UNIVERSITE DE WUHAN RECHERCHE COMPAREE ENTRE MAITRE ECKHART...

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UNIVERSITE DE WUHAN RECHERCHE COMPAREE ENTRE MAITRE ECKHART ET LAO TSEU THESE DE DOCTORAT PRESENTEE ET SOUTENUE PAR LI YI SOUS LA DIRECTION DU PROFESSEUR LUO GUOXIANG OCTOBRE 2017

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  • UNIVERSITE DE WUHAN

    RECHERCHE COMPAREE ENTRE MAITRE ECKHART ET LAO TSEU

    THESE DE DOCTORAT

    PRESENTEE ET SOUTENUE PAR

    LI YI

    SOUS LA DIRECTION DU PROFESSEUR

    LUO GUOXIANG

    OCTOBRE 2017

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  • INTRODUCTION

    Dans l’optique de la métaphysique anthropologique

    La religion est un phénomène soit le plus durable dans la civilisation humaine. En

    s’ancrant dans l’âme, ou dans l’esprit de l’être humain, la religion fonctionnait depuis

    le jour où l’œil intérieur se regardait et voyait le monde invisible et métaphysique. En

    ce qui concerne l’origine attachée à l’humanité, son ultime réalité renferme les aspects

    spirituel, mystique et introspectif.

    Dans notre ère sécularisée, le monde avait, par contre, besoin davantage de croyance,

    tant religieuse qu’irréligieuse, au lieu d’avoir suivi la prédiction de la majorité des so-

    ciologues : le destin de la sécularisation du monde.1 Si le désenchantement était destiné,

    il ne serait plus lui-même : il deviendrait son contraire – le (ré-)enchantement2. La dé-

    sécularisation a été en marche avant la prévoyance des intellectuels, elle se réalisait au

    sein de notre vraie vie : de plus en plus de personnes s’associent à une ou à quelques

    religions, même si elles en rendent compte pour une consolation ou un besoin. Or, sa-

    chant que phénoménalement la sécularisation et son antithèse, n’importe quelle, il s’agit

    plutôt du mouvement de l’humanité comme balancier, dirions que l’humanité elle-

    même ne change point dans la plus large gamme possible d’entre ce qui semble divin

    et profane. Si nous prenons une position autre que platonienne concernant la sagesse et

    l’étonnement3, cela nous renvoie à l’apophtegme de Lao Tseu : « le retour est le mou-

    vement de la Voie » (§ 40), ce qui nous donne une optique qui ne s’enlise pas dans les

    idées préconçues catégorielles – dans lesquelles les religions semblent tant distinctes

    1 Comme la plupart des sciologues en religion contemporains, Peter L. Berger avait autrefois anticipé la globali-

    sation de la sécularisation du monde. Alors il a admis ses erreurs de calcul, incluant que la résurgence de la religiosité dans la société moderne était autrement constatée. Cf. BERGER Peter L., The heretical imperative : contemporary possibilities of religious affirmation (1ed.). Garden City, N. Y. : Anchor Press, 1979 & BERGER Peter L. “The Secularism in Retreat”, The National Interest, 1996, p. 46.

    2 Ce thème fameux de Max Weber est mis au défi dans les milieux sociologiques, non seulement dans son anti-nomie, mais plutôt à cause du changement de la réalité qui renvoie à ce paradoxe de la sécularisation.

    3 Cf. Platon, Théétète, 155 d : « Toute philosophie commence par l’étonnement ».

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    que factices, mais nous préférons nous concentrer sur une compréhension plus méta-

    physique que religieuse sans préjugé théorique comme dogme des disciplines concer-

    nées. La pensée dialectique est indispensable dans toutes démarches qui visent l’ultime réalité métaphysique.

    L’anthropologie, en tant que telle est à tenter de définir ce qu’est l’humanité, doit

    répondre à la question – comment mesurer l’être humain. Sa préoccupation ultime se

    rapporte à l’essence et l’origine. Si nous nous permettons de détacher l’anthropologie

    philosophique des connaissances tant volumineuses que compliquées sociologiques,

    pschologiques, culturelles et même des religions sous les catégories disciplinaires, nous

    pourrions trouver une nouvelle perspective sur l’actualité religieuse tant en Chine et que dans le monde.

    Il ne faut pas rester en généralité de l’actualité, mais dans l’optique d’une religion4,

    si nous empruntons ce terme à la catégorie sociologique ou à la science des religions,

    le christianisme avec sa métaphysique – sa base philosophique – saute aux yeux, il a

    déjà pris une place religieuse en Chine. Alors, puisque nous optons pour une voie autre

    que sociologique, mais une optique comparative visant l’ultime réalité, la métaphy-

    sique5 est la meilleure base, ce qui nous distancie, non délibérément, d’une actualité

    dans la perspective du changement superficiel laquelle consiste à focaliser des para-

    mètres quantifiables avec lesquels notre époque s’éloignait de la propension tradition-

    nelle au sujet de l’anthropologie. En fait, l’évangélisation et l’inculturation ne cessaient

    de se passer partout aux quatre coins du monde. Pour tant une société que l’Église uni-

    4 WILFRED CANTWELL SMITH, The Meaning and End of Religion, Éd. First Fortress Press renewed, 1991 (1re éd.

    1952), p. vii. : Cantwell Smith’s researches have the effect of gradually dismantling this complex of problems. He shows with full historical evidence that the concept of religions, as contraposed ideological communities, is a modern invention which the West, during the last two hundred years or so, has exported to the rest of the world, leading men and women of faith everywhere to think of themselves as members of one exclusive salva-tion-offering society against others. He shows that the notion of a religion as a particular system of belief embodied in a bounded community was unknown (apart from early adumbrations which he notes at the begin-ning of the Christian era) prior to the modern period. Neither the classical Sanskrit of the Hindu and the Ma-hayana Buddhist scriptures, nor the Pali of the Theravada Buddhist writings, nor ancient Egypian, nor classical Chinese, nor the Hebrew of the Jewish scriptures, nor the Greek of the New Testament, has a word for our modern concept of religion or religions. These literatures speak of such living matters as faith, obedience and disobedience, piety, worship, the truth, and the way, but not of religions as communally embodied system of belief. Nor within the European tradition dit the Latin word religio mean a religion in our modern sense.

    5 Ici, le terme métaphysique n’est pas au sens du marxisme, c’est-à-dire comme le contraire de la dialectique, mais plutôt au sens large, tant en Occident qu’en Orient, l’optique fondamentale ou la dimension noétique dans laquelle l’être humain recherche l’ultime réalité, régulièrement invisible pourtant liée au monde matériel. À l’antiquité, le monde croyait d’accoutumée que la métaphysique soit la base de la physique, ce qui est invisible prime sur ce qui est visible, à l’instar du qi (氣) qui était compris comme le meilleur analogue de l’esprit invisible selon le sens common antique, à la différence de la vision scientifique d’aujourd’hui. La dialectique dans notre thèse indique la méthode comparable appliquée par nos métaphysiciens,

  • verselle, celles-là sont la thématique cruciale. Nous entendons, au lieu de faire des en-

    quêtes sociologiques, malgré leur importance équivalente, mais pourtant procéder à une

    comparaison précise entre deux représentants, l’un est théologien chrétien par excel-

    lence, l’autre une grande figure culturelle en Chine. Par rapport à une comparaison

    d’une manière vague en généralité, envisageons un rapprochement qui consiste à regar-

    der leurs contextes et leurs textes.

    Avant de faire nos invités entrer en scène, jetons un coup d’œil sur la spécialité chré-

    tienne. Le christianisme tend à proférer que Dieu est tant essence qu’origine, tant amour que justice, mais anthropologiquement, tant Dieu que l’homme :

    Parmi toutes les religions et même parmi les monothéismes, le christianisme a un statut unique :

    c’est la seule religion où Dieu a pris un visage humain. Nous y sommes habitués, mais, pour nos

    contemporains, pour notre société sécularisée, c’est un point essentiel à redécouvrir, une chance

    énorme dont on n’a pas toujours conscience et qui ouvre encore un chemin pour l’homme

    d’aujourd’hui.6

    Comme ainsi dit l’auteur de ce livre Cheminer avec Maître Eckhart – au cœur de l’an-

    thropologie chrétienne, Maître Eckhart7 est un tel théologien conforme à l’exigence de

    candidature : à la suite de Maxime le Confesseur, à « devenir par grâce ce que Dieu est

    par nature », il insiste fermement sur la noblesse de l’être humain, dans la mesure de

    l’incréé de l’âme, en vertu de l’Incarnation du Fils de Dieu le douant de la filiation

    divine. Ce qui est précieux chez Eckhart, est d’ailleurs qu’il radicalise une position

    philosophique, jusqu’à une formation anthropologique fondée sur sa théologie avec

    l’inspiration chrétienne et non-chrétienne sans s’attacher aux doctrines selon les inter-

    prétations traditionnelles. À travers sa conception par excellence Gelassenheit (déta-

    chement), en synergie avec ses expressions du néant par voie négative dans son con-

    texte riche du sens spirituel, il est digne de l’appellation anthropologue dialectique,

    c’est-à-dire qu’il fait ressortir parfaitement l’enjeu dialectique en humanité. Eckhart, en

    partant de la théologie trinitaire et de la christologie, affirme que la théologie n’est autre

    6 Marie-Anne Vannier, Cheminer avec Maître Eckhart – Au cœur de l’anthropologie chrétienne, Éd. Artège,

    2015, p. 16. 7 Maître Eckhart, dominicain allemand du XIV° siècle, est à la fois Lesemeister et Lebemeister : intellectuel de

    haut niveau : par deux fois professeur à l’Université de Paris (102-1303, 1311-1313), et pasteur d’âmes, prédi-cateur proche de ses auditeurs. Ces deux composantes sont indissociables, elles l’ont amené à articuler, de manière originale, foi et raison et d’être à l’origine d’un courant spirituel que l’on redécouvre aujourd’hui : la mystique rhénane, caractérisée par une langue : le Moyen haut allemand, une région : la vallée du Rhin, une époque : le XIVe siècle. La mystique rhénane est fondamentalement une mystique de l’être, qui invite à la suite de Maxime le Confesseur à « devenir par grâce ce que Dieu est par nature », d’où son actualité qui traverse les siècles. » Voir Marie-Anne Vannier, Cheminer avec Maître Eckhart – Au cœur de l’anthropologie chrétienne, éd. Artège, 2015, p. 191.

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    que l’anthropologie8 :

    « Pourquoi Dieu s’est fait homme – ce qui fut le plus sublime ? – je dirais : pour que Dieu naisse

    dans l’âme et que l’âme naisse en Dieu. C’est pour cela que toute l’Écriture est écrite, c’est pour

    cela que Dieu a créé le monde. » (Sermon 38)

    Nous ne pourrions pas trouver une autre affirmation de l’être humaine aussi sublime

    que celle d’Eckhart. En partant de l’Évangile, ce Maître européen n’épargne pas sa

    radicalité pour accomplir l’extrémité de la Vérité chrétienne. Simplement, il semble que

    la place de l’homme consiste à être douée de la naissance de Dieu dans son âme, cela

    doit demeurer encore dans le cadre chrétien. Il est le représentant par excellence à la fois chrétien et humain, foi et raison.

    Dans la perspective doctrinale, c’est-à-dire l’optique des connaissances religieuses

    concrètes, nous pouvons certes mener des dialogues entre celles qui sont chrétiennes et

    celles étant non-chrétiennes. Or, ce qui nous intéresse est plutôt envers la métaphysique

    qu’envers les doctrines concrètes, autrement dit, entendons reposer sur une base méta-

    physique visant à l’universalité de l’humanité. Sur ce fondement, une série de discus-

    sions concernée pourraient bénéficier à la réflexion sur l’évangélisation chrétienne ainsi

    que sur sa localisation culturelle pour la société (sur l’inculturation pour l’Église). Au

    lieu d’une comparaison générale, notre rapprochement va se déployer entre ce maître

    tant chrétien que métaphysique, et un maître métaphysique chinois. Proposons Lao

    Tseu, censé comme un symbole de la métaphysique chinoise, son œuvre unique Tao Te

    King9 influençait presque tous les lettrés chinois et beaucoup d’érudits asiatiques.

    En 1988, on en recensait 250 versions en langues étrangères.10 Le charme de Lao Tseu

    et sa seule œuvre ne manquaient jamais de goût mystique, ce qui est proche d’une qua-

    lité de ce qu’on voit en une pensée religieuse, mais plutôt métaphysique à cause de son

    souci de l’ultime réalité tant cosmique qu’humaine.

    Cependant, la difficulté de cette tâche ne serait donc pas diminuée : leur comparaison

    est dans une large mesure celle du dialogue philosophique entre l’occident et l’orient.

    Il est réellement difficile de trouver ce qui est commensurable entre ces deux maîtres.

    8 À la différence de Feuerbach dont l’intention est de déconstruire le christianisme, et dont l’enjeu consiste en la

    réduction contre la théologie avec une explication anthropologique, l’essentiel de la thèse d’Eckhart, apparem-ment parfois hérétique, est profondément conforme à l’esprit chrétien : tous les auteurs de l’Écriture sont hu-mains, la Bible est un fruit de l’Esprit Saint et de l’intellect humain. Or, Dieu et l’homme, en tant que les deux volets indissociables, constituent un regard cyclique : de Dieu à l’homme, et réciproquement.

    9 L’auteur de Tao Te King est encore contestable. Or, cela concerne peu notre thème. 10 Michael LaFargue, Lao-tzu and the Tao-te-ching, éd. SUNY, 1998, p. 277.

  • Ceci n’est pas purement défavorable, étant donné qu’ils sont tous des plus grands pen-

    seurs, chaque catégorie causerait une comparaison qui ne pourrait pas englober les fa-

    cettes de leur pensée. Or, il nous faut quand même trouver une orientation fondamen-

    tale : comme nous l’avons indiqué, la métaphysique concernant la nature divine et hu-

    maine soit la base commune de la comparaison. Pour mener un tel dialogue, la méthode

    la plus fidèle n’est autre qu’une série de comparaisons, d’abord contextuelle, puis tex-tuelle.

    Puisque la métaphysique, si nous prenons une position éclectique, est après ou au-

    delà des « choses de la nature »11, c’est-à-dire ce qui est surnaturel12, indicible et éter-

    nel ainsi qu’en dehors de la faculté de penser d’accoutumée. Si ce terme n’est forcément

    contraint des définitions occidentales13 mais aussi compte tenu des chinoises, un point

    commun évident à l’égard de nos penseurs n’est autre que le plan atemporel14. À la

    différence de celle du taoïsme pourtant au sens mythique, qui était loin de l’esprit ori-

    ginel du Tao chez Lao Tseu, la nature divine du Tao concerne intensément l’archétype

    de la métaphysique (形而上). La métaphysique chinoise – au-delà de la physique

    (forme/image)15 correspond approximativement à la méta-physique en tant qu’après

    ou au-delà de la physique, pourtant autre que la manière aristotélicienne telle laquelle

    est propositionnelle, problématique et méthodologique ; elle proclame Ce qui est au-

    delà de la physique s’appelle le Tao (形而上者謂之道), en focalisant autrement le

    cours d’engendrer les syntagmes relationnels par unité du sinogramme. La signification

    11 Le jugement du naturel et du surnaturel dépend plutôt de l’optique : focalisant la constance (常) de l’indiffé-

    renciation des dix-mille-choses (万物), il semble naturel ; tandis qu’avec l’étonnement de la distinction de toutes les choses, il est essentiellement surnaturel. Les deux paradigmes métaphysiques sont tous au sujet de l’ultime réalité et de l’humanité.

    12 Étymol. et Hist. 1. 1552 adj. (Pontus de Tyard, Solitaire premier, Discours philos., 29a, éd. 1587 ds Rom. Forsch. t. 32, p. 169 : science universelle des choses naturelles, surnaturelles et divines) ; 2. 1727 subst. (Ram-say, Voyages de Cryus, p. 344). De naturel* ; préf. sur-*. Cf. antérieurement supernaturel (1464, Pierre Mi-chault, Dance aux aveugles, p. 2 – 1660, Oudin, atte. Sporadiquement aux xixe-xxes., empr. au lat. chrét. Su-pernaturalis, vies. ds Blaise Lat. chrét.)

    13 Étymol. et Hist. 1. Ca 1282 philos. metaphisique (Gouvernement des rois, 201, 5 ds T.-L.) ; 2. 1689 péj. (Bos-suet, Avertissements aux protestants, 6e contre M. Jurieu, p. 664) ; 1751 « abus de la réflexion abstraite » (D’Alembert, Discours préliminaire, Encyclop. t.1, XXXj) ; 3. 1639 « théorie générale » (Descartes, Lettre au Père Mersenne, 9 janv. ds Œuvres philos., éd. F. Alquié, t. 2, p. 123 : métaphysique de la géométrie). Empr. au lat. scolast. metaphysica terme de philos. (1079-1142 ds Nov. Gloss.), formation sav. sur la loc. prép. gr. µ ε τ α τ α φ υ σ ι κ α ́ « après les choses de la nature », placé en tête du traité de métaphysique d’Aristote, qui fait suite à son traité de phys. prép. µ ε τ α ́ « après » et τ α ́ φ υ σ ι κ α ́ « traité de physique » neutre plur. substantivé de l’adj. φ υ σ ι κ ο ́ ς « qui concerne la nature ou l'étude de la nature », v. physique.

    14 Eckhart et Lao Tseu ne prennent pas en considération la temporalité et l’histoire pour les causes différentes : Eckhart, comme beaucoup de théologiens, attache la plus grande importance à ce qui est éternel ; Lao Tseu, sous l’emprise de l’archétype, tenait la conception éternel retour, comme le point de vue postulé par Mircea Eliade dans Le mythe de l’éternel retour.

    15 XU Shen, Shuowen Jiezi, réviseur ZANG Kehe, WANG Ping, éd. Bureau du livre chinois, Pékin, 2002, p. 591 : 象形也 (caractères pictographiques). Malgré la distinction des perspectives, par nature, le 形 ne réfère autre qu’à l’image, la forme ou la physique des choses.

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    exprimée à travers le langage, y compris celle de la nature divine, se fonde sur les ca-

    ractères en relation.

    Voyons succinctement l’actualité des études eckhartiennes en France. En transfor-

    mation de tendance entre sécularisation et désécularisation, on cherchait à en voir la

    sortie en face des défis religieux d’actualité. La poursuite des recherches religieuses

    était en marche. Dans un tel contexte, le regain d’intérêt d’Eckhart se passait au fur et

    à mesure d’un tel réchauffement : en France, ses études étaient en essor depuis les an-

    nées 1950-197016, jusqu’à aujourd’hui, sur la plate-forme de l’Université de Strasbourg

    et de l’Université de Lorraine, intégrée à la MSH Lorraine17. Récemment vues, les

    études eckhartiennes se sont largement développées en France : « avec la thèse de Vla-

    dimir Lossky et les travaux de Maurice de Gandillac, et il y a eu un véritable engoue-

    ment pour Eckhart, comme le montre la bibliographie eckhartienne »18.

    Eckhart en tant que candidat, ce n’est pas seulement en vertu de notre dialogue entre

    le christianisme et la culture chinoise, mais plutôt en raison de son originalité en lien

    avec son esprit d’ouverture qui inspire tant de penseurs et qui influe potentiellement sur

    des écoles de pensée. On peut le situer dans toute l’histoire de la pensée occidentale :

    Maître rhénan est un auteur qui intègre la quintessence de grands penseurs chrétiens et

    non-chrétiens : Platon, Aristote, Augustin, Proclus, Pseudo-Denys, Boèce, Avicenne,

    Maïmonide, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, ... ; et qui inspire ses disciples – Henri

    Suso et Jean Tauler, le réformateur Luther, les théologiens à l’instar de Nicolas de Cues,

    ainsi que les grands penseurs postérieurs : Blaise Pascal, Friedrich Wilhelm Joseph

    Schelling, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Friedrich Nietzsche, Vassily Kandinsky,

    Martin Heidegger, Carl Gustav Jung, Hans Urs von Balthasar, Michel Henry, Jacques

    Lacan, Jacques Derrida, Simone Weil, etc.19 La pensée d’Eckhart est un fruit spirituel

    porté par la foi et la raison, elle est devenue une importante source des pensées mo-

    dernes même postmodernes.

    Sa pensée entame également des dialogues dans l’espace chrétien : pour Vladimir

    Lossky, « c’est le dialogue œcuménique qui s’ouvre dans les études eckhartiennes à

    partir du dialogue entre la théologie mystique de l’Occident et celle de l’Orient »20, il 16 L’Essor des études eckhartiennes en France, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00537711, 2010, p. 1. 17 Maison des Sciences de l’Homme Lorraine. Cf. http://www.msh-lorraine.fr/ 18 L’Essor des études eckhartiennes en France, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00537711, 2010, p. 1. 19 Voir les articles concernés dans Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur ré-

    ception.20 L’Essor des études eckhartiennes en France, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00537711, 2010, p. 5.

  • influence aussi le jeune Luther dans sa mystique21 ; parallèlement, les dialogues inter-

    religieux – plutôt au sens moderne, initiés « par Rudolf Otto, avec son livre : Mystique

    d’Orient, mystique d’Occident, paru en traduction chez Payot, en 1951, qui se dévelop-

    pera largement »22, ainsi qu’avec le judaïsme, l’islam et le bouddhisme, voire le taoïsme.

    En fait, Daisetz Teitaro Suzuki a déjà mené un dialogue entre Eckhart et le boud-

    dhisme zen dans son ouvrage Mysticism: Christian and Buddhist où il recherchait les

    similitudes de voie de pensée entre Eckhart et le bouddhisme mahāyāna notamment

    zen.23 Nous voulons, dans cette thèse, aller davantage à l’Orient – en Chine, plus loin

    qu’en Inde – dans les foyers du bouddhisme. En fait, après y avoir perdu son influence,

    le bouddhisme s’est mieux développé en Chine ; quant au zen, au vu et au su de tout le

    monde, il était une école qui mélange le bouddhisme avec le taoïsme. Ce dernier, était

    censé être la seule école ou religion vernaculaire d’importance portant sur une vision

    cosmique intégrale par rapport au confucianisme dont l’enjeu se concentre plutôt sur la

    relation humaine et l’éthique sociale. Pour simplifier notre comparaison sur l’ultime

    réalité, nous mettons à côté le taoïsme en tant qu’une religion folklorique, mais nous

    concentrons sur les textes de Lao Tseu, lesquels manifestent l’apogée de la métaphy-

    sique chinoise. Bien que dans la perspective du développement de la pensée, la période

    de Lao Tseu soit tant disparate que celle d’Eckhart ; en vertu de l’évaluation chinoise

    qui a une prédilection pour l’antiquité, on admet qu’en tant qu’une école principale des

    Cent écoles de pensée (諸子百家), la cime métaphysique de Lao Tseu serait indépas-

    sable dans toute l’histoire de la pensée chinoise. À sa différence, Thomas d’Aquin est

    considéré comme le sommet de la théologie scolastique ; or, il opte plutôt pour consti-

    tuer la doctrine catholique par voie cataphatique, ce faisant, Eckhart, à côté de cet apo-

    gée thomiste, pourrait être le meilleur candidat dont la théologie est mystique par voie

    apophatique dans un tel rapprochement en vertu de l’ultime réalité métaphysique.24

    Dans l’attente de leurs ressemblances, on ne peut omettre de constater qu’ils ont de

    grandes dissemblances par leurs contextes noétique et linguistique, leurs époques.

    Certes, on ne voudrait pas privilégier celles-là plutôt que celles-ci dans une comparai-

    son, ce qui serait dénué de sens. Alors le cas de nos penseurs est un peu extrême : si on

    21 Cf. Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, Édition française par

    Marie-ANNE VANNIER, éd. Cerf, Paris, 2011, pp.754-758. 22 L’Essor des études eckhartiennes en France, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00537711, 2010, p. 6. 23 Voir D. T. SUZUKI, Mysticism: Christian and Buddhist, London and New York, this edition published in the

    Taylor & Francis e-Library, 2003, p. 1. 24 Comme l’indique l’Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, la mys-

    tique eckhartienne est l’apogée de la théologie mystique de l’Église d’Occident.

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    trouve des influences noétiques des auteurs patristiques et néoplatoniciens chez

    Eckhart ; soit, comme l’a montré une monographie récente au sujet d’une comparaison

    entre Zhu Xi et Eckhart25 – ils sont au moins quasiment des contemporains, en dépit

    de la différence dans leurs contextes linguistique-noétique, mais c’est une comparaison

    intellectuelle entre le confucianisme et le christianisme.

    Alors la quête de la sagesse atemporelle est une motivation universelle de toutes les

    âmes. Avec le respect de la véracité des faits contextuels, la sagesse universelle peut

    toucher directement le vif spirituel au fond du cœur, en nous offrant des visions pos-

    sibles pour regarder l’ultime réalité de la nature divine, de l’humanité ainsi que de l’uni-

    vers. Benoît Vermander (魏明德), professeur de l’Université de Fudan depuis 2014, a

    publié un article intitulé « Laozi et la pensée chinoise » dans le livre L’anneau immo-

    bile : Regards croisés sur Maître Eckhart, Husserl – Hegel – Laozi en 200526. Il a pré-senté un regard croisé sur Eckhart et Laozi avec Zhuangzi, en se laissant guider par

    Laozi27. Après un abord de la spécialité d’Eckhart dans les dialogues interreligieux dont

    la potentialité à l’égard du bouddhisme était explorée par Suzuki et Masao Abe28, cet

    auteur préfère se situer en amont, remonter à ce qu’il appellera « la source de la mys-

    tique chinoise »29. À la suite de Gwendoline Jarczyk et de Pierre-Jean Labarrière qui

    voient le Poème de Maître Eckhart comme « texte quintessentiel à partir duquel suivre

    le cours d’une source dont les eaux peu à peu grossissent »30, Vermander amorce ce

    thème par une lecture qu’il appelle la « “poétique performative” du Poème et du Laozi

    »31 pour dénuder le mystère redoublé dans le Laozi. À travers les rapprochements entre

    le Poème d’Eckhart et les textes poétiques du Laozi, Vermander fournit une vision croi-

    sée autre que celle d’école, en combinaison avec l’analyse noétique de Zhuangzi qui

    25 Voir Shuhong ZHENG, Zhu Xi and Meister Eckhart : Two Intellectual Profiles, éd. Peeters, 2016. 26 L’anneau immobile : Regards croisés sur Maître Eckhart, Husserl – Hegel – Laozi, Paris, Éd. Facultés jésuites

    de Paris, 2005, pp. 97-135.27 Ibid., p. 102. 28 Ibid., pp. 99-100 : « – Des essais, comme ceux rassemblés par John Cobb et Christopher Ives, et dans lesquels

    Eckhart est cité à maintes reprises, témoignent d’une compréhension plus rigoureuse du Maître rhénan, facili-tant alors une communication en profondeur avec le centre de l’expérience bouddhiste. Le rôle prééminent que l’auteur des Sermons allemands accorde au détachement ouvre de fait à une connivence avec un courant qui, à l’intérieur du bouddhisme, se montre moins intéressé par le phénomène de l’illumination que par la radicalité qu’implique l’illumination véritable de notre expérience quotidienne. De même, la dialectique d’Eckhart a des affinités avec celle d’un Masao Abe, le penseur japonais qui a le plus contribué à continuer et approfondir l’œuvre de Suzuki, dans un style très distinctif. Au reste, l’usage fait d’Eckhart dans le dialogue interreligieux contemporain montre des lignes de partage qui s’inscrivent entre des types de pensée plus qu’entre des croyances. »

    29 Ibid., p. 100.30 Ibid., p. 103. 31 Ibid.

  • « multiplie les paraboles, les dialogues philosophiques, les morceaux de bravoure, don-

    nés dans un style sans pareil »32, en reposant sur la fidélité de Zhuangzi au propos du

    Laozi par « aphorismes, évocations retirées au moment même où elles sont glissées »33.

    À la différence de cette démarche qui se livre plutôt à l’esprit parabolique et qui se

    réfère beaucoup à cette œuvre sœur du Laozi, nous nous concentrerons plutôt sur les

    textes de celle-ci en développant leur rapprochement principalement basé sur les Ser-

    mons allemands34 d’Eckhart, plutôt qu’en focalisant son esprit poétique, malgré en leur

    comparaison autant importante. Nous allons évoquer l’inspiration de Vermander dans

    les cas nécessaires plus tard.

    Issus d’un bon souhait mais sans ne pas avoir d’appui sur les études d’Eckhart et sur

    les démarches de ces chercheurs susdits, nous sommes bien convaincus que, si Eckhart

    avait eu l’occassion, il lui-même aurait invité Lao Tseu à dialoguer. En effet, pendant

    sa vie, il conversa avec les maîtres non-chrétiens au moins dans sa lecture, comme le

    montrent ses écrits. Mais en métaphysique, le seul dialogue solide et probant se fait

    d’après une comparaison basée sur l’analyse des textes concernés. À travers cette thèse,

    nous espérons pouvoir enrichir les études eckhartiennes en français ; parallèlement, les

    lecteurs francophones pourraient mieux connaître Lao Tseu par un regard moins éloigné.

    Ce que nous apporterons ici ne devra pas négliger la théologie chinoise et la philosophie

    religieuse en chinois, soit l’histoire de la pensée, il faudra donc traduire cette thèse en

    notre langue maternelle.

    Les études eckhartiennes en Chine ont à peine quitté son point de départ. Jusqu’à

    présent, il n’y a qu’une traduction dont le titre est 埃克哈特大师文集 (Deutsche Pre-

    digten und Traktate), traduit par Zhenhua RONG (荣震华). Il y a une monographie inti-

    tulé 艾克哈研究 (Research of Eckhart) dont l’auteur est Joseph CHAN TAK KWONG

    (陳德光). Nous trouvons également les traités concernés de ce professeur de l’Univer-

    sité catholique Fu-Jen en Taïwan :

    生命教育與生命的誕生-艾克哈大師靈心神學的對話 (Life Education and the

    Birth of Life---a dialogue with Meister Eckhart’s Theologia Cordis)35; 密契主義者艾

    32 Ibid., p. 102. 33 Ibid. 34 Étant donné qu’Eckhart a beaucoup recours aux propositions à l’occidentale dans son œuvre latine dont l’en-

    semble se caractérise plutôt par le style scolastique qui est difficile de rassembler les points comparables à cause des disparités noétiques dans leurs formulations et leur méthodologie.

    35 Cf.《輔仁宗教研究》第十六期(2007年冬),頁 19-39。

  • 12

    克哈的創造靈修 (Creation Spirituality of Mystic Eckhart)36; 艾克哈密契思想與思

    想傳統關係初探 (Meister Eckhart’s Mysticism and Thought in Traditional Thinking:

    A Preliminary Exploration)37, 「我是所是」(出三 14)—艾克哈論存有與本地化意

    義 (‘I am who I am’ (Exodus 3:14) —Theory of Being according to Master Eckhart)38,

    etc.39

    Spécialiste en mysticisme et sciences des religions comparées, cet auteur présente

    Eckhart en chinois avec une série de traités, en saisissant l’essentiel de la mystique

    eckhartienne par deux points d’importance : die Gottesgeburt in der Seele et der Dur-

    chbruch zur Gottheit, lesquels sont cités de Shizuteru Ueda.40

    Certains chercheurs chinois se limitent habituellement à comparer une notion – la

    vacuité (空) par exemple, entre Eckhart et le bouddhisme ou entre deux notions –

    abegescheidenheit d’Eckhart et s’asseoir et oublier (坐忘) de Zhuang Tseu41 ; d’autres

    à traiter généralement d’un aspect à l’instar de sa mystique ou du détachement. Un autre

    professeur de l’Université Renmin de Chine tente de trouver l’origine spirituelle du

    panthéisme florissant en Allemagne : Spiritual Origin of Flourishing Pantheism in Mo-

    dern Germany – The Influence of Eckhart and Spinoza42. La recherche sur les in-

    fluences eckhartiennes en Chine attire de plus en plus l’attention, essentiellement à

    cause des philosophes allemands en particulier – Hegel, Schopenhauer, Heidegger ainsi

    que Luther par rapport au christianisme réformé.

    Eckhart était sans frontières, à une ère telle comme médiévale, ses empreintes de

    pied étaient sur le territoire tant allemand que français.43 Son œuvre latine et allemande

    36 Cf.《神學論集》第 132号(2002年夏),頁 205-224。37 Cf.《哲學與文化月刊》,第 367期(2004年 12月),頁 79-100。 38 Cf.《輔仁宗教研究》第十二期(2005冬),頁 53-71。39 Il y a aussi les autres artciles concernés :〈艾克哈思想中兩主題:「聖子的誕生」與「突破入神的 源頭」〉,

    《哲學與文化月刊》,第 274 期(1997 年 3 月),頁 206-215;〈「神」、「神的根」——艾克哈思想的正統性與文化交流的意義〉,《哲學與文化月刊》,第 323 期(2001 年 4 月),頁 315-329;〈艾克哈大師涉及廿八條異端命題初探〉,《輔仁宗教研究》,第 7 號, (2003.6),頁 75-117; un autre auteur :關永中,〈師長艾克哈(Meister Eckhart)所提示的靈修歷程〉,《哲學與文化月刊》,第 274 期(1997 年 3 月),頁 216-249。

    40 S. UEDA, Die Gottesgeburt in der Seele und der Durchbruch zur Gottheit, Guetersloh: Guetersloher Verlags-haus Gerd Mohn, 1965, pp.140-145. Voir Fujen Religious Studies no 12 (2005 winter), p. 55.

    41 Cf. ⽑国民:《“隐遁”与“坐忘”:埃克哈特与庄⼦实现⼈⽣⾄⾼境界之途径之⽐较》,《现代哲学》,2010(5),第 121-126页。

    42 Cf. 李毓章:《德国近代泛神论繁荣的精神缘由——以埃克哈特与斯宾诺莎为中心》,《安徽大学学报(哲学社会科学版)》,2009(5),第 1-7页。

    43 Pendant sa vie, il logeait dans beaucoup de villes allemandes et françaises, ainsi qu’italiennes : Erfurt, Paris, Strasbourg, Cologne, Toulouse, Avignon, Naples, Venise, etc. Cf. la chronologie d’Eckhart après la thèse.

  • était traduite en beaucoup de langues, à l’instar du français. Sa pensée influençait prin-

    cipalement les auteurs allemands et français, tant prémodernes que modernes, y com-

    pris ceux qui ont vécu à l’époque susdites mais aussi dont la pensée a déjà touché le vif

    des courants postmodernes. Côté de Lao Tseu, sa sagesse est aussi une configuration

    standard pour comprendre et être identifiée à la pensée et à la culture chinoises. Pensons

    à la dialectique inhérente de l’humanité, ils sont les deux maîtres à ne pas manquer.

    Simplement, Dieu et le Tao sont très différents dans leurs connaissances métaphy-

    siques, il s’agit des contextes noétiques et linguistiques, religieux et culturels. Une telle

    comparaison introduit inévitablement des différences remarquables dont les thèses con-

    cernées se seront naturellement concentrées pour s’intégrer dans de nouvelles concep-

    tions de la pensée métaphysique. Nos penseurs sont absents dans leur conversation sur

    place, mais leurs textes peuvent quand même, en quelque sorte, verser leur grande

    vague étincelante, œuvrant pour la transformation de la réflexion humaine sur l’ultime

    réalité. Nous devons donc faire de telles comparaisons dans la mesure où leur intention

    ne serait pas gâtée. Seulement, leur première intention ne peut pas toujours bien tracée

    dans une telle distance temporelle, entre eux et nous, ainsi qu’entre eux. Nous ne nous

    préparerons jamais complètement à ne pas simplifier ce qui est compliqué, ainsi qu’à

    non plus compliquer ce qui est simple chez eux. Nous ne pourrons que faire l’impos-

    sible pour anticiper quels seraient évidents à leur œil, quels aurait besoin d’être ré-

    flechis ; or, il faut toujours expliquer ceux-ci et ceux-là afin de faire comprendre les

    lecteurs de nos jours. En un mot, il y avait/aura une tâche ardue que nous envisageons.

    Nous sommes humains qui partagent des connaissances de la même humanité ; d’au-

    tant plus qu’il s’agit non seulement des deux auteurs occidental et oriental, mais aussi

    de la théologie chrétienne et du taoïsme dans la mesure métaphysique, c’est-à-dire con-

    cernant Dieu et le Tao qui vivent encore dans l’âme de beaucoup de monde. De plus, il

    y avait déjà des traités qui recherchent les deux, il y a encore des points comparables à

    anticiper, tous les ouvrages existants suffisent pour construire une monographie même

    une série de recherches. Ce qui nous encourage est que les différences de leur contexte

    ne sont pas cruciales dans un tel dialogue ; la distinction qui prime est plutôt dans les

    enjeux métaphysiques qui, consistent à découvrir l’ultime réalité en tant qu’Un, et nos

    métaphysiciens sont chacun d’accord même radicaux pour soutenir cette connaissance

    dans leur expectative, par intuition et par spéculation.

    Après tout, tant la disparité que la similitude sont jugées de par l’humanité. Les points

  • 14

    de vue commandés par leurs intentions regardent différemment une même chose. C’est

    pourquoi nous ne devons pas nous concentrer et figer sur ce qui paraît semblable et ce

    qui a l’air dissemblable. Il n’y a pas de verdict final dans les perspectives diverses, entre

    les points communs et distincts, puisqu’il y a nécessairement ces deux aspects côte à

    côte dans toute comparaison ; mais cela n’en est pas l’essentiel. Le détachement et le

    non-agir – ces deux notions par excellence d’Eckhart et de Lao Tseu, nous apportent

    une anticipation que ces deux grands métaphysiciens se livrent chacun à leur respective

    réalité ultime – Dieu ou le Tao, Chacun est Un pour eux. Comment serait-il possible

    qu’il y ait deux Un tout différent en tant que l’Absolu mais pourtant qu’ils ne coïncident

    point ? Il en ressort davantage raisonnablement que pour eux, c’est plutôt l’Absolu mé-

    taphysique, malgré les différences sous leur pinceau respectif, qui étincelle dans leur

    pensée, certes, en synergie avec leur propre contexte noétique-linguistique : ceci est

    conforme à leur position théocentrique ou tao-centrique44.

    Alors, comment déroulons-nous une telle comparaison contextuelle et textuelle ?

    Cela dépend plutôt de la thématique et du contenu de leur théorie, mais encore de l’op-

    tique choisie, ce qui concerne à la fois la finalité et la méthodologie.

    Dirions que la théologie est une optique humaine de la nature divine (l’ultime réalité),

    l’anthropologie la perspective divine (surnaturelle) de la nature humaine. C’est-à-dire

    que toute compréhension de la divinité n’est autre qu’à partir de l’intellect humain, ceux

    qui se croient capables de parler purement de Dieu ou même d’usurper sur les noms

    divins n’en sont pas moins des rêveurs qui sont encore inconscients de leurs chimères ;

    alors réciproquement, une vision intégrale issue de l’intellectualité nécessite une op-

    tique qui consiste à transcender toute l’humanité, même pour dire seulement des pro-

    positions par son abord tel comme tous les hommes ...étant donné que des connaissances

    empiriques ne peuvent a priori douer personne de telle vision d’universalité. Force est

    de constater qu’une discussion sur l’essence et l’origine de l’humanité doit contenir

    l’intellect humain qui réfléchit sur lui-même, c’est-à-dire l’autoréflexion ou la capacité

    introspective ; or, sans une référence à la fois d’altérité et d’identité par rapport à l’hu-

    44 La position tao-centrique de Lao Tseu pourrait être partagée avec celle théocentrique d’Eckhart dans la mesure

    où ce -centrique est compris au sens de l’importance équivalente du Tao au lieu du paradigme méthodologique. En effet, chez eux, il y a une force centrifuge dans leur œil sur soi-disant « -centrique » : loin d’être quelqu’uns susceptibles de se classer à ceux simples, ils sont chacun des penseurs de complexité laquelle consiste à mani-fester la nature divine d’ensemble de leur texte par rapport à une seule perspective de cohérence logique sous certaines formes.

  • manité comme mirroir, aucune introspection n’en est pas moins une prétention démen-

    surée. Dans une telle perspective, notre thèse se déploiera, certes, avec une série de

    comparaisons textuelles comme méthodologie, en ayant recours aux analyses étymolo-

    giques ainsi qu’en renvoyant à leur contexte noétique et linguistique. Dans la mesure

    nécessaire, il nous faudra élucider les connaissances indispensables.

    Dans la tradition chrétienne, la théologie et l’anthropologie se rapportent toujours à

    l’une à l’autre : l’Écriture fut écrite par les auteurs humains, l’Évangile est pour l’être

    humain, ce que l’on croit (foi45) et ce que l’on voit (martyr46) ne s’éloignaient jamais

    l’un de l’autre, la foi et la raison, certes, étaient en tension, mais plutôt s’appuyaient

    l’une sur l’autre. On verra qu’Eckhart croit davantage que la théologie est l’anthropo-

    logie, et vice versa47. En tant que Imago Dei, l’homme ne pourrait pas être sans Dieu,

    et Dieu non plus sans homme ; ainsi, la divinité a son aspect naturel et l’humanité son

    aspect surnaturel, elles sont essentiellement et originellement uniques. À partir d’une

    telle position radicale, véritablement chrétienne mais probablement étrange pour le

    monde moderne et postmoderne qui se figurait qu’il la savait bien, ce maître spirituel

    offre une chance concernant l’anthropologie chrétienne pour notre époque. Une chance

    semblable, en quelque sorte, depuis Lao Tseu, nous rendrait reconsidérer le taoïsme48

    qui semble familier avec des malentendus le prenant comme stratégie, soit un athéisme

    ou matérialiste naïf49 ou une thérapie qui consiste à calmer l’intérieur du cœur, ou bien

    45 Étymol. et Hist. 1. Ca 1050 feit « fait de croire en Dieu » (Alexis, éd. Chr. Storey, 2 : Quer feit i ert e justice ed

    amur) ; 1539 [éd.] « le dogme lui-même ; la religion » la vraye Foy Chrestienne (Calvin, Institution chré-tienne, éd. J. D. Benoît, livre 3, chap. 2, § 6, note b) ; 1632 article de foi (Corneille, La Veuve, acte I, sc. 2, 132) ; p. anal. 1817 « toute adhésion de l’esprit ferme à une chose révérée comme un culte » (Staël, Consid. Révol. fr., t. 2, p. 245) ; 2. a) ca 1100 « assurance donnée d’être fidèle à une parole, à une promesse... » (Ro-land, éd. J. Bédier, 403) ; 1181-86 « fidélité aux principes, à la parole donnée ; loyauté » bone fois (Gace Brulé, Chansons, éd. H. P. Dyggve, XI, 5) ; 1283 male foi (Ph. de Beaumanoir, Coutumes Beauvaisis, éd. A. Salmon, § 613) ; b) ca 1265 « véracité (d’une parole, de qqc.) » (Brunet Latin, Trésor, éd. Fr. J. Carmody, livre I, chap. 4, p. 21) ; 3. 1180-91 « confiance qu’inspire la parole d’autrui » ici « lien de confiance réciproque » (Chr. de Troyes, Perceval, éd. F. Lecoy, 8853) ; 1551 [éd.] « entière confiance que l’on met en quelqu’un, quelque chose » adjouter foy (Calvin, op. cit., livre I, chap. VIII, § 3). Du lat. class. fides « foi, confiance ; ce qui produit la confiance, bonne foi, loyauté; promesse, parole donnée »; lat. chrét. « confiance en Dieu ».

    46 Le mot martyr dont le sens propre en grec désigne témoin. Voir Empr. au lat. eccl. martyr, du gr. µ α ́ ρ τ υ ς, -υ ρ ο ς « témoin », d’où spéc. « témoin de Dieu, martyr ». Au Moy. Âge, on trouve également la forme martre (v. T.-L. et Gdf.) forme conservée dans Montmartre « mont des martyrs ». Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1050 « celui qui a souffert la torture et la mort pour attester la vérité de la religion chrétienne » (Alexis, éd. C. Storey, 566) ; 1690 (Fur. : Martyr, se dit abusivement des hérétiques et des païens qui souffrent pour la défense de leur fausse Religion) ; b) 1176-81 fig. (Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, éd. M. Roques, 4689) ; 2. 1690 « celui qui souffre beaucoup moralement ou physiquement » (Fur.); d’où 1694 (Ac.: On dit fig. qu’une personne est le martyr d’une autre pour dire qu’il souffre persecution à cause de luy).

    47 Voir Sermons, traités, poèmes : les écrits allemands, traduction de Jean ANCELET-HUSTACHE et d’Éric MANGIN, éd. du Seuil, 2015, p. 336 : « Ici le fond de Dieu est mon fond, et mon fond est le fond de Dieu. Ici je vis selon mon être propre comme Dieu vit selon son être propre. » (Sermon 5b)

    48 Il faut noter qu’ici, le taoïsme n’indique pas une religion folklorique fondée par Zhang Daoling (张道陵), mais la sagesse sur le Tao dans Tao Te King.

    49 Notons que non seulement les athées et matérialistes font-ils grand cas de la loi objective, mais aussi les idéa-listes et les chrétiens estiment-ils la loi en tant que vérité fondamentale (spirituelle) ou comme la stipulation

  • 16

    un remède contre l’échec. Certes, il n’y a guère de raison à blâmer ceux qui en profitent

    les fonctions apportées par la sagesse taoïste ; mais il ne faut pas non plus négliger le

    Tao en tant qu’ultime réalité pour Lao Tseu et sous-estimer l’horizon offert et la des-

    cription du Tao dans Tao Te King. Il inaugure une double perspective : d’une sincérité

    enfantine provenue du cœur, voir le Tao à partir de l’homme, voir l’homme à l’œil du

    Tao, ce qui concerne parallèlement une identification mutuelle entre le Tao et l’homme.

    Il va sans dire que le taoïsme et l’anthropologie sont comme deux aspects d’une pièce.

    Il en ressort donc, que notre comparaison contextuelle et textuelle se déroulera en

    deux parties fondamentales : théologie / taoïsme et l’anthropologie. Alors, dans l’inten-

    tion d’esquiver la confusion du Tao dans les textes de Tao Te King avec celui dans la

    religion taoïste, proposons un terme taologie – la logique (ou les études) du Tao, pour

    équivaloir au théologie. Les contextes comparés doivent viser à l’ensemble de leur pen-

    sée métaphysique, alors les textes comparés doivent dépendre des contenus susceptibles

    d’être mis en contraste ou en accord. Pour ceux-là, étant donné que leur voie négative

    n’est pas sans finalité50, nous entendons remonter les sources de la voie négative chez

    Eckhart51 et l’origine divine cachée dans le 是 primitif52 par rapport au 道 chez Lao

    Tseu. L’asymétrie de leur comparaison contextuelle correspond contrairement à leur

    profil noétique et leur position dans l’histoire de la pensée : avec sa voie négative en

    synergie sa dialectique53, Eckhart a ressorti de son contexte croyant et rationnel où la

    voie cataphatique domine ; de même, Lao Tseu a sorti de son contexte métaphysique

    (parole) de Dieu.

    50 La finalité sans finalité d’Eckhart est explicite dans ses textes, c’est-à-dire le détachement de tout, y compris de Dieu (cette conception elle-même), alors celle de Lao Tseu est implicite et ne conduit pas à un but concret, à partir de son contexte noétique, ce qui est à élucider ci-dessous.

    51 Bien que la voie négative ne puisse pas englober toutes les facettes de la pensée eckhartienne, la négation de la négation, le néant, et surtout le détachement marquent véritablement toute sa pensée. Par exemple, son traité De l’Homme Noble manque des expressions négatives, mais pour être homme noble (être le Fils en Dieu), il faut « en effet, que l’homme sorte de toutes les images et de lui-même, qu’il devienne absolument étranger et dissemblable à toutes choses, s’il veut et doit vraiment accueillir le Fils et devenir le Fils dans le sein et le cœur du Père. » (Voir Traités et sermons, traduction et présenté par Alain de LIBERA, éd. Flammarion, Paris, 1995 (1re éd. 1993), « Introduction » p.178.) C’est-à-dire le principe du détachement. Mais on doit quand même noter que, Eckhart privilégie le détachement prés des choses dans le monde, plutôt que dans le renoncement ou l’ascétisme.

    52 Il y avait une conversion ou une transformation qui s’est passé avant ou à l’époque de Lao Tseu. Le shi fonc-tionnait encore chez Lao Tseu comme un agent important pour constituer la formule qui consiste à affirmer une affirmation ou une négation, mais les sembler (如/似/若) remplaçaient la place de l’être en tant que copule en Occident, surtout à partir d’Aristote. Si l’on veut savoir la sagesse de Lao Tseu, on doit comprendre sa voie négative ; si l’on entend comprendre mieux celle-ci, il faut connaître son contexte métaphysique où les expres-sions divines avaient eu leur formation initiale. Une négation est toujours en synergie avec son but visé – une affirmation équivalente.

    53 B. VERMANDER les reconnaît comme le style d’Eckhart qui inspire les penseurs. Voir L’anneau immobile : Regards croisés sur Maître Eckhart, Husserl – Hegel – Laozi, Paris, Éd. Facultés jésuites de Paris, 2005, p. 100 : « Le style eckhartien résonne fortement pour des penseurs, chrétiens ou bouddhistes, ancrés dans une tradition apophatique et dialectique tout à la fois. »

  • où les tournures divines à l’aide du shi primitif (原初“是”). Leur pensée converge en

    un tel croisement, pour cette raison, les sources noétiques qui les ont inspirés rendront

    plus claire leur compréhension, de sorte que nous parvenions mieux situer leur position

    dans leurs contextes.

    Après la comparaison contextuelle, nous allons nous concentrer sur celle des textes.

    Cette partie se déploie en deux volets : théologique / taologique et anthropologique. On

    ne peut pas diviser nettement ces deux volets comme un objet en deux, mais dans la

    mesure de la thématique de leur pensée : c’est l’homme qui s’oriente vers la divinité de

    Dieu ou du Tao, ou c’est Dieu ou le Tao qui chemine vers l’humanité. Pour le premier

    cas, les thèmes tels comme la négativité, l’unité métaphysique (néant et wu, hénologie

    ontologique et noétique et l’unité non-linguistique), elles expriment le chemin humain

    s’orientant vers l’ultime réalité – Dieu ou le Tao : on essaie de Le voir à travers une

    voie négative, en recourant au néant ou au wu. Avant ou après eux, il y avait bien des

    penseurs qui pensaient semblablement, et nos métaphysiciens sont des meilleurs. Nous

    trouvons aussi les autres sujets comparables : la relation entre dieu/tao et l’homme

    (créature). Dans la pensée judéo-chrétienne, Créatio ex nihilo marquait parmi toutes les

    philosophies religieuses, et Lao Tseu apporte aussi le you issu du wu (ou le grand un

    donne naissance à l’eau), comment sera-t-il si Eckhart, maître chrétien et Lao Tseu,

    maître non-chrétien se rencontrent pour que nous puissions comprendre l’origine de

    l’univers et de l’homme ; l’engendrement (incréé) et l’enfantement (生) sont chacun la

    conception centrale de nos métaphysiciens, ce qui renvoie à la question sur la

    ressemblance Dieu-homme et le xuan tong – la ressemblance entre Dieu le Créateur et

    ses créatures ou entre la Voie comme mère et les dix-mille-choses (萬物). À la fin de

    la comparaison thématique théologique et taologique, il ne faut pas oublier l’ineffabilité

    de la Parole et de la Voie. Sans aucun doute, cette partie concerne la tension dialectique

    entre l’exprimable et l’indicible, l’extrême de l’intellect humain, il s’agit également de

    leur expression de la nature divine, ainsi que de l’ultime réalité soit révélée, soit par

    intuition.

    Dans le volet anthropologique, nous allons discuter l’éthique liée à la métaphysique,

    étant donné qu’Eckhart et Lao Tseu ne sont pas chacun éthiciens au sens ordinaire : ils

    ne cessent d’évoquer leur base respective afin d’établir les vertus concernées par voie

    négative. Certes, ils proposent aussi une corrélation positive entre le just et la Justice54,

    54 Voir le commencement du Livre de la consolation divine. Cf. Traités et sermons, traduction et présenté par

  • 18

    soit entre le Tao et celui qui se livre au Tao (§ 23)55. Sur le plan éthique lié à la méta-

    physique, ils postulent chacun l’homme idéal : l’homme noble ou le sheng-ren (聖⼈),

    qui pratique le détachement ou le non-agir. Ces deux termes sont leur notion par excel-

    lence, ceux-là sont non seulement la vertu humaine la plus remarquable selon nos pen-

    seurs, mais aussi une voie sans voie vers le fond sans fond de l’ultime réalité. Noble56

    et grande57, ils trouvent l’humanité, de telle sorte que leur anthropologie se caractérise

    par la dialectique christologique58 ou taologique59. Dans leur optique humaine de la

    nature divine, l’ultime réalité métaphysique est à la fois absolue et infinie comme une

    singularité ; corrélativement, dans leur perspective divine de l’humanité, l’être humain

    se munit de l’infinitude dans la mesure où il se trouve comme Imago Dei ou l’une des

    quatre grandes choses. Avec humilité, à travers l’auto-négation basée sur un fondement

    divin solide, même en s’identifiant au détachement en tant que son essence, l’humanité

    ne perdra jamais ses vertus telles comme amour, justice, lesquelles sont sans cesse dé-

    molies de par l’égocentrisme et par la fierté. Dans un tel regard cyclique, leur anthro-

    pologie s’installe dans le fond sans fond de l’éternité en traversant la voie sans voie : la

    gamme du sujet humain est contrairement maximisée.

    Avant d’aborder leur contexte linguistique et noétique, puis de toucher vif de leur

    pensée, il faut d’abord connaître leur vie : voyons leur biographie.

    Alain DE LIBERA, Éd. Flammarion, Paris, 1995 (1re éd. 1993), p. 130.

    55 « 故从事于道者,道者,同于道;德者,同于德;失者,同于失。同于道者,道亦乐得之;同于德者,德亦乐得之;同于失者,失亦乐得之。 »

    56 Voir le traité d’Eckhart De l’homme noble. 57 Cf. le Chapitre 25 de Lao Tseu : « 故道⼤,天⼤,地⼤,王亦⼤。域中有四⼤,⽽王居其⼀焉。 » 58 Dans le dessein de dépasser les catégories établies, Eckhart trouve dans la dialectique une méthode avec recours

    aux ressources de la théologie et de la philosophie. À la différence de Platon qui propose la dialectique descen-dante et la dialectique ascendante, Eckhart les reprend non pas pour remonter vers la dimension des Idées, puis en redescendre (aussi l’inversion du mouvement), mais pour exprimer « la kénose de l’Incarnation par laquelle le Christ nous invite à partager sa vie. Pour répondre à cette dialectique qui vient de Dieu, Eckhart en propose une autre à l’être humain : celle de l’humilité, du détachement pour accueillir la vie que Dieu donne. » Cf. Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, Édition française par Marie-ANNE VANNIER, éd. Cerf, Paris, 2011, p. 371.

    59 La dialectique taologique consiste à retourner à l’Origine du Tao, là où tout est dans l’indifférencié. Mais à cause des limites linguistiques, Lao Tseu ne s’appuie que sur les expressions négatives en synergie avec les sembler (若、似、如等).

  • BIOGRAPHIE DE LAO TSEU ET D’ECKHART

    Deux mystiques sans mystique factice

    Il y a une asymétrie biographique entre nos auteurs, essentiellement parce que la

    figure historique de Lao Tseu est encore discutable, auteur semi-mythique du Lao Tseu

    (Tao Te King) ; alors que la biographie d’Eckhart a été précisément reconstituée60,

    quoiqu’il y ait aussi ses légendes. Seulement, jusqu’à maintenant nous n’avons encore

    aucune idée sur son portrait réel : « à la différence de Jean Tauler, dont on a l’image sur

    sa pierre tombale au Temple-Neuf à Strasbourg, d’Henri Suso qui a été fréquemment

    représenté dans l’Exemplar ou dans l’Horloge de la Sagesse, ou encore de Nicolas de Cues dont le visage nous est familier, on cherche en vain le portrait d’Eckhart. »61

    À la différence de ce maître allemand du XIIIe – XIVe siècle, le maître chinois, con-

    temporain de Confucius (milieu du VIe siècle av. J.-C. – milieu du Ve siècle av. J.-C.,

    fin de la période des Printemps et Automnes), a de nombreuses représentations imagi-

    nées. Dans le contexte chinois, Lao Tseu, jadis, n’était pas seulement un saint, mais

    plutôt un « dieu » ou un « immortel »62 pour ceux qui le suivaient et surtout après que

    le Tao soit devenu le taoïsme. À cause de la déification promue par Zhang (Dao)ling et ses successeurs, le Tao était devenu le taoïsme, Lao Tseu Taishang Laojun.63

    Cependant, nous ne projetons pas de rechercher ces fantastiques successeurs qui

    n’ont rien à voir avec Lao Tseu lui-même ; mais notre projet est de mettre en compa-

    raison la vie de ces deux grands penseurs, certes, il nous faut réserver la véracité pour la vie de Lao Tseu.

    Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart (c. 1260 – c. 1328), est un théologien et

    philosophe dominicain, l’initiateur de la mystique rhénane (Rheinische Mystik), une

    60 Cf. Marie-ANNE VANNIER, Eckhart, fondateur de la mystique rhénane, dans Mémoire de l’Académie nationale

    de Metz – 2010, p. 249 : « Loris Sturlese (LW V, p. 149-193) a essayé de la reconstituer à partir des éléments sûrs dont on dispose, mais des pans entiers restent encore inconnus. »

    61 Ibid. 62 Le caractère仙 (xian), « immortel », a les composants « personne » et « montagne », ce qui signale sa tendance

    de s’éloigner de la foule de manière à mener une vie de renoncement. 63 Zhang Daoling 张道陵 (34-156 apr. J.-C.), originalement appelé Zhang Ling 张陵, est considéré par la tradi-

    tion taoïste comme le fondateur du taoïsme. En tant que le premier des « maîtres célestes » (天师), sa vie est essentiellement fictive. Selon la tradition du taoïsme, Lao Tseu est idolâtré comme Taishang Laojun (太上老君), soit traduit comme « Seigneur suprême Lao ».

  • 20

    école mystique se développant dans les pays de la vallée du Rhin (des Pays-Bas à la

    Suisse, en passant par l’Allemagne et la France), dès Hildegarde de Bingen et jusqu’à

    la devotio moderna, et laquelle connaît son apogée au XIVe siècle ; les deux disciples

    d’Eckhart sont les autres représentants principaux. Malgré tant d’approximations de-

    meurant encore dans sa biographie, à l’exemple de l’imprécision quand il quitta Stras-

    bourg pour Cologne64, les documents limités fournissent adéquatement les mots-clés

    de sa vie : un frère prêcheur qui « a eu des responsabilités importantes dans l’ordre

    dominicain » et un maître en théologie qui « a été reconnu pour la valeur et l’originalité

    de son enseignement », ainsi qu’un universitaire reconnu et le pasteur d’âmes.65

    La première date sûre de sa vie est celle de 1302, « lorsqu’il était magister à l’uni-

    versité de Paris »66. Il serait né dans une famille thuringienne de Hochheim, habitant à

    Tambach près de Gotha. Il « naquit vers 1260 dans un des deux villages de Thuringe

    nommés Hochheim, sans que l’on puisse préciser lequel – cette Thuringe que sainte

    Elisabeth, épouse du landgrave Louis IV, avait comblée de sa charité au premier quart

    du siècle. »67 Il était très brillant, en tant que dominicain, en faisant des débuts promet-

    teurs lorsqu’il étudiait les arts, la philosophie de la nature à Paris vers 1277. Puis il était

    prieur d’Erfurt et vicaire de Thuringe de 1294 à 1298 (peut-être vers 1300). En qualité

    de vicaire général de la province de Bohême, il effectuait une tâche réformatrice à partir

    de 1307. En 1310, il a contribué à la fondation de nouveaux couvents à Braunschweig

    et à Dortmund ; en 1313 ou 1314, il est nommé vicaire général de Teutonie ; ensuite, il

    part pour Cologne en 1323/1324. Dès 1325, des soupçons sont émis à l’égard de son

    orthodoxie, ce pasteur d’âmes envisagerait l’accusation. Depuis 1326, il a été accusé

    devant l’Inquisition. Il se défendit en démontrant « qu’il est allé au cœur de la foi et

    reste uni à Dieu ». Vers 1327-1328, Eckhart meurt, en Avignon ou sur le chemin du

    retour. Pour la date et le lieu, on ne sait rien. En tout cas, il ne connut pas la condamna-tion de ses propositions.68 Voici les grandes dates de sa vie.

    Dans Maître Eckhart et la mystique rhénane, Jeanne Ancelet-Hustache suppose que

    le jeune Eckhart « est envoyé dans la capitale rhénane vraisemblablement au cours de

    la décade qui suit ».69 Elle décrit également Cologne la pieuse avec cent églises qui 64 Cf. Marie-ANNE VANNIER, Eckhart, fondateur de la mystique rhénane, dans Mémoire de l’Académie nationale

    de Metz – 2010, p. 252. 65 Ibid., pp. 250-260. 66 Ibid., 252. 67 Jeanne ANCELET-HUSTACHE, Maître Eckhart et la mystique rhénane, éd. du Seuil, 2000, (1er éd.1956), p. 20. 68 Cf. MARIE-ANNE VANNIER, Eckhart, fondateur de la mystique rhénane, dans Mémoire de l’Académie nationale

    de Metz – 2010, p. 252-262. 69 Jeanne ANCELET-HUSTACHE, Maître Eckhart et la mystique rhénane, éd. du Seuil, 2000, (1er éd.1956), p. 22.

  • attend son accomplissement. Eckhart était nommé prieur d’Erfurt et vicaire général de

    Thuringe et après, « au tournant du siècle, il a donc été envoyé à Paris, premier centre

    intellectuel de chrétienté (...) Eckhart de Hochheim traverse à pied les campagnes fran-

    çaises, vallée de la Marne ou vallée de la Seine, pour gagner par étapes, de couvent en

    couvent, la capitale de toutes les sciences »70. Eckhart devait bien se plonger dans l’am-

    biance où les disputes faisaient avancer ses spéculations théologiques. À deux reprises,

    il a enseigné à l’université de Paris : de 1302 à 1303 et de 1311 à 1313. Il en résulte

    qu’il est également renommé comme universitaire : là où « Eckhart de Hochheim » de-

    vint « Maître Eckhart ».

    Le titre maître était lié à Eckhart à jamais. « Lorsqu’il quitte l’Université, il a obtenu

    le titre qu’il portera désormais : Maître Eckhart. »71 Dès lors, ces deux mots s’unissent

    comme son appellation courante. Précisément vu, son titre maître est à la fois un en

    deux et deux en un : « un Lebemeister et un Lesemeister, pour reprendre les catégories

    qui étaient les siennes. Mais, comme les deux parties de son œuvre, allemande et latine,

    s’interpénètrent, ces deux composantes de sa vie ne sont pas séparées, mais unies, ce

    qui a amené à des interprétations contradictoires (Kurt Ruh et Alois Haas contre Heri-

    bert Fischer et Kurt Flasch), alors qu’Eckhart est à la fois un mystique et un spécula-tif. »72

    Quant à l’appellation, Lao Tseu a également quelque chose d’intéressant mais qui

    relève plutôt de la légende. Ce qui est paradoxal est la combinaison de Lao (老) et de

    Tseu (子) : il semble être un « enfant » qui naît avec le titre de la « vieillesse », seule-

    ment dans la tradition chinoise, le vieux doit être vénéré, à l’instar du titre maître qui

    s’exprime régulièrement à l’oral : 老师 (vieux-maître). Le conte dit que la mère de

    Lao Tseu l’a conçu pendant 80 ans, c’est pourquoi il était venu au monde avec des

    cheveux blancs et des oreilles trop grandes. Donc il se nomme Li Er, nom et prénom,

    dont le dernier est la prononciation du caractère 耳, oreille. Figurons-nous un nouveau-

    né avec des oreilles aussi grandes que celles des personnes plus âgées lesquelles sont

    considérées comme organe « ne cessant pas de grandir pendant toute la vie ». Même

    son nom serait un peu mystérieux et paradoxal : un « vieux fils »73. Mais compte tenu

    de l’utilisation de « Tseu » indiquant usuellement « maître » dans le contexte classique,

    70 Ibid., pp. 22-23. 71 Jeanne ANCELET-HUSTACHE, Maître Eckhart et la mystique rhénane, éd. du Seuil, 2000, (1er éd.1956), p. 29. 72 Marie-ANNE VANNIER, Eckhart, fondateur de la mystique rhénane, dans Mémoire de l’Académie nationale de

    Metz – 2010, p. 250. 73 « Lao » signale « vieux » et « Tseu » « fils », « enfant » ou « petit ».

  • 22

    à l’instar de « Kong Tseu » (Confucius), il vaut mieux adopter le dernier sens. Seule-

    ment Lao Tseu voudrait préférer le premier, étant donné qu’il admire tant l’enfant qu’il

    propose de retourner dans un état « enfance pure ». Autrement dit, « retomber en en-

    fance »74 n’est autre que juste ce qu’il veut. Être « stupide », c’est ce que Lao Tseu

    s’intitule lui-même : « Les hommes de la multitude ont tous de la capacité ; moi seul je

    suis stupide ; je ressemble à un homme rustique. »75 Car l’intelligence (la prudence

    d’après Stanislas) selon Lao Tseu, produit régulièrement l’hypocrisie 76 voire les

    fléaux : « Le peuple est difficile à gouverner parce qu’il a trop de prudence. Celui qui

    se sert de la prudence pour gouverner le royaume est le fléau du royaume. Celui qui ne

    se sert pas de la prudence pour gouverner le royaume fait le bonheur du royaume »77. Pour lui, l’homme est d’habitude « trop intelligent »78.

    Il est difficile de distinguer un vrai Lao Tseu d’un personnage légendaire. La certi-

    tude de son historicité n’est pas incontestable. Mencius (Meng Tseu), représentant prin-

    cipal du confucianisme, ne fit pas mention de Lao Tseu dans ses polémiques contre les

    démesures des mohistes79 et des taoïstes80, ce qui laisse penser que Lao Tseu ne serait

    pas un personnage réel, mais plutôt une figure légendaire ou semi-légendaire. Nous ne

    discutons pas la divergence qu’il serait né soit plus tôt soit plus tard que Tchouang Tseu,

    mais acceptons le consensus relatif qu’il serait contemporain de Confucius ou soit une

    génération plus âgé que celui-ci.

    Nous n’avons pas de choix multiple. L’existence de Lao Tseu est proche de l’époque

    mythique où il y avait de nombreuses nations qui n’avaient même pas eu leurs propres

    écritures. Concernant sa vie, il y a une supposition courante selon le premier grand his-

    torien chinois Se-Ma Ts’ien (司馬遷) : il est l’archiviste à la cour des Tcheou. Le sino-

    logue français Stanislas Julien présente ce grand mystique chinois aux francophones :

    74 Lao Tseu est renommé pour sa faveur des enfants. Cf. les chapitres 20, 49. 75 Lao Tseu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, composé dans le VIe siècle avant l’ère chrétienne, traduit en français,

    et publié avec le texte chinois et un commentaire perpétuel par Stanislas Julien, Paris, à l’imprimerie royale, 1842, p. 70.

    76 Ibid., p. 63 : « Quand la prudence et la perspicacité se furent montrées, on vit naître une grande hypocrisie. » 77 Ibid., p. 243. 78 Cf. les Chapitres 18, 19, 27, etc. Nous traduisons 智 ou 智慧 comme intelligence, plutôt que prudence, c’est

    parce qu’il ne s’agit pas des façons de l’intelligence mais l’ensemble des phénomènes que l’homme joue avec intelligence. Certes, il n’est pas bon d’être trop prudent, c’est-à-dire avec trop d’acte mesuré et réfléchi, ce qui serait critiqué par Lao Tseu, même par Confucius qui répond aux disciples qu’il n’est pas nécessaire de penser à plusieurs reprises, car il deviendra égoïste. Nous discuterons ce thème chez Eckhart et Lao Tseu pendant la comparaison textuelle.

    79 Les mohistes sont les disciples de Mo Tseu (de 479 à 392 av. J.-C.), préconisant une fraternité sans aucune discrimination et un pacifisme ascétique sans être offensif.

    80 Les taoïstes tendent à se détacher de la société en poursuivant la vie immortelle. Le taoïsme cherche de plus en plus le devenir d’être corporellement immortel. Ils devinrent des alchimistes en aspirant à la longévité après désillusion de l’immortalité. Ses conceptions et intentions s’éloignent a-droitement de celles de Lao Tseu.

  • Lao-tseu naquit la troisième année de l’empereur Ting-wang, de la dynastie des Tcheou. Il était

    originaire du hameau de Khio-jin, qui faisait partie du bourg de Laï, dépendant du district de

    Khou, dans le royaume de Thsou. Son nom de famille était Li, son petit nom Eal, son titre hono-

    rifique Pé-yang, et son nom posthume Tan. Il occupa la charge de gardien des archives à la cour

    des Tcheou.81

    La visite de Confucius chez Lao Tseu est l’un des événements minoritaires dont les

    spécialistes sont relativement certains – dit « Confucius se rendit dans le pays de Tcheou pour interroger Lao Tseu sur les rites ». Voilà la réponse de Lao Tseu :

    « Les corps et leurs os sont consumés depuis bien longtemps. Il ne reste d’eux que leurs maximes.

    Lorsque le sage se trouve dans des circonstances favorables, il monte sur un char ; quand les

    temps lui sont contraires, il erre à l’aventure. J’ai entendu dire qu’un habile marchand cache avec

    soin ses richesses, et semble vide de tout bien ; le sage, dont la vertu est accomplie, aime à porter

    sur son visage et dans son extérieur l’apparence de la stupidité. Renoncez à l’orgueil et à la mul-

    titude de vos désirs ; dépouillez-vous de ces dehors brillants et des vues ambitieuses qui vous

    occupent. Cela ne vous servirait de rien. Voilà tout ce que je puis vous dire. »82

    À l’opposé de l’agacement, Confucius exalte Lao Tseu devant ses disciples en le décri-

    vant « comme le dragon !». Mais c’est un « dragon » restant inconnu. Si nous acceptons

    qu’il est l’auteur du Livre de la Voie et de la Vertu, et que sa pratique va de pair avec sa

    sagesse ; puisqu’il blâme Confucius de son orgueil, lui-même ne devrait pas être pré-tentieux. C’est un « dragon » caché.

    Nos deux interlocuteurs ont leur propre éminence. Or, ils prennent leur fin pareille-ment sans aboutissement connu. Encore une fois, ils partagent un dénouement théâtral.

    « Le procès d’Eckhart a quelque chose d’unique dans l’histoire de la pensée. Qu’un

    maître en théologie, professeur extraordinaire à l’Université de Paris, dominicain de

    surcroît et, en outre, numéro deux de son Ordre, ait été suspecté et ait fait l’objet d’un

    procès, sur la demande d’autres dominicains, est une première. »83 Il est à la fois théo-

    logien et pasteur, philosophe et poète mais cependant, à cause d’un procès, il perdait sa

    81 Lao Tseu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, composé dans le VIe siècle avant l’ère chrétienne, traduit en français,

    et publié avec le texte chinois et un commentaire perpétuel par Stanislas Julien, Paris, à l’imprimerie royale, 1842, p. XIX.

    82 Ibid., p. XX. 83 Marie-ANNE VANNIER, Eckhart, un Précurseur, dans Recherches de Science Religieuse 2012/2 Tome 100, p.

    209.

  • 24

    réputation officielle, de sorte qu’un interdit a pesé sur son œuvre et empêchait sa diffu-sion.84

    Le 27 mars 1329, le pape Jean XXII condamnait comme hérétiques dix-sept propositions ex-

    traites des œuvres de Maître Eckhart et en réputait onze autres « tout à fait malsonnantes, très

    téméraires et suspectes d’hérésie ». Ainsi s’achevait le premier procès d’inquisition intenté au

    Moyen Age contre un dominicain, maître en théologie de l’université de Paris. C’est cette con-

    damnation doublement exceptionnelle qui a fait sa fortune posthume.85

    On est fermement convaincu que ce procès n’est pas issu de l’évaluation juste de ses

    ouvrages théologiques, mais plutôt « des motivations obscures mêlées, de la jalousie de

    la part de ses Frères »86. Comme maints exemples réels, la jalousie joue une fois encore

    le rôle d’essayer de briser un génie. Eckhart et Lao Tseu, les deux semblent faire la

    paire :

    Comme Lao-tseu, Maître Eckhart disparaît sans laisser de traces et son lieu de sépulture est in-

    connu. On sait seulement par le dernier paragraphe de la bulle de Jean XXII, du 27 mars 1329,

    condamnant dix-sept sentences d’Eckhart, que ce dernier est mort à cette date. La démarche du

    dominicain y est ainsi critiquée : « Il a voulu en savoir plus qu’il ne convenait. »87

    Néanmoins, remarquons que Lao Tseu, dont la fin de vie est comme un dénouement,

    laisse prévoir une figure tutélaire à la place d’un personnage historique : il deviendrait

    un symbole mystique voire un « dieu » après la déification aux époques postérieures. Il

    y a toujours de tels phénomènes : les bouddhas et les bodhisattvas étant adorés comme

    « dieux » bien qu’ils aient enseigné la doctrine Svabhāva (nature propre) et la médita-

    tion śūnyatā (vacuité) ; Confucius vénéré après la mort quoiqu’il suive le culte de la

    dynastie Tcheou où 天子 (fils du Ciel) et le peuple adorent le Ciel – Dieu le suprême... 84 Au contraire, il a encore une grande réputation aux yeux de ses contemporains et de ses postérités spirituelles,

    et ses ouvrages restaient encore en diffusion, à l’instar de la Theologia deutsch ou Théologie germanique ou encore Le Petit Livre de la vie parfaite, regroupé(e) par les Amis de Dieu qui « ont repris ses idées de diverses manières et les ont fait connaître à partir de synthèse facilement accessibles : les Dits, les Légendes, le Granum sinapis ... On ne sait quel en est l’auteur, on parle d’un chevalier teutonique et on le désigne sous le nom de l’Anonyme de Francfort On appelle Jean de Francfort et on s’est demandé s’il ne s’agissait pas de Jean Wenck de Herrenberg (Haubst, 1958). L’ouvrage a connu sa fortune grâce à la découverte qu’en a fait Luther et à la traduction qu’il en a proposée. C’est lui qui lui donnera le titre de Theologia deutsch (Haas, 1980). ». Cf. Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, Édition française par Marie-ANNE VANNIER, éd. Cerf, Paris, 2011, p. 100. « Voici Maître Eckhart à qui Dieu n’a jamais rien caché », telle était déjà sa réputation de son temps. Cf. Maître Eckhart, Être Dieu en Dieu, Textes choisis et présentés par Benoît Beyer de Ryke, Édition Point, 2008, p. 7-8.

    85 Traités et sermons, traduction et présenté par Alain de LIBERA, éd. Flammarion, Paris, 1995 (1re éd. 1993), « Introduction » p. 5.

    86 MARIE-ANNE VANNIER, Eckhart, un Précurseur, dans Recherches de Science Religieuse, 2012/2 (tome 100), p.209.

    87 Maître Eckhart, L’amour est fort comme la mort et autres textes, traduit de l’allemand par Paul Petit, édition Gallimard, 1942 et 2013, p. 8.

  • Force est de noter que le mythe de Lao Tseu n’est point cru par lui-même, aussi long-

    temps qu’il est un homme normal sans proposer sa sagesse ; de nos jours ni plus par la

    majorité absolue des Chinois. Le taoïsme est semblable plutôt, aux autres religions dont

    la croyance est devenue la prescription médicale afin de guérir les maladies surtout

    mentales88, qui ne fait pas de grande différence avec la motivation réelle du peuple en

    polythéisme. En humanité, ce sont la protection et les faveurs à demander de préférence à la vraie foi qui exige la fidélité.

    On mélange souvent les deux Lao Tseu, en tant que figure légendaire ou / et que

    source réelle d’esprit : pour la première, le public aime raconter avec entrain ; pour la

    dernière, les érudits prennent souvent pour développer leurs propres conceptions. En

    donnant suite au goût bouddhique, ce ne serait pas du tout étrange de mettre en super-position les deux images de Lao Tseu voire de l’identifier comme un.

    Avant de recevoir le verdict de l’Inquisition, Eckhart mourut ; par rapport à lui, la fin

    « on-ne-sait-où » de Lao Tseu ne pourrait être plus semblable à une pure légende : voya-

    ger et disparaître sur un buffle dans le désert ou plutôt à l’horizon mythique. Mais nous

    émettons une hypothèse que la retraite de Lao Tseu, archiviste à la cour des Tcheou,

    pourrait être attribuée à l’injustice, à la jalousie ou bien à la pénétration de la vanité de

    la mondanité. Si c’est le cas de Lao Tseu, lui et Eckhart seraient logés à la même en-seigne.

    De plus, derrière ce dénouement légendaire, ce futur chef-d’œuvre mystique chinois,

    Tao Te King, aurait pu faire l’objet d’un événement malheureux, soit un procès, soit en

    désespoir de cause. Voici ce que note Se-Ma Ts’ien (司馬遷) :

    Lao-tseu se livra à l’étude de la Voie et de la Vertu ; il s’efforça de vivre dans la retraite et de

    rester inconnu. Il vécut longtemps sous la dynastie des Tcheou, et, la voyant tomber en décadence,

    il se hâta de quitter sa charge et alla jusqu’au passage de Han-kou. Inhi, gardien de ce passage,

    lui dit : « puisque vous voulez vous ensevelir dans la retraite, je vous prie de composer un livre

    pour mon instruction ». Alors Lao-tseu écrivit un ouvrage en deux parties, qui renferment un peu

    plus de cinq mille mots, et dont le sujet est la Voie et Vertu. Après quoi il s’éloigna ; l’on ne sait

    où il finit ses jours. Lao-tseu était un sage qui aimait l’obscurité.89

    88 Cf. Craig M. Gay, The Way of the (modern) world, Or Why It’s Tempting to Live As If God Dœsn’t Exist, Wm.

    B. Eerdmans publishing Co., 1998: les religions sont considérées, pour la vue séculière, comme un moyen médical à cette époque postmoderne.

    89 LAO Tseu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, composé dans le VIe siècle avant l’ère chrétienne, traduit en français, et publié avec le texte chinois et un commentaire perpétuel par Stanislas Julien, Paris, à l’imprimerie royale, 1842, p. XIX.

  • 26

    Si c’était vrai, nous devrions remercier ce gardien, car sans sa demande, il n’y aurait

    pas ce livre mystique ou au moins, il aurait disparu dans l’inconnu. Il ne serait pas

    impossible, puisque les chefs-d’œuvre proviennent de la Providence divine souvent

    avec une série d’incidents extérieurs, à l’instar de la Cité de Dieu qui voit le jour ainsi.

    Certes, les auteurs s’y apprêtent depuis alongtemps, d’après leurs inspirations, soit,

    données par une / la divinité qui transcende l’être humain. Être victime du procès in-

    justifié mais par défaut ou faire retraite lors de la perception du mal, ceci semblerait

    heureux d’être malheureux ; mais ce que Dieu réalise est plutôt positif et complet. Il

    parle vers nous à travers ses auteurs comme « prophètes » érudits.

    Les penseurs sont peu enclins à parler d’eux-mêmes, ce qui convient parfaitement à

    Eckhart et à Lao Tseu. La raison pour laquelle on sait peu sur notre penseur chinois est

    plutôt la distance de son époque ; alors pour notre penseur médiéval, principalement à

    cause de sa prudence : même « dans ses prédications, Eckhart pratique une telle discre-

    tio par rapport à sa propre vie qu’on tend à en oublier les étapes. D’ailleurs, jusqu’aux

    travaux de Joseph Koch dans les années soixante, les études consacrées à Eckhart ne

    prenaient guère en compte sa biographie. Depuis lors, Kurt Ruh a dressé un tableau

    d’ensemble de sa vie et de ses écrits dans son ouvrage : Meister Eckhart. Theologe.

    Prediger. Mystiker. D’autre part, Georg Steer et Winfried Trusen éclairent des points

    précis de son œuvre : sa prédication allemande et son procès, afin d’en dégager la chro-nologie exacte. »90

    L’homme qui se cache souvent derrière son œuvre ne manifeste pas toujours sa per-

    sonnalité véritable. On ne pourrait pas revoir leur propre vie. Heureusement, la fin de

    leur vie corporelle ne priva pas de leur pensée. Lao Tseu se réaliserait lui-même au sens

    de la tradition spirituelle : « Celui qui meurt et ne périt pas jouit d’une (éternelle) lon-

    gévité. » (§ 33) Il faut compter leurs enfants spirituels : ils nourrissent sans cesse

    d’autres auteurs, connus ou inconnus. Pour Eckhart, il y a tout d’abord ses disciples

    Jean Tauler (Johannes Tauler) et Henri Suso (Heinrich Seuse) en tant que ses « filles

    spirituelles » contemporaines, il influence pendant longtemps toutes sortes de penseurs

    illustres, comme nous les avons listés dans l’introduction. Selon Se-Ma Ts’ien, Lao

    Tseu a un fils appelé Li Tsong qui est général dans le royaume de Weï, et son petit-fils

    s’appelle Tchou dont le fils se nomme Kong, son petit-fils s’appelle Hia dans la dynastie

    90 Cf. Marie-ANNE VANNIER, L’homme noble, figure de l’œuvre d’Eckhart à Strasbourg, dans Revue des Sciences

    Religieuses, tome 70, fascicule 1, 1996, « Les mystiques rhénans », p. 73.

  • Han.91 Simplement, son ouvrage unique La Voie et sa Vertu (Tao De King) est son fils

    « réel ». Ce livre se transforme en esprits chinois en lesquels les Chinois sont en

    quelque sorte descendants de Lao Tseu. Les lettrés chinois y recherchent habituellement

    le soutien du détachement lorsqu’ils essuient des échecs dans leurs carrières officielles.

    Au sens large et spirituel, leur vie subsiste encore dans la mémoire collective et l’intel-

    lect humain.

    Mais un tel ouvrage, tout simple, était encore commenté d’un ton satirique :

    言者不如知者默,此语吾闻于老君。

    若道老君是知者,缘何自著五千文。

    Ce poème intitulé 读老子 (lecture de Lao Tseu) est écrit par 白居易 (Bai Ju-yi),

    grand poète (772-846) de la dynastie Tang. Nous le traduisons plutôt littéralement en

    français ci-dessous :

    L’homme qui connaît ne parle pas mais celui qui parle ne connaît pas,

    Cette parole, j’entends parler de Lao Tseu.

    Si l’on dit qu’il est érudit,

    Pourquoi composa-t-il cinq mille mots lui-même ?

    Ce commentaire est pertinent mais seulement au seuil de la préoccupation de Lao Tseu. Il s’agit de la première phrase célèbre des versions courantes de Tao Te King :

    La voie qui peut être exprimée par la parole n’est pas la Voie éternelle.

    Dans un premier temps, comme toute négation pour récuser l’effectivité de la parole

    elle-même, cette phrase se renie elle-même ; mais c’est une distinction dont cette néga-

    tion part : voie pouvant être « exprimée par la parole » et « la Voie éternelle ». Certes,

    c’est en vain d’essayer d’en trouver une définition en le catégorisant chez Lao Tseu

    comme chez Aristote ; c’est par spéculation et par analogie qu’il en touche le vif. La

    négation d’ici ne consiste pas à récuser la dernière mais la première – sans exception

    de sa propre parole. Simplement, l’homme est destiné à parler de nature divine, à la-

    quelle Lao Tseu n’échapperait probablement pas92. Il prend sa parole avec prudence, en 91 Se-Ma Ts’ien, Les Mémoires historiques, Édition Bureau du livre chinois, Pékin, Tome VII, 1959, pp. 2142-

    2143. 92 Il semble qu’Eckhart sente davantage de ravissement. Dans l’Intruction pour la vie contemplative, il dit, « C’est

    une touche de la grâce divine, quand l’homme aime à lire ou à entendre parler de Dieu, et c’est là pour l’âme un magnifique régal. S’occuper soi-même dans ses pensées avec Dieu, c’est plus doux que le miel. » Cf.

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    quelque sorte timidement ; mais puis, ses paroles se manifesteront sans plus d’hésita-

    tion : il deviendra plutôt résolu à envisager ce dilemme. Sa négativité ne contient pas

    le soupçon de sa foi, il ne faut pas la confondre avec le scepticisme.

    Cette tension paradoxale ne semblerait pas être acceptée par maintes personnes. C’est

    là l’apophatisme chez Lao Tseu. Dire l’indicible, c’est ce qui se passe dans les milieux

    des grands pense