisage.Simon luipassa lamain sur la figure.Elleétaitgrassemaisbienrasée.Unlongvêtementluipendaitjusquesurleschevilles.

–Quies-tu?demanda-t-il.Dislavéritéetparlebas,situveuxparlerencore.

L’hommesemitàclaquerdesdents.

–Jeneparlepasanglais!murmura-t-il.

–Lefrançaisalors,fitNigel.

–JesuisunsaintprêtredeDieu.VousencourezlebandelasainteÉgliseenportantlamainsurmoi.Jevouspriedemelaisserallervoirceuxquejedoisentendreenconfessionet à qui je dois donner l’extrême-onction. S’ils devaientmourir en état de péché, vousauriezleurcondamnationsurlaconscience.

–Quelestvotrenom?

–JesuisDomPierredeCervolles.

–DeCervolles,l’archiprêtre,celuiquiaattisélebrasierquandonm’abrûlélesyeux!s’écriaAndreas.De tous les diables de l’enfer, il n’en est point de pires que lui !Mesamis,mesamis,sijevousaibienservicettenuit,jenedemandepourtouterécompensequedepouvoirdisposeràmongrédecethomme.

MaisNigelrepoussalevieillard.

– Nous n’avons point le temps pour cela, dit-il. Maintenant, écoute-moi, prêtre, sivraiment tuesprêtre.Tarobeni ta tonsurene tesauverontsi tunous trompes,carnous

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sommesicidansundesseinprécisetnoussommesdécidésàleréaliserquoiqu’ilarrive.Réponds-moietdis-moilavéritésansquoicettenuitseratadernière.Dansquellepartieduchâteauletunneldonne-t-ilaccès?

–Danslescavesbasses.

–Qu’ya-t-ilauboutdutunnel?

–Uneportedechêne.

–Est-ellebarricadée?

–Oui,ellel’est.

–Commentserais-tuentré?

–Endonnantlemotdepasse.

–Quiauraitouvert?

–Legarde,àl’intérieur.

–Etplusloin?

–Plusloinsetrouventlescachotsdelaprisonetlesgeôliers.

–Quiseraitencoredeboutmaintenant?

–Personnesaufungardeàlaporteetunautresurlerempart.

–Alors,quelestlemotdepasse?

L’hommegardalesilence.

–Lemotdepasse,l’ami.

Lespointesglacéesdedeuxdagues luipiquèrent lagorgemais il refusait toujoursdeparler.

–Oùestl’aveugle?demandaNigel.Voici,Andreas,tupeuxl’avoiretenfairecequetuveux.

–Non,non!murmuraleprêtre.Éloignez-ledemoi.Sauvez-moid’Andreasl’aveugle.Jevousdiraitout.

–Lemotdepasse,alors,àl’instant.

–C’est:Benedicite!

–Nousavonslemotdepasse,Simon!s’écriaNigel.Viens,allonsauboutdutunnel.Les paysans garderont le prêtre et resteront ici au cas où nous voudrions envoyer unmessage.

–Non,messire,jecroisquenouspourrionsfairemieux,réponditSimon.Emmenonsleprêtre.Ainsi,legardequisetrouveàl’intérieurreconnaîtrasavoix.

–Voilàquiestbienréfléchi!Maisavantcela,prionsensemble,carcettenuitpourraitbienêtreladernièrepournous.

L’écuyer et les trois hommes d’armes s’agenouillèrent dans la pluie et récitèrent de

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simples oraisons, Simon tenant toujours étroitement le poignet du prêtre. Ce dernierfouilladanssatuniqueetentiraquelquechose.

–C’est le cœur du confesseur saintEnogat.Cela vousmettra l’âme en repos que debaisercettesainterelique.

LesquatreAnglaisselapassèrentdel’unàl’autre,chacunypressantdévotementleslèvres.Aprèsquoi,ilsselevèrent.Nigelfutlepremieràdescendredansletrou.Ilfutsuivide Simon puis du prêtre, dont ils se saisirent aussitôt. Ensuite venaient les hommesd’armes.IlsavaientàpeinefaitquelquespaslorsqueNigels’arrêta.

–Jesuissûrquequelqu’unvientderrièrenous,dit-il.

Ilstendirentl’oreillemaisilneleurparvintpaslemoindrebruit.Aprèsunepaused’uneminute,ilsreprirentleuravancedanslenoir.Celaleurparutinterminablementlongalorsque, en réalité, ils parcoururent à peineune centainedepas avant d’atteindreuneporteentouréed’unraidelumièrejauneetquileurbarraitlepassage.Nigelyfrappadelamain.

Ilsentendirentlegrincementd’unverrou,puisunevoixdemanda:

–C’estvous,l’Abbé?

–Oui,c’estmoi,réponditleprêtred’unevoixtremblante.Ouvre,Arnold.

La voix avait suffi, nul besoin demot de passe. La porte s’ouvrit vers l’intérieur etaussitôt leportier futabattuparNigeletSimon.Leurattaqueavaitétésisoudainequ’iln’y eut d’autre bruit que la chute du corps de l’homme. Un flot de lumière inonda lepassageetlesAnglaisrestèrentlààclignerdesyeux.

Devanteuxs’ouvraituncouloirpavédepierresetautraversduquelgisaitlecorpsduportier. Il y avait plusieurs portes de part et d’autre, et une grille fermait l’extrémitéopposée. Un étrange remue-ménage, fait de plaintes et de gémissements, remplissaitl’atmosphère. Les quatre hommes se tenaient là, écoutant et se demandant ce que celapouvaitbiensignifier,lorsqu’uncriaiguretentitderrièreeux.Leprêtregisaitsurlesoletle sang coulait à flots de sa gorge ouverte. Dans le passage, une ombre noire dans lalumièrejaunes’éloignait:unhommequiseservaitd’unbâtonpouravancer.

–C’estAndreas!s’écriaWill.Ill’atué!

–Alorsc’estluiquej’avaisentenduderrièrenous,fitNigel.Sansaucundoute,ilnoussuivaitdansl’ombre.Maisj’aibienpeurquelecriduprêtren’aitétéentendu.

– Non, répondit Simon, il y a tant de cris que celui-ci aura passé avec les autres.Prenonscette lampequiestaccrochéeaumuretvoyonsdansquelantrededémonnousnoustrouvons.

Ilsouvrirentlapremièreporteàdroiteetunepuanteurtellelesfrappaauxnarinesqu’ilsfurentobligésdereculer.LalampequeSimonpoussadel’avantéclairaunecréaturequasisimiesque,hommeoufemme,nuln’auraitpuledire,etquelasolitudeetl’horreuravaientrenduefolle.Dansuneautrecellulesetrouvaitunvieillardàlalonguebarbegrise.Ilétaitenchaîné au mur, corps sans âme où cependant la vie circulait toujours, car il tournalentement les yeux vers les intrus.Mais c’était de derrière la porte centrale au bout ducorridorquevenaientlescrisetlesappels.

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–Simon, fitNigel, avant d’aller plus loin, nous allons faire sauter cette porte de sesgonds.Etnousnousenservironspourbloquercepassage,cequinouspermettradetenirjusqu’àcequedusecoursnousarrive.Tuvasretourneraucampaussivitequetesjambespourront te porter. Les paysans t’aideront à sortir du trou. Présente mes respects à SirRobertetdis-luiquelechâteauseraprissanscoupférirs’ilveutveniriciaveccinquantehommes.Dis-luiquenousnoussommesinstallésàl’intérieur.Dis-luiaussi,Simon,quejelui conseille de provoquer une perturbation devant la porte à l’extérieur de façon àmaintenirlesgardesenéveildececôtépendantquenousforceronsnotreavancederrièreeux.Va,monbonSimon,etneperdspointuneminute.

Maisl’hommed’armessecoualatête.

–C’estmoiquivousaiamené ici,messire,et je resterai ici,corpsetâme.Toutefois,vousavezparlésagementendisantqueSirRobertdevraitêtreavisédecequisepasse,maintenantquenousnoussommesaventurésaussi loin.Harding,vaaussiviteque tu lepourraspourporterlemessagedemessireNigel.

L’homme s’en alla à regret. Ils entendirent le bruit de ses pas et le cliquetis de sonéquipementquisemouraientdansletunnel.Lestroiscompagnonss’approchèrentalorsdelaporte.Leurintentionétaitd’attendrelàjusqu’àcequel’aideleurvînt,quand,danscetteBabeldecris,ilsentendirentunevoixquiimploraitenanglais:

– Mon Dieu… je vous prie de me donner une tasse d’eau, si vous espérez en lamiséricordeduChrist!

Unéclatderireetlebruitmatd’unchocsuivirent.

Le sang de Nigel lui monta aussitôt à la tête, faisant bourdonner ses oreilles et luibattantvigoureusementlestempes.Ilestdesmomentsoùlecœurdel’hommel’emportesurlecerveaudusoldat.D’unbond,ilsetrouvadevantlaportequ’ilfranchitaussitôtavecleshommesd’armessur les talons.Lascènequi lesattendait lesclouatoustroisausol,frappésparl’horreuretlasurprise.

Ils se trouvaient devant une grande chambre voûtée, brillamment éclairée par denombreuses torches. À l’extrémité opposée ronflait un grand feu, devant lequel troishommes nus étaient enchaînés à des poteaux de telle façon qu’ils ne pussent jamaiss’éloignerde la zonede chaleur. Ils en étaient cependant suffisammentdistantspournepasêtrebrûlés,àconditionde tourneretdesedéplacercontinuellement.Ainsidonc, ilsdansaientettournoyaientdevantlebrasier,danslerayonqueleurpermettaitleurchaîne,rompus de fatigue et la langue desséchée et crevassée par la soif, mais incapables decesserleurscontorsionsnefût-cequ’uninstant.

Maislavueétaitencoreplusétrangesurlescôtésdelasalled’oùparvenaitlechœurdegrognements qui avait d’abord frappé les oreilles deNigel et de ses compagnons.Unerangéedegrandstonneauxsetrouvaitlelongdesmurs.Danschacund’euxétaitassisunhommedontlatêteseuledépassait.Quandilsbougeaient,onentendaitunclapotisd’eauàl’intérieur.Touscesvisagespâlessetournèrentverslaportelorsqu’elles’ouvrit,etuncrid’étonnementetd’espoirsuccédaaulonggémissement.

Aumêmeinstant,deuxgaillardsvêtusdenoiretquiétaientassisàunetableprèsdufeuavecunflacondevindevanteuxbondirentsurleurspieds,contemplantavecahurissement

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cettesoudaineintrusion.Cetinstantd’hésitationlesprivadeleurdernièrechancedesalut.Aumilieudelapiècesetrouvaientquelquesmarchesquimenaientàlaporteprincipale.Vifcommeunchatsauvage,Nigellesatteignitavantlesgeôliers.Ilsfirentaussitôtdemi-tourpourgagnerl’escaliermenantaupassage,maisSimonetsescompagnonsenétaientplus près qu’eux. Deux gestes, deux dagues volant dans la pièce, et les bandits quiexécutaient la volonté duBoucher se trouvèrent étendus, sans vie, dans la chambredestortures.

Unmurmure de joie et de prières s’éleva de toutes les lèvres blanches.Une lumièred’espoirs’allumasoudaindanslesyeuxdésespérés.Unlonghurlementseseraitélevé,siNigeln’avaitétendulesbraspourdemanderlesilence.

Ilouvritlaportederrièreeux.Ondevinaitdansl’obscuritéunescalierencolimaçon.Ilécouta,maisnulsonneluiparvint.Uneclésetrouvaitdanslaserrureducôtéextérieurdelaportedefer.Illapritetverrouillalaportedel’intérieur.Ainsi,leterrainqu’ilsavaientgagné leur était acquis, et ils pouvaient se consacrer à soulager les malheureux autourd’eux.Quelquescoupspuissantsfirentsauterlesfersetlibérèrentlestroisdanseursdevantle feu. Avec un cri de joie, ils se précipitèrent vers les tonneaux d’eau de leurscompagnons et, y plongeant la tête tout commedes chevaux, ils burent, burent, burent.Puisàleurtourlesmalheureusescréaturesfurentretiréesdescuves.Ellesavaientlapeaublanchieetratatinéeparcebainprolongé.Leursliensfurentarrachés,maisleursmembresengourdisrefusaientdebouger,sibienqu’ellessetordaientetsetraînaientsurlesolpourarriverprèsdeNigeletluibaiserlamain.

DansuncoinsetrouvaitAylward,exténuédefroidetdefaim.Nigelcourutàluietluisouleva la tête. Le cruchon de vin des deux geôliers se trouvait toujours sur la table.L’écuyerenportaungobeletauxlèvresdel’archer,quienbutunelonguerasade.

–Commenttesens-tumaintenant,Aylward?

–Mieux,squire,mieux,maisj’espèrebienneplusjamaistoucherl’eauaussilongtempsque je vivrai.Hélas, le pauvreDicon s’en est allé, et Stephen aussi… J’ai froid jusquedanslamoelledesos.Jevouspriedemelaisserm’appuyersurvotrebrasjusqueprèsdecefeuafinquej’ypuisseréchauffermesmembresglacésetrétablirlacirculationdemonsang.

Étrangespectaclequecesvingthommesnusaccroupisendemi-cercledevantlefeuettendantleursmainstremblantesverslaflamme.Bientôtleurslanguessedélièrentetilssemirentàraconterleursmalheurs,enyinsérantdenombreusesprièresetactionsdegrâcesàtouslessaintspourleurdélivrance.Nullenourrituren’avaitfranchileurslèvresdepuisleurcapture.LeBoucherleuravaitordonnédesejoindreàsagarnisonetdetirersurleurscompagnons.Lorsqu’ilsavaientrefusé,ilenavaitpristroispourlesexécuter.

Lesautresavaientététraînésdanslescavesoùletyranlesavaitsuivis.Ilneleuravaitposéqu’uneseulequestion:avaient-ilslesangchaudouétaient-ilsfrileux?Ilsavaientétérouésdecoupsjusqu’àcequ’ilsrépondissent.Troisd’entreeuxs’étaientdéclarésfrileuxetavaientétécondamnésausupplicedufeu.Quantauxautres,ilsavaientétéplongésdanslescuvesd’eaupourrafraîchirleursangtropchaud.Régulièrement,l’hommeétaitrevenupourjouirdeleurssouffrancesetleurdemanders’ilsétaientprêtsàentreràsonservice.Trois avaient accepté et avaient aussitôt été délivrés.Mais les autres avaient tenu, dont

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deuxd’entreeuxjusqu’àlamort.

Tellefutl’histoirequeNigeletsescompagnonsécoutèrentenattendantimpatiemmentl’arrivéedeKnollesetdeseshommes.Ilsjetaientsanscessedescoupsd’œilanxieuxversle sombre tunnel mais pas le moindre scintillement lumineux ni le moindre cliquetismétallique ne leur parvinrent de ses profondeurs. Cependant un son lourd frappa leursoreilles.C’étaitunbruitmétallique,lentetmesuré,quiserapprochait:lepasd’unhommeenarmure.Lesmalheureuxautourdufeu,épuisésparlafaimetlasouffrance,seserrèrentlesunscontrelesautres,levisagehagardetlesyeuxfixéssurlaporte.

–C’estlui!murmurèrent-ils.C’estleBoucher!

Nigels’étaitprécipitéverslaporteetécoutait.Pointd’autresbruitsdepasqueceuxdel’homme.Lorsqu’ils’enfutassuré,iltournadoucementlaclédanslaserrure.Aumêmemomentunevoixtonnadel’autrecôté:

–Yves!Bertrand!Nem’entendez-vouspointvenir,ivrognes?Jevousferairafraîchirla tête dans les cuves d’eau, marauds ! Comment, pas encore ? Ouvrez-moi, chiens !Ouvrez,vousdis-je.

Il arracha la poignée d’un coup de pied, ouvrit la porte et se précipita à l’intérieur.Pendantuninstant,ildemeuraimmobile,véritablestatuedemétaljaune,lesyeuxfixéssurlestonneauxvidesetleshommesnusrassemblésautourdufeu.Puis,avecunrugissementdelion,ilseretourna,maislaportes’étaitferméederrièreluietSimonleNoir,l’airféroceetlesouriresardonique,setenaitdevantelle.

Le Boucher regarda désespérément autour de lui car il n’avait d’autre arme que sadague.PuissesyeuxtombèrentsurlesrosesdeNigel.

–Vousêtesunnoblegentilhomme!cria-t-il.Jemerendsàvous.

– Je n’accepte point votre reddition, vilain ! réponditNigel.Défendez-vous ! Simon,jette-luiuneépée!

–C’est de la folie, fit le hardi homme d’armes. Pourquoi donner un aiguillon à uneguêpe?

–Donne,tedis-je!Jenepuisletuerainsi,desang-froid.

–Mais,moi,jelepuis!hurlaAylwardens’écartantdufeu.Venez,mesamis!Parlesdoigts de cettemain ! ne nous a-t-il point appris lamanière de réchauffer le sang tropfroid!

Commeunebandedeloups,ilsseprécipitèrentsurleBoucherquiroulasurlesolavecau-dessusdeluiunedouzained’hommesnusendélire.CefutenvainqueNigeltentadeles écarter. Ces hommes torturés et affamés étaient fous de rage : leurs yeux étaientexorbités,ilsgrinçaientdesdentstandisque,dansuncrissementdemétal,ilsletraînaientàtraverslapièceparleschevillesetlejetaientdanslefeu.

Nigelhaussa les épaules et détourna lesyeux lorsqu’il vit la silhouetted’airain sortirdesflammes,sejeteràgenouxetdemandergrâceavantd’êtrerejetéeaumilieudubrasier.Sesanciensprisonnierscriaientdejoieetbattaientdesmainstoutenlerepoussantdupiedjusqu’àcequel’armurefûttropchaudepourytoucherencore.Alors,ellerestaimmobile

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et l’acier vira au rouge, cependant que les hommes nus dansaient une ronde autour dufoyer.

Enfin,lessecoursarrivèrent.Deslumièresscintillèrentetdesarmuressonnèrentdansletunnel.Lacaveseremplitd’hommesarmés;au-dessus,onentendaitlescrisdel’attaquedediversion contre la porte.Conduit parKnolles etNigel, le grouped’assaut s’emparaaussitôtde lacourduchâteau.Lesgardesde laporte,surprispar-derrière, jetèrent leursarmes et implorèrent la pitié. La porte fut ouverte et les assaillants se précipitèrent àl’intérieursuivisd’unecentainedepaysansfurieux.Certainsdesvoleursmoururentensedéfendant,d’autresfurenttuésdesang-froid,maistouspérirentcarKnollesavaitjurédenepasfairedequartier.Lejourcommençaitàpointerlorsquelesderniersfugitifsfurentretrouvés et abattus. De toutes parts, on entendait les hurlements des soldats quand ilsenfonçaient les portes et pénétraient dans les pièces où étaient entassés les trésors et leravitaillement.Lerésultatdeonzeannéesdepillage:oretjoyaux,satinsetvelours,platsetvêtements,toutétaitlààportéedequivoulaitlesprendre.

Lesprisonniersquiavaientétédélivrés,aprèsavoirapaiséleurfaimets’êtrevêtus,semirent à la recherchedubutin.Nigel, appuyé sur son épée, prèsde laporte, vit arriverAylward,avecunballotsouschaquebras,unautresurledosetunpetitpaquetqu’iltenaitentrelesdents.Illâchacedernierenpassantdevantsonmaître.

–Parlesosdecettemain!Jesuisbiencontentd’êtrevenuàlaguerreetnulhommenepourrait trouvermeilleurevie.J’ai iciuncadeaupour toutes les fillesdeTilfordetmonpèren’auraplus jamaisàcraindre lefroncementdessourcilsduprocureurdeWaverley.Maisvous,squireLoring?Ilneseraitpointjustequenousfassionslamoisson,alorsquevous,quil’avezsemée,partiriezd’icilesmainsvides.Allons,messire,prenezcequej’aitrouvéici.Jeretourneenchercherdavantage.

MaisNigelsouritetsecoualatête.

–Tuasgagnéceque toncœurdésirait,dit-il, et il se trouveque j’aigagné lamêmechose.

Unmomentplustard,Knolless’avançaitverslui,lesmainstendues.

–Jevousdemandepardon,Nigel,dit-il.Jevousaiparléunpeuchaudementdansmacolère.

–Non,messire,c’étaitmafaute.

–Mais, si nous nous trouvonsmaintenant dans ce château, c’est à vous que nous ledevons. Le roi le saura, demême que Chandos. Est-il autre chose que je puisse faire,Nigel,pourvousprouverlahauteestimedanslaquellejevoustiens?

L’écuyerrougitdeplaisir.

– Enverriez-vous un messager en Angleterre, messire, pour y faire part de cettenouvelle?

–Certainement!Ilmefautlefaire.Maisnemeditespoint,Nigel,quevousaimeriezêtrecemessager.Demandez-moiuneautrefaveurcarjeneveuxpointmeséparerdevous.

–Non,Dieum’engarde!s’écriaNigel.ParsaintPaul,jeneseraispointassezlâcheque

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devouloirvousquitter,quandd’autresexploitsnousattendent.Maisjevoudraisfairetenirunmessageparvotremessager.

–Àqui?

–ÀLadyMary,filleduvieuxSirJohnButtesthorn,quihabiteprèsdeGuildford.

–Vousn’aurezqu’àécrirelemessage,Nigel.Lesalutqu’unchevalierenvoieàsabelledoitêtrescellé.

–Non,illepeutporteroralement.

–Alors,jevaisleluitransmettrecarilpartiracematin.Quedois-jeluidire?

– Il lui remettrames très humbles salutations et il lui dira que, pour la seconde fois,sainteCatherineaéténotreamie.

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22ChapitreCOMMENTROBERTDEBEAUMANOIRS’ENVINTÀPLOËRMEL

SirRobertKnolleset seshommes reprirent leurmarchece jour-làen regardantmaintesfoisderrièreeuxpourcontempler lesdeuxsombrescolonnesde fumée, l’uneépaisseetl’autreplusfine,quis’élevaientduchâteauetdelaredoutedelaBrohinière.Iln’yavaitpasunarcherniunhommed’armesquineportâtsurledosungrosballot,dubutinqu’ilavaitprisetKnollesfronçaitlessourcilschaquefoisqu’illesregardait.C’estavecplaisirqu’ilaurait tout jetésur lecôtédelaroute,mais ilavait tentécelaunefoisdéjàdansletemps,etils’étaitrenducomptequec’étaitaussidangereuxquedevouloirenleverunosàunoursaffamé.D’ailleurs,iln’yavaitplusquedeuxjoursdemarchejusqu’àPloërmel,oùilcomptaitbienmettreuntermeàsonvoyage.

Cettenuit-là,ilslogèrentàMauron,oùunepetitegarnisonanglo-bretonneoccupaitlechâteau.Lesarchersnefurentquetropheureuxderevoirdescompatriotes,etilspassèrentlanuitàboireetàjouerauxdés.UngroupedejeunesBretonnessemêlèrentàeux,sibienque,lelendemainmatin,lesballotssetrouvèrentfortallégés,laplusgrossepartdubutindelaBrohinièreayantpasséentre lesmainsdeshommesetdesfemmesdeMauron.Cejour-là,leurmarcheleurfitlongerunejoliepetiterivière.Enfin,verslesoir,lestoursdePloërmelpointèrentdevanteuxetilsaperçurent,flottantauventetsedétachantsuruncielsombre,lacroixrouged’Angleterre.LarivièreDucquibordaitlarouteétaitsibleueetsesrivessivertesqu’ilsauraientjuréavoirsouslesyeuxunpaysagedechezeux,d’Oxfordoudes Midlands mais, à mesure que la nuit s’épaississait, ils entendaient s’élever leshurlementsdesloupsleurrappelantqu’ilssetrouvaientdansunpaysravagéparlaguerre.Durant ces dernières années, les hommes avaient été à ce point occupés à se faire unechassemutuellequelegibieravaitaugmentédefaçonconsidérableetquemêmelesruesdesvillesn’étaientplusàl’abridesincursiond’animauxsauvagestelsqueloupsetours.

Ilfaisaitnuit,lorsquelapetitearméefranchitlagrand-porteduchâteaudePloërmeletcampa dans la cour de justice. À cette époque, Ploërmel, centre de la puissancebritanniqueenmoyenneBretagne,étaitoccupéeparunegarnisondecinqcentshommescommandésparunvieuxsoldat:RicharddeBambro,unrudeNorthumbrien,formédanslaplusgrandeécoledeguerriers:lesluttesdefrontièreaveclesÉcossais.Ayantparcourules postes de la frontière la plus troublée d’Europe et servi durant les raids venant deLiddesdaleoudeNithsdale,ilétaitendurciàvivresurleschampsdebataille.

Depuisquelquetempscependant,Bambroavaitétéincapabledeselancerdansaucuneentreprise car les renforts lui avaient fait défaut et, parmi ceux qui le suivaient, on necomptaitquetroischevaliersetsoixante-dixAnglais.Leresteétaitconstituéd’unmélangedeHainuyersetdemercenairesgermains,vaillantssoldatsprisindividuellement,ainsiquel’onttoujoursétéceuxdecetterace,maisquin’avaientaucunintérêtdanslacausepourlaquelleilscombattaientetquin’étaientliésentreeuxparaucunliencommundesangni

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detradition.

Enrevanche, lescastelsenvironnants,etnotammentceluideJocelyn,étaientoccupéspardepuissantesforcesdeBretonsenthousiastes,enflammésparunpatriotismecommunetdébordantsd’ardeurguerrière.RobertdeBeaumanoir,lefiersénéchaldelamaisondeRohan,lançaitdefréquentesincursionscontrePloërmel,desortequelavilleetlechâteauredoutaient chaque jour de se trouver assiégés. Plusieurs petits groupes de la factionanglaiseavaientétééliminésetmassacrés.

TelleétaitlasituationdelagarnisondeBambro,encesoirdemarsoùKnollesetseshommesoccupèrentlacourdejusticedesonchâteau.

Bambrolesattendaitdansleflamboiementdestorchesdelasecondeporte.C’étaitunhommeduretsec,decourtetaille,auxpetitsyeuxrondsetnoirsetauxgestesfurtifs.Àcôtédelui,etformantunétrangecontraste,setenaitsonécuyer,Croquart,unAllemand,dontlenometlagloires’étaientdéjàétendusauloinbienque,toutcommeKnolleslui-même, il eût débuté comme simple page. Très grand, pourvu de très larges épaules etd’unepairedemainsimmensesaveclesquellesilpouvaitbriserunferàcheval,ilétaitengénéral lent et lymphatique, sauf lorsqu’il s’énervait. Son calme visage clair, ses yeuxbleusetseslongscheveuxblondsluidonnaientuneapparencesidébonnairequepersonnen’auraitpucroirequ’ilfûtunguerrieraussiredoutable,maisdansunaccèsdemauvaisehumeurilfaisaitlevideautourdelui,telungéantd’acieraupremierrangdelabataille.

Le petit chevalier et le grand écuyer étaient côte à côte sous l’arche du donjon poursouhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants tandis qu’une foule de soldats seprécipitaient pour embrasser leurs compagnons et les conduire là où ils pourraient serestaurerets’amuser.

Le souper avait été servi dans la grande salle du château ; chevaliers et écuyers s’yrassemblèrent. Bambro et Croquart s’y trouvaient avec Sir Hugh Calverly, vieil ami etconcitoyendeKnolles,puisquetousdeuxétaientoriginairesdeChester.SirHughétaitunhommedetaillemoyenne,auxcheveuxblonds,auxyeuxgris,dursetfiers,etaulargenezbalafré par un coup d’épée. Là aussi se trouvaient Geoffroi d’Ardaine, jeune seigneurbreton ; Sir ThomasBelford,Anglais petit et trapu, venant desMidlands ; Sir ThomasWalton,dontlesarmesauxmerlettesécarlatesindiquaientqu’ilappartenaitauxWaltonduSurrey;JamesMarshalletJohnRussell,jeunesécuyersanglais,etlesdeuxfrèresRichardetHuguesLeGalliard,desanggascon.Enplus,ontrouvaitencorequelquesécuyerssansrenomet lesnouveauxvenus,SirRobertKnolles,SirThomasPercy,NigelLoringainsiquedeuxautressquires:AllingtonetParsons.TelleétaitlacompagniequiserassemblaàlalueurdesflambeauxautourdelatabledusénéchaldePloërmeletyfitbombanced’uncœurlégeràlapenséedesnoblesactionsd’éclatquisetrouvaientàleurportée.

Le maître de maison gardait cependant un visage sombre. Sir Richard Bambro étaitassis,lementondanslesmainsetlesyeuxfixéssurlelingedetable,aumilieudesbruitsdelaconversation,chacunyallantdesonprojetsuruneentreprisequipourraitmaintenantêtre tentée. Sir Robert Knolles était partisan d’une marche immédiate sur Jocelyn.Calverlypensaitqu’unraidpourraitêtrelancéverslesud,oùsetrouvaitlegrosdesforcesfrançaises.D’autresencoreparlaientd’uneattaquesurVannes.

Bambro écouta ces différentes opinions dans un silence qu’il rompit par un juron,

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attirantl’attentiondetoutelacompagnie.

–N’enditespasplus,messeigneurs,cria-t-il, carvosparoles sontautantdecoupsdepoignard que vousm’enfoncez dans le cœur.Nous aurions pu faire cela etmême plus.Maishélas,vousarriveztroptard.

–Troptard?serécriaKnolles.Quevoulez-vousdire,Richard?

–Jeregretted’avoiràvousledire,maisvousetvossoldatspourriezaussibienvousenretournerenAngleterre,carvotrevenuenemeserad’aucuneutilité,vraisemblablement.Avantd’atteindrelechâteau,avez-vousvuuncavaliermontésurunchevalblanc?

–Non,nousnel’avonspointvu.

–Ilestarrivéd’Hennebontparlarouteoccidentale.Quenes’est-ilrompulecou!Iladéposé sonmessage, il y amoins d’une heure, et s’en est allé prévenir la garnison deMalestroit.Lapaixaétéconcluepourunanentre les roisdeFranceetd’Angleterre,etceluiquilaromptmettraenjeusavieetsesbiens.

–Lapaix!

C’était la fin de tous leurs rêves. Tous se regardaient consternés, lorsque Croquartabattaitsongrospoingsurlatable,faisants’entrechoquerlesverres.Knolles,lespoingsserrés,retombaassis,telleunestatuedemarbre,cependantquelecœurdeNigelseglaçaitdanssapoitrine.Lapaix!Oùdoncallait-ilaccomplirsontroisièmeexploit,etcommentpourrait-ils’enretournersanscela?

Tousétaientassisensilence,quandunappeldetrompedéchiralanuit.SirRichardlevalatêteavecsurprise.

–Nousn’avonspointcoutumequ’onnousvienneappelerlorsquelaherseestbaissée,dit-il.Maisilnefautpointquenousadmettionsquelqu’undansnosmurssansêtresûrdelui.Croquart,allezdoncvoir!

L’immense Germain quitta la salle. Le groupe des chevaliers était toujours assis ensilencelorsqu’ilrevint.

–SirRichard, annonça-t-il, le vaillant chevalierRobert deBeaumanoir et son écuyerGuillaumedeMontaubansetrouventdevantlaporte,quidemandentàvousparler.

Bambro bondit sur son siège. Que pouvait donc avoir à lui dire ce fier meneur deBretons, cet homme qui était rouge jusqu’au coude du sang anglais qu’il avait versé ?Avecqueldesseinavait-ilquittésonchâteaudeJocelynpours’envenirfairevisiteàsonplusmortelennemi?

–Sont-ilsarmés?demanda-t-il.

–Ilssontsansarmes.

–Danscecas,ouvrez-leuretamenez-lesici,maisdoublezlessentinellesetprenezdesprécautionscontretoutesurprise.

Des sièges furent placés à l’autre extrémité de la table pour ces hôtes inattendus.Laportes’ouvritetCroquart,avectoutelaformeetlacourtoisierequises,annonçalesdeuxBretons qui entrèrent avec la fierté et lamorgue propres aux vaillants guerriers et aux

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gentilshommesdesangnoble.

Beaumanoir était un homme de haute taille, sombre, aux cheveux très noirs et à lalonguebarbebrune. Il était fort et raidecommeun jeunechêne, avecdesyeuxnoirs etsanslemoindredéfautdanssestraitsavenants,sinonquesesdentsdedevantavaientétéarrachées.Sonécuyer,GuillaumedeMontauban,étaitgrandaussi,avecunfinvisageetdeux petits yeux gris très rapprochés l’un de l’autre au-dessus d’un long nez. Dansl’expressiondeBeaumanoir,onnelisaitquelavaillanceetlafranchise;chezMontauban,on trouvait lavaillance,aussi,maiselleétaitmêléeà lacruautéetà la rusedu loup. Ilss’inclinèrentenentrantetlepetitsénéchalanglaiss’avançapourlesaccueillir.

–Soyezlebienvenu,Robert,aussilongtempsquevousvoustrouverezsouscetoit,dit-il.Peut-êtreunjourserons-nousenunautrelieuoùnouspourronsnousparlerd’uneautrefaçon.

– Je l’espère, Richard, répondit Beaumanoir. En vérité, nous, gens de Jocelyn, voustenonsentrèshauteestimeetvoussommestrèsreconnaissants,àvousetàvoshommes,pourtoutcequevousavezfaitpournous.Nousnepouvionssouhaitermeilleursvoisinsauprès de qui nous eussions pu nous gagner plus d’honneur. J’ai appris que SirRobertKnollesetd’autreschevaliersétaientvenussejoindreàvous,etnousavonslecœurlourdensongeantquelesordresdenosroisnousempêchent,l’uncommel’autre,detenterunequelconqueaventure.

Son écuyer et lui-même s’installèrent aux places qui leur étaient réservées ; ilsremplirentleurverreetburentàlacompagnie.

–Cequevousditesestvrai,Robert,réponditBambro.Etquandvousêtesarrivés,nousdiscutionsjustementdelachoseentrenousetladéplorionscommeilsedoit.Quandavez-vousapprislanouvelledelatrêve?

–UnmessagernousestvenudeNantes,hiersoir.

–Lanouvellenousestparvenuecesoirmêmed’Hennebont.Lesceaumêmeduroisetrouvaitsurl’ordre.JecrainsdoncquependantunanvousnerestiezàJocelynetnousàPloërmel,entuantletempscommenouslepourrons.Peut-êtrepourrons-nouschasserleloupencommundanslagrandeforêtoujeternosfauconssurlesrivesduDuc.

– Nous le ferons sans aucun doute, Richard, répondit Beaumanoir, mais, par saintCadoc ! j’ai dans l’esprit que, avec un peu de bonne volonté de part et d’autre, nouspourrionssatisfairenosdésirs,sanscependantallercontrelesordresdenosrois.

Chevaliers et écuyers se penchèrent sur leurs sièges, les yeux fixés sur lui. Il eut unlargesourireenregardantautourdeluilesénéchalparcheminé,legéantblond,lafraîcheetjeunefiguredeNigel,lestraitsdursdeKnolles,etlevisagedefaucondeCalverly,toutbrûlantdumêmedésir.

– Je vois que je ne dois point douter de la bonne volonté, reprit-il. J’en étais sûrd’ailleursdèsavantquedevenirvousparler.Maissongezquecesordress’appliquentàlaguerre et non auxdéfis, tournois, duels chevaleresques et autres.Le roiÉdouard est untrop grand chevalier, de même que le roi Jean, pour s’opposer à un gentilhomme quivoudraitrisquersaviepourl’amourdesadame.N’est-cepointainsi?

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Unmurmured’assentiments’élevadelatable.

–Sivous,entantquegarnisondePloërmel,marchezsurlagarnisondeJocelyn,ilestclair que vous romprez la paix et en porterez la responsabilité.Mais, s’il s’élevait parexempleunequerelleentremoi-mêmeetcejeuneécuyerdontlesyeuxmeprouventqu’ilestavidedegloireetsi,danslasuite,d’autresvenaientgrossirlesrangsdesdeuxparties,ce ne serait point la guerre, mais plutôt une affaire privée qu’aucun roi ne pourraitempêcher.

–Eneffet,Robert,réponditBambro,toutcequevousditesn’estquetropvrai.

Beaumanoirs’inclinaversNigel,sonverreàlamain.

–Votrenom,écuyer?

–NigelLoring,messire.

–Jevoisquevousêtesjeuneetardent.Jevouschoisisdonc,commej’auraisaiméêtrechoisilorsquej’avaisvotreâge.

– Je vous remercie, messire. C’est un grand honneur pour moi qu’un guerrier aussicélèbrequevouscondescendeàunepassed’armesavecmoi.

–Mais il nous faut une cause de querelle, Nigel. Ainsi donc, je bois aux dames deBretagnequi,detouteslesdamesdumonde,sontlesplusbellesetlesplusvertueuses,sibienquelamoinsdigned’entreellesvautbienplusencorequelameilleured’Angleterre.Querépondez-vousàcela,jeuneseigneur?

Nigeltrempaledoigtdanssonverreet,sepenchant,laissauneempreintehumidesurlamainduBreton.

–Jevousrépondsceciauvisage,dit-il.

Beaumanoiressuyalagoutterougeetsouritd’unaird’approbation.

–Onn’auraitpufairemieux,dit-il.Pourquoisouillermonmanteletdeveloursainsiquemaints fousà la têtechaude l’auraient fait ? J’aidans l’esprit, jeune seigneur,quevousirezloin.Etmaintenant,quidoncnoussuitdanscettequerelle?

Ungrondementroulasurtoutelatable.MaislesyeuxdeBeaumanoirenfirentletouretilsecoualatête.

–Hélas,dit-il,vousn’êtesquevingticietilssonttrenteàJocelynquisontavidesdeseprésenter.Etsijeretournesansleurapporterl’espoiràtous,ilyenauraquiaurontlecœurbien lourd. Je vous prie donc, Richard, puisque nous nous sommes donné la peined’arranger cela, de faire à votre tour tout ce que vous pouvez. Ne vous serait-il pointpossibledetrouverdixautreshommes?

–Maisilsneserontpointdesangnoble.

–Qu’importe,pourvuqu’ilsveuillentsebattre.

– De cela, il ne faut point douter, car le château est plein d’archers et d’hommesd’armesquineseraientquetropheureuxdejouerunrôledanscetteaffaire.

–Choisissez-endix,alors.

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Pourlapremièrefois,l’écuyeràlatêtedeloupouvritlabouche.

–Monseigneur,vousn’admettrezcertespasdesarchers.

–Jenecrainsaucunhomme.

–Mais,messire, songezqu’il s’agitd’unepassed’armesentrenous,où l’hommefaitfaceà l’homme.Vousavezvucesarchersanglaisetvoussavezcommeleurs traitssontpuissantsetrapides.Songezdoncquesidixd’entreeuxsetrouvaientcontrenous, ilestvraisemblablequelamoitiédesnôtresseraientétendussurleterrainavantmêmequenousayonspunousapprocher.

– Par saint Cadoc !Guillaume, je crois que vous avez raison. Si nous voulons nouslivrer une lutte qui restera dansmémoire d’homme, n’amenez point d’archers, et nouspointd’arbalétriers.Quecesoitfercontrefer.Qu’endites-vous?

–Biensûr,nouspouvonsamenerdixhommesd’armespourfaire lecomptede trentequevousnousdemandez,Robert.IlestdoncbienentenduquenousnenousbattonspointpourlaquerellequiséparelaFrancedel’Angleterre,maisdanslaquestiondesdamesquivousadivisés,vousetsquireLoring.Quandsera-ce?

–Aussitôt.

– Bien entendu, car un secondmessager pourrait survenir qui nous interdiraitmêmecela.Nousseronsprêtsdèsleleverdusoleil.

–Non,unjourplustard,s’écrial’écuyerbreton.Songez,monseigneur,qu’ilfautlaisserauxtroislancesdeRavenacletempsd’arriver.

–Ilsnesontpointdenotregarnisonetn’aurontdoncpointplacedanscetteaffaire.

–Mais,messire,detoutesleslancesdeBretagne…

– Non, Guillaume, je n’accepterai point une heure de plus. Ce sera donc demain,Richard.

–Etoù?

–Envenantici,cesoirmême,j’aitrouvéunendroittoutàfaitpropre.SivoustraversezlarivièreetsuivezlesentierquimèneàJocelynàtraverschamps,vousarriverez,àmoitiéchemin,àungroschênequisetrouvesituéaucoind’unebelleprairiebiennivelée.Nouspourrionsnousyrencontreràmidi.

–Entendu!s’écriaBambro.Maisjevouspriedenevouspointleverencore,Robert.Lanuit ne fait que commencer.On va servir bientôt les aromates et l’hypocras.Restez, jevousprie,et,s’ilvousplaîtd’entendreladernièrechansond’Angleterre,jesuisbiensûrquecesmessieursl’ontapportéeaveceux.Pourcertainsd’entrenous,cettenuitestpeut-êtreladernière.Faisonsdoncensortequ’ellesoitcomplète.

MaislevaleureuxBretonsecoualatête.

–Eneffet,cettenuitpeutêtreladernièrepournombred’entrenousetiln’estquejustequemes compagnons le sachent aussi. Pourma part, je n’ai que faire demoines et defrères,carjenecroispasqu’ilpuisseadvenirquelquechosedemaldansl’autremondeàquiconque s’est conduit en chevalier, mais d’autres pensent différemment sur cette

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question,etvoudrontavoirletempsdeprieretdefairepénitence.Adieu,messeigneurs,etjeboisundernierverreàunejoyeuserencontreprèsduchêne.

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23ChapitreCOMMENTTRENTEHOMMESDEJOCELYNRENCONTRÈRENTTRENTEHOMMESDEPLOËRMEL

Durant toute la nuit, le château de Ploërmel résonna de préparatifs guerriers, car lesforgeronsmartelaient,clouaientetrivetaient,préparantlesarmuresdeschampions.Dansla cour des écuries, les varlets soignaient les palefrois ; dans la chapelle, chevaliers etécuyerssoulageaientleursâmesauxpiedsduvieuxpèreBenedict.

Danslagrandecour,leshommesd’armesavaientétérassemblésetlesvolontairestriésafin de ne garder que les meilleurs. Simon le Noir se trouvait parmi eux et la joierayonnait sur son visage. Avec lui avaient été élus : le jeune Nicholas Dagsworth,gentilhomme aventurier qui était neveu du fameux Sir Thomas, Walter le Germain,Hulbitée – immense paysan dont la stature gigantesque faisait des promesses que sonespritarriérémanquaitdetenir–,JohnAlcock,RobinAdeyetRaoulProvost.Ceux-làettrois autres formèrent le nombre requis. Inutile de dire que les languesmarchèrent bontrain,maisplutôtenmal,parmilesarchers,lorsqu’ilsapprirentqu’aucund’euxneseraitchoisi,parcequelesarcsavaientétéinterditsdepartetd’autre.Ilestvraiquebeaucoupétaient aussi d’excellents combattants à la hache ou à l’épée, mais ils n’étaient pashabituésàporterdelourdesarmures,etunhommeàdemiarmén’eûtpasétéloindansuncombataucorpsàcorpscommeceluiquilesattendait.

Ilétaitdeuxheuresaprèstierce,ouuneheureavantmidi,encequatrièmemercredidecarêmedel’andegrâce1351,lorsqueleshommesdePloërmelquittèrentleurchâteauetfranchirentlepontduDuc.EntêtevenaitBambroavecsonécuyerCroquart,montésurunrouan et portant l’étendard de Ploërmel qui était un lion rampant de sable tenant unebannièrebleue surchampd’hermine.DerrièrevenaientRobertKnollesetNigelLoring,flanquésd’unsuivantportantlabanderoleaucorbeaudesable.PuisvenaientSirThomasPercy,avecsonliond’azurflottantau-dessusdelui,etSirHughCalverly,dontlabannièreportait un hibou d’argent, suivis du puissantBelfordmuni d’une immense barre de ferpesantsoixantelivres,etdeSirThomasWalton,chevalierduSurrey.Derrièreeux,quatrevaillantsAnglo-Bretons :PerrotdeCommelain,LeGalliard,d’Aspremontetd’Ardaine,quiluttaientcontreleurscompatriotesparcequ’ilssoutenaientlacausedelacomtessedeMontfort. Sa croix engrêlée d’argent sur champ d’azur était portée devant eux. Enfin,fermant la marche, venaient cinq mercenaires germaniques ou hennuyers, le grandHulbitéeetleshommesd’armes.

Etainsileschampionssedirigèrentverslegrandchênedansunscintillementd’armureset undéploiementdebannières tandis que leurs chevauxpiaffaient sous eux. Ils étaientsuivisd’unflotd’archersetd’hommesd’armesquel’onavaitdésarmés,decraintequ’unebataille générale ne s’ensuivît. Ils étaient aussi accompagnés des habitants de la ville,hommes et femmes, auxquels semêlaient lesmarchands de vin, vendeurs de douceurs,

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armuriers,valetsethérauts,chirurgienspoursoignerlesblessésetprêtrespourréconforterlesmourants.

Le trajetn’étaitpas long :commeilssefrayaientuncheminà travers leschamps, ilsvirent bientôt devant eux un gros chêne gris étendant ses branches noueuses et sansfeuilles au-dessus d’une verte prairie. L’arbre était couvert de paysans qui y avaientgrimpé et la place était entourée d’une grande foule qui criait et caquetait comme unevolière au lever du soleil. Des huées s’élevèrent à l’approche des Anglais, parce queBambroétaithaïdanslepays:illevaitdel’argentpourlacausedesMontfortenmettantchaqueparoisseàlarançonetenmaltraitantceuxquirefusaientdepayer.Lesseigneurss’avancèrent sans même daigner prendre garde à cette hostilité de la foule, mais lesarchers se retournèrentet imposèrent silenceparquelquescoupsdans lamasse.Puis ilss’installèrent eux-mêmes commegardiens du terrain et repoussèrent la foule jusqu’à cequ’elle ne formât plus qu’une ligne épaisse entourant le champ ainsi dégagé pour lescombattants.

Les champions bretons n’étaient pas encore arrivés.Aussi lesAnglais attachèrent-ilsleurschevauxàunboutduterrainavantdesegrouperautourdeleurchef.Chaquehommeavaitsonboucliersuspenduaucouetavaitcoupésalanceàcinqpiedsafinqu’ellefûtplusmaniabledanslescombatsàpied.Enplusdecettearme,ilsavaientencoreuneépéeouunehachedecombataucôté.Tousétaientrevêtusd’unearmure,delatêteauxpieds,avecles devises sur les cimiers et des surcots pour les distinguer de leurs adversaires. Ilsavaientencoreleursvisièresrelevéesetdevisaientgaiement.

–ParsaintDunstan!fitPercyensefrappantlesmainsdanssesganteletsetenbattantle solde sespiedsd’acier, je serai bienaisedememettre à l’ouvrage carmon sang seglace.

–Jegagequ’ilseraréchaufféavantquecesoitfini,fitCalverly.

–Ou froidpour toujours.Unciergebrûlera et les cloches sonnerontdans la chapelled’Alnwicksijesorsvivantdeceterrain.Maisadviennequepourra,messeigneurs,ceseraune fameuse joute qui nous procurera de l’avancement. Chacun de nous y gagnera enhonneur,sinousavonslachancedenousensortir.

–Vousditesvrai,Thomas,fitKnollesenfixantsaceinture.Pourmapart,jeneprendspointdeplaisiràtellerencontrecariln’estpointjustequ’unhommepenseàsonpropreplaisir et à sonavancementplutôtqu’à la causedu roiouaubiende l’armée.Mais, entempsdepaix,jeneconnaispointdemeilleurmoyendepasseragréablementunejournée.Qu’est-cedoncquivousrendsitaciturne,Nigel?

–Enfait,messire, je regardaisdans ladirectiondeJocelynquise trouvederrièrecesbois,àcequ’onm’adit.Maisjen’yvoispointsignedecejoyeuxgentilhommenidesasuite.Ilseraitfâcheuxquequelquecausegraveleseûtretenus.

Àcesmots,HughCalverlyéclataderire.

–N’ayezcrainte,jeuneseigneur.UntelespritanimeRobertdeBeaumanoirque,mêmes’il devait venir nous attaquer tout seul, il viendrait encore. Je gage que,même s’il setrouvaitsursonlitdemort,ilseferaitportericipourmourirsurceterrain.

–Vousditesvrai,Hugh,intervintBambro!Jelesconnais,luietceuxquilesuivent.On

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nepourraittrouverdanstoutelachrétientéhommespluscourageuxetplusadroitsdanslemaniement des armes. J’ai dans l’esprit que, quoi qu’il advienne, il y aura beaucoupd’honneur à gagnerpour chacundenous aujourd’hui. J’ai toujours en tête unemélodiequelafemmed’unarcheranglaismechantalorsquejeluipassaiaubrasunbraceletd’oraprès la prise de Bergerac. Elle était du vieux sang de Merlin, avec le pouvoir dedivination.Voicicequ’ellemechanta:

Entrelechênevertetlarivièrebleue

Lechevalier,luttantvaillammentetsanstrêve,

Faitquesonrenomaucieldegloires’élève.

»Voicilechêneetlà-baslarivière.Celanepeutrienprésagerquedebon.

Lepuissantécuyerallemandfitpreuvedequelqueimpatiencependantqueparlaitsonchef.Bienqu’ilnefûtqu’unsubordonné,aucundeshommesprésentsn’avaitautantqueluil’expériencedelaguerre,etn’étaitplusfameuxcombattant.Ilintervintbrusquement:

–Nouspourrionsmieuxemployerletempsenordonnantnoslignesetendressantdesplansplutôtqu’enparlantdesversdeMerlinouderagotsdevieillesfemmes.C’estànosarmesqu’ilnousfautnousfieraujourd’hui.Et toutd’abord, jevoudraisvousdemander,sirRichard,quelleestvotrevolontéaucasoùvousdevrieztomberaucoursducombat?

Bambrosetournaverslesautres.

–Siteldevaitêtrelecas,messeigneurs,jedésirequemonécuyer,Croquart,prennelecommandement.

Ilyeutunmomentdesilencependantlequelleschevaliersseregardèrent,interloqués.Knollesfutlepremieràreprendrelaparole.

–Jeferaiainsiquevousledésirez,Richard,dit-il,bienqu’ilsoitamerpournousautreschevaliersdeservirsous lesordresd’unécuyer.Cependantcen’estpoint lemomentdenous désunir, et, de plus, j’ai entendu dire que Croquart était un homme de grandevaillance.Ainsidonc,jevousfaisserment,surmonâme,deleconsidérercommechef,sivousdeviezsuccomber.

–Moiaussi,Richard,fitCalverly.

–Moiaussi!criaBelford.Maisilmesembleentendrelamusique.Voicileursbannièresentrelesarbres.

Toussetournèrent,appuyéssurleurscourteslances,pourvoirapprocherleshommesdeJocelynquisortaientdubois.Entêtemarchaientleshérauts,vêtusdutabardàl’herminedeBretagneetsoufflantdansdestrompettesd’argent.Derrièreeux,unhommemontésurun cheval blanc portait l’étendard de Jocelyn, de pourpre à neuf besants d’or. Puisvenaient les combattants, deux par deux, quinze chevaliers et quinze écuyers, ayantchacun leur bannière au vent.Derrière eux, un vieux prêtre était porté sur une litière ;c’était l’évêque de Rennes, portant le viatique et les saintes huiles, afin de pouvoirapporter le secours et le dernier soutien de l’Église à ceux qui allaient mourir. Laprocessionseterminaitpardescentainesd’hommesetfemmesdeJocelyn,deGuégonetd’Helléan,et toutelagarnisondelaforteressequi,commelesAnglais,étaitsansarmes.

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Latêtedecettelonguecolonneavaitdéjàatteintlepréquelaqueueétaitencoredanslaforêt. Lorsqu’ils arrivèrent, les combattants attachèrent leurs chevaux à l’autre bout duchampenplantantleursétendardsderrièreeux,etlepeuples’aligna,entourantlaliced’unmurépaisdespectateurs.

Les Anglais observaient les blasons armoriés de leurs antagonistes, car ces flammesflottantauventetcessurcotsbrillantsreprésentaientunlangagequetouthommepouvaitcomprendre.Devantse trouvait labannièredeBeaumanoir,d’azurà frettesd’argent.Sadevise:J’aymequim’aymeétaitportéesurunsecondfanionparunpetitpage.

– À qui appartient ce bouclier derrière le sien… celui d’argent aux tourteaux depourpre?demandaKnolles.

–À sonécuyer,GuillaumedeMontauban, réponditCalverly.Etvoici le liond’ordeRochefort, et la croix d’argent de Du Bois le Fort. On ne pourrait souhaiter meilleurecompagnie que celle qui se trouve devant nous aujourd’hui. Voyez, voilà les anneletsd’azurdujeuneTintiniacquiavaincumonécuyer,Hubert.Avecl’aidedesaintGeorges,jelevengeraiavantquelanuitsoittombée.

–Parlestroisroisd’Almain,grognaCroquart,ilnousfaudralutterduraujourd’hui,carjamais je n’ai vu rassemblés autant d’aussi bons soldats. Voyez là-bas, Yves Cheruel,qu’ils appellent l’homme de fer. EtCaro deBodegat avec qui j’ai déjà plus d’une foiscroiséleglaive…c’estceluiaublasondepourpreàtroisanneletsd’hermine.IlyaaussiAlaindeKaranais,legaucher.N’oubliezpointquesescoupsviennentducôtéoùiln’yapointdebouclier.

– Et qui est ce petit homme trapu… celui avec son bouclier de sable et d’argent ?demandaNigel.ParsaintPaul!Celaparaîtunhommedevaleurdont ilyabeaucoupàgagner,carilestpresqueaussilargequehaut.

–C’estmessireRobertRaguenel, réponditCalverly,que son longséjourenBretagneavaitfamiliariséavectouscesgens.Onditqu’ilpeutleverunchevalsursondos.Prenezgardeauxcoupsdesamassed’acier,car iln’estpointunearmurequiypuisse résister.MaisvoiciqueBeaumanoirs’approche.Lecombatvasûrementcommencer.

Lechefbretons’avançait,aprèsavoirmisseshommesenlignefaceauxAnglais.

–ParsaintCadoc!quevoilàuneagréablerencontre,Richard,s’exclama-t-il.Etjecroisquenousavonstrouvélàunbonmoyendesauvegarderlapaix.

–Eneffet,Robert,réponditBambro.Etnousvousdevonsdesremerciementscarjevoisque vous vous êtes mis en peine de rassembler une compagnie de valeur contre nousaujourd’hui.Sansaucundoute,sitousdevaientpérir,jecroisqu’ilyauraitpeudenoblesdemeuresenBretagnequineporteraientledeuil.

– Oh, que non, car nous n’avons point les meilleurs, répondit Beaumanoir. Nousn’avonsdansnosrangsaujourd’huiniunBlois,niunLéon,niunRohan,niunConan.Cependantnoussommestousdesangnobleetdésireuxdenousjeterdanscetteaventurepour la gloire de nos dames et pour l’amour du très grand ordre de la chevalerie. Etmaintenant,Richard,quelestvotregracieuxdésirconcernantcecombat?

–Jedésirequ’ilsepoursuivejusqu’àcequel’unoul’autredescombattantsnepuisse

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plus continuer. Autant de vaillants guerriers n’ont que trop rarement le plaisir de serencontrer.Ilconvientdoncquececidurelepluslongtempspossible.

–Quevoilàdebellesparoles,Richard!Ilenseraainsiquevousledésirez.Pourlerestechacun combattra ainsi qu’il lui plaira dès le moment où les hérauts auront donné lesignal.Siunquelconquehommedel’extérieursejointàlamêlée,ilseraaussitôtpenduàcechêne.

Après avoir salué, il abaissa sa visière et s’en retourna auprès de ses hommes quis’agenouillèrent, formant sur l’herbe ungroupebigarré, pour recevoir la bénédictiondel’évêque.

Leshérautsfirentletourdelalice,enjoignantauxspectateursdenepointsemêleràlalutte.Puis ils s’arrêtèrent sur lecôtédesdeuxgroupesalignés l’unen facede l’autre,àenviron cinquante pas de distance. Une fois les heaumes fermés, tous se trouvèrentcouvertsdemétaldelatêteauxpieds, lesunsdansl’airain,maislaplupartdansl’acier.Onnevoyaitqueleursyeuxscintillantssouslecasque.

Lehérautcriaalorsàhautevoix :«Allez!»enabaissantsamain levée,et lesdeuxgroupes foncèrent de toute la vitesse que leur permettaient leurs armures pour serencontrerdansunbruitdemétalaumilieuduchamp.Oneûtditquesoixanteforgeronsfrappaientleurenclumeenmêmetemps.Alorss’élevèrentlescrisetlesacclamationsdesspectateurspour l’unou l’autredespartis, si bienqu’ils couvrirentmême lebruit de lamêlée.

Lescombattantsétaientsiavidesdesebattreque,pendantunmoment,iln’yeutplusd’ordreetlesdeuxgroupessetrouvèrentmêlés,chacunpoussantd’uncôtépuisdel’autre,pourêtrerejetédevantunadversairepuisdevantunautre,n’ayantenespritqu’uneseulepensée:frapperdelalanceoudelahachecontrequiconquepassaitdanslechampdesonregard.

HélaspourNigeletsesespoirsdegloire:ilfutlepremieràtomber,enquoicependantileut ledestindesbraves.Lecœurléger, ils’étaitplacéenfacedeBeaumanoiretavaitfoncé droit sur le chef breton, en se souvenant que la querelle prétextée pour cetterencontreétaitnéeentreeux.Mais,avantmêmed’avoirpul’atteindre,ilfutprisdansletourbillondesescompagnonset,étantplusléger,ilfutdéportédecôtéetprojetédanslesbrasd’AlaindeKaranaisavecunélanquilesfittousdeuxroulerausol.Agilecommeunchat,Nigelseretrouvalepremiersurpiedet,commeilétaitpenchésurl’écuyerbreton,lenain Raguenel lui assena derrière le casque un coup de sa puissante masse. Avec ungémissement,Nigels’effondralevisagecontreterre,tandisquesonsangs’écoulaitparlabouche,lenezetlesoreilles.Etilrestasurplace,piétinéparlesdeuxgroupes,legrandcombatauquelilavaittantdésiréparticipersedéroulantau-dessusdelui.

MaisNigelnetardapasàêtrevengé.LenainRaguenelfutabattuparl’immensebâtonde ferdeBelford, lequel était lui-même terrasséparuncoupdeBeaumanoir. Ils étaientparfoisdouzeenmêmetempssurlesol,maislesarmuresétaientsifortesetlescoupssibienamortisparlesboucliersquebeaucoupétaientremissurpiedparleurscompagnonsetsetrouvaientenétatdepoursuivrelalutte.

Pourcertainscependant, iln’étaitplusd’aidepossible.Croquartavaitprisàpartieunchevalier breton nommé JeanRousselot et fait sauter une de ses épaulières, découvrant

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ainsisoncouetlapartiesupérieuredubras.Cefutenvainquel’autretentadeseprotégeravecsonbouclier.C’étaitsoncôtédroitquiétaitànuetiln’arrivaitpasàlecouvrir,pasplusqu’ilnepouvaitéchapperàlamassed’hommesquil’entourait.Ilréussituntempsàtenir son ennemi à distance,mais la tache blanche que faisait son épaule nue était uneciblepourtouteslesarmes,sibienquefinalementunehachettevints’enfoncerjusqu’aumanchedans lapoitrineduchevalier.Presqueaumêmemoment,unautreBreton, jeuneécuyer nommé Geoffroy Mellon, était abattu par un coup de Simon le Noir qui avaittrouvé le défaut sous le bras. Trois autres Bretons, Yvan Cheruel, Caro de Bodegat etTristandePestivien, lesdeuxpremiersétantdeschevalierset le troisièmeunécuyer, setrouvèrent séparésde leurs compagnons et aussitôt entourésd’Anglais. Il ne leur restaitplusqu’àchoisir entre lamort immédiateou la reddition. Ils tendirentdonc leurépéeàBambroetsetinrentàl’écart,toustroisassezgrièvementblessés,suivantd’uncœuramerlamêléequicontinuaitdebalayerlepré.

Cependant le combat durait depuis vingtminutes. Les combattants étaient à ce pointfatigués par le poids de leur armure, la perte de sang, le choc des coups et leur propreénervement,qu’ilsavaientgrand-peineàsetenirdeboutetmêmeàsouleverleursarmes.Ilfallaitunetrêve,sil’onvoulaitdonneraucombatunefindécisive.

– Cessez ! Cessez ! Retirez-vous ! crièrent les hérauts en lançant leurs chevaux aumilieudescombattants.

Lentement,levaillantBeaumanoirramenalesvingt-cinqhommesquiluirestaientdanslecampd’où ilsétaientpartis,où ils relevèrent leursvisièreset se laissèrentchoirdansl’herbe,ensoufflantcommedeschiensexténuésetenfrottantlasueurquicoulaitdeleurfrontsur leursyeux injectésdesang.Unboldevind’Anjoufutportéà la rondeparunjeune page, et chacun y puisa une coupe à l’exception deBeaumanoir, qui observait lecarême d’une façon si stricte qu’il ne permettait à nul aliment ni à nulle boisson defranchir ses lèvres avant le coucher du soleil. Il allait lentement d’un homme à l’autre,prodiguantdesencouragementsdeseslèvresdesséchées,etfaisantremarquerque,parmilesAnglais,iln’enétaitpasunquinefûtblessé,certainsmêmel’étantsigravementqu’ilsavaientpeineàsesoutenir.Silecombatjusqu’alorsavaittournécontreeux,illeurrestaitencorecinqheuresdejouretilpouvaitsepasserbeaucoupdechoses.

Des varlets s’étaient précipités pour enlever les deux Bretons morts, et un grouped’archersanglaisemportaitNigel.Aylwardlui-mêmeavaitdétachélecasqueetessuyélevisage exsangue et inconscient de son jeunemaître. Il vivait encore. Il fut étendu dansl’herbesurlabergedelarivièreetl’archerlesoignajusqu’àcequel’eausurlestempesetleventluisoufflantauvisageramenassentunpeudeviedanscecorpsmeurtri.Ilrespiraitirrégulièrement. Un peu de rouge lui revint aux joues mais il resta inconscient deshurlementsdelafouleetdugrondementdelabataillequiavaitrepris.

LesAnglais s’étaientétendus, euxaussi, suantset saignants.Et ilsn’étaientguèreenmeilleur état que leurs rivaux, sinon qu’ils restaient à vingt-neuf en lice. Mais sur cenombreneufàpeineétaientindemnesetcertainsétaientàtelpointaffaiblisparlapertedesang qu’ils ne pouvaient se tenir debout. Cependant, lorsque fut donné le signal de lareprise, iln’yeneutpasunseul,d’uncôtécommede l’autre,quinese remîtsurpiedspours’avancerentitubantcontrel’ennemi.

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Maisl’ouverturedecettesecondephaseducombatamenaungrandmalheuretungrosdécouragement pour les Anglais. Bambro, comme les autres, avait détaché sa visière,mais, l’esprit plein de soucis, il avait oublié de la fixer à nouveau. Lorsque les deuxgroupes se rencontrèrent, Alain de Karanais, le Breton gaucher, surprit le visage deBambroetaussitôtjetasalancedansl’ouverture.Lechefanglaispoussauncriettombaàgenoux,maisilparvintcependantàseremettresurpied,tropfaiblepourleverencoresonbouclier.Commeilsetenaitainsiexposé,lechevalierbreton,GeoffroyDuBoisleFortlefrappad’untelcoupdesahachequ’iltransperçal’armureetlapoitrinequ’ellecouvrait.Bambrotombamortsurlecoupet,pendantquelquesminutes,lecombatfitrageautourdelui.

Les Anglais se retirèrent alors, abattus et découragés, en emportant le corps deBambro ; les Bretons de leur côté se regroupaient dans leur camp en soufflant. À cemoment,lestroisprisonniersramassèrentleursarmeséparsesdansl’herbeets’enfurentencourantrejoindreleurgroupe.

–Holà!criaKnollesquis’avançaenlevantsavisière.Celanepeutsefaire.Nousvousavons fait quartier, alors que nous aurions pu vous abattre et, par la Vierge ! jeconsidéreraiquevousvousdéshonoreztoustrois,sivousnerevenezpassur-le-champ.

–Ne dites point cela, Robert Knolles, répondit Yvan Cheruel. Jamais encore lemotdéshonneurn’aétéassociéàmonnom,mais jemetraiteraisdelâchesi jeneretournaismebattreauprèsdemescompagnonslorsqueleschancesmelepermettent.

– Par saint Cadoc ! il dit vrai, s’écria Beaumanoir, en s’avançant au-devant de seshommes.Vousn’êtespointsanssavoir,Robert,qu’ilestuneloidelaguerreetunusagedechevalerie selon lesquels un prisonnier se retrouve libre, lorsque le chevalier qui l’acapturéestlui-mêmeabattu.

Il n’y avait rien à répondre à cela, et Knolles, découragé, s’en fut rejoindre sescompagnons.

–Nousaurionsdûlestuer,dit-il.Nousperdonsnotrechefeteuxgagnenttroishommesdumêmecoup.

–Si l’und’euxdéposeencore lesarmes, jevousdonne l’ordrede le tueraussitôt, fitCroquart dont l’épée tordue et l’armure maculée de sang prouvaient à suffisance lavaillancedontilavaitfaitpreuvedanscetterencontre.Etmaintenant,mesamis,nevouslaissez point décourager parce que nous avons perdu notre chef. J’ai en esprit que lesrimesdeMerlinneluiontportéquepeudechance.Parlestroisroisd’Almain!jepeuxvous enseigner quelque chose qui vautmieux que les prophéties d’une vieille femme :c’estdevoustenirépaulecontreépaule,etvosbouclierssiserrésquepersonnenepuissepasserautravers.Sachantainsicequisetrouvesurvosflancs,vouspourrezvoircequivientdevantvous.Decettefaçonaussi,si l’undevousestsi faiblequ’ilnepuissepluslever les mains, ses camarades à gauche et à droite pourront l’aider. Et maintenant,avancez tousensemble, aunomdeDieu, car lavictoireest encorenôtre sinous savonsnousconduireenhommes.

LesAnglaiss’avancèrentdoncenunelignesolide,etlesBretonss’élançaientverseuxcommeauparavant.Leplusrapided’entreeuxétaituncertainécuyer,GeoffroyPoulart,quiportaituncasqueressemblantàunetêtedecoq,avecunegrandecrêtepar-dessuset,

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par-devant, un longbecpercédedeux trous. Il leva sonépéepour en frapperCalverly,maisBelford,quisetrouvaitàsoncôtédanslaligne,levasonimmensebâtonetportaaujeuneécuyerunpuissantcoupdecôté.L’hommetitubapuis,s’élançantdelafoule,ilsemit à courir en rond comme quelqu’un qui a perdu l’esprit, cependant que de grossesgouttesdesangs’égrenaientdesdeuxtrousdanslegrandbec.Ilcourutainsilongtemps,souslescrisdelafoulequiimitaitlecoq,jusqu’àcequ’enfiniltrébuchâtettombâtraidemort.Maislescombattantsn’avaientrienvudecettescène,carlesBretonscontinuaientdelancerdesassautsdésespéréscontrelalignedesAnglaisquideleurcôtéprogressaientlentement.

Untempsl’onputcroirequeriennepouvaitbriserleurfront,maisBeaumanoirétaituncheftoutautantqu’unguerrier.Pendantqueseshommesexténués,soufflantetsaignant,s’attaquaientàlaligne,lui-mêmeavecRaguenel,Tintiniac,AlaindeKaranaisetDuBoisseprécipitèrentsurleflancetlesprirentviolemmentàrevers.Ilyeutunelonguemêlée,puis de nouveau les hérauts, voyant que les combattants étaient incapables de porterencoreuncoup,décidèrentunenouvelletrêve.

Maisdurantcesquelquesminutesaucoursdesquellesilsavaientétéprisdedeuxcôtés,lesAnglais avaient subi de fortes pertes. L’Anglo-Breton d’Ardaine était tombé devantl’épéedeBeaumanoirmaisnonsansavoird’abordentaillésérieusementl’épauledesonadversaire.SirThomasWalton,Richardd’Irlande,l’undesécuyersetHulbitée,legrandpaysan, s’étaient effondrés devant la masse du nain Raguenel ou les épées de sescompagnons.Ilnerestaitqu’unevingtained’hommesdechaquecôté,maistousenétaientaudernierdegrédefatigue,suant,soufflant,incapablesdeporterencoreuncoup.

C’étaituntableauétrangequedelesvoirs’avancerl’unversl’autreentitubantcommedeshommesivres.Lesangdégoulinaitsurleursarmureset,ens’avançantunefoisdepluspour reprendre cet interminable combat, ils laissaient des empreintes humides dansl’herbe.

Beaumanoir,exsangue,lalangueparcheminée,s’arrêtaaumilieudesonavance.

–Jevaism’évanouir,mesamis,cria-t-il.Ilmefautboire.

–Buvezdoncvotrepropresang,Beaumanoir,criaDuBois,ettoussemirentàriredefaçonsinistre.

Cettefois, l’expérienceavait instruit lesAnglais:souslaconduitedeCroquart, ilsnecombattirentplusenunelignedroite,maisenunfrontsirecourbéqu’ilformaitpresqueuncercle. Les Bretons attaquaient et titubaient, mais ils les repoussaient de tous côtés,adoptant,avecleursvisagestournésversl’extérieuretleursarmesprêtesàfrapper,laplusdangereusedesformations.Ilslaconservèrent,etaucunassautneputlesfairebouger.Ilspouvaientainsis’appuyerdosàdosetsesoutenirmutuellementalorsqueleursennemissefatiguaient.Sansdésemparer,lesvaillantsBretonstentèrentdepercerlaligne:àchaquefoisilsfurentrepoussésparunegrêledecoups.

Beaumanoir, dont la tête vacillait sous l’effet de la fatigue, ouvrit son casque etcontempla avec désespoir ce terrible cercle inattaquable. Il n’en vit que trop clairementl’inévitablerésultat:seshommessefatiguaientpourrien.Déjàbeaucoupd’entreeuxnepouvaientpresqueplusremuernilamainnilepiedetneluiseraientplusd’aucuneaidepourremportercettebataille.Bientôt,tousseraientdanslemêmeétat,etalorscesmaudits

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Anglais rompraient leur cerclepour seprécipiter sur seshommeset les tuer.Mais il nepouvaittrouverlemoyend’évitercettepéniblefin.IljetalesyeuxautourdeluietvitundesesBretonsquis’esquivaitsurlescôtésdelalice.Ilneputencroiresessenslorsqu’ilreconnut,aublasonpourpreetargent,queledéserteurn’étaitautrequesonpropreécuyer,GuillaumedeMontauban.

–Guillaume!Guillaume!cria-t-il.Vousn’allezpointm’abandonner?

Maislecasquedel’autreétaitferméetilneputentendre.Beaumanoirlevits’éloignerentitubant,aussivitequ’illepouvait.Avecuncridedésespoir,ilseprécipitadanslepetitgroupe de ses hommes qui pouvaient encore se mouvoir, et ensemble ils tentèrent undernier assaut contre les lances anglaises.Dans son âmevaillante, il était résolu à n’enpointreveniretàtrouverlamortaumilieudeleursrangs.Lefeuquianimaitsoncœursepropagea chez ses suivants et, aumilieu des coups, ils se cramponnèrent aux boucliersanglaisenessayantunepercée.

Mais ce fut envain.La têtedeBeaumanoir tournait, ses esprits l’abandonnaient.Sescompagnons et lui-même allaient succomber devant ce terrible cercle d’acier lorsque,soudain, cemagnifiquedispositif s’écrouladevant lui.Sesennemis :Croquart,Knolles,Calverly,Belford,tousseretrouvèrentétendussurlesol,leursarmeséparpilléesetleurscorpstropfatiguéspourserelever.LesBretonssurvivantseurenttoutjustelaforcedeseprécipiter sur eux, une dague à lamain pour exiger leur reddition en pointant la lameacérée dans la fente de la visière.Après quoi, vainqueurs et vaincus ne formèrent plusqu’unseultas,gémissantetgeignant.

Dansl’espritsimpledeBeaumanoirilsemblaitque,aumomentsuprême,touslessaintsdeBretagnes’étaientlevésàl’appeldeleurpays.Ettandisqu’ilétaitétendu,soufflantetsuant, son cœur déversa un flot de prières de remerciement à son patron, saint Cadoc.Mais les spectateursn’avaientque tropbienvu lacausedecette soudainevictoire.Unetempête d’applaudissements d’un côté et un ouragan de huées de l’autremontrèrent ladifférencedessentimentsqu’ellesoulevaitdanslesespritsdeceuxquisympathisaientsoitaveclesvainqueurs,soitaveclesvaincus.

GuillaumedeMontauban, leruséécuyer,s’était frayéuncheminvers l’endroitoùleschevauxétaiententravésetavaitenfourchésongrandroussin.Onavaitd’abordcruqu’ilallaitfuirlechampdebataille,maislescrisdemalédictiondespaysansbretonss’étaientsoudaintransformésenapplaudissementslorsqu’ilavaitfaittournerlatêtedesamontureverslecercleanglaisenluiéperonnantviolemmentlesflancs.Ceuxquiluifaisaientfaceavaientvucetteapparitionsoudaine.Ilavaitétéuntempsoùchevaletcavalierauraientdûreculerdevant leurscoups,mais ilsn’étaientplusenétatde soutenirun telchoc. Ilsnepouvaientmême plus lever les bras.Leurs coups étaient trop faibles pour toucher cettepuissantecréature,quifonçadansleursrangs,etseptd’entreeuxseretrouvèrentsurlesol.Il fitdemi-touret fonçadenouveauaumilieud’eux,enen laissantcinqautressoussessabots.Inutiled’enfairedavantage.DéjàBeaumanoiretsescompagnonssetrouvaientàl’intérieurducercle,leshommesétaientsansarmesetJocelynavaitremportélavictoire.

Cette nuit-là, un groupe d’archers à la tête basse et portant de nombreuses formesprostréess’enretournèrenttristementauchâteaudePloërmel.Derrièreeuxchevauchaientdix hommes, tous fatigués et blessés et maudissant au fond du cœur Guillaume de

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Montaubanpourl’infâmemoyendontilavaitusécontreeux.

En revanche, à Jocelyn les vainqueurs étaient portés, fleur au casque, sur les épaulesd’unefoulehurlante,aumilieudeséclatsdetrompeetdesbattementsdetambour.TelfutlecombatduChêne,oùdevaillantshommesrencontrèrentd’autresvaillantshommes,oùtous s’acquirent un tel honneur que, à partir de ce jour, ceux qui avaient participé à labatailledesTrentesevirentoctroyerlespremièresplacespartout.Etiln’étaitpointaisédeprétendreàtortd’yavoirparticipé,carlegrandchroniqueurquilesatoussibienconnusaprétenduquechacund’entreeuxemportadanslatombelescicatricesdesblessuresqu’ilavaitreçuesdanscetterencontre.

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24ChapitreCOMMENTNIGELFUTRAPPELÉAUPRÈSDESONMAÎTRE

«MadouceDame,écrivitNigeld’uneécriturequiexigeaitunœild’amoureusepourêtredéchiffrée,durantlequatrièmemercrediducarême,ilseproduisitunetrèsnoblerencontreentrequelques-unsdenosgensetde trèsvaleureuxchevaliersdecepays,rencontrequitourna,parlagrâcedelaVierge,enunesibellejoutequ’onnepeutdemémoired’hommeenretrouverdepareille.GrandhonneuryfutgagnéparlesieurdeBeaumanoiretparunGermainnomméCroquart,avecquij’espèreavoirunmotlorsquejeseraiguéri,carc’estunhommeexcellent,toujoursprêtàseprésenteraucombatouàreleverlevœud’unautre.Pourmapart,j’avaisespéré,avecl’aidedeDieu,accomplirlatroisièmeactiond’éclatquim’eûtpermisderetournerauprèsdevous.Maisilenfuttoutautrement.Dèsledébut,jefusblesséetdesipeud’appointpourmescompagnonsquej’enailecœurbienlourdetquejecroisyavoirperduplusd’honneurquejen’enaigagné.JesuisétenduicidepuislafêtedelaVierge,et j’yseraiencorepourlongtempscar jenepuismouvoirunmembre,sauf lamain.Mais ne pleurez point, ô douceDame : sainteCatherine a été notre amiepuisque,enaussipeudetemps,ellem’apermisdecourirdeuxaventurestellesquecellede la capture du Furet Rouge et la prise du castel. Il ne me reste plus qu’un geste àaccompliret,dèsque jeseraiguéri, jeneseraipas longà lechercher.Jusque-là,simesyeuxnesepeuventposersurvous,sachezquemoncœurestpourtoujoursàvospieds.»

C’est ce qu’il écrivit de sa chambre du château de Ploërmel à la fin de cet été, etcependantilfallutqu’unautreétésepassâtavantquesatêtemeurtriefûtguérieetquesesmembresrecouvrassentleurforced’antan.Cefutavecdésespoirqu’ilappritlarupturedelatrêveetentenditparlerdelabatailledeMauron,aucoursdelaquelleSirRobertKnollesetSirWalterBentleyécrasèrent lepouvoirgrandissantdeBretagne,etoùbeaucoupdestrentevainqueursdeJocelyntrouvèrentleurfin.Lorsqu’ilfutenpossessiondesesforces,ilpartitàlarecherchedufameuxCroquart,quiseprétendaittoujoursprêt,jouretnuit,àrencontrern’importequelleâme,avecn’importequellearme.Maiscefutpourapprendreque, en essayant un nouveau cheval, le Germain avait été jeté dans un fossé et s’étaitrompu le cou. Dans ce même fossé périssait la dernière chance de Nigel d’accomplirrapidementlatroisièmeactionquilelibéreraitdesonvœu.

Lapaixrégnaitdenouveausurtoutelachrétientécarl’humanitéétaitlassedesguerres.Il n’y avait que dans la lointaine Prusse, où les chevaliers Teutoniques livraientd’incessantscombatscontrelesimpiesLituaniens,qu’ilpourraitassouvirledésirdesoncœur,maisilfallaitbeaucoupd’argentetunehauterenomméechevaleresqueavantqu’unhommefûtadmisàparticiperàlacroisadenordique.EtainsidixannéesdevaientpasseravantqueNigelpûtporterlesyeuxsurleseauxdelaFrischesHaff.Durantcetemps,iltraînasonâmebrûlanteàtraversleslonguessaisonsdanslesgarnisonsdeBretagne;ilfitvisiteauchâteaudeGrosboispourdireaupèredeRaoulquesonfilsétaitmortenvaillantgentilhommedevantlaportedelaBrohinière.

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Et enfin, alors que l’espoir était presque éteint dans son cœur, un cavalier, par unglorieux matin de juillet, apporta une lettre au château de Vannes, dont Nigel étaitsénéchal.Ellene contenait quequelquesmots, brefs commeune sonneriede trompette.ElleétaitdeChandos.Ilavaitbesoindesonécuyeràsescôtés,carderechefsonétendardflottait auvent. Il se trouvait àBordeaux.Leprince allait partir aussitôt pourBergerac,d’oùiltenteraitungrandraidàl’intérieurdelaFrance.Celanesetermineraitpointsansbataille. Ils avaient envoyé unmot pour annoncer leur arrivée et le roi de France avaitréponduqu’ilsemettraitenpeinepourlesrecevoir.IlfallaitdoncqueNigelsehâtâtet,sil’arméeétaitdéjàenroute,qu’illarejoignîtauplusvite.Chandosavaittroisécuyersdéjà,maisilseraittrèsheureuxderevoirlequatrième,carilavaitbeaucoupentenduparlerdeluidepuisleurséparation.

Le voyage de Vannes à Bordeaux souleva bien des difficultés. Les bateaux côtiersétaientquasiintrouvablesetilyavaittoujoursdesventsquisoufflaientverslenordalorsque les cœurs vaillants ne demandaient qu’à aller vers le sud. Un mois s’était écoulédepuisqueNigelavaitreçulalettre,lorsqu’ilsetrouvasurlequaiauborddelaGaronne,aumilieudesbarilsdevindeGascogne,aidantPommersàdescendredel’appontement.Aylward lui-mêmenepouvait avoir uneplusmauvaiseopinion sur lamerque legrandchevaljaunequihennitjoyeusementenpoussantlesnaseauxdanslamaintenduedesonmaître,lorsqu’ilsentitlaterrefermesoussessabots.Àcôtédelui,luitapotantl’épauleensigned’encouragement, se tenaitSimon leNoirquiétait resté sous l’étendarddeNigel,aveclefidèleAylward.

L’armée était partie depuis un mois déjà, mais des nouvelles parvenaientquotidiennementenville,desnouvellesquetouthommepouvaitlire,carellesconsistaienten un flot continu de chariots qui, chargés de butin pris dans le Sud de la France,franchissaientlagrandeportedelaroutedeLibourne.Lavilleétaitpleinedesoldatsdepied,carleprincen’avaitemmenéavecluiqueleshommesmontés.Levisagesombreetles yeux mélancoliques, ils regardaient défiler les chariots lourdement chargés, surlesquelsétaiententasséslessoies,lesvelours,lestapisseries,lessculpturesetlesmétauxprécieuxquiavaientfaitl’orgueildeplusd’unedemeureseigneurialedelabelleAuvergneouduricheBourbonnais.

Ilnefautpascroireque,danscesguerres, l’Angleterresetrouvaitseuleenfacedelaseule France. Il faut savoir reconnaître la vérité. Deux provinces de France étaientdevenues anglaises par des unions royales. Ainsi donc la Guyenne et la Gascognefournissaient la plupart des vaillants soldats qui combattaient sous la bannière à croixrouge. Un pays aussi pauvre que l’Angleterre ne pouvait se permettre d’entretenir unegrandearméeoutre-mer.VoilàpourquoielleperditlaguerrecontrelaFrance,parsuitedumanquedeforcespourpoursuivrelecombat.Lesystèmeféodalpermettaitderassemblerrapidement une armée à peu de frais, mais après quelques semaines, elle se dispersaitassezvite.Onnepouvaitlagarderqu’aumoyend’uncoffrebiengarni.Iln’yavaitpointde ces coffres en Angleterre, et le roi se demandait toujours comment maintenir seshommessurlechampdebataille.

MaislaGuyenneetlaGascogneregorgeaientdechevaliersetd’écuyerstoujoursprêtsàse rassemblerpouruneexpéditioncontre laFrance.Enyajoutant leschevaliersanglaisquinesebattaientquepourl’honneuretquelquesmilliersdecesterriblesarcherspayésà

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quatrepenceparjour,celaconstituaitunearméeaveclaquelleilétaitpossibledemenerunecourtecampagne.Telétaitl’ostduprince,fortdequelquehuitmillehommes,quisedéplaçaitàcemomentenungrandcercledansleSuddelaFrance,laissantsursestracesunpaysruinéetcalciné.

Mais la France, même avec sa partie sud-ouest entre les mains des Anglais, étaittoujours une puissance redoutable, bien plus riche et plus peuplée que sa rivale. Desimplesprovincesétaientsigrandesqu’ellesétaientplusfortesquenombrederoyaumes.LaNormandieaunord,laBourgogneàl’est,laBretagneàl’ouestetleLanguedocausudétaient capables chacun d’équiper une puissante armée. C’est pourquoi le roi Jean,considérant de Paris ce raid insolent contre ses possessions, envoya en toute hâte desmessagers à ses grands vassaux, ainsi qu’en Lorraine, en Picardie, en Auvergne, auHainaut,dans leVermandois, enChampagneet auxmercenairesgermainsau-delàde lafrontièreorientale,leurenjoignantdeserendreàbrideabattueàChartres,oùilsdevaientsegrouper.

Dèsledébutdeseptembre,unegrandearmées’yétaitformée,tandisquelesAnglais,ignorant sa présence, saccageaient les villes et assiégeaient les châteaux, de Bourges àIssoudunenpassantparRomorantinetenpoussantmême jusqu’àVierzonetTours.Desemaineensemaine,ilyeutdejoyeusesescarmouches,desassautscontredesforteressesaux cours desquels il y eut beaucoupd’honneur à gagner, de chevaleresques rencontresavecdesgroupesdeFrançaisetenfind’occasionnellesjouteslorsquedenobleschampionss’offraientàrisquer leurvie.Lesmaisonsaussiétaientpilléesparcequ’ony trouvaitduvinetdesfemmesàprofusion.Jamaisnileschevaliersnilesarchersn’avaientparticipéàuneexpéditionaussiagréableetaussiprofitable.CefutdonclecœurhautetsoutenuparlaperspectivedebeauxjoursàBordeaux,lespochespleinesd’argent,quel’arméetournaausuddelaLoireetrepritlechemindelacitéportuaire.

Mais cette plaisante promenade se transforma soudain en une guerre très sérieuse.Lorsqueleprincesetournaverslesud,ilserenditcomptequetoutravitaillementavaitétéretirédesaroute.Iln’yavaitniavoinepourleschevauxninourriturepourleshommes.Deux cents chariots chargés de butin roulaient en tête de la colonne, mais les soldatsaffaméslesauraientbientôtéchangéspourautantdepainetdeviande.LestroupeslégèresdesFrançaislesavaientprécédésetavaientbrûléoudétruittoutcequipouvaitleurservir.Pourlapremièrefoisaussi,leprinceetseshommesserendirentcomptequ’unepuissantearméesedéplaçait sur leur flancgaucheet sedirigeaitvers le suddans l’espoirde leurcouperlaretraiteverslamer.Durantlanuit,leciels’illuminaitdeleursfeux,etlesoleild’automnebrillaitd’unboutàl’autredel’horizonsurlescasquesd’acieretlesarmesd’unostpuissant.

Désireuxdemettresonbutinensûretéetcomprenantquelestroupesfrançaisesétaientde loin supérieures en nombre aux siennes, le prince redoubla d’efforts pour tenterd’échapper. Mais ses chevaux étaient exténués et il n’arrivait plus qu’à grand-peine àmaintenir l’ordre parmi ses hommes affamés. Quelques jours encore, et ils ne seraientmême plus en état de se battre. Ainsi donc, lorsqu’il découvrit près du village deMaupertuisunepositionqu’unepetiteforceavaitdeschancesdepouvoirtenir,ilrenonçaàtenterdedépassersespoursuivants,etilfitface,commeunoursauxabois,toutesgriffesdehors,l’œilenfeu.

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Sur ces entrefaites, Nigel, accompagné de Simon, d’Aylward et de quatre autreshommesd’armesdeBordeaux,sedirigeaitenhâteverslenordafind’yrejoindrel’armée.Jusqu’àBergerac,ilssetrouvèrentenpaysami.Mais,àpartirdelà,ilsprogressèrentdansunpaysagecalciné,avecdenombreusesmaisonssanstoit,dontdeuxseulesfaçadesnuespointaient vers le ciel, des « mitres de Knolles » comme on les appela dans la suite,lorsqueSirRobertagitàsaguisedanscepays.Pendanttroisjours,ilssedirigèrentverslenord,rencontrantdenombreuxpetitsgroupesdeFrançais,maisilsétaienttroppressésderejoindrel’arméepours’arrêteràchercherl’aventure.

Enfin, après avoir dépassé Lusignan, ils commencèrent à croiser des fourrageursanglais,desarchers,montéspourlaplupart,quis’efforçaientdetrouverduravitaillement,soitpourl’armée,soitpoureux-mêmes.Nigelappritpareuxqueleprince,ayanttoujoursChandosàsescôtés,sedirigeaitverslesudetqu’ilpourraitlerencontreràmoinsd’unejournéedemarche.Àmesurequ’ilavançait,lenombredecestraînardsaugmentait.Enfinil rejoignit un important groupe d’archers qui allait dans la même direction que lui.C’étaientdeshommesauxquelsleursmonturesavaientfaitdéfautetquiavaientétélaissésenarrière,maisquisehâtaientafindenepointmanquerlagrandebataillequisepréparait.

La petite troupe deNigel se détacha bientôt de la colonne d’archers et poursuivit samarche en direction de l’armée du prince. Ils suivirent un chemin étroit et sinueux àtraverslagrandeforêtdeNouailléetsetrouvèrentdevantunevalléemarécageuseaufondde laquellecoulaitunpetitcoursd’eauparesseux.Sur la riveopposée,descentainesdechevaux s’abreuvaient et derrière eux se trouvait une grande quantité de chariots. Latroupe de Nigel les dépassa, et escalada une colline d’où un étrange spectacle s’offritsoudain.

Danslavallée,lecoursd’eauserpentaitlentement,entredeuxrivescouvertesdevertesprairies.Àunoudeuxmillesplusbas,onapercevaitunegrandequantitédechevauxsurlarive.C’étaientlespalefroisdelacavaleriefrançaiseetlafuméedégagéeparunecentainedefeuxindiquaitl’emplacementducampduroiJean.Devantlemonticulesurlequelilssetrouvaient s’étendait la ligne anglaise, mais on y voyait peu de feux car, à part leurschevaux, ils n’avaient rien à cuire. La droite de la ligne était appuyée sur la rivière ets’étiraitsurunmilleenviron,jusqu’àlagauchequiétaitpostéeàl’oréed’unboisépais,interdisant toute attaque de flanc. Devant se trouvaient une haie épaisse et un terrainaccidenté,coupéensonmilieuparunepetiteroutedecampagne.Derrière lahaieetsurtout le front de la position, des groupes d’archers étaient étendus dans l’herbe,sommeillant paisiblement sous les chauds rayons du soleil de septembre. D’un bout àl’autre flamboyaient les bannières et les fanions marqués aux devises de la chevaleried’AngleterreetdeGuyenne.

Nigelsentitunchocaucœurenvoyantlesinsignesdesgrandscapitaines,carluiaussienfin pouvait arborer ses couleurs et ses armoiries en noble compagnie. Il y avaitl’étendarddeJehanGrailly,àcinqcoquillesd’argentdisposéesensautoirsurlacroixdesable,quiindiquaitlaprésencedufameuxsoldatdeGascogne;toutàcôtéflottaitleliondegueulesdunoblechevalierdeHainaut,lesieurEustaced’Ambreticourt.Nigel,commetouslesguerriersd’Europe,n’ignoraitpascesdeuxécus,maisilsétaiententourésd’unequantitédelancesmuniesdebanderolesportantdesmeublesquiluiétaientinconnus,etilendéduisitqu’ellesappartenaientàladivisiondeGuyennedel’année.Plusloinflottaient

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lescélèbresfanionsanglais : l’écarlateet l’ordeWarwick, l’étoiled’argentd’Oxford, lacroixd’ordeSuffolk,l’azuretl’ordeWilloughbyetl’écarlatefrangéd’ord’Audley.Aucentres’entrouvaitunqui luifitoublier touslesautrescar,àcôtémêmedelabannièreroyale d’Angleterre, surchargée de la devise du prince, flottait l’étendard à la pile degueulessurchampd’orquiindiquaitlesquartiersdenoblessedeChandos.

Àcettevue,Nigeléperonnasonchevalpourarriveràcetendroitquelquesminutesplustard.Chandos,émaciépar la faimet lemanquedesommeil,maisdont le regardbrûlaittoujours du même feu ardent, se tenait près de la tente du prince, observant ce qu’onpouvaitvoirdel’arméefrançaise.Nigelsautadesonchevaletsetrouvaitpresqueàcôtédesonmaîtrelorsquelerideaudevoilequipendaitdevantlatenteroyalefutviolemmentrejetédecôté,etÉdouard,princedeGalles,parut.

Ilneportaitpasd’armuremaisdesimplesornementsnoirs.Toutefoisladignitédesonmaintien et la colère qui lui soufflait le rouge au visage dénotaient en lui le chef et leprince.Sursestalonsparutunpetitecclésiastiqueauxcheveuxblancs,vêtud’uneamplesoutaneécarlate,quigesticulaitdansuntorrentdeparoles.

–Pasunmotdeplus,messireCardinal!s’écrialeprinceencolère.Jenevousaiquetrop écouté déjà et, par la grandeur deDieu ! ce que vousme dites neme plaît guère.Écoutez,John,jevoudraisvotreconseil!Quelest,croyez-vous,lemessagequemessirecardinaldePérigordm’apportedelapartduroideFrance?Ilmefaitassavoirque,danssagrandeclémence,illaisseramonarméeretournerlibrementàBordeaux,àlaconditionquenousrendionstoutcequenousavonspris,quenousremettionstouteslesrançons,etenfin que moi-même et cent nobles chevaliers d’Angleterre et de Guyenne nous nousconstituionsprisonniers.Qu’enpensez-vous,John?

Chandossourit.

–Leschosesnesefontpointdecettefaçon,dit-il.

–Mais,messireChandos,s’écrialecardinal,jeviensdemontrerclairementauprincequec’estunscandalepour toute lachrétientéetunecausedegausseriepour lespaïens,quedevoirdeuxgrandsfilsdel’Églisecroiserainsilefer.

–Alors,priezleroideFrancedes’enretirer.

–Mais,moncherfils,vousrendez-vouscomptequevousvoustrouvezdanssonpaysetqu’iln’est aucundroitqui l’obligeàvousen laisserpartir ainsiquevousyêtesvenu?Vous n’avez derrière vous qu’un petit ost – trois mille archers et cinq mille hommesd’armes tout au plus – et la plupart d’entre eux semblent souffrir grandement desprivations en nourriture.Le roi, lui, a trentemille guerriers pour le soutenir, dont vingtmillesontdeshommesd’armesexpérimentés.Ilseraitbon,donc,quevousacceptiezdesconditionsraisonnables,tantquevouslepouvez.

–MesrespectsauroideFrance,messireCardinal,etdites-luiquejamaisl’Angleterrene paiera une rançon pour moi. Mais il appert, messire Cardinal, que vous êtes bienrenseigné sur notre nombre. Ilme plairait de savoir comment un homme d’Église peutaussibieninterpréterunelignedecombat!Maisj’airemarquéqueleschevaliersdevotremaisonavaient été autorisésà circuler librementdansnotre camp. Je crainsdoncqu’envousaccueillant commedesmessagers jen’aie en fait accordéasile àdesespions.Que

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dites-vous,messireCardinal?

– Noble prince, comment pouvez-vous en conscience et dans le fond de votre cœurprononcerparolesaussiimpies?

– Il y a votre neveu à la barbe rousse, Robert deDuras, voyez-le là-bas compter etprier!Holà,jeuneseigneur!Écoutez!Jeviensdedireàvotreonclequej’avaisenespritque vous et vos compagnons aviez reporté notice de nos dispositifs au roi de France.Qu’avez-vousàdire?

Lechevalierblêmitetbaissalesyeux.

– Noble seigneur, articula-t-il péniblement, il se peut que j’aie répondu à quelquesquestions.

– Et comment votre honneur s’accommode-t-il de ces réponses, puisque nous vousavonsfaitconfianceenvousacceptantdanslasuiteducardinal?

–Nobleseigneur,s’ilestvraiquejemetrouvedanslasuiteducardinal, jesuisaussivassalduroiJeanetchevalierdeFrance.Jevouspriedoncd’apaiservotrecolèrecontremoi.

Le prince grinça des dents et ses yeux perçants traversèrent littéralement le jeunehomme.

–Surl’âmedemonpère,j’aigrand-peinedenevouspointenvoyerenterre!Maisjevousprometsque,sicetécuaugriffonrougeparaîtsurlechampdebatailledemainetquevousysoyezfaitprisonnier,votretêteneresterapluslongtempssurvosépaules!

–Envérité,monfils,quevoilàunlangagebrutal!s’écrialecardinal.JevousdonnemaparolequenimonneveuRobertniaucunautremembredemasuiteneprendrapartàlabataille.Jevousquittemaintenant,sire,etqueDieuvousaitenSasaintegardecariln’estpointd’hommeaumondequisoitenplusgranddangerquevouset tousceuxquivousentourent.Jevousconseilledoncdepasserlanuitensaintsexercicesquivouspréparerontàtoutcequipourraitvousarriver.

Surce, lecardinals’inclinaet, suivide toutesamaison,se retiravers l’endroitoù ilsavaientlaisséleurschevaux.Ilss’enretournèrentensuiteversuneprocheabbaye.

Leprincefitbrusquementdemi-touretrentrasoussatente,maisChandos,aprèsavoirregardéautourdelui,tenditlamainàNigelpourl’accueilliravecchaleur.

–J’aigrandemententenduparlerdevosnoblesgestes,luidit-il.Votrenomdéjàs’élèveaucieldelachevalerieerrante.Lemienn’ajamaisbrilléplushautetn’avaitmêmepasatteintcepointàvotreâge.

Nigelrougitd’orgueiletdeplaisir.

–Envérité,nobleseigneur, jen’aiaccompliquebienpeudechose.Maismaintenantquemevoicidenouveauàvoscôtés,j’espèreapprendreàmedignementcomporter,caroùdoncpourrais-jegagnerplusd’honneurquesousvotrebannière?

– En vérité, Nigel, vous arrivez au bon moment. Je ne vois point comment nouspourrionsquittercetendroitsanspasserparunegrandebataillequiresteraàjamaisgravéedanslamémoiredeshommes.Ilnemesouvientd’aucuncombatenFranceoùilssesont

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trouvés si puissants devant nous, ni nous aussi faibles. Nous n’y gagnerons que plusd’honneur.Jesouhaiteraisquenouseussionsdeuxmillearchersdeplus.Maisjenedoutepointquenousne leurdonnionsbeaucoupdemaldevantqu’ilsnenouschassentdecetendroit.Avez-vousvulesFrançais?

–Non,nobleseigneur,j’arriveàl’instant.

–J’allaism’avancerpour longer leurs lignesetobserver leurcontenance.Venezdoncavec moi avant que la nuit tombe. Allons voir ce que nous pouvons de leur ordre debatailleetdeleursdispositions.

Cejour-là,ilyavaitunarmisticeentrelesdeuxforcesàlasuitedelamalencontreuseetinutileinterventionducardinaldePérigord.Ainsidonc,lorsqueChandosetNigeleurentpoussé leurs chevaux au-delà de la longue haie qui se trouvait devant leur front, ilsdécouvrirent un grand nombre de petits groupes de chevaliers des deux armées qui sepromenaient dans la plaine. La plupart de ces groupes étaient français, puisqu’il leurimportait surtout de connaître les défenses anglaises. Et certains de leurs éclaireurss’étaientavancésjusqu’àmoinsdetroiscentspasdelahaied’oùlespiquetsd’archersleuravaientsèchementordonnédeseretirer.

Chandos s’avança donc aumilieu de ces cavaliers et, comme la plupart d’entre euxétaient d’anciens adversaires, on entendait des « Le bonjour, John ! » d’un côté et, del’autre:«Ah,Raoul!»,«Ah,Nicolas!»,«Ah,Guichard!»échangésentreceuxquisecroisaient.Un seul de ces cavaliers ne les salua pas. Le seigneur deClermont était unhommeépais, auvisage rougeaudetquiportait sur son surcotunevierged’azur surunfond de rayons d’or, lemême emblème queChandos avait choisi pour ce jour. Le fierFrançaisseprécipitadevantleurspas.

–Etdepuisquanddonc,messireChandos,dit-ilavecchaleur,vouspermettez-vousdeportermesarmes?

Chandossourit.

–C’estsûrementvousquiportezlesmiennes,répondit-il.Carcesurcotfutbrodépourmoi,ilyaplusd’unan,parlesbonnessœursdeWindsor.

– Si ce n’était la trêve, je vous prouverais vite que vous n’avez point le droit de lesporter.

–Alors, cherchez-les demain sur le champ de bataille, commemoi je chercherai lesvôtres.Nouspourronsliquidercettequestionhonorablement.

MaisleFrançaisétaitcoléreuxetneselaissaitpasaisémentapaiser.

–Vous,Anglais, nepouvez rien inventer, etvous adoptez toujourspourvôtre cequevoustrouvezdebienchezlesautres!

Ainsi grommelant et fulminant, il poursuivit son chemin tandis queChandos, riant àgorgedéployée,s’avançaitdanslaplaine.

LalignemêmedesAnglaisétaitcouvertepardesarbresetdesbuissonsquilacachaientàl’ennemi.Lorsqu’ilsleseurentdépassés,l’arméefrançaises’étalaclairementdevanteux.Aucentredel’immensecampsetrouvaitunelongueethautetentedesoierougeavecàun

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boutleslysd’argentduroideFranceetàl’autrel’oriflammed’or,bannièredecombatdelavieilleFrance.Ilsvoyaient, telsdesroseauxbordantunétang,ets’étendantaussi loinque l’œil pouvait porter, les bannières et pennons des larrons et fameux chevaliers, au-dessus desquels flottaient les étendards ducaux prouvant qu’ils avaient devant eux destroupesdetouteslesprovincesdeFrance.

L’œil brillant deChandos s’arrêta tour à tour sur les fiers insignesdeNormandie, deBourgogne, d’Auvergne, de Champagne, de Vermandois et de Berry, flottant dans lesrayonsdusoleilcouchant.Longeantlentementtoutelaligne,ilnotaavecsoinlecampdesarchers,latroupedesmercenairesallemands,lenombredessoldatsdepied,lesarmesdetouslesfiersvassauxetvavasseursquipouvaientrévélerlaforcedechacundespoints.Ilchevauchad’uneaileàl’autreetmêmesurlesflancs,setenanttoujourshorsdeportéedesarbalètes.Puis,aprèsavoirtoutnotéenesprit,etlecœurlourddesombrespressentiments,ilfitpivotersonchevaletretournalentementversleslignesanglaises.

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25ChapitreCOMMENTLEROIDEFRANCETINTCONSEILÀMAUPERTUIS

Cematindedimanche,le19septembredel’an1356deNotre-Seigneur,étaitfroidmaisbeau.Labrumelégèrequis’élevaitdelavalléemarécageusedeMuissoncouvritlesdeuxcampsetfitfrissonnerlesarchersanglaisaffamés.Maisellesedissipabientôtdevant lesoleil.DanslepavillontendudesoierougeduroideFrance–lemêmequeChandosetNigelavaientvulaveilleausoir–,unemessesolennellefutditeparl’évêquedeChâlonsqui pria pour ceux qui allaient mourir, sans se douter que sa dernière heure était bienproche.Puis,lorsqueleroietsesquatrefilseurentreçulacommunion,l’autelfutemportéetremplacéparunelonguetablerecouverted’undraprouge,disposéedanslalongueurdelatente,etautourdelaquelleleroiJeanpouvaitrassemblersonconseilpourdéciderdelameilleurefaçond’agir.Sonpalaisn’auraitpuluioffrirplusbellepiècequecelle-ciavecsonplafonddesoie,sesmursgarnisdetapisseriesd’Arrasetsonsolrecouvertderichestapisd’Orient.

Le roi Jean, assis sous un dais à l’une des extrémités de la table, se trouvait dans lasixièmeannéedesonrègneetdanslatrente-sixièmedesavie.C’étaitunpetithommeauvisage rouge, à la large poitrine, aux yeux sombres et à l’allure noble. Il n’avait pointbesoin dumanteau bleu, brodé aux lys d’argent, pour faire de lui un roi.Bien que sonrègne n’eût pas été long encore, il était connu dans toute l’Europe comme un parfaitgentilhomme et un combattant intrépide – le chef qui convenait à une nationchevaleresque.Son fils aîné, le ducdeNormandie, à peineplus qu’un jeunegarçon, setrouvaitàcôtédelui,lamainposéesurl’épauleduroi.EtJean,toutenparlant,tournaitlatêtedesoncôtépourleregarderensouriant.Àsadroite,souslemêmedais,setenaitleplusjeunefrèreduroi,leducd’Orléans,hommeauxtraitslourdsetpâles,auxmanièreslanguissantesetauxyeuxintolérants.Àgauchese trouvait leducdeBourbon, levisagetriste et absorbé, avec, dans les yeux et le comportement, cette sorte demélancolie quiaccompagnesouventlepressentimentdelamort.Tousportaientl’armure,horslecasqueposédevanteuxsurlatable.

Plusbas,groupéautourdelatablerouge,setenaitleconseildespluscélèbresguerriersde toute l’Europe.Enpartantduroi,onpouvaitvoirassis,d’uncôté,unvétéran, leducd’Athènes, fils d’un père exilé, devenu grand connétable de France, puis le coléreuxseigneurdeClermont,avecsaViergebleuesurrayonsd’orquilaveilleavaitétélacausedesaquerelleavecChandos;del’autre,Arnoldd’Andreghien,hommeaunoblemaintienetauxcheveuxgris,quipartageaitavecClermont l’honneurd’êtremaréchaldeFrance;Jean de Bourbon, valeureux guerrier qui devait trouver la mort sous les coups de laCompagnieblancheàBrignais;quelquesnoblesallemands,dontlecomtedeSalzbourgetlecomtedeNassau,quiavaientfranchilafrontièreavecleursmercenairesàlademandeduroideFrance.Leurarmureàarêtesetlesnaseauxdeleursbassinetssuffisaientàtoutsoldat pour savoir qu’ils venaient d’au-delà duRhin. Face au roi se trouvaient d’autres

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seigneurstoutaussinobles:Fiennes,Châtillon,Nesle,Landas,Beaujeu,aveclevaillantpaladin de Chargny, celui-làmême qui avait œuvré à la prise de Calais, et Eustace deRibeaumont qui, à cette même occasion, avait obtenu le prix de vaillance des mainsd’Édouardd’Angleterre.Telsétaientleschefsversquileroisetournapourdemanderaideetassistance.

–Vousavezouïdéjà,mesamis,dit-il,queleprincedeGallesn’afaitaucuneréponseàlapropositionqui luifut transmisepar leseigneurcardinaldePérigord.Certes, ilenestainsi qu’il en devait être et, bien que j’aie obéi aux ordres de la sainte Église, je neredoutaisnullementqu’unprince aussi vaillantqu’Édouardd’Angleterrenous refusât lecombat. Ilm’est avisquenousdevrions fondre sur eux immédiatement, àmoinsque lacroixducardinalnesevienneinterposerencoreentrenosépéesetnosennemis.

Unbourdonnementdejoyeuxassentiments’élevadel’assistanceetmêmedeshommesd’armesquigardaientlaportedelatente.Lorsquelecalmefutrevenu,leducd’Orléansseleva.

–Sire,dit-il,vousavezparléainsiquenous l’espérions tous, et jecrainsbienque lecardinaldePérigordn’aitétéunpiètrealliédelaFrance,carpourquoiproposerions-nousun partage alors qu’il nous suffit de tendre lamain pour prendre le tout ?Quel besoinavons nous de paroles ? Enfourchons nos destriers et jetons-nous sur cette poignée demaraudeursquiontosédévastervosbellespossessions.Et,siunseuld’entreeuxquittecetendroitautrementqueprisonnier,nousn’enseronsqueplusàblâmer.

–ParsaintDenis,monfrère,fitleroiensouriant,silesmotspouvaienttuer,vouslesauriezdéjà tousétendus sur ledosdevantmêmequenousquittionsChartres.Vousêtesnouveau à la guerre, mais lorsque vous aurez participé à un ou deux combats, vousapprendrezquetoutdoitsefaireavecréflexionetdansl’ordre,souspeinedetournermal.Dutempsdenotrepère,noussautionssurnosdestriersetcourionssusauxAnglais,ainsiquenous le fîmes àCrécy et ailleurs,maisnousn’en avons retiréquepeudeprofit, etnoussommesdevenusplussages.Votreavis,messiredeRibeaumont?Vousavezlongéleurslignesetobservéleurétat.Leurcourriez-voussus,ainsiqueleconseillemonfrère?Ousinon,commentenvisageriez-vouslachose?

Ribeaumont,grandgarçonélégantauxyeuxsombres,fitunepauseavantderépondre.

–Sire, dit-il enfin, j’ai en effet parcouru leur front et leurs flancs, en compagniedesseigneursLandasetBeaujeu,quisetrouventenconseilici,témoinsdecequejevaisdire.Ilm’estavisque,bienquelesAnglaissoientpeunombreux,ilsoccupentunepositiontelleaumilieudecesbuissonsetdecesvignesquevousferiezbiendeleslaissercarilssontsansnourritureetdevrontbattreen retraite.Vouspourrezainsi les suivreet trouverunemeilleureoccasiondelivrerbataille.

Unmurmure de désapprobation s’éleva dans l’assistance et le seigneur deClermont,maréchaldel’armée,selevad’unbond,levisagerougedecolère:

–Eustace,Eustace!cria-t-il.Ilmesouvientdejoursoùvousétiezd’unplusgrandcœuretd’unplusfermecourage.MaisdepuisqueleroiÉdouardvousdonnalà-bascecollierdeperles,vousnefaitesplusquedetournerledosauxAnglais.

–Messire de Clermont, répondit Ribeaumont gravement, il ne me sied point de me

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battreauconseilduroinidevantl’ennemi,etnousrégleronscettequestionuneautrefois.Maintenant,leroim’ademandémonavisetjeleluiaidonnédumieuxquejepouvais.

–Ileûtmieuxconvenuàvotrehonneur,messireEustace,degarderlesilence,fitleducd’Orléans.Allons-nousleslaisseréchapperalorsquenouslestenonsicietsommesquatrefoisplusnombreux?Jenesaisoùnouspourrionsallerencoredans la suite,car je suisbien sûrquenous aurionshontede retourner àParis et de regardernosdamesdans lesyeux.

–Envérité,Eustace,vousavezbienfaitdemedécouvrircequevousaviezenesprit,fitleroi.Maisj’aidéjàditquenousnousbattrionscematin: inutiledoncdediscuterplusavant.Pourtantj’auraisvouluapprendredevouslafaçonlaplussageetlameilleuredelesattaquer.

–Jevaisvousconseiller,sire,dumieuxquejelepourrai.Leurdroiteestprotégéeparunerivièreentouréedemarais,etleurgaucheparuneépaisseforêt.Ainsidonc,nouslesdevonsattaquerdeface.Devantleurfronts’étendunehaieépaisse,derrièrelaquellej’aiaperçuleshoquetonsvertsdeleursarchers,quisontaussiserrésqueleslaîcheslelongdelarivière.Cettehaieesttrouéeparuneroute,oùquatrecavaliersseulementpeuventpasserdefront,etquimènedansleurspositions.Ilestclairdonc,sinousvoulonslesrepousser,qu’ilnousfaudrafranchir lahaie.Mais jesuiscertainque leschevauxnepourronts’enapprocherdevantl’avalanchedeflèchesquiviendradederrière.Ainsidonc,jetiensquenousdevrionscombattreàpied,ainsiquelesAnglaislefirentàCrécy,carnouspourrionsnousapercevoirquenoschevauxnousgêneraientplusqu’ilsnenousaideraientencejour.

–J’aieulamêmepensée,sire,fitArnoldd’Andreghien,lemaréchal.ÀCrécylesplusvaillantsontdûfairedemi-tour,carquepeutfaireunhommeavecunchevalaffoléparladouleuretlapeur?Sinousavançonsàpied,noussommesmaîtresdenous-mêmes,et,sinousnousarrêtons,nousensupporteronstoutelahonte.

–Le conseil est bon, fit le duc d’Athènes, en tournant vers le roi son visage rusé etratatiné.Jen’yajouteraiqu’unechose:laforcedecesgenssetrouvedansleursarchers.Ainsidonc,sinouspouvionsjeterledésordreparmieux,nefût-cequ’uncourtmoment,nous pourrions nous emparer de la haie. Sinon, ils vont tirer de telle façon que nousperdrons un grand nombre d’hommes avant même que de l’atteindre, car nous avonsapprisparexpériencequ’aucunearmurenerésisteàleurstraitslorsqu’ilstirentdeprès.

– Que voilà de bonnes et sages paroles, fit le roi. Mais je vous prie de nous direcommentvousjetteriezledésordreparmicesarchers.

–Jechoisiraistroiscentscavaliers,sire,parmilesmeilleursdel’armée.Jeremonteraisl’étroiteroutepourattaquerensuiteàgaucheetàdroite,enprenantlesarcherspar-derrièrelahaie.Ilestpossiblequeces troiscentshommesaientgrandementàsouffrir,maisquesont-ilsdanspareilost,siunebrèchepeutêtreouvertepourleurscompagnons?

–Jevoudraisajouterunmotàcela, sire, s’écriaunGermain, lecomtedeNassau. Jesuis venu ici avec mes camarades pour risquer nos vies dans votre querelle. Nousréclamons le droit de combattre à notre façon, et nous considérerions comme undéshonneurquedemettrepiedàterredepeurdesflèchesanglaises.C’estpourquoi,avecvotre permission, nousmonterons en avant, comme le conseille le duc d’Athènes, pourvousouvrirlechemin.

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–Celanesepeut,s’écrialeseigneurdeClermont,rougedecolère.Ilseraitbienétrangequ’onnepût trouverdesFrançaispourouvriruncheminà l’arméedu roideFrance.Àvousentendre,messirecomte,oncroiraitquevotrehardiesseestplusgrandequelanôtre.MaisparNotre-DamedeRocamadour,vousapprendrezavantcesoirqu’iln’enestpointainsi.C’estàmoi,puisquejesuismaréchaldeFrance,qu’ilrevientdeconduirecestroiscentshommes.

–Etjeréclamelemêmedroitpourlamêmeraison,fitArnoldd’Andreghien.

LeGermainmartelalatabledesongantdefer.

–Faitescequebonvoussemble!cria-t-il.Maisjevousprometsunechose:nimoinimeshommesnedescendronsdenosmonturestantqu’ellespourrontnousportercar,dansnotrepays,cenesontquelespetitesgensducommunquisebattentàpied.

LeseigneurdeClermontsepenchaitd’unairfuribondpourfaireunebrûlanteréponse,lorsqueleroiintervint.

–Assez ! assez ! dit-il. Je vous ai demandé vos avis et c’est àmoi qu’il revient dedéciderdecequevousferez.MessiredeClermontetvous,Arnold,vouschoisirez troiscentsdesplusbravescavaliersetvous tenterezde rompre la lignedesarchers.Quantàvous,monseigneurdeNassauetvoscavaliers,vousresterezàcheval,puisquetelestvotredésir,etvoussuivrezlesmaréchauxpourlessoutenirdumieuxquevouslepourrez.Lerestedel’arméeavanceraàpied,diviséentroisgroupesainsiquenousl’avionsconçu:levôtre,Charles–etiltapotagentimentlamaindesonfils,leducdeNormandie–,levôtre,Philippe–etilsetournaversleducd’Orléans–,etceluiducentre,leplusimportant,quiseralemien.C’estàvous,GeoffroydeChargny,quejeconfiel’oriflammepourcejour.Maisquelestcechevalieretquedésire-t-il?

Unjeunechevalier,grandetàlabarberousse,avecungriffonrougesursonsurcot,étaitapparudanslaportedelatente.Sonairaffairéetsesvêtementsdésordonnésprouvaientqu’ilétaitvenuengrandehâte.

– Sire, dit-il, je suis Robert de Duras, de la maison de monseigneur le cardinal dePérigord. Je vous ai dit hier ce que j’avais appris sur le camp anglais. J’y fus admisaujourd’huiencoreetj’aivutoutesleursvoituresquisedéplaçaientversl’arrière.Sire,ilsfuientversBordeaux!

–Tudieu,jelesavais!crialeducd’Orléans,enfureur.Cependantquenousparlions,ilsnousontglisséentrelesdoigts.Nevousavais-jepointprévenus?

–Silence,Philippe!ordonnaleroi.Etvous,messire,avez-vousvuceladevospropresyeux?

–Demespropresyeux,sire,etjevienstoutdroitdeleurcamp,maintenant.

LeroiJeanleregardadurement.

–Jenevoispointcommentvotrehonneurs’accordeàdetellesnouvellestransmisesdepareille façon !Nousnepouvonscependant faire autrementqued’enprendreavantage.N’ayezcrainte,Philippe,monfrère, j’aidansl’espritque,avant la tombéedujour,vousconnaîtrezdesAnglaistoutcequevousenvouliezconnaître.Ilseraitdenotreavantagedelessurprendreentraindefranchirlegué.Lors,messeigneurs,jevouspriederegagnervos

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postes au plus vite, en vous souvenant de tout ce dont nous sommes convenus. Monoriflamme,Geoffroy ! Et vous,Arnold, groupez les divisions.QueDieu et saintDenisnousaientenleursaintegardecejour!

LeprincedeGallessetenaitsurlapetiteéminenceoùNigels’étaitarrêtélaveille.Aveclui se trouvaient Chandos et unGascon, le captal deBuch, un grand homme d’un âgemoyen, bronzé par le soleil. Les trois hommes observaient attentivement les lointaineslignesfrançaises,cependantque,derrièreeux,unecolonnedechariotssedirigeaitversleguédeMuisson.

Toutjustederrièreleprince,quatrecavaliersenarmure,lavisièrerelevée,discutaientàvoixbasse.Unsimpleregardsurleursbouclierseûtsuffiàn’importequelsoldatpourlesreconnaître, car ils étaient tous quatre d’unegrande renommée et avaient participé à denombreuxcombats.Ilsattendaientlesordres,carchacund’euxcommandaitentoutouenpartieunedesdivisionsdel’armée.Leplusjeunedeschevaliers,garçonsombre,élancéetàl’airgrave,étaitWilliamMontacute,comtedeSalisbury,âgéseulementdevingt-huitansetcependantvétérandeCrécy.Sagranderéputationluiavaitvaludesevoirconfierparleprincelecommandementdel’arrière-garde,posted’honneurdansunearméeenretraite.Ilparlait à un homme grisonnant, au visage dur où oscillaient de fiers yeux bleus quiobservaient l’ennemi. C’était le fameux Robert d’Ufford, comte de Suffolk, qui avaitcombattu sans arrêt depuis Cadsand et dans toutes les batailles continentales. L’autregrandsoldatsilencieux,avecl’étoiled’argentscintillantsurlesurcot,étaitJohndeVere,comted’Oxford,quiécoutaitThomasBeauchamp,jovialgentilhommeetsoldatéprouvéqui, penché en avant, tapotait de sa main de mailles la cuisse bardée de fer de soncompagnon. Ils étaient tous de vieux camarades de combat, à peu près du même âge,d’une réputation égale et d’une égale expérience de la guerre. Tels étaient les fameuxsoldatsanglaisquiattendaientlesordresduprince.

–J’auraispréféréquevousluimissiezlamainaucollet,fitcedernierd’untoncolèreenpoursuivantsaconversationavecChandos.Cependant,ilétaitpeut-êtreplussagedeleurjouercetouretdeleurfaireaccroirequenousbattionsenretraite.

– Il en a certainement porté la nouvelle, répondit Chandos en souriant. À peine leschariotsétaient-ilspartisquejel’aivugaloperenborduredubois.

– C’était une bonne trouvaille, John, remarqua le prince. Nous tirerions un grandréconfortsinouspouvionsretournercontreeuxleurspropresespions.Àmoinsqu’ilsnemarchentdroitsurnous,jenevoispointcommentnouspourrionstenirunjourencorecaril ne reste plus, je crois, unemiche de pain dans toute l’armée. Et cependant, si nousquittonscetteposition,oùpourrons-nousespérerenretrouverunepareille?

– Ilsmordront,monseigneur, ilsmordrontà l’appât.Encemomentmême,RobertdeDuras doit leur dire que nos chariots sont en route, et ils vont se hâter de les attaquerlorsqu’ilsfranchirontlegué…Maisquiest-cedonclàquis’envientenpiquantdesdeux?Nousallonspeut-êtreavoirdesnouvelles!

Uncavalieravaitgrimpélemonticuleaugalop.Ilsautaàbasdesonchevalettombaàgenouxauxpiedsduprince.

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–Alors,lordAudley,fitÉdouard,quedésirez-vous?

–Messire,réponditlechevalier,toujoursagenouilléetlatêtebaisséedevantsonchef,jerequiersdevousunefaveur.

–Levez-vous,James!Etdites-moicequejepuisfaire.

Lecélèbrepaladin,exempledelachevaleriedetoustemps,selevaettournasonvisageetsesyeuxsombresverssonmaître.

– Messire, dit-il, je vous ai toujours servi loyalement, vous et votre père, et jecontinueraidelefairetantquej’auraivie.Ilmefautvousfaireassavoirmaintenantquejefisvœuunjour,sijemetrouvaisaucombatsousvotrecommandement,demeporterautoutpremierrangoudelaissermaviedansl’entreprise.Jevouspriedoncdemepermettregracieusement de quitter ma place avec honneur et deme poster de telle façon que jepuisseaccomplirmonvœu.

Le prince sourit, car il était bien certain que, vœu ou non, permission ou non, LordJamesAudleysetrouveraitaucombat.

–Allez,James,dit-il,etDieufassequecejourvotrecouragebrilleau-dessusdetouslesautres.Maisécoutez,John,qu’est-cedonc?

Chandosrelevalenezcommeunaigleapercevantuneproie.

–Sansaucundoute,messire,toutsedérouleainsiquenousl’avionsprévu.

Detrèsloin,leurparvintuncridetonnerre.Puisunautreetunautreencore.

–Voyez,ilsavancent!crialecaptaldeBuch.

Duranttoutelamatinée,ilsavaientobservélesescadronsarmésquibordaientlefrontdu camp français. Mais à ce moment un puissant éclat de trompettes leur parvint auxoreillesetlesgroupeslointainss’agitèrentetflamboyèrentausoleil.

–Oui,ilssemettentenmarche,crialeprince.

–Ilsviennent!Ilsarrivent!

Lesparolesserépercutèrenttoutaulongdelaligne.Puis,dansunesoudaineimpulsion,lesarchers,derrièrelahaie,semirentsurpied,leschevaliersagitèrentleursarmeset,dansunhurlementde tonnerre, ils lancèrent leurdéfi joyeuxà l’ennemiquiavançait. Ilsefitensuiteuntelsilencequelarespirationdeschevauxetletintementdesharnaisfrappaientlesoreillesjusqu’àcequ’ungrondementsourds’élevâtsoudain,semblableaubruitdelamaréesur laplage,grossissantets’amplifiantàmesurequelepuissantostdeFranceserapprochait.

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26ChapitreCOMMENTNIGELACCOMPLITSONTROISIÈMEEXPLOIT

Quatre archers étaient étendus derrière un buisson à quelque dix yards devant l’épaissehaiequicouvrait leurscompagnons.Aumilieudela longueligned’archers,ceuxquisetrouvaientimmédiatementderrièreeuxappartenaientàleurproprecompagnieetétaientàpeuprès tous ceuxqui avaient accompagnéKnolles enBretagne.Lesquatrehommesàl’avant étaient leurs chefs : le vieuxWat de Carlisle, NedWiddington, le rouquin desvallées,Bartholomew, lechauvearmoïer, etSamkinAylward. IlsmangeaientdupainetdespommesdontAylwardvenaitderapporterunpleinsacqu’ilpartageaitdeboncœuravec ses compagnons affamés. Le vieux frontalier et leYorkshireman avaient les traitstirés et les yeux profondément enfoncés, par suite des privations, et la ronde figure del’armoïers’étaitaffinéeàtelpointquelapeauluipendaitenlourdespochessouslesyeuxetsurlesjoues.

Par-derrière, des lignes d’hommes hagards et affamés épiaient à travers la haie,silencieuxetattentifs.Unefoisseulement,unfierhurlementsalual’arrivéedeChandosetdeNigelqui,sautantàbasdeleurmonture,s’installèrentàcôtéd’eux.Toutaulongdelabordure verte des archers, on pouvait voir les silhouettes scintillantes des chevaliers etécuyersquis’étaientportésenpremièrelignepourpartagerlafortunedeceshommes.

– Il me souvient d’une compétition avec un gars du Kent à Ashford… commençal’armoïer.

– Non, non, nous connaissons l’histoire ! fit le vieux Wat énervé. Boucle-la,Bartholomew,cen’estguèrelemomentdedébiterdesâneries.Jetepriedepassertoutaulongdelaligneafindevoirs’iln’yapointdecordesautéeoud’arcfenduàréparer.

Lefabricantpassaenrevuelalignedesarcherssouslesquolibets.Par-ci,par-là,onluijetaitunarcpar-dessuslahaie,enquêted’unavisdeprofessionnel.

–Cirez les têtes ! cria-t-il. Passez le pot de cire et cirez les têtes !Une flèche ciréepasseralàoùuneautrenepasserapas…TomBeverley,ânebâté,tacordevat’écorcherlebrasàlapremièreflèche!…Ettoi,Watkin,netirepasverstabouche,selontonhabitude,maisjusqu’àtonépaule.Tuaimestantàleverlecoudequetacordesuitautomatiquementlemêmechemin.Non,restelàetgardetoutetaforcepourbandertonarccarilsserontsurnousbientôt.

Ilcourutrejoindresescamaradesquis’étaientmisdebout.Derrièreeux,surundemi-mille, des archers espacés se tenaient à l’abri de la haie, leur grand arc prêt à tirer, sixflèches à leurs pieds dans l’herbe et dix-huit autres dans leur carquois à leur côté.Uneflèche sur la corde, les pieds solidement plantés, les yeux perçants fixés dans lesouverturesdelahaie,ilsattendaientl’assaut.

Le large flot d’acier, après s’être avancé, s’était arrêté à environ un mille du front

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anglais.Laplusgrandepartiedel’arméeavaitmispiedàterre,laissantàlavaletaillelesoind’emmener lesbêtesvers l’arrière.LesFrançaisseformèrentalorsentroisgrandesdivisionséclabousséesdesoleil,maresargentéesautourdesquellesflottaientdesmilliersde bannières et de pennons.Un espace de plusieurs centaines de yards séparait chaquegroupe.Aumêmemoment, deux corps de cavaliers se formèrent à l’avant. Le premiercomprenaittroiscentshommesenrangsserrés,lesecondunmillierenviron,enuneligneplusétendue.

Leprinces’étaitavancéjusqu’àlalignedesarchers.Ilportaitsonarmurenoire,avaitlavisièrelevéeetsonvisageauxtraitsaquilinsreflétaitsonardeuretsonespritmartial.Lesarcherslesaluèrentdeleursacclamationsetilagitalamainpourleurrépondre,commeunchasseurexcitantseschiens.

–Alors,John,qu’enpensez-vous?demanda-t-il.Quenedonneraitmonnoblepèrepourse trouver à nos côtés, ce jour ! Avez-vous remarqué qu’ils avaient abandonné leurschevaux?

–Oui,monnobleseigneur, ilsontprofitédenosleçons,réponditChandos.Parcequenous avons eu de la chance sur pied àCrécy et ailleurs, ils croient avoir trouvé le bonmoyen.Mais, selonmoi, ilest trèsdifférentdese trouverenpied lorsqu’onestassailli,ainsiquecefutnotrecas,oud’attaquerlorsqu’ilfautportersonarmurependantunmilleetarriverfatiguésurlechamp.

–Vousparlezsagement,John.Maiscescavaliersquiseformentdevantlefrontetquiavancentlentementversnous,quefaites-vousd’eux?

–Sansaucundoute,ilsespèrentromprelescordesdenosarchersetouvrirlarouteauxautres.Ilssontbienchoisis,nobleseigneur,car,regardez,nesont-cepointlàlescouleursdeClermont sur la gauche, et celles d’Andreghien sur la droite ?Ainsi donc, les deuxmaréchauxmarchentavecl’avant-garde…

–Pardieu,John,s’écria leprince,onjureraitquevousenvoyezplusavecunœilquen’importequelautrehommedecettearméeavecdeux!Carilenestbienainsiquevousledites.Maiscetautregroupeplusimportantderrière?

–Cedoit êtredesGermains,messire,pourceque j’enpuis juger à la façonde leursarmures.

Lesdeux corpsde cavalerie s’étaient avancés lentement dans la plaine, laissant entreeux un espace d’environ un quart demille. Parvenus à deux jets de flèche de la ligneennemie,ilss’arrêtèrent.Toutcequ’ilspouvaientvoirdesAnglais,c’étaitlalonguehaie,avec de brefs scintillements d’acier au travers de l’épaisse frondaison, et par-delà, lespointes des lances des hommes d’armes qui s’élevaient au-dessus des buissons.Devanteux s’étendait un merveilleux paysage d’automne avec son feuillage virant aux milleteintes, baigné dans un sommeil paisible, et rien, sinon les rares éclairs de l’acier, netrahissait l’ennemi immobile et silencieux qui leur barrait le chemin. Mais l’espritaudacieux des cavaliers français ne s’en éleva que plus haut devant le danger.L’air futremplisoudaindeleursclameursguerrièresetilsagitèrentau-dessusdeleurstêtes,dansungestedemenaceetdedéfi, leurs lancesgarniesdepennonsmulticolores.Des lignesanglaises,lavueétaitsplendide:lesnoblesdestrierspiaffantetsecabrant,leschevaliersaux boucliers et surcots colorés, le balancement et les ondulations des plumes et des

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bannières.

Puis il y eut une sonnerie de trompe. Avec un grand cri, les éperons s’enfoncèrentprofondémentdanslesflancsdesbêtes,leslancesfurentabaissées,etlevaillantescadronseprécipitacommel’ouraganverslecentredeslignesanglaises.

Ils avaient déjà franchi une centaine de pas, et une autre encore, et ils ne décelaienttoujourspaslemoindremouvementdevanteux,nulautrebruitqueleursproprescrisdeguerreetlegalopdeleurspalefrois.Ilsprogressaientdeplusenplusvite.Dederrièrelahaie, on avait une vision de chevaux blancs, bais, gris ou noirs, le cou horizontal, lesnaseaux distendus, le ventre traînant presque à terre sous des cavaliers dont onn’apercevaitquelapointedel’écusurmontéed’unheaumeàpanacheetprécédéed’unferdelance.

Puis, soudain, le prince leva la main et poussa un cri. Chandos le répéta et il serépercutatoutaulongdelalignepourfinirpars’enflerenunbruitdetonnerreauquelsemêlèrentlesvibrationsdescordesetlefriselisdesflèches.

Hélaspourlesnoblesdestriers!Hélaspourlesvaillantshommes!Aprèsl’ardeurdelabataille, qui ne pourrait s’apitoyer devant ce noble escadron réduit à l’état de minerougeoyantesouslapluiedeflèchesquifrappalesfacesetlespoitrinesdeschevaux?Lepremier rang s’écroula et les autres trébuchèrent sur lui avant d’avoir pu contrôler leurvitesseous’écarterdel’horriblemurquis’étaitsoudaindressé,dequinzepiedsdehaut,faitdescorpsdeleursmalheureuxcompagnons,deschevauxpiaffant,ruantethennissant,etd’hommespataugeantetsetordantdansunemaredesang.Par-ci,par-là,surlescôtés,tel ou tel cavalier parvenait à se dégager et se précipitait vers la haie, avec pour seulrésultatdevoirsonchevalabattusousluietd’êtrejetéàbasdesamonture.Decestroiscentsvaillantscavaliers,pasunseuln’atteignitlahaiefatale.

Sedéroulantalorsenunelonguevagued’acierondoyantsouslesoleil,lebataillondesGermainsseprécipitadansungrondementdetonnerre.Ilsouvrirentunebrècheaucentredans cemonticule de lamort et se précipitèrent vers les archers. C’étaient de vaillantshommes,bienconduits et àqui les rangsaérés évitaient l’embarrasqui avait été fatal àl’avant-garde. Malgré cela, ils périrent séparément où les autres avaient succombé engroupe.Quelques-unsfurentfrappésparlesflèches;lesautreseurentleursmonturestuéessouseuxetfurentàtelpointassommésparleurchutequ’ilsnepurentseremettresurpiedetrestèrentétendus,alourdisparl’acier,àl’endroitmêmeoùilsétaienttombés.

Troishommesfranchirentlesbuissonsquiabritaientleschefsdesarchers,taillèrentenpiècesWiddington,l’hommedesvallées,foncèrentverslahaie,bondirentpar-dessusetseprécipitèrent vers le prince. L’un d’eux tomba avec une flèche au travers de la tête, lesecondfutjetéàbasdesamontureparChandosetletroisièmefutabattudelamainmêmeduprince.Unsecondgrouperéussitàpercerducôtédelarivière,maisilfutaussitôtisoléparLordAudleyetseshommes,ettousfurentmassacrés.Unseulcavalier,dontledestrierétait rendu foude douleur par une flèche plantée dans l’œil et une autre au travers desnaseaux, franchit d’unbond lahaie, traversa le campdepart enpart et fut emporté, aumilieudesrires,danslesbois,bienloinderrière.Maispersonned’autren’arrivamêmeàhauteurdelahaie.ToutlefrontdelapositionétaitbordédeGermainsblessésoumorts;aumilieu, un grandmonceaumarquait l’endroit où avaient péri les trois cents vaillants

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Français.

Pendant que ces deux vagues étaient venues se briser devant la position anglaise,abandonnantdesanglantsdébrisderrièreelles,lestroisautresdivisionsavaientfaithalteet s’étaient préparées pour leur propre assaut. Elles n’avaient pas encore entrepris leuravance,et lesplusprochesse trouvaientencoreàundemi-millededistance, lorsquelesraressurvivantsd’unespoirdéçu,surleurschevauxhérissésdetraits,passèrentaugalopsurleursflancs.

Aumêmemoment,lesarchersethommesd’armesanglaisseprécipitèrentdederrièrelahaie pour se saisir de tous ceux qui étaient encore en vie dans ce tas sanguinolentd’hommesetdechevaux.Cefutuneruéeécheveléecar,dansquelquesinstants,lecombatallaitreprendre,etcependantilyavaitunebellerécoltederichessesàfairepourl’heureuxhomme qui avait la chance de s’emparer d’un riche prisonnier. Les esprits plus noblesdédaignaientdepenserauxrançonstantquelecombatn’étaitpasterminé;maisunenuéedesoldatsnécessiteux,gasconsetanglais,tirèrentlesblessésparlespiedsouparlesbraset,lepoignardsurlagorge,exigèrentleurnom,leurrangetleurétatdefortune.Celuiquiavaitfaitunebonnepriselaramenaitversl’arrièreetlaconfiaitàsesserviteurspourallerreprendresaplaceaucombat;ceuxquiétaientdéçustropsouventenfonçaientlapointedela dague et se précipitaient dans le tas animés par l’espoir d’avoir plus de chance.Clermont,dontlaViergedusurcotétaittraverséed’uneflèche,gisaitmortàenvirondixpasdelahaie;d’Andreghienfutarrachédedessoussonchevalparunécuyermiséreuxetdevintsonprisonnier.LescomtesdeSalzbourgetdeNassaufurenttrouvéssurleterrainetemmenésversl’arrière.AylwardpassalesbrasautourducomteOttovonLangenbecketl’étendit,avecunejambebrisée,derrièrelebuissonquiluiservaitd’abri.SimonleNoirs’étaitsaisideBernard,comtedeVentadour,etluifitfranchirlahaie.Aumilieudescrisetdupillage, les archers couraientpour reprendre leurs flèches, les arrachantdesmorts etparfoismêmedesblessés.Puisilyeutsoudainuncrid’avertissement.Enuninstanttousleshommesreprirentleurplaceetlalignedelahaiefutreformée.

Ilétaitgrandtemps:déjàlapremièredivisiondel’arméefrançaiseétaittouteproche.Silachargedescavaliersavaitététerribleparsarapiditéetsapuissance,cettecalmeavanced’une immense phalange d’hommes en armes était pire encore. Ils progressaient aveclenteuràcausedupoidsdeleursarmures,maisleurmarchen’enétaitqueplusrégulièreetinexorable.Coudeàcoude,bouclierenavant,javelinedecinqpiedsdanslamaindroite,masse et épée suspendues à la ceinture, la puissante colonne d’hommes d’armess’approcha.Unefoisdepluslapluiedeflèchesrésonnasurlesarmures.Ilsseresserrèrentderrièreleursboucliers;beaucouptombèrent,maislesautrescontinuèrent.Enhurlant,ilsatteignirent lahaiequ’ilsbordèrent surundemi-mille en luttant avecacharnementpoureffectuerunepercée.

Pendant quelque cinqminutes les deux rangs se firent face, luttant d’ardeur, les unsavec leurs javelots, les autres martelant de la hache et de la masse. En de nombreuxendroits, lahaie fut trouéeouniveléeau sol, et leshommesd’armes français firentdesravagesparmilesarcherslégèrementarmés.Pendantunmoment,ilparutquelesortdelabatailleallaittourner.

MaisJohndeVere,comted’Oxford,calmeet froid,vitunechanceet lasaisit.Sur leflanc droit, une prairiemarécageuse bordait la rivière. Le terrain y était si léger qu’un

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hommed’armess’yseraitenliséjusqu’auxgenoux.Sursonordre,ungrouped’archersfutdétachédelalignedecombatetsereformaencetendroit,d’oùilsdéversèrentunegrêlede traits sur le flanc desFrançais.Aumêmemoment,Chandos ainsi qu’Audley,Nigel,BartholomewBerghersh,lecaptaldeBuchetunevingtained’autreschevaliersbondirentsurleursmonturesetchargèrentaulongdelapetiterouteautraversdeslignesfrançaisesdevanteux.Après lesavoirdébordées, ils s’éparpillèrentàdroiteetàgauche,assaillantdansledosetabattantleshommesd’armes.

Cejour-làPommersfutmagnifiqueparlaterreurqu’ilinspirait,avecsesyeuxrouges,sesnaseauxlargementouverts,sacrinièreauvent,sessabotsmartelantlesolettoutcequise trouvait devant lui. Tout aussi terrifiant était son cavalier, calme et froid, alerte,concentrésurcequ’ilfaisait,cœurdefeuetmusclesd’acier.Ilavaitvraimentl’aird’unangedescombats,avecsafaçondemenersonchevaldéchaînéauplusfortdelamêlée.Siardentqu’ilfût,lagrandesilhouettedesonmaîtresurlenoirpalefroisetrouvaittoujoursàunedemi-longueurdevantlui.

Maisdéjàledangerétaitpassé,etleslignesfrançaisesavaientreculé.Ceuxquiavaientfranchilahaiemoururentenbravesaumilieudesrangsennemis.LadivisiondeWarwickétaitdescendueenhâtedesvignoblespourvenircomblerlestrousdanslalignedecombatdeSalisbury.Etlavaguebrillanterecula,doucementd’abordpuisplusviteàmesurequelesplusforts tombaientetquelesplusfaibles tentaientdesemettreà l’abri. Ilyeutunnouvel assaut de derrière la haie et une nouvelle récolte des flèches plantées en rangsserrésdanslesol.Denouveau,lesblessésfurentsaisisetemportésdansunehâtebrutalevers l’arrière. Puis la ligne se reforma, et les Anglais, fatigués, pantelants et affaiblis,attendirentl’assautsuivant.

Maisunegrandechanceleurfutaccordée,unechancesigrandequ’ilsenpurentàpeinecroire leurs yeux en regardant le fond de la vallée.Derrière la division du dauphin quivenait de les presser aussi dangereusement s’en tenait une autre nonmoins nombreuse,conduite par le duc d’Orléans. Les fugitifs des premières lignes, couverts de sang etaffolésdefrayeur,aveuglésparlasueur,seprécipitèrentdansleursrangset,enuninstant,sans qu’un seul coup fût porté, les balayèrent dans leur ruée sauvage. Ce puissantdispositif, si solide et d’un aspect si martial, fondit soudain comme neige au soleil. Ildisparut,etàsaplaceonnevitplusquedepetitspointsbrillantsparseméssurlaplaine:chaquehommecherchaitàsefrayeruncheminversl’endroitoùilpourraitretrouversonchevaletquitterleterrain.Pendantunmoment,ilparutquelabatailleétaitgagnée,etuntonnerredecrisdejoiebalayaleslignesanglaises.

Mais, lorsque le rideaude ladivisionducale tomba,ce futpourdécouvrir, s’étendantloinderrièreetcoupantlavalléedepartenpart,lemagnifiquedispositifduroideFrance,formant ses rangspour l’attaque. Ilsétaientaussinombreuxque lesAnglaiset, enplus,n’avaient pas encore été fatigués par les charges successives ; enfin, un monarqueintrépide allait lesmener à l’assaut. Avec la lente détermination d’un homme décidé àvaincreouàmourir,ilinspectaseshommesavantl’effortsuprême.

Cependant, durant ce moment d’exultation pendant lequel la victoire avait paru êtreleur,unefouledechevaliersetécuyersanglaissegroupèrentautourduprince,lesuppliantdeselancerdel’avant.

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– Voyez cet insolent, avec ses trois merlettes sur champ de gueules ! cria MauriceBerkeley.Ilsetientlàentrelesdeuxarméescommes’iln’avaitaucunecraintedenous.

–Jevousprie,messire,demelaisserallerjusqu’àlui,puisqu’ilsembleprêtàselivreràquelquegeste,plaidaNigel.

–Non,messeigneurs,ceseraituntortquederomprenoslignescarnousavonsencorebeaucoupàfaire,réponditleprince.Voyez,ils’éloigne.Laquestionestainsiréglée.

–Mais,monnobleprince,fitencoreceluiquiavaitparlélepremier,monchevalgris,Lebryte, lebousculeraitavantqu’ilsepuissemettreàl’abri.Iln’estpalefroiplusrapidequelemien.Jevouslemontre?

Aumêmemoment, il éperonna son destrier et s’éloigna au grand galop à travers laplaine.

LeFrançais,Jehand’Hellemmes,écuyerdePicardie,avaitattendu, lecœurbrûlantetl’âmetorturéeparlafuitedeladivisionàlaquelleilappartenait.Dansl’espoirdequelqueexploitréparateur,ouattendantpeut-êtrelamort,ilavaittraînéunmomententrelesdeuxcamps,maisilnes’étaitfaitaucunmouvementducôtéanglais.Ildirigeaitsonchevalverslestroupesroyalespouryallerprendreplacelorsqu’ilentenditunbruitdesabotsderrièrelui.Ilseretournapourtrouverunchevalieranglaissursestalons.Chacuntirasonépée,etles deux armées firent unepausepour suivre le combat.Mais, dans le premier choc, lalancedeSirMauriceBerkeleyluifutarrachéedesmainset,commeilsebaissaitpourlaramasser, le Français lui perça le flanc, sauta à bas de son cheval et reçut sa reddition.Commel’infortunéchevalieranglaiss’éloignaitenboitillantaucôtédesonvainqueur,unéclatderires’élevadanslesdeuxcamps.

–Par lesdixdoigtsdecettemain,criaAylwardderrière les restesdubuisson, ilenatrouvésursaquenouilleplusqu’iln’enpouvaitfiler!Quelestcechevalier?

–D’aprèssesarmes,fitlevieuxWat,cedoitêtreunBerkeleydel’OuestouunPophamduKent.

–Ilmesouvientd’unecompétitionavecungarsduKent…recommençal’armoïer.

–Ahnon!cessetesradotages,Bartholomew!crialevieuxWat.VoislepauvreNed,là,avec la têteouverte. Ilconviendraitmieuxde réciterquelquesAvépour le reposdesonâmequederacontertoutestesvantardises…Alors,TomdeBeverley?

–Nousavonssouffertgrandementlorsdeladernièrerencontre,Wat.QuarantedenoshommessontsurledosetlesforestiersdeDeanontsouffertplusencore.

– Parler ne servira de rien, Tom, et, quand bienmême il n’en resterait qu’un, il luifaudraitencoretenirsaplace.

Laissantlesarchersdiscuterdelasorte,leschefsdel’arméetenaientconseiltoutjustederrièreeux.Lesdeuxailesdel’ennemiavaientétérepoussées,cependantplusd’unvieuxchevalierprituneexpressionanxieuseenregardantlepuissantdispositifduroideFrancequi avançait lentement.La lignedes archers était considérablement amincie et affaiblie.De nombreux chevaliers et écuyers avaient été mis hors de combat lors de la rudeéchauffouréedevantlahaie.D’autres,éreintésparlemanquedenourriture,n’avaientplusde force et restaient allongés sur le sol. Quelques-uns transportaient les blessés vers

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l’arrièreetlesétendaientsouslesarbres;d’autresencoreremplaçaientleursarmesbriséesouabîméesparcellesdestués.LecaptaldeBuch,sibraveetexpérimentéqu’ilfût,fronçalessourcilsetfitpartdesescraintesàChandos.

Maislecourageduprincenefaisaitquecroîtreàmesurequel’ombretombait;sesyeuxsombresétincelèrentd’ardeurenregardantautourdeluisescompagnonsfatigués,puislesrangs serrés des troupes royales qui, dans les sonneries de centaines de trompes et leflamboiementdemilliersdepennons,déployaientlentementleursvaguessurlaplaine.

–Adviennequepourra,John,cecin’enaurapasmoinsétéunenoblerencontre,dit-il.Ilsn’aurontpoint à avoirhontedenousenAngleterre.Courage,mesamis, car, sinoussommesvictorieux,nousenporteronslagloirepourtoujours.Sienrevanchenousdevonssuccomber, nous mourrons en plein honneur, comme nous avons toujours demandé demourir,etenlaissantderrièrenousnosfrèresetnosparentspournousvenger.Ilneresteplus qu’un effort à faire et tout ira bien. Warwick, Oxford, Salisbury, Suffolk, tous àl’avant!Monétendardaussi!Àcheval,messeigneurs!Nosarcherssontdécimés,cesontdoncnosbonneslancesquidevrontnousgagnercechampaujourd’hui.Enavant,Walter,etqueDieuetsaintGeorgesprotègentl’Angleterre!

SirWalterWoodland,monté surungrandchevalnoir, seportaàcôtéduprinceavecl’étendardroyalposédansuneemboîturesurlecôtédelaselle.Detoutesparts,chevalierset écuyers se groupèrent autour de lui et ne formèrent plus qu’un immense escadroncomprenant tous les survivants des troupes de Warwick et de Salisbury, en plus dessuivantsduprince.Quatrecentshommesd’armesquiavaientététenusenréservevinrentrenforcerlesrangs.MaislevisagedeChandosrestagrave;iltournasonregardverslesmassesfrançaises.

–Jen’aimepointcela,messire.Ladifférenceestpartropgrande,souffla-t-ilauprince.

–Etquevoulez-vousfaire,John?Ditesvitecequevousavezenesprit.

–J’opinequenousdevrionstenterquelquechosesurleurflanc,cependantquenouslestenonsdeface.Qu’enpensez-vous,Jean?

Ils’étaittournéverslecaptaldeBuch,dontlevisageétaitsombreetrésolu.

–Eneffet,John,jepensetoutcommevous.LeroideFranceestunhommetrèsvaillant,demêmequetousceuxquil’entourent,etjenevoispointd’autremoyendelesrepousserqu’en faisant ce que vous conseillez. Si vous voulez me confier, ne fût-ce que centhommes,jesuisprêtàessayer.

–Ceprivilègemerevient,nobleseigneur,puisquel’avisétaitmien.

–Non,John,jevoudraisvousgarderprèsdemoi.Maisvousavezbienparlé,Jean,etvousferezainsiquevousl’avezdit.Allezdemanderaucomted’Oxfordqu’ilvousdonneunecentained’hommesd’armesavecautantdecavalierset,encontournantcemamelon,vouspourrezlessurprendresansêtrevu.Quetouslesarchersquirestentsegroupentsurlesdeuxflancs,tirenttoutesleursflèchespuissebattentcommeilslepourront.Attendezqu’ils aient dépassé ce buisson là-bas, après quoi,Walter, vous porterez mon étendarddroitcontreceluiduroideFrance.Messeigneurs,puissentDieuetlapenséedenosdamesmaintenirhautnoscœurs!

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Lemonarquefrançais,voyantqueseshommesdepiedn’avaienteuaucuneffetcontrelesAnglais,constatantaussiquelahaieavaitétécomplètementarrachéelorsducombatetneconstituaitplusunobstacle,avaitordonnéàsessuivantsderemonteràcheval.C’étaitdoncenuneimposantemassedecavaliersquelachevaleriedeFrances’élançaitdanscesuprêmeeffort.Leroisetrouvaitaucentredelalignedefrontavec,àsadroite,GeoffroydeChargnyportantl’étendardd’oret,àsagauche,EustacedeRibeaumonttenantleslysroyaux.Puisvenaientleducd’Athènes,grandconnétabledeFrance,ettoutautourdeluiles nobles de la cour, poussant des cris de guerre et agitant leurs armespar-dessus leurtête. Sixmille hommes intrépides de la race la plus courageuse d’Europe, des hommesdont les noms mêmes étaient comme les éclats de trompes de combat – Beaujeu etChâtillon,TancarvilleetVentadoursepressaientderrièreleslysd’argent.

Ils progressèrent doucement d’abord,menant leurs chevaux au pas afin de les garderfraispour lechoc.Puis ilsse lancèrentenun trotquidevintbientôtungalop lorsque lahaie disparut soudain à leurs yeux, couverte par les chevaliers anglais, vêtus de leurarmureetquiseprécipitaientàleurrencontre.Éperonnantdetoutesleursforces,lesdeuxlignes de cavaliers se rapprochèrent, galopant toujours de plus en plus vite. Ils serencontrèrentdansunbruitdetonnerrequifutentenduparlesbourgeoissurlesmursdePoitiersàplusdeseptmillesdelà.

Danscechocterrible,deschevauxtombèrentfoudroyés,lanuquebrisée,etplusd’uncavalier,retenuàsaselleparlehautpommeau,sefracturalesjambesdanssachute.Çàetlà des duels s’engageaient, les chevaux se cabraient et retombaient en arrière sur leursmaîtres.Mais les ligness’étaientouvertesdans legalopetdeschevaliers, fuyantpar lesouvertures, s’enfoncèrent profondément au cœur des rangs ennemis. Puis les flancss’éparpillèrent et le centre sedégorgeaunpeu jusqu’à cequ’il fût possiblede tirer uneépéeetdeguideruncheval.Surdixacres,cen’étaitqu’un tumultueuxtournoiementdetêtes,d’armesquis’élevaientetretombaient,demainslevées,deplumetsondoyantsetdeboucliers,et lescrisdeguerremontantdemillepoitrinessurfonddemétalentrechoquérendaientlesond’untonnerrequitantôts’enflait,tantôtmourait,unpeucommel’océanenfureurbattantuneplagedéserte.Lamasseavançaetrecula,descenditdanslavalléeetremonta, chaque fois qu’un des camps resserrait les rangs pour reprendre l’assaut.Enlacéesdansunemortelleétreinte,lagrandeAngleterreetlavaillanteFrance,avecleurscœursd’acieretleursâmesdefeu,luttaientpourconquérirlasuprématie.

SirWalterWoodland,montésursongrandchevalnoir,avaitplongédanslamêléeetsedirigeaitverslabannièrebleuetargentduroiJean.Chevauchantsursestalons,venaienten un bloc solide le prince, Chandos, Nigel, Lord Reginald Cobham, Audley avec sesquatre fameux écuyers et une vingtaine d’autres appartenant à la fleur de la chevalerieanglaiseetgasconne.Ilsavaientbeautenirlescoudesserrésetrépondreàl’oppositionparunepluiedecoupsetpar lepoidsdeleurspuissantesmontures, ilsneprogressaientquetrèslentement,chaquenouvellevaguefrançaisevenantsebrisercontreeuxetnes’ouvrantque pour se refermer dans leur dos. Par moments ils étaient repoussés par la pressionadverse, à d’autres instants ils avançaient dequelquespas, à d’autres encore ils avaienttoutjustelaforcedemaintenirleurposition;cependantlabannièrebleueauxlysd’argentqui flottait au-dessusde lamasse se rapprochaitdeminuteenminute.Unedouzainedechevaliers français endiablés se frayèrent un chemin au travers de leurs rangs et secramponnèrentàl’étendarddeSirWalterWoodland,maisChandosetNigellegardaient

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d’uncôté,etAudleyavecsesécuyersdel’autre,sibienquepasunhommeneputyporterlamainetvivre.

Maisilyeutalorsungrondementlointainetungrandcris’éleva,venantdederrière:«SaintGeorgespourlaGuyenne!»LecaptaldeBuchavaitchargé.«SaintGeorgespourl’Angleterre!»répondit-onducentre.Lesrangss’ouvrirentdevanteux.Unpetitchevalierau listel d’or se jeta sur le prince dont la masse d’armes le foudroya. C’était le ducd’Athènes, connétable de France, mais personne n’eut le temps de le remarquer et lecombatsepoursuivitpar-dessussoncadavre.Lesrangsfrançaisétaientcertesceuxquisedégarnissaient le plus. Nombreux étaient ceux qui tournaient les talons, après ce chocprodigieuxquiavaitébranléleurcourage.Lepetitcoinanglaisenfoncédansleursrangsavançaittoujours,avecleprince,Chandos,AudleyetNigel.

Unimmenseguerriervêtudenoiretportantunétendardd’orapparutsoudaindansuneouverturedesrangs.Il jetasonprécieuxfardeauàunécuyerqui l’emporta.Commeunemeute de chiens lancés sur les talons d’un cerf, lesAnglais se précipitèrent en hurlantderrièrel’oriflamme.Maisleguerrierennoirsejetasurleurchemin.

–Chargny!Chargnyàlarescousse!gronda-t-ild’unevoixdetonnerre.

SirReginaldCobhams’écrouladevantsahache,demêmequeleGasconClisson.Nigelfutabattusur lacroupedesonchevalmais,aumêmemoment, lafinelamedeChandostransperça le camail du Français et lui déchira la gorge. Ainsi mourut Geoffroy deChargny,maisl’oriflammeétaitsauve.

Quoiqueétourdiparlechoc,NigelavaitpusemaintenirenselleetPommers,aupelagemaculé de sang, l’emporta de l’avant avec les autres. Les cavaliers français étaient enpleinedéroute,maisungroupedechevaliers tenaitbon, telun roc,abattant toutcequi,amiouennemi, essayaitdebriser leurs rangs.L’oriflammed’oravaitdisparu,demêmequelabannièrebleueauxlysd’argent,maisellesavaientétéremplacéespardeshommesdésespérés, décidés à se battre jusqu’à lamort. L’honneur pouvait se récolter à pleinesbrasséesdansleursrangs.Leprinceetsessuivantsseprécipitèrentsureux,tandisquelescavaliersanglaispassaiententrombepourcapturerlesfuyardsets’assurerdeleurrançon.Mais des esprits plus nobles – tels qu’Audley, Chandos et les autres – eussent estimédéshonorant de chercher à se faire de l’argent, alors que tant de travail et d’honneur àgagner les attendaient. Furieuse fut leur attaque, et désespérée la défense. Les hommestombaientdefatiguedeleurselle.

Nigel,occupanttoujourssaplaceàcôtédeChandos,futchaudementprisàpartieparunpetitguerriertrapumontésurunpuissantchevalblanc,maisPommerssecabraet,desespattesantérieures,précipitaausoll’autrechevalpluspetitquelui.Lecavalierentombantagrippa lebrasdeNigel et le fit basculerde sa selle.Tousdeux roulèrentdans l’herbe,souslespiedsdeschevaux,l’écuyeranglaispar-dessus,avecuntronçond’épéescintillantdevantlavisièreduFrançaishorsdesouffle.

–Jemerends!Jemerends!murmuracedernier.

Pendantuneseconde,lavisiond’unericherançontraversal’espritdeNigel:lenoblepalefroi, l’armure ornée d’or constituaient une fortune pour le vainqueur. D’autresn’avaient qu’à les prendre ! Il y avait encore de la besogne. Comment pourrait-ilabandonner le prince et son noble maître pour un intérêt privé ? Pouvait-il mener un

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prisonnierversl’arrière,alorsqu’ilyavaitdel’honneuràgagnerdanslasuiteduprince?Ilseremitsurpied,saisitPommersparlacrinièreetsautaenselle.

Un instant plus tard, il se retrouvait à côté de Chandos et ce fut ensemble qu’ilspercèrentlesderniersrangsdecevaillantgroupequiavaitcombattusibravementjusqu’àlafin.Ilsnelaissaientderrièreeuxqu’unelonguetraînéedemortsetdeblessés.Devanteux,lagrandeplaineétaitcouvertedeFrançaisenfuiteetdeleurspoursuivants.

Leprincetiralesrênesdesondestrieretlevasavisière,sessuivantssegroupantautourdeluienagitantleursarmesetenpoussantdefrénétiquescrisdevictoire.

–Etmaintenant, John?demanda leprince,qui souriait en se frottant levisagede samaingantée.Commentvoussentez-vous?

– Je ne suis que légèrement blessé, noble seigneur, à part un coup à lamain et unepiqûrede lanceà l’épaule.Maisvous-même,noble seigneur? Jecroisquevousn’avezmêmepasuneégratignure.

–À la vérité, John, avec vous d’un côté et LordAudley de l’autre, je ne vois pointcomment j’eusse pu être blessé.Mais hélas, je crains que Sir James ne soit gravementatteint.

LevaillantLordAudleys’étaitécroulésurlesoletlesangcoulaitàflotdesonarmure.Sesquatrecourageuxécuyers–DuttondeDutton,DelvesdeDoddington,FowlhurstdeCreweetHawkstonedeWainhill–,eux-mêmesblessésetéreintésmaisn’ayantd’autrespensées que pour leur maître, lui avaient détaché son casque et bassinaient son visageblafardmaculédesang.

Iltournaversleprincedeuxyeuxbrûlants.

–Jevoussaisgré,messire,dedaignerconsidérerunpauvrechevaliercommemoi,dit-ild’unevoixfaible.

Leprincemitpiedàterreetsepenchaverslui.

– Jeme vois forcé de vous rendre grand honneur, James, dit-il, car, par votre valeuraujourd’hui,vousvousêtesacquisgloireetrenompar-dessustouset,parvotreprouesse,montrélepluscourageuxdetousleschevaliers.

–Monseigneur,fitleblessé,vousavezledroitdedirecequebonvoussemble,maisjesouhaiteraisqu’ilenfûtainsiquevousledites.

–James,fitencoreleprince,àpartird’aujourd’hui,jevousfaischevalierdemamaisonetjevousoctroieunerentedecinqcentsmarcsl’ansurmespropresétatsenAngleterre.

–Seigneur, répondit le chevalier,Dieume rendedignede labonne fortunequevousm’accordez.Jeseraitoujoursvotrechevalier;quantàl’argent,avecvotrepermission,jele partagerai entre ces quatre écuyers quim’ont aidé à conquérir toute la gloire gagnéeaujourd’hui.

Surcesdernièresparoles,satêteretombaenarrière,etilrestalà,dansl’herbe,livideetimmobile.

–Apportezde l’eau,cria leprince.Quelechirurgienroyal levienneexaminer,car jepréféreraisperdrebeaucoupd’hommesplutôtquelebonSirJames…Ah,Chandos,mais

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qu’est-cedoncquececi?

Unchevalierétait étenduen traversducheminavec lecasqueenfoncé jusquesur lesépaules.Sursonsurcotetsonbouclier,onpouvaitvoirungriffondegueules.

–C’estRobertdeDuras,l’espion,réponditChandos.

– C’est une chance pour lui que d’être mort, fit le prince en fronçant les sourcils.Étendez-le sur son bouclier, Hubert, et que quatre archers le conduisent au monastère.Qu’ils ledéposentauxpiedsducardinalen luidisantque je luienvoiemessalutations.Placezmonétendardsurcehautbuisson,là-bas,Walter,etfaitesdressermatentetoutàcôté,afinquemesamissachentoùmetrouver.

Lafuiteetlapoursuiterésonnaientencoreauloin.Lechampétaitdésert,àl’exceptiondequelquesgroupesdecavaliersfourbusquis’enrevenaientenpoussantdesprisonniersdevant eux. Les archers étaient éparpillés dans toute la plaine, fouillant les fontes desselles,rassemblantlesarmuresdeceuxquiétaienttombésourecherchantdesflèches.

Mais soudain, alors que le prince se tournait vers le buisson qu’il avait choisi pourmarquer son quartier, de derrière ce même buisson s’éleva une clameur qui saluait ungroupedechevaliersetd’écuyerss’avançantverslui,discutant,jurantetsacrantàtue-tête,les uns en anglais, les autres en français.Aumilieu se trouvait un petit homme, revêtud’unearmurebordéed’oretquiparut faire l’objetde ladisputecar lesunsvoulaient letirerd’uncôté,etlesautresdel’autre,commes’ilseussenttentédel’écarteler.

–Mesbonsseigneurs,toutdoux,toutdoux,jevousprie,dit-il.Ilyenaassezpourtous.Pointn’estbesoindemetraiteraussirudement.

Mais le tumulte reprit aussitôt et les épées étincelèrent tandis que les adversaires selançaientdesregardsfuribonds.Lesyeuxduprinceseportèrentsurlepetitprisonnieretilsursautad’étonnement.

–LeroiJean!s’écria-t-il.

Uncridejoies’élevaaussitôtdesbouchesdesguerriersgroupésautourdelui.

–LeroideFrance!LeroideFranceestprisonnier!

–Non,mesbonsseigneurs,neluifaitespointentendrequevousvousréjouissez.Ilnefautpointqu’uneseuleparolepuisseapporterlechagrinensonâme.

Etseprécipitantdel’avant,leprincesaisitleroideFrancedanssesbras.

–Soyezlebienvenu,sire!dit-il.Quelbonheurpournousqu’unchevalieraussiardentveuillebienresteravecnouspendantquelquetemps,puisquelafortunedelaguerreenadécidéainsi.Holà,duvin!Apportezduvinpourleroi!

Mais Jean était rouge de colère. Son casque lui avait été brutalement arraché et desruisseletsde sangcoulaient sur ses joues.Ceuxqui s’étaient saisisde lui se tenaient encercle, le couvant des yeux comme des chiens auxquels on a enlevé un os. Ils étaientgasconsetanglais,chevaliers,écuyersetarchers,sepoussantetsebousculant.

– Je vous serais reconnaissant, noble prince, de me bien vouloir débarrasser de cesrudesgens!fitleroiJean.Envérité,ilsm’ontblessé.ParsaintDenis,jecroisbienquej’ailebrasdémis!

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–Etquevoulez-vousdonc?demandaleprince,ensetournantd’unairfurieuxverslegroupebruyantdeseshommes.

–Nousl’avonscapturé,nobleseigneur!Ilestànous!crièrentunevingtainedevoix.

Ettousaussitôtserapprochèrentcommeunebandedeloupsaffamés.

–C’estmoiquil’aipris,seigneur!

–Non,c’estmoi!

–Tumens,maraud,c’estmoi!

Etunenouvelle fois, lesyeuxbrillèrent et desmains rougesde sang fouillèrent poursaisirlapoignéed’unearme.

–Non,non,cettequestiondoitêtrerégléesur-le-champ!fitleprince.Jevoussuppliedeprendre patience pendant quelquesminutes, très noble et très honoré seigneur, car ilpourrait naître beaucoup de mal d’une pareille dissension… Mais quel est ce grandchevalierquinepeutdétacherlamaindel’épauleduroi?

–C’estDenys deMorbecque,monseigneur, chevalier de Saint-Omer, qui est à notreservicepuisqu’ilestproscritenFrance.

–Oui,jemesouviensdelui.Alors,sirDenys?Qu’avez-vousàraconter?

–Ils’estrenduàmoi,nobleseigneur.Ilétaittombédanslamêlée,jesuisvenuversluietm’ensuissaisi.Jeluiaiditquej’étaisunchevalierd’Artoisetilm’adonnésongant.Levoici,dansmamain.

–C’estlavérité,seigneur,c’estlavérité,crièrentunedouzainedeFrançais.

–Non,seigneur,nejugezpointtropvite,s’écriaunécuyeranglaisenfaisantunpasenavant.C’estmoiquiletenaisàmamercietilestmonprisonnier.Iln’aparléàcethommequeparcequ’ilpouvaitluidiredanssaproprelanguequ’ilétaitunconcitoyen.C’estmoiquil’aiprisetvoicidequoileprouver.

– C’est vrai, noble seigneur ! Nous l’avons vu ! Il en a été ainsi ! fit un chœurd’Anglais.

Etàchaquefois,ilyavaitdesgrondementsentrelesAnglaisetleursalliésdeFrance.Leprinceserenditcomptecommeilseraitaiséd’allumerunincendiequinepourraitêtrefacilementéteint.Ilfallaitréglerlaquestionsur-le-champ.

–Très noble et très honoré seigneur, dit-il en se tournant vers le roi, j’implore votrepatiencepourunmomentencore.Votreparoleseulepeutnousdirecequiestjusteetvrai.Àquivousa-t-ilgracieusementpluderendrevotreroyalepersonne?

LeroiJeanlevalatêtedelacoupedevinquivenaitdeluiêtreapportéeetsefrottaleslèvres,cependantqu’uneesquissedesourireserépandaitsursonvisagerubicond.

– Ce n’était point à cet Anglais, dit-il en soulevant les acclamations de la part desGascons…Pasplusqu’àcebâtarddeFrançais,ajouta-t-il. Jenemesuis renduàaucund’entreeux.

Ilyeutunmouvementdesurprise.

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–Maisàquidonc,sire?demandaleprince.

Leroiregardalentementautourdelui.

–Ilyavaitundiabledechevaljaune,dit-il.Monpauvrepalefrois’estretournécommeunequilledevantuneboule.Jenesaisrienducavalier,sinonqu’ilportaitdesrosesrougessur champ d’argent…Ah,mais par saintDenis, voici l’homme et son cheval trois foismaudit!

Comme en un rêve, Nigel se trouva au centre d’un groupe d’hommes armés etgesticulants.Leprinceluimitlamainsurl’épaule.

–Maisc’estnotrepetitcoqdupontdeTilford!dit-il.Surl’âmedemonpère!nevousavais-jepointditquevousferiezvotrechemin?Avez-vousreçularedditionduroi?

–Non,nobleseigneur,jenel’aipointreçue.

–L’avez-vousentenduvousladonner?

– Oui, monseigneur, mais j’ignorais que ce fût le roi. Mon maître Chandos avaitcontinuéetjel’aisuivi.

–En l’abandonnant?Alors la redditionn’étaitpascomplète, et,depar les loisde laguerre,larançondoitalleràDenysdeMorbecque,sicequ’ilditestvrai.

–C’estvrai,fitleroi.Ilaétélesecond.

–Alors,larançonestàvous,Denys.Mais,pourmapart,surl’âmedemonpère,jevousjure que je préférerais la part d’honneur que ce jeune écuyer s’est taillée aujourd’hui àtouteslesplusrichesrançonsdeFrance!

Àcesparolesprononcéesdevantlecercledenoblesguerriers,Nigelsentitsoncœurquiavaitungroshoquetetiltombaàgenouxdevantleprince.

–Nobleseigneur,commentvousremercier?murmura-t-il.Cesparolesvalentplusquetouteslesrançons.

– Relevez-vous, fit le prince en souriant et en lui posant l’épée sur l’épaule.L’Angleterre perd un brave écuyer, mais elle y gagne un vaillant chevalier. Allons, netraînezpoint,jevousprie!Relevez-vous,sirNigel!

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27ChapitreCOMMENTLETROISIÈMEMESSAGERS’ENVINTÀCOSFORD

Deux mois avaient passé, et les longues pentes de Hindhead se couvraient de bruyèrerousse.Sifflantetgrondant,lesauvageventdenovembrebalayaitlesdowns,secouaitlesbranches des hêtres de Cosford et faisait grincer les fenêtres grillagées. Le vigoureuxchevalier de Dupplin, qui avait encore grossi, avec une barbe de neige sur un visagetoujoursaussirubicond,étaitassiscommeauparavantauboutdesatable.Unplateaubiengarnietunflacondevinmousseuxsetrouvaientdevantlui.ÀsadroiteétaitassiseLadyMary dont le sombre visage étaitmarqué par ces longues années d’attente,mais restaitempreintdelagrâceetdeladignitéqueseulslechagrinetlestourmentspeuventdonner.Àlagaucheduchevalier,setenaitlevieuxprêtreMatthew.

DepuislongtempsdéjàlablondebeautéétaitpasséedeCosfordàFernhurst,oùlajeuneetresplendissanteLadyEdithBrocasensoleillaittoutleSussexparsajoieetsessourires,sauflorsquesespenséeslareportaientencetteterriblenuitoùelleavaitétéarrachéedesserresmêmesdel’aigledeShalford.

Levieux chevalier releva la tête : un coupdevent et une rafale depluiebattaient lafenêtrederrièrelui.

– Par saint Hubert, que voilà une mauvaise nuit ! dit-il. J’espérais chasser le hérondemain, ou le canard dans les marais. Mary, comment va Katherine, notre fauconfemelle?

–Jeluiairemisl’aile,père,maisjecrainsbienqu’ellenepuissevoleravantNoël.

–Voilàquiestbienduràentendre,ditSirJohn.Carjamaisjenevisoiseaumeilleurniplusaudacieux.Elleaeu l’ailebriséeparunbecdehéron,cederniersamedi,RévérendPère,etc’estMaryquil’asoignée.

–J’espère,monfils,quevousaviezentendulamesseavantquedevoustournerverslesplaisirsterrestreslejourduSeigneur?

–Tut, tut, fit levieuxchevalier en riant.Dois-jedoncmeconfesser alorsque je suisassisàmatable?JepuistrèsbienadorerleSeigneurdansSonœuvre,danslesboisetleschamps,etmieuxmêmequ’aumilieud’unenchevêtrementdeboisetdepierres.Maisilme souvientd’uncharmequem’enseigna l’oiseleurdeGastondeFoixpour soignerunfauconblessé.Qu’était-cedonc,déjà?«Le lionde la tribudeJuda, racinedeDavid,avaincu.»Oui,cesontbienlesmotsqu’ilfautréciterpartroisfoisentournantautourduperchoirsurlequelsetrouvel’oiseau.

Levieuxprêtresecoualatête.

–Non,non,cescharmesnesontquestratagèmesdiaboliques.L’Égliseneleuraccordeaucuncrédit,carilssontsansvaleur.Maisoùenêtes-vousdoncdevotretapisserie,lady

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Mary?Ladernièrefoisquejemetrouvaisouscetoit,vousaviezàmoitiéterminéencinqtonsl’histoired’ArianeetdeThésée.

–Elleesttoujoursinachevée,monRévérendPère.

–Etpourquoi,mafille?Avez-vousdonctantdechosesàfaire?

–Non,monRévérendPère,maissespenséessontailleurs,réponditSirJohn.Elleresteparfois assise durant une heure entière l’aiguille à la main et l’esprit à mille lieues deCosfordHouse.Depuislagrandebatailleduprince…

–Monpère,jevousprie…

–Non,Mary,personnenenouspeutentendre,àl’exceptiondevotreconfesseur,lebonpèreMatthew.Depuislabatailleduprince,dis-je,quandnousavonsapprisquelejeuneNigelyavaitgagnétantd’honneur,ellesembleavoirperdul’esprit,etresteassise…toutcommevouslavoyezmaintenant.

Une lueur ardente parut dans les yeux deMary dont le regard se fixa sur la sombrefenêtrelavéeparlapluie.Oneûtditunvisagesculptédansl’ivoire,leslèvresexsanguesetserrées,surlesquellesseportaleregardduprêtre.

–Qu’ya-t-il,mafille?Quevoyez-vous?

–Jenevoisrien,monPère.

–Qu’est-cedoncalorsquivoustrouble?

–J’entends,monPère.

–Etqu’entendez-vous?

–Descavalierssurlaroute.

Levieuxchevaliersemitàrire:

–C’esttoujoursainsi,monPère.Pourriez-vousmedires’ils’écouleunseuljourqu’unecentainedecavaliersnepassentdevantnotreporte?Et,àchaquefois,soncœursemetàtrembler.MaMarya toujours été si forte et résolue, etmaintenant, lemoindrebruit luibouleversel’âme.Non,mafille,jet’enprie!

Elles’étaitàdemidresséesursonsiège,lesmainsserréesetsessombresyeuxtoujoursfixéssurlafenêtre.

– Je les entends, mon père ! Je les entends dans la pluie et le vent… Oui, oui, ilstournent…Ilsonttourné…Ilssontdevantl’huis!

–Par saintHubert,ma fille a raison ! s’écria le vieuxSir John, en abattant songrospoingsurlatable.Holà,varlets,allezdanslacour!Remettezdansl’âtrelevinchaudetépicé.Desvoyageurssetrouventànotreporteetcen’estpointunenuitpourfaireattendreunchiendehors.Vite,Hannekin!Plusvite, tedis-je,ou jevais tedérouiller les jambesaveccegourdin!

Ils pouvaient entendre clairement le piétinement des chevaux. Mary s’était levée,tremblante comme une feuille. Il y eut un pas décidé, la porte s’ouvrit brusquement etNigel parut, dégoulinant de pluie, les joues rougies par le vent, les yeux brillants de

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tendresseetd’amour.Mary,quivoyaitlesflammesdestorchessemettreàdanser,sentitquelque chose qui l’étreignait à la gorge.Mais son esprit se souleva et se renforça ensongeantqued’autrespourraientvoirceSaintdesSaintsdesonâme.Ilyachezlafemmeunhéroïsmequenepeutégalerlecouraged’aucunhomme.SesyeuxseulstransmirentàNigelcequ’ellepensaitlorsqu’elleluitenditlamain.

–Soyezlebienvenu,Nigel,dit-elle.

Ils’inclinaetluibaisalamain.

–SainteCatherinem’aramené,fit-il.

EtcefutunbienjoyeuxfestinqueceluiquieutlieuàCosfordManor,cesoir-là,avecNigelauhautdelatable,entourédujovialchevalieretdeLadyMary,cependantque,àl’autreextrémité,SamkinAylwardfaisaitnaîtredessouriresetdesfrissonsdeterreursurlesvisagesdedeuxservantesquil’entouraient,enleurcontantdeshistoiresdesguerresdeFrance.Nigeldut lever sesbottesdedaimpourmontrer ses éperonsd’or, insignede lachevalerie.Pendantqu’illeurracontaitcequis’étaitpassé,SirJohnlesaisitauxépaules,Maryluiserralamaindanslessiennes,etlevieuxprêtre,ensouriant,leurdonnaàtousdeuxsabénédiction.Nigeltiradesapocheunebagued’argentqu’ilfitscintilleràlalueurdestorches.

– N’avez-vous point dit que vous deviez reprendre la route demain, mon RévérendPère?demanda-t-il.

–Eneffet,monfils,ils’agitd’unequestiond’urgence.

–Maispourriez-vousresterencoreaumatin?

–Oui,jepourraispartirseulementàmidi.

–Onpeutfairebeaucoupdechosesenunematinée.

IlregardaMaryquirougitensouriant.

–ParsaintPaul!J’aiattenduassezlongtemps!

–Bon!Bon!gloussalevieuxchevalieravecunriresous-entendu.C’estainsiquejefislacouràtamère,Mary.Lesgalantsétaientplutôtbrusques,aubonvieuxtemps.Demainestunmardiquiestunjourdechance.DommagequelabonnedameErmyntrudenesoitplusparminouspourvoircela.La faucheusenousabat tous,Nigel,etdéjà je l’entendsvenir derrièremoi.Maismon cœur se réjouit de te pouvoir appelermon fils avant quevienne la fin. Donne-moi ta main, Mary, et toi aussi, Nigel. Recevez maintenant labénédictiond’unvieilhomme.PuisseDieuvousgarderlongtempsetvousdonnercequevous méritez, car je crois que, dans ce grand pays, il n’y a pas homme plus noble nifemmequiconviennemieuxpourêtresonépouse.

Laissons-lesmaintenant,leurcœurdébordantdejoie,etl’avenirbrillantd’espoirsetdepromesses.Tropsouventhélas,lesrêvess’affaiblissentetdisparaissentsurlechemindelavie. Mais dans ce cas, par la grâce de Dieu, il n’en fut point ainsi, car les rêvesbourgeonnèrent et grandirent, pourdevenir plusbeauxet plusnobles, à tel point que lemondeentiers’émerveilladevantleurbeauté.

Ilestracontéparailleurscomment,àmesurequepassaientlesannées,lenomdeNigel

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s’élevaaufirmamentdel’honneur.EttoujoursMarysoutintlepas,l’aidantetlesoutenantdans sonascension.Nigel conquit sa renomméedansdenombreuxpayset, chaque foisqu’ilrevint,renduetrompu,ilpuisadesforcesnouvellesetunenouvellesoifd’honneurauprès de celle qui faisait la gloire de son foyer. Ils résidèrent durant de nombreusesannées à TwynhamCastle, aimés et honorés de tous. Puis, après l’accomplissement dutemps,ilss’enallèrentàTilfordManoroùilspassèrentd’heureuxjoursaumilieudecesbruyèresquiavaientétéleberceaudesjeunesannéesdeNigelavantqu’ilpartîtpourlesguerres.C’est là aussi que vintAylward après avoir quitté lePiedMerlin où durant denombreusesannéesilavaitvendudel’aleauxhommesdelaforêt.

Maislesanscontinuèrentdes’écoulercarlavieillerouenes’arrêtejamaisdetourner,entraînantlefildelavie.Lesageetlebon,lenobleetlebrave,tousviennentdel’ombreetretournentdansl’ombre.Où,comment,quandetpourquoi,personnenepourraitledire.VoicilapentedeHindhead.Lafougèreyvireencoreaurouxennovembre,etlabruyèreaurougeenjuillet.MaisoùsetrouvemaintenantlemanoirdeCosford?Oùestlavieillemaison de Tilford ? Que reste-t-il, à part quelques vieilles pierres éparpillées, de lapuissanteabbayedeWaverley?MaiscependantleTemps,cegrandrongeur,n’apastoutmangéencore!Accompagnez-moiversGuildford, lecteur,sur lagrand-route. Ici,oùcemonticule vert se dresse devant vous, regardez vers ce sanctuaire sans toit exposé auxquatre vents. C’est celui de Sainte-Catherine où Nigel et Mary avaient échangé leurspromesses.Enbasserpentelarivièrebleue,etlà-bassedressetoujourslasombreforêtdeChantryquis’élèveversunsommetnusurlequel,intacteetcouvertedesontoit,sedresselachapelleduMartyroùlesdeuxcompagnonsvainquirentlesarchersduvilainseigneurdeShalford.Plus loin, sur les flancsdeces longuescollinescalcaires,onvoitencore laroute qu’ils suivirent pour s’en aller enguerre.Etmaintenant tournonsvers le nord, enredescendant ce sentier en lacet. Il n’a pas changé non plus depuis l’époque de Nigel.Voicil’églisedeCompton.Passonssouslavieillearchedelaporte.Devantlesmarchesdel’autel,sansaucuneinscription,setrouventlescendresdeNigeletdeMary.Auprèsd’euxreposent leur fille,Maude, etAlleyneEdricson son époux, et à côté d’eux encore leursenfantsetlesenfantsdeleursenfants.Iciaussi,souslevieilif,danslecimetière,unpetitmonticulemarquel’endroitoùlebraveSamkinAylwardretournaàcettebonneterredontilétaitné.

Ainsigisent les feuillesmortes,maiscesontelleset leurs semblablesquinourrissentéternellement le vieil arbre d’Angleterre, dont les branches s’étendent toujours sur denouvellesgénérations,chacuneaussiforteetaussinoblequelaprécédente.Lecorpspeutêtreétendudansuntombeausousunearchebranlante,maisl’échodesnoblesexploitsetlerécitducourageetdelavériténemeurentjamais,continuentaucontrairedevivredansl’âmedupeuple.Notrepropretravailsetrouveprêtdansnosmains;notreforcen’enseraqueplusgrandeetnotrefoin’enseraqueplusferme,sinoussavonsprendreuneheuredetempsàautrepourjeterunregardenarrièresurdesfemmesquifurentgentesetfortes,ousurdeshommesquichérirentl’honneurplusquelavie,danscethéâtrevertd’Angleterreoù,pendantquelquesbrèvesannées,nousjouonsnotrepetitrôle.

FIN