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Maurice Leblanc L’AIGUILLE CREUSE (1909) https://TheVirtualLibrary.org

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MauriceLeblanc

L’AIGUILLECREUSE

(1909)

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1–Lecoupdefeu

Raymondeprêtal’oreille.Denouveauetpardeuxfoislebruitsefitentendre,asseznetpour qu’on pût le détacher de tous les bruits confus qui formaient le grand silencenocturne, mais si faible qu’elle n’aurait su dire s’il était proche ou lointain, s’il seproduisaitentre lesmursduvastechâteau,oudehors,parmi les retraites ténébreusesduparc.

Doucementelleseleva.Safenêtreétaitentrouverte,elleenécartalesbattants.Laclartédelalunereposaitsuruncalmepaysagedepelousesetdebosquetsoùlesruineséparsesdel’ancienneabbayesedécoupaientensilhouettestragiques,colonnestronquées,ogivesincomplètes,ébauchesdeportiquesetlambeauxd’arcs-boutants.Unpeud’airflottaitàlasurface des choses, glissant à travers les rameaux nus et immobiles des arbres, maisagitantlespetitesfeuillesnaissantesdesmassifs.

Et soudain, lemême bruit…C’était vers sa gauche et au-dessous de l’étage qu’ellehabitait,parconséquentdanslessalonsquioccupaientl’aileoccidentaleduchâteau.

Bien que vaillante et forte, la jeune fille sentit l’angoisse de la peur. Elle passa sesvêtementsdenuitetpritlesallumettes.

–Raymonde…Raymonde…

Unevoixfaiblecommeunsoufflel’appelaitdelachambrevoisinedontlaporten’avaitpas été fermée. Elle s’y rendait à tâtons, lorsque Suzanne, sa cousine, sortit de cettechambreets’effondradanssesbras.

–Raymonde…c’esttoi?…tuasentendu?…

–Oui…tunedorsdoncpas?

–Jesupposequec’estlechienquim’aréveillée…ilyalongtemps…Maisiln’aboieplus.Quelleheurepeut-ilêtre?

–Quatreheuresenviron.

–Écoute…Onmarchedanslesalon.

–Iln’yapasdedanger,tonpèreestlà,Suzanne.

–Maisilyadudangerpourlui.Ilcoucheàcôtédupetitsalon.

–M.Davalestlàaussi…

–Àl’autreboutduchâteau…Commentveux-tuqu’ilentende?

Elles hésitaient, ne sachant à quoi se résoudre. Appeler ? Crier au secours ? Ellesn’osaient,tellementlebruitmêmedeleurvoixleursemblaitredoutable.MaisSuzannequis’étaitapprochéedelafenêtreétouffauncri.

–Regarde…unhommeprèsdubassin.

Unhommeeneffets’éloignaitd’unpasrapide.Ilportaitsouslebrasunobjetd’assezgrandesdimensionsdontellesnepurentdiscernerlanature,etqui,enballottantcontresa

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jambe,contrariaitsamarche.Elleslevirentquipassaitprèsdel’anciennechapelleetquisedirigeaitversunepetiteportedont lemurétaitpercé.Cetteportedevaitêtreouverte,car l’hommedisparut subitement,etellesn’entendirentpoint legrincementhabitueldesgonds.

–Ilvenaitdusalon,murmuraSuzanne.

–Non,l’escalieretlevestibulel’auraientconduitbienplusàgauche…Àmoinsque…

Unemême idée les secoua.Elles sepenchèrent.Au-dessousd’elles,uneéchelleétaitdresséecontre la façadeet s’appuyaitaupremierétage.Une lueuréclairait lebalcondepierre.Et un autre hommequi portait aussi quelque chose enjamba ce balcon, se laissaglisserlelongdel’échelleets’enfuitparlemêmechemin.

Suzanne,épouvantée,sansforces,tombaàgenoux,balbutiant:

–Appelons!…appelonsausecours!…

–Quiviendrait?tonpère…Ets’ilyad’autreshommesetqu’onsejettesurlui?

–Onpourraitavertirlesdomestiques…tasonnettecommuniqueavecleurétage.

–Oui…oui…peut-être,c’estuneidée…Pourvuqu’ilsarriventàtemps!

Raymondecherchaprèsdesonlitlasonnerieélectriqueetlapressadudoigt.Untimbreenhautvibra,etelleseurent l’impressionque,d’enbas,onavaitdûenpercevoir lesondistinct.

Ellesattendirent.Lesilencedevenaiteffrayant,etlabriseelle-mêmen’agitaitpluslesfeuillesdesarbustes.

–J’aipeur…j’aipeur…répétaitSuzanne.

Et,toutàcoup,danslanuitprofonde,au-dessousd’elles,lebruitd’unelutte,unfracasdemeublesbousculés,desexclamations,puis,horrible,sinistre,ungémissementrauque,lerâled’unêtrequ’onégorge…

Raymondebonditverslaporte.Suzannes’accrochadésespérémentàsonbras.

–Non…nemelaissepas…j’aipeur.

Raymonde la repoussa et s’élança dans le corridor, bientôt suivie de Suzanne quichancelaitd’unmuràl’autreenpoussantdescris.Elleparvintàl’escalier,dégringolademarcheenmarche,seprécipitasurlagrandeportedusalonets’arrêtanet,clouéeauseuil,tandisqueSuzannes’affaissaitàsescôtés.Enfaced’elles,àtroispas,ilyavaitunhommequitenaitàlamainunelanterne.D’ungeste, il ladirigeaverslesdeuxjeunesfilles, lesaveuglant de lumière, regarda longuement leurs visages, puis sans se presser, avec lesmouvementslespluscalmesdumonde,ilpritsacasquette,ramassaunchiffondepapieret deuxbrinsdepaille, effaçades traces sur le tapis, s’approchadubalcon, se retournaverslesjeunesfilles,lessaluaprofondément,etdisparut.

Lapremière,Suzannecourutaupetitboudoirquiséparaitlegrandsalondelachambredesonpère.Maisdèsl’entrée,unspectacleaffreuxlaterrifia.Àlalueurobliquedelaluneonapercevaitàterredeuxcorpsinanimés,couchésl’unprèsdel’autre.

–Père!…père!…c’esttoi?…qu’est-cequetuas?s’écria-t-elleaffolée,penchéesur

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l’und’eux.

Auboutd’uninstant,lecomtedeGesvresremua.D’unevoixbrisée,ildit:

–Necrainsrien…jenesuispasblessé…EtDaval?est-cequ’ilvit?lecouteau?…lecouteau?…

Àcemoment,deuxdomestiquesarrivaientavecdesbougies.Raymondesejetadevantl’autrecorpsetreconnutJeanDaval,lesecrétaireetl’hommedeconfianceducomte.Safigureavaitdéjàlapâleurdelamort.

Alorselleseleva,revintausalon,prit,aumilieud’unepanoplieaccrochéeaumur,unfusilqu’ellesavaitchargé,etpassasurlebalcon.Iln’yavait,certes,pasplusdecinquanteàsoixantesecondesquel’individuavaitmislepiedsurlapremièrebarredel’échelle.Ilnepouvait donc être bien loin d’ici, d’autant plus qu’il avait eu la précaution de déplacerl’échelle pour qu’on ne pût s’en servir. Elle l’aperçut bientôt, en effet, qui longeait lesdébrisdel’anciencloître.Elleépaula,visatranquillementetfitfeu.L’hommetomba.

–Çayest!çayest!proféral’undesdomestiques,onletientcelui-là.J’yvais.

–Non,Victor,ilserelève…descendezl’escalier,etfilezsurlapetiteporte.Ilnepeutsesauverqueparlà.

Victor se hâta, mais avant même qu’il ne fût dans le parc, l’homme était retombé.Raymondeappelal’autredomestique.

–Albert,vouslevoyezlà-bas?prèsdelagrandearcade?…

–Oui,ilrampedansl’herbe…ilestfichu…

–Surveillez-led’ici.

–Pasmoyenqu’iléchappe.Àdroitedesruines,c’estlapelousedécouverte…

–EtVictorgardelaporteàgauche,dit-elleenreprenantsonfusil.

–N’yallezpas,Mademoiselle!

– Si, si, dit-elle, l’accent résolu, les gestes saccadés, laissez-moi… il me reste unecartouche…S’ilbouge…

Ellesortit.Uninstantaprès,Albertlavitquisedirigeaitverslesruines.Illuicriadelafenêtre:

–Ils’esttraînéderrièrel’arcade.Jenelevoisplus…attention,Mademoiselle…

Raymondefitletourdel’anciencloîtrepourcoupertouteretraiteàl’homme,etbientôtAlbertlaperditdevue.Auboutdequelquesminutes,nelarevoyantpas,ils’inquiéta,et,tout en surveillant les ruines, au lieudedescendrepar l’escalier, il s’efforçad’atteindrel’échelle.Quandilyeutréussi,ildescenditrapidementetcourutdroitàl’arcadeprèsdelaquelle l’homme lui était apparu pour la dernière fois. Trente pas plus loin, il trouvaRaymondequicherchaitVictor.

–Ehbien?fit-il.

–Impossibledemettrelamaindessus,ditVictor.

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–Lapetiteporte?

–J’enviens…voicilaclef.

–Pourtant…ilfautbien…

–Oh!sonaffaireestsûre…D’icidixminutes,ilestànous,lebandit.

Le fermier et son fils, réveillés par le coup de fusil, arrivaient de la ferme dont lesbâtimentss’élevaientassezloinsurladroite,maisdansl’enceintedesmurs;ilsn’avaientrencontrépersonne.

–Parbleu,non,fitAlbert,legredinn’apaspuquitterlesruines…Onledénicheraaufonddequelquetrou.

Ilsorganisèrentunebattueméthodique, fouillant chaquebuisson, écartant les lourdestraînes de lierre enroulées autour du fût des colonnes.On s’assura que la chapelle étaitbienferméeetqu’aucundesvitrauxn’étaitbrisé.Oncontournalecloître,onvisitatouslescoinsetrecoins.Lesrecherchesfurentvaines.

Une seule découverte à l’endroit même où l’homme s’était abattu, blessé parRaymonde,onramassaunecasquettedechauffeur,encuirfauve.Saufcela,rien.

Àsixheuresdumatin,lagendarmeried’Ouville-la-Rivièreétaitprévenueetserendaitsur,leslieux,aprèsavoirenvoyéparexprèsauparquetdeDieppeunepetitenoterelatantlescirconstancesducrime,lacaptureimminenteduprincipalcoupable,ladécouvertedesoncouvre-chefetdupoignardaveclequelilavaitperpétrésonforfait.Àdixheures,deuxautos descendaient la pente légère qui aboutit au château. L’une, vénérable calèche,contenait le substitut du procureur et le juge d’instruction accompagné de son greffier.Dans l’autre,modestecabriolet, avaientprisplacedeux jeunes reporters, représentant leJournaldeRouenetunegrandefeuilleparisienne.

Le vieux château apparut. Jadis demeure abbatiale des prieurs d’Ambrumésy,mutiléparlaRévolution,restauréparlecomtedeGesvresauquelilappartientdepuisvingtans,ilcomprenduncorpsdelogisquesurmonteunpinacleoùveilleunehorloge,etdeuxailesdont chacuneest enveloppéed’unperronàbalustradedepierre.Par-dessus lesmursduparcetau-delàduplateauquesoutiennentleshautesfalaisesnormandes,onaperçoit,entrelesvillagesdeSainte-MargueriteetdeVarangeville,lalignebleuedelamer.

LàvivaitlecomtedeGesvresavecsafilleSuzanne,jolieetfrêlecréatureauxcheveuxblonds,etsanièceRaymondedeSaint-Véran,qu’ilavait recueilliedeuxansauparavantlorsque la mort simultanée de son père et de sa mère laissa Raymonde orpheline.L’existence était calmeet régulière au château.Quelquesvoisinsyvenaient de temps àautre. L’été, le comtemenait les deux jeunes filles presque chaque jour àDieppe. Lui,c’était un hommede taille élevée, de belle figure grave, aux cheveuxgrisonnants.Trèsriche,ilgéraitlui-mêmesafortuneetsurveillaitsespropriétésavecl’aidedesonsecrétaireJeanDaval.

Dèsl’entrée,lejuged’instructionrecueillitlespremièresconstatationsdubrigadierdegendarmerieQuevillon.Lacaptureducoupable,toujoursimminented’ailleurs,n’étaitpasencoreeffectuée,maisontenaittouteslesissuesduparc.Uneévasionétaitimpossible.

La petite troupe traversa ensuite la salle capitulaire et le réfectoire situés au rez-de-

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chaussée,etgagnalepremierétage.Aussitôt,l’ordreparfaitdusalonfutremarqué.Pasunmeuble,pasunbibelotquineparussentoccuperleurplacehabituelle,etpasunvideparmices meubles et ces bibelots. À droite et à gauche étaient suspendues de magnifiquestapisseriesflamandesàpersonnages.Aufond,surlespanneaux,quatrebellestoiles,dansleurs cadres du temps, représentaient des scènes mythologiques. C’étaient les célèbrestableauxdeRubensléguésaucomtedeGesvres,ainsiquelestapisseriesdeFlandre,parson oncle maternel, le marquis de Bodadilla, grand d’Espagne. M. Filleul, le juged’instruction,observa:

–Silevolfutlemobileducrime,cesalonentoutcasn’enapasétél’objet.

–Qui sait ? fit le substitut,quiparlaitpeu,mais toujoursdansun senscontraire auxopinionsdujuge.

– Voyons, cher Monsieur, le premier soin d’un voleur eût été de déménager cestapisseriesetcestableauxdontlarenomméeestuniverselle.

–Peut-êtren’ena-t-onpaseuleloisir.

–C’estcequenousallonssavoir.

Àcemoment,lecomtedeGesvresentra,suividumédecin.Lecomte,quinesemblaitpas se ressentir de l’agressiondont il avait étévictime, souhaita la bienvenue auxdeuxmagistrats.Puisilouvritlaporteduboudoir.

La pièce, où personne n’avait pénétré depuis le crime, sauf le docteur, offrait, àl’encontredusalon,leplusgranddésordre.Deuxchaisesétaientrenversées,unedestablesdémolie,etplusieursautresobjets,unependuledevoyage,unclasseur,uneboîtedepapieràlettres,gisaientàterre.Etilyavaitdusangàcertainesdesfeuillesblancheséparpillées.

Lemédecinécartaledrapquicachaitlecadavre.JeanDaval,habillédesesvêtementsordinairesdeveloursetchaussédebottinesferrées,étaitétendusurledos,undesesbrasrepliésouslui.Onavaitouvertsachemise,etl’onapercevaitunelargeblessurequitrouaitsapoitrine.

–Lamortadûêtreinstantanée,déclaraledocteur…uncoupdecouteauasuffi.

–C’est sansdoute,dit le juge, le couteauque j’aivu sur la cheminéedu salon,prèsd’unecasquettedecuir?

–Oui,certifialecomtedeGesvres,lecouteaufutramasséicimême.Ilprovientdelapanoplie du salon d’où ma nièce, Mlle de Saint-Véran, arracha le fusil. Quant à lacasquettedechauffeur,c’estévidemmentcelledumeurtrier.

M. Filleul étudia encore certains détails de la pièce, adressa quelques questions audocteur, puis priaM. deGesvres de lui faire le récit de ce qu’il avait vu et de ce qu’ilsavait.Voicienquelstermeslecomtes’exprima:

– C’est Jean Daval qui m’a réveillé. Je dormais mal d’ailleurs, avec des éclairs deluciditéoùj’avaisl’impressiond’entendredespas,quandtoutàcoup,enouvrantlesyeux,je l’aperçus au pied de mon lit, sa bougie à la main, et tout habillé comme il l’estactuellement,cariltravaillaitsouventtrèstarddanslanuit.Ilsemblaitfortagité,etilmeditàvoixbasse:«Ilyadesgensdanslesalon.»Eneffet,jeperçusdubruit.Jemelevai

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etj’entrebâillaidoucementlaportedeceboudoir.Aumêmeinstant,cetteautreportequidonne sur le grand salon était poussée, et unhommeapparaissait qui bondit surmoi etm’étourdit d’un coup de poing à la tempe. Je vous raconte cela sans aucun détail,Monsieur le juge d’instruction, pour cette raison que je ne me souviens que des faitsprincipauxetquecesfaitssesontpassésavecuneextraordinairerapidité.

–Etaprès?

–Après,jenesaisplus…Quandjesuisrevenuàmoi,Davalétaitétendu,mortellementfrappé.

–Àpremièrevue,vousnesoupçonnezpersonne?

–Personne.

–Vousn’avezaucunennemi?

–Jenem’enconnaispas.

–M.Davaln’enavaitpasnonplus?

–Daval!unennemi?C’étaitlameilleurecréaturequifût.DepuisvingtansqueJeanDavalétaitmonsecrétaire,et,jepuisledire,monconfident,jen’aijamaisvuautourdeluiquedessympathiesetdesamitiés.

–Pourtant,ilyaeuescalade,ilyaeumeurtre,ilfautbienunmotifàtoutcela.

–Lemotif?maisc’estlevol,purementetsimplement.

–Onvousadoncvoléquelquechose?

–Rien.

–Alors?

–Alors, si l’onn’a rienvoléet s’ilnemanque rien,onadumoinsemportéquelquechose.

–Quoi?

–Jel’ignore.Maismafilleetmaniècevousdiront,entoutecertitude,qu’ellesontvusuccessivementdeuxhommestraverserleparc,etquecesdeuxhommesportaientd’assezvolumineuxfardeaux.

–Cesdemoiselles…

– Ces demoiselles ont rêvé ? je serais tenté de le croire, car, depuis ce matin, jem’épuiseenrecherchesetensuppositions.Maisilestaisédelesinterroger.

On fitvenir lesdeuxcousinesdans legrandsalon.Suzanne, toutepâleet tremblanteencore,pouvait àpeineparler.Raymonde,plusénergiqueetplusvirile,plusbelle aussiavecl’éclatdorédesesyeuxbruns,racontalesévénementsdelanuitetlapartqu’elleyavaitprise.

–Desorte,Mademoiselle,quevotredépositionestcatégorique?

–Absolument.Lesdeuxhommesquitraversaientleparcemportaientdesobjets.

–Etletroisième?

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–Ilestpartid’icilesmainsvides.

–Sauriez-vousnousdonnersonsignalement?

–Iln’acessédenouséblouiravecsalanterne.Toutauplusdirai-jequ’ilestgrandetlourdd’aspect…

–Est-ce ainsi qu’il vous est apparu,Mademoiselle ? demanda le juge à Suzanne deGesvres.

– Oui… ou plutôt non… fit Suzanne en réfléchissant… moi, je l’ai vu de taillemoyenneetmince.

M.Filleulsourit,habituéauxdivergencesd’opinionetdevisionchezlestémoinsd’unmêmefait.

–Nousvoicidoncenprésenced’unepartd’unindividu,celuidusalonquiestàlafoisgrand et petit, gros et mince et, de l’autre, de deux individus, ceux du parc, que l’onaccused’avoirenlevédecesalondesobjets…quis’ytrouventencore.

M.Filleulétaitunjugedel’écoleironiste,commeilledisaitlui-même.C’étaitaussiunjugequinedétestaitpointlagalerienilesoccasionsdemontreraupublicsonsavoir-faire,ainsiquel’attestaitlenombrecroissantdespersonnesquisepressaientdanslesalon.Auxjournalistess’étaientjointslefermieretsonfils,lejardinieretsafemme,puislepersonnelduchâteau,puislesdeuxchauffeursquiavaientamenélesvoituresdeDieppe.Ilreprit:

– Il s’agirait aussi de se mettre d’accord sur la façon dont a disparu ce troisièmepersonnage.Vousaveztiréaveccefusil,Mademoiselle,etdecettefenêtre?

–Oui,l’hommeatteignaitlapierretombalepresqueenfouiesouslesronces,àgaucheducloître.

–Maisils’estrelevé?

–Àmoitiéseulement.Victorestaussitôtdescendupourgarderlapetiteporte,etjel’aisuivi,laissanticienobservationnotredomestiqueAlbert.

Albertàsontourfitsadéposition,etlejugeconclut:

–Parconséquent,d’aprèsvous,leblessén’apus’enfuirparlagauche,puisquevotrecamaradesurveillaitlaporte,niparladroite,puisquevousl’auriezvutraverserlapelouse.Donc,logiquement,ilest,àl’heureactuelle,dansl’espacerelativementrestreintquenousavonssouslesyeux.

–C’estmaconviction.

–Est-celavôtre,Mademoiselle?

–Oui.

–Etlamienneaussi,fitVictor.

Lesubstitutduprocureurs’écria,d’untonnarquois:

– Le champ des investigations est étroit, il n’y a qu’à continuer les recherchescommencéesdepuisquatreheures.

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–Peut-êtreserons-nousplusheureux.

M.Filleulpritsurlacheminéelacasquetteencuir,l’examina,et,appelantlebrigadierdegendarmerie,luiditàpart:

–Brigadier, envoyez immédiatement un de vos hommes àDieppe, chez le chapelierMaigret,etqueM.Maigretnousdise,sipossible,àquifutvenduecettecasquette.

« Le champ des investigations », selon le mot du substitut, se limitait à l’espacecomprisentrelechâteau,lapelousededroite,etl’angleforméparlemurdegaucheetparlemuropposéauchâteau;c’est-à-direunquadrilatèred’environcentmètresdecôté,oùsurgissaientçàetlàlesruinesd’Ambrumésy,lemonastèresicélèbreaumoyenâge.

Toutdesuite,dansl’herbefoulée,onnotalepassagedufugitif.Àdeuxendroits,destracesdesangnoirci,presquedesséché, furentobservées.Après le tournantde l’arcade,qui marquait l’extrémité du cloître, il n’y avait plus rien, la nature du sol, tapisséd’aiguilles de pin, ne se prêtant plus à l’empreinte d’un corps.Mais alors, comment leblesséaurait-ilpuéchapperauxregardsdelajeunefille,deVictoretd’Albert?Quelquesfourrés, que les domestiques et les gendarmes avaient battus, quelques pierres tombalessouslesquellesonavaitexploré,etc’étaittout.

Lejuged’instructionsefitouvrirparlejardinier,quienavaitlaclef,laChapelle-Dieu,véritable bijou de sculpture que le temps et les révolutions avaient respecté, et qui futtoujours considérée, avec les fines ciselures de son porche et le menu peuple de sesstatuettes,commeunedesmerveillesdustylegothiquenormand.Lachapelle,trèssimpleà l’intérieur, sans autre ornement que son autel de marbre, n’offrait aucun refuge.D’ailleurs,ileûtfallus’yintroduire.Parquelmoyen?

L’inspection aboutissait à lapetiteportequi servait d’entrée auxvisiteursdes ruines.Elledonnaitsurunchemincreuxresserréentrel’enceinteetunbois-taillisoùsevoyaientdes carrières abandonnées.M.Filleul sepencha : lapoussièreducheminprésentait desmarquesdepneumatiques,àbandagesantidérapants.Defait,RaymondeetVictoravaientcru entendre, après le coup de fusil, le halètement d’une auto. Le juge d’instructioninsinua:

–Leblesséaurarejointsescomplices.

–Impossible!s’écriaVictor.J’étaislà,alorsqueMademoiselleetAlbertl’apercevaientencore.

–Enfin, quoi, il faut pourtant bien qu’il soit quelque part !Dehors ou dedans, nousn’avonspaslechoix!

–Ilestici,direntlesdomestiquesavecobstination.

Lejugehaussalesépaulesets’enretournaverslechâteau,assezmorose.Décidémentl’affaires’annonçaitmal.Unvoloùrienn’étaitvolé,unprisonnierinvisible,iln’yavaitpasdequoiseréjouir.

Ilétaittard.M.deGesvresprialesmagistratsàdéjeunerainsiquelesdeuxjournalistes.Onmangea silencieusement, puisM. Filleul retourna dans le salon où il interrogea lesdomestiques.Maisletrotd’unchevalrésonnaducôtédelacour,et,uninstantaprès, legendarmequel’onavaitenvoyéàDieppe,entra:

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–Eh bien ! vous avez vu le chapelier ? s’écria le juge, impatient d’obtenir enfin unrenseignement.

–Lacasquetteaétévendueàunchauffeur.

–Unchauffeur!

–Oui,unchauffeurquis’estarrêtéavecsavoituredevantlemagasinetquiademandésionpouvaitluifournir,pourl’undesesclients,unecasquettedechauffeurencuirjaune.Ilrestaitcelle-là.Ilapayésansmêmes’occuperdelapointure,etilestparti.Ilétaittrèspressé.

–Quellesortedevoiture?

–Uncoupéàquatreplaces.

–Etqueljourétait-ce?

–Queljour?Maiscematin.

–Cematin?Qu’est-cequevousmechantezlà?

–Lacasquetteaétéachetéecematin.

–Maisc’est impossible,puisqu’elleaété trouvéecettenuitdans leparc.Pourcela ilfallaitqu’elleyfût,etparconséquentqu’elleeûtétéachetéeauparavant.

–Cematin.Lechapeliermel’adit.

Il y eut un moment d’effarement. Le juge d’instruction, stupéfait, tâchait decomprendre.Soudain,ilsursauta,frappéd’uncoupdelumière.

–Qu’onamènelechauffeurquinousaconduitscematin!

Lebrigadierdegendarmerieetsonsubordonnécoururentenhâteverslesécuries.Auboutdequelquesminutes,lebrigadierrevenaitseul.

–Lechauffeur?

–Ils’estfaitserviràlacuisine,iladéjeuné,etpuis…

–Etpuis?

–Ilafilé.

–Avecsavoiture?

–Non.Sousprétexted’allervoirundesesparentsàOuville,ilaempruntélabicyclettedupalefrenier.Voicisonchapeauetsonpaletot.

–Maisiln’estpaspartitêtenue?

–Ilatirédesapocheunecasquetteetill’amise.

–Unecasquette?

–Oui,encuirjaune,paraît-il.

–Encuirjaune?Maisnon,puisquelavoilà.

–Eneffet,Monsieurlejuged’instruction,maislasienneestpareille.

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Lesubstituteutunlégerricanement.

–Trèsdrôle!trèsamusant!ilyadeuxcasquettes…L’une,quiétaitlavéritable,etquiconstituait notre seule pièce à conviction, est partie sur la tête du pseudo-chauffeur !L’autre, la fausse,vous l’avezentre lesmains.Ah! lebravehommenousaproprementroulés.

–Qu’onlerattrape!Qu’onleramènecriaM.Filleul.BrigadierQuevillon,deuxdevoshommesàcheval,etaugalop!

–Ilestloin,ditlesubstitut.

–Siloinqu’ilsoit,ilfaudrabienqu’onmettelamainsurlui.

– Je l’espère, mais je crois, Monsieur le juge d’instruction, que nos efforts doiventsurtoutseconcentrerici.Veuillezlirecepapierquejeviensdetrouverdanslespochesdumanteau!

–Quelmanteau?

–Celuiduchauffeur.

EtlesubstitutduprocureurtenditàM.Filleulunpapierpliéenquatreoùselisaientcesquelquesmotstracésaucrayon,d’uneécritureunpeuvulgaire:

Malheuràlademoisellesielleatuélepatron.

L’incidentcausaunecertaineémotion.

–Àbonentendeur,salut,noussommesavertis,murmuralesubstitut.

– Monsieur le comte, reprit le juge d’instruction, je vous supplie de ne pas vousinquiéter.Vousnonplus,Mesdemoiselles.Cettemenacen’aaucuneimportance,puisquela justice est sur les lieux. Toutes les précautions seront prises. Je réponds de votresécurité. Quant à vous,Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les deux reporters, jecomptesurvotrediscrétion.C’estgrâceàmacomplaisancequevousavezassistéàcetteenquête,etceseraitmalmerécompenser…

Ils’interrompit,commesiuneidéelefrappait,regardalesdeuxjeunesgenstouràtour,ets’approchadel’und’eux:

–Àqueljournalêtes-vousattaché?

–AuJournaldeRouen.

–Vousavezunecarted’identité?

–Lavoici.

Ledocumentétaitenrègle.Iln’yavaitrienàdire.M.Filleulinterpellal’autrereporter.

–Etvous,Monsieur?

–Moi?

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–Oui,vous,jevousdemandeàquellerédactionvousappartenez.

–MonDieu,Monsieurlejuged’instruction,j’écrisdansplusieursjournaux…

–Votrecarted’identité?

–Jen’enaipas.

–Ah!etcommentsefait-il?…

–Pourqu’unjournalvousdélivreunecarte,ilfautyécriredefaçonsuivie.

–Ehbien?

–Ehbien!jenesuisquecollaborateuroccasionnel.J’envoiededroiteetdegauchedesarticlesquisontpubliés…ourefusés,selonlescirconstances.

–Encecas,votrenom?vospapiers?

–Monnomnevousapprendraitrien.Quantàmespapiers,jen’enaipas.

–Vousn’avezpasunpapierquelconquefaisantfoidevotreprofession!

–Jen’aipasdeprofession.

–Maisenfin,Monsieur,s’écrialejugeavecunecertainebrusquerie,vousneprétendezcependantpasgarderl’incognitoaprèsvousêtreintroduiticiparruse,etavoirsurprislessecretsdelajustice.

–Jevousprieraideremarquer,Monsieurlejuged’instruction,quevousnem’avezriendemandéquandjesuisvenu,etque,parconséquent,jen’avaisrienàdire.Enoutre,ilnem’apassembléquel’enquêtefûtsecrète,puisquetoutlemondeyassistait…mêmeundescoupables.

Il parlait doucement, d’un tondepolitesse infinie.C’était un tout jeunehomme, trèsgrandet trèsmince,vêtud’unpantalon tropcourtetd’une jaquette tropétroite. Il avaitune figure rose de jeune fille, un front large planté de cheveux en brosse et une barbeblondemaltaillée.Sesyeuxbrillaientd’intelligence.Ilnesemblaitnullementembarrasséetsouriaitd’unsouriresympathiqueoùiln’yavaitpastraced’ironie.

M.Filleull’observaitavecuneméfianceagressive.Lesdeuxgendarmess’avancèrent.Lejeunehommes’écriagaiement:

–Monsieur le juge d’instruction, il est clair que vousme soupçonnez d’être un descomplices.Mais, s’ilenétaitainsi,nemeserais-jepointesquivéaubonmoment, selonl’exempledemoncamarade?

–Vouspouviezespérer…

– Tout espoir eût été absurde. Réfléchissez, Monsieur le juge d’instruction, et vousconviendrezqu’enbonnelogique…

M.Filleulleregardadroitdanslesyeux,etsèchement:

–Assezdeplaisanteries!Votrenom?

–IsidoreBeautrelet.

–Votreprofession?

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–ÉlèvederhétoriqueaulycéeJanson-de-Sailly.

M.Filleulleregardadanslesyeux,etsèchement:

–Quemechantez-vouslà?Élèvederhétorique…

–AulycéeJanson,ruedelaPompe,numéro…

–Ahça,mais,s’exclamaM.Filleul,vousvousmoquezdemoi!Ilnefaudraitpasquecepetitjeuseprolongeât!

–Jevousavoue,Monsieurlejuged’instruction,quevotresurprisem’étonne.Qu’est-cequis’opposeàcequejesoisélèveaulycéeJanson?Mabarbepeut-être?Rassurez-vous,mabarbeestfausse.

IsidoreBeautreletarrachalesquelquesbouclesquiornaientsonmenton,etsonvisageimberbeparutplusjuvénileencoreetplusrose,unvraivisagedelycéen.Et,tandisqu’unrired’enfantdécouvraitsesdentsblanches:

–Êtes-vousconvaincu,maintenant?Etvousfaut-ilencoredespreuves?Tenez,lisez,surceslettresdemonpère,l’adresse:«M.IsidoreBeautrelet,interneaulycéeJanson-de-Sailly.»

Convaincu ou non,M. Filleul n’avait point l’air de trouver l’histoire à son goût. Ildemandad’untonbourru:

–Quefaites-vousici?

–Mais…jem’instruis.

–Ilyadeslycéespourcela…levôtre.

–Vousoubliez,Monsieurlejuged’instruction,qu’aujourd’hui,23avril,noussommesenpleinesvacancesdePâques.

–Ehbien?

–Ehbien,j’aitoutelibertéd’employercesvacancesàmaguise.

–Votrepère?…

–Monpèrehabite loin,aufondde laSavoie,etc’est lui-mêmequim’aconseilléunpetitvoyagesurlescôtesdelaManche.

–Avecunefaussebarbe?

– Oh ! ça non. L’idée est de moi. Au lycée, nous parlons beaucoup d’aventuresmystérieuses,nouslisonsdesromanspoliciersoùl’onsedéguise.Nousimaginonsdestasdechosescompliquéesetterribles.Alorsj’aivoulum’amuseretj’aimisunefaussebarbe.Enoutre, j’avais l’avantagequ’onmeprenait au sérieuxet jeme faisaispasserpourunreporterparisien.C’estainsiqu’hiersoir,aprèsplusd’unesemaineinsignifiante,j’aieuleplaisir de connaître mon confrère de Rouen, et que, ce matin, ayant appris l’affaired’Ambrumésy,ilm’aproposéfortaimablementdel’accompagneretdelouerunevoituredecompteàdemi.

IsidoreBeautreletdisaittoutcelaavecunesimplicitéfranche,unpeunaïve,etdontiln’étaitpointpossibledenepassentirlecharme.M.Filleullui-même,toutensetenantsur

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uneréservedéfiante,seplaisaitàl’écouter.

Illuidemandad’untonmoinsbourru:

–Etvousêtescontentdevotreexpédition?

–Ravi!Jen’avaisjamaisassistéàuneaffairedecegenre,etcelle-cinemanquepasd’intérêt.

–Nidecescomplicationsmystérieusesquevousprisezsifort.

– Et qui sont si passionnantes, Monsieur le juge d’instruction ! Je ne connais pasd’émotionplusgrandequedevoirtouslesfaitsquisortentdel’ombre,quisegroupentlesunscontrelesautres,etquiformentpeuàpeulavéritéprobable.

–Lavéritéprobable,commevousyallez,jeunehomme!Est-ceàdirequevousavez,déjàprête,votrepetitesolutiondel’énigme?

–Oh!non,repartitBeautreletenriant…Seulement…ilmesemblequ’ilyacertainspoints où il n’est pas impossible de se faire une opinion, et d’autres, même, tellementprécis,qu’ilsuffit…deconclure.

–Eh!mais,celadevienttrèscurieuxetjevaisenfinsavoirquelquechose.Car,jevousleconfesseàmagrandehonte,jenesaisrien.

–C’estquevousn’avezpaseu le tempsde réfléchir,Monsieur le juged’instruction.L’essentiel est de réfléchir. Il est si rareque les faits neportent pas en eux-mêmes leurexplication.N’est-cepasvotreavis?Entoutcasjen’enaipasconstatéd’autresqueceuxquisontconsignésauprocès-verbal.

–Àmerveille!Desortequesijevousdemandaisquelsfurentlesobjetsvolésdanscesalon?

–Jevousrépondraisquejelesconnais.

– Bravo ! Monsieur en sait plus long là-dessus que le propriétaire lui-même !M.deGesvresasoncompte:M.Beautreletn’apaslesien.Illuimanqueunebibliothèqueet une statue grandeur nature que personne n’avait jamais remarquées. Et si je vousdemandaislenomdumeurtrier?

–Jevousrépondraiségalementquejeleconnais.

Il y eut un sursaut chez tous les assistants. Le substitut et le journaliste serapprochèrent. M. de Gesvres et les deux jeunes filles écoutaient attentivement,impressionnésparl’assurancetranquilledeBeautrelet.

–Vousconnaissezlenomdumeurtrier?

–Oui.

–Etl’endroitoùilsetrouve,peut-être?

–Oui.

M.Filleulsefrottalesmains:

–Quelle chance ! Cette capture sera l’honneur dema carrière. Et vous pouvez, dès

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maintenant,mefairecesrévélationsfoudroyantes?

–Dèsmaintenant,oui…Oubien,sivousn’yvoyezpasd’inconvénient,dansuneheureoudeux,lorsquej’auraiassistéjusqu’auboutàl’enquêtequevouspoursuivez.

–Maisnon,toutdesuite,jeunehomme…

Àcemoment,RaymondedeSaint-Véran,qui,depuis ledébutdecettescène,n’avaitpasquittéduregardIsidoreBeautrelet,s’avançaversM.Filleul.

–Monsieurlejuged’instruction…

–Quedésirez-vous,Mademoiselle?

Deuxou trois secondes, elle hésita, les yeux fixés surBeautrelet, puis, s’adressant àM.Filleul:

–JevousprieraidedemanderàMonsieurlaraisonpourlaquelleilsepromenaithierdanslechemincreuxquiaboutitàlapetiteporte.

Cefutuncoupdethéâtre.IsidoreBeautreletparutinterloqué.

–Moi,Mademoiselle!moi!vousm’avezvuhier?

Raymonde resta pensive, les yeux toujours attachés à Beautrelet, comme si ellecherchaitàbienétablirenellesaconviction,etelleprononçad’untonposé:

– J’ai rencontré dans le chemin creux, à quatre heures de l’après-midi, alors que jetraversais le bois, un jeune homme de la taille demonsieur, habillé comme lui, et quiportait la barbe taillée comme la sienne… et j’eus l’impression qu’il cherchait à sedissimuler.

–Etc’étaitmoi?

–Ilmeseraitimpossibledel’affirmerd’unefaçonabsolue,carmonsouvenirestunpeuvague. Cependant… cependant il me semble bien… sinon la ressemblance seraitétrange…

M.Filleulétaitperplexe.Déjàdupéparl’undescomplices,allait-ilselaisserjouerparcesoi-disantcollégien?

–Qu’avez-vousàrépondre,Monsieur?

–QueMademoisellesetrompeetqu’ilm’estfaciledeledémontrer.Hier,àcetteheure,j’étaisàVeules.

–Ilfaudraleprouver,illefaudra.Entoutcaslasituationn’estpluslamême.Brigadier,l’undevoshommestiendracompagnieàmonsieur.

Levisaged’IsidoreBeautreletmarquaunevivecontrariété.

–Ceseralong?

–Letempsderéunirlesinformationsnécessaires.

–Monsieurlejuged’instruction,jevoussuppliedelesréuniravecleplusdecéléritéetdediscrétionpossible…

–Pourquoi?

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–Monpèreestvieux.Nousnousaimonsbeaucoup…etjenevoudraispasqu’ileûtdelapeineparmoi.

Le ton larmoyantde lavoixdéplutàM.Filleul.Celasentait la scènedemélodrame.Néanmoins,ilpromit:

–Cesoir…demainauplustard,jesauraiàquoim’entenir.

L’après-midis’avançait.Lejugeretournadanslesruinesduvieuxcloître,enayantsoind’eninterdirel’entréeàtouslescurieux,etpatiemment,avecméthode,divisantleterrainenparcellessuccessivementétudiées,ildirigealui-mêmelesinvestigations.Mais,àlafindujour,iln’étaitguèreplusavancé,etildéclaradevantunearméedereportersquiavaientenvahilechâteau:

–Messieurs,toutnouslaissesupposerqueleblesséestlà,àportéedenotremain,tout,sauflaréalitédesfaits.Donc,ànotrehumbleavis,iladûs’échapper,etc’estdehorsquenousletrouverons.

Par précaution cependant, il organisa, d’accord avec le brigadier, la surveillance duparc,et,après,unnouvelexamendesdeuxsalonsetunevisitecomplèteduchâteau,aprèss’être entouré de tous les renseignements nécessaires, il reprit la route de Dieppe encompagniedusubstitut.

Lanuitvint.Leboudoirdevantresterclos,onavaittransportélecadavredeJeanDavaldans une autre pièce. Deux femmes du pays le veillaient, secondées par Suzanne etRaymonde. En bas, sous l’œil attentif du garde champêtre, que l’on avait attaché à sapersonne,lejeuneIsidoreBeautreletsommeillaitsurlebancdel’ancienoratoire.Dehors,lesgendarmes,lefermieretunedouzainedepaysanss’étaientpostésparmilesruinesetlelongdesmurs.

Jusqu’àonzeheures,toutfuttranquille,maisàonzeheuresdix,uncoupdefeuretentitdel’autrecôtéduchâteau.

–Attention,hurla lebrigadier.Quedeuxhommesrestent ici !…FossieretLecanu…Lesautresaupasdecourse.

Tous, ils s’élancèrent et doublèrent le château par la gauche. Dans l’ombre, unesilhouettes’esquiva.Puis,toutdesuite,unsecondcoupdefeulesattiraplusloin,presqueauxlimitesdelaferme.Etsoudain,commeilsarrivaiententroupeàlahaiequibordeleverger,uneflammejaillitàdroitede lamaisonréservéeaufermier,etd’autresflammesaussitôt s’élevèrent encolonneépaisse.C’était unegrangequibrûlait, bourréedepaillejusqu’àsonfaîte.

–Lescoquins!crialebrigadierQuevillon,c’esteuxquiontmislefeu.Sautonsdessus,mesenfants.Ilsnepeuventpasêtreloin.

Maislabrisecourbantlesflammesverslecorpsdelogis,avanttoutilfallutpareraudanger.Ilss’yemployèrenttousavecd’autantplusd’ardeurqueM.deGesvres,accourusurlelieudusinistre,lesencourageaparlapromessed’unerécompense.Quandonsefutrendumaîtredel’incendie,ilétaitdeuxheuresdumatin.Toutepoursuiteeûtétévaine.

–Nousverronscelaaugrandjour,ditlebrigadier…poursûrilsontlaissédestraces…onlesretrouvera.

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–Et jeneseraipas fâché,ajoutaM.deGesvres,desavoir la raisondecetteattaque.Mettrelefeuàdesbottesdepaillemeparaîtbieninutile.

–Venezavecmoi,Monsieurlecomte…laraison,jevaispeut-êtrevousladire.

Ensembleilsarrivaientauxruinesducloître.Lebrigadierappela:

–Lecanu?…Fossier?…

D’autresgendarmescherchaientdéjàleurscamaradeslaissésenfaction.Onfinitparlesdécouvrir à l’entrée de la petite porte. Ils étaient étendus à terre, ficelés, bâillonnés, unbandeausurlesyeux.

–Monsieur lecomte,murmura lebrigadier tandisqu’on lesdélivrait,nousavonsétéjouéscommedesenfants.

–Enquoi?

–Lescoupsdefeu…l’attaque…l’incendie…toutceladesblaguespournousattirerlà-bas…Unediversion…Pendantcetemps,onligotaitnosdeuxhommesetl’affaireétaitfaite.

–Quelleaffaire?

–L’enlèvementdublessé,parbleu!

–Allonsdonc,vouscroyez?

–Sijecrois!C’estlavéritécertaine.Voilàbiendixminutesquel’idéem’enestvenue.Maisjenesuisqu’unimbéciledenepasyavoirpenséplustôt.Onlesauraittouspincés.

Quevillonfrappadupieddansunsubitaccèsderage.

–Maisoù,sacrédié?Paroùsont-ilspassés?Paroùl’ont-ilsenlevé?Etlui,legredin,oùsecachait-il?Carenfin,quoi!onabattuleterraintoutelajournée,etunindividunesecachepasdansune touffed’herbe,surtoutquand ilestblessé.C’estde lamagie,ceshistoires-là!…

Le brigadier Quevillon n’était pas au bout de ses étonnements. À l’aube, quand onpénétradansl’oratoirequiservaitdecelluleaujeuneBeautrelet,onconstataquelejeuneBeautrelet avaitdisparu.Surunechaise, courbé,dormait legardechampêtre.Àcôtédelui, ilyavaitunecarafeetdeuxverres.Aufonddel’undecesverres,onapercevaitunpeudepoudreblanche.

Aprèsexamen,ilfutprouvé,d’abordqueBeautreletavaitadministréunnarcotiqueaugarde champêtre, qu’il n’avait pu s’échapper que par une fenêtre, située à deuxmètrescinquante de hauteur – et enfin, détail charmant, qu’il n’avait pu atteindre cette fenêtrequ’enutilisantcommemarchepiedledosdesongardien.

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2–IsidoreBeautrelet,élèvederhétorique

ExtraitduGrandJournal:

NOUVELLESDELANUIT

ENLÈVEMENTDUDOCTEURDELATTRE.

UNCOUPD’UNEAUDACEFOLLE.

Aumomentdemettresouspresse,onnousapporteunenouvelledontnousn’osonspasgarantirl’authenticité,tellementellenousparaîtinvraisemblable.Nousladonnonsdoncsoustoutesréserves.

«Hiersoir,ledocteurDelattre,lecélèbrechirurgien,assistaitavecsafemmeetsafilleàlareprésentationd’Hernani,àlaComédie-Française.Audébutdutroisièmeacte,c’est-à-dire vers dix heures, la porte de sa loge s’ouvrit ; un monsieur, que deux autresaccompagnaient,sepenchavers ledocteur,et luiditassezhautpourqueMmeDelattreentendît:

– Docteur, j’ai une mission des plus pénibles à remplir, et je vous serais trèsreconnaissantdemefacilitermatâche.

–Quiêtes-vous,Monsieur?

– M. Thézard, commissaire de police, et j’ai ordre de vous conduire auprès deM.Dudouis,àlaPréfecture.

–Mais,enfin…

– Pas un mot, Docteur, je vous en supplie, pas un geste… Il y a là une erreurlamentable, et c’est pourquoi nous devons agir en silence et n’attirer l’attention depersonne.Avantlafindelareprésentationvousserezderetour,jen’endoutepas.

Ledocteurselevaetsuivitlecommissaire.Àlafindelareprésentation,iln’étaitpasrevenu.

Très inquiète, Mme Delattre se rendit au commissariat de police. Elle y trouva levéritableM.Thézard,etreconnut,àsongrandeffroi,quel’individuquiavaitemmenésonmarin’étaitqu’unimposteur.

Lespremièresrecherchesontrévéléqueledocteurétaitmontédansuneautomobileetquecetteautomobiles’étaitéloignéedansladirectiondelaConcorde.

Notresecondeéditiontiendranoslecteursaucourantdecetteincroyableaventure.

Siincroyablequ’ellefût,l’aventureétaitvéridique.Ledénouementd’ailleursnedevaitpas tarder etLeGrandJournal, enmême tempsqu’il la confirmait dans son éditionde

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midi,annonçaitenquelquesmotslecoupdethéâtrequilaterminait.

LAFINDEL’HISTOIRE

etlecommencementdessuppositions.

Cematin,àneufheures,ledocteurDelattreaétéramenédevantlaportedunuméro78delarueDuret,paruneautomobilequi,aussitôt, s’estéloignéerapidement.Lenuméro78 de la rue Duret n’est autre que la clinique même du docteur Delattre, clinique oùchaquematinilarriveàcettemêmeheure.

Quandnousnoussommesprésentés,ledocteur,quiétaitenconférenceaveclechefdelaSûreté,abienvoulucependantnousrecevoir.

–Toutcequejepuisvousdire,a-t-ilrépondu,c’estquel’onm’atraitéaveclesplusgrandségards.Mestroiscompagnonssontlesgenslespluscharmantsquejeconnaisse,d’unepolitesseexquise,spirituelsetbonscauseurs,cequin’étaitpasàdédaigner,étantdonnélalongueurduvoyage.

–Combiendetempsdura-t-il?

–Environquatreheures.

–Etlebutdecevoyage?

– J’ai été conduit auprès d’un malade dont l’état nécessitait une interventionchirurgicaleimmédiate.

–Etcetteopérationaréussi?

–Oui,maislessuitessontàcraindre.Ici,jerépondraisdumalade.Là-bas…danslesconditionsoùilsetrouve…

–Demauvaisesconditions?

–Exécrables…Unechambred’auberge…etl’impossibilité,pourainsidireabsolue,derecevoirdessoins.

–Alors,quipeutlesauver?

–Unmiracle…etpuissaconstitutiond’uneforceexceptionnelle.

–Etvousnepouvezendiredavantagesurcetétrangeclient?

–Jenelepuis.D’abord,j’aijuré,etensuitej’aireçulasommededixmillefrancs{1},au profit dema clinique populaire. Si je ne garde pas le silence, cette sommeme serareprise.

–Allonsdonc!Vouscroyez?

–Mafoi,oui,jelecrois.Touscesgens-làm’ontl’airextrêmementsérieux.

Tellessontlesdéclarationsquenousafaitesledocteur.

Etnoussavonsd’autrepartquelechefdelaSûretén’estpasencoreparvenuàtirerde

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luidesrenseignementsplusprécissurl’opérationqu’ilapratiquée,surlemaladequ’ilasoigné, et sur les régions que l’automobile a parcourues. Il semble donc difficile deconnaîtrelavérité.

Cettevéritéquelerédacteurdel’interviews’avouaitimpuissantàdécouvrir,lesespritsun peu clairvoyants la devinèrent par un simple rapprochement des faits qui s’étaientpasséslaveilleauchâteaud’Ambrumésy,etquetouslesjournauxrapportaientcemêmejour dans leurs moindres détails. Il y avait évidemment là, entre cette disparition d’uncambrioleur blessé et cet enlèvement d’un chirurgien célèbre, une coïncidence dont ilfallaittenircompte.

L’enquête, d’ailleurs, démontra la justesse de l’hypothèse. En suivant la piste dupseudo-chauffeurquis’étaitenfuisurunebicyclette,onétablitqu’ilavaitgagnélaforêtd’Arques,situéeàunequinzainedekilomètres;que,delà,aprèsavoirjetésabicyclettedans un fossé, il s’était rendu au village de Saint-Nicolas, et qu’il avait envoyé unedépêcheainsiconçue:

«A.L.N.,BUREAU45,PARIS

Situationdésespérée.Opérationurgente.Expédiezcélébritéparnationalequatorze.

Lapreuveétaitirréfutable.Prévenus,lescomplicesdePariss’empressaientdeprendreleursdispositions.Àdixheuresdusoir ilsexpédiaient lacélébritépar laroutenationalenuméro14quicôtoielaforêtd’ArquesetaboutitàDieppe.Pendantcetemps,àlafaveurde l’incendie allumé par elle-même, la bande des cambrioleurs enlevait son chef et letransportaitdansuneaubergeoùl’opérationavaitlieudèsl’arrivéedudocteur,versdeuxheuresdumatin.

Là-dessus aucun doute. À Pontoise, à Gournay, à Forges, l’inspecteur principalGanimard,envoyéspécialementdeParis,avecl’inspecteurFolenfant,constatalepassaged’une automobile au cours de la nuit précédente…Demême sur la route deDieppe àAmbrumésy;etsil’onperdaitsoudainlatracedelavoitureàunedemi-lieueenvironduchâteau,dumoinsonnotadenombreuxvestigesdepasentrelapetiteporteduparcetlesruinesducloître.Enoutre,Ganimardfitremarquerquelaserruredelapetiteporteavaitétéforcée.

Donc tout s’expliquait. Restait à déterminer l’auberge dont le docteur avait parlé.BesogneaiséepourunGanimard,fureteur,patient,etvieuxroutierdepolice.Lenombredesaubergesestlimité,etcelle-ci,étantdonnél’étatdublessé,nepouvaitêtrequedanslevoisinaged’Ambrumésy,Ganimardet lebrigadier semirentencampagne.Àcinqcentsmètres,àmillemètres,àcinqmillemètresà laronde, ilsvisitèrentetfouillèrent toutcequipouvaitpasserpouruneauberge.Mais,contre touteattente, lemoribonds’obstinaàdemeurerinvisible.

Ganimards’acharna.Ilrentracoucherlesoirdusamediauchâteau,avecl’intentiondefairesonenquêtepersonnelleledimanche.Or,ledimanchematin,ilappritqu’uneronde

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degendarmesavaitaperçucettenuitmêmeunesilhouettequiseglissaitdans lechemincreux,àl’extérieurdesmurs.Était-ceuncomplicequirevenaitauxinformations?Devait-onsupposerquelechefdelabanden’avaitpasquittélecloîtreoulesenvironsducloître?

Lesoir,Ganimarddirigeaouvertementl’escouadedegendarmesducôtédelaferme,etseplaça,lui,ainsiqueFolenfant,endehorsdesmurs,prèsdelaporte.

Unpeuavantminuit,unindividudébouchadubois,filaentreeux,franchitleseuildelaporteetpénétradansleparc.Duranttroisheures,ilslevirenterreràtraverslesruines,sebaissant,escaladantlesvieuxpiliers,restantparfoisdelonguesminutesimmobile.Puisilserapprochadelaporte,etdenouveaupassaentrelesdeuxinspecteurs.

Ganimardluimitlamainaucollet,tandisqueFolenfantleprenaitàbras-le-corps.Ilnerésista pas, et, le plus docilement du monde, se laissa lier les poignets et conduire auchâteau.Maisquandilsvoulurentl’interroger,ilréponditsimplementqu’ilneleurdevaitaucuncompteetqu’ilattendraitlavenuedujuged’instruction.

Alors ils l’attachèrent solidement au pied d’un lit, dans une des deux chambrescontiguësqu’ilsoccupaient.

Lelundimatin,àneufheures,dèsl’arrivéedeM.Filleul,Ganimardannonçalacapturequ’ilavaitopérée.Onfitdescendreleprisonnier.C’étaitIsidoreBeautrelet.

–MonsieurIsidoreBeautrelet!s’écriaM.Filleuld’unairravietentendantlesmainsaunouveauvenu.Quellebonnesurprise!Notreexcellentdétectiveamateur,ici!ànotredisposition !…Mais c’est une aubaine !Monsieur l’inspecteur, permettez que je vousprésenteM.Beautrelet,élèvederhétoriqueaulycéeJanson-de-Sailly.

Ganimard paraissait quelque peu interloqué. Isidore le salua très bas, comme unconfrèrequel’onestimeàsavaleur,etsetournantversM.Filleul:

–Ilparaît,Monsieurlejuged’instruction,quevousavezreçudebonsrenseignementssurmoi?

– Parfaits ! D’abord vous étiez en effet à Veules-les-Roses au moment oùMlledeSaint-Véranacruvousvoirdanslechemincreux.Nousétablirons,jen’endoutepas, l’identité de votre sosie.Ensuite, vous êtes bel et bien IsidoreBeautrelet, élève derhétorique, et même excellent élève, laborieux et de conduite exemplaire. Votre pèrehabitant laprovince,vous sortezune foisparmois chez soncorrespondant,M.Bernod,lequelnetaritpasd’élogesàvotreendroit.

–Desorteque…

–Desortequevousêteslibre.

–Absolumentlibre?

– Absolument. Ah ! toutefois j’y mets une petite, une toute petite condition. Vouscomprenez que je ne puis relâcher un monsieur qui administre des narcotiques, quis’évadeparlesfenêtres,etquel’onprendensuiteenflagrantdélitdevagabondagedanslespropriétésprivées,quejenelepuissansunecompensation.

–J’attends.

–Ehbien!nousallonsreprendrenotreentretieninterrompu,etvousallezmedireoù

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vous en êtes devos recherches…Endeux jours de liberté vous avezdû lesmener trèsloin?

EtcommeGanimards’apprêtaitàsortir,avecuneaffectationdedédainpourcegenred’exercice,lejuges’écria:

–Mais pas du tout,Monsieur l’inspecteur, votre place est ici… Je vous assure queM. Isidore Beautrelet vaut la peine qu’on l’écoute.M. Isidore Beautrelet, d’après mesrenseignements,s’esttailléaulycéeJanson-de-Saillyuneréputationd’observateurauprèsdequiriennepeutpasserinaperçu,etsescondisciples,m’a-t-ondit,leconsidèrentcommevotreémule,commelerivald’HerlockSholmès.

–Envérité!fitGanimard,ironique.

–Parfaitement.L’und’euxm’aécrit:«SiBeautreletdéclarequ’ilsait,ilfautlecroire,et, cequ’il dira, nedoutezpasque ce soit l’expression exactede la vérité. »MonsieurIsidoreBeautrelet,voicilemomentoujamaisdejustifierlaconfiancedevoscamarades.Jevousenconjure,donnez-nousl’expressionexactedelavérité.

Isidoreécoutaitensouriant,etilrépondit:

– Monsieur le juge d’instruction, vous êtes cruel. Vous vous moquez de pauvrescollégiensquisedivertissentcommeilspeuvent.Vousavezbienraison,d’ailleurs, jenevousfourniraipasd’autresmotifsdemerailler.

–C’estquevousnesavezrien,monsieurIsidoreBeautrelet.

–J’avoue,eneffet,trèshumblement,quejenesaisrien.Carjen’appellepas«savoirquelquechose»ladécouvertededeuxoutroispointsplusprécisquin’ontpu,dureste,j’ensuissûr,vouséchapper.

–Parexemple?

–Parexemple,l’objetduvol.

–Ah!décidément,l’objetduvolvousestconnu?

–Commeàvous,jen’endoutepas.C’estmêmelapremièrechosequej’aiétudiée,latâchemeparaissantplusfacile.

–Plusfacilevraiment?

–MonDieu,oui.Ils’agittoutauplusdefaireunraisonnement.

–Pasdavantage?

–Pasdavantage.

–Etceraisonnement?

–Levoici,dépouillédetoutcommentaire.D’unepart ilyaeuvol,puisquecesdeuxdemoiselles sont d’accord et qu’elles ont réellement vu deux hommes qui s’enfuyaientavecdesobjets.

–Ilyaeuvol.

–D’autrepart,rienn’adisparu,puisqueM.deGesvresl’affirmeetqu’ilestmieuxque

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personneenmesuredelesavoir.

–Rienn’adisparu.

–Decesdeuxconstatations il résulte inévitablementcetteconséquence :dumomentqu’ilyaeuvoletquerienn’adisparu,c’estque l’objetemportéaété remplacéparunobjetidentique.Ilsepeut,jem’empressedeledire,queceraisonnementnesoitpasratifiéparlesfaits.Maisjeprétendsquec’estlepremierquidoives’offrirànous,etqu’onn’aledroitdel’écarterqu’aprèsunexamensérieux.

–Eneffet…eneffet…murmuralejuged’instruction,visiblementintéressé.

– Or, continua Isidore, qu’y avait-il dans ce salon qui pût attirer la convoitise descambrioleurs ?Deuxchoses.La tapisseried’abord.Cenepeut être cela.Une tapisserieanciennene s’imite pas, et la supercherie vous eût sauté auxyeux.Restaient les quatreRubens.

–Quedites-vous?

–JedisquelesquatreRubensaccrochésàcemursontfaux.

–Impossible!

–Ilssontfaux,apriori,fatalement,etsansappel.

–Jevousrépètequec’estimpossible.

–Ilyabientôtunan,Monsieur le juged’instruction,un jeunehomme,quisefaisaitappeler Charpenais, est venu au château d’Ambrumésy et a demandé la permission decopier les tableaux de Rubens. Cette permission lui fut accordée par M. de Gesvres.Chaquejour,durantcinqmois,dumatinjusqu’ausoir,Charpenaistravailladanscesalon.Cesont lescopiesqu’ila faites,cadreset toiles,quiontpris laplacedesquatregrandstableauxoriginauxléguésàM.deGesvresparsononcle,lemarquisdeBobadilla.

–Lapreuve?

–Jen’aipasdepreuveàdonner.Untableauestfauxparcequ’ilestfaux,et j’estimequ’iln’estpasmêmebesoind’examinerceux-là.

M.FilleuletGanimardseregardaientsansdissimulerleurétonnement.L’inspecteurnesongeaitplusàseretirer.Àlafin,lejuged’instructionmurmura:

–Ilfaudraitavoirl’avisdeM.deGesvres.

EtGanimardapprouva:

–Ilfaudraitavoirsonavis.

Etilsdonnèrentl’ordrequ’onpriâtlecomtedevenirausalon.

C’était une véritable victoire que remportait le jeune rhétoricien. Contraindre deuxhommesdemétier,deuxprofessionnelscommeM.FilleuletGanimard,àfaireétatdeseshypothèses, ilyavait làunhommagedont toutautre se fûtenorgueilli.MaisBeautreletparaissaitinsensibleàcespetitessatisfactionsd’amour-propre,ettoujourssouriant,sanslamoindreironie,ilattendait.M.deGesvresentra.

–Monsieurlecomte,luiditlejuged’instruction,lasuitedenotreenquêtenousmeten

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face d’une éventualité tout à fait imprévue, et que nous vous soumettons sous toutesréserves.Ilsepourrait…jedis:ilsepourrait…quelescambrioleurs,ens’introduisantici,aienteupourbutdedérobervosquatreRubensoudumoinsdelesremplacerparquatrecopies…copiesqu’eûtexécutées,ilyaunan,unpeintredunomdeCharpenais.Voulez-vousexaminercestableauxetnousdiresivouslesreconnaissezpourauthentiques?

Le comte parut réprimer un mouvement de contrariété, observa Beautrelet, puisM.Filleul,etréponditsansprendrelapeinedes’approcherdestableaux:

–J’espérais,Monsieurlejuged’instruction,quelavéritéresteraitignorée.Puisqu’ilenestautrement,jen’hésitepasàledéclarer:cesquatretableauxsontfaux.

–Vouslesaviezdonc?

–Dèslapremièreheure.

–Queneledisiez-vous?

–Lepossesseurd’unobjetn’estjamaispressédedirequecetobjetn’estpas…oun’estplusauthentique.

–Cependant,c’étaitleseulmoyendelesretrouver.

–Ilyenavaitunmeilleur.

–Lequel?

– Celui de ne pas ébruiter le secret, de ne pas effaroucher mes voleurs, et de leurproposerlerachatdestableauxdontilsdoiventêtrequelquepeuembarrassés.

–Commentcommuniqueraveceux?

Lecomtenerépondantpas,cefutIsidorequiriposta:

–Parunenoteinséréedanslesjournaux.Cettepetitenote,publiéeparLeJournaletLeMatin,estainsiconçue:«Suisdisposéàracheterlestableaux.»

Lecomteapprouvad’unsignedetête.Unefoisencorelejeunehommeenremontraitàsesaînés.

M.Filleulfutbeaujoueur.

–Décidément,cherMonsieur,jecommenceàcroirequevoscamaradesn’ontpastoutàfaittort.Sapristi,quelcoupd’œil!quelleintuition!Sicelacontinue,M.Ganimardetmoinousn’auronsplusrienàfaire.

–Oh!toutcelan’étaitguèrecompliqué.

–Lerestel’estdavantage,voulez-vousdire?Jemerappelleeneffetque,lorsdenotrepremière rencontre, vous aviez l’air d’en savoir plus long. Voyons, autant que jem’ensouvienne,vousaffirmiezquelenomdumeurtriervousétaitconnu?

–Eneffet.

–QuidoncatuéJeanDaval?Cethommeest-ilvivant?Oùsecache-t-il?

– Il y a unmalentendu entre nous,Monsieur le juge, ou plutôt unmalentendu entrevous et la réalité des faits, et cela depuis le début. Lemeurtrier et le fugitif sont deux

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individusdistincts.

–Que dites-vous ? s’exclamaM. Filleul. L’homme queM. deGesvres a vu dans leboudoiretcontrelequelilalutté,l’hommequecesdemoisellesontvudanslesalonetsurlequel Mlle de Saint-Véran a tiré, l’homme qui est tombé dans le parc et que nouscherchons,cethomme-làn’estpasceluiquiatuéJeanDaval?

–Non.

– Avez-vous découvert les traces d’un troisième complice qui aurait disparu avantl’arrivéedecesdemoiselles?

–Non.

–Alorsjenecomprendsplus…QuidoncestlemeurtrierdeJeanDaval?

–JeanDavalaététuépar…

Beautrelets’interrompit,demeurapensifuninstantetreprit:

–Maisauparavantilfautquejevousmontrelecheminquej’aisuivipourarriveràlacertitude, et les raisonsmêmesdumeurtre…sansquoimonaccusationvous sembleraitmonstrueuse…Etellenel’estpas…non,ellenel’estpas…Ilyaundétailquin’apasétéremarquéetquicependantalaplusgrandeimportance,c’estqueJeanDaval,aumomentoùilfutfrappé,étaitvêtudetoussesvêtements,chaussédesesbottinesdemarche,bref,habillécommeonl’estenpleinjour.Or,lecrimeaétécommisàquatreheuresdumatin.

–J’airelevécettebizarrerie,fitlejuge.M.deGesvresm’aréponduqueDavalpassaitunepartiedesesnuitsàtravailler.

– Les domestiques disent au contraire qu’il se couchait régulièrement de très bonneheure.Maisadmettonsqu’ilfûtdebout:pourquoia-t-ildéfaitsonlit,demanièreàfairecroirequ’ilétaitcouché?Ets’ilétaitcouché,pourquoi,enentendantdubruit,a-t-ilprislapeinede s’habillerdespieds à la tête, au lieude sevêtir sommairement ? J’aivisité sachambrelepremierjour,tandisquevousdéjeuniez:sespantouflesétaientaupieddesonlit.Quil’empêchadelesmettreplutôtquedechausserseslourdesbottinesferrées?

–Jusqu’ici,jenevoispas…

– Jusqu’ici, en effet, vous ne pouvez voir que des anomalies. Elles m’ont parucependantbeaucoupplussuspectesquandj’apprisquelepeintreCharpenais,–lecopistedesRubens,–avaitétéprésentéaucomteparJeanDavallui-même?

–Ehbien?

–Ehbien!de lààconclurequeJeanDavaletCharpenaisétaientcomplices, iln’yaqu’unpas.Cepas,jel’avaisfranchilorsdenotreconversation.

–Unpeuvite,ilmesemble.

–En effet, il fallait une preuvematérielle.Or, j’avais découvert dans la chambre deDaval,surunedesfeuillesdusous-mainoùilécrivait,cetteadresse,quis’ytrouveencored’ailleurs, décalquée à l’envers par le buvard :Monsieur A.L.N., bureau 45, Paris. Lelendemain, on découvrit que le télégramme envoyé de Saint-Nicolas par le pseudo-chauffeur portait cettemême adresse :A.L.N., bureau45. La preuvematérielle existait,

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JeanDavalcorrespondaitaveclabandequiavaitorganisél’enlèvementdestableaux.

M.Filleulnesoulevaaucuneobjection.

–Soit.Lacomplicitéestétablie.Etvousenconcluez?

–Cecid’abord, c’estquecen’estpoint le fugitifquia tué JeanDaval,puisque JeanDavalétaitsoncomplice.

–Alors?

– Monsieur le juge d’instruction, rappelez-vous la première phrase que prononçaM. de Gesvres lorsqu’il se réveilla de son évanouissement. La phrase, rapportée parMlledeGesvres,estauprocès-verbal:«Jenesuispasblessé.EtDaval?…est-cequ’ilvit ?… Le couteau ? » Et je vous prie de la rapprocher de cette partie de son récit,égalementconsignéeauprocès-verbal,oùM.deGesvresracontel’agression:«L’hommebonditsurmoietm’étenditd’uncoupdepoingàlanuque.»CommentM.deGesvres,quiétaitévanoui,pouvait-ilsavoirenseréveillantqueDavalavaitétéfrappéparuncouteau?

Beautreletn’attenditpointderéponseàsaquestion.Oneûtditqu’ilsehâtaitpour lafairelui-mêmeetcoupercourtàtoutcommentaire.Ilrepartitaussitôt:

–Donc, c’est JeanDaval qui conduit les trois cambrioleurs jusqu’à ce salon.Tandisqu’il s’y trouve avec celui qu’ils appellent leur chef, un bruit se fait entendre dans leboudoir.Davalouvrelaporte.ReconnaissantM.deGesvres,ilseprécipiteverslui,armédu couteau.M. deGesvres réussit à lui arracher ce couteau, l’en frappe, et tombe lui-même frappé d’un coup de poing par cet individu que les deux jeunes filles devaientapercevoirquelquesminutesaprès.

Denouveau,M.Filleuletl’inspecteurseregardèrent.Ganimardhochalatêted’unairdéconcerté.Lejugereprit:

–Monsieurlecomte,dois-jecroirequecetteversionestexacte?…

M.deGesvresneréponditpas.

–Voyons,Monsieurlecomte,votresilencenouspermettraitdesupposer…

Trèsnettement,M.deGesvresprononça:

–Cetteversionestexacteentouspoints.

Lejugesursauta.

– Alors je ne comprends pas que vous ayez induit la justice en erreur. Pourquoidissimulerunactequevousaviezledroitdecommettre,étantenlégitimedéfense?

–Depuisvingtans,ditM.deGesvres,Davaltravaillaitàmescôtés.J’avaisconfianceenlui.Ilm’arendudesservicesinestimables.S’ilm’atrahi,àlasuitedejenesaisquellestentations,jenevoulaispasdumoins,ensouvenirdupassé,quesatrahisonfûtconnue.

–Vousnevouliezpas,soit,maisvousdeviez…

– Je ne suis pas de votre avis,Monsieur le juge d’instruction.Dumoment qu’aucuninnocentn’étaitaccusédececrime,mondroitabsoluétaitdenepasaccuserceluiquifutàla fois le coupable et la victime. Il est mort. J’estime que la mort est un châtiment

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suffisant.

– Mais maintenant, Monsieur le comte, maintenant que la vérité est connue, vouspouvezparler.

–Oui.Voicideuxbrouillonsdelettresécritesparluiàsescomplices.Jelesaiprisdanssonportefeuille,quelquesminutesaprèssamort.

–Etlemobileduvol?

–AllezàDieppe,au18delaruedelaBarre.LàdemeureunecertaineMmeVerdier.C’est pour cette femme qu’il a connue il y a deux ans, pour subvenir à ses besoinsd’argent,queDavalavolé.

Ainsi tout s’éclairait. Le drame sortait de l’ombre et peu à peu apparaissait sous unvéritablejour.

–Continuons,ditM.Filleul,aprèsquelecomtesefutretiré.

–Mafoi,ditBeautreletgaiement,jesuisàpeuprèsauboutdemonrouleau.

–Maislefugitif,leblessé?

–Là-dessus,Monsieurlejuged’instruction,vousensavezautantquemoi…Vousavezsuivisonpassagedansl’herbeducloître…voussavez…

– Oui, je sais… mais, depuis, ils l’ont enlevé, et ce que je voudrais, ce sont desindicationssurcetteauberge…

IsidoreBeautreletéclataderire.

– L’auberge ! L’auberge n’existe pas ! c’est un truc pour dépister la justice, un trucingénieuxpuisqu’ilaréussi.

–Cependant,ledocteurDelattreaffirme…

–Eh!justement,s’écriaBeautrelet,d’untondeconviction.C’estparcequeledocteurDelattre affirme qu’il ne faut pas le croire. Comment ! le docteur Delattre n’a vouludonnersurtoutesonaventurequelesdétailslesplusvagues!iln’avouluriendirequipûtcompromettrelasûretédesonclient…Etvoilàtoutàcoupqu’ilattirel’attentionsuruneauberge !Mais soyez certain que, s’il a prononcé cemot d’auberge, c’est qu’il lui futimposé.Soyezcertainquetoutel’histoirequ’ilnousaservieluifutdictéesouspeinedereprésaillesterribles.Ledocteuraunefemmeetunefille.Etillesaimetroppourdésobéiràdesgensdont ilaéprouvélaformidablepuissance.Etc’estpourquoi ilafourniàvoseffortslaplusprécisedesindications.

–Siprécisequ’onnepeuttrouverl’auberge.

–Siprécisequevousnecessezpasdelachercher,contretoutevraisemblance,etquevos yeux se sont détournés du seul endroit où l’homme puisse être, de cet endroitmystérieux qu’il n’a pas quitté, qu’il n’a pas pu quitter depuis l’instant où, blessé parMlledeSaint-Véran,ilestparvenuàs’yglisser,commeunebêtedanssatanière.

–Maisoù,sacrebleu?…

–Danslesruinesdelavieilleabbaye.

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–Maisiln’yaplusderuines!Quelquespansdemur!Quelquescolonnes!

–C’est làqu’il s’est terré,Monsieur le juged’instruction,criaBeautreletavec force,c’est là qu’il faut borner vos recherches ! c’est là, et pas ailleurs, que vous trouverezArsèneLupin.

–ArsèneLupin!s’exclamaM.Filleulensautantsursesjambes.

Il y eut un silence un peu solennel, où se prolongèrent les syllabes du nom fameux.ArsèneLupin,legrandaventurier,leroidescambrioleurs,était-cepossiblequecefûtluil’adversaire vaincu, et cependant invisible, après lequel on s’acharnait en vain depuisplusieurs jours ? Mais Arsène Lupin pris au piège, arrêté, pour un juge d’instruction,c’étaitl’avancementimmédiat,lafortune,lagloire!

Ganimardn’avaitpasbronché.Isidoreluidit:

–Vousêtesdemonavis,n’est-cepas,Monsieurl’inspecteur?

–Parbleu!

–Vousnonplus,n’est-cepas,vousn’avezjamaisdoutéquecefûtluil’organisateurdecetteaffaire?

–Pasuneseconde!Lasignatureyest.UncoupdeLupin,çadiffèred’unautrecoupcommeunvisaged’unautrevisage.Iln’yaqu’àouvrirlesyeux.

–Vouscroyez…vouscroyez…répétaitM.Filleul.

– Si je crois ! s’écria le jeune homme. Tenez, rien que ce petit fait : sous quellesinitialescesgens-làcorrespondent-ilsentreeux?A.L.N.,c’est-à-direlapremièrelettredunomd’Arsène,lapremièreetladernièredunomdeLupin.

– Ah ! fit Ganimard, rien ne vous échappe. Vous êtes un rude type, et le vieuxGanimardmetbaslesarmes.

Beautrelet rougit de plaisir et serra la main que lui tendait l’inspecteur. Les troishommess’étaientrapprochésdubalcon,etleurregards’étendaitsurlechampdesruines.M.Filleulmurmura:

–Alors,ilseraitlà.

–Ilestlà,ditBeautrelet,d’unevoixsourde.Ilestlàdepuislaminutemêmeoùilesttombé. Logiquement et pratiquement, il ne pouvait s’échapper sans être aperçu deMlledeSaint-Véranetdesdeuxdomestiques.

–Quellepreuveenavez-vous?

–Lapreuve,sescomplicesnousl’ontdonnée.Lematinmême,l’und’euxsedéguisaitenchauffeur,vousconduisaitici…

–Pourreprendrelacasquette,pièced’identité.

–Soit,maisaussi,maissurtout,pourvisiterleslieux,serendrecompte,etvoirparlui-mêmecequ’étaitdevenulepatron.

–Etils’estrenducompte?

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–Jelesuppose,puisqu’ilconnaissaitlacachette,lui.Etjesupposequel’étatdésespérédesonchefluifutrévélé,puisque,souslecoupdel’inquiétude,ilacommisl’imprudenced’écrirecemotdemenace:«Malheuràlajeunefillesielleatuélepatron.»

–Maissesamisontpul’enleverparlasuite?

–Quand?Voshommesn’ontpasquittélesruines.Etpuisoùl’aurait-ontransporté?Tout au plus à quelques centaines demètres de distance, car on ne fait pas voyager unmoribond…etalorsvous l’auriez trouvé.Non,vousdis-je, ilest là. Jamaissesamisnel’auraientarrachéàlaplussûredesretraites.C’estlàqu’ilsontamenéledocteur,tandisquelesgendarmescouraientaufeucommedesenfants.

–Maiscommentvit-il?Pourvivre,ilfautdesaliments,del’eau!

–Jenepuisriendire…jenesaisrien…maisilest là, jevousle jure.Ilest làparcequ’il ne peut pas ne pas y être. J’en suis sûr comme si je le voyais, comme si je letouchais.Ilestlà.

Ledoigttenduverslesruines,ildessinaitdansl’airunpetitcerclequidiminuaitpeuàpeu jusqu’à n’être plus qu’un point. Et ce point, les deux compagnons le cherchaientéperdument, tous deux penchés sur l’espace, tous deux émus de la même foi queBeautrelet et frissonnants de l’ardente conviction qu’il leur avait imposée.Oui,ArsèneLupinétait là.Enthéoriecommeenfait, ilyétait,ni l’unnil’autren’enpouvaientplusdouter.

Etilyavaitquelquechosed’impressionnantetdetragiqueàsavoirque,dansquelquerefuge ténébreux, gisait à même le sol, sans secours, fiévreux, épuisé, le célèbreaventurier.

–Ets’ilmeurt?prononçaM.Filleulàvoixbasse.

–S’ilmeurt,ditBeautrelet,etquesescomplicesenaientlacertitude,veillezausalutdeMlledeSaint-Véran,Monsieurlejuge,carlavengeanceseraterrible.

Quelquesminutesplustard,etmalgrélesinstancesdeM.Filleul,quisefûtvolontiersaccommodédeceprestigieuxauxiliaire,Beautrelet,dontlesvacancesexpiraientcemêmejour,reprenaitlaroutedeDieppe.IldébarquaitàParisverscinqheureset,àhuitheures,franchissaitenmêmetempsquesescamaradeslaportedulycéeJanson.

Ganimard,aprèsuneexplorationaussiminutieusequ’inutiledesruinesd’Ambrumésy,rentraparlerapidedusoir.Enarrivantchezlui,iltrouvacepneumatique:

Monsieurl’inspecteurprincipal,

Ayanteuunpeudeloisiràlafindelajournée,j’aipuréunirquelquesrenseignementscomplémentairesquinemanquerontpasdevousintéresser.

Depuis unanArsèneLupin vit àParis sous le nomd’ÉtiennedeVaudreix.C’est unnomquevousavezpuliresouventdansleschroniquesmondainesouleséchossportifs.Grand voyageur, il fait de longues absences, pendant lesquelles il va, dit-il, chasser letigre au Bengale ou le renard bleu en Sibérie. Il passe pour s’occuper d’affaires sansqu’onpuissepréciserdequellesaffairesils’agit.

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Sondomicileactuel:36,rueMarbeuf.(JevouspriederemarquerquelarueMarbeufest à proximité du bureau de poste numéro 45.) Depuis le jeudi 23 avril, veille del’agressiond’Ambrumésy,onn’aaucunenouvelled’ÉtiennedeVaudreix.

Recevez, Monsieur l’inspecteur principal, avec toute ma gratitude pour labienveillancequevousm’aveztémoignée,l’assurancedemesmeilleurssentiments.

IsidoreBeautrelet.

Post-Scriptum.–Surtout ne croyez pas qu’ilm’ait fallu grandmal pour obtenir cesinformations. Le matin même du crime, lorsque M. Filleul poursuivait son instructiondevantquelquesprivilégiés,j’avaiseul’heureuseinspirationd’examinerlacasquettedufugitif avant que le pseudo-chauffeur ne fût venu la changer. Le nom du chapelierm’asuffi,vouspensezbien,pourtrouverlafilièrequim’afaitconnaîtrelenomdel’acheteuretsondomicile.

Lelendemainmatin,Ganimardseprésentaitau36delarueMarbeuf.Renseignementsprisauprèsdelaconcierge,ilsefitouvrirlerez-de-chausséededroite,oùildécouvritrienquedescendresdanslacheminée.Quatrejoursauparavant,deuxamisétaientvenusbrûlertouslespapierscompromettants.Maisaumomentdesortir,Ganimardcroisalefacteurquiapportait une lettre pour M. de Vaudreix. L’après-midi, le Parquet, saisi de l’affaire,réclamait la lettre. Elle était timbrée d’Amérique et contenait ces lignes, écrites enanglais:

Monsieur,

Jevousconfirmelaréponsequej’ai faiteàvotreagent.DèsquevousaurezenvotrepossessionlesquatretableauxdeM.deGesvres,expédiez-lesparlemodeconvenu.Vousyjoindrezlereste,sivouspouvezréussir,cedontjedoutefort.

Uneaffaireimprévuem’obligeantàpartir,j’arriveraienmêmetempsquecettelettre.VousmetrouverezauGrand-Hôtel.

Harlington.

Le jour même, Ganimard, muni d’un mandat d’arrêt, conduisait au dépôt le sieurHarlington,citoyenaméricain,inculpédereceletdecomplicitédevol.

Ainsi donc, en l’espace de vingt-quatre heures, grâce aux indications vraimentinattendues d’un gamin de dix-sept ans, tous les nœuds de l’intrigue se dénouaient. Envingt-quatreheures,cequiétaitinexplicabledevenaitsimpleetlumineux.Envingt-quatreheures,leplandescomplicespoursauverleurchefétaitdéjoué,lacaptured’ArsèneLupinblessé,mourant,nefaisaitplusdedoute,sabandeétaitdésorganisée,onconnaissaitsoninstallationàParis,lemasquedontilsecouvrait,etl’onperçaitàjour,pourlapremièrefois,avantqu’ileûtpuenassurerlacomplèteexécution,undesescoupslesplushabilesetlepluslonguementétudiés.

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Cefutdanslepubliccommeuneimmenseclameurd’étonnement,d’admirationetdecuriosité.Déjà le journalisterouennais,enunarticle trèsréussi,avait raconté lepremierinterrogatoiredujeunerhétoricien,mettantenlumièresabonnegrâce,soncharmenaïfetson assurance tranquille. Les indiscrétions auxquelles Ganimard et M. Filleuls’abandonnèrentmalgréeux,entraînésparunélanplusfortqueleurorgueilprofessionnel,éclairèrentlepublicsurlerôledeBeautreletaucoursdesderniersévénements.Luiseulavaittoutfait.Àluiseulrevenaittoutleméritedelavictoire.

On se passionna.Du jour au lendemain, IsidoreBeautrelet fut un héros, et la foule,subitementengouée,exigeasursonnouveaufavorilesplusamplesdétails.Lesreportersétaient là. Ils se ruèrent à l’assaut du lycée Janson-de-Sailly, guettèrent les externes ausortir des classes et recueillirent tout ce qui concernait, de près ou de loin, le nomméBeautrelet;etl’onappritainsilaréputationdontjouissaitparmisescamaradesceluiqu’ilsappelaient le rival d’Herlock Sholmès. Par raisonnement, par logique et sans plus derenseignements que ceux qu’il lisait dans les journaux, il avait, à diverses reprises,annoncé la solution d’affaires compliquées que la justice ne devait débrouiller quelongtemps après lui. C’était devenu un divertissement au lycée Janson que de poser àBeautrelet des questions ardues, des problèmes indéchiffrables, et l’on s’émerveillait devoir avec quelle sûreté d’analyse, au moyen de quelles ingénieuses déductions, il sedirigeaitaumilieudesténèbreslesplusépaisses.Dixjoursavantl’arrestationdel’épicierJorisse, il indiquait le parti que l’on pouvait tirer du fameux parapluie. De même, ilaffirmaitdèsledébut,àproposdudramedeSaint-Cloud,queleconciergeétaitl’uniquemeurtrierpossible.

Maislepluscurieuxfut l’opusculequel’ontrouvaencirculationparmilesélèvesdulycée, opuscule signé de lui, imprimé à la machine à écrire et tiré à dix exemplaires.Commetitre:ARSÈNELUPIN,saméthode,enquoiilestclassiqueetenquoioriginal–suivid’unparallèleentrel’humouranglaisetl’ironiefrançaise.

C’étaituneétudeapprofondiedechacunedesaventuresdeLupin,oùlesprocédésdel’illustre cambrioleur nous apparaissaient avec un relief extraordinaire, où l’on nousmontrait lemécanismemêmede ses façonsd’agir, sa tactique toute spéciale, ses lettresaux journaux, ses menaces, l’annonce de ses vols, bref, l’ensemble des trucs qu’ilemployaitpour«cuisiner»lavictimechoisieetlamettredansunétatd’esprittel,qu’elles’offraitpresqueaucoupmachinécontreelleetquetouts’effectuaitpourainsidiredesonpropreconsentement.

Et c’était si juste comme critique, si pénétrant, si vivant, et d’une ironie à la fois siingénue et si cruelle, qu’aussitôt les rieurs passèrent de son côté, que la sympathie desfoulessedétournasanstransitiondeLupinversIsidoreBeautrelet,etquedanslaluttequis’engageaitentreeux,d’avanceonproclamalavictoiredujeunerhétoricien.

En tout cas, cette victoire,M. Filleul aussi bien que le Parquet de Paris semblaientjalouxdeluienréserverlapossibilité.D’unepart,eneffet,onneparvenaitpasàétablirl’identitédusieurHarlington,niàfournirunepreuvedécisivedesonaffiliationàlabandede Lupin. Compère ou non, il se taisait obstinément. Bien plus, après examen de sonécriture,onn’osaitplusaffirmerquecefût lui l’auteurde la lettre interceptée.UnsieurHarlington,pourvud’unsacdevoyageetd’uncarnetamplementpourvudebank-notes,étaitdescenduauGrand-Hôtel,voilàtoutcequ’ilétaitpossibled’affirmer.

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D’autre part, àDieppe,M. Filleul couchait sur les positions queBeautrelet lui avaitconquises.Ilnefaisaitpasunpasenavant.Autourdel’individuqueMlledeSaint-Véranavait pris pourBeautrelet, la veille du crime,mêmemystère.Mêmes ténèbres aussi surtoutcequiconcernaitl’enlèvementdesquatreRubens.Qu’étaientdevenuscestableaux?Etl’automobilequilesavaitemportésdanslanuit,quelcheminavait-ellesuivi?

ÀLuneray,àYerville,àYvetot,onavaitrecueillidespreuvesdesonpassage,ainsiqu’àCaudebec-en-Caux,oùelleavaitdûtraverserlaSeineaupetitjourdanslebacàvapeur.Maisquandonpoussal’enquêteàfond,ilfutavéréqueladiteautomobileétaitdécouverteetqu’ileûtété impossibled’yentasserquatregrands tableauxsansquelesemployésdubacleseussentaperçus.C’étaittoutprobablementlamêmeauto,maisalorslaquestionseposaitencore:qu’étaientdevenuslesquatreRubens?

AutantdeproblèmesqueM.Filleullaissaitsansréponse.Chaquejoursessubordonnésfouillaientlequadrilatèredesruines.Presquechaquejourilvenaitdirigerlesexplorations.Maisdelààdécouvrirl’asileoùLupinagonisait–sitantestquel’opiniondeBeautreletfûtjuste–,delààdécouvrircetasile,ilyavaitunabîmequel’excellentmagistratn’avaitpointl’airdisposéàfranchir.

Aussiétait-ilnaturelquel’onseretournâtversIsidoreBeautrelet,puisqueluiseulavaitréussi à dissiper des ténèbresqui, endehorsde lui, se reformaient plus intenses et plusimpénétrables.Pourquoi ne s’acharnait-il pas après cette affaire ?Aupoint où il l’avaitmenée,illuisuffisaitd’uneffortpouraboutir.

LaquestionluifutposéeparunrédacteurduGrandJournal,quis’introduisitdanslelycée Janson sous le faux nomdeBernod, correspondant deBeautrelet.À quoi Isidoreréponditfortsagement:

–Chermonsieur,iln’yapasqueLupinencemonde,iln’yapasquedeshistoiresdecambrioleursetdedétectives,ilyaaussicetteréalitéquis’appellelebaccalauréat.Or,jemeprésenteenjuillet.Noussommesenmai.Et jeneveuxpaséchouer.Quediraitmonbravehommedepère?

–Maisquedirait-ilsivouslivriezàlajusticeArsèneLupin?

–Bah!ilyatempspourtout.Auxprochainesvacances…

–CellesdelaPentecôte?

–Oui.Jepartirailesamedi6juinparlepremiertrain.

–Etlesoirdecesamedi,ArsèneLupinserapris.

–Medonnez-vousjusqu’audimanche?demandaBeautreletenriant.

–Pourquoiceretard?ripostalejournalistedutonleplussérieux.

Cette confiance inexplicable,néed’hier etdéjà si forte, tout lemonde la ressentait àl’endroit du jeune homme, bien qu’en réalité, les événements ne la justifiassent quejusqu’àuncertainpoint.N’importe!oncroyait.Desapartriennesemblaitdifficile.Onattendait de lui ce qu’on aurait pu attendre tout au plus de quelque phénomène declairvoyanceetd’intuition,d’expérienceetd’habileté.Le6juin!cettedates’étalaitdanstous les journaux.Le6 juin, IsidoreBeautrelet prendrait le rapide deDieppe, et le soir

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ArsèneLupinseraitarrêté.

–Àmoinsqued’icilàilnes’évade…objectaientlesdernierspartisansdel’aventurier.

–Impossible!touteslesissuessontgardées.

–Àmoinsalorsqu’iln’aitsuccombéàsesblessures,reprenaientlespartisans,lesquelseussentmieuxaimélamortquelacapturedeleurhéros.

Etlarépliqueétaitimmédiate:

–Allonsdonc, siLupinétaitmort, ses complices le sauraient, etLupin serait vengé,Beautreletl’adit.

Etle6juinarriva.Unedemi-douzainedejournalistesguettaientIsidoreàlagareSaint-Lazare.Deuxd’entreeuxvoulaientl’accompagnerdanssonvoyage.Illessuppliaden’enrienfaire.

Ils’enalladoncseul.Soncompartimentétaitvide.Assezfatiguéparunesériedenuitsconsacrées au travail, il ne tarda pas à s’endormir d’un lourd sommeil. En rêve, il eutl’impression qu’on s’arrêtait à différentes stations et que des personnes montaient etdescendaient.Àsonréveil,envuedeRouen,ilétaitencoreseul.Maissurledossierdelabanquette opposée, une large feuille de papier, fixée par une épingle à l’étoffe grise,s’offraitàsesregards.Elleportaitcesmots:

Chacunsesaffaires.Occupez-vousdesvôtres.Sinontantpispourvous.

–Parfait!dit-ilensefrottantlesmains.Çavamaldanslecampadverse.Cettemenaceestaussistupidequecelledupseudo-chauffeur.Quelstyle!onvoitbienquecen’estpasLupinquitientlaplume.

Ons’engouffraitsousletunnelquiprécèdelavieilleciténormande.Engare,Isidorefitdeuxoutroistourssurlequaipoursedégourdirlesjambes.Ilsedisposaitàregagnersoncompartiment, quand un cri lui échappa. En passant près de la bibliothèque, il avait ludistraitement,àlapremièrepaged’uneéditionspécialeduJournaldeRouen,cesquelqueslignesdontilpercevaitsoudainl’effrayantesignification:

Dernière heure. –On nous téléphone deDieppe que, cette nuit, desmalfaiteurs ontpénétré dans le château d’Ambrumésy, ont ligoté et bâillonnéMlle de Gesvres, et ontenlevéMlledeSaint-Véran.Des tracesde sangont été relevéesà cinqcentsmètresduchâteau,ettoutauprèsonaretrouvéuneécharpeégalementmaculéedesang.Ilyalieudecraindrequelamalheureusejeunefillen’aitétéassassinée.

Jusqu’àDieppe,IsidoreBeautreletrestaimmobile.Courbéendeux,lescoudessurlesgenouxetsesmainsplaquéescontresafigure,ilréfléchissait.ÀDieppe,illouauneauto.Au seuil d’Ambrumésy, il rencontra le juge d’instruction qui lui confirma l’horriblenouvelle.

–Vousnesavezriendeplus?demandaBeautrelet.

–Rien.J’arriveàl’instant.

Au même moment le brigadier de gendarmerie s’approchait de M. Filleul et luiremettait unmorceau de papier, froissé, déchiqueté, jauni, qu’il venait de ramasser non

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loinde l’endroitoùl’onavaitdécouvert l’écharpe.M.Filleul l’examina,puis le tenditàIsidoreBeautreletendisant:

–Voilàquinenousaiderapasbeaucoupdansnosrecherches.

Isidore tourna et retourna lemorceau de papier. Couvert de chiffres, de points et designes,iloffraitexactementledessinquenousdonnonsci-dessous:

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3–Lecadavre

Verssixheuresdusoir,sesopérationsterminées,M.Filleulattendait,encompagniedeson greffier,M.Brédoux, la voiture qui devait le ramener àDieppe. Il paraissait agité,nerveux.Pardeuxfoisildemanda:

–Vousn’avezpasaperçulejeuneBeautrelet?

–Mafoinon,Monsieurlejuge.

–Oùdiablepeut-ilêtre?Onnel’apasvudelajournée.

Soudain, il eut une idée, confia son portefeuille àBrédoux, fit en courant le tour duchâteauetsedirigeaverslesruines.

Prèsdelagrandearcade,àplatventresurlesoltapissédeslonguesaiguillesdepin,undesesbrasrepliésoussatête,Isidoresemblaitassoupi.

–Ehquoi!Quedevenez-vous,jeunehomme?Vousdormez?

–Jenedorspas.Jeréfléchis.

–Ils’agitbienderéfléchir!Ilfautvoird’abord.Ilfautétudier lesfaits,chercherlesindices,établir lespointsderepère.C’estaprèsque,par la réflexion,oncoordonne toutcelaetquel’ondécouvrelavérité.

– Oui, je sais… c’est la méthode usuelle… la bonne sans doute. Moi, j’en ai uneautre…jeréfléchisd’abord,jetâcheavanttoutdetrouverl’idéegénéraledel’affaire,sijepeuxm’exprimerainsi.Puisj’imagineunehypothèseraisonnable,logique,enaccordaveccette idée générale. Et c’est après, seulement, que j’examine si les faits veulent biens’adapteràmonhypothèse.

–Drôledeméthodeetrudementcompliquée!

–Méthodesûre,monsieurFilleul,tandisquelavôtrenel’estpas.

–Allonsdonc,lesfaitssontlesfaits.

–Avecdesadversairesquelconques,oui.Maispourpeuquel’ennemiaitquelqueruse,les faits sont ceux qu’il a choisis. Ces fameux indices sur lesquels vous bâtissez votreenquête,ilfutlibre,lui,delesdisposeràsongré.Etvousvoyezalors,quandils’agitd’unhommecommeLupin,oùcelapeutvousconduire,versquelleserreursetquellesinepties!Sholmèslui-mêmeesttombédanslepiège.

–ArsèneLupinestmort.

–Soit.Maissabandereste,etlesélèvesd’untelmaîtresontdesmaîtreseux-mêmes.

M.FilleulpritIsidoreparlebras,etl’entraînant:

–Desmots,jeunehomme.Voiciquiestplusimportant.Écoutezbien.Ganimard,retenuà Paris à l’heure actuelle, n’arrive que dans quelques jours. D’autre part, le comte deGesvresatélégraphiéàHerlockSholmès, lequelapromissonconcourspourlasemaineprochaine. Jeune homme, ne pensez-vous pas qu’il y aurait quelque gloire à dire à ces

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deux célébrités, le jour de leur arrivée : « Mille regrets, chers messieurs, mais nousn’avonspuattendredavantage.Labesogneestfinie»?

Il était impossible de confesser son impuissance avec plus d’ingéniosité que ne lefaisaitcebonM.Filleul.Beautreletréprimaunsourireet,affectantd’êtredupe,répondit:

–Jevousavouerai,Monsieur le juged’instruction,que, si jen’aipasassisté tantôtàvotre enquête, c’était dans l’espoir que vous consentiriez à m’en communiquer lesrésultats.Voyons,quesavez-vous?

–Ehbien!voici.Hiersoir,à11heures,lestroisgendarmesquelebrigadierQuevillonavaitlaissésdefactionauchâteau,recevaientduditbrigadierunpetitmotlesappelantentoutehâteàOuvilleoùsetrouveleurbrigade.Ilsmontèrentaussitôtàcheval,etquandilsarrivèrent…

–Ilsconstatèrentqu’ilsavaientétéjoués,quel’ordreétaitfauxetqu’ilsn’avaientplusqu’àretourneràAmbrumésy.

–C’estcequ’ilsfirent,souslaconduitedubrigadier.Maisleurabsenceavaitduréuneheureetdemie,etpendantcetemps,lecrimeavaitétécommis.

–Dansquellesconditions?

– Dans les conditions les plus simples. Une échelle empruntée aux bâtiments de lafermefutapposéecontrelesecondétageduchâteau.Uncarreaufutdécoupé,unefenêtreouverte. Deux hommes, munis d’une lanterne sourde, pénétrèrent dans la chambre deMlledeGesvresetlabâillonnèrentavantqu’ellen’aiteuletempsd’appeler.Puis,l’ayantattachéeavecdescordes,ilsouvrirenttrèsdoucementlaportedelachambreoùdormaitMlledeSaint-Véran.MlledeGesvresentenditungémissementétouffé,puislebruitd’unepersonnequisedébat.Uneminuteplustard,elleaperçutlesdeuxhommesquiportaientsacousine également liée et bâillonnée. Ils passèrent devant elle et s’en allèrent par lafenêtre.Épuisée,terrifiée,MlledeGesvress’évanouit.

–Maisleschiens?M.deGesvresn’avait-ilpasachetédeuxmolosses?

–Onlesaretrouvésmorts,empoisonnés.

–Maisparqui?Personnenepouvaitlesapprocher.

–Mystère!Toujoursest-ilquelesdeuxhommesonttraversésansencombrelesruinesetsontsortisparlafameusepetiteporte.Ilsontfranchilebois-taillis,encontournantlesanciennescarrières…Cen’estqu’àcinqcentsmètresduchâteau,aupieddel’arbreappeléleGros-Chêne,qu’ilssesontarrêtés…etqu’ilsontmisleurprojetàexécution.

–Pourquoi,s’ilsétaientvenusavecl’intentiondetuerMlledeSaint-Véran,nel’ont-ilspasfrappéedanssachambre?

–Jenesais.Peut-êtrel’incidentquilesadéterminésnes’est-ilproduitqu’àleursortiedu château. Peut-être la jeune fille avait-elle réussi à se débarrasser de ses liens.Ainsi,pourmoi,l’écharperamasséeavaitserviàluiattacherlespoignets.Entoutcas,c’estaupiedduGros-Chênequ’ilsontfrappé.Lespreuvesquej’airecueilliessontirréfutables…

–Maislecorps?

– Le corps n’a pas été retrouvé, ce qui d’ailleurs ne saurait nous surprendre outre

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mesure.Lapistesuiviem’aconduit,eneffet,jusqu’àl’églisedeVarengeville,àl’anciencimetièresuspenduausommetdelafalaise.Là,c’estleprécipice…ungouffredeplusdecentmètres.Et,enbas, les rochers, lamer.Dansun jouroudeux,unemaréeplus forteramèneralecorpssurlagrève.

–Évidemment,toutcelaestfortsimple.

–Oui,toutcelaestfortsimpleetnem’embarrassepas.Lupinestmort,sescomplicesl’ontapprisetpoursevenger,ainsiqu’ilsl’avaientécrit,ilsontassassinéMlledeSaint-Véran,cesontlàdesfaitsquin’avaientmêmepasbesoind’êtrecontrôlés.MaisLupin?

–Lupin?

–Oui,qu’est-ildevenu?Toutprobablement,sescomplicesontenlevésoncadavreenmême temps qu’ils emportaient la jeune fille, mais quelle preuve avons-nous de cetenlèvement?Aucune.Pasplusquedesonséjourdanslesruines,pasplusquedesamortou de sa vie. Et c’est là tout le mystère, mon cher Beautrelet. Le meurtre deMlleRaymonden’estpasundénouement.Aucontraire,c’estunecomplication.Ques’est-il passé depuis deuxmois au château d’Ambrumésy ? Si nous ne déchiffrons pas cetteénigme,d’autresvontvenirquinousbrûlerontlapolitesse.

–Queljourvont-ilsvenir,cesautres?

–Mercredi…mardi,peut-être…

Beautreletsemblafaireuncalcul,puisdéclara:

–Monsieurlejuged’instruction,noussommesaujourd’huisamedi.Jedoisrentreraulycéelundisoir.Ehbien!lundimatin,sivousvoulezêtreiciàdixheures,jetâcheraidevouslerévéler,lemotdel’énigme.

–Vraiment,monsieurBeautrelet…vouscroyez?Vousêtessûr?

–Jel’espère,dumoins.

–Etmaintenant,oùallez-vous?

–Jevaisvoirsilesfaitsveulentbiens’accommoderàl’idéegénéralequejecommenceàdiscerner.

–Ets’ilsnes’accommodentpas?

–EhbienMonsieurlejuged’instruction,cesonteuxquiauronttort,ditBeautreletenriant,etj’enchercheraid’autresplusdociles.Àlundi,n’est-cepas?

–Àlundi.

Quelquesminutesaprès,M.FilleulroulaitversDieppe,tandisqu’Isidore,munid’unebicyclette que lui avait prêtée le comte deGesvres, filait sur la route deYerville et deCaudebec-en-Caux.

Ilyavaitunpointsur lequel le jeunehommetenaitàse faireavant toutuneopinionnette,parcequecepointluisemblaitjustementlepointfaibledel’ennemi.Onn’escamotepasdesobjetsdeladimensiondesquatreRubens.Ilfallaitqu’ilsfussentquelquepart.S’ilétaitimpossiblepourlemomentdelesretrouver,nepouvait-onconnaîtrelecheminparoùilsavaientdisparu?

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L’hypothèse de Beautrelet était celle-ci : l’automobile avait bien emporté les quatretableaux, mais avant d’arriver à Caudebec elle les avait déchargés sur une autreautomobile qui avait traversé la Seine en amont ou en aval de Caudebec. En aval, lepremier bac était celui deQuillebeuf, passage fréquenté, par conséquent dangereux.Enamont, il y avait le bac de La Mailleraye, gros bourg isolé, en dehors de toutecommunication.

Versminuit,Isidoreavaitfranchilesdix-huitlieuesquileséparaientdelaMailleraie,etfrappait à laported’uneauberge située aubordde l’eau. Il y couchait, etdès lematin,interrogeait lesmatelotsdubac.Onconsulta le livredespassagers.Aucune automobilen’avaitpasséjeudile23avril.

–Alors,unevoitureàchevaux?insinuaBeautrelet,unecharrette?unfourgon?

–Nonplus.

Toute lamatinée, Isidores’enquit. IlallaitpartirpourQuillebeuf,quand legarçondel’aubergeoùilavaitcouchéluidit:

–Cematin-là,j’arrivaisdemestreizejours,etj’aibienvuunecharrette,maisellen’apaspassé.

–Comment?

–Non.Onl’adéchargéesurunesortedebateauplat,depéniche,commeilsdisent,quiétaitamarréeauquai.

–Etcettecharrette,d’oùvenait-elle?

–Oh!jel’aibienreconnue.C’étaitàmaîtreVatinel,lecharretier.

–Quidemeure?

–AuhameaudeLouvetot.

Beautreletregardasacarted’état-major.LehameaudeLouvetotétaitsituéaucarrefourde la routed’YvetotàCaudebecetd’unepetite route tortueusequis’envenaità traversboisjusqu’àlaMailleraie!

Cen’estqu’àsixheuresdusoirqu’IsidoreréussitàdécouvrirdansuncabaretmaîtreVatinel,undecesvieuxNormandsfinaudsquisetiennenttoujourssurleursgardes,quiseméfient de l’étranger, mais qui ne savent pas résister à l’attrait d’une pièce d’or et àl’influencedequelquespetitsverres.

– Bien oui,Monsieur, cematin-là, les gens à l’automobilem’avaient donné rendez-vousàcinqheuresaucarrefour.Ilsm’ontremisquatregrandesmachines,hautescommeça.Ilyenaunquim’aaccompagné.Etnousavonsportélachosejusqu’àlapéniche.

–Vousparlezd’euxcommesivouslesconnaissiezdéjà.

– Jevouscroisque je les connaissais !C’était la sixième foisque je travaillaispoureux.

Isidoretressaillit.

–Vousditeslasixièmefois?…Etdepuisquand?

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– Mais tous les jours d’avant celui-là, parbleu ! Mais alors, c’étaient d’autresmachines…desgrosmorceauxdepierre…oubiendespluspetitesassezlonguesqu’ilsavaient enveloppées et qu’ils portaient comme le saint sacrement. Ah ! fallait pas ytoucheràcelles-là…Maisqu’est-cequevousavez?Vousêtestoutblanc.

–Cen’estrien…lachaleur…

Beautreletsortitentitubant.Lajoie,l’imprévudeladécouvertel’étourdissaient.

Ils’enretournatouttranquillement,couchalesoirauvillagedeVarengeville,passa,lelendemainmatin,uneheureàlamairieavecl’instituteur,etrevintauchâteau.Unelettrel’yattendaitauxbonssoinsdeM.lecomtedeGesvres.

Ellecontenaitceslignes:

Deuxièmeavertissement.Tais-toi.Sinon…

– Allons, murmura-t-il, il va falloir prendre quelques précautions pour ma sûretépersonnelle.Sinon,commeilsdisent…

Ilétaitneufheures;ilsepromenaparmilesruines,puiss’allongeaprèsdel’arcadeetfermalesyeux.

–Ehbien!jeunehomme,êtes-vouscontentdevotrecampagne?

C’étaitM.Filleulquiarrivaitàl’heurefixée.

–Enchanté,Monsieurlejuged’instruction.

–Cequiveutdire?

–Cequiveutdirequejesuisprêtàtenirmapromesse,malgrécettelettrequinem’yengageguère.

IlmontralalettreàM.Filleul.

–Bah!deshistoires,s’écriacelui-ci,etj’espèrequecelanevousempêcherapas…

–Devousdire ceque je sais ?Non,Monsieur le juged’instruction. J’aipromis : jetiendrai.Avantdixminutes,noussaurons…unepartiedelavérité.

–Unepartie?

–Oui,àmonsens,lacachettedeLupin,celaneconstituepastoutleproblème.Maispourlasuite,nousverrons.

–MonsieurBeautrelet, rien nem’étonne de votre part.Mais comment avez-vous pudécouvrir?…

–Oh ! tout naturellement. Il y a dans la lettre du sieurHarlington àM. Étienne deVaudreix,ouplutôtàLupin…

–Lalettreinterceptée?

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– Oui. Il y a une phrase qui m’a toujours intrigué. C’est celle-ci : « À l’envoi destableaux,vousjoindrezlereste,sivouspouvezréussir,cedontjedoutefort.»

–Eneffet,jemesouviens.

– Quel était ce reste ? Un objet d’art, une curiosité ? Le château n’offrait rien deprécieux que lesRubens et les tapisseries.Des bijoux ? Il y en a fort peu et de valeurmédiocre.Alorsquoi?Et,d’autrepart,pouvait-onadmettrequedesgenscommeLupin,d’unehabiletéaussiprodigieuse,n’eussentpas réussià joindreà l’envoicereste,qu’ilsavaient évidemment proposé ? Entreprise difficile, c’est probable, exceptionnelle, soit,maispossible,donccertaine,puisqueLupinlevoulait.

–Cependant,ilaéchoué:rienn’adisparu.

–Iln’apaséchoué:quelquechoseadisparu.

–Oui,lesRubens…mais…

– Les Rubens, et autre chose… quelque chose que l’on a remplacé par une choseidentique, comme on a fait pour les Rubens, quelque chose de beaucoup plusextraordinaire,deplusrareetdeplusprécieuxquelesRubens.

–Enfin,quoi?vousmefaiteslanguir.

Toutenmarchantàtraverslesruines,lesdeuxhommess’étaientdirigésverslapetiteporteetlongeaientlaChapelle-Dieu.

Beautrelets’arrêta.

–Vousvoulezlesavoir,Monsieurlejuged’instruction?

–Sijeleveux!

Beautrelet avait une canne à lamain, un bâton solide et noueux.Brusquement, d’unreversdecettecanne,ilfitsauterenéclatsl’unedesstatuettesquiornaientleportaildelachapelle.

– Mais vous êtes fou clama M. Filleul, hors de lui, et en se précipitant vers lesmorceauxdelastatuette.Vousêtesfou!cevieuxsaintétaitadmirable…

–Admirable!proféraIsidoreenexécutantunmoulinetquijetabaslaViergeMarie.

M.Filleull’empoignaàbras-le-corps.

–Jeunehomme,jenevouslaisseraipascommettre…

Unroimageencorevoltigea,puisunecrècheavecl’EnfantJésus…

–Unmouvementdeplusetjetire.

LecomtedeGesvresétaitsurvenuetarmaitsonrevolver.

Beautreletéclataderire.

– Tirez donc là-dessus, Monsieur le comte… tirez là-dessus, comme à la foire…Tenez…cebonhommequiportesatêteàpleinesmains.

LesaintJean-Baptistesauta.

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–Ah ! fit le comte… en braquant son revolver, une telle profanation !… de pareilschefs-d’œuvre!

–Dutoc,Monsieurlecomte!

–Quoi?Quedites-vous?hurlaM.Filleul,toutendésarmantlecomte.

–Dutoc,ducarton-pâte!

–Ah!ça…est-cepossible?

–Dusoufflé!duvide!dunéant!

Lecomtesebaissaetramassaundébrisdestatuette.

–Regardezbien,Monsieurlecomte…duplâtre!duplâtrepatiné,moisi,verdicommedelapierreancienne…maisduplâtre,desmoulagesdeplâtre…voilàtoutcequirestedupur chef-d’œuvre… voilà ce qu’ils ont fait en quelques jours !… voilà ce que le sieurCharpenais,lecopistedesRubens,apréparé,ilyaunan.

Àsontour,ilsaisitlebrasdeM.Filleul.

–Qu’enpensez-vous,Monsieur le juged’instruction?Est-cebeau?est-ceénorme?gigantesque ? la chapelle enlevée ! Toute une chapelle gothique recueillie pierre parpierre!Toutunpeupledestatuettes,captivé!etremplacépardesbonshommesenstuc!un des plus magnifiques spécimens d’une époque d’art incomparable, confisqué ! laChapelle-Dieu, enfin, volée ! N’est-ce pas formidable ! Ah ! Monsieur le juged’instruction,quelgéniequecethomme!

–Vousvousemballez,monsieurBeautrelet.

–Onnes’emballejamaistrop,Monsieur,quandils’agitdepareilsindividus.Toutcequi dépasse lamoyennevaut qu’on l’admire.Et celui-là plane au-dessus de tout. Il y adans ce vol une richesse de conception, une force, une puissance, une adresse et unedésinvolturequimedonnentlefrisson.

–Dommagequ’ilsoitmort,ricanaM.Filleul…sansquoiileûtfiniparvolerlestoursdeNotre-Dame.

Isidorehaussalesépaules.

–Neriezpas,Monsieur.Mêmemort,celui-làvousbouleverse.

– Je ne dis pas…monsieurBeautrelet, et j’avoueque ce n’est pas sans une certaineémotion que je m’apprête à le contempler… si toutefois ses camarades n’ont pas faitdisparaîtresoncadavre.

–Etenadmettantsurtout,remarqualecomtedeGesvres,quecefutbienluiqueblessamapauvrenièce.

–Cefutbienlui,Monsieurlecomte,affirmaBeautrelet,cefutbienluiquitombadanslesruinessouslaballequetiraMlledeSaint-Véran;cefutluiqu’ellevitserelever,etquiretombaencore,etquisetraînaverslagrandearcadepoursereleverunedernièrefois–celaparunmiracledontjevousdonnerail’explicationtoutàl’heure–etparvenirjusqu’àcerefugedepierre…quidevaitêtresontombeau.

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Etdesacanne,ilfrappaleseuildelachapelle.

–Hein?Quoi?s’écriaM.Filleulstupéfait…sontombeau?…Vouscroyezquecetteimpénétrablecachette…

–Ellesetrouveici…là…,répéta-t-il.

–Maisnousl’avonsfouillée.

–Mal.

–Iln’yapasdecachetteici,protestaM.deGesvres.Jeconnaislachapelle.

– Si,Monsieur le comte, il y en a une.Allez à lamairie deVarengeville, où l’on arecueillitouslespapiersquisetrouvaientdansl’ancienneparoissed’Ambrumésy,etvousapprendrez, par ces papiers datés du XVIIIe siècle, qu’il existait sous la chapelle unecrypte. Cette crypte remonte, sans doute, à la chapelle romane, sur l’emplacement delaquellecelle-cifutconstruite.

–Mais,commentLupinaurait-ilconnucedétail?demandaM.Filleul.

–D’unefaçonfortsimple,parlestravauxqu’ildutexécuterpourenleverlachapelle.

– Voyons, voyons, monsieur Beautrelet, vous exagérez… Il n’a pas enlevé toute lachapelle.Tenez,aucunedecespierresd’assisen’aététouchée.

– Évidemment, il n’amoulé et il n’a pris que ce qui avait une valeur artistique, lespierres travaillées, les sculptures, les statuettes, tout le trésordespetitescolonnesetdesogivesciselées.Ilnes’estpasoccupédelabasemêmedel’édifice.Lesfondationsrestent.

–Parconséquent,monsieurBeautrelet,Lupinn’apupénétrerjusqu’àlacrypte.

Àcemoment,M.deGesvres,quiavaitappelél’undesesdomestiques,revenaitaveclaclefdelachapelle.Ilouvritlaporte.Lestroishommesentrèrent.

Aprèsuninstantd’examen,Beautreletreprit:

–…Les dalles du sol, commede raison, ont été respectées.Mais il est facile de serendrecomptequelemaître-auteln’estplusqu’unmoulage.Or,généralement,l’escalierquidescendauxcryptess’ouvredevantlemaître-auteletpassesouslui.

–Vousenconcluez?

–J’enconclusquec’estentravaillantlàqueLupinatrouvélacrypte.

À l’aide d’une pioche que le comte envoya chercher, Beautrelet attaqua l’autel. Lesmorceauxdeplâtresautaientdedroiteetdegauche.

–Fichtre,murmuraM.Filleul,j’aihâtedesavoir…

–Moiaussi,ditBeautrelet,dontlevisageétaitpâled’angoisse.

Ilprécipita sescoups.Et soudain, sapiochequi, jusqu’ici,n’avaitpoint rencontréderésistance, se heurta à unematière plus dure, et rebondit. On entendit comme un bruitd’éboulement,etcequirestaitdel’autels’abîmadanslevideàlasuitedublocdepierrequelapiocheavaitfrappé.Beautreletsepencha.Ilfitflamberuneallumetteetlapromenasurlevide:

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– L’escalier commence plus en avant que je ne pensais, sous les dalles de l’entrée,presque.J’aperçoislesdernièresmarches.

–Est-ceprofond?

–Troisouquatremètres…Lesmarchessonttrèshautes…etilenmanque.

– Il n’est pas vraisemblable, ditM. Filleul, que pendant la courte absence des troisgendarmes, alorsqu’onenlevaitMlledeSaint-Véran, il n’estpasvraisemblableque lescomplices aient eu le temps d’extraire le cadavre de cette cave… Et puis, pourquoil’eussent-ilsfait,d’ailleurs?Non,pourmoi,ilestlà.

UndomestiqueleurapportauneéchellequeBeautreletintroduisitdansl’excavationetqu’ilplanta,entâtonnant,parmilesdécombrestombés.Puisilenmaintintvigoureusementlesdeuxmontants.

–Voulez-vousdescendre,monsieurFilleul?

Lejuged’instruction,munid’unebougie,s’aventura.LecomtedeGesvreslesuivit.ÀsontourBeautreletposalepiedsurlepremieréchelon.

Ilyenavaitdix-huitqu’ilcomptamachinalement,tandisquesesyeuxexaminaientlacrypteoùlalueurdelabougieluttaitcontreleslourdesténèbres.Mais,enbas,uneodeurviolente,immonde,leheurta,unedecesodeursdepourrituredontlesouvenir,parlasuite,vousobsède.Oh!cetteodeur,ileneutlecœurquichavira…

Ettoutàcoup,unemaintremblanteluiagrippal’épaule.

–Ehbien!quoi?Qu’ya-t-il?

–Beautrelet,balbutiaM.Filleul.

Ilnepouvaitparler,étreintparl’épouvante.

–Voyons,Monsieurlejuged’instruction,remettez-vous…

–Beautrelet…ilestlà…

–Hein?

–Oui…ilyavaitquelquechosesous lagrossepierrequis’estdétachéede l’autel…j’aipoussélapierre…etj’aitouché…Ohjen’oublieraijamais…

–Oùest-il?

–Dececôté…Sentez-vouscetteodeur?…etpuis,tenez…regardez…

Ilavaitsaisilabougieetlaprojetaitversuneformeétenduesurlesol.

–Oh!s’exclamaBeautreletavechorreur.

Lestroishommessecourbèrentvivement.Àmoitiénu,lecadavres’allongeaitmaigre,effrayant. La chair verdâtre, aux tons de ciremolle, apparaissait par endroits, entre lesvêtementsdéchiquetés.Maisleplusaffreux,cequiavaitarrachéaujeunehommeuncride terreur, c’était la tête, la tête que venait d’écraser le bloc de pierre, la tête informe,masse hideuse où plus rien ne pouvait se distinguer… et quand leurs yeux se furentaccoutumésàl’obscurité,ilsvirentquetoutecettechairgrouillaitabominablement…

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Enquatreenjambées,Beautreletremontal’échelleets’enfuitaugrandjour,àl’airlibre.M.Filleulleretrouvadenouveaucouchéàplatventre,lesmainscolléesauvisage.Illuidit:

– Tousmes compliments, Beautrelet. Outre la découverte de la cachette, il est deuxpointsoùj’aipucontrôler l’exactitudedevosassertions.Toutd’abord, l’hommesurquiMlledeSaint-VéranatiréétaitbienArsèneLupincommevousl’avezditdèsledébut.Demême, c’était bien sous le nomd’Étienne deVaudreix qu’il vivait à Paris.Le linge estmarquéauxinitialesE.V.Ilmesemble,n’est-cepas?quelapreuvesuffit…

Isidorenebougeaitpas.

–M.lecomteestpartichercherledocteurJouetquiferalesconstatationsd’usage.Pourmoi,lamortdatedehuitjoursaumoins.L’étatdedécompositionducadavre…Maisvousn’avezpasl’aird’écouter?

–Si,si.

–Cequejedisestappuyésurdesraisonspéremptoires.Ainsi,parexemple…

M. Filleul continua sa démonstration, sans obtenir d’ailleurs des marques plusmanifestesd’attention.MaisleretourdeM.deGesvresinterrompitsonmonologue.

Lecomte revenaitavecdeux lettres.L’une luiannonçait l’arrivéed’HerlockSholmèspourlelendemain.

–Àmerveille,s’écriaM.Filleul,toutallègre.L’inspecteurGanimardarriveégalement.Ceseradélicieux.

–Cetteautrelettreestpourvous,Monsieurlejuged’instruction,ditlecomte.

–Demieuxenmieux, repritM.Filleul,aprèsavoir lu…Cesmessieurs,décidément,n’aurontpasgrand-choseàfaire.Beautrelet,onmeprévientdeDieppequedespêcheursdebouquetonttrouvécematin,surlesrochers,lecadavred’unejeunefemme.

Beautreletsursauta:

–Quedites-vous?lecadavre…

– D’une jeune femme… un cadavre affreusement mutilé, précise-t-on, et dont il neseraitpaspossibled’établirl’identité,s’ilnerestaitaubrasdroitunepetitegourmetted’or,trèsfine,quis’estincrustéedanslapeautuméfiée.Or,MlledeSaint-Véranportaitaubrasdroitunegourmetted’or.Ils’agitdoncévidemmentdevotremalheureusenièce,Monsieurlecomte,quelamerauraentraînéejusque-là.Qu’enpensez-vous,Beautrelet?

–Rien..,rien…ouplutôtsi…touts’enchaîne,commevousvoyez,ilnemanqueplusrienàmonargumentation.Touslesfaits,unàun,mêmelespluscontradictoires,mêmelesplus déconcertants viennent à l’appui de l’hypothèse que j’ai imaginée dès le premiermoment.

–Jenecomprendspasbien.

–Vousne tarderezpas à comprendre.Rappelez-vousque je vous ai promis la véritéentière.

–Maisilmesemble…

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–Unpeudepatience.Jusqu’icivousn’avezpaseuàvousplaindredemoi.Ilfaitbeautemps.Promenez-vous,déjeunezauchâteau,fumezvotrepipe.Moi,jeseraideretourversquatreoucinqheures.Quantàmonlycée,mafoi,tantpis,jeprendrailetraindeminuit.

Ils étaient arrivés aux communs, derrière le château. Beautrelet sauta à bicyclette ets’éloigna.

ÀDieppe,ils’arrêtaauxbureauxdujournalLaVigieoùilsefitmontrerlesnumérosdeladernièrequinzaine.Puis ilpartitpour lebourgd’Envermeu,situéàdixkilomètres.ÀEnvermeu,ils’entretintaveclemaire,aveclecuré,aveclegardechampêtre.Troisheuressonnèrentàl’églisedubourg.Sonenquêteétaitfinie.

Ilrevintenchantantd’allégresse.Sesjambespesaienttouràtourd’unrythmeégaletfortsurlesdeuxpédales,sapoitrines’ouvraitlargementàl’airvifquisoufflaitdelamer.Etparfois il s’oubliaità jeteraucieldesclameursde triompheensongeantaubutqu’ilpoursuivaitetàseseffortsheureux.

Ambrumésyapparut.Ilselaissaalleràtoutevitessesurlapentequiprécèdelechâteau.Lesarbresquibordentlechemin,enquadruplerangéeséculaire,semblaientaccouriràsarencontre et s’évanouir aussitôt derrière lui. Et, tout à coup, il poussa un cri.Dans unevisionsoudaine,ilavaitvuunecordesetendred’unarbreàl’autre,entraversdelaroute.

Lamachineheurtées’arrêtanet.Ilfutprojetéenavant,avecuneviolenceinouïe,etileut l’impression qu’un hasard seul, un miraculeux hasard, lui faisait éviter un tas decailloux,oùlogiquementsatêteauraitdûsebriser.

Il resta quelques secondes étourdi. Puis, tout contusionné, les genoux écorchés, ilexaminaleslieux.Unpetitboiss’étendaitàdroite,paroù,sansaucundoute,l’agresseurs’était enfui. Beautrelet détacha la corde. À l’arbre de gauche autour duquel elle étaitattachée,unpetitpapierétaitfixéparuneficelle.Illedépliaetlut:

Troisièmeetdernieravertissement.

Il rentra au château, posa quelques questions aux domestiques, et rejoignit le juged’instructiondansunepiècedurez-de-chaussée,toutauboutdel’ailedroite,oùM.Filleulavaitl’habitudedeseteniraucoursdesesopérations.M.Filleulécrivait,songreffierassisenfacedelui.Surunsigne,legreffiersortit,etlejuges’écria:

–Maisqu’avez-vousdonc,monsieurBeautrelet?Vosmainssontensang.

–Cen’est rien, cen’est rien,dit le jeunehomme…une simplechuteprovoquéeparcettecordequ’onatenduedevantmabicyclette.Jevousprieraiseulementderemarquerqueladitecordeprovientduchâteau.Iln’yapasplusdevingtminutesqu’elleservaitàsécherdulingeauprèsdelabuanderie.

–Est-cepossible?

–Monsieur,c’esticimêmequejesuissurveillé,parquelqu’unquisetrouveaucœurdela place, qui me voit, qui m’entend, et qui, minute par minute, assiste à mes actes etconnaîtmesintentions.

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–Vouscroyez?

–J’ensuissûr.C’estàvousdeledécouvriretvousn’yaurezpasdepeine.Mais,pourmoi,jeveuxfiniretvousdonnerlesexplicationspromises.J’aimarchéplusvitequenosadversaires ne s’y attendaient, et je suis persuadé que, de leur côté, ils vont agir avecvigueur.Lecercleseresserreautourdemoi.Lepérilapproche,j’enailepressentiment.

–Voyons,voyons,Beautrelet…

–Bah!onverrabien.Pourl’instant,dépêchons-nous.Etd’abord,unequestionsurunpointquejeveuxécartertoutdesuite.Vousn’avezparléàpersonnedecedocumentquelebrigadierQuevillonaramasséetqu’ilvousaremisenmaprésence?

–Mafoinon,àpersonne.Maisest-cequevousyattachezunevaleurquelconque?…

–Unegrandevaleur.C’estuneidéequej’ai,uneidéedureste,jel’avoue,quinereposesuraucunepreuve…car,jusqu’ici,jen’aiguèreréussiàdéchiffrercedocument.Aussi,jevousenparle…pourn’yplusrevenir.

BeautreletappuyasamainsurcelledeM.Filleul,etàvoixbasse:

–Taisez-vous…onnousécoute…dehors…

Lesablecraqua.Beautreletcourutverslafenêtreetsepencha.

–Iln’yapluspersonne…maislaplate-bandeestfoulée…onrelèverafacilementlesempreintes.

Ilfermalafenêtreetvintserasseoir.

– Vous voyez, monsieur le Juge d’instruction, l’ennemi ne prend même plus deprécautions… il n’en a plus le temps… lui aussi sent que l’heure presse. Hâtons-nousdonc,etparlonspuisqu’ilsneveulentpasquejeparle.

Ilposasurlatableledocumentetlemaintintdéplié.

–Avanttout,uneremarque.Iln’yasurcepapier,endehorsdepoints,quedeschiffres.Et, dans les trois premières lignes et la cinquième – les seules dont nous ayons à nousoccuper,carlaquatrièmesembled’unenaturetoutàfaitdifférente–n’yapasundeceschiffresquisoitplusélevéquelechiffre5.Nousavonsdoncbiendeschancespourquechacun de ces chiffres représente une des cinq voyelles, et dans l’ordre alphabétique.Inscrivonslerésultat.Ilinscrivitsurunefeuilleàpart:

e.a.a..e..e.a.

.a..a…e.e..e.oi.e..e.

.ou..e.o…e..o..e

ai.ui..e..eu.e

Puisilreprit:

–Commevousvoyez,celanedonnepasgrand-chose.Laclefestàlafoistrèsfacile–puisqu’ons’estcontentéderemplacer lesvoyellespardeschiffreset lesconsonnespardespoints–et trèsdifficile,sinonimpossible,puisqu’onnes’estpasdonnéplusdemalpourcompliquerleproblème.

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–Ilestdefaitqu’ilestsuffisammentobscur.

–Essayonsdel’éclaircir.Lasecondeligneestdiviséeendeuxparties,etladeuxièmepartieseprésentedetellefaçonqu’ilesttoutàfaitprobablequ’elleformeunmot.Sinoustâchons maintenant de remplacer les points intermédiaires par des consonnes, nousconcluons, après tâtonnement, que les seules consonnes qui peuvent logiquement servird’appui aux voyelles ne peuvent logiquement produire qu’un mot, un seul mot :«demoiselles».

–Ils’agiraitalorsdeMlledeGesvresetdeMlledeSaint-Véran?

–Entoutecertitude.

–Etvousnevoyezriend’autre?

– Si. Je note encore une solution de continuité au milieu de la dernière ligne, et sij’effectue le même travail sur le début de la ligne, je vois aussitôt qu’entre les deuxdiphtonguesai etui, la seule consonne qui puisse remplacer le point est un g, et que,quandj’aiforméledébutdecemotaigui,ilestnatureletindispensablequej’arriveaveclesdeuxpointssuivantsetl’efinalaumotaiguille.

–Eneffet…lemotaiguilles’impose.

–Enfin,pour lederniermot, j’ai troisvoyelleset troisconsonnes. Je tâtonneencore,j’essaietoutesleslettreslesunesaprèslesautres,et,enpartantdeceprincipequelesdeuxpremières lettressontdesconsonnes, jeconstatequequatremotspeuvents’adapter : lesmotsfleuve,preuve,pleureetcreuse. J’élimine lesmots fleuve,preuveetpleurecommen’ayantaucunerelationpossibleavecuneaiguille,etjegardelemotcreuse.

–Cequifaitaiguillecreuse.J’admetsquevotresolutionsoitjuste,maisenquoinousavance-t-elle?

–En rien, fitBeautrelet, d’un tonpensif.En rien, pour lemoment…plus tard, nousverrons… J’ai idée, moi, que bien des choses sont incluses dans l’accouplementénigmatiquedecesdeuxmots:aiguillecreuse.Cequim’occupe,c’estplutôtlamatièredu document, le papier dont on s’est servi… Fabrique-t-on encore cette sorte deparcheminunpeugranité?Etpuiscettecouleurd’ivoire…Etcesplis…l’usuredecesquatreplis…etenfin,tenez,cesmarquesdecirerouge,par-derrière…

Àcemoment,Beautreletfutinterrompu.C’étaitlegreffierBrédouxquiouvraitlaporteetquiannonçaitl’arrivéesubiteduprocureurgénéral.

M.Filleulseleva.

–M.leprocureurgénéralestenbas?

–Non,Monsieurlejuged’instruction.M.leprocureurgénéraln’apasquittésavoiture.Ilnefaitquepasseretilvouspriedebienvouloirlerejoindredevantlagrille.Iln’aqu’unmotàvousdire.

–Bizarre,murmuraM.Filleul.Enfin…nous allons voir.Beautrelet, excusez-moi, jevaisetjereviens.

Il s’en alla. On entendit ses pas qui s’éloignaient. Alors le greffier ferma la porte,

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tournalaclefetlamitdanssapoche.

– Eh bien ! quoi s’exclamaBeautrelet tout surpris, que faites-vous ? Pourquoi nousenfermer?

–Neserons-nouspasmieuxpourcauser?ripostaBrédoux.

Beautrelet bondit vers une autre porte qui donnait dans la pièce voisine. Il avaitcompris.Lecomplice,c’étaitBrédoux,legreffiermêmedujuged’instruction!

Brédouxricana:

–Nevousécorchezpaslesdoigts,monjeuneami,j’aiaussilaclefdecetteporte.

–Restelafenêtre,criaBeautrelet.

–Troptard,fitBrédouxquisecampadevantlacroisée,lerevolveraupoing.

Toute retraite était coupée. Il n’y avait plus rien à faire, plus rien qu’à se défendrecontre l’ennemi qui se démasquait avec une audace brutale. Isidore, qu’étreignait unsentimentd’angoisseinconnu,secroisalesbras.

–Bien,marmottalegreffier,etmaintenantsoyonsbrefs.

Iltirasamontre.

–CebraveM.Filleulvacheminerjusqu’àlagrille.Àlagrillepersonne,bienentendu,pasplusdeprocureurquesurmamain.Alorsils’enreviendra.Celanousdonneenvironquatreminutes.Ilm’enfautunepourm’échapperparcettefenêtre,filerparlapetiteportedesruinesetsautersurlamotocyclettequim’attend.Restedonctroisminutes.Celasuffit.

C’étaitundrôled’être,contrefait,quitenaitenéquilibresurdesjambestrèslonguesettrèsfrêlesunbusteénorme,rondcommeuncorpsd’araignéeetmunidebrasimmenses.Un visage osseux, un petit front bas, indiquaient l’obstination un peu bornée dupersonnage.

Beautreletchancela,lesjambesmolles.Ilduts’asseoir.

–Parlez.Quevoulez-vous?

–Lepapier.Voicitroisjoursquejelecherche.

–Jenel’aipas.

–Tumens.Quandjesuisentré,jet’aivuleremettredanstonportefeuille.

–Après?

–Après?Tut’engagerasàresterbiensage.Tunousembêtes.Laisse-noustranquilles,etoccupe-toidetesaffaires.Noussommesàboutdepatience.

Il s’était avancé, le revolver toujours braqué sur le jeune homme, et il parlaitsourdement,enmartelantsessyllabes,avecunaccentd’uneincroyableénergie.L’œilétaitdur, le sourire cruel. Beautrelet frissonna. C’était la première fois qu’il éprouvait lasensationdudanger.Etqueldanger!Ilsesentaitenfaced’unennemiimplacable,d’uneforceaveugleetirrésistible.

–Etaprès?dit-il,lavoixétranglée.

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–Après?rien…Tuseraslibre…

Unsilence.Brédouxreprit:

–Plusqu’uneminute.Ilfauttedécider.Allons,monbonhomme,pasdebêtises…Noussommeslesplusforts,toujoursetpartout…Vite,lepapier…

Isidore ne bronchait pas, livide, terrifié,maître de lui pourtant, et le cerveau lucide,dansladébâcledesesnerfs.Àvingtcentimètresdesesyeux,lepetittrounoirdurevolvers’ouvrait.Ledoigtrepliépesaitvisiblementsurladétente.Ilsuffisaitd’uneffortencore…

–Lepapier,répétaBrédoux…Sinon…

–Levoici,ditBeautrelet.

Iltiradesapochesonportefeuilleetletenditaugreffierquis’enempara.

–Parfait !Nous sommes raisonnable.Décidément, il y a quelque chose à faire avectoi…unpeufroussard,maisdubonsens.J’enparleraiauxcamarades.Etmaintenant,jefile.Adieu.

Il rentra son revolver et tourna l’espagnolettede la fenêtre.Dubruit résonnadans lecouloir.

–Adieu,fit-il,denouveau…iln’estquetemps.

Maisuneidéel’arrêta.D’ungesteilvérifialeportefeuille.

–Tonnerre…grinça-t-il,lepapiern’yestpas…Tum’asroulé.

Ilsautadanslapièce.Deuxcoupsdefeuretentirent.Isidoreàsontouravaitsaisisonpistoletetiltirait.

–Raté,monbonhomme,hurlaBrédoux,tamaintremble…tuaspeur…

Ilss’empoignèrentàbras-le-corpsetroulèrentsur leparquet.Àlaporteonfrappaitàcoupsredoublés.

Isidorefaiblit,toutdesuitedominéparsonadversaire.C’étaitlafin.Unemainselevaau-dessusdelui,arméed’uncouteau,ets’abattit.Uneviolentedouleurluibrûlal’épaule.Illâchaprise.

Il eut l’impression qu’on fouillait dans la poche intérieure de son veston et qu’onsaisissaitledocument.Puis,àtraverslevoilebaissédesespaupières,ildevinal’hommequifranchissaitlereborddelafenêtre…

Lesmêmesjournauxqui,lelendemainmatin,relataientlesderniersépisodessurvenusauchâteaud’Ambrumésy,letruquagedelachapelle, ladécouverteducadavred’ArsèneLupinetducadavredeRaymonde,etenfinlemeurtredeBeautreletparBrédoux,greffierdujuged’instruction,lesmêmesjournauxannonçaientlesdeuxnouvellessuivantes:

LadisparitiondeGanimard,etl’enlèvement,enpleinjour,aucœurdeLondres,alorsqu’ilallaitprendreletrainpourDouvres,l’enlèvementd’HerlockSholmès.

Ainsidonc,labandedeLupin,uninstantdésorganiséeparl’extraordinaireingéniositéd’ungamindedix-septans,reprenaitl’offensive,etdupremiercoup,partoutetsurtousles points, demeurait victorieuse. Les deux grands adversaires de Lupin, Sholmès et

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Ganimardsupprimés.Beautrelet,horsdecombat.Pluspersonnequifûtcapabledeluttercontredetelsennemis.

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4–Faceàface

Sixsemainesaprès,unsoir,j’avaisdonnécongéàmondomestique.C’étaitlaveilledu14 juillet. Il faisait une chaleur d’orage, et l’idée de sortir ne me souriait guère. Lesfenêtres de mon balcon ouvertes, ma lampe de travail allumée, je m’installai dans unfauteuilet,n’ayantpasencorelulesjournaux,jememisàlesparcourir.Bienentenduonyparlaitd’ArsèneLupin.Depuis la tentativedemeurtredont lepauvre IsidoreBeautreletavait été victime, il ne s’était pas passé un jour sans qu’il fût question de l’affaired’Ambrumésy. Une rubrique quotidienne lui était consacrée. Jamais l’opinion publiquen’avaitétésurexcitéeàcepointparunetelleséried’événementsprécipités,decoupsdethéâtreinattendusetdéconcertants.M.Filleulqui,décidément,acceptait,avecunebonnefoi méritoire, son rôle de subalterne, avait confié aux interviewers les exploits de sonjeuneconseillerpendantlestroisjoursmémorables,desortequel’onpouvaitselivrerauxsuppositionslesplustéméraires.

Onnes’enprivaitpas.Spécialistesettechniciensducrime,romanciersetdramaturges,magistrats et anciens chefs de la Sûreté,MM. Lecocq retraités et Herlock Sholmès enherbe, chacun avait sa théorie et la délayait en copieux articles. Chacun reprenait etcomplétaitl’instruction.Ettoutcelasurlaparoled’unenfant,d’IsidoreBeautrelet,élèvederhétoriqueaulycéeJanson-de-Sailly.

Carvraiment,ilfallaitbienledire,onpossédaitlesélémentscompletsdelavérité.Lemystère… en quoi consistait-il ? On connaissait la cachette où Arsène Lupin s’étaitréfugié et où il avait agonisé, et, là-dessus, aucun doute : le docteur Delattre, qui seretranchait toujours derrière le secret professionnel, et qui se refusa à toute déposition,avouacependantàsesintimes–dontlepremiersoinfutdeparler–quec’étaitbiendansunecryptequ’ilavaitétéamené,prèsd’unblesséquesescomplicesluiprésentèrentsouslenomd’ArsèneLupin.Etcomme,danscettemêmecrypte,onavaitretrouvélecadavred’ÉtiennedeVaudreix, lequelÉtiennedeVaudreix était bel et bienArsèneLupin, ainsique l’instruction le prouva, l’identité d’ArsèneLupin et dublessé recevait encore là unsupplémentdedémonstration.

Donc, Lupinmort, le cadavre deMlle de Saint-Véran reconnu grâce à la gourmettequ’elleportaitaupoignet,ledrameétaitfini.

Ilnel’étaitpas.Ilnel’étaitpourpersonne,puisqueBeautreletavaitditlecontraire.Onnesavaitpointenquoiiln’étaitpasfini,mais,surlaparoledujeunehomme,lemystèredemeurait entier. Le témoignage de la réalité ne prévalait pas contre l’affirmation d’unBeautrelet.Ilyavaitquelquechosequel’onignorait,etcequelquechose,onnedoutaitpointqu’ilnefûtenmesuredel’expliquervictorieusement.

Aussiavecquelleanxiétéonattendit,audébut,lesbulletinsdesantéquepubliaientlesmédecins deDieppe auxquels le comte confia lemalade !Quelle désolation, durant lespremiers jours, quand on crut sa vie en danger ! Et quel enthousiasme lematin où lesjournaux annoncèrent qu’il n’y avait plus rien à craindre ! Les moindres détailspassionnaient la foule. On s’attendrissait à le voir soigné par son vieux père, qu’unedépêcheavaitmandéentoutehâte,etl’onadmiraitledévouementdeMlledeGesvresqui

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passadesnuitsauchevetdublessé.

Après,cefutlaconvalescencerapideetjoyeuse.Enfinonallaitsavoir!OnsauraitcequeBeautreletavaitpromisderévéleràM.Filleul,etlesmotsdéfinitifsquelecouteauducriminel l’avait empêché de prononcer ! Et l’on saurait aussi tout ce qui, en dehors dudramelui-même,demeuraitimpénétrableouinaccessibleauxeffortsdelajustice.

Beautrelet, libre,guéridesablessure,onauraitunecertitudequelconquesur le sieurHarlington,l’énigmatiquecompliced’ArsèneLupin,quel’ondétenaittoujoursàlaprisondelaSanté.Onapprendraitcequ’étaitdevenuaprèslecrimelegreffierBrédoux,cetautrecomplicedontl’audaceavaitétévraimenteffarante.

Beautreletlibre,onpourraitsefaireuneidéeprécisesurladisparitiondeGanimardetsur l’enlèvement de Sholmès. Comment deux attentats de cette sorte avaient-ils pu seproduire?Lesdétectivesanglais,aussibienqueleurscollèguesdeFrance,nepossédaientaucunindiceàcesujet.LedimanchedelaPentecôte,Ganimardn’étaitpasrentréchezlui,lelundinonplus,etpointdavantagedepuissixsemaines.

ÀLondres,lelundidelaPentecôte,àquatreheuresdusoir,HerlockSholmèsprenaituncabpourserendreàlagare.Àpeineétait-ilmontéqu’ilessayaitdedescendre,avertiprobablementdupéril.Maisdeuxindividusescaladaientlavoitureàdroiteetàgauche,lerenversaient et lemaintenaient entre eux, sous eux plutôt, vu l’exiguïté du véhicule. Etcela devant dix témoins, qui n’avaient pas le temps de s’interposer. Le cab s’enfuit augalop.Après?Après,rien.Onnesavaitrien.

Etpeut-êtreaussi,parBeautrelet,aurait-onl’explicationcomplètedudocument,decepapier mystérieux auquel le greffier Brédoux attachait assez d’importance pour lereprendre, à coups de couteau, à celui qui le possédait. « Le problème de l’Aiguillecreuse»,commel’appelaientlesinnombrablesŒdipesqui,penchéssurleschiffresetsurles points, tâchaient de leur trouver une signification… L’Aiguille creuse ! associationdéconcertantededeuxmots,incompréhensiblequestionqueposaitcemorceaudepapierdont laprovenancemêmeétait inconnue!Était-ceuneexpressioninsignifiante, lerébusd’un écolier qui barbouille d’encre un coin de feuille ? Ou bien était-ce deux motsmagiques par lesquels toute la grande aventure de l’aventurier Lupin prendrait sonvéritablesens?Onnesavaitrien.

Onallaitsavoir.Depuisplusieursjourslesfeuillesannonçaientl’arrivéedeBeautrelet.Lalutteétaitprèsderecommencer,et,cettefois, implacablede lapartdujeunehommequibrûlaitdeprendresarevanche.

Et justement son nom, en gros caractères, attira mon attention. Le Grand Journalinscrivaitentêtedesescolonneslanotesuivante:

Nous avons obtenu de M. Isidore Beautrelet qu’il nous réservât la primeur de sesrévélations. Demain mercredi, avant même que la justice en soit informée, Le GrandJournalpublieralavéritéintégralesurledramed’Ambrumésy.

–Celapromet,hein?Qu’enpensez-vous,moncher?

Jesursautaidansmonfauteuil. Ilyavaitprèsdemoisur lachaisevoisinequelqu’unquejeneconnaissaispas.

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Jemelevaietcherchaiunearmedesyeux.Maiscommesonattitudesemblaittoutàfaitinoffensive,jemecontinsetm’approchaidelui.

C’était un homme jeune, au visage énergique, aux longs cheveux blonds, et dont labarbe,unpeufauvedenuance,sedivisaitendeuxpointescourtes.Soncostumerappelaitlecostumesobred’unprêtreanglais,ettoutesapersonne,d’ailleurs,avaitquelquechosed’austèreetdegravequiinspiraitlerespect.

–Quiêtes-vous?luidemandai-je.

Et,commeilnerépondaitpas,jerépétai:

–Quiêtes-vous?Commentêtes-vousentréici?Quevenez-vousfaire?

Ilmeregardaetdit:

–Vousnemereconnaissezpas?

–Non…non!

–Ahc’estvraimentcurieux…Cherchezbien…undevosamis…unamid’ungenreunpeuspécial…

Jeluisaisislebrasvivement:

–Vousmentez!…Vousn’êtespasceluiquevousdites…cen’estpasvrai…

–Alorspourquoipensez-vousàcelui-làplutôtqu’àunautre?dit-ilenriant.

Ah!cerire!cerirejeuneetclair,dontl’ironieamusantem’avaitsisouventdiverti!…Jefrissonnai.Était-cepossible?

–Non,non,protestai-jeavecunesorted’épouvante…ilnesepeutpas…

–Ilnesepeutpasquecesoitmoi,parcequejesuismort,hein,etquevousnecroyezpasauxrevenants?

Ilritdenouveau.

–Est-cequejesuisdeceuxquimeurent,moi?Mourirainsi,d’uneballetiréedansledos,parunejeunefille!Vraiment,c’estmalmejuger!Commesi,moi,jeconsentiraisàunepareillefin!

–C’estdoncvous!balbutiai-je,encoreincrédule,et toutému…Jeneparvienspasàvousretrouver…

–Alors,prononça-t-ilgaiement, je suis tranquille.Si le seulhommeàqui jemesoismontrésousmonvéritableaspectnemereconnaîtpasaujourd’hui,toutepersonnequimeverradésormaistelquejesuisaujourd’huinemereconnaîtrapasnonplusquandellemeverrasousmonréelaspect…sitantestquej’aieunréelaspect…

Jeretrouvaissavoix,maintenantqu’iln’enchangeaitplusletimbre,etjeretrouvaissesyeux aussi, et l’expression de son visage, et toute son attitude, et son être lui-même, àtraversl’apparencedontill’avaitenveloppé.

–ArsèneLupin,murmurai-je.

– Oui, Arsène Lupin, s’écria-t-il en se levant. Le seul et unique Lupin, retour du

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royaumedesombres,puisqu’ilparaîtquej’aiagoniséettrépassédansunecrypte.ArsèneLupin vivant de toute sa vie, agissant de toute sa volonté, heureux et libre, et plus quejamais résolu à jouir de cetteheureuse indépendancedansunmondeoù il n’a jusqu’icirencontréquefaveuretqueprivilège.

Jerisàmontour.

–Allons,c’estbienvous,etplusallègrequele jouroùj’aieu leplaisirdevousvoirl’andernier…Jevousencomplimente.

Je faisais allusion à sa dernière visite, visite qui suivait la fameuse aventure dudiadème{2}, sonmariage rompu, sa fuite avecSoniaKrichnoff, et lamort horrible de lajeuneRusse.Cejour-là,j’avaisvuunArsèneLupinquej’ignorais,faible,abattu,lesyeuxlasdepleurer,enquêted’unpeudesympathieetdetendresse.

–Taisez-vous,dit-il,lepasséestloin.

–C’étaitilyaunan,observai-je.

–C’étaitilyadixans,affirma-t-il,lesannéesd’ArsèneLupincomptentdixfoisplusquelesautres.

Jen’insistaipaset,changeantdeconversation:

–Commentdoncêtes-vousentré?

–MonDieu,commetoutlemonde,parlaporte.Puis,nevoyantpersonne,j’aitraversélesalon,j’aisuivilebalcon,etmevoici.

–Soit,maislaclefdelaporte?

–Iln’yapasdeportepourmoi,vouslesavez.J’avaisbesoindevotreappartement,jesuisentré.

–Àvosordres.Dois-jevouslaisser?

–Oh!nullement,vousneserezpasdetrop.Jepuismêmevousdirequelasoiréeseraintéressante.

–Vousattendezquelqu’un?

–Oui,j’aidonnérendez-vousiciàdixheures…

Iltirasamontre.

–Dixheures.Siletélégrammeestarrivé,lapersonnenetarderapas…

Letimbreretentit,danslevestibule.

–Quevousavais-jedit?Non,nevousdérangezpas…j’iraimoi-même.

Avecqui,diable!pouvait-ilavoirprisrendez-vous?etàquellescènedramatiqueouburlesque allais-je assister ? Pour que Lupin lui-même la considérât comme digned’intérêt,ilfallaitquelasituationfûtquelquepeuexceptionnelle.

Auboutd’uninstant,ilrevint,ets’effaçadevantunjeunehomme,mince,grand,ettrèspâledevisage.

Sans une parole, avec une certaine solennité dans les gestes quime troublait, Lupin

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alluma toutes les lampes électriques. La pièce fut inondée de lumière. Alors les deuxhommesseregardèrent,profondément,commesi,detoutl’effortdeleursyeuxardents,ilsessayaientdepénétrerl’undansl’autre.Etc’étaitunspectacleimpressionnantquedelesvoirainsi,gravesetsilencieux.Maisquidoncpouvaitêtrecenouveauvenu?

Aumomentmêmeoùj’étaissurlepointdeledeviner,parlaressemblancequ’iloffraitavecunephotographierécemmentpubliée,Lupinsetournaversmoi:

–Cherami,jevousprésenteM.IsidoreBeautrelet.

Etaussitôt,s’adressantaujeunehomme:

–J’aiàvousremercier,monsieurBeautrelet,d’abordd’avoirbienvoulu,surunelettredemoi,retardervosrévélationsjusqu’aprèscetteentrevue,etensuitedem’avoiraccordécetteentrevueavectantdebonnegrâce.

Beautreletsourit.

– Je vous prierai de remarquer que ma bonne grâce consiste surtout à obéir à vosordres. La menace que vous me faisiez dans la lettre en question était d’autant pluspéremptoirequ’ellenes’adressaitpasàmoi,maisqu’ellevisaitmonpère.

–Mafoi,réponditLupinenriant,onagitcommeonpeut,etilfautbienseservirdesmoyensd’actionquel’onpossède.Jesavaisparexpériencequevotrepropresûretévousétaitindifférente,puisquevousavezrésistéauxargumentsdusieurBrédoux.Restaitvotrepère…votrepèrequevousaffectionnezvivement…J’aijouédecettecorde-là.

–Etmevoici,approuvaBeautrelet.

Jelesfisasseoir.Ilsyconsentirent,etLupin,decetond’imperceptibleironiequiluiestparticulier:

–Entoutcas,monsieurBeautrelet,sivousn’acceptezpasmesremerciements,vousnerepousserezpasdumoinsmesexcuses.

–Desexcuses!Etpourquoi,Seigneur?

–PourlabrutalitédontlesieurBrédouxafaitpreuveàvotreendroit.

–J’avouequel’actem’asurpris.Cen’étaitpaslamanièred’agirhabituelleàLupin.Uncoupdecouteau…

–Aussi n’y suis-je pour rien. Le sieur Brédoux est une nouvelle recrue.Mes amis,pendant le tempsqu’ilsonteu ladirectiondenosaffaires,ontpenséqu’ilpouvaitnousêtreutiledegagnerànotrecauselegreffiermêmedujugequimenaitl’instruction.

–Vosamisn’avaientpastort.

– En effet, Brédoux que l’on avait spécialement attaché à votre personne nous futprécieux.Mais,aveccetteardeurpropreàtoutnéophytequiveutsedistinguer,ilpoussalezèleunpeuloin,etcontrariamesplansensepermettant,desapropreinitiative,devousfrapper.

–Oh!c’estlàunpetitmalheur.

–Maisnon,maisnon,etjel’aisévèrementréprimandé.Jedoisdire,cependant,ensa

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faveur,qu’ilaétéprisaudépourvuparlarapiditéinattenduedevotreenquête.Vousnouseussiez laissé quelques heures de plus que vous auriez échappé à cet attentatimpardonnable.

–Etquej’auraiseulegrandavantage,sansdoute,desubirlesortdeMM.GanimardetSholmès?

–Précisément,fitLupinenriantdeplusbelle.Etmoi,jen’auraispasconnulesaffrescruellesquevotreblessurem’acausées.J’aipassélà,jevouslejure,desheuresatroces,et,aujourd’huiencore,votrepâleurm’estunremordscuisant.Vousnem’envoulezplus?

–Lapreuvedeconfiance,réponditBeautrelet,quevousmedonnezenvouslivrantàmoisanscondition,–ilm’eûtétésifaciled’amenerquelquesamisdeGanimard!–cettepreuvedeconfianceeffacetout.

Parlait-il sérieusement ? J’avoue que j’étais fort dérouté. La lutte entre ces deuxhommescommençaitd’unefaçonàlaquellejenecomprenaisrien.Moiquiavaisassistéàlapremière rencontredeLupinetdeSholmès{3}, dans le caféde lagareduNord, jenepouvais m’empêcher de me rappeler l’allure hautaine des deux combattants, le choceffrayant de leur orgueil sous la politesse de leurs manières, les rudes coups qu’ils seportaient,leursfeintes,leurarrogance.

Ici, rien de pareil, Lupin, lui, n’avait pas changé.Même tactique etmême affabiliténarquoise.Maisàquel étrangeadversaire il seheurtait !Était-cemêmeunadversaire?Vraimentiln’enavaitni letonni l’apparence.Trèscalme,maisd’uncalmeréel,quinemasquaitpasl’emportementd’unhommequisecontient,trèspolimaissansexagération,souriantmaissansraillerie,iloffraitavecArsèneLupinleplusparfaitcontraste,siparfaitmêmequeLupinmesemblaitaussidéroutéquemoi.

Non, sûrement,Lupinn’avait pas en facede cet adolescent frêle, aux joues roses dejeune fille, aux yeux candides et charmants, non, Lupin n’avait pas son assuranceordinaire. Plusieurs fois, j’observai en lui des traces de gêne. Il hésitait, n’attaquait pasfranchement,perdaitdutempsenphrasesdoucereusesetenmièvreries.

On aurait dit aussi qu’il lui manquait quelque chose. Il avait l’air de chercher,d’attendre.Quoi?Quelsecours?

Onsonnadenouveau.Delui-même,etvivement,ilallaouvrir.

Ilrevintavecunelettre.

–Vouspermettez,Messieurs?nousdemanda-t-il.

Ildécachetalalettre.Ellecontenaituntélégramme.Illelut.

Cefutenluicommeunetransformation.Sonvisages’éclaira,satailleseredressa,etjevis les veines de son front qui se gonflaient. C’était l’athlète que je retrouvais, ledominateur, sûr de lui, maître des événements et maître des personnes. Il étala letélégrammesurlatable,etlefrappantd’uncoupdepoing,s’écria:

–Maintenant,monsieurBeautrelet,ànousdeux!

Beautreletsemitenpostured’écouter,etLupincommença,d’unevoixmesurée,maissècheetvolontaire:

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– Jetons bas lesmasques, n’est-ce pas, et plus de fadeurs hypocrites.Nous sommesdeux ennemis qui savons parfaitement à quoi nous en tenir l’un sur l’autre, c’est enennemis que nous agissons l’un envers l’autre, et c’est par conséquent en ennemis quenousdevonstraiterl’unavecl’autre.

–Traiter?fitBeautreletsurpris.

–Oui,traiter.Jen’aipasditcemotauhasard,etjelerépète,quoiqu’ilm’encoûte.Etilm’encoûtebeaucoup.C’estlapremièrefoisquejel’emploievis-à-visd’unadversaire.Mais aussi, je vous le dis tout de suite, c’est la dernière fois.Profitez-en. Je ne sortiraid’iciqu’avecunepromessedevous.Sinon,c’estlaguerre.

Beautreletsemblaitdeplusenplussurpris.Ilditgentiment

–Jenem’attendaispasàcela…vousmeparlezsidrôlement!C’estsidifférentdeceque je croyais !… Oui, je vous imaginais tout autre… Pourquoi de la colère ? desmenaces?Sommes-nousdoncennemisparcequelescirconstancesnousopposentl’unàl’autre?Ennemis…pourquoi?

Lupinparutunpeudécontenancé,maisilricanaensepenchantsurlejeunehomme:

–Écoutez,monpetit,ilnes’agitpasdechoisirsesexpressions.Ils’agitd’unfait,d’unfaitcertain, indiscutable.Celui-ci :depuisdixans, jenemesuispasencoreheurtéàunadversairedevotreforce;avecGanimard,avecHerlockSholmès,j’aijouécommeavecdes enfants.Avec vous, je suis obligé deme défendre, je dirai plus, de reculer.Oui, àl’heureprésente,vousetmoi,noussavonstrèsbienquejedoismeconsidérercommelevaincu. IsidoreBeautrelet l’emporte surArsène Lupin.Mes plans sont bouleversés. Cequej’aitâchédelaisserdansl’ombre,vousl’avezmisenpleinelumière.Vousmegênez,vousmebarrezlechemin.Ehbien!j’enaiassez…Brédouxvousl’aditinutilement.Moi,jevousleredis,eninsistantpourquevousenteniezcompte.J’enaiassez.

Beautrelethochalatête.

–Mais,enfin,quevoulez-vous?

–Lapaix!chacunchezsoi,danssondomaine.

–C’est-à-dire,vous, libredecambrioleràvotreaise,etmoi, librederetourneràmesétudes.

–Àvosétudes…àcequevousvoudrez…celanemeregardepas…Mais,vousmelaisserezlapaix…jeveuxlapaix…

–Enquoipuis-jelatroublermaintenant?

Lupinluisaisitlamainavecviolence.

– Vous le savez bien ! Ne feignez pas de ne pas le savoir. Vous êtes actuellementpossesseurd’unsecretauquelj’attachelaplushauteimportance.Cesecret,vousétiezendroitdeledeviner,maisvousn’avezaucuntitreàlerendrepublic.

–Êtes-voussûrquejeleconnaisse?

–Vousleconnaissez,j’ensuissûr:jourparjour,heureparheure,j’aisuivilamarchede votre pensée et les progrès de votre enquête. À l’instant même où Brédoux vous a

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frappé,vousallieztoutdire.Parsollicitudepourvotrepère,vousavezensuiteretardévosrévélations.Maisaujourd’huiellessontpromisesau journalquevoici.L’articleestprêt.Dansuneheureilseracomposé.Demainilparaît.

–C’estjuste.

Lupinseleva,etcoupantl’aird’ungestedesamain:

–Ilneparaîtrapas,s’écria-t-il.

–Ilparaîtra,fitBeautreletquiselevad’uncoup.

Enfin les deux hommes étaient dressés l’un contre l’autre. J’eus l’impression d’unchoc, comme s’ils s’étaient empoignés à bras-le-corps. Une énergie subite enflammaitBeautrelet. On eût dit qu’une étincelle avait allumé en lui des sentiments nouveaux,l’audace,l’amour-propre,lavoluptédelalutte,l’ivressedupéril.

Quant à Lupin je sentais au rayonnement de son regard sa joie de duelliste quirencontreenfinl’épéedurivaldétesté.

–L’articleestdonné?

–Pasencore.

–Vousl’avezlà…survous?

–Passibête!Jenel’auraisdéjàplus.

–Alors?

–C’estundesrédacteursquil’a,sousdoubleenveloppe.Siàminuitjenesuispasaujournal,illefaitcomposer.

–Ah!legredin,murmuraLupin,ilatoutprévu.

Sacolèrefermentait,visible,terrifiante.

Beautreletricana,moqueuràsontour,etgriséparsontriomphe.

– Tais-toi donc,moutard, hurla Lupin, tu ne sais donc pas qui je suis ? et que si jevoulais…Maparole,iloserire!

Ungrandsilencetombaentreeux.PuisLupins’avança,etd’unevoixsourde,sesyeuxdanslesyeuxdeBeautrelet:

–TuvascourirauGrandJournal…

–Non.

–Tuvasdéchirertonarticle.

–Non.

–Tuverraslerédacteurenchef.

–Non.

–Tuluidirasquetut’estrompé.

–Non.

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–Et tu écrirasun autre article, où tudonneras, de l’affaired’Ambrumésy, la versionofficielle,cellequetoutlemondeaacceptée.

–Non.

Lupinsaisitunerègleenferquisetrouvaitsurmonbureau,etsanseffortlabrisanet.Sapâleurétaiteffrayante.Ilessuyadesgouttesdesueurquiperlaientàsonfront.Luiquijamaisn’avaitconnuderésistanceàsesvolontés,l’entêtementdecetenfantlerendaitfou.

Ilimprimasesmainssurl’épauledeBeautreletetscanda:

–Tuferastoutcela,Beautrelet,tudirasquetesdernièresdécouvertest’ontconvaincudemamort,qu’iln’yapaslà-dessuslemoindredoute.Tuledirasparcequejeleveux,parcequ’ilfautqu’oncroiequejesuismort.Tuledirassurtoutparcequesituneledispas…

–Parcequesijeneledispas?

–Tonpèreseraenlevécettenuit,commeGanimardetHerlockSholmèsl’ontété.

Beautreletsourit.

–Nerispas…réponds.

Jerépondsqu’ilm’estfortdésagréabledevouscontrarier,maisj’aipromisdeparler,jeparlerai.

–Parledanslesensquejet’indique.

–Jeparleraidans le sensde lavérité, s’écriaBeautreletardemment.C’estunechosequevousnepouvezpascomprendre,vous,leplaisir,lebesoinplutôt,dedirecequiestetdeledireàhautevoix.Lavéritéestlà,danscecerveauquil’adécouverte,elleensortiratoute nue et toute frémissante. L’article passera donc tel que je l’ai écrit.On saura queLupinestvivant,onsauralaraisonpourlaquelleilvoulaitqu’onlecrûtmort.Onsauratout.

Etilajoutatranquillement:

–Etmonpèreneserapasenlevé.

Ilsseturentencoreunefoistouslesdeux,leursregardstoujoursattachésl’unàl’autre.Ilssesurveillaient.Lesépéesétaientengagéesjusqu’àlagarde.Etc’étaitlelourdsilencequiprécèdelecoupmortel.Quidoncallaitleporter?

Lupinmurmura:

–Cettenuitàtroisheuresdumatin,saufaviscontrairedemoi,deuxdemesamisontordredepénétrerdanslachambredetonpère,des’emparerdelui,degréoudeforce,del’emmeneretderejoindreGanimardetHerlockSholmès.

Unéclatderirestridentluirépondit.

– Mais tu ne comprends donc pas, brigand, s’écria Beautrelet, que j’ai pris mesprécautions?Alorstut’imaginesquejesuisasseznaïfpouravoir,bêtement,stupidement,renvoyémonpèrechezlui,danslapetitemaisonisoléequ’iloccupaitenrasecampagne?

Oh!lejolirireironiquequianimaitlevisagedujeunehomme!Rirenouveausurses

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lèvres, rire où se sentait l’influencemême de Lupin…Et ce tutoiement insolent qui lemettaitdupremiercoupauniveaudesonadversaire!…Ilreprit:

–Vois-tu,Lupin, tongranddéfaut,c’estdecroire tescombinaisons infaillibles.Tu tedéclares vaincu ! Quelle blague ! Tu es persuadé qu’en fin de compte, et toujours, tul’emporteras… et tu oublies que les autres peuvent avoir aussi leurs combinaisons. Lamienneesttrèssimple,monbonami.

C’étaitdélicieuxdel’entendreparler.Ilallaitetvenait,lesmainsdanssespoches,avecla crânerie, avec la désinvolture d’un gamin qui harcèle la bête féroce enchaînée.Vraiment,àcetteheure,ilvengeait,delaplusterribledesvengeances,touteslesvictimesdugrandaventurier.Etilconclut:

–Lupin,monpèren’estpasenSavoie.Ilestàl’autreboutdelaFrance,aucentred’unegrandeville,gardéparvingtdenosamisquiontordredenepaslequitterdevuejusqu’àlafindenotrebataille.Veux-tudesdétails?IlestàCherbourg,danslamaisond’undesemployésde l’arsenal–arsenalquiest fermé lanuit,etoù l’onnepeutpénétrer le jourqu’avecuneautorisationetencompagnied’unguide.

Ils’étaitarrêtéenfacedeLupinetlenarguaitcommeunenfantquifaitunegrimaceàuncamarade.

–Qu’endis-tu,maître?

Depuis quelques minutes, Lupin demeurait immobile. Pas un muscle de son visagen’avaitbougé.Quepensait-il?Àquelacteallait-ilserésoudre?Pourquiconquesavaitlaviolencefarouchedesonorgueil,unseuldénouementétaitpossible:l’effondrementtotal,immédiat,définitifdesonennemi.Sesdoigtssecrispèrent.J’eusunesecondelasensationqu’ilallaitsejetersurluietl’étrangler.

–Qu’endis-tu,maître?répétaBeautrelet.

Lupinsaisitletélégrammequisetrouvaitsurlatable,letenditetprononça,trèsmaîtredelui:

–Tiens,bébé,liscela.

Beautreletdevintgrave,subitement impressionnépar ladouceurdugeste.Ildéplia lepapier,ettoutdesuite,relevantlesyeux,murmura:

–Quesignifie?…Jenecomprendspas…

– Tu comprends toujours bien le premier mot, dit Lupin… le premier mot de ladépêche…c’est-à-direlenomdel’endroitd’oùellefutexpédiée…Regarde…Cherbourg.

–Oui…oui…balbutiaBeautrelet…oui…Cherbourg…etaprès?

–Etaprès?…ilmesemblequelasuiten’estpasmoinsclaire:«Enlèvementducolisterminé… camarades sont partis avec lui et attendront instructions jusqu’à huit heuresmatin.Toutvabien.»Qu’ya-t-ildonclàquiteparaisseobscur?Lemotcolis?Bahonnepouvait guère écrire M. Beautrelet père. Alors, quoi ? La façon dont l’opération futaccomplie ? Le miracle grâce auquel ton père fut arraché de l’arsenal de Cherbourg,malgrésesvingtgardesducorps?Bah!c’est l’enfancede l’art !Toujoursest-ilque lecolisestexpédié.Quedis-tudecela,bébé?

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Detoutsonêtretendu,detoutsoneffortexaspéré,Isidoretâchaitdefairebonnefigure.Maisonvoyaitlefrissonnementdeseslèvres,samâchoirequisecontractait,sesyeuxquiessayaientvainementdesefixersurunpoint.Ilbégayaquelquesmots,setut,etsoudain,s’affaissantsurlui-même,lesmainsàsonvisage,iléclataensanglots:

–Oh!papa…papa…

Dénouement imprévu, qui était bien l’écroulement que réclamait l’amour-propre deLupin,maisquiétaitautrechoseaussi,autrechosed’infinimenttouchantetd’infinimentnaïf.Lupineutungested’agacementetprit sonchapeau,commeexcédéparcettecriseinsolitedesensiblerie.Mais,auseuildelaporte,ils’arrêta,hésita,puisrevint,pasàpas,lentement.

Le bruit doux des sanglots s’élevait comme la plainte triste d’un petit enfant que lechagrin accable. Les épaules marquaient le rythme navrant. Des larmes apparaissaiententrelesdoigtscroisés.Lupinsepenchaet,sanstoucherBeautrelet,illuiditd’unevoixoù il n’y avait pas le moindre accent de raillerie, ni même cette pitié offensante desvainqueurs:

–Nepleurepas,petit.Cesontlàdescoupsauxquelsilfauts’attendre,quandonsejettedanslabataille,têtebaisséecommetul’asfait.Lespiresdésastresvousguettent…C’estnotredestindelutteursquileveutainsi.Ilfautlesubircourageusement.

Puis,avecdouceur,ilcontinua:

–Tu avais raison, vois-tu, nous ne sommes pas ennemis. Il y a longtemps que je lesais… Dès la première heure, j’ai senti pour toi, pour l’être intelligent que tu es, unesympathieinvolontaire…del’admiration…Etc’estpourquoijevoudraistedirececi…net’enfroissepassurtout…jeseraisdésolédetefroisser…maisilfautquejeteledise…Ehbien!renonceàluttercontremoi…Cen’estpasparvanitéquejeteledis…cen’estpasnonplusparcequejeteméprise…maisvois-tu…lalutteesttropinégale…Tunesaispas… personne ne sait toutes les ressources dont je dispose… Tiens, ce secret del’Aiguillecreusequetucherchessivainementàdéchiffrer,admetsuninstantquecesoituntrésorformidable,inépuisable…oubienunrefugeinvisible,prodigieux,fantastique…Oubienlesdeuxpeut-être…Songeàlapuissancesurhumainequej’enpuistirer!Ettunesaispasnonplustouteslesressourcesquisontenmoi…toutcequemavolontéetmonimaginationmepermettentd’entreprendreetderéussir.Pensedoncquemavieentière–depuisque je suisné,pourrais-jedire– est tenduevers lemêmebut,que j’ai travaillécommeun forçatavantd’êtreceque je suis, etpour réaliserdans toute saperfection letype que je voulais créer, que je suis parvenu à créer. Alors… que peux-tu faire ? Aumomentmêmeoùtucroirassaisirlavictoire,ellet’échappera…ilyauraquelquechoseàquoi tu n’auras pas songé…un rien… le grain de sable que,moi, j’aurai placé au bonendroit,àtoninsu…Jet’enprie,renonce…jeseraisobligédetefairedumal,etcelamedésole…

Et,luimettantlamainsurlefront,ilrépéta:

– Une deuxième fois, petit, renonce. Je te ferais du mal. Qui sait si le piège où tutomberasinévitablementn’estpasdéjàouvertsoustespas?

Beautreletdégageasafigure.Ilnepleuraitplus.Avait-ilécoutélesparolesdeLupin?

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On aurait pu en douter à son air distrait. Deux ou trois minutes il garda le silence. Ilsemblaitpeserladécisionqu’ilallaitprendre,examinerlepouretlecontre,dénombrerleschancesfavorablesoudéfavorables.Enfin,ilditàLupin:

–Sijechangelesensdemonarticle,etsijeconfirmelaversiondevotremort,etsijem’engageànejamaisdémentirlaversionfaussequejevaisaccréditer,vousmejurezquemonpèreseralibre?

–Jetelejure.Mesamissesontrendusenautomobileavectonpèredansuneautrevilleenprovince.Demainmatinà septheures, si l’articleduGrandJournal est tel que je ledemande,jeleurtéléphoneetilsremettronttonpèreenliberté.

–Soit,fitBeautrelet,jemesoumetsàvosconditions.

Rapidement,commes’iltrouvaitinutile,aprèsl’acceptationdesadéfaite,deprolongerl’entretien,ilseleva,pritsonchapeau,mesalua,saluaLupinetsortit.

Lupinleregardas’enaller,écoutalebruitdelaportequiserefermaitetmurmura:

–Pauvregosse…

Le lendemainmatinàhuitheures, j’envoyaimondomestiquemechercherunGrandJournal. Il ne l’apporta qu’au bout de vingtminutes, la plupart des kiosquesmanquantdéjàd’exemplaires.

Jedépliaifiévreusementlafeuille.Entêteapparaissaitl’articledeBeautrelet.Levoici,telquelesjournauxdumondeentierlereproduisirent:

LEDRAMED’AMBRUMÉSY

Lebutdecesquelqueslignesn’estpasd’expliquerparlemenuletravailderéflexionset de recherches grâce auquel j’ai réussi à reconstituer le drame ou plutôt le doubledramed’Ambrumésy.Àmonsens,cegenredetravailetlescommentairesqu’ilcomporte,déductions,inductions,analyses,etc.,toutcelan’offrequ’unintérêtrelatif,etentoutcasfortbanal.Non, jemecontenteraid’exposerlesdeuxidéesdirectricesdemesefforts,etparlàmême,ilsetrouveraqu’enlesexposantetenrésolvantlesdeuxproblèmesqu’ellessoulèvent,j’aurairacontécetteaffairetoutsimplement,ensuivantl’ordremêmedesfaitsquilaconstituent.

Onremarquerapeut-êtrequecertainsdecesfaitsnesontpasprouvésetquejelaisseunepartassezlargeàl’hypothèse.C’estvrai.Maisj’estimequemonhypothèseestfondéesurunassezgrandnombredecertitudes,pourquelasuitedesfaits,mêmenonprouvés,s’imposeavecunerigueurinflexible.Lasourceseperdsouventsouslelitdecailloux,cen’enestpasmoinslamêmesourcequel’onrevoitauxintervallesoùsereflètelebleuduciel…

J’énonceainsi lapremièreénigme,énigmenonpointdedétail,maisd’ensemble,quime sollicita : comment se fait-il que Lupin, blessé à mort, pourrait-on dire, ait vécuquarantejours,sanssoins,sansmédicaments,sansaliments,aufondd’untrouobscur?

Reprenonsdudébut.Lejeudi16avril,àquatreheuresdumatin,ArsèneLupinsurpris

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aumilieud’unde sesplusaudacieuxcambriolages s’enfuitpar lechemindes ruinesettombe blessé d’une balle. Il se traîne péniblement, retombe et se relève, avec l’espoiracharné de parvenir jusqu’à la chapelle. Là se trouve la crypte que le hasard lui arévélée.S’ilpeuts’ytapir,peut-êtreest-ilsauvé.Àforced’énergie, ilenapproche, ilenest à quelquesmètres lorsqu’un bruit de pas survient.Harassé, perdu, il s’abandonne.L’ennemiarrive.C’estMlleRaymondedeSaint-Véran.Telest leprologuedudrameouplutôtlapremièrescènedudrame.

Que sepassa-t-il entre eux? Il est d’autantplus facilede ledevinerque la suitedel’aventurenousdonnetouteslesindications.Auxpiedsdelajeunefille,ilyaunhommeblessé,quelasouffranceépuise,etquidansdeuxminutesseracapturé.Cethomme,c’estellequil’ablessé.Va-t-ellelelivrerégalement?

Sic’est lui l’assassindeJeanDaval,oui,elle laissera ledestins’accomplir.Maisenphrases rapides, il lui dit la vérité sur ce meurtre légitime commis par son onde,M.deGesvres.Ellelecroit.Queva-t-ellefaire?Personnenepeutlesvoir.LedomestiqueVictorsurveillelapetiteporte.L’autre,Albert,postéàlafenêtredusalon,lesaperdusdevuel’unetl’autre.Livrera-t-ellel’hommequ’elleablessé?

Unmouvement de pitié irrésistible, que toutes les femmes comprendront, entraîne lajeune fille. Dirigée par Lupin, en quelques gestes, elle pansa la blessure avec sonmouchoirpouréviterlesmarquesquelesanglaisserait.Puis,seservantdelaclefqu’illui donne, elle ouvre la porte de la chapelle. Il entre, soutenu par la jeune fille. Ellereferme,s’éloigne.Albertarrive.

Si l’onavaitvisité lachapelleàcemoment,ou toutaumoinsdurant lesminutesquisuivirent,Lupin,n’ayantpaseu le tempsderetrouverses forces,de lever ladalleetdedisparaîtreparl’escalierdelacrypte,Lupinétaitpris…Maiscettevisiten’eut lieuquesixheuresplustard,etdelafaçonlaplussuperficielle.Lupinestsauvéetsauvéparqui?parcellequifaillitletuer.

Désormais, qu’elle le veuille ou non, Mlle de Saint-Véran est sa complice. Nonseulementellenepeutpluslelivrer,maisilfautqu’ellecontinuesonœuvre,sansquoileblessépériradansl’asileoùelleacontribuéàlecacher.Etellecontinue…D’ailleurssisoninstinctdefemmeluirendlatâcheobligatoire,illaluirendégalementfacile.Elleatoutes les finesses, elle prévoit tout. C’est elle qui donne au juge d’instruction un fauxsignalementd’ArsèneLupin(qu’onserappelleladivergenced’opiniondesdeuxcousinesàcetégard).C’estelle,évidemment,qui,àcertainsindicesquej’ignore,devine,soussondéguisementdechauffeur,lecomplicedeLupin.C’estellequil’avertit.C’estellequiluisignale l’urgence d’une opération. C’est elle sans doute qui substitue une casquette àl’autre. C’est elle qui fait écrire le fameux billet où elle est désignée et menacéepersonnellement–comment,aprèscela,pourrait-onlasoupçonner?

C’est elle qui, au moment où j’allais confier au juge d’instruction mes premièresimpressions,prétendm’avoiraperçu,laveille,danslebois-taillis,inquièteM.Filleulsurmon compte, etme réduit au silence.Manœuvre dangereuse, certes, puisqu’elle éveillemonattentionetladirigecontrecellequim’accabled’uneaccusationquejesaisfausse,mais,manœuvreefficace,puisqu’ils’agitavanttoutdegagnerdutempsetdemefermer

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la bouche. Et c’est elle qui, pendant quarante jours, alimente Lupin, lui apporte desmédicaments(qu’oninterrogelepharmaciend’Ouvilie,ilmontreralesordonnancesqu’ilaexécutéespourMlledeSaint-Véran),elleenfinquisoignelemalade,lepanse,leveille,etleguérit.

Etvoilàlepremierdenosdeuxproblèmesrésolu,enmêmetempsqueledrameexposé.ArsèneLupinatrouvéprèsdelui,auchâteaumême,lesecoursquiluiétaitindispensable,d’abordpourn’êtrepasdécouvert,ensuitepourvivre.

Maintenantilvit.Etc’estalorsqueseposeledeuxièmeproblèmedontlarecherchemeservit de fil conducteur et qui correspond au second drame d’Ambrumésy. PourquoiLupin,vivant,libre,denouveauàlatêtedesabande,tout-puissantcommejadis,pourquoiLupinfait-ildeseffortsdésespérés,deseffortsauxquelsjemeheurteincessamment,pourimposeràlajusticeetaupublicl’idéedesamort?

Il fautserappelerqueMlledeSaint-Véranétait fort jolie.Lesphotographiesquelesjournaux ont reproduites après sa disparition ne donnent qu’une idée imparfaite de sabeauté.Ilarrivealorscequinepouvaitpasnepasarriver.Lupin,qui,pendantquarantejours,voitcettebellejeunefille,quidésiresaprésencequandellen’estpaslà,quisubit,quand elle est là, son charme et sa grâce, qui respire, quand elle se penche sur lui, leparfum frais de son haleine, Lupin s’éprend de sa garde-malade. La reconnaissancedevientdel’amour,l’admirationdevientdelapassion.Elleestlesalut,maiselleestaussilajoiedesyeux,lerêvedesesheuressolitaires,saclarté,sonespoir,savieelle-même.

Illarespecteaupointdenepasexploiterledévouementdelajeunefille,etdenepasseservird’ellepourdirigersescomplices.Ilyaduflottement,eneffet,danslesactesdelabande.Maisill’aimeaussi,etsesscrupuless’atténuentetcommeMlledeSaint-Véranne se laisse point toucherpar un amour qui l’offense, comme elle espace ses visites àmesurequ’ellessefontmoinsnécessaires,etcommeellelescesselejouroùilestguéri…désespéré, affolé de douleur, il prend une résolution terrible. Il sort de son repaire,préparesoncoup,etlesamedi6juin,aidédesescomplices,enlèvelajeunefille.

Cen’estpastout.Cerapt, ilnefautpasqu’onleconnaisse.Il fautcoupercourtauxrecherches,auxsuppositions,auxespérancesmêmes:MlledeSaint-Véranpasserapourmorte.Unmeurtreest simulé,despreuves sontoffertesaux investigations.Lecrimeestcertain. Crime prévu d’ailleurs, crime annoncé par les complices, crime exécuté pourvengerlamortduchef,etparlàmême–voyezl’ingéniositémerveilleused’unepareilleconception–,parlàmêmesetrouve,commentdirai-je?setrouveamorcéelacroyanceàcettemort.

Ilne suffitpasde susciterunecroyance, il faut imposerunecertitude.Lupinprévoitmon intervention. Je devinerai le truquage de la chapelle. Je découvrirai la crypte. Etcommelacrypteseravide,toutl’échafaudages’écroulera.

Lacrypteneserapasvide.

Demême, lamortdeMlledeSaint-Véranneseradéfinitivequesi lamerrejettesoncadavre.

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LamerrejetteralecadavredeMlledeSaint-Véran!

Ladifficultéestformidable?Ledoubleobstacleinfranchissable?Oui,pourtoutautrequeLupin,maisnonpourLupin…

Ainsiqu’ill’avaitprévu,jedevineletruquagedelachapelle,jedécouvrelacrypte,etjedescendsdanslatanièreoùLupins’estréfugié.Soncadavreestlà!

ToutepersonnequieûtadmislamortdeLupincommepossibleeûtétédéroutée.Mais,pas une seconde, je n’avais admis cette éventualité (par intuition d’abord, parraisonnement ensuite). Le subterfuge devenait alors inutile et vaines toutes lescombinaisons.Jemedisaussitôtque leblocdepierreébranléparunepiocheavaitétéplacélàavecuneprécisionbiencurieuse,quelemoindreheurtdevaitlefairetomberetqu’entombantildevaitinévitablementréduireenbouillielatêtedufauxArsèneLupindefaçonàlerendreméconnaissable.

Autre trouvaille.Unedemi-heureaprès, j’apprendsque le cadavredeMlle deSaint-VéranaétédécouvertsurlesrochersdeDieppe…ouplutôtuncadavrequel’onestimeêtre celui de Mlle de Saint-Véran, pour cette raison que le bras porte un braceletsemblableàl’undesbraceletsdelajeunefille.C’estd’ailleurslaseulemarqued’identité,carlecadavreestméconnaissable.

Là-dessusjemesouviensetjecomprends.Quelquesjoursauparavant,j’ailu,dansunnumérodeLaVigiedeDieppe,qu’unjeuneménaged’Américains,deséjouràEnvermeu,s’est empoisonné volontairement, et que la nuit même de leur mort leurs cadavres ontdisparu.JecoursàEnvermeu.L’histoireestvraie,medit-on,saufencequiconcerneladisparition,puisquecesont les frèresmêmesdesdeuxvictimesquisontvenusréclamerlescadavresetquilesontemportésaprèslesconstatationsd’usage.Cesfrères,nuldoutequ’ilsnes’appelassentArsèneLupinetconsorts.

Parconséquent, lapreuveest faite.Noussavons lemotifpour lequelArsèneLupinasimulélemeurtredelajeunefilleetaccréditélebruitdesapropremort.Ilaime,etilneveut pasqu’on le sache.Et, pourqu’onne le sachepas, il ne recule devant rien, il vajusqu’àentreprendrecevolincroyabledesdeuxcadavresdontilabesoinpourjouersonrôle et celui de Mlle de Saint-Véran. Ainsi il sera tranquille. Nul ne peut l’inquiéter.Personnenesoupçonneralavéritéqu’ilveutétouffer.

Personne?Si…Troisadversaires,aubesoin,pourraientconcevoirquelquesdoutes:Ganimard,dontonattendlavenue,HerlockSholmèsquidoittraverserledétroit,etmoiquisuissurleslieux.Ilyalàuntriplepéril.Illesupprime.IlenlèveGanimard.IlenlèveHerlockSholmès.IlmefaitadministreruncoupdecouteauparBrédoux.

Unseulpointresteobscur.PourquoiLupina-t-ilmistantd’acharnementàmedéroberledocumentdel’Aiguillecreuse?Iln’avaitpourtantpaslaprétention,enlereprenant,d’effacerdemamémoireletextedescinqlignesquilecomposent?Alors,pourquoi?A-t-il craint que la nature même du papier, ou tout autre indice, ne me fournît quelquerenseignement?

Quoi qu’il en soit, telle est la vérité sur l’affaire d’Ambrumésy. Je répète que

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l’hypothèsejoue,dansl’explicationquej’enpropose,uncertainrôle,demêmequ’elleajouéungrandrôledansmonenquêtepersonnelle.Maissil’onattendaitlespreuvesetlesfaitspourcombattreLupin,on risquerait fort,oubiende lesattendre toujours,oubiend’endécouvrirqui,préparésparLupin,conduiraientjusteàl’opposédubut.

J’aiconfiancequelesfaits,quandilsseronttousconnus,confirmerontmonhypothèsesurtouslespoints.»

Ainsidonc,Beautrelet,unmomentdominéparArsèneLupin,troubléparl’enlèvementdesonpèreetrésignéàladéfaite,Beautrelet,enfindecompte,n’avaitpuserésoudreàgarder le silence. La vérité était trop belle et trop étrange, les preuves qu’il en pouvaitdonner trop logiques et trop concluantes pour qu’il acceptât de la travestir. Le mondeentierattendaitsesrévélations.Ilparlait.

Le soirmêmedu jouroù sonarticleparut, les journauxannonçaient l’enlèvementdeM.Beautreletpère.IsidoreenavaitétéavertiparunedépêchedeCherbourgreçueàtroisheures.

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5–Surlapiste

La violence du coup étourdit le jeune Beautrelet. Au fond, bien qu’il eût obéi, enpubliant sonarticle, àunde cesmouvements irrésistiblesquivous fontdédaigner touteprudence, au fond, il n’avait pas cru à la possibilité d’un enlèvement. Ses précautionsétaient trop bien prises. Les amis de Cherbourg n’avaient pas seulement consigne degarder lepèreBeautrelet, ilsdevaientsurveillersesalléesetvenues,ne jamais le laissersortir seul, et même ne lui remettre aucune lettre sans l’avoir au préalable décachetée.Non, il n’y avait pas de danger. Lupin bluffait ; Lupin, désireux de gagner du temps,cherchaitàintimidersonadversaire.Lecoupfutdoncpresqueimprévu,ettoutelafindujour,dans l’impuissanceoù ilétaitd’agir, ilenressentait lechocdouloureux.Uneseuleidée lesoutenait :partir,aller là-bas,voirpar lui-mêmecequis’étaitpasséet reprendrel’offensive. Il envoyaun télégrammeàCherbourg.Vershuitheures, il arrivait à lagareSaint-Lazare.Quelquesminutesaprès,l’expressl’emmenait.

Cen’estqu’uneheureplus tard,endépliantmachinalementun journaldusoirachetésur le quai, qu’il eut connaissance de la fameuse lettre par laquelle Lupin répondaitindirectementàsonarticledumatin.

Monsieurledirecteur,

Je ne prétends point que ma modeste personnalité, qui, certes, en des temps plushéroïques,eûtpassécomplètementinaperçue,neprennequelquereliefennotreépoquedeveulerie et demédiocrité.Mais il est une limiteque la curiositémalsainedes foulesnesauraitfranchirsouspeinededéshonnêteindiscrétion.Sil’onnerespectepluslemurdelavieprivée,quelleseralasauvegardedescitoyens?

Invoquera-t-onl’intérêtsupérieurdelavérité?Vainprétexteàmonégard,puisquelavérité est connue et que je ne fais aucune difficulté pour en écrire l’aveu officiel.Oui,MlledeSaint-Véran est vivante.Oui, je l’aime.Oui, j’ai le chagrinden’êtrepasaiméd’elle.Oui, l’enquêtedupetitBeautrelet estadmirabledeprécisionetde justesse.Oui,noussommesd’accordsurtouslespoints.Iln’yaplusd’énigme.Ehbienalors?…

Atteintjusqu’auxprofondeursmêmesdemonâme,toutsaignantencoredesblessuresmorales les plus cruelles, je demande qu’on ne livre pas davantage à la malignitépubliquemes sentiments lesplus intimes etmes espoirs lesplus secrets. Jedemande lapaix, lapaixquim’estnécessairepourconquérir l’affectiondeMlledeSaint-Véran, etpoureffacerdesonsouvenirlesmillepetitsoutragesqueluivalaitdelapartdesononcleetdesacousine–cecin’apasétédit–, sasituationdeparentepauvre.MlledeSaint-Véran oubliera ce passé détestable. Tout ce qu’elle pourra désirer, fût-ce le plus beaujoyaudumonde, fût-ce le trésor leplus inaccessible, je lemettraiàsespieds.Elleseraheureuse. Elle m’aimera. Mais pour réussir, encore une fois, il me faut la paix. C’estpourquoi je dépose les armes, et c’est pourquoi j’apporte à mes ennemis le rameaud’olivier, – tout en les avertissant, d’ailleurs, généreusement, qu’un refus de leur part

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pourraitavoir,poureux,lesplusgravesconséquences.

Un mot encore au sujet du sieur Harlington. Sous ce nom, se cache un excellentgarçon,secrétairedumilliardaireaméricainCooley,etchargéparluideraflerenEuropetous les objets d’art antique qu’il est possible de découvrir. Lamalchance voulut qu’iltombâtsurmonami,ÉtiennedeVaudreix,aliasArsèneLupin,aliasmoi.Ilappritainsi,cequid’ailleursétaitfaux,qu’uncertainM.deGesvresvoulaitsedéfairedequatreRubens,àconditionqu’ilsfussentremplacéspardescopiesetqu’onignorâtlemarchéauquelilconsentait. Mon ami Vaudreix se faisait fort de décider M. de Gesvres à vendre laChapelle-Dieu.Lesnégociations sepoursuivirentavecuneentièrebonne foiducôtédemonamiVaudreix,avecune ingénuitécharmanteducôtédusieurHarlington, jusqu’aujouroùlesRubensetlespierressculptéesdelaChapelle-Dieufurentenlieusûr…etlesieur Harlington en prison. Il n’y a donc plus qu’à relâcher l’infortuné Américain,puisqu’il se contentadumodeste rôlededupe,à flétrir lemilliardaireCooley, puisque,parcrainted’ennuispossibles,ilneprotestapascontrel’arrestationdesonsecrétaire,etàfélicitermonamiÉtiennedeVaudreix,aliasmoi,puisqu’ilvengelamoralepubliqueengardantlescinqcentmillefrancsqu’ilareçusparavancedupeusympathiqueCooley.»

Excusez la longueur de ces lignes, mon cher directeur, et croyez à mes sentimentsdistingués.

ArsèneLupin.

Peut-être Isidorepesa-t-il les termesdecette lettre avecautantdeminutiequ’il avaitétudié le document de l’Aiguille creuse. Il partait de ce principe, dont la justesse étaitfacile à démontrer, que jamais Lupin n’avait pris la peine d’envoyer une seule de sesamusantes lettres aux journaux sans une nécessité absolue, sans un motif que lesévénementsnemanquaientpasdemettreenlumièreunjouroul’autre.Quelétaitlemotifde celle-ci ? Pour quelle raison secrète confessait-il son amour, et l’insuccès de cetamour?Était-celàqu’ilfallaitchercher,oubiendanslesexplicationsquiconcernaientlesieur Harlington, ou plus loin encore, entre les lignes, derrière tous ces mots dont lasignification apparente n’avait peut-être d’autre but que de suggérer la petite idéemauvaise,perfide,déroutante?…

Des heures, le jeune homme, enfermé dans son compartiment, resta pensif, inquiet.Cettelettreluiinspiraitdelaméfiance,commesielleavaitétéécritepourlui,etqu’ellefûtdestinéeàl’induireenerreur,luipersonnellement.Pourlapremièrefois,etparcequ’ilsetrouvaitenface,nonplusd’uneattaquedirecte,maisd’unprocédédelutteéquivoque,indéfinissable, il éprouvait la sensation très nette de la peur. Et, songeant à son vieuxbonhommede père, enlevé par sa faute, il se demandait avec angoisse si ce n’était pasfoliequedepoursuivreunduelaussiinégal.Lerésultatn’était-ilpascertain?D’avance,Lupinn’avait-ilpaspartiegagnée?

Courtedéfaillance !Quand il descendit de son compartiment, à sixheuresdumatin,réconfortéparquelquesheuresdesommeil,ilavaitrepristoutesafoi.

Surlequai,Froberval,l’employéduportmilitairequiavaitdonnél’hospitalitéaupèreBeautrelet,l’attendait,accompagnédesafilleCharlotte,unegaminededouzeàtreizeans.

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–Ehbien?s’écriaBeautrelet.

Le brave homme se mettant à gémir, il l’interrompit, l’entraîna dans un estaminetvoisin, fit servir du café, et commença nettement, sans permettre à son interlocuteur lamoindredigression:

–Monpèren’apasétéenlevé,n’est-cepas,c’étaitimpossible?

–Impossible.Cependantiladisparu.

–Depuisquand?

–Nousnesavonspas.

–Comment!

–Non.Hiermatin, à six heures, ne le voyant pas descendre, j’ai ouvert sa porte. Iln’étaitpluslà.

–Mais,avant-hier,ilyétaitencore?

–Oui.Avant-hieriln’apasquittésachambre.Ilétaitunpeufatigué,etCharlotteluiaportésondéjeuneràmidietsondîneràseptheuresdusoir.

–C’estdoncentreseptheuresdusoir,avant-hier,etsixheuresdumatin,hier,qu’iladisparu?

–Oui,lanuitd’avantcelle-ci.Seulement…

–Seulement?

–Ehbien!…lanuit,onnepeutsortirdel’arsenal.

–C’estdoncqu’iln’enestpassorti?

–Impossible!Lescamaradesetmoi,onafouillétoutleportmilitaire.

–Alors,c’estqu’ilestsorti.

–Impossible.Toutestgardé.

Beautreletréfléchit,puisprononça:

–Danslachambre,lelitétaitdéfait?

–Non.

–Etlachambreétaitenordre?

–Oui.J’airetrouvésapipeaumêmeendroit,sontabac,lelivrequ’il lisait.Ilyavaitmême,aumilieudecelivre,cettepetitephotographiedevousquitenaitlapageouverte.

–Faitesvoir.

Froberval passa la photographie. Beautrelet eut un geste de surprise. Il venait, surl’instantané,desereconnaître,debout,lesdeuxmainsdanssespoches,avec,autourdelui,unepelouseoùsedressaientdesarbresetdesruines.Frobervalajouta:

–Cedoitêtreledernierportraitdevousquevousluiavezenvoyé.Tenez,parderrière,ilya ladate…3avril, lenomduphotographe,R.deVal,et lenomde laville,Lion…

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Lion-sur-Mer…peut-être.

Isidore, en effet, avait retourné le carton, et lisait cette petite note, de sa propreécriture:R.deVal–3-4–Lion.

Ilgardalesilencedurantquelquesminutes,ilreprit:

–Monpèrenevousavaitpasencorefaitvoircetinstantané?

–Mafoi,non…etçam’aétonnéquandj’aivuçahier…carvotrepèrenousparlaitsisouventdevous!

Unnouveausilence,trèslong.Frobervalmurmura:

–C’estquej’aiaffaireàl’atelier…Nouspourrionspeut-êtrebienrentrer…

Ilsetut.Isidoren’avaitpasquittédesyeuxlaphotographie,l’examinantdanstouslessens.Enfin,lejeunehommedemanda:

–Est-cequ’ilexiste,àunepetitelieueendehorsdelaville,uneaubergeduLiond’Or?

–Oui,maisoui,àunelieued’ici.

–SurlaroutedeValognes,n’est-cepas?

–SurlaroutedeValognes,eneffet.

–Ehbien,j’aitoutlieudesupposerquecetteaubergefutlequartiergénéraldesamisdeLupin.C’estdelàqu’ilssontentrésenrelationavecmonpère.

–Quelleidée!Votrepèreneparlaitàpersonne.Iln’avupersonne.

–Iln’avupersonne,maisons’estservid’unintermédiaire.

–Quellepreuveenavez-vous?

–Cettephotographie.

–Maisc’estlavôtre?

–C’estlamienne,maisellenefutpasenvoyéeparmoi.Jenelaconnaissaismêmepas.Ellefutpriseàmoninsudanslesruinesd’Ambrumésy,sansdouteparlegreffierdujuged’instruction,lequelétait,commevouslesavez,compliced’ArsèneLupin.

–Etalors?

–Cettephotographieaétélepasseport,letalismangrâceauquelonacaptélaconfiancedemonpère.

–Maisqui?quiapupénétrerchezmoi?

–Jenesais,maismonpèreesttombédanslepiège.Onluiadit,etilacru,quej’étaisauxenvironsetquejedemandaisàlevoiretquejeluidonnaisrendez-vousàl’aubergeduLiond’Or.

–Maisc’estdelafolie,toutça?Commentpouvez-vousaffirmer?

–Trèssimplement.Onaimitémonécriturederrièrelecarton,etonaprécisélerendez-vous…RoutedeValognes,3km400, aubergeduLion.Monpère estvenu, et on s’estemparédelui,voilàtout.

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– Soit, murmura Froberval abasourdi, soit… j’admets… les choses se sont passéesainsi…maistoutcelan’expliquepascommentilapusortirpendantlanuit.

–Ilestsorti,enpleinjour,quitteàattendrelanuitpouralleraurendez-vous.

– Mais, nom d’un chien, puisqu’il n’a pas quitté sa chambre de toute la journéed’avant-hier!

–Ilyauraitunmoyendes’enassurer;courezauport,Froberval,etcherchezl’undeshommesquiétaientdegardedansl’après-midid’avanthier…Seulement,dépêchez-voussivousvoulezmeretrouverici.

–Vouspartezdonc?

–Oui,jereprendsletrain.

–Comment!…Maisvousnesavezpas…Votreenquête…

–Monenquêteestterminée.Jesaisàpeuprèstoutcequejevoulaissavoir.Dansuneheure,j’auraiquittéCherbourg.

Froberval s’était levé. Il regarda Beautrelet, d’un air absolument ahuri, hésita unmoment,puissaisitsacasquette.

–Tuviens,Charlotte?

–Non, dit Beautrelet, j’aurais encore besoin de quelques renseignements. Laissez-lamoi.Etpuisnousbavarderons.Jel’aiconnuetoutepetite.

Froberval s’en alla. Beautrelet et la petite fille restèrent seuls dans la salle del’estaminet.Desminutess’écoulèrent,ungarçonentra,emportadestassesetdisparut.

Lesyeuxdujeunehommeetdel’enfantserencontrèrent,etavecbeaucoupdedouceur,Beautreletmit samainsur lamainde la fillette.Elle le regardadeuxou trois secondes,éperdue, commesuffoquée.Puis, secouvrantbrusquement la têteentre sesbras repliés,elleéclataensanglots.

Illalaissapleureret,auboutd’uninstant,luidit:

–C’esttoiquiastoutfait,n’est-cepas,c’esttoiquiasservid’intermédiaire?C’esttoiquiasportélaphotographie?Tul’avoues,n’est-cepas?Etquandtudisaisquemonpèreétaitdanssachambreavant-hier,tusavaisbienquenon,n’est-cepas,puisquec’esttoiquil’avaisaidéàsortir…

Ellenerépondaitpas.Illuidit:

–Pourquoias-tufaitcela?Ont’aoffertdel’argent,sansdoute…dequoit’acheterdesrubans…unerobe…

IldécroisalesbrasdeCharlotteetluirelevalatête.Ilaperçutunpauvrevisagesillonnéde larmes, un visage gracieux, inquiétant etmobile de ces fillettes qui sont destinées àtouteslestentations,àtouteslesdéfaillances.

–Allons,repritBeautrelet,c’estfini,n’enparlonsplus…Jenetedemandemêmepascommentças’estpassé.Seulementtuvasmediretoutcequipeutm’êtreutile!…As-tusurprisquelquechose…unmotdecesgens-là?Comments’esteffectuél’enlèvement?

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Elleréponditaussitôt:

–Enauto…jelesaientendusquienparlaient.

–Etquellerouteont-ilssuivie?

–Ah!ça,jenesaispas.

–Ilsn’ontéchangédevanttoiaucuneparolequipuissenousaider?

–Aucune…Ilyenauncependantquiadit:«Yaurapasdetempsàperdre…c’estdemainmatinàhuitheures,quelepatrondoitnoustéléphonerlà-bas…»

–Où,là-bas?…rappelle-toi…c’étaitunnomdeville,n’est-cepas?

–Oui…unnom…commechâteau…

–Châteaubriant?…Château-Thierry?

–Non…non…

–Châteauroux?

–C’estça…Châteauroux…

Beautreletn’avaitpasattenduqu’elleeûtprononcé ladernièresyllabe. Ilétaitdeboutdéjà, et sans se soucier de Froberval, sans plus s’occuper de la petite, tandis qu’elle leregardaitavecstupéfaction,ilouvraitlaporteetcouraitverslagare.

–Châteauroux…Madame…unbilletpourChâteauroux…

–ParLeMansetTours?demandalaburaliste.

–Évidemment…lepluscourt…J’arriveraipourdéjeuner?

–Ahnon…

–Pourdîner?Pourcoucher?…

–Ahnon,pourçailfaudraitpasserparParis…L’expressdeParisestàhuitheures…Ilesttroptard.

Iln’étaitpastroptard.Beautreletputencorel’attraper.

– Allons, dit Beautrelet, en se frottant les mains, je n’ai passé qu’une heure àCherbourg,maisellefutbienemployée.

Pasuninstant, iln’eutl’idéed’accuserCharlottedemensonge.Faibles,désemparées,capables des pires trahisons, ces petites natures obéissent également à des élans desincérité,etBeautreletavaitvu,danssesyeuxeffrayés,lahontedumalqu’elleavaitfait,etlajoiedeleréparerenpartie.IlnedoutaitdoncpointqueChâteaurouxfûtcetteautrevilleàlaquelleLupinavaitfaitallusion,etoùsescomplicesdevaientluitéléphoner.

Dès son arrivée àParis,Beautrelet prit toutes les précautionsnécessaires pour n’êtrepassuivi.Ilsentaitquel’heureétaitgrave.Ilmarchaitsurlabonneroutequileconduisaitverssonpère;uneimprudencepouvaittoutgâter.

Ilentrachezundesescamaradesdelycéeetensortit,uneheureaprès,méconnaissable.C’était un Anglais d’une trentaine d’années, habillé d’un complet marron à grands

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carreaux, culotte courte, bas de laine, casquette de voyage, la figure colorée et un petitcollierdebarberousse.

Ilenfourchaunebicycletteàlaquelleétaitaccrochétoutunattiraildepeintreetfilaverslagared’Austerlitz.

Lesoir,ilcouchaitàIssoudun.Lelendemain,dèsl’aube,ilsautaitenmachine.Àseptheures,ilseprésentaitaubureaudepostedeChâteaurouxetdemandaitlacommunicationavecParis.Obligéd’attendre,illiaitconversationavecl’employéetapprenaitquel’avant-veille,àpareilleheure,unindividu,encostumed’automobiliste,avaitégalementdemandélacommunicationavecParis.

Lapreuveétaitfaite.Iln’attenditpasdavantage.

L’après-midi, ilsavait,pardestémoignagesirrécusables,qu’unelimousine,suivant laroutedeTours,avaittraversélebourgdeBuzançais,puislavilledeChâteaurouxets’étaitarrêtéeau-delàdelaville,surlalisièredelaforêt.Versdixheures,uncabriolet,conduitparunindividu,avaitstationnéauprèsdelalimousine,puiss’étaitéloignéverslesudparla vallée de la Bouzanne. À ce moment, une autre personne se trouvait aux côtés duconducteur.Quant à l’automobile, prenant le chemin opposé, elle s’était dirigée vers lenord,versIssoudun.

Isidoredécouvritaisémentlepropriétaireducabriolet.Maiscepropriétaireneputriendire.Ilavaitlouésavoitureetsonchevalàunindividuquilesavaitramenéslui-mêmelelendemain.

Enfin, le soir même, Isidore constatait que l’automobile n’avait fait que traverserIssoudun,continuantsarouteversOrléans,c’est-à-direversParis.

Detoutcela,ilrésultait,delafaçonlaplusabsolue,quelepèreBeautreletsetrouvaitauxenvirons.Sinon,commentadmettrequedesgensfissentprèsdecinqcentskilomètresàtraverslaFrancepourvenirtéléphoneràChâteaurouxetremonterensuite,àangleaigu,sur le chemindeParis ?Cette formidable randonnéeavaitunbutprécis : transporter lepèreBeautreletàl’endroitquiluiétaitassigné.«Etcetendroitestàportéedemamain,sedisaitIsidoreenfrissonnantd’espoir.Àdixlieues,àquinzelieuesd’ici,monpèreattendquejelesecoure.Ilestlà.Ilrespirelemêmeairquemoi.»

Tout de suite, il semit en campagne. Prenant une carte d’état-major, il la divisa enpetitscarrésqu’ilvisitaittouràtour,entrantdanslesfermes,faisantcauserlespaysans,serendant auprèsdes instituteurs, desmaires, des curés, bavardant avec les femmes. Il luisemblaitqu’ilallaitsansretardtoucheraubutetsesrêvess’amplifiantcen’estplussonpèrequ’ilespéraitdélivrermais tousceuxqueLupintenaitcaptifs,RaymondedeSaint-Véran, Ganimard, Herlock Sholmès peut-être, et d’autres, beaucoup d’autres. Et enarrivantjusqu’àeux,ilarriveraitenmêmetempsjusqu’aucœurmêmedelaforteressedeLupin,danssa tanière,dans laretraite impénétrableoù ilentassait les trésorsqu’ilavaitvolésàl’univers.

Mais, après quinze jours de recherches infructueuses, son enthousiasme finit pardécliner, et très vite il perdit confiance. Le succès tardant à se dessiner, du jour aulendemain presque il le jugea impossible et, bien qu’il continuât à poursuivre son pland’investigations, il eût éprouvé une véritable surprise si ses efforts eussent abouti à la

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moindredécouverte.

Desjoursencores’écoulèrent,monotonesetdécouragés.IlsutparlesjournauxquelecomtedeGesvresetsafilleavaientquittéAmbrumésyets’étaientinstallésauxenvironsde Nice. Il sut aussi l’élargissement du sieur Harlington, dont l’innocence éclata,conformémentauxindicationsd’ArsèneLupin.

Il changea son quartier général, s’établissant deux jours à La Châtre, deux jours àArgenton.Mêmerésultat.

À cemoment, il fut près d’abandonner la partie. Évidemment le cabriolet qui avaitemmenésonpèren’avaitdûfournirqu’uneétapeà laquelleuneautreétape,fournieparuneautrevoiture,avaitsuccédé.Etsonpèreétaitloin.Ilsongeaaudépart.

Or, un lundi matin, il aperçut, sur l’enveloppe d’une lettre non affranchie qu’on luirenvoyaitdeParis,ilaperçutuneécriturequilebouleversa.Sonémotionfuttelle,durantquelquesminutes,qu’iln’osaitouvrir,parpeurd’unedéception.Samaintremblait.Était-cepossible?N’yavait-ilpaslàunpiègequeluitendaitsoninfernalennemi?D’uncoupildécacheta.C’étaitbienunelettredesonpère,écriteparsonpèrelui-même.L’écritureprésentaittouteslesparticularités,touslesticsdel’écriturequ’ilconnaissaitsibien.Illut:

Cesmotsteparviendront-ils,moncherfils?Jen’oselecroire.

Toute la nuit de l’enlèvement nous avons voyagé en automobile, puis le matin envoiture. Je n’ai rien pu voir. J’avais un bandeau sur les yeux. Le château où l’on medétientdoitêtre,àenjugerparsaconstructionetparlavégétationduparc,aucentredelaFrance. La chambre que j’occupe est au second étage, une chambre à deux fenêtresdont l’une, presque bouchée par un rideau de glycines. L’après-midi, je suis libre, àcertaines heures, d’aller et venir dans ce parc, mais sous une surveillance qui ne serelâchepas.

À tout hasard, je t’écris cette lettre et je l’attache à une pierre. Peut-être un jourpourrai-jelajeterpar-dessuslesmurs,etquelquepaysanlaramassera-t-il.Net’inquiètepas.Onmetraiteavecbeaucoupd’égards.

Tonvieuxpèrequit’aimebienetquiesttristedepenserausouciqu’iltedonne.

Beautrelet.

AussitôtIsidoreregardalestimbresdelaposte.IlsportaientCuzion(Indre).L’Indre!Cedépartementqu’ils’acharnaitàfouillerdepuisdessemaines!

Ilconsultaunpetitguidedepochequinelequittaitpas.Cuzion,cantond’Eguzon…Làaussiilavaitpassé.

Parprudence,ilrejetasapersonnalitéd’Anglais,quicommençaitàêtreconnuedanslepays,sedéguisaenouvrier,etfilasurCuzion,villagepeuimportant,oùilluifutfacilededécouvrirl’expéditeurdelalettre.

Toutdesuite,d’ailleurs,lachanceleservit.

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–Unelettrejetéeàlapostemercredidernier?s’écrialemaire,bravebourgeoisauquelilseconfia,etquisemitàsadisposition…Écoutez,jecroisquejepeuxvousfourniruneindication précieuse… Samedi matin, un vieux rémouleur qui fait toutes les foires dudépartement,lepèreCharelquej’aicroiséauboutduvillage,m’ademandé:«Monsieurlemaire,unelettrequin’apasdetimbre,çaparttoutdemême?–Dame!–Etçaarriveàdestination?–Parbleu,seulementilyaunsupplémentdetaxeàpayer,voilàtout.»

–Etilhabite,lepèreCharel?

– Ilhabite là-bas, tout seul…sur lecoteau…lamasureaprès lecimetière…Voulez-vousquejevousaccompagne?

C’étaitunemasureisolée,aumilieud’unvergerqu’entouraientdehautsarbres.Quandilspénétrèrent,troispiess’envolaientdelanichemême,oùlechiendegardeétaitattaché.Etlechienn’aboyapasetnebougeapasàleurapproche.

Trèsétonné,Beautrelets’avança.Labêteétaitcouchéesurleflanc, lespattesraidies,morte.

Enhâte,ilscoururentverslamaison.Laporteétaitouverte.

Ilsentrèrent.Aufondd’unepiècehumideetbasse,surunemauvaisepaillassejetéeàmêmelesol,unhommegisait,touthabillé.

–LepèreCharel!s’écrialemaire…Est-cequ’ilestmort,luiaussi?

Lesmains du bonhomme étaient froides, son visage d’une pâleur effrayante,mais lecœurbattaitencore,d’unrythmefaibleetlent,etilnesemblaitavoiraucuneblessure.

Ils essayèrent de le ranimer, et, comme ils n’y parvenaient pas,Beautrelet semit enquêted’unmédecin.Lemédecinneréussitpasdavantage.Lebonhommeneparaissaitpassouffrir.Oneûtditqu’ildormaitsimplement,maisd’unsommeilartificiel,commesionl’avaitendormiparhypnose,ouàl’aided’unnarcotique.

Au milieu de la huit suivante, cependant, Isidore qui le veillait, remarqua que sarespiration devenait plus forte, et que tout son être avait l’air de se dégager des liensinvisiblesquileparalysaient.

Àl’aubeilseréveillaetrepritsesfonctionsnormales,mangea,but,etseremua.Maisdetoutelajournéeilneputrépondreauxquestionsdujeunehomme,lecerveaucommeengourdiencoreparuneinexplicabletorpeur.

Lelendemain,ildemandaàBeautrelet:

–Qu’est-cequevousfaiteslà,vous?

C’étaitlapremièrefoisqu’ils’étonnaitdelaprésenced’unétrangerauprèsdelui.

Peuàpeu,delasorte,ilretrouvatoutesaconnaissance.Ilparla.Ilfitdesprojets.Mais,quand Beautrelet l’interrogea sur les événements qui avaient précédé son sommeil, ilsemblanepascomprendre.

Etréellement,Beautreletsentitqu’ilnecomprenaitpas.Ilavaitperdulesouvenirdecequi s’était passé depuis le vendredi précédent. C’était comme un gouffre subit dans lacoulée ordinaire de sa vie. Il racontait sa matinée et son après-midi du vendredi, les

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marchés conclus à la foire, le repas qu’il avait pris à l’auberge. Puis… plus rien… Ilcroyaitseréveilleraulendemaindecejour.

CefuthorriblepourBeautrelet.Lavéritéétaitlà,danscesyeuxquiavaientvulesmursduparcderrièrelesquelssonpèrel’attendait,danscesmainsquiavaientramassélalettre,danscecerveauconfusquiavaitenregistrélelieudecettescène,ledécor,lepetitcoindumondeoùse jouait ledrame.Etdecesmains,decesyeux,dececerveau, ilnepouvaittirerleplusfaibleéchodecettevéritésiproche!

Oh!cetobstacleimpalpableetformidableauquelseheurtaientsesefforts,cetobstaclefaitdesilenceetd’oubli,comme ilportaitbien lamarquedeLupin !Luiseulavaitpu,informé sans doute qu’un signal avait été tenté par le pèreBeautrelet, lui seul avait pufrapperdemortpartiellecelui-làseuldontletémoignagepouvaitlegêner.NonpointqueBeautrelet se sentît découvert, et qu’il pensât que Lupin, au courant de son attaquesournoise, et sachant qu’une lettre lui était parvenue, se fût défendu contre luipersonnellement.Mais,combienc’étaitmontrerdeprévoyanceetdevéritableintelligence,quedesupprimerl’accusationpossibledecepassant!Personnenesavaitplusmaintenantqu’ilyavait,entrelesmursd’unparc,unprisonnierquidemandaitdusecours.

Personne ? Si, Beautrelet. Le père Charel ne pouvait parler ? Soit.Mais on pouvaitconnaîtredumoinslafoireoùlebonhommes’étaitrendu,et laroutelogiquequ’ilavaitprise pour en revenir. Et, le long de cette route, peut-être enfin serait-il possible detrouver…

Isidore, qui d’ailleurs n’avait fréquenté la masure du père Charel qu’avec les plusgrandes précautions, et de façon à ne pas donner l’éveil, Isidore décida de n’y pointretourner.S’étantrenseigné,ilappritquelevendredi,c’étaitjourdemarchéàFresselines,grosbourgsituéàquelqueslieues,oùl’onpouvaitserendre,soitparlagrand’route,assezsinueuse,soitpardesraccourcis.

Le vendredi, il choisit, pour y aller, la grand’route, et n’aperçut rien qui attirât sonattention,aucuneenceintedehautsmurs,aucunesilhouettedevieuxchâteau. IldéjeunadansuneaubergedeFresselinesetilsedisposaitàpartirquandilvitarriverlepèreCharelqui traversait laplaceenpoussant sapetitevoiturede rémouleur. Il le suivit aussitôtdetrèsloin.

Le bonhomme fit deux interminables stations pendant lesquelles il repassa desdouzainesdecouteaux.Puisenfin,ils’enallaparunchemintoutdifférentquisedirigeaitversCrozantetlebourgd’Eguzon.

Beautrelet s’engagea derrière lui sur cette route.Mais il n’avait pasmarché pendantcinqminutes,qu’ileutl’impressionden’êtrepasseulàsuivrelebonhomme.Unindividucheminait entre eux qui s’arrêtait et repartait enmême temps que le père Charel, sansprendred’ailleursbeaucoupdesoinpourn’êtrepasvu.

« On le surveille, pensa Beautrelet, peut-être veut-on savoir s’il s’arrête devant lesmurs…»

Soncœurbattit.L’événementapprochait.

Toustrois,lesunsderrièrelesautres,ilsmontaientetdescendaientlespentesraidesdupays, et ils arrivèrent à Crozant. Là, le père Charel fit une halte d’une heure. Puis il

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descendit vers la rivière et traversa le pont. Mais il se passa alors un fait qui surpritBeautrelet. L’individu ne franchit pas la rivière. Il regarda le bonhomme s’éloigner etquandill’eutperdudevueils’engageadansunsentierquileconduisitenpleinschamps.Quefaire?Beautrelethésitaquelquessecondes,puis,brusquement,sedécida.Ilsemitàlapoursuitedel’individu.

«Ilauraconstaté,pensa-t-il,quelepèreCharelapassétoutdroit.Ilesttranquille,etils’enva.Où?Auchâteau?»

Iltouchaitaubut.Illesentaitàunesorted’allégressedouloureusequilesoulevait.

L’hommepénétradansunboisobscurquidominaitlarivière,puisapparutdenouveauenpleineclarté,àl’horizondusentier.QuandBeautrelet,àsontour,sortitdubois,ilfuttrès surpris de ne plus apercevoir l’individu. Il le cherchait des yeux, quand soudain ilétouffauncriet,d’unbondenarrière,regagnalalignedesarbresqu’ilvenaitdequitter.Àsadroite, ilavaitvuunrempartdehautesmurailles,queflanquaient,àdistanceségales,descontrefortsmassifs.

C’étaitlà!C’étaitlà!Cesmursemprisonnaientsonpère!IlavaittrouvélelieusecretoùLupingardaitsesvictimes!

Iln’osapluss’écarterdel’abriqueluioffraientlesfeuillagesépaisdubois.Lentement,presqueàplatventre,ilappuyaversladroite,etparvintainsiausommetd’unmonticulequi atteignait le faîte des arbres voisins. Les murailles étaient plus élevées encore.Cependantildiscernaletoitduchâteauqu’ellesceignaient,unvieuxtoitLouisXIIIquesurmontaientdesclochetonstrèsfinsdisposésencorbeilleautourd’uneflècheplusaiguëetplushaute.

Pour ce jour-là, Beautrelet n’en fit pas davantage. Il avait besoin de réfléchir et depréparer son plan d’attaque sans rien laisser au hasard. Maître de Lupin, c’était à luimaintenantdechoisirl’heureetlemodeducombat.Ils’enalla.

Prèsdupont, il croisadeuxpaysannesquiportaientdesseaux remplisde lait. Il leurdemanda:

–Comments’appellelechâteauquiestlà-bas,derrièrelesarbres?

–Ça,Monsieur,c’estlechâteaudel’Aiguille.

Ilavaitjetésaquestionsansyattacherd’importance.Laréponselebouleversa.

–Lechâteaudel’Aiguille…Ah!…Maisoùsommes-nous,ici?Dansledépartementdel’Indre?

–Mafoi,non,l’Indre,c’estdel’autrecôtédelarivière…Parici,c’estlaCreuse.

Isidoreeutunéblouissement.Lechâteaudel’Aiguille!ledépartementdelaCreuse!L’Aiguille,Creuse!Laclefmêmedudocument!Lavictoireassurée,définitive,totale…

Sansunmotdeplus,iltournaledosauxdeuxfemmesets’enallaentitubant,commeunhommeivre.

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6–Unsecrethistorique

LarésolutiondeBeautreletfutimmédiate:ilagiraitseul.Prévenirlajusticeétaittropdangereux.Outrequ’ilnepouvaitoffrirquedesprésomptions,ilcraignaitleslenteursdelajustice,lesindiscrétionscertaines,touteuneenquêtepréalablependantlaquelleLupin,inévitablementaverti,auraitleloisird’effectuersaretraiteenbonordre.

Lelendemain,dèshuitheures,sonpaquetsouslebras,ilquittal’aubergequ’ilhabitaitauxenvironsdeCuzion,gagna lepremier fourrévenu, sedéfit de seshardesd’ouvrier,redevint le jeunepeintreanglaisqu’ilétaitprécédemment,et seprésentachez lenotaired’Eguzon,leplusgrosbourgdelacontrée.

Il racontaquelepays luiplaisait,etque,s’il trouvaitunedemeureconvenable, ils’yinstalleraitvolontiersavecsesparents.Lenotaireindiquaplusieursdomaines.Beautreletinsinuaqu’onluiavaitparléduchâteaudel’Aiguille,aunorddelaCreuse.

–Eneffet,maislechâteaudel’Aiguille,quiappartientàundemesclients,depuiscinqans,n’estpasàvendre.

–Ill’habitealors?

–Ill’habitait,ouplutôtsamère.Maiscelle-ci,trouvantlechâteauunpeutriste,nes’yplaisaitpas.Desortequ’ilsl’ontquittél’annéedernière.

–Etpersonnen’ydemeure?

–Si,unItalien,auquelmonclientl’alouépourlasaisond’été,lebaronAnfredi.

–Ah!lebaronAnfredi,unhommeencorejeune,l’airassezgourmé…

–Mafoi,jen’ensaisrien…Monclientatraitédirectement.Iln’yapaseudebail…unesimplelettre…

–Maisvousconnaissezlebaron?

–Non,ilnesortjamaisduchâteau…Enautomobile,quelquefois,etlanuit,paraît-il.Lesprovisionssontfaitesparunevieillecuisinièrequineparleàpersonne.Desdrôlesdegens…

–Votreclientconsentirait-ilàvendresonchâteau?

–Jenecroispas.C’estunchâteauhistorique,dupluspurstyleLouisXIII.Monclientytenaitbeaucoup,ets’iln’apaschangéd’avis…

–Vouspouvezmedonnersonnom?

–LouisValméras,34,rueduMont-Thabor.

BeautreletpritletraindeParisàlastationlaplusproche.Lesurlendemain,aprèstroisvisites infructueuses, il trouva enfinLouisValméras.C’était un homme d’une trentained’années,auvisageouvertetsympathique.Beautrelet,jugeantinutiledebiaiser,nettementsefitconnaîtreetracontaseseffortsetlebutdesadémarche.

– J’ai tout lieu de penser, conclut-il, que mon père est emprisonné au château de

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l’Aiguille,encompagniesansdouted’autresvictimes.Etjeviensvousdemandercequevoussavezdevotrelocataire,lebaronAnfredi.

–Pasgrand-chose.J’airencontrélebaronAnfredil’hiverdernieràMonte-Carlo.Ayantappris,parhasard,quej’étaispropriétaired’unchâteau,commeildésiraitpasserl’étéenFrance,ilmefitdesoffresdelocation.

–C’estunhommeencorejeune…

–Oui,desyeuxtrèsénergiques,descheveuxblonds.

–Delabarbe?

–Oui, terminéepardeuxpointesqui retombent surun fauxcol fermantpar-derrière,commelecold’unclergyman.D’ailleurs,ilaquelquepeul’aird’unprêtreanglais.

–C’estlui,murmuraBeautrelet,c’estlui,telquejel’aivu,c’estsonsignalementexact.

–Comment!…vouscroyez?…

–Jecrois,jesuissûrquevotrelocatairen’estautrequ’ArsèneLupin.

L’histoire amusa Louis Valméras. Il connaissait toutes les aventures de Lupin et lespéripétiesdesalutteavecBeautrelet.Ilsefrottalesmains.

– Allons, le château de l’Aiguille va devenir célèbre… ce qui n’est pas pour medéplaire,caraufond,depuisquemamèren’yhabiteplus,j’aitoujourseul’idéedem’endébarrasseràlapremièreoccasion.Aprèscela,jetrouveraiacheteur.Seulement…

–Seulement?

–Jevousdemanderaiden’agirqu’aveclaplusextrêmeprudenceetdeneprévenirlapolicequ’entoutecertitude.Voyez-vousquemonlocatairenesoitpasLupin?

Beautreletexposasonplan.Iliraitseul,lanuit,ilfranchiraitlesmurs,secacheraitdansleparc…

LouisValmérasl’arrêtatoutdesuite.

–Vousnefranchirezpassifacilementdesmursdecettehauteur.Sivousyparvenez,vousserezaccueillipardeuxénormesmolossesquiappartiennentàmamèreetque j’ailaissésauchâteau.

–Bah!uneboulette…

– Je vous remercie !Mais supposons que vous leur échappiez. Et après ?Commententrerez-vous dans le château ? Les portes sont massives, les fenêtres sont grillées. Etd’ailleurs,unefoisentré,quivousguiderait?Ilyaquatre-vingtschambres.

–Oui,maiscettechambreàdeuxfenêtres,ausecondétage?…

–Jelaconnais,nousl’appelonslachambredesGlycines.Maiscommentlatrouverez-vous?Ilya troisescaliersetun labyrinthedecouloirs.J’auraibeauvousdonner le fil,vousexpliquerlecheminàsuivre,vousvousperdrez.

–Venezavecmoi,dit,Beautreletenriant.

–Impossible.J’aipromisàmamèredelarejoindredansleMidi.

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Beautreletretournachezl’amiquiluioffraitl’hospitalitéetcommençasespréparatifs.Mais,verslafindujour,commeilsedisposaitàpartir,ilreçutlavisitedeValméras.

–Voulez-voustoujoursdemoi?

–Sijeveux!

– Eh bien ! je vous accompagne. Oui, l’expédition me tente. Je crois qu’on nes’ennuierapas, et çam’amused’êtremêléà toutcela…Etpuis,monconcoursnevousserapasinutile.Tenez,voicidéjàundébutdecollaboration.

Ilmontraunegrossecleftouterugueusederouilleetd’aspectvénérable.

–Etcetteclefouvre?…demandaBeautrelet.

–Unepetitepoternedissimuléeentredeuxcontreforts,abandonnéedepuisdessiècles,etquejen’aimêmepascrudevoirindiqueràmonlocataire.Elledonnesurlacampagne,précisémentàlalisièredubois…

Beautreletl’interrompitbrusquement.

–Ilslaconnaissent,cetteissue.C’estévidemmentparlàquel’individuquejesuivaisapénétrédansleparc.Allons,lapartieestbelle,etnouslagagnerons.Maisfichtre,ils’agitdejouerserré!

…Deux joursaprès, aupasd’uncheval famélique, arrivait àCrozantune roulottedebohémiensquesonconducteurobtintl’autorisationderemiserauboutduvillage,sousunancienhangardéserté.Outreleconducteur,quin’étaitautrequeValméras,ilyavaittroisjeunesgensoccupésàtresserdesfauteuilsavecdesbrinsd’osier:BeautreletetdeuxdesescamaradesdeJanson.

Ils demeurèrent là trois jours, attendant une nuit propice, et rôdant isolément auxalentours du parc. Une fois, Beautrelet aperçut la poterne. Pratiquée entre deuxcontreforts,elleseconfondaitpresque,derrièrelevoilederoncesquilamasquait,avecledessinforméparlespierresdelamuraille.Enfin, lequatrièmesoir, lecielsecouvritdegros nuages noirs etValméras décida qu’on irait en reconnaissance, quitte à rebroussercheminsilescirconstancesn’étaientpasfavorables.

Tous quatre ils traversèrent le petit bois. Puis Beautrelet rampa parmi les bruyères,écorchasesmainsàlahaiederonces,et,sesoulevantàmoitié,lentement,avecdesgestesquiseretenaient,introduisitlaclefdanslaserrure.Doucement,iltourna.Laporteallait-elles’ouvrirsoussoneffort?Unverrounelafermait-ilpasdel’autrecôté?Ilpoussa,laportes’ouvrit,sansgrincement,sanssecousse.Ilétaitdansleparc.

–Vous êtes là,Beautrelet ? demandaValméras, attendez-moi.Vous deux,mes amis,surveillezlaportepourquenotreretraitenesoitpascoupée.Àlamoindrealerte,uncoupdesifflet.

IlpritlamaindeBeautrelet,etilss’enfoncèrentdansl’ombreépaissedesfourrés.Unespace plus clair s’offrit à eux quand ils arrivèrent au bord de la pelouse centrale. Aumêmemoment, un rayonde lune filtra, et ils aperçurent le château avec ses clochetonspointusdisposés autourde cette flècheeffilée à laquelle, sansdoute, il devait sonnom.Aucunelumièreauxfenêtres.Aucunbruit.Valmérasempoignalebrasdesoncompagnon.

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–Taisez-vous.

–Quoi?

–Leschienslà-bas…vousvoyez…

Un grognement se fit entendre. Valméras siffla très bas. Deux silhouettes blanchesbondirentetenquatresautsvinrents’abattreauxpiedsdumaître.

–Toutdoux,lesenfants…couchezlà…bien…nebougezplus…

EtilditàBeautrelet:

–Etmaintenant,marchons,jesuistranquille.

–Vousêtessûrduchemin?

–Oui.Nousnousrapprochonsdelaterrasse.

–Etalors?

– Jeme rappelle qu’il y a sur la gauche, à un endroit où la terrasse, qui domine larivière,s’élèveauniveaudesfenêtresdurez-de-chaussée,unvoletquifermemaletqu’onpeutouvrirdel’extérieur.

De fait, quand ils furent arrivés, sous l’effort, le volet céda. Avec une pointe dediamant, Valméras coupa un carreau. Il tourna l’espagnolette. L’un après l’autre ilsfranchirentlebalcon.Cettefois,ilsétaientdanslechâteau.

–Lapièceoùnoussommes,ditValméras,setrouveauboutducouloir.Puisilyaunimmensevestibuleornédestatueset,àl’extrémitéduvestibule,unescalierquiconduitàlachambreoccupéeparvotrepère.

Ilavançad’unpas.

–Vousvenez,Beautrelet?

–Oui.Oui.

–Maisnon,vousnevenezpas…Qu’est-cequevousavez?

Illuisaisitlamain.Elleétaitglacée,etils’aperçutquelejeunehommeétaitaccroupisurleparquet.

–Qu’est-cequevousavez?répéta-t-il.

–Rien…çapassera.

–Maisenfin…

–J’aipeur…

–Vousavezpeur!

Oui,avouaBeautreletingénument…cesontmesnerfsquiflanchent…j’arrivesouventàlescommander…maisaujourd’hui,lesilence…l’émotion…Etpuis,depuislecoupdecouteaudecegreffier…Maisçavapasser…tenez,çapasse…

Ilréussit,eneffet,àselever,etValmérasl’entraînahorsdelachambre.Ilssuivirentàtâtons un couloir, et si doucement, que chacun d’eux ne percevait pas la présence de

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l’autre. Une faible lueur cependant semblait éclairer le vestibule vers lequel ils sedirigeaient.Valméraspassalatête.C’étaituneveilleuseplacéeaubasdel’escalier,surunguéridonquel’onapercevaitàtraverslesbranchesfrêlesd’unpalmier.

–Halte!soufflaValméras.

Près de la veilleuse, il y avait un homme en faction, debout, qui tenait un fusil.Lesavait-ilvus?Peut-être.Dumoinsquelquechosedutl’inquiéter,carilépaula.

Beautreletétaittombéàgenouxcontrelacaissed’unarbusteetilnebougeaitplus,lecœurcommedéchaînédanssapoitrine.Cependant le silenceet l’immobilitédeschosesrassurèrentl’hommeenfaction.Ilbaissasonarme.Maissatêterestatournéeverslacaissedel’arbuste.

D’effrayantesminutess’écoulèrent,dix,quinze.Unrayondelunes’étaitglisséparunefenêtredel’escalier.EtsoudainBeautrelets’avisaquelerayonsedéplaçaitinsensiblementetque,avantquinzeautres,dixautresminutes,ilseraitsurlui,l’éclairantenpleineface.Desgouttesdesueurtombèrentdesonvisagesursesmainstremblantes.

Son angoisse était telle qu’il fut sur le point de se relever et de s’enfuir Mais, sesouvenantqueValmérasétait là, il le cherchadesyeux, et il fut stupéfaitde levoir,ouplutôtdeledevinerquirampaitdanslesténèbresàl’abridesarbustesetdesstatues.Déjàilatteignaitlebasdel’escalier,àhauteur,àquelquespas,del’homme.Qu’allait-ilfaire?Passerquandmême?Monterseulàladélivranceduprisonnier?Maispourrait-ilpasser?Beautreletnelevoyaitplusetilavait l’impressionquequelquechoseallaits’accomplir,unechosequelesilence,pluslourd,plusterrible,semblaitpressentiraussi.

Et brusquementuneombrequi bondit sur l’homme, la veilleusequi s’éteint, le bruitd’unelutte…Beautreletaccourut.Lesdeuxcorpsavaientroulésurlesdalles.Ilvoulutsepencher.Maisilentenditungémissementrauque,unsoupir,etaussitôtundesadversairesserelevaquiluisaisitlebras.

–Vite…Allons-y.

C’étaitValméras.

Ils montèrent deux étages et débouchèrent à l’entrée d’un corridor qu’un tapisrecouvrait.

–Àdroite,soufflaValméras…laquatrièmechambresurlagauche.

Bientôt ils trouvèrent la porte de cette chambre.Comme ils s’y attendaient, le captifétait enferméà clef. Il leur fallut unedemi-heure, unedemi-heured’efforts étouffés, detentatives assourdies pour forcer la serrure. Enfin ils entrèrent. À tâtons, Beautreletdécouvritlelit.Sonpèredormait.Illeréveilladoucement.

–C’estmoi,Isidore…etunami…Necrainsrien…lève-toi…pasunmot…

Lepères’habilla,maisaumomentdesortir,illeurditàvoixbasse:

–Jenesuispasseuldanslechâteau…

–Ah!qui?Ganimard?Sholmès?

–Non…dumoinsjenelesaipasvus.

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–Alors?

–Unejeunefille.

–MlledeSaint-Véran,sansaucundoute?

–Jenesaispas…je l’aiaperçuede loinplusieursfoisdans leparc…etpuis,enmepenchantdemafenêtre,jevoislasienne…Ellem’afaitdessignaux.

–Tusaisoùestsachambre?

–Oui,danscecouloir,latroisièmeàdroite.

– La chambre bleue, murmura Valméras. La porte est à deux battants, nous auronsmoinsdemal.

Trèsvite,eneffet, l’undesbattantscéda.Cefut lepèreBeautreletquisechargeadeprévenirlajeunefille.

Dixminutesaprèsilsortaitdelachambreavecelleetdisaitàsonfils:

–Tuavaisraison…MlledeSaint-Véran.

Ils descendirent tous quatre.Au bas de l’escalier,Valméras s’arrêta et se pencha surl’homme,puislesentraînantverslachambredelaterrasse:

–Iln’estpasmort,ilvivra.

–Ah!fitBeautreletavecsoulagement.

–Parbonheur,lalamedemoncouteauaplié…lecoupn’estpasmortel.Etpuisquoi,cescoquinsneméritentpasdepitié.

Dehors, ils furent accueillis par les deux chiens qui les accompagnèrent jusqu’à lapoterne.Là,Beautreletretrouvasesdeuxamis.Lapetitetroupesortitduparc.Ilétaittroisheuresdumatin.

CettepremièrevictoirenepouvaitsuffireàBeautrelet.Dèsqu’ileutinstallésonpèreetlajeunefille,illesinterrogeasurlesgensquirésidaientauchâteau,etenparticuliersurles habitudes d’Arsène Lupin. Il apprit ainsi que Lupin ne venait que tous les trois ouquatre jours, arrivant le soir en automobile et repartant dès le matin. À chacun de sesvoyages, il rendait visite aux deux prisonniers, et tous deux s’accordaient à louer seségardsetsonextrêmeaffabilité.Pourl’instantilnedevaitpassetrouverauchâteau.

Endehorsdelui,ilsn’avaientjamaisvuqu’unevieillefemme,préposéeàlacuisineetauménage,etdeuxhommesquilessurveillaienttouràtouretquineleurparlaientpoint,deuxsubalternesévidemment,àenjugerd’aprèsleursfaçonsetleursphysionomies.

– Deux complices tout de même, conclut Beautrelet, ou plutôt trois, avec la vieillefemme.C’estgibierquin’estpasàdédaigner.Etsinousneperdonspasdetemps…

Ilsautasurunebicyclette, fila jusqu’aubourgd’Eguzon, réveilla lagendarmerie,mittoutlemondeenbranle,fitsonnerleboute-selleetrevintàCrozantàhuitheures,suividubrigadieretdesixgendarmes.

Deuxdeceshommesrestèrentenfactionauprèsdelaroulotte.Deuxautress’établirentdevant la poterne. Les quatre derniers, commandés par leur chef et accompagnés de

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BeautreletetdeValméras,sedirigèrentversl’entréeprincipaleduchâteau.Troptard.Laporteétaitgrandeouverte.Unpaysanleurditqu’uneheureauparavantilavaitvusortirduchâteauuneautomobile.

Defait,laperquisitionnedonnaaucunrésultat.Selontouteprobabilité,labandeavaitdûs’installerlàencampvolant.Ontrouvaquelqueshardes,unpeudelinge,desustensilesdeménage,etc’esttout.

CequiétonnadavantageBeautreletetValméras,cefutladisparitiondublessé.Ilsnepurent relever lamoindre tracede lutte, pasmêmeunegouttede sang sur lesdallesduvestibule.

Somme toute,aucun témoignagematérieln’auraitpuprouver lepassagedeLupinauchâteaudel’Aiguille,et l’onauraiteu ledroitderécuser lesassertionsdeBeautreletdesonpère,deValmérasetdeMlledeSaint-Véran,si l’onn’avait finipardécouvrir,dansunechambrecontiguëàcellequelajeunefilleoccupait,unedemi-douzainedebouquetsadmirablesauxquelsétaitépingléelacarted’ArsèneLupin.Bouquetsdédaignésparelle,flétris,oubliés…L’und’eux,outre lacarte,portaitune lettrequeRaymonden’avaitpasvue. L’après-midi, quand cette lettre eut été décachetée par le juge d’instruction, on ytrouva dix pages de prières, de supplications, de promesses, demenaces, de désespoir,toutelafolied’unamourquin’aconnuqueméprisetrépulsion.Et la lettrese terminaitainsi:Jeviendraimardisoir,Raymonde.D’icilà,réfléchissez.Pourmoi,jesuisrésoluàtout.

Mardi soir, c’était le soir même de ce jour où Beautrelet venait de délivrerMlledeSaint-Véran.

Onserappellelaformidableexplosiondesurpriseetd’enthousiasmequiéclatadanslemondeentier à lanouvelledecedénouement imprévu :MlledeSaint-Véran libre !Lajeune fille que convoitaitLupin, pour laquelle il avaitmachiné ses plusmachiavéliquescombinaisons,arrachéeàsesgriffes!LibreaussilepèredeBeautrelet,celuiqueLupin,danssondésirexagéréd’unarmisticequenécessitaientlesexigencesdesapassion,celuiqueLupinavaitchoisicommeotage.Librestousdeux,lesdeuxprisonniers!

Etlesecretdel’Aiguille,quel’onavaitcruimpénétrable,connu,publié,jetéauxquatrecoinsdel’univers!

Vraiment la foule s’amusa. On chansonna l’aventurier vaincu. « Les amours deLupin.»«Lessanglotsd’Arsène!…»«Lecambrioleuramoureux.»«Lacomplaintedupickpocket!»Celasecriaitsurlesboulevards,celasefredonnaitàl’atelier.

Presséedequestions,poursuivieparlesinterviewers,Raymonderéponditaveclaplusextrême réserve. Mais la lettre était là, et les bouquets de fleurs, et toute la pitoyableaventure!Lupin,bafoué,ridiculisé,dégringoladesonpiédestal.EtBeautreletfutl’idole.Ilavaittoutvu,toutprédit,toutélucidé.LadépositionqueMlledeSaint-Véranfitdevantlejuged’instructionausujetdesonenlèvement,confirmal’hypothèsequ’avaitimaginéelejeunehomme.Surtouslespoints,laréalitésemblaitsesoumettreàcequ’illadécrétaitaupréalable.Lupinavaittrouvésonmaître.

Beautreletexigeaquesonpère,avantderetournerdanssesmontagnesdeSavoie,prît

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quelquesmois de repos au soleil, et il le conduisit lui-même, ainsi queMlle de Saint-Véran,auxenvironsdeNice,oùlecomtedeGesvresetsafilleSuzanneétaientinstalléspourpasserl’hiver.Lesurlendemain,Valmérasamenaitsamèreauprèsdesesnouveauxamis,etilscomposèrentainsiunepetitecolonie,groupéeautourdelavilladeGesvres,etsurlaquelleveillaientnuitetjourunedemi-douzained’hommesengagésparlecomte.

Audébutd’octobre,Beautrelet,élèvederhétorique,allareprendreàParislecoursdeses études et préparer ses examens. Et la vie recommença, calme cette fois et sansincidents.Quepouvait-ild’ailleurssepasser?Laguerren’était-ellepasfinie?

Lupindevaitenavoirdesoncôtélasensationbiennette,etqu’iln’yavaitpluspourluiqu’àserésigneraufaitaccompli,carunbeaujoursesdeuxautresvictimes,GanimardetHerlock Sholmès, réapparurent. Leur retour à la vie de ce monde manqua, du reste,totalementdeprestige.Cefutunchiffonnierquilesramassa,QuaidesOrfèvres,enfacedelaPréfecturedepolice,ettousdeuxendormisetligotés.

Aprèsunesemainedecompletahurissement,ilsparvinrentàreprendreladirectiondeleurs idéeset racontèrent–ouplutôtGanimard raconta,carSholmèss’enfermadansunmutismefarouche–qu’ilsavaientaccompli,àbordduyachtL’Hirondelle,unvoyagedecircumnavigation autour de l’Afrique, voyage charmant, instructif, où ils pouvaient seconsidérercommelibres,saufàcertainesheuresqu’ilspassaientàfonddecale,tandisquel’équipage descendait dans des ports exotiques. Quant à leur atterrissage au quai desOrfèvres,ilsnesesouvenaientderien,endormissansdoutedepuisplusieursjours.

Cette mise en liberté, c’était l’aveu de la défaite. Et, en ne luttant plus, Lupin laproclamaitsansrestriction.

Unévénement,d’ailleurs, la rendit encorepluséclatante : ce furent les fiançaillesdeLouis Valméras et de Mlle de Saint-Véran. Dans l’intimité que créaient entre eux lesconditions actuelles de leur existence, les deux jeunes gens s’éprirent l’un de l’autre.ValmérasaimalecharmemélancoliquedeRaymonde,etcelle-ci,blesséeparlavie,avidedeprotection,subitlaforceetl’énergiedeceluiquiavaitcontribuésivaillammentàsonsalut.

Onattenditlejourdumariageavecunecertaineanxiété.Lupinnechercherait-ilpasàreprendre l’offensive ?Accepterait-il de bonnegrâce la perte irrémédiable de la femmequ’il aimait ? Deux ou trois fois on vit rôder autour de la villa des individus à minesuspecte,etValméraseutmêmeàsedéfendre,unsoir,contreunsoi-disantivrognequitirasur lui un coup de pistolet, et traversa son chapeau d’une balle.Mais somme toute, lacérémonie s’accomplit au jour et à l’heure fixés, et Raymonde de Saint-Véran devintMmeLouisValméras.

C’était comme si le destin lui-même eût pris parti pour Beautrelet et contresigné lebulletindevictoire.Lafoulelesentitsibienquecefutàcemomentquejaillit,parmisesadmirateurs,l’idéed’ungrandbanquetoùl’oncélébreraitsontriompheetl’écrasementdeLupin. Idée merveilleuse et qui suscita l’enthousiasme. En quinze jours, trois centsadhésions furent réunies.On lançades invitationsaux lycéesdeParis, à raisondedeuxélèvesparclassederhétorique.Lapresseentonnadeshymnes.Etlebanquetfutcequ’ilnepouvaitmanquerd’être,uneapothéose.

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Mais une apothéose charmante et simple, parce que Beautrelet en était le héros. Saprésencesuffitàremettreleschosesaupoint.Ilsemontramodestecommeàl’ordinaire,un peu surpris des bravos excessifs, un peu gêné des éloges hyperboliques où l’onaffirmaitsasupérioritésurlesplusillustrespoliciers…unpeugêné,maisaussitrèsému.Il ledit enquelquesparolesquiplurent à tous et avec le troubled’unenfantqui rougitd’être regardé. Il dit sa joie, il dit sa fierté.Etvraiment, si raisonnable, simaîtrede luiqu’il fût, il connut là des minutes d’ivresse inoubliables. Il souriait à ses amis, à sescamaradesdeJanson,àValméras,venuspécialementpourl’applaudir,àM.deGesvres,àsonpère.

Or,commeilfinissaitdeparleretqu’iltenaitencoresonverreenmain,unbruitdevoixsefitentendreàl’extrémitédelasalle,etl’onvitquelqu’unquigesticulaitenagitantunjournal.Onrétablit lesilence, l’importunserassit,maisunfrémissementdecuriositésepropageaittoutautourdelatable,lejournalpassaitdemainenmain,etchaquefoisqu’undesconvivesjetaitlesyeuxsurlapageofferte,c’étaientdesexclamations.

–Lisez!lisez!criait-onducôtéopposé.

Àlatabled’honneuronseleva.LepèreBeautreletallaprendrelejournaletletenditàsonfils.

–Lisez!lisez!cria-t-onplusfort.

Etd’autresproféraient:

–Écoutezdonc!ilvalire…écoutez!

Beautrelet,debout,faceaupublic,cherchaitdesyeux,danslejournaldusoirquesonpèreluiavaitdonné,l’articlequisuscitaituntelvacarme,etsoudain,ayantaperçuuntitresoulignéaucrayonbleu,illevalamainpourréclamerlesilence,etillutd’unevoixquel’émotionaltéraitdeplusenpluscesrévélationsstupéfiantesquiréduisaientànéanttoussesefforts,bouleversaientsesidéessurl’AiguillecreuseetmarquaientlavanitédesaluttecontreArsèneLupin:

LettreouvertedeM.Massiban,del’AcadémiedesInscriptionsetBelles-Lettres.

MonsieurleDirecteur,

Le17mars1679–jedisbien1679,c’est-à-diresousLouisXIV–untoutpetitlivrefutpubliéàParisaveccetitre:

LEMYSTÈREDEL’AIGUILLECREUSE

TOUTELAVÉRITÉDÉNONCÉEPOURLAPREMIÈREFOIS.

CENTEXEMPLAIRESIMPRIMÉSPARMOI-MÊMEETPOURL’INSTRUCTIONDELACOUR

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Àneufheuresdumatin,cejourdu17mars,l’auteur,untrèsjeunehomme,bienvêtu,donton ignore lenom, semitàdéposerce livrechez lesprincipauxpersonnagesde laCour.Àdixheures,alorsqu’ilavaitaccompliquatredecesdémarches,ilétaitarrêtéparuncapitainedesgardes,lequell’amenaitdanslecabinetduroietrepartaitaussitôtàlarecherche des quatre exemplaires distribués. Quand les cent exemplaires furent réunis,comptés, feuilletés avec soin et vérifiés, le roi les jeta lui-même au feu, sauf un qu’ilconservapar-deverslui.Puisilchargealecapitainedesgardesdeconduirel’auteurdulivreàM.deSaint-Mars, lequelSaint-Marsenfermasonprisonnierd’abordàPignerol,puis dans la forteresse de l’île Sainte-Marguerite.Cet hommen’était autre évidemmentquelefameuxhommeauMasquedefer.

Jamaislavéritén’eûtétéconnue,oudumoinsunepartiedelavérité,si lecapitainedesgardesquiavaitassistéàl’entrevue,profitantd’unmomentoùlerois’étaitdétourné,n’avaiteulatentationderetirerdelacheminée,avantquelefeunel’atteignît,unautredesexemplaires.Sixmoisaprès,cecapitainefutramassésurlagrand-routedeGaillonàMantes.Sesassassinsl’avaientdépouillédetoussesvêtements,oublianttoutefoisdanssapochedroiteunbijouquel’onydécouvritparlasuite,undiamantdelaplusbelleeau,d’unevaleurconsidérable.

Danssespapiers,onretrouvaunenotemanuscrite.Iln’yparlaitpointdulivrearrachéaux flammes,mais ildonnaitunrésumédespremierschapitres. Ils’agissaitd’unsecretquifutconnudesroisd’Angleterre,perdupareuxaumomentoùlacouronnedupauvrefouHenriVIpassasur la têteduducd’York,dévoiléauroideFranceCharlesVIIparJeanned’Arc,etqui,devenusecretd’État,futtransmisdesouverainensouverainparunelettre chaque fois recachetée, que l’on trouvait au lit de mort du défunt avec cettemention : Pour le roy de France. Ce secret concernait l’existence et déterminaitl’emplacementd’untrésorformidable,possédéparlesrois,etquis’accroissaitdesiècleensiècle.

Maiscentquatorzeansplustard,LouisXVI,prisonnierauTemple,pritàpartl’undesofficiersquiétaientchargésdesurveillerlafamilleroyaleetluidit:

– Monsieur, vous n’aviez pas, sous mon aïeul, le grand roi, un ancêtre qui servaitcommecapitainedesgardes?

–Oui,sire.

–Ehbien,seriez-voushomme…seriez-voushomme…?

Ilhésita.L’officierachevalaphrase.

–Ànepasvoustrahir?Oh!sire…

–Alors,écoutez-moi.

Leroitiradesapocheunpetitlivredontilarrachal’unedesdernièrespages.Mais,seravisant:

–Non,ilvautmieuxquejecopie…

Il prit une grande feuille de papier qu’il déchira de façon à ne garder qu’un petit

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espacerectangulairesurlequelilcopiacinqlignesdepoints,delignesetdechiffresqueportaitlapageimprimée.Puisayantbrûlécelle-ci,ilpliaenquatrelafeuillemanuscrite,lacachetadecirerougeetladonna.

–Monsieur,aprèsmamort,vousremettrezcelaàlareine,etvousluidirez:«Delapartduroi,Madame…pourvotreMajestéetpoursonfils…»Siellenecomprendpas…

–Siellenecomprendpas?…

–Vousajouterez:Ils’agitdusecretdel’Aiguille.Lareinecomprendra.

Ayantparlé,iljetalelivreparmilesbraisesquirougissaientdansl’âtre.

Le21janvier,ilmontaitsurl’échafaud.

Ilfallutdeuxmoisàl’officier,parsuitedutransfertdelareineàlaConciergerie,pouraccomplirlamissiondontilétaitchargé.Enfin,àforced’intriguessournoises,ilréussitunjouràsetrouverenprésencedeMarie-Antoinette.Illuiditdemanièrequ’ellepûttoutjusteentendre:

–Delapartdufeuroi,Madame,pourVotreMajestéetsonfils.

Etilluioffritlalettrecachetée.

Elles’assuraquelesgardiensnepouvaientlavoir,brisalescachets,semblasurpriseàla vue de ces lignes indéchiffrables, puis, tout de suite, parut comprendre. Elle souritamèrement,etl’officierperçutcesmots:

–Pourquoisitard?

Ellehésita.Oùcachercedocumentdangereux?Enfin,elleouvritsonlivred’heureset,dansunesortedepochesecrètepratiquéeentrelecuirdereliureet leparcheminquilerecouvrait,elleglissalafeuilledepapier.

–Pourquoisitard?…avait-elledit.

Il estprobable, eneffet,quecedocument, s’ilavaitpu luiapporter le salut,arrivaittroptard,car,aumoisd’octobresuivant,lareineMarie-Antoinette,àsontour,montaitsurl’échafaud.

Or,cetofficier,enfeuilletantlespapiersdesafamille,trouvalanotemanuscritedesonarrière-grand-père,lecapitainedesgardesdeLouisXIV.Àpartirdecemoment,iln’eutplusqu’uneidée,c’estdeconsacrersesloisirsàélucidercetétrangeproblème.Illuttouslesauteurs latins, parcourut toutes les chroniquesdeFrance et celles despays voisins,s’introduisit dans les monastères, déchiffra les livres de comptes, les cartulaires, lestraités,etilputainsiretrouvercertainescitationséparsesàtraverslesâges.

Au livre III des Commentaires de César sur la guerre des Gaules, il est racontéqu’après la défaite de Viridovix par G. Titulius Sabinus, le chef des Calètes fut menédevantCésaretque,poursarançon,ildévoilalesecretdel’Aiguille…

LetraitédeSaint-Clair-sur-Epte,entreCharlesleSimpleetRoll,chefdesbarbaresdu

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Nord, fait suivre lenomdeRollde tous ses titres,parmi lesquelsnous lisonsmaître dusecretdel’Aiguille.

La chronique saxonne (édition de Gibson, page 134) parlant de Guillaume-à-la-grande-vigueur (Guillaume le Conquérant) raconte que la hampe de son étendard seterminaitenpointeacéréeetpercéed’unefenteàlafaçond’uneaiguille…

Dansunephraseassezambiguëde son interrogatoire, Jeanned’Arcavouequ’elleaencoreunechosesecrèteàdireauroideFrance,àquoisesjugesrépondent:Oui,noussavonsdequoiilestquestion,etc’estpourquoi,Jeanne,vouspérirez.

–Parlavertudel’Aiguille,jurequelquefoislebonroiHenriIV.

Auparavant,François1er,haranguant lesnotablesduHavreen1520,prononçacettephrasequenoustransmetlejournald’unbourgeoisd’Honfleur:

LesroisdeFranceportentdessecretsquirèglentlaconduitedeschosesetlesortdesvilles.

Toutescescitations,MonsieurleDirecteur,touslesrécitsquiconcernentleMasquedefer, le capitainedesgardes et sonarrière-petit-fils, je les ai retrouvésaujourd’hui dansunebrochureécriteprécisémentparcetarrière-petit-filsetpubliéeenjuin1815,laveilleou le lendemain de Waterloo, c’est-à-dire en une période de bouleversements où lesrévélationsqu’ellecontenaitdevaientpasserinaperçues.

Quevautcettebrochure?Rien,medirez-vous,etnousnedevonsluiaccorderaucunecréance.C’estlàmapremièreimpression;maisquellenefutpasmastupeur,enouvrantlesCommentairesdeCésarauchapitreindiqué,d’ydécouvrirlaphraserelevéedanslabrochure ! Même constatation en ce qui concerne le traité de Saint-Clair-sur-Epte, lachroniquesaxonne,l’interrogatoiredeJeanned’Arc,breftoutcequ’ilm’aétépossibledevérifierjusqu’ici.

Enfin, il est un fait plus précis encore que relate l’auteur de la brochure de 1815.PendantlacampagnedeFrance,officierdeNapoléon,ilsonnaunsoir,sonchevalayantcrevé,àlaported’unchâteauoùil futreçuparunvieuxchevalierdeSaint-Louis.Et ilapprit coup sur coup en causant avec le vieillard que ce château, situé au bord de laCreuse, s’appelait lechâteaude l’Aiguille,qu’ilavaitétéconstruitetbaptiséparLouisXIV, et que, sur son ordre exprès, il avait été orné de clochetons et d’une flèche quifiguraitl’aiguille.Commedateilportait,ildoitporterencore1680.

1680!Unanaprèslapublicationdulivreetl’emprisonnementduMasquedefer.Touts’expliquait : Louis XIV, prévoyant que le secret pouvait s’ébruiter, avait construit etbaptisécechâteaupouroffrirauxcurieuxuneexplicationnaturelledel’antiquemystère.L’Aiguille creuse ? Un château à clochetons pointus, situé au bord de la Creuse etappartenant au roi.Du coup on croyait connaître lemot de l’énigme et les recherchescessaient!

Lecalculétaitjuste,puisque,plusdedeuxsièclesaprès,M.Beautreletesttombédanslepiège.Etc’estlà,MonsieurleDirecteur,quejevoulaisenvenirenécrivantcettelettre.SiLupinsouslenomd’AnfredialouéàM.Valméraslechâteaudel’Aiguilleauborddela

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Creuse,s’ilalogélàsesdeuxprisonniers,c’estqu’iladmettaitlesuccèsdesinévitablesrecherchesdeM.Beautrelet,etque,danslebutd’obtenirlapaixqu’ilavaitdemandée,iltendaitprécisémentàM.Beautreletcequenouspouvonsappeler lepiègehistoriquedeLouisXIV.

Etparlànoussommesamenésàceci,conclusionirréfutable,c’estquelui,Lupin,avecses seules lumières, sans connaître d’autres faits que ceux que nous connaissons, estparvenu,parlesortilèged’ungénievraimentextraordinaire,àdéchiffrerl’indéchiffrabledocument;c’estqueLupin,dernierhéritierdesroisdeFrance,connaîtlemystèreroyaldel’Aiguillecreuse.

Làseterminaitl’article.Maisdepuisquelquesminutes,depuislepassageconcernantlechâteaude l’Aiguille, cen’était plusBeautrelet qui en faisait la lecture.Comprenant sadéfaite, écrasé sous le poids de l’humiliation subie, il avait lâché le journal et s’étaiteffondrésursachaise,levisageenfouidanssesmains.

Haletanteetsecouéed’émotionparcetteincroyablehistoire,lafoules’étaitrapprochéepeu à peu et maintenant se pressait autour de lui. On attendait avec une angoissefrémissantelesmotsqu’ilallaitrépondre,lesobjectionsqu’ilallaitsoulever.

Ilnebougeapas.

D’ungestedoux,Valmérasluidécroisalesmainsetrelevasatête.

IsidoreBeautreletpleurait.

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7–LeTraitédel’Aiguille

Ilestquatreheuresdumatin.Isidoren’estpasrentréaulycée.Iln’yrentrerapasavantla fin de la guerre sans merci qu’il a déclarée à Lupin. Cela, il se l’est juré tout bas,pendantquesesamisl’emportaientenvoiture,toutdéfaillantetmeurtri.Sermentinsensé!Guerreabsurdeet illogique !Quepeut-il faire, lui,enfant isoléet sansarmes,contrecephénomène d’énergie et de puissance ? Par où l’attaquer ? Il est inattaquable. Où leblesser?Ilestinvulnérable.Oùl’atteindre?Ilestinaccessible.

Quatreheuresdumatin…Isidoreadenouveauaccepté l’hospitalitédesoncamaradede Janson. Debout devant la cheminée de sa chambre, les coudes plantés droit sur lemarbre,lesdeuxpoingsaumenton,ilregardesonimagequeluirenvoielaglace.

Ilnepleureplus,ilneveutpluspleurer,nisetordresursonlit,nisedésespérer,commeillefaitdepuisdeuxheures.Ilveutréfléchir,réfléchiretcomprendre.

Etsesyeuxnequittentpassesyeuxdanslemiroir,commes’ilespéraitdoublerlaforcede sa pensée en contemplant son image pensive, et trouver au fond de cet être-làl’insolublesolutionqu’ilnetrouvepasenlui.Jusqu’àsixheuresilresteainsi.Etc’estpeuàpeuque,dégagéede tous lesdétailsqui lacompliquentet l’obscurcissent, laquestions’offreàsonesprittoutesèche,toutenue,aveclarigueurd’uneéquation.

Oui,ils’esttrompé.Oui,soninterprétationdudocumentestfausse.Lemot«aiguille»nevisepointlechâteaudesbordsdelaCreuse.Et,demême,lemot«demoiselles»nepeut pas s’appliquer à Raymonde de Saint-Véran et à sa cousine, puisque le texte dudocumentremonteàdessiècles.

Donctoutetàrefaire.Comment?

Uneseulebasededocumentationseraitsolide:lelivrepubliésousLouisXIV.Or,descent exemplaires imprimés par celui qui devait être leMasque de fer, deux seulementéchappèrentauxflammes.L’unfutdérobéparlecapitainedesgardesetperdu.L’autrefutconservéparLouisXIV,transmisàLouisXV,etbrûléparLouisXVI.Maisilresteunecopie de la page essentielle, celle qui contient la solution du problème, ou dumoins lasolutioncryptographique,cellequifutportéeàMarie-Antoinetteetglisséeparellesouslacouverturedesonlivred’heures.

Qu’est devenu ce papier ? Est-ce celui que Beautrelet a tenu dans sesmains et queLupinluiafaitreprendreparlegreffierBrédoux?Oubiensetrouve-t-ilencoredanslelivred’heuresdeMarie-Antoinette?

Etlaquestionrevientàcelle-ci:«Qu’estdevenulelivred’heuresdelareine?»

Aprèsavoirprisquelques instantsde repos,Beautrelet interrogea lepèredesonami,collectionneurémérite,appelésouventcommeexpertàtitreofficieux,etque,récemmentencore,ledirecteurd’undenosmuséesconsultaitpourl’établissementdesoncatalogue.

–Lelivred’heuresdeMarie-Antoinette?s’écria-t-il,maisilfutléguéparlareineàsafemmedechambre,avecmissionsecrètedelefaireteniraucomtedeFersen.Pieusementconservédanslafamilleducomte,ilsetrouvedepuiscinqansdansunevitrine.

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–Dansunevitrine?

–DumuséeCarnavalet,toutsimplement.

–Etcemuséeseraouvert?…

–D’icivingtminutes.

À laminute précise où s’ouvrait la porte du vieil hôtel deMme de Sévigné, Isidoresautaitdevoitureavecsonami.

–Tiens,monsieurBeautrelet!

Dixvoixsaluèrentsonarrivée.Àsongrandétonnement,ilreconnuttoutelatroupedesreportersquisuivaient«l’Affairedel’Aiguillecreuse».Etl’und’euxs’écria:

–C’est drôle, hein ! nous avons tous eu lamême idée.Attention,Arsène Lupin estpeut-êtreparminous.

Ilsentrèrentensemble.Ledirecteur,aussitôtprévenu,semitàleurentièredisposition,lesmenadevantlavitrine,etleurmontraunpauvrevolume,sanslemoindreornement,etquin’avaitcertesrienderoyal.Unpeud’émotiontoutdemêmelesenvahitàl’aspectdecelivrequelareineavaittouchéendesjourssitragiques,quesesyeuxrougisdelarmesavaient regardé… Et ils n’osaient le prendre et le fouiller, comme s’ils avaient eul’impressiond’unsacrilège…

–Voyons,monsieurBeautrelet,c’estunetâchequivousincombe.

Ilpritlelivred’ungesteanxieux.Ladescriptioncorrespondaitbienàcellequel’auteurde la brochure en avait donnée.D’abord une couverture de parchemin, parchemin sali,noirci,uséparplaces,et,au-dessous,lavraiereliure,encuirrigide.

AvecquelfrissonBeautrelets’enquitdelapochedissimulée!Était-ceunefable?Oubienretrouverait-ilencoreledocumentécritparLouisXVI,etléguéparlareineàsonamifervent?

Àlapremièrepage,surlapartiesupérieuredulivre,pasdecachette.

–Rien,murmura-t-il.

–Rien,redirent-ilsenécho,palpitants.

Maisàladernièrepage,ayantunpeuforcél’ouverturedulivre,ilvittoutdesuitequeleparcheminsedécollaitdelareliure.Ilglissalesdoigts…Quelquechose,oui, ilsentitquelquechose…unpapier…

–Oh!fit-ilvictorieusement,voilà…est-cepossible!

–Vite!Vite!luicria-t-on.Qu’attendez-vous?

Iltiraunefeuille,pliéeendeux.

–Ehbien,lisez!…Ilyadesmotsàl’encrerouge…tenez…ondiraitdusang…dusangtoutpâle…lisezdonc!

Illut:

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Àvous,Fersen.Pourmonfils,16octobre1793…Marie-Antoinette.

Etsoudain,Beautreletpoussauneexclamationdestupeur.Souslasignaturedelareine,ilyavait…ilyavait, à l’encrenoire,deuxmots soulignésd’unparaphe…deuxmots :ArsèneLupin.

Tous,chacunàsontour,ilssaisirentlafeuille,etlemêmecris’échappaitaussitôt:

–Marie-Antoinette…ArsèneLupin.

Unsilencelesréunit.Cettedoublesignature,cesdeuxnomsaccouplés,découvertsaufonddulivred’heures,cettereliqueoùdormait,depuisplusd’unsiècle,l’appeldésespérédelapauvrereine,cettedatehorrible,16octobre1793,jouroùtombalatêteroyale,toutcelaétaitd’untragiquemorneetdéconcertant.

–ArsèneLupin,balbutia l’unedesvoix, soulignantainsicequ’ilyavaitd’effarantàvoircenomdiaboliqueaubasdelafeuillesacrée.

–Oui,ArsèneLupin,répétaBeautrelet.L’amidelareinen’apassucomprendrel’appeldésespéré de la mourante. Il a vécu avec le souvenir que lui avait envoyé celle qu’ilaimait,et iln’apasdevinélaraisondecesouvenir.Lupinatoutdécouvert, lui…etilapris.

–Ilaprisquoi?

–Ledocumentparbleu! ledocumentécritparLouisXVI,etc’estcelaque j’ai tenuentre mes mains. Même apparence, même configuration, mêmes cachets rouges. Jecomprends pourquoiLupin n’a pas voulume laisser un document dont je pouvais tirerpartiparleseulexamendupapier,descachets,etc.

–Etalors?

–Etalors,puisqueledocumentdontjeconnaisletexteestauthentique,puisquej’aivulatracedescachetsrouges,puisqueMarie-Antoinetteelle-mêmecertifie,parcemotdesamain, que tout le récit de la brochure reproduite par M. Massiban est authentique,puisqu’il existe vraiment un problème historique de l’Aiguille creuse, je suis sûr deréussir.

–Comment?Authentiqueounon,ledocument,sivousneparvenezpasàledéchiffrer,nesertàrienpuisqueLouisXVIadétruitlelivrequiendonnaitl’explication.

–Oui,maisl’autreexemplaire,arrachéauxflammesparlecapitainedesgardesduroiLouisXIV,n’apasétédétruit.

–Qu’ensavez-vous?

–Prouvezlecontraire.

Beautrelet se tut, puis lentement, les yeux clos, comme s’il cherchait à préciser et àrésumersapensée,ilprononça:

–Possesseur du secret, le capitaine des gardes commencepar en livrer des parcelles

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danslejournalqueretrouvesonarrière-petit-fils.Puislesilence.Lemotdel’énigme,ilneledonnepas.Pourquoi?Parcequelatentationd’userdusecrets’infiltrepeuàpeuenlui,et qu’il y succombe. La preuve ? Son assassinat. La preuve ? Le magnifique joyaudécouvertsurluietque,indubitablement,ilavaittirédeteltrésorroyaldontlacachette,inconnue de tous, constitue précisément le mystère de l’Aiguille creuse. Lupin me l’alaisséentendre:Lupinnementaitpas.

–Desorte,Beautrelet,quevousconcluez?

Jeconclusqu’ilfautfaireautourdecettehistoireleplusdepublicitépossible,etqu’onsachepartouslesjournauxquenousrecherchonsunlivreintituléleTraitédel’Aiguille.Peut-êtreledénichera-t-onaufonddequelquebibliothèquedeprovince.

Tout de suite la note fut rédigée, et tout de suite, sans même attendre qu’elle pûtproduireunrésultat,Beautreletsemitàl’œuvre.

Un commencement de piste se présentait : l’assassinat avait eu lieu aux environs deGaillon.Lejourmêmeilserenditdanscetteville.Certes,iln’espéraitpointreconstitueruncrimeperpétrédeuxcentsansauparavant.Mais, toutdemême,ilestcertainsforfaitsquilaissentdestracesdanslessouvenirs,danslestraditionsdespays.

Leschroniques locales les recueillent.Un jour, tel éruditdeprovince, tel amateurdevieilles légendes, tel évocateur des petits incidents de la vie passée, en fait l’objet d’unarticledejournaloud’unecommunicationàl’Académiedesonchef-lieu.

Il en vit trois ou quatre de ces érudits.Avec l’un d’eux, surtout, un vieux notaire, ilfureta, il compulsa les registres de la prison, les registres des anciens bailliages et desparoisses.Aucune notice ne faisait allusion à l’assassinat d’un capitaine des gardes, auXVIIesiècle.

Il ne se découragea pas et continua ses recherches à Paris où peut-être avait eu lieul’instructiondel’affaire.Seseffortsn’aboutirentpas.

Maisl’idéed’uneautrepistelelançadansunedirectionnouvelle.Était-ilimpossibledeconnaîtrelenomdececapitainedesgardesdontlepetit-filsémigra,etdontl’arrière-petit-filsservitlesarméesdelaRépublique,enfutdétachéauTemplependantladétentiondelafamilleroyale,servitNapoléon,etfitlacampagnedeFrance?

Àforcedepatience,ilfinitparétablirunelisteoùdeuxnomstoutaumoinsoffraientune similitudepresquecomplète :M.deLarbeyrie, sousLouisXIV, le citoyenLarbrie,souslaTerreur.

C’était déjà un point important. Il le précisa par un entrefilet qu’il communiqua auxjournaux,demandantsionpouvaitluifournirdesrenseignementssurceLarbeyrieousursesdescendants.

Ce fut M. Massiban, le Massiban de la brochure, le membre de l’Institut, qui luirépondit.

Monsieur,

JevoussignaleunpassagedeVoltaire,quej’airelevédanssonmanuscritduSièclede

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LouisXIV (chapitreXXV:«Particularitésetanecdotesdurègne»).Cepassageaétésupprimédanslesdiverseséditions.

«J’aientenduconteràfeuM.deCaumartin,intendantdesFinancesetamiduministreChamillard,queleroipartitunjourprécipitammentdanssoncarrosseàlanouvellequeM.deLarbeyrieavaitétéassassinéetdépouillédemagnifiquesbijoux. Ilsemblaitdansune émotion très grande et répétait : « Tout est perdu… tout est perdu… » L’annéesuivante,lefilsdeceLarbeyrieetsafille,quiavaitépousélemarquisdeVélines,furentexilés dans leurs terresdeProvence et deBretagne. Il ne faut pasdouterqu’il y ait làquelqueparticularité.»

Ilfautendouterd’autantmoins,ajouterai-je,queM.Chamillard,d’aprèsVoltaire,futledernierministrequieutl’étrangesecretduMasquedefer.

Vousvoyez,monsieur,leprofitquel’onpeuttirerdecepassage,etlelienévidentquis’établit entre les deux aventures. Je n’ose, quant àmoi, imaginer des hypothèses tropprécises sur la conduite, sur les soupçons, sur les appréhensions de Louis XIV en cescirconstances,maisn’est-ilpaspermis,d’autrepart,puisqueM.deLarbeyriealaisséunfilsquifutprobablementlegrand-pèreducitoyen-officierLarbrie,etunefille,n’est-ilpaspermisdesupposerqu’unepartiedespapierslaissésparLarbeyrieaitéchuàlafille,etque,parmicespapiers,setrouvaitlefameuxexemplairequelecapitainedesgardessauvadesflammes?

J’ai consulté l’Annuaire des Châteaux. Il y a aux environs de Rennes un baron deVélines.Serait-ceundescendantdumarquis?À touthasard,hier, j’ai écritàcebaronpour lui demander s’il n’avait pas en sa possession un vieux petit livre, dont le titrementionneraitcemotdel’Aiguille.J’attendssaréponse.

J’auraislaplusgrandesatisfactionàparlerdetoutesceschosesavecvous.Sicelanevousdérangepastrop,venezmevoir.Agréez,monsieur,etc.

P.S. – Bien entendu, je ne communique pas aux journaux ces petites découvertes.Maintenantquevousapprochezdubut,ladiscrétionestderigueur.

C’était absolument l’avis deBeautrelet. Il allamême plus loin : deux journalistes leharcelant ce matin-là, il leur donna les informations les plus fantaisistes sur son étatd’espritetsursesprojets.

L’après-midi il courut en hâte chez Massiban, qui habitait au numéro 17 du quaiVoltaire.Àsagrandesurprise, ilappritqueMassibanvenaitdepartirà l’improviste, luilaissantunmotaucasoùilseprésenterait.Isidoredécachetaetlut:

Jereçoisunedépêchequimedonnequelqueespérance.JeparsdoncetcoucheraiàRennes.Vouspourriezprendreletraindusoiret,sansvousarrêteràRennes,continuerjusqu’à lapetite stationdeVélines.Nousnous retrouverionsauchâteau, situéàquatrekilomètresdecettestation.

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LeprogrammeplutàBeautrelet et surtout l’idéequ’il arriverait auchâteauenmêmetempsqueMassiban,carilredoutaitquelquegaffedelapartdecethommeinexpérimenté.Ilrentrachezsonamietpassalerestedelajournéeaveclui.Lesoirilprenaitl’expressdeBretagne.À six heures il débarquait àVélines. Il fit à pied, entre des bois touffus, lesquatre kilomètres de route. De loin, il aperçut sur une hauteur un long manoir,constructionassezhybride,mêléedeRenaissanceetdeLouis-Philippe,maisayantgrandairtoutdemêmeavecsesquatretourellesetsonpont-levisemmaillotédelierre.

Isidore sentait son cœur battre en approchant. Touchait-il réellement au terme de sacourse?Lechâteaucontenait-illaclefdumystère?

Iln’étaitpassanscrainte.Toutcelaluisemblaittropbeau,etilsedemandaitsi,cettefoisencore, iln’obéissaitpasàunplaninfernal,combinéparLupin,siMassibann’étaitpas,parexemple,uninstrumententrelesmainsdesonennemi.

Iléclataderire.

« Allons, je deviens comique. On croirait vraiment que Lupin est un monsieurinfailliblequiprévoit tout, une sortedeDieu tout-puissant, contre lequel il n’y a rien àfaire. Que diable ! Lupin se trompe, Lupin, lui aussi, est à lamerci des circonstances,Lupin fait des fautes, et c’est justement grâce à la faute qu’il a faite en perdant ledocument,quejecommenceàprendrebarresurlui.Toutdécouledelà.Etsesefforts,ensomme,neserventqu’àréparer lafautecommise.»Etjoyeusement,pleindeconfiance,Beautreletsonna.

–Monsieurdésire?ditundomestiqueapparaissantsurleseuil.

–LebarondeVélinespeut-ilmerecevoir?

Etiltenditsacarte.

–Monsieurlebaronn’estpasencorelevé,maissiMonsieurveutl’attendre.

–Est-cequ’iln’yapasdéjàquelqu’unquil’ademandé,unmonsieuràbarbeblanche,un peu voûté ? fit Beautrelet qui connaissait Massiban par les photographies que lesjournauxavaientdonnées.

– Oui, cemonsieur est arrivé il y a dixminutes, je l’ai introduit dans le parloir. SiMonsieurveutbienmesuivreégalement.

L’entrevue deMassiban et de Beautrelet fut tout à fait cordiale. Isidore remercia levieillarddesrenseignementsdepremierordrequ’illuidevait,etMassibanluiexprimasonadmirationde la façon lapluschaleureuse.Puis ilséchangèrent leurs impressionssur ledocument,surleschancesqu’ilsavaientdedécouvrirlelivre,etMassibanrépétacequ’ilavaitappris,relativementàM.deVélines.Lebaronétaitunhommedesoixanteansqui,veuf depuis de longues années, vivait très retiré avec sa fille, Gabrielle de Villemon,laquellevenaitd’êtrecruellementfrappéeparlapertedesonmarietdesonfilsaîné,mortsdessuitesd’unaccidentd’auto.

–M.lebaronfaitpriercesmessieursdevouloirbienmonter.

Ledomestique lesconduisit aupremierétage,dansunevastepièceauxmursnus, etsimplement meublée de secrétaires, de casiers et de tables couvertes de papiers et de

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registres.Lebaron les accueillit avecbeaucoupd’affabilité et cegrandbesoindeparlerqu’ontsouventlespersonnestropsolitaires.Ilseurentbeaucoupdemalàexposerl’objetdeleurvisite.

–Ahoui,jesais,vousn’avezécritàcepropos,monsieurMassiban.Ils’agit,n’est-cepas,d’unlivreoùilestquestiond’uneAiguille,etquimeviendraitd’unancêtre?

–Eneffet.

– Je vous dirai quemes ancêtres etmoi nous sommes brouillés. On avait de drôlesd’idéesencetemps-là.Moi,jesuisdemonépoque.J’airompuaveclepassé.

–Oui,objectaBeautrelet, impatienté,maisn’avez-vousaucunsouvenird’avoirvucelivre?

–Maissi ! jevous l’ai télégraphié,s’écria-t-ilens’adressantàMassiban,qui,agacé,allaitetvenaitdanslapièceetregardaitparlesautresfenêtres,maissi!…oudumoinsilsemblait àma fillequ’elle avaitvuce titreparmi lesquelquesmilliersdebouquinsquiencombrentlabibliothèque.Car,pourmoi,messieurs,lalecture…Jenelismêmepaslesjournaux…Mafillequelquefois,etencore!pourvuquesonpetitGeorges,lefilsquiluireste,seportebien!etpourvu,moi,quemesfermagesrentrent,quemesbauxsoientenrègle!…Vousvoyezmesregistres…jevislà-dedans,messieurs…etj’avouequej’ignoreabsolument le premier mot de cette histoire, dont vous m’avez entretenu par lettre,monsieurMassiban…

IsidoreBeautrelet,horripiléparcebavardage,l’interrompitbrusquement:

–Pardon,Monsieur,maisalorscelivre…

–Mafillel’acherché.Ellelecherchedepuishier.

–Ehbien?

–Ehbienellel’aretrouvé,ellel’aretrouvéilyauneheureoudeux.Quandvousêtesarrivés…

–Etoùest-il?

–Oùilest?Maisellel’aposésurcettetable…tenez…là-bas…

Isidorebondit.Auboutdelatable,surunfouillisdepaperasses,ilyavaitunpetitlivrerecouvertdemaroquinrouge.Ilyappliquasonpoingviolemment,commes’ildéfendaitquepersonneaumondeytouchât…etunpeuaussicommesilui-mêmen’osaitleprendre.

–Ehbien,s’écriaMassiban,toutému.

–Jel’ai…levoilà…maintenant,çayest…

–Maisletitre…êtes-voussûr!

–Ehparbleu!tenez.

Ilmontraleslettresd’orgravéesdanslemaroquin«Lemystèredel’Aiguillecreuse».

–Êtes-vousconvaincu?Sommes-nousenfinlesmaîtresdusecret?

–Lapremièrepage…Qu’ya-t-ilenpremièrepage?

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–Lisez:«Toutelavéritédénoncéepourlapremièrefois.–Centexemplairesimprimésparmoi-mêmeetpourl’instructiondelaCour.»

–C’estcela,c’estcela,murmuraMassiban,lavoixaltérée,c’estl’exemplairearrachéauxflammesC’estlelivremêmequeLouisXIVacondamné.

Ils le feuilletèrent. La première moitié racontait les explications données par lecapitainedeLarbeyriedanssonjournal.

–Passons,passons,ditBeautreletquiavaithâted’arriveràlasolution.

–Comment,passons!Maispasdutout.Noussavonsdéjàquel’hommeauMasquedeferfutemprisonnéparcequ’ilconnaissaitetvoulaitdivulguerlesecretdelamaisonroyaledeFrance!Maiscommentleconnaissait-il?Etpourquoivoulait-illedivulguer?Enfin,quel est cet étrange personnage ? Un demi-frère de Louis XIV, comme l’a prétenduVoltaire,ouleministreitalienMattioli,commel’affirmelacritiquemoderne?Bigre!cesontlàdesquestionsd’unintérêtprimordial!

– Plus tard ! plus tard ! protesta Beautrelet, comme s’il avait peur que le livre nes’envolâtdesesmainsavantqu’ilneconnûtl’énigme.

– Mais, objecta Massiban, que passionnaient ces détails historiques, nous avons letemps,après…Voyonsd’abordl’explication.

SoudainBeautrelets’interrompit.Ledocument!Aumilieud’unepage,àgauche,sesyeuxvoyaientlescinqlignesmystérieusesdepointsetdechiffres.D’unregardilconstataqueletexteétaitidentiqueàceluiqu’ilavaittantétudié.Mêmedispositiondessignes…mêmesintervallespermettantd’isolerlemot«demoiselles»etdedéterminerséparémentl’undel’autrelesdeuxtermesdel’Aiguillecreuse.

Unepetitenoteprécédait:

TouslesrenseignementsnécessairesontétéréduitsparleroiLouisXIII,paraît-il,enunpetittableauquejetranscrisci-dessous.

Suivaitletableau.Puisvenaitl’explicationmêmedudocument.

Beautreletlutd’unevoixentrecoupée:

Comme on voit, ce tableau, alors même qu’on a changé les chiffres en voyelles,n’apporteaucunelumière.Onpeutdirequepourdéchiffrercetteénigme,ilfautd’abordla connaître. C’est tout au plus un fil qui est donné à ceux qui savent les sentiers dulabyrinthe.Prenonscefiletmarchons,jevousguiderai.

Laquatrièmeligned’abord.Laquatrièmelignecontientlesmesuresetlesindications.En se conformant aux indications et en relevant les mesures inscrites, on arriveinévitablementaubut,àcondition,bienentendu,desavoiroùl’onestetoùl’onva,enunmotd’êtreéclairésurlesensréeldel’Aiguillecreuse.C’estcequel’onpeutapprendreparlestroispremièreslignes.Lapremièreestainsiconçuedemevengerduroi,jel’avais

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prévenud’ailleurs…

Beautrelets’arrêta,interloqué.

–Quoi?Qu’ya-t-il?fitMassiban.

–Lesensn’yestplus.

–Eneffet, repritMassiban.«Lapremière est ainsi conçuedeme vengerdu roi…»Qu’est-cequecelaveutdire?

–Nomdenom!hurlaBeautrelet.

–Ehbien?

–Déchirées!Deuxpages!lespagessuivantes!…Regardezlestraces!…

Iltremblait,toutsecouéderageetdedéception.Massibansepencha:

–C’estvrai…ilrestelesbridesdedeuxpages,commedesonglets.Lestracessemblentassezfraîches.Çan’apasétécoupé,maisarraché…arrachéviolemment…Tenez,touteslespagesdelafinportentdesmarquesdefroissement.

–Mais qui ? qui ? gémissait Isidore, en se tordant les poings…undomestique ? uncomplice?

–Celapeutremontertoutdemêmeàquelquesmois,observaMassiban.

–Quandmême…il fautquequelqu’unaitdéniché,aitprisce livre…Voyons,vous,Monsieur, s’écria Beautrelet, apostrophant le baron, vous ne savez rien ?… vous nesoupçonnezpersonne?

–Nouspourrionsinterrogermafille.

–Oui…oui…c’estcela…peut-êtresaura-t-elle…

M.deVélinessonnasonvaletdechambre.Quelquesminutesaprès,MmedeVillemonentrait.C’étaitunefemmejeune,àlaphysionomiedouloureuseetrésignée.Toutdesuite,Beautreletluidemanda:

–Vousaveztrouvécelivreenhaut,Madame,danslabibliothèque?

–Oui,dansunpaquetdevolumes,quin’étaitpasdéficelé.

–Etvousl’avezlu?

–Oui,hiersoir.

–Quandvousl’avezlu, lesdeuxpagesquisont làmanquaient-elles?Rappelez-vousbien,lesdeuxpagesquisuiventcetableaudechiffresetdepoints?

–Maisnon,maisnon,dit-elletrèsétonnée,ilnemanquaitaucunepage.

–Cependant,onadéchiré…

–Maislelivren’apasquittémachambrecettenuit.

–Cematin?

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– Ce matin, je l’ai descendu moi-même ici quand on a annoncé l’arrivée deM.Massiban.

–Alors?

–Alors,jenecomprendspas…àmoinsque…maisnon…

–Quoi?

–Georges…monfils…cematin…Georgesajouéaveccelivre.

Elle sortit précipitamment, accompagnée de Beautrelet, de Massiban et du baron.L’enfantn’étaitpasdanssachambre.Onlecherchadetouscôtés.Enfin,onletrouvaquijouait derrière le château. Mais ces trois personnes semblaient si agitées, et on luidemandaitdescomptesavectantd’autorité,qu’ilsemitàpousserdeshurlements.Toutlemonde courait à droite, à gauche. On questionnait les domestiques. C’était un tumulteindescriptible. EtBeautrelet avait l’impression effroyable que la vérité se retirait de luicommedel’eauquifiltreàtraverslesdoigts.Ilfituneffortpourseressaisir,pritlebrasdeMmedeVillemon,et,suividubaronetdeMassiban,illaramenadanslesalonetluidit:

– Le livre est incomplet, soit, deux pages sont arrachées…mais vous les avez lues,n’est-cepas,Madame?

–Oui.

–Voussavezcequ’ellescontenaient?

–Oui.

–Vouspourrieznouslerépéter?

–Parfaitement. J’ai lu tout le livre avec beaucoupde curiosité,mais ces deuxpagessurtoutm’ontfrappée,étantdonnél’intérêtdesrévélations,unintérêtconsidérable.

– Eh bien, parlez, Madame, parlez, je vous en supplie. Ces révélations sont d’uneimportanceexceptionnelle.Parlez, jevousenprie, lesminutesperduesne se retrouventpas.L’Aiguillecreuse…

–Oh!c’estbiensimple,l’Aiguillecreuseveutdire…

Àcemomentundomestiqueentra.

–UnelettrepourMadame…

–Tiens…maislefacteurestpassé.

–C’estungaminquimel’aremise.

Mme deVillemon décacheta, lut, et porta lamain à son cœur, toute prête à tomber,soudainlivideetterrifiée.

Lepapieravaitglisséàterre.Beautreletleramassaet,sansmêmes’excuser,illutàsontour:

Taisez-vous…sinonvotrefilsneseréveillerapas…

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–Monfils…monfils…bégayait-elle,si faiblequ’ellenepouvaitmêmepasallerausecoursdeceluiqu’onmenaçait.

Beautreletlarassura.:

–Cen’estpassérieux…ilyalàuneplaisanterie…voyons,quiauraitintérêt?

–Àmoins,insinuaMassiban,quecesoitArsèneLupin.

Beautrelet lui fit signedese taire. Il le savaitbien,parbleu,que l’ennemiétait là,denouveau, attentif et résolu à tout, et c’est pourquoi justement il voulait arracher àMmedeVillemonlesmotssuprêmes,silongtempsattendus,etlesarrachersur-le-champ,àlaminutemême.

–Jevousensupplie,Madame,remettez-vous…Noussommestouslà…Iln’yaaucunpéril…

Allait-elleparler?Illecrut,ill’espéra.Ellebalbutiaquelquessyllabes.Maislaportes’ouvritencore.Labonne,cettefois,entra.Ellesemblaitbouleversée.

–M.Georges…Madame…M.Georges.

D’un coup, lamère retrouva toutes ses forces. Plus vite que tous, et poussée par uninstinctquinetrompaitpas,elledégringolalesmarchesdel’escalier,traversalevestibuleetcourutverslaterrasse.Là,surunfauteuil,lepetitGeorgesétaitétendu,immobile.

–Ehbienquoi!ildort!…

–Ils’estendormisubitement,Madame,ditlabonne.J’aivoulul’enempêcher,leporterdanssachambre.Ildormaitdéjà,etsesmains…sesmainsétaientfroides.

–Froides ! balbutia lamère…oui, c’est vrai…ah !monDieu,monDieu…pourvuqu’ilseréveille!

Beautreletglissasesdoigtsdansunedesespoches,saisitlacrossedesonrevolver,del’indexagrippalagâchettesortitbrusquementl’arme,etfitfeusurMassiban.

D’avance,pourainsidire,commes’ilépiaitlesgestesdujeunehomme,Massibanavaitesquivélecoup.MaisdéjàBeautrelets’étaitélancésurluiencriantauxdomestiques:

–Àmoi!c’estLupin!…

Souslaviolenceduchoc,Massibanfutrenversésurundesfauteuilsd’osier.

Auboutdeseptouhuitsecondes,ilsereleva,laissantBeautreletétourdi,suffoquantettenantdanssesmainslerevolverdujeunehomme.

– Bien… parfait… ne bouge pas… t’en as pour deux ou trois minutes… pasdavantage…Maisvrai,t’asmisletempsàmereconnaître.Faut-ilquejeluiaiebienprissatête,auMassiban?…

Il se redressa, et d’aplomb maintenant sur ses jambes, le torse solide, l’attituderedoutable,ilricanaenregardantlestroisdomestiquespétrifiésetlebaronahuri.

– Isidore, t’as fait une boulette. Si tu ne leur avais pas dit que j’étais Lupin, ilsme

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sautaientdessus.Etdesgaillardscommeceux-là,bigre,queserais-jedevenu,monDieu!Uncontrequatre!

Ils’approchad’eux:

–Allons,mesenfants,n’ayezpaspeur…jenevousferaipasdebobo…tenez,voulez-vousunboutdesucred’orge?Çavousremontera.Ah!toi,parexemple,tuvasmerendremonbilletdecentfrancs.Oui,oui, je tereconnais.C’est toiquej’aipayétoutàl’heurepourporterlalettreàtamaîtresse…Allons,vite,mauvaisserviteur…

Ilpritlebilletbleuqueluitenditledomestiqueetledéchiraenpetitsmorceaux.

–L’argentdelatrahison…çamebrûlelesdoigts.

Ilenlevasonchapeauets’inclinanttrèsbasdevantMmedeVillemon:

– Me pardonnez-vous, Madame ? Les hasards de la vie – de la mienne surtout –obligentsouventàdescruautésdont jesuis lepremieràrougir.Maissoyezsanscraintepour votre fils, c’est une simple piqûre, une petite piqûre au bras que je lui ai faite,pendant qu’on l’interrogeait.Dans uneheure, tout au plus, il n’y paraîtra pas…Encoreunefois,toutesmesexcuses.Maisj’aibesoindevotresilence.

Ilsaluadenouveau,remerciaM.deVélinesdesonaimablehospitalité,pritsacanne,alluma une cigarette, en offrit une au baron, donna un coup de chapeau circulaire, criad’unpetit tonprotecteur àBeautrelet : «Adieu,Bébé !» et s’en alla tranquillement enlançantdesboufféesdecigarettedanslenezdesdomestiques…

Beautreletattenditquelquesminutes.MmedeVillemon,pluscalme,veillaitsonfils.Ils’avançaverselledanslebutdeluiadresserundernierappel.Leursyeuxsecroisèrent.Ilneditrien.Ilavaitcomprisquejamais,maintenant,quoiqu’ilarrivât,elleneparlerait.Làencore, dans ce cerveau de mère, le secret de l’Aiguille creuse était enseveli aussiprofondémentquedanslesténèbresdupassé.

Alorsilrenonçaetpartit.

Il étaitdixheuresetdemie. Ilyavaitun trainàonzeheurescinquante.Lentement ilsuivitl’alléeduparcets’engageasurlecheminquilemenaitàlagare.

–Ehbien,qu’endis-tu,decelle-là?

C’étaitMassiban,ouplutôtLupin,quisurgissaitduboiscontiguàlaroute.

–Est-cebiencombiné?Est-cequetonvieuxcamaradesaitdansersurlacorderaide?Je suis sûr que t’en reviens pas, hein ? et que tu te demandes si le nomméMassiban,membrede l’Académie des Inscriptions etBelles-Lettres, a jamais existé ?Mais oui, ilexiste.Onteleferavoirmême,sit’essage.Maisd’abord,quejeterendetonrevolver…Tu regardes s’il est chargé ? Parfaitement,mon petit. Cinq balles qui restent, dont uneseulesuffiraitàm’envoyeradpatres…Ehbien,tulemetsdanstapoche?…Àlabonneheure…J’aimemieuxçaquecequetuasfaitlà-bas…Vilaintonpetitgeste!Mais,quoi,onestjeune,ons’aperçoittoutàcoup,–unéclair!–qu’onaétérouléunefoisdeplusparcesacréLupin,etqu’ilest làdevantvousà troispas…pfffft,on tire…Jene t’enveuxpas,va…Lapreuvec’estquejet’inviteàprendreplacedansmacentchevaux.Çacolle?

Ilmitsesdoigtsdanssaboucheetsiffla.

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Le contraste était délicieux entre l’apparence vénérable du vieux Massiban, et lagamineriedegestesetd’accentqueLupinaffectait,Beautreletneputs’empêcherderire.

–Ilari!ilari!s’écriaLupinensautantdejoie.Vois-tu,cequitemanque,bébé,c’estle sourire… tu es un peu grave pour ton âge…Tu es très sympathique, tu as un grandcharmedenaïvetéetdesimplicité…maisvrai,t’aspaslesourire.

Ilseplantadevantlui.

–Tiens, j’parie que je vais te faire pleurer. Sais-tu comment j’ai suivi ton enquête ?commentj’aiconnulalettrequeMassibant’aécriteetlerendez-vousqu’ilavaitprispource matin au château de Vélines ? Par les bavardages de ton ami, celui chez qui tuhabites…Tuteconfiesàcetimbécile-là,etiln’ariendepluspresséquedetoutconfieràsa petite amie… Et sa petite amie n’a pas de secrets pour Lupin. Qu’est-ce que je tedisais ? Te voilà tout chose… Tes yeux se mouillent… l’amitié trahie, hein ? ça techagrine… Tiens, tu es délicieux, mon petit… Pour un rien je t’embrasserais… tu astoujours des regards étonnés qui me vont droit au cœur… Je me rappellerai toujours,l’autresoir,àGaillon,quandtum’asconsulté…Maisoui,c’étaitmoi,levieuxnotaire…Maisrisdonc,gosse…Vrai,jeterépète,t’aspaslesourire.Tiens,tumanques…commentdirais-je?tumanquesde«primesaut».Moi,j’aile«primesaut».

Onentendaitlehalètementd’unmoteurtoutproche.LupinsaisitbrusquementlebrasdeBeautreletet,d’untonfroid,lesyeuxdanslesyeux:

–Tuvastetenirtranquillemaintenant,hein?tuvoisbienqu’iln’yarienàfaire.Alorsàquoibonusertesforcesetperdretontemps?Ilyaassezdebanditsdanslemonde…Coursaprès,etlâche-moi…sinon…C’estconvenu,n’est-cepas?

Illesecouaitpourluiimposersavolonté.Puisilricana:

–Imbécilequejesuis!Toimeficherlapaix?T’espasdeceuxquiflanchent…Ahjene sais pas ce qui me retient… En deux temps et trois mouvements, tu serais ficelé,bâillonné… et dans deux heures, à l’ombre pour quelques mois… Et je pourrais metournerlespoucesentoutesécurité,meretirerdanslapaisibleretraitequem’ontpréparéemesaïeux,lesroisdeFrance,etjouirdestrésorsqu’ilsonteulagentillessed’accumulerpourmoi…Mais non, il est dit que je ferai la gaffe jusqu’au bout…Qu’est-ce que tuveux?onasesfaiblesses…Etj’enaiunepourtoi…Etpuisquoi,c’estpasencorefait.D’iciàcequetuaiesmisledoigtdanslecreuxdel’Aiguille,ilpasseradel’eausouslepont…Quediable!Ilm’afalludixjoursàmoi,Lupin.Iltefaudrabiendixans.Ilyadel’espace,toutdemême,entrenousdeux.

L’automobilearrivait,une immensevoitureàcarrosserie fermée. Ilouvrit laportière,Beautrelet poussa un cri. Dans la limousine il y avait un homme et cet homme c’étaitLupinouplutôtMassiban.

Iléclataderire,comprenantsoudain.

Lupinluidit:

– Te retiens pas, il dort bien. Je t’avais promis que tu le verrais. Tu t’expliquesmaintenantleschoses?Versminuit,jesavaisvotrerendez-vousauchâteau.Àseptheuresdumatin, j’étais là.QuandMassibanestpassé, jen’aieuqu’à lecueillir…Etpuis,une

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petitepiqûre…çayétait !Dors,monbonhomme…Onva tedéposer sur le talus…Enpleinsoleil,pourn’avoirpasfroid…Allons-y…bien…parfait…Àmerveille…Etnotrechapeauàlamain!..unp’titsou,s’ilvousplaît…Ah!monvieuxMassiban,tut’occupesdeLupin!

C’étaitvraimentd’unebouffonnerieénormequedevoirl’unenfacedel’autrelesdeuxMassiban,l’unendormietbranlantlatête,l’autresérieux,pleind’attentionsetderespect.

–Ayezpitiéd’unpauvre aveugle…Tiens,Massiban,voilàdeux sous etmacartedevisite…

–Etmaintenant, lesenfants,filonsenquatrièmevitesse…Tuentends, lemécano,du120 à l’heure. En voiture, Isidore… Il y a séance plénière de l’Institut aujourd’hui, etMassibandoit lire,à troisheuresetdemie,unpetitmémoiresur jenesaispasquoi.Ehbien,illeleurlira,sonpetitmémoire.JevaisleurservirunMassibancomplet,plusvraiquelevrai,avecmesidéesàmoisurlesinscriptionslacustres.Pourunefoisoùjesuisdel’Institut.Plusvite,mécano,nousne faisonsquedu115…T’aspeur, t’oubliedoncquet’esavecLupin?…Ah!Isidore,etl’onosedirequelavieestmonotone,maislavieestunechoseadorable,monpetit,seulement,ilfautsavoir…etmoi,jesais…Situcroisquec’était pas à creverde joie tout à l’heure, au château, quand tubavardais avec levieuxVélinesetquemoi,collécontrelafenêtre,jedéchiraislespagesdulivrehistorique!Etaprès,quandt’interrogeaisladamedeVillemonsurl’Aiguillecreuse!Allait-elleparler?Oui, elle parlerait… non, elle ne parlerait pas… oui… non… J’en avais la chair depoule…Sielleparlait,c’étaitmavieàrefaire,toutl’échafaudagedétruit…Ledomestiquearriverait-il à temps ? Oui… non… le voilà… Mais Beautrelet va me démasquer ?Jamais ! trop gourde ! Si… non… voilà, ça y est… non, ça y est pas… si… il mereluque…çayest…ilvaprendresonrevolver…Ah!quellevolupté!…Isidore,tuparlestrop…Dormons,veux-tu?Moi,jetombedesommeil…bonsoir…

Beautreletleregarda.Ilsemblaitpresquedormirdéjà.Ildormait.

L’automobile, lancée à travers l’espace, se ruait vers unhorizon sans cesse atteint ettoujours fuyant. Il n’y avait plus ni villes, ni villages, ni champs, ni forêts, rien que del’espace,de l’espacedévoré,englouti.LongtempsBeautrelet regardasoncompagnondevoyageavecunecuriositéardente,etaussiavecledésirdepénétrer,àtraverslemasquequi la couvrait, jusqu’à sa réelle physionomie. Et il songeait aux circonstances qui lesenfermaientainsil’unprèsdel’autredansl’intimitédecetteautomobile.

Mais, après les émotions et les déceptions de cette matinée, fatigué à son tour, ils’endormit.

Quandilseréveilla,Lupinlisait.Beautreletsepenchapourvoirletitredulivre.C’étaitLesLettresàLucilius,deSénèquelephilosophe.

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8–DeCésaràLupin

«Quediable!Ilm’afalludixjours,àmoiLupin…iltefaudrabiendixans!»

Cettephrase,prononcéeparLupinausortirduchâteaudeVélines,eutune influenceconsidérablesur laconduitedeBeautrelet.Trèscalmeaufondet toujoursmaîtrede lui,Lupin avait néanmoins de ces moments d’exaltation, de ces expansions un peuromantiques,théâtralesàlafoisetbonenfant,oùilluiéchappaitcertainsaveux,certainesparolesdontungarçoncommeBeautreletpouvaittirerprofit.

À tort ou à raison, Beautrelet croyait voir dans cette phrase un de ces aveuxinvolontaires.Ilétaitendroitdeconclureque,siLupinmettaitenparallèleseseffortsetles siens dans la poursuite de la vérité sur l’Aiguille creuse, c’est que tous deuxpossédaientdesmoyensidentiquespourarriveraubut,c’estquelui,Lupin,n’avaitpaseudes éléments de réussite différents de ceux que possédait son adversaire. Les chancesétaientlesmêmes.Or,aveccesmêmeschances,aveccesmêmesélémentsderéussite,ilavaitsuffiàLupindedixjours.Quelsétaientceséléments,cesmoyensetceschances?Celaseréduisaitendéfinitiveàlaconnaissancedelabrochurepubliéeen1815,brochurequeLupinavait sansdoute, commeMassiban, trouvéeparhasard, etgrâce à laquelle ilétait arrivé à découvrir, dans le missel deMarie-Antoinette, l’indispensable document.Donc,labrochureetledocument,voilàlesdeuxseulesbasessurlesquellesLupins’étaitappuyé.Aveccela,ilavaitreconstruittoutl’édifice.Pasdesecoursétrangers.L’étudedelabrochureetl’étudedudocument,unpoint,c’esttout.

Ehbien!Beautreletnepouvait-ilsecantonnersurlemêmeterrain?Àquoibonunelutteimpossible?Àquoiboncesvainesenquêtesoùilétaitsûr,sitantestqu’ilévitâtlesembûchesmultipliéessoussespas,deparvenir,en findecompte,aupluspitoyabledesrésultats?

Sa décision fut nette et immédiate, et, tout en s’y conformant, il avait l’intuitionheureusequ’ilétait sur labonnevoie.Toutd’abord ilquittasans inutiles récriminationssoncamaradedeJanson-de-Sailly,et,prenantsavalise, ilallas’installeraprèsbeaucoupdetoursetdedétoursdansunpetithôtelsituéaucentremêmedeParis.Decethôtelilnesortitpointpendantdes journéesentières.Toutauplusmangeait-il à la tabled’hôte.Lerestedutemps,enferméàclef,lesrideauxdelachambrehermétiquementclos,ilsongeait.

«Dixjours»,avaitditArsèneLupin.Beautrelets’efforçantd’oubliertoutcequ’ilavaitfait et de ne se rappeler que les éléments de la brochure et du document, ambitionnaitardemmentderesterdansleslimitesdecesdixjours.Ledixièmecependantpassa,et leonzièmeetledouzième,maisletreizièmejourunelueursefitensoncerveau,ettrèsvite,aveclarapiditédéconcertantedecesidéesquisedéveloppentennouscommedesplantesmiraculeuses, la vérité surgit, s’épanouit, se fortifia. Le soir de ce treizième jour, il nesavait certes pas le mot du problème, mais il connaissait en toute certitude une desméthodesquipouvaientenprovoquerladécouverte,laméthodefécondequeLupinsansaucundouteavaitutilisée.

Méthodefortsimpleetquidécoulaitdecetteuniquequestion:existe-t-ilunlienentre

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touslesévénementshistoriques,plusoumoinsimportants,auxquelslabrochurerattachelemystèredel’Aiguillecreuse?

La diversité des événements rendait la réponse difficile. Cependant, de l’examenapprofondiauquelselivraBeautrelet,ilfinitparsedégageruncaractèreessentielàtouscesévénements.Tous,sansexception,sepassaientdansleslimitesdel’ancienneNeustrie,lesquelles correspondent à peu près à l’actuelle Normandie. Tous les héros de lafantastiqueaventuresontNormands,ouledeviennent,ouagissentenpaysnormand.

Quellepassionnantechevauchéeàtraverslesâges!Quelémouvantspectaclequeceluiquetous,cesbarons,ducsetrois,partantdepointssiopposésetsedonnantrendez-vousencecoindumonde!

Auhasard,Beautreletfeuilletal’histoire.C’estRoll,ouRollon,premierducnormand,quiestmaîtredusecretdel’AiguilleaprèsletraitédeSaint-Clair-sur-Epte!

C’estGuillaume leConquérant, ducdeNormandie, roi d’Angleterre, dont l’étendardestpercéàlafaçond’uneaiguille!

C’estàRouenquelesAnglaisbrûlentJeanned’Arc,maîtressedusecret!

Ettoutàl’originedel’aventure,qu’est-cequecechefdesCalètesquipayesarançonàCésaraveclesecretdel’Aiguille,sinonlechefdeshommesdupaysdeCaux,dupaysdeCauxsituéaucœurmêmedelaNormandie?

L’hypothèseseprécise.Lechampserétrécit.Rouen, lesrivesde laSeine, lepaysdeCaux…ilsemblevraimentquetoutes lesroutesconvergentdececôté.Si l’onciteplusparticulièrement deux rois de France,maintenant que le secret, perdu pour les ducs deNormandie et pour leurs héritiers les rois d’Angleterre, est devenu le secret royal de laFrance,c’estHenriIV,HenriIVquifit lesiègedeRouenetgagnalabatailled’Arques,auxportesdeDieppe.Etc’estFrançois1er,quifondaLeHavreetprononçacettephraserévélatrice : « Les rois de France portent des secrets qui règlent souvent le sort desvilles!»Rouen,Dieppe,LeHavre…lestroissommetsdutriangle,lestroisgrandesvillesquioccupentlestroispointes.Aucentre,lepaysdeCaux.

Le XVIIe siècle arrive. Louis XIV brûle le livre où l’inconnu révèle la vérité. LecapitainedeLarbeyries’empared’unexemplaire,profitedusecretqu’ilaviolé,dérobeuncertainnombredebijouxet,surprispardesvoleursdegrandchemin,meurtassassiné.Or,quel est le lieuoù seproduit leguet-apens?Gaillon !Gaillon,petiteville située sur laroutequimèneduHavre,deRouenoudeDieppeàParis.

Unanaprès,LouisXIVachèteundomaineetconstruitlechâteaudel’Aiguille.Quelemplacementchoisit-il?LecentredelaFrance.Delasortelescurieuxsontdépistés.OnnecherchepasenNormandie.

Rouen…Dieppe…LeHavre…Letrianglecauchois…Toutestlà…D’uncôtélamer.D’unautrelaSeine.D’unautre,lesdeuxvalléesquiconduisentdeRouenàDieppe.

Unéclairilluminal’espritdeBeautrelet.Cetespacedeterrain,cettecontréedeshautsplateaux qui vont des falaises de la Seine aux falaises de la Manche, c’était toujours,presquetoujourslà,lechampmêmed’opérationsoùévoluaitLupin.

Depuisdixans,c’étaitprécisémentcetterégionqu’ilmettaitencouperéglée,comme

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s’il avait eu son repaire au centremême du pays où se rattachait le plus étroitement lalégendedel’Aiguillecreuse.

L’affairedubarondeCahorn{4}?Sur lesbordsdelaSeine,entreRouenetLeHavre.L’affairedeTibermesnil{5} ?À l’autre extrémitéduplateau, entreRouen etDieppe.LescambriolagesdeGruchet,deMontigny,deCrasville?EnpleinpaysdeCaux.OùLupinserendait-ilquandilfutattaquéetligotédanssoncompartimentparPierreOnfrey,l’assassinde la rue Lafontaine{6} ? À Rouen. Où Herlock Sholmès, prisonnier de Lupin, fut-ilembarqué{7}?PrèsduHavre.

Et tout ledrameactuel,quel en fut le théâtre?Ambrumésy, sur la routeduHavreàDieppe.

Rouen,Dieppe,LeHavre,toujoursletrianglecauchois.

Donc, quelques années auparavant, Arsène Lupin, possesseur de la brochure etconnaissant la cachette oùMarie-Antoinette avait dissimulé le document,ArsèneLupinfinissaitparmettrelamainsurlefameuxlivred’heures.Possesseurdudocument,ilpartaitencampagne,trouvait,ets’établissaitlà,enpaysconquis.

Beautreletpartitencampagne.

Il partit avecunevéritable émotion, en songeant à cemêmevoyagequeLupin avaiteffectué, à ces mêmes espoirs dont il avait dû palpiter quand il s’en allait ainsi à ladécouverteduformidablesecretquidevaitl’armerd’unetellepuissance.Seseffortsàlui,Beautrelet,auraient-ilslemêmerésultatvictorieux?

IlquittaRouendebonneheure,àpied,lafiguretrèsmaquillée,etsonsacauboutd’unbâton,surledos,commeunapprentiquifaitsontourdeFrance.

Il alladroit àDuclair où il déjeuna.Au sortir de cebourg, il suivit laSeine et ne laquittapourainsidireplus.Soninstinct,renforcé,d’ailleurs,parbiendesprésomptions,leramenait toujours aux rives sinueusesdubeau fleuve.Le châteaudeCahorn cambriolé,c’estparlaSeinequefilentlescollections.LaChapelle-Dieuenlevée,c’estverslaSeineque sont convoyées les vieilles pierres sculptées. Il imaginait comme une flottille depénichesfaisantleservicerégulierdeRouenauHavreetdrainantlesœuvresd’artetlesrichessesd’unecontréepourlesexpédierdelàverslepaysdesmilliardaires.

–Jebrûle…Jebrûle!…murmuraitlejeunehomme,toutpantelantsouslescoupsdelavéritéquileheurtaitpargrandschocssuccessifs.

L’échec des premiers jours ne le découragea point. Il avait une foi profonde,inébranlabledanslajustessedel’hypothèsequiledirigeait.Hardie,excessive,n’importe!elleétaitdignede l’ennemipoursuivi.L’hypothèsevalait la réalitéprodigieusequiavaitnomLupin.Aveccethomme-là,devait-onchercherendehorsdel’énorme,del’exagéré,du surhumain ? Jumièges, La Mailleraye, Saint-Wandrille, Caudebec, Tancarville,Quillebeuf,localitéstoutespleinesdesonsouvenir!Quedefoisilavaitdûcontemplerlagloiredeleursclochersgothiquesoulasplendeurdeleursvastesruines!

MaisLeHavre,lesenvironsduHavreattiraientIsidorecommelesfeuxd’unphare.

«LesroisdeFranceportentdessecretsquirèglentsouventlesortdesvilles.»

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Parolesobscuresettoutàcoup,pourBeautrelet,rayonnantesdeclarté!N’était-cepasl’exactedéclarationdesmotifsquiavaitdécidéFrançois1eràcréerunevilleàcetendroit,etlesortduHavredeGrâcen’était-ilpasliéausecretmêmedel’Aiguille?

– C’est cela… c’est cela… balbutia Beautrelet avec ivresse… Le vieil estuairenormand,l’undespointsessentiels,l’undesnoyauxprimitifsautourdesquelss’estforméela nationalité française, le vieil estuaire se complète par ces deux forces, l’une enpleinciel,vivante,connue,portnouveauquicommandel’Océanetquis’ouvresurlemonde;l’autreténébreuse,ignoréeetd’autantplusinquiétantequ’elleestinvisibleetimpalpable.Toutuncôtéde l’histoiredeFranceetde lamaison royales’expliquepar l’Aiguille,demême que toute l’histoire de Lupin. Les mêmes ressources d’énergie et de pouvoiralimententetrenouvellentlafortunedesroisetcelledel’aventurier.

Debourgadeenbourgade,dufleuveàlamer,Beautreletfureta,lenezauvent,l’oreilleauxécouteset tâchantd’arracherauxchosesmêmesleursignificationprofonde.Était-cececoteauqu’ilfallaitinterroger?Cetteforêt?Lesmaisonsdecevillage?Était-ceparmilesparolesinsignifiantesdecepaysanqu’ilrécolteraitlepetitmotrévélateur?

Unmatin,ildéjeunaitdansuneauberge,envued’Honfleur,antiquecitédel’estuaire.Enfacede lui,mangeaitundecesmaquignonsnormands, rougeset lourds,qui font lesfoiresdelarégion,lefouetàlamain,unelongueblousesurledos.Auboutd’uninstant,ilparutàBeautreletquecethommeleregardaitavecunecertaineattention,commes’il leconnaissaitoudumoinscommes’ilcherchaitàlereconnaître.

«Bah!pensa-t-il,jemetrompe,jen’aijamaisvucemarchanddechevauxetilnem’ajamaisvu.»

Eneffet,l’hommesemblanepluss’occuperdelui.Ilallumasapipe,demandaducaféet du cognac, fuma et but. Son repas achevé, Beautrelet paya et se leva. Un grouped’individus entrant aumoment où il allait sortir, il dut rester debout quelques secondesauprèsdelatableoùlemaquignonétaitassis,etill’entenditquidisaitàvoixbasse:

–Bonjour,monsieurBeautrelet.

Isidoren’hésitapas.Ilpritplaceauprèsdel’hommeetluidit:

–Oui,c’estmoi…maisvousquiêtes-vous?Commentm’avez-vousreconnu?

–Pasdifficile…Etpourtantjen’aijamaisvuquevotreportraitdanslesjournaux.Maisvousêtessimal…commentdites-vousenfrançais?…simalgrimé.

Ilavaitunaccentétrangertrèsnet,etBeautreletcrutdiscerner,enl’examinant,queluiaussi,ilavaitunmasquequialtéraitsaphysionomie.

–Quiêtes-vous?répéta-t-il…Quiêtes-vous?

L’étrangersourit:

–Vousnemereconnaissezpas?

–Non.Jenevousaijamaisvu.

–Pasplusquemoi.Maisrappelez-vous…Moiaussi,onpubliemonportraitdanslesjournaux…etsouvent.Ehbien!çayest?

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–Non.

–HerlockSholmès.

Larencontreétaitoriginale.Elleétaitsignificativeaussi.Toutdesuitelejeunehommeensaisitlaportée.Aprèsunéchangedecompliments,ilditàSholmès:

–Jesupposequesivousêtesici…c’estàcausedelui?

–Oui…

–Alors…alors…vouscroyezquenousavonsdeschances…dececôté…

–J’ensuissûr.

LajoiequeBeautreletressentitàconstaterquel’opiniondeSholmèscoïncidaitaveclasiennenefutpassansmélange.Sil’Anglaisarrivaitaubut,c’étaitlavictoirepartagéeetquisaitmêmes’iln’arriveraitpasavantlui?

–Vousavezdespreuves?desindices?

–N’ayezpaspeur,ricanal’Anglais,comprenantsoninquiétude,jenemarchepassurvos brisées. Vous, c’est le document, la brochure… des choses qui ne m’inspirent pasgrandeconfiance.

–Etvous?

–Moicen’estpascela.

–Est-ilindiscret?…

– Nullement. Vous vous rappelez l’histoire du diadème, l’histoire du duc deCharmerace{8}?

–Oui.

–Vousn’avezpasoubliéVictoire,lavieillenourricedeLupin,cellequemonbonamiGanimardalaissééchapperdansunefaussevoiturecellulaire?

–Non.

–J’airetrouvélapistedeVictoire.Ellehabiteunefermenonloindelaroutenationalen° 25. La route nationale n° 25, c’est la route du Havre à Lille. Par Victoire, j’iraifacilementjusqu’àLupin.

–Ceseralong.

–Qu’importe ! J’ai lâché toutesmes affaires. Il n’y a plus que celle-là qui compte.EntreLupinetmoic’estunelutte…unelutteàmort.

Ilprononçacesmotsavecunesortedesauvagerieoùl’onsentaittoutelarancœurdeshumiliations senties, toute une haine féroce contre le grand ennemi qui l’avait joué sicruellement.

– Allez-vous-en,murmura-t-il, on nous regarde… c’est dangereux…Mais rappelez-vousmesparoles:lejouroùLupinetmoinousseronsl’unenfacedel’autre,cesera…ceseratragique.

BeautreletquittaSholmèstoutàfaitrassuré:iln’yavaitpasàcraindrequel’Anglaisle

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gagnâtdevitesse.

Etquellepreuveencoreluiapportaitlehasarddecetteentrevue!LarouteduHavreàLillepasseparDieppe.C’estlagranderoutecôtièredupaysdeCaux!LaroutemaritimequicommandelesfalaisesdelaManche!Etc’estdansunefermevoisinedecetterouteque Victoire était installée. Victoire, c’est-à-dire Lupin, puisque l’un n’allait pas sansl’autre,lemaîtresanslaservante,toujoursaveuglémentdévouée.

« Je brûle… Je brûle… se répétait le jeune homme… Dès que les circonstancesm’apportent un élément nouveau d’information, c’est pour confirmer ma supposition.D’un côté, certitude absolue des bords de la Seine ; de l’autre, certitude de la routenationale.LesdeuxvoiesdecommunicationserejoignentauHavre,àlavilledeFrançois1er,lavilledusecret.Leslimitesseresserrent.LepaysdeCauxn’estpasgrand,etcen’estencorequelapartieouestdupaysquejedoisfouiller.»

Ilseremitàl’œuvreavecacharnement.

« Ce que Lupin a trouvé, il n’y a aucune raison pour que je ne le trouve pas », necessait-ildedireenlui-même.Certes,Lupindevaitavoirsurluiquelquesgrosavantages,peut-êtrelaconnaissanceapprofondiedelarégion,desdonnéesprécisessurleslégendeslocales,moinsquecela,unsouvenir–avantageprécieux,puisquelui,Beautrelet,nesavaitrien, et qu’il ignorait totalement cepays, l’ayant parcourupour lapremière fois lorsducambriolaged’Ambrumésy,etrapidement,sanss’yattarder.

Maisqu’importe!

Dût-ilconsacrerdixansdesavieàcetteenquête,illamèneraitàbout.Lupinétaitlà.Illevoyait.Illedevinait.Ill’attendaitàcedétourderoute,àlalisièredecebois,ausortirdecevillage.Etchaquefoisdéçu,ilsemblaitqu’iltrouvâtenchaquedéceptionuneraisonplusfortedes’obstinerencore.

Souvent,ilsejetaitsurletalusdelarouteets’enfonçaitéperdumentdansl’examendudocumenttelqu’ilenportaittoujourssurluilacopie,c’est-à-direaveclasubstitutiondesvoyellesauxchiffres:

Souvent aussi, selon son habitude, il se couchait à plat ventre dans l’herbe haute etsongeaitdesheures.Ilavaitletemps.L’avenirluiappartenait.

Avec une patience admirable, il allait de la Seine à lamer, et de lamer à la Seine,s’éloignantpardegrés,revenantsursespas,etn’abandonnantleterrainquelorsqu’iln’yavaitplusthéoriquementaucunechanced’ypuiserlemoindrerenseignement.

Ilétudia,ilscrutaMontivilliers,Saint-Romain,OctevilleetGonneville,etCriquetot.

Il frappait le soir chez les paysans et leur demandait le gîte.Après dîner, on fumaitensembleetl’ondevisait.Etilleurfaisaitraconterdeshistoiresqu’ilsseracontaientauxlonguesveilléesd’hiver.

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Ettoujourscettequestionsournoise:

–Etl’Aiguille?Lalégendedel’Aiguillecreuse…Vousnelasavezpas?

–Mafoi,non…jenevoispasça…

–Cherchezbien…uncontedevieillebonnefemme…quelquechoseoùils’agitd’uneaiguille…Uneaiguilleenchantéepeut-être…quesais-je?

Rien.Aucunelégende,aucunsouvenir.Etlelendemain,ilrepartaitavecallégresse.

UnjourilpassaparlejolivillagedeSaint-Jouinquidominelamer,etdescenditparmilechaosderocsquis’estéboulédelafalaise.

Puis il remonta sur le plateau et s’en alla vers la valleuse de Bruneval, vers le capd’Antifer,verslapetitecriquedeBelle-Plage.Ilmarchaitgaiementetlégèrement,unpeulas, mais si heureux de vivre ! si heureuxmême qu’il oubliait Lupin et le mystère del’AiguillecreuseetVictoireetSholmès,etqu’ils’intéressaitauspectacledeschoses,aucielbleu,àlagrandemerd’émeraude,toutéblouissantedesoleil.

Destalusrectilignes,desrestesdemursenbriques,oùilcrutreconnaîtrelesvestigesd’un camp romain, l’intriguèrent. Puis il aperçut une espèce de petit castel, bâti àl’imitationd’unfortancien,avectourelleslézardées,hautesfenêtresgothiques,etquiétaitsitué sur un promontoire déchiqueté, montueux, rocailleux, et presque détaché de lafalaise.Unegrille, flanquéedegarde-fousetdebroussaillesde fer, endéfendait l’étroitpassage.

Non sans peine, Beautrelet réussit à le franchir. Au-dessus de la porte ogivale, quefermaitunevieilleserrurerouillée,illutcesmots:

FortdeFréfossé{9}

Iln’essayapasd’entrer,ettournantàdroite,ilaborda,aprèsavoirdescenduunepetitepente, un sentierqui courait surunearêtede terremunied’une rampeenbois.Tout aubout,ilyavaitunegrottedeproportionsexiguës,formantcommeuneguériteàlapointedurocoùelleétaitcreusée,unrocabrupttombantdanslamer.

Onpouvaittoutjustetenirdeboutaucentredelagrotte.Desmultitudesd’inscriptionss’entrecroisaientsursesmurs.Untroupresquecarrépercéàmêmelapierres’ouvraitenlucarneducôtédelaterre,exactementfaceaufortdeFréfossédontonapercevaitàtrenteouquarantemètreslacouronnecrénelée.Beautreletjetasonsacets’assit.Lajournéeavaitétélourdeetfatigante.Ils’endormituninstant.

Leventfraisquicirculaitdanslagrottel’éveilla.Ilrestaquelquesminutesimmobileetdistrait,lesyeuxvagues.Ilessayaitderéfléchir,dereprendresapenséeencoreengourdie.Etdéjà,plusconscient, ilallait se lever,quand ileut l’impressionquesesyeuxsoudainfixes, soudain agrandis, regardaient…Un frisson l’agita. Ses mains se crispèrent, et ilsentitquedesgouttesdesueurseformaientàlaracinedesescheveux.

– Non… non… balbutia-t-il… c’est un rêve, une hallucination… Voyons, serait-cepossible?

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Il s’agenouilla brusquement et se pencha. Deux lettres énormes, d’un pied chacunepeut-être,apparaissaient,gravéesenreliefdanslegranitdusol.

Ces deux lettres, sculptées grossièrement,mais nettement, et dont l’usure des sièclesavaitarrondilesanglesetpatinélasurface,cesdeuxlettres,c’étaientunDetunF.

UnD et unF ! miracle bouleversant ! UnD et unF, précisément, deux lettres dudocument!Lesdeuxseuleslettresdudocument!

Ah !Beautrelet n’avaitmêmepas besoin de le consulter pour évoquer ce groupe delettresàlaquatrièmeligne,lalignedesmesuresetdesindications!

Il les connaissait bien ! Elles étaient inscrites à jamais au fond de ses prunelles,incrustéesàjamaisdanslasubstancemêmedesoncerveau!

Ilsereleva,descenditlecheminescarpé,remontalelongdel’ancienfort,denouveaus’accrocha,pourpasser,auxpiquantsdugarde-fou,etmarcharapidementversunbergerdontletroupeaupaissaitaulongsuruneondulationduplateau.

–Cettegrotte,là-bas…cettegrotte…

Ses lèvres tremblaient et il cherchait des mots qu’il ne trouvait pas. Le berger lecontemplaitavecstupeur.Enfinilrépéta:

–Oui,cettegrotte…quiestlà…àdroitedufort…A-t-elleunnom?

–Dame!Tousceuxd’Étretatdisentcommeçaquec’estlesDemoiselles.

–Quoi?…quoi?…Quedites-vous?

–Ehbenoui…lachambredesDemoiselles…

Isidorefutsurlepointdeluisauteràlagorge,commesitoutelavéritérésidaitencethomme,etqu’ilespérâtlaluiprendred’uncoup,laluiarracher…

LesDemoiselles!Undesmots,undesdeuxseulsmotsconnusdudocument!

Un vent de folie ébranla Beautrelet sur ses jambes. Et cela s’enflait autour de lui,soufflaitcommeunebourrasqueimpétueusequivenaitdularge,quivenaitdelaterre,quivenait de toutes parts et le fouettait à grands coups de vérité… Il comprenait ! Ledocument lui apparaissait avec son sens véritable ! La chambre des Demoiselles…Étretat…

«C’est cela…pensa-t-il, l’esprit envahide lumière…cenepeut êtrequecela.Maiscommentnel’ai-jepasdevinéplustôt?»

Ilditauberger,àvoixbasse:

–Bien…va-t’en…tupeuxt’enaller…merci…

L’homme,interdit,sifflasonchienets’éloigna.

Une fois seul,Beautrelet retourna vers le fort. Il l’avait déjà presquedépassé, quandtout à coup il s’abattit à terre et resta blotti contre un pan demur. Et il songeait en setordantlesmains:

– Suis-je fou ! Et s’ilme voit ? Si ses complicesme voient ?Depuis une heure, je

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vais…jeviens…

Il ne bougea plus. Le soleil s’était couché. La nuit peu à peu se mêlait au jour,estompantlasilhouettedeschoses.

Alors,parmenusgestesinsensibles,àplatventre,seglissant,rampant,ils’avançasurunedespointesdupromontoire,jusqu’auboutextrêmedelafalaise.Ilyparvint.Duboutde ses mains étendues, il écarta des touffes d’herbe, et sa tête émergea au-dessus del’abîme.

Enfacedelui,presqueauniveaudelafalaise,enpleinemer,sedressaitunrocénorme,haut de plus de quatre-vingtsmètres, obélisque colossal, d’aplomb sur sa large base degranitquel’onapercevaitaurasdel’eauets’effilaitensuitejusqu’ausommet,ainsiqueladent gigantesque d’unmonstre marin. Blanc comme la falaise, d’un blanc-gris et sale,l’effroyablemonolitheétaitstriédeligneshorizontalesmarquéespardusilex,etoùl’onvoyaitlelenttravaildessièclesaccumulantlesunessurlesautreslescouchescalcairesetlescouchesdegalets.

Deplaceenplaceunefissure,uneanfractuosité,ettoutdesuite,là,unpeudeterre,del’herbe,desfeuilles.

Ettoutcelapuissant,solide,formidable,avecunairdechoseindestructiblecontrequoil’assaut furieux des vagues et des tempêtes ne pouvait prévaloir. Tout cela, définitif,immanent,grandiosemalgrélagrandeurdurempartdefalaisesquiledominait,immensemalgrél’immensitédel’espaceoùcelas’érigeait.

LesonglesdeBeautrelets’enfonçaientdanslesolcommelesgriffesd’unebêteprêteàbondirsursaproie.Sesyeuxpénétraientdansl’écorcerugueuseduroc,danssapeau,luisemblait-il, dans sa chair. Il le touchait, il le palpait, il en prenait connaissance etpossession…Ilsel’assimilait…

L’horizons’empourpraitdetouslesfeuxdusoleildisparu,etdelongsnuagesembrasés,immobiles dans le ciel, formaient des paysages magnifiques, des lagunes irréelles, desplainesenflammes,desforêtsd’or,deslacsdesang,touteunefantasmagorieardenteetpaisible.

L’azur du ciel s’assombrit. Vénus rayonnait d’un éclat merveilleux, puis des étoiless’allumèrent,timidesencore.

EtBeautrelet,soudain,fermalesyeuxetserraconvulsivementcontresonfrontsesbrasrepliés. Là-bas – oh ! il pensa en mourir de joie, tellement l’émotion fut cruelle quiétreignitsoncœur–,là-baspresqueenhautdel’Aiguilled’Étretat,endessousdelapointeextrêmeautourdelaquellevoltigeaientdesmouettes,unpeudefuméequisuintaitd’unecrevasse,ainsiqued’unecheminéeinvisible,unpeudefuméemontaitenlentesspiralesdansl’aircalmeducrépuscule.

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9–Sésame,ouvre-toi!

L’Aiguilled’Étretatestcreuse!

Phénomènenaturel?Excavationproduitepardescataclysmesintérieursouparl’effortinsensibledelamerquibouillonne,delapluiequis’infiltre?Oubienœuvresurhumaine,exécutéepardeshumains,Celtes,Gaulois,hommespréhistoriques?Questionsinsolublessansdoute.Etqu’importait?L’essentielrésidaitenceci:l’Aiguilleétaitcreuse.

Àquaranteoucinquantemètresdecettearcheimposantequ’onappellelaPorted’Avalet qui s’élance du haut de la falaise, ainsi que la branche colossale d’un arbre, pourprendreracinedans lesrocssous-marins,s’érigeuncônecalcairedémesuré ;etcecônen’estqu’unbonnetd’écorcepointuposésurduvide

Révélation prodigieuse ! Après Lupin, voilà que Beautrelet découvrait le mot de lagrandeénigme,quiaplanésurplusdevingtsiècles!motd’uneimportancesuprêmepourcelui qui le possédait jadis, aux lointaines époques où des hordes de barbareschevauchaient le vieuxmonde !motmagique qui ouvre l’antre cyclopéen à des tribusentières fuyant devant l’ennemi ! mot mystérieux qui garde la porte de l’asile le plusinviolable!motprestigieuxquidonnelePouvoiretassurelaprépondérance!

Pour l’avoir connu, ce mot, César peut asservir la Gaule. Pour l’avoir connu, lesNormandss’imposentaupays,etdelà,plustard,adossésàcepointd’appui,conquièrentl’îlevoisine,conquièrentlaSicile,conquièrentl’Orient,conquièrentleNouveau-Monde!

Maîtresdusecret,lesroisd’AngleterredominentlaFrance,l’humilient,ladépècent,sefontcouronnerroisàParis.Ilsleperdent,etc’estladéroute.

Maîtresdusecret,lesroisdeFrancegrandissent,débordentleslimitesétroitesdeleurdomaine,fondentpeuàpeulagrandenationetrayonnentdegloireetdepuissance–ilsl’oublientounesaventpointenuser,etc’estlamort,l’exil,ladéchéance.

Unroyaumeinvisible,auseindeseauxetàdixbrassesdelaterre!…Uneforteresseignorée,plushautequelestoursdeNotre-Dameetconstruitesurunebasedegranitpluslargequ’uneplacepublique…Quelleforceetquellesécurité!DeParisà lamer,par laSeine. Là, Le Havre, ville nouvelle, ville nécessaire. Et à sept lieues de là, l’Aiguillecreuse,n’est-cepasl’asileinexpugnable?

C’est l’asileetc’estaussi la formidablecachette.Tous les trésorsdes rois,grossisdesiècleensiècle,toutl’ordeFrance,toutcequ’onextraitdupeuple,toutcequ’onarracheau clergé, tout le butin ramassé sur les champs de bataille de l’Europe, c’est dans lacaverneroyalequ’onl’entasse.Vieuxsousd’or,écusreluisants,doublons,ducats,florins,guinées,etlespierreries,etlesdiamants,ettouslesjoyaux,ettouteslesparures,toutestlà.Quiledécouvrirait?Quisauraitjamaislesecretimpénétrabledel’Aiguille?Personne.

Si,Lupin.

Et Lupin devient cette sorte d’être vraiment disproportionné que l’on connaît, cemiracle impossible à expliquer tant que la vérité demeure dans l’ombre.Si infinies quesoientlesressourcesdesongénie,ellesnepeuventsuffireàlaluttequ’ilsoutientcontrela

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Société. Ilenfautd’autresplusmatérielles. Il faut la retraitesûre, il faut lacertitudedel’impunité,lapaixquipermetl’exécutiondesplans.

Sansl’Aiguillecreuse,Lupinestincompréhensible,c’estunmythe,unpersonnagederoman,sansrapportaveclaréalité.Maîtredusecret,etdequelsecret!c’estunhommecomme les autres, tout simplement, mais qui sait manier de façon supérieure l’armeextraordinairedontledestinl’adoté.

Donc, l’Aiguille est creuse, et c’est là un fait indiscutable.Restait à savoir commentl’onypouvaitaccéder.

Par lamerévidemment. Ildevaityavoir,ducôtédu large,quelquefissureabordablepourlesbarquesàcertainesheuresdelamarée.Maisducôtédelaterre?

Jusqu’ausoir,Beautreletrestasuspenduau-dessusdel’abîme,lesyeuxrivésàlamassed’ombrequeformaitlapyramide,etsongeant,méditantdetoutl’effortdesonesprit.

Puis il descendit vers Étretat, choisit l’hôtel le plus modeste, dîna, monta dans sachambreetdéplialedocument.

Pour lui,maintenant,c’étaitun jeuqued’enpréciser la signification.Toutdesuite ils’aperçutquelestroisvoyellesdumotÉtretatseretrouvaientàlapremièreligne,dansleurordreetauxintervallesvoulus.Cettepremièrelignes’établissaitdèslorsainsi:

e.a.a..étretat.a..

QuelsmotspouvaientprécéderÉtretat ?Desmots sansdoutequi s’appliquaient à lasituation de l’Aiguille par rapport au village. Or, l’Aiguille se dressait à gauche, àl’ouest…Ilcherchaet,sesouvenantquelesventsd’ouests’appelaientsurlescôtesventsd’avaletquelaporteétaitjustementdénomméed’Aval,ilinscrivit:

Enavald’Étretat.a..

LasecondeligneétaitcelledumotDemoiselles,et,constatantaussitôt,avantcemot,lasérie de toutes les voyelles qui composent les mots la chambre des, il nota les deuxphrases:

Enavald’Étretat–LachambredesDemoiselles.

Il eut plus demal pour la troisième ligne, et ce n’est qu’après avoir tâtonné que, serappelant la situation, non loin de la chambre desDemoiselles, du castel construit à laplacedufortdeFréfossé,ilfinitparreconstituerainsiledocumentpresquecomplet:

Enavald’Étretat– lachambredesDemoiselles–Sous le fortdeFréfossé–Aiguillecreuse.

Cela, c’était les quatre grandes formules, les formules essentielles et générales. Parelles, on se dirigeait en aval d’Étretat, on entrait dans la chambre desDemoiselles, onpassaitselontoutesprobabilitéssouslefortdeFréfosséetl’onarrivaitàl’aiguille.

Comment?Parlesindicationsetlesmesuresquiformaientlaquatrièmeligne:

Cela,c’étaitévidemmentlesformulesplusspéciales,destinéesàlarecherchedel’issue

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paroùl’onpénétrait,etducheminquiconduisaitàl’Aiguille.

Beautrelet supposa aussitôt – et son hypothèse était la conséquence logique dudocument – que, s’il y avait réellement une communication directe entre la terre etl’obélisquedel’Aiguille,lesouterraindevaitpartirdelachambredesDemoiselles,passersous le fort deFréfossé, descendre à pic les centmètres de la falaise, et, par un tunnelpratiquésouslesrocsdelamer,aboutiràl’Aiguillecreuse.

L’entréedusouterrain?N’était-cepaslesdeuxlettresDetF,sinettementdécoupées,quiladésignaient,quilalivraientpeut-êtreaussigrâceàquelquemécanismeingénieux?

Toute lamatinée du lendemain, Isidore flâna dansÉtretat et bavarda de droite et degauchepourtâcherderecueillirquelquerenseignementutile.Enfin,l’après-midi,ilmontasurlafalaise.Déguiséenmatelot,ils’étaitrajeuniencore,etilavaitl’aird’ungamindedouzeans,avecsaculottetropcourteetsonmaillotdepêcheur.

Àpeineentrédanslagrotte,ils’agenouilladevantleslettres.Unedéceptionl’attendait.Ileutbeaufrapperdessus,lespousser,lesmanipulerdanstouslessens,ellesnebougèrentpas.Etilserenditcompteassezrapidementqu’ellesnepouvaientréellementpasbougeret,parconséquent,qu’ellesnecommandaientaucunmécanisme.Pourtant…pourtantellessignifiaientquelquechose!Desinformationsqu’ilavaitprisesdanslevillage,ilrésultaitque personne n’avait jamais pu en expliquer la présence, et que l’abbé Cochet, en sonprécieux livre surÉtretat{10}, s’était lui aussi penché vainement sur ce petit rébus.MaisIsidoresavaitcequ’ignorait lesavantarchéologuenormand,c’est-à-dire laprésencedesdeuxmêmes lettres sur le document, à la ligne des indications. Coïncidence fortuite ?Impossible.Alors?…

Une idée lui vint brusquement, et si rationnelle, si simple, qu’il ne douta pas unesecondedesajustesse.CeDetcetFn’était-cepaslesinitialesdedeuxdesmotslesplusimportants du document ? mots qui représentaient – avec l’Aiguille – les stationsessentiellesdelarouteàsuivre:lachambredesDemoisellesetlefortdeFréfossé.LeDdeDemoiselles,l’FdeFréfossé, ilyavait làunrapport tropétrangepourêtre le faitduhasard.

En ce cas le problème s’offrait ainsi : le groupeDF représente la relation qui existeentrelachambredesDemoisellesetlefortdeFréfossé;lalettreisoléeDquicommencelalignereprésentelesDemoiselles,c’est-à-direlagrotteoùilfauttoutd’abordseposter;etla lettre isolée F, qui se place au milieu de la ligne, représente Fréfossé, c’est-à-direl’entréeprobabledusouterrain.

Entrecesdiverssignes,ilenrestedeuxunesortederectangleinégal,marquéd’untraitsurlagauche,enbas,etlechiffre19,signesqui,entouteévidence,indiquentàceuxquisetrouventdanslagrotte,lemoyendepénétrersouslefort.

La formedece rectangle intriguait Isidore.Yaurait-ilautourde lui, sur lesmurs,outout aumoins à portée du regard, une inscription, une chose quelconque affectant uneformerectangulaire?

Ilchercha longtemps,et ilétait sur lepointd’abandonnercettepiste,quandsesyeuxrencontrèrent la petite ouverture percée dans le roc et qui était comme la fenêtre de lachambre.Or les bords de cette ouverture dessinaient précisément un rectangle rugueux,

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inégal, grossier, mais tout de même un rectangle, et aussitôt Beautrelet constata qu’enposantlesdeuxpiedssurleDetsurl’Fgravésdanslesol–etainsis’expliquaitlabarrequisurmontaitlesdeuxlettresdudocument–onsetrouvaitexactementàlahauteurdelafenêtre!

Ilpritpositionàcetendroitetregarda.Lafenêtreétantdirigée,nousl’avonsdit,verslaterre ferme, onvoyait d’abord le sentier qui reliait la grotte à la terre, sentier suspenduentredeuxabîmes,puisonapercevaitlabasemêmedumonticulequiportaitlefort.Pouressayerdevoirlefort,Beautreletsepenchaverslagauche,etc’estalorsqu’ilcompritlasignificationdutraitarrondi,delavirgulequimarquaitledocumentenbas,àgaucheenbas, à gauche de la fenêtre, un morceau de silex formait saillie, et l’extrémité de cemorceauserecourbaitcommeunegriffe.Oneûtditunvéritablepointdemire.Etsil’onappliquaitl’œilàcepointdemire,leregarddécoupait,surlapentedumonticuleopposé,unesuperficiedeterrainassezrestreinteetpresqueentièrementoccupéeparunvieuxmurdebrique,vestigedel’ancienfortdeFréfosséoudel’ancienoppidumromainconstruitàcetendroit.

Beautrelet courutverscepandemur, longpeut-êtrededixmètresetdont la surfaceétaittapisséed’herbesetdeplantes.Ilnerelevaaucunindice.

Etcependant,cechiffre19?

Ilrevintàlagrotte,sortitdesapocheunpelotondeficelleetunmètreenétoffedontils’étaitmuni,noualaficelleàl’angledesilex,attachauncaillouaudix-neuvièmemètreetlelançaducôtédelaterre.Lecaillouatteignitàpeinel’extrémitédusentier.

«Tripleidiot,pensaBeautrelet.Est-cequel’oncomptaitparmètresàcetteépoque?19signifie19toisesounesignifierien.»

Lecalculeffectué,ilcomptatrente-septmètressurlaficelle,fitunnœud,et,àtâtons,cherchasurlepandumurlepointexactetforcémentuniqueoùlenœudforméàtrente-septmètresde lafenêtredesDemoiselles toucherait lemurdeFréfossé.Aprèsquelquesinstants le point de contact s’établit. De sa main restée libre, il écarta des feuilles demolènepousséesentrelesinterstices.

Uncriluiéchappa.Lenœudétaitposésurlecentred’unepetitecroixsculptéeenreliefsurunebrique.

Or,lesignequisuivaitlechiffre19surledocumentétaitunecroix!

Il luifalluttoutesavolontépourdominerl’émotionquil’envahit.Hâtivement,desesdoigts crispés, il saisit la croix et, tout en appuyant, il tourna comme il eût tourné lesrayonsd’uneroue.Labriqueoscilla.Ilredoublasoneffort:ellenebougeaitplus.Alors,sans tourner, ilappuyadavantage. Il lasentitaussitôtquicédait.Et toutàcoup, ilyeutcommeundéclenchement,unbruitdeserrurequis’ouvre ;et,àdroitede labrique,surunelargeurd’unmètre,lepandumurpivotaetdécouvritl’orificed’unsouterrain.

Commeun fou,Beautrelet empoigna la portede fer dans laquelle les briques étaientscellées, la ramenaviolemment,et la ferma.L’étonnement, la joie, lapeurd’êtresurprisconvulsaientsafigurejusqu’àlarendreméconnaissable.Ileutlavisioneffarantedetoutce qui s’était passé là, devant cette porte, depuis vingt siècles, de tous les personnagesinitiés au grand secret, qui avaient pénétré par cette issue…Celtes, Gaulois, Romains,

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Normands,Anglais, Français, barons, ducs, rois, et, après eux tous,Arsène Lupin… etaprès Lupin, lui, Beautrelet… Il sentit que son cerveau lui échappait. Ses paupièresbattirent.Iltombaévanouietroulajusqu’aubasdelarampe,au.bordmêmeduprécipice.

Sa tâche était finie, dumoins la tâche qu’il pouvait accomplir seul, avec les seulesressourcesdontildisposait.

Lesoir,ilécrivitauchefdelaSûretéunelonguelettre,oùilrapportaitfidèlementlesrésultatsdesonenquêteet livrait le secretde l’Aiguillecreuse. Ildemandaitdusecourspouracheverl’œuvreetdonnaitsonadresse.

En attendant la réponse, il passa deux nuits consécutives dans la chambre desDemoiselles. Il les passa, transi de peur, les nerfs secoués d’une épouvantequ’exaspéraient les bruits nocturnes… Il croyait à tout instant voir des ombres quis’avançaientverslui.Onsavaitsaprésencedanslagrotte…onvenait…onl’égorgeait…Sonregardpourtant,éperdumentfixe,soutenupartoutesavolonté,s’accrochaitaupandemur.

Lapremièrenuitriennebougea,maislaseconde,àlaclartédesétoilesetd’unmincecroissantdelune,ilvitlaportes’ouvriretdessilhouettesquiémergeaientdesténèbres.Ilencomptadeux,trois,quatre,cinq…

Il lui sembla que ces cinq hommes portaient des fardeaux assez volumineux. Ilscoupèrent droit par les champs jusqu’à la route du Havre et il discerna la bruit d’uneautomobilequis’éloignait.

Il revint sur ses pas, il côtoya une grande ferme.Mais au détour du chemin qui labordait,iln’eutqueletempsd’escaladeruntalusetdesedissimulerderrièredesarbres.Des hommes encore passèrent, quatre… cinq… et tous chargés de paquets. Et deuxminutesaprès,uneautreautomobilegronda.Cettefois,iln’eutpaslaforcederetourneràsonposteetilrentrasecoucher.

Àsonréveil,legarçond’hôtelluiapportaunelettre.Illadécacheta.C’étaitlacartedeGanimard.

–Enfin ! s’écriaBeautrelet, qui sentait vraiment, après une campagne aussi dure, lebesoind’unsecours.

Ilseprécipitalesmainstendues.Ganimardlesprit,lecontemplaunmomentetluidit:

–Vousêtesunrudetype,mongarçon.

–Bah!fit-il,lehasardm’aservi.

–Iln’yapasdehasardaveclui,affirmal’inspecteur,quiparlaittoujoursdeLupind’unairsolenneletsansprononcersonnom.

Ils’assit.

–Alorsnousletenons?

–Commeonl’adéjàtenuplusdevingtfois,ditBeautreletenriant.

–Oui,maisaujourd’hui…

–Aujourd’hui,eneffet,lecasdiffère.Nousconnaissonssaretraite,sonchâteaufort,ce

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quifait,sommetoute,queLupinestLupin.Ilpeuts’échapper.L’Aiguilled’Étretatnelepeutpas.

–Pourquoisupposez-vousqu’ils’échappera?demandaGanimardinquiet.

–Pourquoisupposez-vousqu’ilaitbesoindes’échapper?réponditBeautrelet.Rienneprouvequ’ilsoitdans l’Aiguilleactuellement.Cettenuit,onzedesescomplicesensontsortis.Ilétaitpeut-êtrel’undecesonze.

Ganimardréfléchit.

–Vousavez raison.L’essentiel, c’est l’Aiguillecreuse.Pour le reste,espéronsque lachancenousfavorisera.Etmaintenant,causons.

Ilpritdenouveausavoixgrave,sonaird’importanceconvaincue,etprononça:

–MoncherBeautrelet, j’ai ordredevous recommander, à proposde cette affaire, ladiscrétionlaplusabsolue.

–Ordredequi?fitBeautreletplaisantant.DuPréfetdepolice?

–Plushaut.

–LeprésidentduConseil?

–Plushaut.

–Bigre!

Ganimardbaissalavoix.

–Beautrelet, j’arrivede l’Élysée.Onconsidèrecette affaire commeun secretd’État,d’une extrême gravité. Il y a des raisons sérieuses pour que l’on tienne ignorée cettecitadelle invisible… des raisons stratégiques surtout… Cela peut devenir un centre deravitaillement,unmagasindepoudresnouvelles,deprojectilesrécemment inventés,quesais-je?l’arsenalinconnudelaFrance.

–Maiscommentespère-t-ongarderuntelsecret?Jadis,unseulhommeledétenait,leroi. Aujourd’hui, nous sommes déjà quelques-uns à le savoir, sans compter la bande àLupin.

–Eh!Quandonnegagneraitquedixans,quecinqansdesilence!Cescinqannéespeuventêtrelesalut…

–Mais,pours’emparerdecettecitadelle,decefuturarsenal,ilfautbienl’attaquer,ilfautbienendélogerLupin.Ettoutcelanesefaitpassansbruit.

– Évidemment, on devinera quelque chose, mais on ne saura pas. Et puis quoi,essayons.

–Soit,quelestvotreplan?

–Endeuxmots,voilà.Toutd’abordvousn’êtespasIsidoreBeautrelet,etiln’estpasnonplusquestiond’ArsèneLupin.Vousêtesetvousrestezungamind’Étretat,lequelenflânantasurprisdesindividusquisortaientd’unsouterrain.Voussupposez,n’est-cepas,l’existenced’unescalierquipercelafalaiseduhautenbas?

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–Oui, il y a plusieurs de ces escaliers le long de la côte. Tenez, tout près, onm’asignalé,en facedeBénouville, l’escalierduCuré,connude tous lesbaigneurs.Et jeneparlepasdestroisouquatretunnelsdestinésauxpêcheurs.

–Donc,lamoitiédemeshommesetmoinousmarchonsguidésparvous.J’entreseul,ouaccompagné,ceciestàvoir.Toujoursest-ilquel’attaquealieuparlà.SiLupinn’estpasdansl’Aiguille,nousétablissonsunesouricière,oùunjouroul’autreilseferapincer.S’ilestlà…

–S’ilestlà,monsieurGanimard,ils’enfuiradel’Aiguilleparlafacepostérieure,cellequiregardelamer.

–Encecas,ilseraimmédiatementarrêtéparl’autremoitiédemeshommes.

–Oui,maissi,commejelesuppose,vousavezchoisilemomentoùlamers’estretirée,laissant à découvert la base de l’Aiguille, la chasse sera publique, puisqu’elle aura lieudevant tous les pêcheurs demoules, de crevettes et de coquillages qui pullulent sur lesrochersavoisinants.

–C’estpourquoijechoisiraijustementl’heureoùlamerserapleine.

–Encecasils’enfuirasurunebarque.

– Et comme j’aurai là, moi, une douzaine de barques de pêche dont chacune seracommandéeparundemeshommes,ilseracueilli.

–S’ilnepassepasentrevotredouzainedebarques,ainsiqu’unpoissonà travers lesmailles.

–Soit.Maisalorsjelecouleàfond.

–Fichtre!Vousaurezdoncdescanons?

–MonDieu,oui.IlyaencemomentuntorpilleurauHavre.Suruncoupdetéléphonedemoi,ilsetrouveraàl’heurediteauxenvironsdel’Aiguille.

–CequeLupinserafier!Untorpilleur!…Allons, jevois,monsieurGanimard,quevousaveztoutprévu.Iln’yaplusqu’àmarcher.Quanddonnons-nousl’assaut?

–Demain.

–Lanuit?

–Enpleinjour,àmaréemontante,surlecoupdedixheures.

–Parfait.

Sous ses apparences de gaieté, Beautrelet cachait une véritable angoisse. Jusqu’aulendemain,ilnedormitpas,agitanttouràtourlesplanslesplusimpraticables.Ganimardl’avait quitté pour se rendre à une dizaine de kilomètres d’Étretat, à Yport, où, parprudence,ilavaitdonnérendez-vousàseshommesetoùilfrétadouzebarquesdepêche,envue,soi-disantdesondageslelongdelacôte.

Àneufheurestroisquarts,escortédedouzegaillardssolides, ilrencontraitIsidoreaubasducheminquimontesurlafalaise.Àdixheuresprécises,ilsarrivaientdevantlepandemur.Etc’étaitl’instantdécisif.

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–Qu’est-cequetuasdonc,Beautrelet?Tuesvert?ricanaGanimard,tutoyantlejeunehommeenmanièredemoquerie.

–Et toi,monsieurGanimard, ripostaBeautrelet, on croirait que tadernièreheure estvenue.

Ilsdurents’asseoiretGanimardavalaquelquesgorgéesderhum.

–Cen’estpasletrac,dit-il,mais,sapristi,quelleémotion!Chaquefoisquejedoislepincer,çameprendcommeçaauxentrailles.Unpeuderhum?

–Non.

–Etsivousrestezenroute?

–C’estquejeseraimort.

–Bigre!Enfin,nousverrons.Etmaintenant,ouvrez.Pasdedangerd’êtrevu,hein?

–Non.L’Aiguilleestplusbassequelafalaise,etenoutrenoussommesdansunreplideterrain.

Beautrelets’approchadumuretpesasurlabrique.Ledéclenchementseproduisit,etl’entréedusouterrainapparut.À la lueurdes lanternesqu’ilsallumèrent, ilsvirentqu’ilétaitpercéenformedevoûte,etquecettevoûte,ainsid’ailleursquelesollui-même,étaitentièrementrecouvertedebriques.

Ils marchèrent pendant quelques secondes, et tout de suite un escalier se présenta.Beautreletcomptaquarante-cinqmarches,marchesenbriques,maisquel’actionlentedespasavaitaffaisséesparlemilieu.

–Sacrénom! juraGanimardqui tenait la tête,etquis’arrêtasubitementcommes’ilavaitheurtéquelquechose.

–Qu’ya-t-il?

–Uneporte!

–Bigre,murmuraBeautreletenlaregardant,etpascommodeàdémolir.Unblocdefer,toutsimplement.

–Noussommesfichus,ditGanimard,iln’yamêmepasdeserrure.

–Justement,c’estcequimedonnedel’espoir.

–Etpourquoi?

–Uneporteest faitepours’ouvrir,etsicelle-làn’apasdeserrure,c’estqu’ilyaunsecretpourl’ouvrir.

–Etcommenousneconnaissonspascesecret…

–Jevaisleconnaître.

–Parquelmoyen?

–Parlemoyendudocument.Laquatrièmelignen’apasd’autreraisonquederésoudreles difficultés au moment où elles s’offrent. Et la solution est relativement facile,puisqu’elleestinscrite,nonpourdérouter,maispouraiderceuxquicherchent.

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–Relativementfacile!jenesuispasdevotreavis,s’écriaGanimardquiavaitdépliéledocument…Lenombre44etuntrianglemarquéd’unpointàgauche,c’estplutôtobscur.

–Maisnon,maisnon.Examinezlaporte.Vousverrezqu’elleestrenforcée,auxquatrecoins,deplaquesdeferenformedetrianglesetquecesplaquessontmaintenuespardegros clous. Prenez la plaque de gauche, tout en bas, et faites jouer le clou qui est àl’angle…Ilyaneufchancescontreune,pourquenoustombionsjuste.

–Vousêtestombésurladixième,ditGanimardaprèsavoiressayé.

–Alors,c’estquelechiffre44…

Àvoixbasse,toutenréfléchissant,Beautreletcontinua:

–Voyons…Ganimardetmoi,noussommeslà,touslesdeux,àladernièremarchedel’escalier… il y en a 45… Pourquoi 45, tandis que le chiffre du document est 44 ?Coïncidence?non…Danstoutecetteaffaire,iln’yajamaiseudecoïncidence,dumoinsinvolontaire.Ganimard,ayezlabontéderemonterd’unemarche…C’estcela,nequittezpascette44emarche.Etmaintenant, jefaisjouerlecloudefer.Etlabobinettecherra…Sansquoij’yperdsmonlatin…

La lourdeporte en effet tourna sur sesgonds.Une caverne assez spacieuse s’offrit àleursregards.

–NousdevonsêtreexactementsouslefortdeFréfossé,ditBeautrelet.Maintenantlescouchesde terre sont traversées.C’est fini de la brique.Nous sommes enpleinemassecalcaire.

La salle était confusément éclairée par un jet de lumière qui provenait de l’autreextrémité.Ens’approchantilsvirentquec’étaitunefissuredelafalaise,pratiquéedansunressaut de la paroi, et qui formait comme une sorte d’observatoire. En face d’eux, àcinquantemètres,surgissaitdesflots lebloc impressionnantde l’Aiguille.Àdroite, toutprès, c’était l’arc-boutant de la porte d’Aval, à gauche, très loin, fermant la courbeharmonieused’unevastecrique,uneautrearche,plusimposanteencore,sedécoupaitdanslafalaise,laManneporte(magnaporta),sigrande,qu’unnavireyauraittrouvépassage,sesmâtsdressésettoutesvoilesdehors.Aufond,partout,lamer.

–Jenevoispasnotreflottille,ditBeautrelet.

– Impossible, fit Ganimard, la porte d’Aval nous cache toute la côte d’Étretat etd’Yport.Maistenez,là-bas,aularge,cettelignenoire,aurasdel’eau…

–Ehbien?…

– Eh bien, c’est notre flotte de guerre, le torpilleur n° 25. Avec ça, Lupin peuts’évader…s’ilveutconnaîtrelespaysagessous-marins.

Une rampemarquait l’orifice de l’escalier, près de la fissure. Ils s’y engagèrent.Detempsàautre,unepetitefenêtretrouaitlaparoi,etchaquefoisilsapercevaientl’Aiguille,dontlamasseleursemblaitdeplusenpluscolossale.Unpeuavantd’arriverauniveaudel’eau,lesfenêtrescessèrent,etcefutl’obscurité.

Isidore comptait les marches à haute voix. À la trois cent cinquante-huitième, ilsdébouchèrentdansuncouloirpluslargequebarraitencoreuneporteenfer,renforcéede

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plaquesetdeclous.

–Nousconnaissonsça,ditBeautrelet.Ledocumentnousdonne lenombre357etuntrianglepointéàdroite.Nousn’avonsqu’àrecommencerl’opération.

La seconde porte obéit comme la première. Un long, très long tunnel se présenta,éclairédeplaceenplaceparlalueurvivedelanternes,suspenduesàlavoûte.Lesmurssuintaient,etdesgouttesd’eautombaientsurlesol,desorteque,d’unboutàl’autre,onavaitdisposépourfaciliterlamarche,unvéritabletrottoirenplanches.

–Nouspassonssouslamer,ditBeautrelet.Vousvenez,Ganimard?

L’inspecteurs’aventuradansletunnel,suivitlapasserelleenboisets’arrêtadevantunelanternequ’ildécrocha:

–Lesustensilesdatentpeut-êtredumoyenâge,maislemoded’éclairageestmoderne.Cesmessieurss’éclairentavecdesmanchonsàincandescence.

Il continua son chemin. Le tunnel aboutissait à une autre grotte de proportions plusspacieuses,oùl’onapercevait,enface,lespremièresmarchesd’unescalierquimontait.

–Maintenant,c’estl’ascensiondel’Aiguillequicommence,ditGanimard,çadevientplusgrave.

Maisundeseshommesl’appela.

–Patron,unautreescalier,là,surlagauche.

Ettoutdesuiteaprès,ilsendécouvrirentuntroisièmesurladroite.

–Fichtre,murmural’inspecteur,lasituationsecomplique.Sinouspassonsparici,ilsfilerontparlà,eux.

–Séparons-nous,proposaBeautrelet.

– Non, non… ce serait nous affaiblir… Il est préférable que l’un de nous parte enéclaireur.

–Moi,sivousvoulez…

–Vous,Beautrelet,soit.Jeresteraiavecmeshommes…commeça,rienàcraindre.Ilpeutyavoird’autrescheminsqueceluiquenousavonssuividanslafalaise,etplusieurscheminsaussiàtraversl’Aiguille.Mais,poursûr,entrelafalaiseetl’Aiguille,iln’yapasd’autrecommunicationqueletunnel.Donc,ilfautqu’onpasseparcettegrotte.Doncjem’y installe jusqu’à votre retour. Allez, Beautrelet, et de la prudence… À la moindrealerte,rappliquez…

Vivement Isidoredisparutpar l’escalierdumilieu.À la trentièmemarche,uneporte,unevéritableporteenboisl’arrêta.Ilsaisitleboutondelaserrureettourna.Ellen’étaitpasfermée.

Ilentradansunesallequiluisemblatrèsbasse,tellementelleétaitimmense.Éclairéepar de fortes lampes, soutenue par des piliers trapus, entre lesquels s’ouvraient deprofondes perspectives, elle devait presque avoir lesmêmes dimensions que l’Aiguille.Descaissesl’encombraient,etunemultituded’objets,desmeubles,dessièges,desbahuts,descrédences,descoffrets,toutunfouilliscommeonenvoitausous-soldesmarchands

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d’antiquités.Àsadroiteetàsagauche,Beautreletaperçutl’orificededeuxescaliers,lesmêmessansdoutequeceuxquipartaientdelagrotteinférieure.IleûtdoncpuredescendreetavertirGanimard.Mais,enfacedelui,unnouvelescaliermontait,etileutlacuriositédepoursuivreseulsesinvestigations.

Trente marches encore. Une porte, puis une salle un peu moins vaste, sembla-t-il àBeautrelet.Ettoujours,enface,unescalierquimontait.

Trentemarchesencore.Uneporte.Unesallepluspetite…

Beautreletcomprit leplandestravauxexécutésàl’intérieurdel’Aiguille.C’étaitunesérie de salles superposées les unes au-dessus des autres, et par conséquent, de plus enplusrestreintes.Toutesservaientdemagasins.

À laquatrième, iln’yavaitplusde lampe.Unpeude jour filtraitpardes fissures,etBeautreletaperçûtlameràunedizainedemètresau-dessousdelui.

Àcemoment,ilsesentitsiéloignédeGanimardqu’unecertaineangoissecommençaàl’envahir,et il luifallutdominersesnerfspournepassesauveràtoutesjambes.Aucundanger ne le menaçait cependant, et même, autour de lui, le silence était tel qu’il sedemandaitsil’Aiguilleentièren’avaitpasétéabandonnéeparLupinetsescomplices.

«Auprochainétage,sedit-il,jem’arrêterai.»

Trentemarches,toujours,puisuneporte,celle-cipluslégère,d’aspectplusmoderne.Illa poussa doucement, tout prêt à la fuite. Personne. Mais la salle différait des autrescomme destination. Aux murs, des tapisseries, sur le sol, des tapis. Deux dressoirsmagnifiques se faisaient vis-à-vis, chargés d’orfèvrerie. Les petites fenêtres, pratiquéesdanslesfentesétroitesetprofondes,étaientgarniesdevitres.

Au milieu de la pièce, une table richement servie avec une nappe en dentelle, descompotiers de fruits et de gâteaux, du champagne en carafes, et des fleurs, desamoncellementsdefleurs.

Autourdelatable,troiscouverts.

Beautrelet s’approcha. Sur les serviettes il y avait des cartes avec les noms desconvives.

Illutd’abord:ArsèneLupin.

Enface:MmeArsèneLupin.

Il prit la troisièmecarte et tressautad’étonnement.Celle-làportait sonnom : IsidoreBeautrelet!

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10–LetrésordesroisdeFrance

Unrideaus’écarta.

–Bonjour,mon cherBeautrelet, vous êtes un peu en retard.Le déjeuner était fixé àmidi.Mais,enfin,àquelquesminutesprès…Qu’ya-t-ildonc?Vousnemereconnaissezpas?Jesuisdoncsichangé!

Au cours de sa lutte contre Lupin, Beautrelet avait connu bien des surprises, et ils’attendaitencore,àl’heuredudénouement,àpasserparbiend’autresémotions,maislechoc cette fois fut imprévu. Ce n’était pas de l’étonnement, mais de la stupeur, del’épouvante.

L’hommequ’ilavaitenfacedelui,l’hommequetoutelaforcebrutaledesévénementsl’obligeaitàconsidérercommeArsèneLupin,cethommec’étaitValméras.Valméras!lepropriétaireduchâteaude l’Aiguille.Valméras !celui-làmêmeauquel ilavaitdemandésecours contre Arsène Lupin. Valméras ! son compagnon d’expédition à Crozant.Valméraslecourageuxamiquiavaitrendupossiblel’évasiondeRaymondeenfrappantouenaffectantdefrapper,dansl’ombreduvestibule,uncomplicedeLupin!

–Vous…vous…C’estdoncvous!balbutia-t-il.

– Et pourquoi pas ? s’écria Lupin. Pensiez-vous donc me connaître définitivementparce que vous m’aviez vu sous les traits d’un clergyman ou sous l’apparence deM.Massiban?Hélas!quandonachoisilasituationsocialequej’occupe,ilfautbienseservir de ses petits talents de société. Si Lupin ne pouvait être, à sa guise, pasteur del’Égliseréforméeetmembredel’AcadémiedesInscriptionsetdesBelles-Lettres,ceseraitàdésespérerd’êtreLupin.Or,Lupin,levraiLupin,Beautrelet,levoici!Regardedetoustesyeux,Beautrelet…

–Maisalors…sic’estvous…alors…Mademoiselle…

–Ehoui,Beautrelet,tul’asdit…

Ilécartadenouveaulatenture,fitunsigneetannonça:

–MmeArsèneLupin.

–Ah!murmuralejeunehommemalgrétoutconfondu…MlledeSaint-Véran.

–Non,non,protestaLupin,MmeArsèneLupinouplutôt,sivouspréférez,MmeLouisValméras,monépouseen justesnoces, selon les formes légales lesplus rigoureuses.Etgrâceàvous,moncherBeautrelet.

Illuitenditlamain.

–Tousmesremerciements…et,devotrepart,jel’espère,sansrancune.

Chose bizarre, Beautrelet n’en éprouvait point de la rancune. Aucun sentimentd’humiliation. Nulle amertume. Il subissait si fortement l’énorme supériorité de sonadversaire qu’il ne rougissait pas d’avoir été vaincu par lui. Il serra lamain qu’on luioffrait.

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–Madameestservie.

Undomestiqueavaitdéposésurlatableunplateauchargédemets.

–Vousnousexcuserez,Beautrelet,monchefestencongé,etnousseronscontraintsdemangerfroid.

Beautrelet n’avait guère envie de manger. Il s’assit cependant, prodigieusementintéressépar l’attitudedeLupin.Quesavait-ilau juste?Serendait-ilcomptedudangerqu’il courait ? Ignorait-il la présence de Ganimard et de ses hommes ?… Et Lupincontinuait:

– Oui, grâce à vous, mon cher ami. Certainement, Raymonde et moi, nous noussommesaiméslepremierjour.Parfaitement,monpetit…L’enlèvementdeRaymonde,sacaptivité, des blagues, tout cela : nous nous aimions… Mais elle, pas plus que moi,d’ailleurs,quandnousfûmeslibresdenousaimer,nousn’avonspuadmettrequ’ils’établîtentrenousundeceslienspassagersquisontàlamerciduhasard.LasituationétaitdoncinsolublepourLupin.Maisellenel’étaitpassijeredevenaisleLouisValmérasquejen’aipascesséd’êtredepuislejourdemonenfance.C’estalorsquej’eusl’idée,puisquevousnelâchiezpaspriseetquevousavieztrouvécechâteaudel’Aiguille,deprofiterdevotreobstination.

–Etdemaniaiserie.

–Bah!quines’yfûtlaisséprendre?

–Desortequec’estsousmoncouvert,avecmonappui,quevousavezpuréussir?

– Parbleu ! Comment aurait-on soupçonnéValméras d’être Lupin, puisqueValmérasétait l’ami de Beautrelet, et que Valméras venait d’arracher à Lupin celle que Lupinaimait?Etcefutcharmant.Oh!lesjolissouvenirs!L’expéditionàCrozant!lesbouquetsdefleurstrouvés:masoi-disantlettred’amouràRaymonde!et,plustard,lesprécautionsquemoi,Valméras,j’eusàprendrecontremoi,Lupin,avantmonmariage!Et,lesoirdevotrefameuxbanquet,quandvousdéfaillîtesentremesbras!Lesjolissouvenirs!…

Ilyeutunsilence.BeautreletobservaRaymonde.ElleécoutaitLupinsansmotdire,etelleleregardaitavecdesyeuxoùilyavaitdel’amour,delapassion,etautrechoseaussi,quelejeunehommen’auraitpudéfinir,unesortedegêneinquièteetcommeunetristesseconfuse.MaisLupin tourna lesyeuxverselleet elle lui sourit tendrement.À travers latable,leursmainssejoignirent.

–Quedis-tudemapetiteinstallation,Beautrelet?s’écriaLupin…Del’allure,n’est-cepas?Jeneprétendspointquecesoitdudernierconfortable…Cependant,quelques-unss’ensontcontentés,etnondesmoindres…Regardelalistedequelquespersonnagesquifurentlespropriétairesdel’Aiguille,etquitinrentàhonneurd’ylaisserlamarquedeleurpassage.

Surlesmurs,lesunsau-dessousdesautres,cesmotsétaientgravés:

César.Charlemagne.Roll.GuillaumeleConquérant.Richard,roid’Angleterre.LouisleOnzième.François.HenriIV.LouisXIV.ArsèneLupin.

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–Quis’inscriradésormais?reprit-il.Hélas!lalisteestclose.DeCésaràLupin,etpuisc’esttout.Bientôt,ceseralafouleanonymequiviendravisiterl’étrangecitadelle.Etdireque,sansLupin,toutcelarestaitàjamaisinconnudeshommesAh!Beautrelet,lejouroùj’ai mis le pied sur ce sol abandonné, quelle sensation d’orgueil ! Retrouver le secretperdu,endevenir lemaître, leseulmaître!Héritierd’unpareilhéritage!Après tantderois,habiterl’Aiguille!…

Ungestedesafemmel’interrompit.Elleparaissaittrèsagitée.

–Dubruit,dit-elle…dubruitendessousdenous…vousentendez…

–C’estleclapotementdel’eau,fitLupin.

–Maisnon…maisnon…Lebruitdesvagues,jeleconnais…c’estautrechose…

–Quevoulez-vousque ce soit,ma chère amie, ditLupin en riant. Jen’ai invitéqueBeautreletàdéjeuner.

Et,s’adressantaudomestique:

–Charolais,tuasfermélesportesdesescaliersderrièremonsieur?

–Oui,etj’aimislesverrous.

Lupinseleva:

–Allons,Raymonde,netremblezpasainsi…Ah!maisvousêtestoutepâle!

Illuiditquelquesmotsàvoixbasse,ainsiqu’audomestique,soulevalerideauetlesfitsortirtousdeux.

Enbas, lebruitseprécisait.C’étaientdescoupssourdsquiserépétaientà intervalleségaux.Beautreletpensa:

«Ganimardaperdupatience,etilbriselesportes.»

Trèscalme,etcommesi,véritablement,iln’eûtpasentendu,Lupinreprit:

–Parexemple,rudementendommagée,l’Aiguille,quandj’airéussiàladécouvrir!Onvoyait bien que nul n’avait possédé le secret depuis un siècle, depuis Louis XVI et laRévolution.Letunnelmenaçaitruine.Lesescalierss’effritaient.L’eaucoulaitàl’intérieur.Ilm’afalluétayer,consolider,reconstruire.

Beautreletneputs’empêcherdedire:

–Àvotrearrivée,était-cevide?

–À peu près. Les rois n’ont pas dû utiliser l’Aiguille, ainsi que je l’ai fait, commeentrepôt…

–Commerefuge,alors?

–Oui, sans doute, au temps des invasions, au temps des guerres civiles, également.Maissavéritabledestination,cefutd’être…commentdirais-je?lecoffre-fortdesroisdeFrance.

Lescoupsredoublaient,moinssourdsmaintenant.Ganimardavaitdûbriserlapremière

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porte,etils’attaquaitàlaseconde.

Unsilence,puisd’autrescoupsplusrapprochésencore.C’étaitlatroisièmeporte.Ilenrestaitdeux.

Parunedesfenêtres,Beautreletaperçutlesbarquesquicinglaientautourdel’Aiguille,et,nonloin,flottantcommeungrospoissonnoir,letorpilleur.

–Quelvacarme!s’exclamaLupin,onnes’entendpas!Montons,veux-tu?Peut-êtrecelat’intéressera-t-ildevisiterl’Aiguille.

Ilspassèrentàl’étageau-dessus,lequelétaitdéfendu,commelesautres,paruneportequeLupinrefermaderrièrelui.

–Magaleriedetableaux,dit-il.

Lesmurs étaient couverts de toiles, oùBeautrelet lut aussitôt les signatures les plusillustres. Il y avait laVierge à l’Agnus Dei, de Raphaël, lePortrait de Lucrezia Fede,d’André del Sarto ; la Salomé, de Titien ; la Vierge et les Anges, de Botticelli ; desTintoret,desCarpaccio,desRembrandt,desVélasquez.

–Debellescopies!approuvaBeautrelet…

Lupinleregardad’unairstupéfait:

–Quoi !Descopies !Es-tu fou !Lescopies sontàMadrid,moncher, àFlorence, àVenise,àMunich,àAmsterdam.

–Alors,ça?

–Lestoilesoriginales,collectionnéesavecpatiencedanstouslesmuséesd’Europe,oùjelesairemplacéeshonnêtementpard’excellentescopies.

–Mais,unjouroul’autre…

–Unjouroul’autre,lafraudeseradécouverte?Ehbien!l’ontrouveramasignaturesurchacunedestoiles–par-derrière–,etl’onsauraquec’estmoiquiaidotémonpaysdechefs-d’œuvreoriginaux.Aprèstout,jen’aifaitquecequ’afaitNapoléonenItalie…Ah!tiens,Beautrelet,voicilesquatreRubensdeM.deGesvres…

Lescoupsnediscontinuaientpasaucreuxdel’Aiguille.

–Cen’estplustenable!ditLupin.Montonsencore.

Unnouvelescalier.Unenouvelleporte.

–Lasalledestapisseries,annonçaLupin.

Ellesn’étaientpassuspendues,maisroulées,ficelées,étiquetées,etmêlées,d’ailleurs,àdes paquets d’étoffes anciennes, que Lupin déplia : brocarts merveilleux, veloursadmirables,soiessouplesauxtonsfanés,chasubles,tissusd’oretd’argent…

IlsmontèrentencoreetBeautreletvitlasalledeshorlogesetdespendules,lasalledeslivres (oh ! les magnifiques reliures, et les volumes précieux introuvables, uniquesexemplaires dérobés aux grandes bibliothèques !) la salle des dentelles, la salle desbibelots.

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Et,chaquefois,lecercledelasallediminuait.Et,chaquefois,maintenant,lebruitdescoupss’éloignait.Ganimardperdaitduterrain.

–Ladernière,ditLupin,lasalleduTrésor.

Celle-ci était toute différente. Ronde, aussi, mais très haute, de forme conique, elleoccupaitlesommetdel’édifice,etsabasedevaitsetrouveràquinzeouvingtmètresdelapointeextrêmedel’Aiguille.

Du côté de la falaise, point de lucarne.Mais, du côté de lamer, comme nul regardindiscret n’était à craindre, deux baies vitrées s’ouvraient, par où la lumière entraitabondamment. Le sol était couvert d’un plancher de bois rare, à dessins concentriques.Contrelesmurs,desvitrines,quelquestableaux.

–Lesperlesdemescollections,ditLupin.Toutcequetuasvujusque-làestàvendre.Des objets s’en vont, d’autres arrivent. C’est lemétier. Ici, dans ce sanctuaire, tout estsacré. Rien que du choix, de l’essentiel, le meilleur du meilleur, de l’inappréciable.Regarde ces bijoux, Beautrelet, amulettes chaldéennes, colliers égyptiens, braceletsceltiques, chaînes arabes…Regarde ces statuettes, Beautrelet, cetteVénus grecque, cetApollondeCorinthe…RegardecesTanagras,Beautrelet!TouslesvraisTanagrassontici.Hors de cette vitrine, il n’y en a pas un seul au monde qui soit authentique. Quellejouissancedesedirecela!Beautrelet,tuterappelleslespilleursd’églisesdansleMidi,labandeThomasetcompagnie–desagentsàmoi,soitditenpassant–,ehbien!voici lachâssed’Ambazac,lavéritable,Beautrelet!TuterappelleslescandaleduLouvre,latiarereconnue fausse, imaginée, fabriquée par un artiste moderne… Voici la tiare deSaïtapharnès, la véritable, Beautrelet ! Regarde, regarde bien, Beautrelet ! Voici lamerveilledesmerveilles,l’œuvresuprême,lapenséed’undieu,voicilaJocondedeVinci,lavéritable.Àgenoux,Beautrelet,toutelafemmeestdevanttoi!

Unlongsilenceentreeux.Enbas,lescoupsserapprochaient.Deuxoutroisportes,pasdavantage,lesséparaientdeGanimard.

Aularge,onapercevaitledosnoirdutorpilleuretlesbarquesquicroisaient.Lejeunehommedemanda:

–Etletrésor?

–Ah!petit,c’estcela,surtout,quit’intéresse!Tousceschefs-d’œuvredel’arthumain,n’est-cepas?çanevautpas,pour tacuriosité, lacontemplationdu trésor…Et toute lafouleseracommetoi!Allons,soissatisfait!

Il frappa violemment du pied, fit ainsi basculer un des disques qui composaient leparquet,et, lesoulevantcommelecouvercled’uneboîte, ildécouvritunesortedecuve,touteronde,creuséeàmêmeleroc.Elleétaitvide.Unpeuplusloin,ilexécutalamêmemanœuvre.Uneautrecuveapparut.Videégalement.Troisfoisencore,ilrecommença.Lestroisautrescuvesétaientvides.

–Hein!ricanaLupin,quelledéception!SousLouisXI,sousHenriIV,sousRichelieu,lescinqcuvesdevaientêtrepleines.Mais,pensedoncàLouisXIV,àlafoliedeVersailles,auxguerres, auxgrandsdésastresdu règne !EtpenseàLouisXV, le roiprodigue,à laPompadour,àladuBarry!Cequ’onadûpuiseralors!Avecquelsonglescrochusonadûgratterlapierre!Tuvois,plusrien…

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Ils’arrêta:

–Si,Beautrelet,quelquechoseencore,lasixièmecachette!Intangible,celle-là…Nuld’entreeuxn’osajamaisytoucher.C’étaitlaressourcesuprême…disonslemot,lapoirepourlasoif.Regarde,Beautrelet.

Ilsebaissaetsoulevalecouvercle.Uncoffretdeferemplissaitlacuve.Lupinsortitdesapocheuneclefàgorgeetàrainurescompliquées,etilouvrit.

Cefutunéblouissement.Touteslespierresprécieusesétincelaient,touteslescouleursflamboyaient, l’azur des saphirs, le feu des rubis, le vert des émeraudes, le soleil destopazes.

– Regarde, regarde, petit Beautrelet. Ils ont dévoré toute la monnaie d’or, toute lamonnaied’argent,touslesécus,ettouslesducats,ettouslesdoublons,maislecoffredespierresprécieusesestintact!Regardelesmontures.Ilyenadetouteslesépoques,detousles siècles, de tous les pays. Les dots des reines sont là. Chacune apporta sa part,Marguerited’ÉcosseetCharlottedeSavoie,Maried’AngleterreetCatherinedeMédiciset toutes les archiduchesses d’Autriche, Éléonore, Élisabeth, Marie-Thérèse, Marie-Antoinette… Regarde ces perles, Beautrelet ! et ces diamants ! l’énormité de cesdiamants!Aucund’euxquinesoitdigned’uneimpératrice!LeRégentdeFrancen’estpasplusbeau!

Ilserelevaettenditlamainensignedeserment:

–Beautrelet, tu diras à l’univers queLupinn’a pas pris une seule des pierres qui setrouvaientdanslecoffreroyal,pasuneseule,jelejuresurl’honneur!Jen’enavaispasledroit.C’étaitlafortunedelaFrance…

Enbas,Ganimardsehâtait.Àlarépercussiondescoups,ilétaitfaciledejugerquel’onattaquaitl’avant-dernièreporte,cellequidonnaitaccèsàlasalledesbibelots.

–Laissonslecoffreouvert,ditLupin, touteslescuvesaussi, touscespetitssépulcresvides…

Ilfit letourdelapièce,examinacertainesvitrines,contemplacertainstableauxet,sepromenantd’unairpensif:

–Commec’esttristedequittertoutcela!Queldéchirement!Mesplusbellesheures,jeles ai passées ici, seul en face de ces objets que j’aimais…Etmesyeuxne les verrontplus,etmesmainsnelestoucherontplus.

Ilyavaitsursonvisagecontractéune telleexpressionde lassitudequeBeautreletenéprouva une pitié confuse.La douleur, chez cet homme, devait prendre des proportionsplus grandes que chez un autre, de même que la joie, de même que l’orgueil oul’humiliation.

Prèsdelafenêtre,maintenant,ledoigttenduversl’horizon,ildisait:

–Cequi est plus triste encore, c’est cela, tout cela qu’ilme faut abandonner.Est-cebeau?lamerimmense…leciel…Àdroiteetàgauchelesfalaisesd’Étretat,avecleurstroisportes,laported’Amont,laported’Aval,laManneporte…autantd’arcsdetriomphepourlemaître…Etlemaîtrec’étaitmoi!Roidel’aventure!Roidel’Aiguillecreuse!

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Royaumeétrangeetsurnaturel!DeCésaràLupin…Quelledestinée!

Iléclataderire.

–Roideféerie?etpourquoicela?disonstoutdesuiteroid’Yvetot!Quelleblague!Roidumonde,oui,voilàlavérité!Decettepointed’Aiguille,jedominaisl’univers,jeletenaisdansmesgriffescommeuneproie!SoulèvelatiaredeSaïtapharnès,Beautrelet…Tuvoiscedoubleappareiltéléphonique…Àdroite,c’estlacommunicationavecParis–lignespéciale.Àgauche,avecLondres,lignespéciale.ParLondresj’ail’Amérique,j’ail’Asie, j’ai l’Australie ! Dans tous ces pays, des comptoirs, des agents de vente, desrabatteurs.C’estletraficinternational.C’estlegrandmarchédel’artetdel’antiquité,lafoiredumonde.Ah!Beautrelet,ilyadesmomentsoùmapuissancemetournelatête.Jesuisivredeforceetd’autorité…

Laporte endessous céda.OnentenditGanimardet seshommesqui couraient etquicherchaient…Aprèsuninstant,Lupinreprit,àvoixbasse:

–Etvoilà,c’estfini…Unepetitefilleapassé,quiadescheveuxblonds,debeauxyeuxtristes, et une âme honnête, oui, honnête, et c’est fini… moi-même je démolis leformidable édifice… tout le reste me paraît absurde et puéril… il n’y a plus que sescheveuxquicomptent…sesyeuxtristes…etsapetiteâmehonnête.

Les hommes montaient l’escalier. Un coup ébranla a porte, la dernière… Lupinempoignabrusquementlebrasdujeunehomme.

–Comprends-tuBeautrelet, pourquoi je t’ai laissé le champ libre, alors que, tant defois, depuis des semaines, j’aurais pu t’écraser ? Comprends-tu que tu aies réussi àparvenirjusqu’ici?Comprends-tuquej’aiedélivréàchacundemeshommesleurpartdebutinetque tu lesaies rencontrés l’autrenuit sur la falaise?Tu lecomprends,n’est-cepas ? L’Aiguille creuse, c’est l’Aventure. Tant qu’elle est à moi, je reste l’Aventurier.L’Aiguillereprise,c’esttoutlepasséquisedétachedemoi,c’estl’avenirquicommence,unavenirdepaixetdebonheuroùjenerougiraiplusquandlesyeuxdeRaymondemeregarderont,unavenir…

Ilseretournafurieux,verslaporte:

–Maistais-toidonc,Ganimard,jen’aipasfinimatirade!

Les coups se précipitaient. On eût dit le choc d’une poutre projetée contre la porte.Debouten facedeLupin,Beautrelet,éperdudecuriosité,attendait lesévénements, sanscomprendrelemanègedeLupin.Qu’ileûtlivrél’Aiguille,soit,maispourquoiselivrait-illui-même?Quelétaitsonplan?Espérait-iléchapperàGanimard?Etd’unautrecôté,oùdoncsetrouvaitRaymonde?

Lupincependantmurmurait,songeur:

–Honnête…ArsèneLupinhonnête…plusdevol…menerlaviedetoutlemonde…Etpourquoipas?iln’yaaucuneraisonpourquejeneretrouvepaslemêmesuccès…Maisfiche-moidonc lapaix,Ganimard!Tu ignoresdonc, triple idiot,que jesuisen traindeprononcerdesparoleshistoriques,etqueBeautreletlesrecueillepournospetits-fils!

Ilsemitàrire:

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–Jeperdsmontemps.JamaisGanimardnesaisiral’utilitédemesparoleshistoriques.

Il prit un morceau de craie rouge, approcha du mur un escabeau, et il inscrivit engrosseslettres:

Arsène Lupin lègue à la France tous les trésors de l’Aiguille creuse, à la seulecondition que ces trésors soient installés au Musée du Louvre, dans des salles quiporterontlenomde«SallesArsèneLupin».

–Maintenant,dit-il,maconscienceestenpaix.LaFranceetmoinoussommesquittes.

Lesassaillantsfrappaientàtourdebras.Undespanneauxfutéventré.Unemainpassa,cherchantlaserrure.

–Tonnerre,ditLupin,Ganimardestcapabled’arriveraubut,pourunefois.

Ilsautasurlaserrureetenlevalaclef.

–Crac,monvieux,cetteporte-làestsolide…J’ai toutmontemps…Beautrelet, je tedisadieu…Etmerci!…carvraimenttuauraispumecompliquerl’attaque…maistuesundélicat,toi!

Il s’était dirigéversungrand triptyquedeVandenWeiden,qui représentait lesRoisMages. Il replia le volet de droite et découvrit ainsi une petite porte dont il saisit lapoignée.

–Bonnechasse,Ganimard,etbiendeschosescheztoi!

Uncoupdefeuretentit.Ilbonditenarrière.

–Ahcanaille,enpleincœur!T’asdoncprisdesleçons?Fichuleroimage!Enpleincœur!Fracassécommeunepipeàlafoire…

–Rends-toi,Lupin!hurlaGanimarddontlerevolversurgissaithorsdupanneaubriséetdontonapercevaitlesyeuxbrillants…Rends-toi,Lupin!

–Etlagarde,est-cequ’elleserend?

–Situbouges,jetebrûle…

–Allonsdonc,tunepeuxpasm’avoird’ici!

De fait, Lupin s’était éloigné, et siGanimard, par la brèche pratiquée dans la porte,pouvait tirer droit devant lui, il ne pouvait tirer ni surtout viser du côté où se trouvaitLupin…Lasituationdecelui-cin’enétaitpasmoinsterrible,puisquel’issuesurlaquelleil comptait, la petite porte du triptyque, s’ouvrait en face de Ganimard. Essayer des’enfuir,c’étaits’exposeraufeudupolicier…etilrestaitcinqballesdanslerevolver.

–Fichtre,dit-ilenriant,mesactionssontenbaisse.C’estbienfait,monvieuxLupin,t’as voulu avoir une dernière sensation et t’as trop tiré sur la corde. Fallait pas tantbavarder.

Il s’aplatit contre lemur.Sous l’effort deshommes,unpandupanneauencore avaitcédé, et Ganimard était plus à l’aise. Trois mètres, pas davantage, séparaient les deuxadversaires.MaisunevitrineenboisdoréprotégeaitLupin.

–Àmoi donc, Beautrelet, s’écria le vieux policier, qui grinçait de rage… tire donc

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dessus,aulieudereluquercommeça!…

Isidore, en effet, n’avait pas remué, spectateur passionné,mais indécis jusque-là.Detoutessesforces,ileûtvoulusemêleràlalutteetabattrelaproiequ’iltenaitàsamerci.Unsentimentobscurl’enempêchait.

L’appeldeGanimardlesecoua.Samainsecrispaàlacrossedesonrevolver.

« Si je prends parti, pensa-t-il Lupin est perdu… et j’en ai le droit… c’est mondevoir…»

Leursyeuxserencontrèrent.CeuxdeLupinétaientcalmes,attentifs,presquecurieux,commesi,dansl’effroyabledangerquilemenaçait,ilnesefûtintéresséqu’auproblèmemoralquiétreignaitlejeunehomme.Isidoresedéciderait-ilàdonnerlecoupdegrâceàl’ennemivaincu?…Laportecraquaduhautenbas.

–Àmoi,Beautrelet,nousletenons,vociféraGanimard.

Isidorelevasonrevolver.

Cequisepassafutsirapidequ’iln’eneutpourainsidireconsciencequeparlasuite.IlvitLupinsebaisser,courirlelongdumur,raserlaporte,au-dessousdel’armemêmequebrandissait vainement Ganimard, et il se sentit soudain, lui, Beautrelet, projeté à terre,ramasséaussitôt,etsoulevéparuneforceinvincible.

Lupinletenaitenl’air,commeunboucliervivant,derrièrelequelilsecachait.

–Dixcontreunquejem’échappe,Ganimard!AvecLupin,vois-tu,ilyatoujoursdelaressource…

Ilavaitreculérapidementversletriptyque.Tenantd’unemainBeautreletplaquécontresapoitrine,del’autreildégageal’issueetrefermalapetiteporte.Ilétaitsauvé…Toutdesuiteunescaliers’offritàeux,quidescendaitbrusquement.

–Allons, dit Lupin, en poussantBeautrelet devant lui, l’armée de terre est battue…occupons nous de la flotte française. AprèsWaterloo, Trafalgar… T’en auras pour tonargent,hein,petit!…Ah!quec’estdrôle,lesvoilàquicognentletriptyquemaintenant…Troptard,lesenfants…Maisfiledonc,Beautrelet…

L’escalier, creusé dans la paroi de l’Aiguille, dans son écorce même, tournait toutautourdelapyramide,l’encerclantcommelaspiraled’untoboggan.

L’unpressantl’autre,ilsdégringolaientlesmarchesdeuxpardeux,troispartrois.Deplace en place un jet de lumière giclait à travers une fissure, etBeautrelet emportait lavisiondesbarquesdepêchequiévoluaientàquelquesdizainesdebrasses,etdutorpilleurnoir…

Ilsdescendaient,ilsdescendaient,Isidoresilencieux,Lupintoujoursexubérant.

– Je voudrais bien savoir ce que faitGanimard ?Dégringole-t-il les autres escalierspourme barrer l’entrée du tunnel ? Non, il n’est pas si bête… Il aura laissé là quatrehommes…etquatrehommessuffisent.

Ils’arrêta.

–Écoute…ilscrientlà-haut…c’estça,ilsaurontouvertlafenêtreetilsappellentleur

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flotte…Regarde,onsedémènesurlesbarques…onéchangedessignaux…letorpilleurbouge… Brave torpilleur ! je te reconnais, tu viens du Havre… Canonniers, à vospostes…Bigre,voilàlecommandant…Bonjour,Duguay-Trouin.

Ilpassasonbrasparunefenêtreetagitasonmouchoir.Puisilseremitenmarche.

–La flotte ennemie fait forcede rames,dit-il.L’abordageest imminent.Dieuque jem’amuse!

Ils perçurent des bruits de voix au-dessous d’eux.À cemoment, ils approchaient duniveau de la mer, et ils débouchèrent presque aussitôt dans une vaste grotte où deuxlanternesallaientetvenaientparmil’obscurité.UneombresurgitetunefemmesejetaaucoudeLupin!

–Vite!vite!j’étaisinquiète!…Qu’est-cequevousfaisiez?…Maisvousn’êtespasseul?…

Lupinlarassura.

–C’estnotreamiBeautrelet…Figure-toiquenotreamiBeautreletaeuladélicatesse…mais je te raconterai cela… nous n’avons pas le temps…Charolais, tu es là ?…Ah !bien…Lebateau?…

Charolaisrépondit«Lebateauestprêt.»

–Allume,fitLupin.

Au bout d’un instant le bruit d’un moteur crépita, et Beautrelet dont le regards’habituaitpeuàpeuauxdemi-ténèbres,finitparserendrecomptequ’ilssetrouvaientsurunesortedequai,auborddel’eau,etque,devanteux,flottaituncanot.

–Uncanotautomobile,ditLupin,complétantlesobservationsdeBeautrelet.Hein,toutçat’épate,monvieilIsidore…Tunecomprendspas?…Commel’eauquetuvoisn’estautrequel’eaudelamerquis’infiltreàchaquemaréedanscetteexcavation,ilenrésultequej’ailàunepetiteradeinvisibleetsûre…

Maisfermée,objectaBeautrelet.Personnenepeutyentrer,etpersonneensortir.

–Si,moi,fitLupin,etjevaisteleprouver.

IlcommençaparconduireRaymonde,puisrevintchercherBeautrelet.Celui-cihésita.

–Tuaspeur?ditLupin.

–Dequoi?

–D’êtrecouléàfondparletorpilleur?

–Non.

–Alorstutedemandessitondevoirn’estpasderestercôtéGanimard,justice,société,morale,aulieud’allercôtéLupin,honte,infamie,déshonneur?

–Précisément.

–Parmalheur,monpetit,tun’aspaslechoix…Pourl’instant,ilfautqu’onnouscroiemortstouslesdeux…etqu’onmefichelapaixquel’ondoitàunfuturhonnêtehomme.

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Plustard,quandje t’aurairenduta liberté, tuparlerasà taguise…jen’auraiplusrienàcraindre.

ÀlamanièredontLupinluiétreignitlebras,Beautreletsentitquetouterésistanceétaitinutile.Etpuis,pourquoirésister?N’avait-ilpasledroitdes’abandonneràlasympathieirrésistibleque,malgrétout,cethommeluiinspirait?Cesentimentfutsinetenluiqu’ileutenviededireàLupin:

«Écoutez,vouscourezunautredangerplusgrave:Sholmèsestsurvostraces…»

–Allons,viens,luiditLupin,avantqu’ilsefûtrésoluàparler.

Ilobéitetselaissamenerjusqu’aubateau,dontlaformeluiparutsingulièreetl’aspecttoutàfaitimprévu.

Unefoissurlepont,ilsdescendirentlesdegrésd’unpetitescalierabrupt,d’uneéchelleplutôt,quiétaitaccrochéeàunetrappe,laquelletrappeserefermasureux.

Aubasdel’échelle,ilyavait,vivementéclairéparunelampe,unréduitdedimensionstrès exiguës où se trouvait déjà Raymonde, et où ils eurent exactement la place des’asseoirtouslestrois.Lupindécrochauncornetacoustiqueetordonna:

–Enroute,Charolais.

Isidoreeut l’impressiondésagréableque l’onéprouveàdescendredansunascenseur,l’impressiondusol,delaterrequisedérobesousvous,l’impressionduvide.Cettefois,c’étaitl’eauquisedérobait,etduvides’entrouvrait,lentement…

–Hein, nous coulons ? ricana Lupin. Rassure-toi… le temps de passer de la grottesupérieureoùnoussommes,àunepetitegrottesituéetoutenbas,àdemiouverteàlamer,etoùl’onpeutentreràmaréebasse…touslesramasseuxdecoquillageslaconnaissent…Ah!dixsecondesd’arrêt…nouspassons…etlepassageestétroit!justelagrandeurdusous-marin…

–Mais, interrogeaBeautrelet,commentse fait-ilque lespêcheursquientrentdans lagrotted’enbasnesachentpasqu’elleestpercéeenhautetcommuniqueavecuneautregrotte d’où part un escalier qui traverse l’Aiguille ? La vérité est à la disposition dupremiervenu.

–Erreur,Beautrelet!Lavoûtedelapetitegrottepubliqueestfermée,àmaréebasse,parunplafondmobile,couleurderoche,quelamerenmontantdéplaceetélèveavecelle,et que la mer en redescendant rapplique hermétiquement sur la petite grotte. C’estpourquoiàmaréehaute,jepuispasser…Heinc’estingénieux…UneidéeàBibiça…Ilest vrai que ni César, ni Louis XIV, bref qu’aucun de mes aïeux ne pouvait l’avoirpuisqu’ils ne jouissaient pas du sous-marin… Ils se contentaient de l’escalier quidescendaitalorsjusqu’àlapetitegrottedubas…Moi,j’aisupprimélesdernièresmarchesetimaginéceplafondmobile.UncadeauquejefaisàlaFrance…Raymonde,machérie,éteignezlalampequiestàcôtédevous…nousn’enavonsplusbesoin…aucontraire.

Eneffet,uneclartépâle,quisemblaitlacouleurmêmedel’eau,lesavaitaccueillisausortirdelagrotteetpénétraitdanslacabineparlesdeuxhublotsdontelleétaitmunieetparunegrossecalottedeverrequidépassaitleplancherdupontetpermettaitd’inspecterlescouchessupérieuresdelamer.

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Ettoutdesuiteuneombreglissaau-dessusd’eux.

–L’attaquevaseproduire.Laflotteennemiecernel’Aiguille…MaissicreusequesoitcetteAiguille,jemedemandecommentilsvontypénétrer…

Ilpritlecornetacoustique:

–Nequittonspaslesfonds,Charolais…Oùallons-nous?Maisjetel’aidit…ÀPort-Lupin…etàtoutevitesse,hein?Ilfautqu’ilyaitdel’eaupouraborder…nousavonsunedameavecnous.

Ils rasaient la plaine de rocs.Les algues, soulevées, se dressaient commeune lourdevégétationnoire,etlescourantsprofondslesfaisaientondulergracieusement,sedétendre,ets’allongercommedescheveluresquiflottent.Uneombreencore,pluslongue…

–C’estletorpilleur,ditLupin..,lecanonvadonnerdelavoix…QuevafaireDuguay-Trouin?Bombarderl’Aiguille?Cequenousperdons,Beautrelet,enn’assistantpasàlarencontre de Duguay-Trouin et de Ganimard ! La réunion des forces terrestres et desforcesnavales!…Hé,Charolais!nousdormons…

On filait vite, cependant. Les champs de sable avaient succédé aux rochers, puis ilsvirentpresqueaussitôtd’autresrochers,quimarquaientlapointedroited’Étretat,laported’Amont.Despoissonss’enfuyaientàleurapproche.L’undeuxplushardis’accrochaauhublot,etillesregardaitdesesgrosyeuximmobilesetfixes.

–Àlabonneheure,nousmarchons,s’écriaLupin…Quedis-tudemacoquilledenoix,Beautrelet?Pasmauvaise,n’est-cepas?…Tuterappellesl’aventureduSept-de-cœur{11},lafinmisérabledel’ingénieurLacombe,etcomment,aprèsavoirpunisesmeurtriers,j’aioffert à l’État ses papiers et ses plans pour la construction d’un nouveau sous-marin –encoreuncadeauàlaFrance.Ehbien!parmicesplans,j’avaisgardéceuxd’uncanotautomobile submersible, et voilà comment tu as l’honneur de naviguer en macompagnie…

IlappelaCharolais.

–Fais-nousmonter,plusdedanger…

Ilsbondirentjusqu’àlasurfaceet laclochedeverreémergea…Ilssetrouvaientàunmilledescôtes,horsdevueparconséquent,etBeautreletputalorsserendreuncompteplusjustedelarapiditévertigineuseaveclaquelleilsavançaient.

Fécampd’abordpassadevanteux,puis toutes lesplagesnormandes,Saint-Pierre, lesPetites-Dalles,Veulettes,Saint-Valery,Veules,Quiberville.

Lupinplaisantait toujours, et Isidorene se lassaitpasde le regarderetde l’entendre,émerveilléparlavervedecethomme,sagaieté,sagaminerie,soninsoucianceironique,sajoiedevivre.

IlobservaitaussiRaymonde.Lajeunefemmedemeuraitsilencieuse,serréecontreceluiqu’elleaimait.Elleavaitprissesmainsentrelessiennesetsouventlevaitlesyeuxsurlui,etplusieursfoisBeautreletremarquaquesesmainssecrispaientunpeuetquelatristessede ses yeux s’accentuait. Et, chaque fois, c’était comme une réponse muette etdouloureuseauxboutadesdeLupin.Oneûtditquecettelégèretédeparoles,cettevision

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sarcastiquedelavieluicausaientunesouffrance.

– Tais-toi, murmura-t-elle… c’est défier le destin que de rire… Tant de malheurspeuventencorenousatteindre!

EnfacedeDieppe,ondutplongerpourn’êtrepasaperçudesembarcationsdepêche.Etvingtminutesplus tard, ilsobliquèrentvers lacôte,et lebateauentradansunpetitportsous-marin formé par une coupure irrégulière entre les rochers, se rangea le long d’unmôleetremontadoucementàlasurface.

–Port-Lupin,annonçaLupin.

L’endroitsituéàcinqlieuesdeDieppe,àtroislieuesduTréport,protégéàdroiteetàgauchepardeuxéboulementsdefalaise,étaitabsolumentdésert.Unsablefintapissaitlespentesdelamenueplage.

–À terre,Beautrelet…Raymonde, donnez-moi lamain…Toi,Charolais, retourne àl’AiguillevoircequisepasseentreGanimardetDuguay-Trouin,ettuviendrasmeledireàlafindujour.Çamepassionne,cetteaffaire-là!

Beautreletsedemandaitaveccertainecuriositécommentilsallaientsortirdecetteanseemprisonnée qui s’appelait Port-Lupin, quand il avisa au pied même de la falaise lesmontantsd’uneéchelledefer.

–Isidore,ditLupin,situconnaissaistagéographieettonhistoire,tusauraisquenoussommes au bas de la gorge de Parfonval, sur la commune de Biville. Il y a plus d’unsiècle, dans la nuit du 23 août 1803,GeorgesCadoudal et six complices, débarqués enFranceavecl’intentiond’enleverlepremierconsulBonaparte,sehissèrentjusqu’enhautparlecheminquejevaistemontrer.Depuis,deséboulementsontdémolicechemin.MaisValméras, plus connu sous le nom d’Arsène Lupin, l’a fait restaurer à ses frais, et il aachetélafermedelaNeuvillette,oùlesconjurésontpasséleurpremièrenuit,etoù,retirédesaffaires,désintéressédeschosesdecemonde,ilvavivre,entresamèreetsafemme,la vie respectable du hobereau. Le gentleman-cambrioleur estmort, vive le gentleman-farmer!

Aprèsl’échelle,c’étaitcommeunétranglement,uneravineabruptecreuséeparleseauxde pluie, et au fond de laquelle on s’accrochait à un simulacre d’escalier garni d’unerampe. Ainsi que l’expliqua Lupin, cette rampe avait été mise en lieu et place de«l’estamperche»,longuecordéefixéeàdespieuxdonts’aidaientjadislesgensdupayspourdescendreàlaplage…Unedemi-heured’ascensionetilsdébouchèrentsurleplateaunonloind’unedeceshuttescreuséesenpleineterre,etquiserventd’abriauxdouaniersdelacôte.Etprécisément,audétourdelasente,undouanierapparut.

–Riendenouveau,Gomel?luiditLupin.

–Rien,patron.

–Personnedesuspect?

–Non,patron…cependant…

–Quoi?

–Mafemme…quiestcouturièreàlaNeuvillette…

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–Oui,jesais…Césarine…Ehbien?

–Ilparaîtqu’unmatelotrôdaitcematindanslevillage.

–Quelletêteavait-il,cematelot?

–Pasnaturelle…Unetêted’Anglais.

–Ah!fitLupinpréoccupé…Ettuasdonnél’ordreàCésarine…

–D’ouvrirl’œil,oui,patron.

–C’estbien,surveilleleretourdeCharolaisd’icideux,troisheures…S’ilyaquelquechose,jesuisàlaferme.

IlrepritsoncheminetditàBeautrelet:

–C’estinquiétant…Est-ceSholmès?Ah!sic’estlui,exaspérécommeildoitl’être,toutestàcraindre.

Ilhésitaunmoment:

– Jeme demande si nous ne devrions pas rebrousser chemin…oui, j’ai demauvaispressentiments…

Desplaineslégèrementonduléessedéroulaientàpertedevue.Unpeusurlagauche,debelles allées d’arbres menaient vers la ferme de la Neuvillette dont on apercevait lesbâtiments…C’était la retraitequ’il avaitpréparée, l’asilede repospromisàRaymonde.Allait-il,pourd’absurdes idées, renonceraubonheurà l’instantmêmeoù ilatteignait lebut?

Ilsaisitlebrasd’Isidore,etluimontrantRaymondequilesprécédait:

–Regarde-la.Quandellemarche,sa tailleaunpetitbalancementque jenepuisvoirsanstrembler…Mais,toutenellemedonnecetremblementdel’émotionetdel’amour,sesgestesaussibienquesonimmobilité,sonsilencecommelesondesavoix.Tiens,lefait seul de marcher sur la trace de ses pas me cause un véritable bien-être. Ah !Beautrelet, oubliera-telle jamais que je fus Lupin ? Tout ce passé qu’elle exècre,parviendrai-jeàl’effacerdesonsouvenir?

Ilsedominaet,avecuneassuranceobstinée:

–Elleoubliera!affirma-t-il.Elleoublieraparcequejeluiaifaittouslessacrifices.J’aisacrifié le refuge inviolablede l’Aiguillecreuse, j’ai sacrifiémes trésors,mapuissance,monorgueil…jesacrifieraitout…Jeneveuxplusêtrerien…plusrienqu’unhommequiaime…unhommehonnêtepuisqu’ellenepeutaimerqu’unhommehonnête…Aprèstout,qu’est-cequeçamefaitd’êtrehonnête?Cen’estpasplusdéshonorantqu’autrechose…

Laboutadeluiéchappapourainsidireàsoninsu.Savoixdemeuragraveetsansironie.Etilmurmuraitavecuneviolencecontenue:

–Ah ! vois-tu,Beautrelet, de toutes les joies effrénées que j’ai goûtées dansmavied’aventures,iln’enestpasunequivaillelajoiequemedonnesonregardquandelleestcontentedemoi…Jemesenstoutfaiblealors…etj’aienviedepleurer…

Pleurait-il?Beautreleteutl’intuitionquedeslarmesmouillaientsesyeux.Deslarmes

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dansleyeuxdeLupin!deslarmesd’amour!

Ilsapprochaientd’unevieilleportequiservaitd’entréeàlaferme.Lupins’arrêtaunesecondeetbalbutia:

– Pourquoi ai-je peur ?… C’est comme une oppression… Est-ce que l’aventure del’Aiguillecreusen’estpasfinie?Est-cequeledestinn’acceptepasledénouementquej’aichoisi?

Raymondeseretourna,toutinquiète.

–VoilàCésarine.Ellecourt…

Lafemmedudouanier,eneffet,arrivaitdelafermeentoutehâte.Lupinseprécipita:

–Quoi!qu’ya-t-il?Parlezdonc!

Suffoquée,àboutdesouffle,Césarinebégaya:

–Unhomme…j’aivuunhommedanslesalon.

–L’Anglaisdecematin?

–Oui…maisdéguiséautrement…

–Ilvousavue?

–Non.Ilavuvotremère.MmeValmérasl’asurpriscommeils’enallait.

–Ehbien?

–Illuiaditqu’ilcherchaitLouisValméras,qu’ilétaitvotreami.

–Alors?

–AlorsMadamearéponduquesonfilsétaitenvoyage…pourdesannées…

–Etilestparti?…

–Non.Ilafaitdessignesparlafenêtrequidonnesurlaplaine…commes’ilappelaitquelqu’un.

Lupinsemblaithésiter.Ungrandcridéchiral’air.Raymondegémit:

–C’esttamère…jereconnais…

Ilsejetasurelle,etl’entraînantdansunétatdepassionfarouche:

–Viens…fuyons…toid’abord…

Maistoutdesuiteils’arrêta,éperdu,bouleversé.

–Non, jenepeuxpas…c’estabominable…Pardonne-moi…Raymonde…lapauvrefemmelà-bas…Resteici…Beautrelet,nelaquittepas.

Il s’élança le long du talus qui environne la ferme, tourna, et le suivit, en courant,jusqu’auprèsdelabarrièrequis’ouvresurlaplaine…Raymonde,queBeautreletn’avaitpu retenir, arriva presque enmême temps que lui, et Beautrelet, dissimulé derrière lesarbres, aperçut, dans l’allée déserte quimenait de la ferme à la barrière, trois hommes,dont l’un, leplusgrand,marchaiten tête,etdontdeuxautres tenaientsous lesbrasune

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femmequiessayaitderésisteretquipoussaitdesgémissementsdedouleur.

Le jour commençait à baisser. Cependant Beautrelet reconnut Herlock Sholmès. Lafemmeétaitâgée.Descheveuxblancsencadraientsonvisagelivide.Ilsapprochaienttouslesquatre.Ilsatteignaientlabarrière.Sholmèsouvritunbattant.AlorsLupins’avançaetseplantadevantlui.

Le choc parut d’autant plus effroyable qu’il fut silencieux, presque solennel.Longtemps lesdeuxennemis semesurèrentdu regard.Unehaineégale convulsait leursvisages,ilsnebougeaientpas.

Lupinprononçaavecuncalmeterrifiant:

–Ordonneàteshommesdelaissercettefemme.

–Non!

Oneûtpu croireque l’unet l’autre ils redoutaientd’engager la lutte suprêmeet quel’unetl’autreilsramassaienttoutesleursforces.Etplusdeparolesinutilescettefois,plusdeprovocationsrailleuses.Lesilence,unsilencedemort.

Folled’angoisse,Raymondeattendaitl’issueduduel.Beautreletluiavaitsaisilebrasetlamaintenaitimmobile.Auboutd’uninstant,Lupinrépéta:

–Ordonneàteshommesdelaissercettefemme.

–Non!

Lupinprononça:

–Écoute,Sholmès…

Maisils’interrompit,comprenantlastupiditédesmots.Enfacedececolossed’orgueiletdevolontéquis’appelaitSholmès,quesignifiaientlesmenaces?

Décidé à tout, brusquement il porta lamain à la poche de son veston. L’Anglais leprévint, et, bondissant vers sa prisonnière, il lui colla le canon de son revolver à deuxpoucesdelatempe.

–Pasungeste,Lupin,oujetire.

Enmêmetempssesdeuxacolytessortirent leursarmeset lesbraquèrentsurLupin…Celui-ciseraidit,domptalaragequilesoulevait,et,froidement,lesdeuxmainsdanssespoches,lapoitrineofferteàl’ennemi,ilrecommença:

–Sholmès,pourlatroisièmefois,laissecettefemmetranquille.

L’Anglaisricana:

–Onn’apasledroitd’ytoucher,peut-être!Allons,allons,assezdeblagues!Tunet’appelles pas plus Valméras que tu ne t’appelles Lupin, c’est un nom que tu as volé,commetuavaisvolélenomdeCharmerace.Etcellequetufaispasserpourtamère,c’estVictoire,tavieillecomplice,cellequit’aélevé…

Sholmèseutuntort.Emportéparsondésirdevengeance,ilregardaRaymonde,quecesrévélationsfrappaientd’horreur.Lupinprofitadel’imprudence.D’unmouvementrapide,ilfitfeu.

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–Damnation!hurlaSholmès,dontlebras,transpercé,retombalelongdesoncorps.

Etapostrophantseshommes:

–Tirezdonc,vousautres!Tirezdonc!

MaisLupinavaitsautésureux,et ilnes’étaitpasécoulédeuxsecondesqueceluidedroite roulait à terre, la poitrine démolie, tandis que l’autre, la mâchoire fracassée,s’écroulaitcontrelabarrière.

–Débrouille-toi,Victoire…attache-les…Etmaintenant,ànousdeux,l’Anglais…

Ilsebaissaenjurant:

–Ah!canaille…

Sholmèsavaitramassésonarmedelamaingaucheetlevisait.

Une détonation… un cri de détresse… Raymonde s’était précipitée entre les deuxhommes,faceàl’Anglais.Ellechancela,portalamainàsagorge,seredressa,tournoya,ets’abattitauxpiedsdeLupin.

–Raymonde!…Raymonde!

Ilsejetasurelleetlapressacontrelui.

–Morte,fit-il.

Il y eut un moment de stupeur. Sholmès semblait confondu de son acte. Victoirebalbutiait:

–Monpetit…Monpetit…

Beautrelets’avançaverslajeunefemmeetsepenchapourl’examiner.Lupinrépétait:«Morte…morte…»d’untonréfléchi,commes’ilnecomprenaitpasencore.

Maissafiguresecreusa,transforméesoudain,ravagéededouleur.Etilfutalorssecouéd’une sorte de folie, fit des gestes irraisonnés, se tordit les poings, trépigna comme unenfantquisouffretrop.

–Misérable!cria-t-iltoutàcoup,dansunaccèsdehaine.

Etd’unchocformidable,renversantSholmès, il lesaisità lagorgeet luienfonçasesdoigtscrispésdanslachair.L’Anglaisrâla,sansmêmesedébattre.

–Monpetit,monpetit,suppliaVictoire…

Beautreletaccourut.MaisLupindéjàavaitlâchéprise,et,prèsdesonennemiétenduàterre,ilsanglotait.

Spectaclepitoyable!Beautreletnedevaitjamaisenoublierl’horreurtragique,luiquisavait tout l’amour de Lupin pour Raymonde, et tout ce que le grand aventurier avaitimmolédelui-mêmepouranimerd’unsourirelevisagedesabien-aimée.

Lanuit commençait à recouvrir d’un linceul d’ombre le champde bataille.Les troisAnglaisficelésetbâillonnésgisaientdansl’herbehaute.Deschansonsbercèrentlevastesilencedelaplaine.C’étaitlesgensdelaNeuvillettequirevenaientdutravail.

Lupinsedressa.Ilécoutalesvoixmonotones.Puisilconsidéralafermeheureuseoùil

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avait espéré vivre paisiblement auprès deRaymonde. Puis il la regarda, elle, la pauvreamoureuse,quel’amouravaittuée,etquidormait,touteblanche,del’éternelsommeil.

Lespaysansapprochaient cependant.AlorsLupin sepencha, saisit lamortedans sesbraspuissants,lasoulevad’uncoup,et,ployéendeux,l’étenditsursondos.

–Allons-nous-en,Victoire.

–Allons-nous-en,monpetit.

–Adieu,Beautrelet,dit-il.

Et, chargé du précieux et horrible fardeau, suivi de sa vieille servante, silencieux,farouche,ilpartitducôtédelamer,ets’enfonçadansl’ombreprofonde…

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{1}Francsde1909(Notedel’éditeur).

{2}ArsèneLupin,pièceenquatreactes.

{3}ArsèneLupincontreHerlockSholmès.

{4}ArsèneLupin,gentleman-cambrioleur(ArsèneLupinenprison).

{5}ArsèneLupin,gentleman-cambrioleur(HerlockSholmèsarrivetroptard).

{6}ArsèneLupin,gentleman-cambrioleur(Lemystérieuxvoyageur).

{7}ArsèneLupincontreHerlockSholmès(LaDameblonde).

{8}ArsèneLupin,pièceen4actes.

{9}LefortdeFréfosséportait lenomd’undomainevoisindont ildépendait.Sadestruction,quieut lieuquelquesannéesplustard,futexigéeparl’autoritémilitaire,àlasuitedesrévélationsconsignéesdanscelivre.

{10}Lesoriginesd’Étretat.–Enfindecompte,l’abbéCochetsembleconclurequelesdeuxlettressontlesinitialesd’unpassant.Lesrévélationsquenousapportonsdémontrentl’erreurd’unetellesupposition.

{11}ArsèneLupin,gentleman-cambrioleur.