Schopenhauer, Arthur - Essai Sur Le Libre Arbitre

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ArthurSchopenhauer

Essaisurlelibrearbitre

PréfacéetannotéparDidierRaymond

TraductiondeSalomonReinachrevueetcorrigéeparDidierRaymond

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Préface

Lamissionfondamentaledelaphilosophie,tellequelacomprendetlapratiqueSchopenhauerestd’imposerladésillusion:lephilosopheschopenhauerienestavanttoutundésillusionniste.Ildit,certes,aveclathéoriedelavolontécequesontleschosesmaissurtoutcequ’ellesnesontpas.Laphilosophieest donc une chasse aux illusions, une étude du « rien » que recouvre un grand nombre de notionshabituellement utilisées par les hommes pour se guider dans la vie, telles que celles de causalité, definalité, de devenir.Or une illusion plus tenace encore que d’autres est celle de la liberté(1). Illusionvitalecarl’idéeselonlaquellenouspouvonsdumoinsdisposerdenous-mêmesaucoursd’unevieetàl’intérieur du monde que nous n’avons pas choisi est en effet indéracinable et indispensable à laconsciencehumaine,aussinécessaireàlaconsciencequel’oxygènel’estaucorps.

L’hommecroitêtrelibreparcequ’ilpeutfairecequ’ilveut.Pourlaconsciencenaïvelalibertésesitue dans la volonté. « Je suis libre si je peux faire ce que je veux(2) ». La volonté, c’est-à-dire lepouvoirdem’orienterdanstelleoutelledirection,dechoisircequejefais,deprivilégierenmoi-mêmetelletendanceplutôtquetelleautre.ConceptiondelalibertéquihantelaphilosophiedepuisDescartes.OrpourSchopenhauer,lalibertéestunmotvidequinerecouvreaucuneréalité,unfantômequihantelapenséehumaine.

Pourlaconsciencenaïve,libertéégaledoncvolonté.VoiciledialoguequeSchopenhauerimagineentrelui-mêmeetlaconsciencenaïve:—Laconsciencenaïve:«Jepeuxfairecequejeveux.Sijeveuxalleràgauche,jevaisàgauche.

Si jeveuxalleràdroite, jevaisàdroite.Celadépenduniquementdemonbonvouloir : je suisdonclibre(3).»

—Schopenhauer (àpart) :«Un tel témoignageestcertainement justeetvéridique.Seulement, ilprésupposelalibertédelavolonté(4).»

—Schopenhauer:«Tavolonté,dequoidépend-elle?(5)»—Laconsciencenaïve:«Mavolonténedépendabsolumentquedemoiseul,jepeuxvouloirce

quejeveux.Cequejeveux,c’estmoiquileveux(6).»—Schopenhauer(àpart):«Lui-même,ilestcommeilveutetilveutcommeilest.Doncquandon

lui demande s’il pourrait vouloir autrement qu’il ne veut, on lui demande en vérité s’il pourrait êtreautrementqu’iln’est:cequ’ilignoreabsolument(7).»

—La conscience naïve : «Mais je peux faire ce que je veux : je peux, si je veux, donner auxpauvrestoutcequejepossèdeetdevenirpauvremoi-même–sijeveux!(8)»

Orle«si jeveux»prendchezSchopenhauerunsenstotalementaliénant.Carprécisément, jenechoisiraiquecequ’auradécidémavolonté.Lavolonté(quidésigne,chezSchopenhauer,pulsion,affect,désir,instinct,passion)devientlelieudemonasservissement.Pourchoisirautrement,ilfaudraitquejefusseautre,c’est-à-direquemesaffects,mesdésirs,mespassionssoientdifférents.EtSchopenhauerdepoursuivresa réflexion :« Ilestàprésentsixheuresdusoir,ma journéede travailest finie. Jepeuxmaintenant faire une promenade ou bien aller au club. Je peux aussimonter sur la tour pour voir lecoucherdusoleil.Jepeuxaussiallerauthéâtre,jepeuxfaireunevisiteàtelamiouàtelautre.Jepeuxmêmem’échapperparlaportedelaville,m’élanceraumilieuduvasteunivers,etnejamaisrevenir…Toutcelanedépendquedemoi,j’ailapleinelibertéd’agiràmaguise;etcependantjen’enferairien,maisjevaisrentrerdumoinsvolontairementaulogisauprèsdemafemme(9).»Cethomme-làsecroitassurément libre alors qu’il ne l’est en rien car en agissant de telle ou tellemanière, il ne fera quetraduire simplement la motivation la plus forte qui l’emportera au sein de sa volonté. Or, il est

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impossibleàcetravailleurdesixheuresdusoird’agirhorsdesavolonté.EtSchopenhauerdeprendreune image, celle du cours d’eau. Celui-ci peut s’écouler tranquillement ou s’élever en vagues. Celadépend du vent. À l’eau, il faut une cause, à l’homme des motifs. En fait, comme le remarqueSchopenhauer,l’hommepeutseulementsedécideraprèschoix,lechoixdesavolonté.Iln’yapaseuicid’interventiondu libre arbitremais le jeud’un ensemblede tendances et dedésirs qui se sont livréscombatetdontl’hommeaétéenquelquesortelesimplespectateur.Ledésirleplusviolentl’aemportéaujourd’huimais s’effacera le lendemain devant un autre. Dans cette perspective, la volontémême,priseausenstraditionnelduterme,n’estplusqu’unepassioncommeuneautre.Certainshommesontune forte volonté, d’autres pas.Tous ces affects constituent un«donné»que les hommesn’ont paschoisi, pas plus que leur santé ou la couleur de leurs yeux. Le jeu complexe de tendances quis’affrontenteneuxconstitue,selonSchopenhauer, lecaractère,sommedetouteslesvolontés.«Cettenaturespécialeetindividuellementdéterminéedelavolonté,envertudelaquelle,sousl’influencedesmotifs identiques, laréactiondiffèred’unhommeà l’autre,constituecequ’onappelle lecaractèredechacun(10).»EtSchopenhauerdemultiplierlesexemplespoursoulignerl’asservissementdel’hommeàsoncaractère,lequelest«invariable»car«l’hommemêmenechangejamais(11)».

L’expérienceduremordsestparticulièrementéclairante.Dansleremords,l’hommecroitqu’ilauraitpuagirautrement,etsaconscienceaccompagnechaqueactiondececommentaire:«Tupourraisbienagirautrement tandisquesasignificationréelleest :Tupourraisbienêtreunautrehomme.(12)»Cethommeasutroptardquiilétait,etSchopenhauerdemartelerencoresonargumentation:«Lecaractèrede l’homme est invariable : il reste le même pendant tout la durée de sa vie. Sous l’enveloppechangeantedesannées,descirconstancesoùilsetrouve,mêmedesesconnaissancesetdesesopinions,demeure,commel’écrevissesoussonécaille,l’hommeidentiqueetindividuel,absolumentinsaisissableettoujourslemême.(13)»

Lephilosopheentiredesleçonspratiques:«Celuiquiafaitunefoistellechoseagiraencoredemêmelecaséchéant,enbiencommeenmal(14).»Ouencore:«Siunhommeagitperversement,c’estqu’ilestpervers(15).»Lemeilleurexempleestceluidelatrahison:«Demêmeencore,sidansquelqueaffaired’Étatimportanteilaétéjugénécessairederecouriràlatrahison,etpartantderécompenserletraîtredontonaemployé lesservices,une fois lebutatteint, laprudence recommanded’éloignercethommeparcequelescirconstancespeuventchangertandisquesoncaractèrenelepeutpas(16).»Pasplusquel’histoiredeshommesengénéral,l’hommesinguliern’adonclepouvoird’allerverssaproprehistoire.Lecaractèreestfixéunefoispourtoutes:telilétait,telilsera,telilatoujoursété.Quelennuidenepouvoirsechangersoi-même!Ennuiquiestd’ailleursassezprochedudésespoiretdel’angoisse.Vision pessimiste de la conduite humaine, très caractéristique de Schopenhauer, dont l’ennui est leprincipecentralcommeilenestlesentimentdominant.Lareconnaissancedel’inchangeablemonotoniedes êtres au service d’une volonté constamment semblable à elle-même conduit nécessairement àl’interprétationpessimistedetoutesles«conduites»,qu’ellessoienthumainesounon.

Corollaireàcetennuide la répétition : lemonde,et leshommesqui l’habitent,offrentau regardphilosophiqueunspectaclequiprésente lescaractèresd’une tragi-comédie,voired’unebouffonnerie.L’hommeest,ensomme,unemarionnette:soitunêtrequinebougequesil’ontiresurdesfilspourlefaire remuer. « On », c’est-à-dire la volonté : un principe qui est fondamentalement extérieur àl’homme. (Quoiqueparadoxalement l’êtrede lavolonténe fassequ’unavecnotreêtre,etdoncnotreinconscient.)Ilcroitagir,alorsqu’ilest«agi»;vouloir,alorsqu’ilest«voulu».Lesinstructionsqu’ilexécuteviennentd’ailleurs.«Parconséquent,noteSchopenhauer,sinousembrassonsduregardlaracehumaineavecsesagitationsdanssonensembleetdanssagénéralité,lespectaclequis’offreànousestceluidemarionnettestiréesnonpardesfilsextérieurs,àlafaçondesmarionnettesordinaires,commedanslecasd’actesisolés,maisbienplutôtmuesparunmécanismeintérieur.Carlacomparaisonfaiteplushautdel’activitéincessante,graveetlaborieusedeshommesaveclerésultatréeloupossiblequ’ils

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enretirent,metenlumièreladisproportionénoncée,ennousmontrantl’insuffisanceabsoluedelafinàatteindre, prise comme forcemotrice, pour l’explication de cemouvement et de ces agitations sanstrêve(17).»

L’hommeestincapabled’agirparlui-même:ilestlegrandniaisquicroitcequ’onluiditdedésirer,souffrequandonluiditdesouffrir–etqui,quandonneluiditplusrien,s’ennuie.EtSchopenhauerdeconclureenreléguantaurangdemiragecettemystérieusefacultéappeléelibrearbitre,résidantdanslavolonté, qui permettrait à tout homme de choisir librement ce qu’il fait et ce qu’il est : « Ladissemblanceeffective,originelle,descaractèresestinconciliableaveclasuppositiond’unlibrearbitreconsistantencequetouthomme,dansquelquepositionqu’ilsetrouve,puisseagirégalementbiendedeux façons opposées(18). » Et Schopenhauer d’ajouter : « Aussi n’est-on pas moins souventdésillusionnésursonproprecomptequesurceluidesautres,lorsqu’ondécouvrequ’onnepossèdepastelleoutellequalité,parexemplela justice, ledésintéressement, labravoure(19).»L’hommeestdoncprisonnierdelui-mêmeetcondamnéàêtrelui-même.Laseulelibertédontilpuissedisposer,c’estuneconnaissance approfondie de soi : « Pareillement ce n’est que par l’expérience et à mesure quel’occasion s’en présente que notre connaissance de nous-mêmes s’approfondit et c’est sur elle quereposenotreconfianceounotreméfianceennospropresmoyens(20).»L’hommeal’uniquepouvoirdese représenter soncorpsetdeprendreconsciencedes tendancesqui l’habitent.LeçonqueFreud,quiavait bien lu Schopenhauer, retiendra et qu’il appliquera sur un plan thérapeutique.Vision aussi trèsmodernedelaconditionhumaine.Leshommessontresponsablesdecequ’ilsfontmaisinnocentsdecequ’ilssont.Àl’hommed’assumerlehasarddecequ’ilest.Lecaractèreestundestin.

DidierRaymond

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Essaisurlelibrearbitre

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Lalibertéestunmystère.HELVÉTIUS

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CHAPITREPREMIER

Dansunequestion aussi importante, aussi sérieuse et aussi difficile, qui rentre en réalitédansunproblèmecapitaldelaphilosophiemoderneetcontemporaine,onconçoitlanécessitéd’uneexactitudeminutieuse,et,àceteffet,d’uneanalysedesnotionsfondamentalessurlesquellesrouleraladiscussion.

1°Qu’est-cequelaliberté?

Le concept de la liberté, à le considérer exactement, est un concept négatif. Nous ne nousreprésentonsparlàquel’absencedetoutempêchementetdetoutobstacle:or,toutobstacleétantunemanifestationde la force,doit répondreàquelquechosedepositif.Leconceptde la libertépeutêtreconsidéré sous trois aspects fort différents, d’où trois genres de libertés correspondant aux diversesmanièresd’êtrequepeutaffecter l’obstacle :cesont la libertéphysique, la liberté intellectuelle,et lalibertémorale.

1°Lalibertéphysiqueconsistedansl’absenced’obstaclesmatérielsdetoutenature.C’estencesensquel’ondit:unciellibre(sansnuages),unhorizonlibre,l’airlibre(legrandair),l’électricitélibre,lelibrecoursd’unfleuve(lorsqu’iln’estplusentravépardesmontagnesoudesécluses),etc.Maisleplussouvent,dansnotrepensée,leconceptdelalibertéestleprédicatdel’essenceanimale,dontlecaractèreparticulierestqueleursmouvementsémanentdeleurvolonté,qu’ilssont,commeondit,volontaires,eton les appelle libres lorsqu’aucun obstacle matériel ne s’oppose à leur accomplissement. Or,remarquons que ces obstacles peuvent être d’espèces très diverses, tandis que la puissance dont ilsempêchentl’exerciceesttoujoursidentiqueàelle-même,àsavoirlavolonté;c’estparcetteraison,etpourplusdesimplicité,quel’onpréfèreconsidérerlalibertéaupointdevuepositif.Onentenddoncparlemotlibre laqualitédetoutêtrequisemeutparsavolontéseule,etquin’agitqueconformémentàelle, – interversion qui ne change rien d’ailleurs à l’essence de la notion.Dans cette acception toutephysiquede la liberté,ondiradoncque leshommeset lesanimauxsont libres lorsqueni chaînes,nientraves,niinfirmité,niobstaclephysiqueoumatérield’aucunesortenes’opposeàleursactions,maisquecelles-ci,aucontraire,s’accomplissentsuivantleurvolonté.

Cetteacceptionphysiquedelaliberté,considéréesurtoutcommel’attributdurègneanimal,enestl’acceptionoriginelle,immédiate,etaussilaplususuelle;or,envisagéeàcepointdevue,laliberténesaurait être soumise à aucune espèce de doute ni de controverse, parce que l’expérience de chaqueinstantpeutnousenaffirmerlaréalité.Aussitôt,eneffet,qu’unanimaln’agitqueparsavolontépropre,ondit qu’il est libre dans cette acception dumot, sans tenir aucun compte des autres influences quipeuvents’exercersursavolontéelle-même.Carl’idéedela liberté,danscettesignificationpopulaireque nous venons de préciser, implique simplement la puissance d’agir, c’est-à-dire l’absenced’obstacles physiques capables d’entraver les actes. C’est en ce sens que l’on dit : l’oiseau volelibrement dans l’air, les bêtes sauvages errent libres dans les forêts, la nature a créé l’homme libre,l’hommelibreseulestheureux.Onditaussiqu’unpeupleestlibre,lorsqu’iln’estgouvernéquepardes

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loisdontilestlui-mêmel’auteur:caralorsiln’obéitjamaisqu’àsaproprevolonté.Lalibertépolitiquedoit,parconséquent,êtrerattachéeàlalibertéphysique.

Maisdèsquenousdétournonslesyeuxdecettelibertéphysiquepourconsidérerlalibertésoussesdeux autres formes, ce n’est plus avec une acception populaire du mot, mais avec un concept toutphilosophique que nous avons à faire, et ce concept, commeon sait, ouvre la voie à de nombreusesdifficultés.Ilfautdistinguereneffet,endehorsdelalibertéphysique,deuxespècesdelibertéstoutàfaitdifférentes,àsavoir:lalibertéintellectuelleetlalibertémorale.

2°Lalibertéintellectuelle–cequ’Aristoteentendpar(TEXTEGREC)(21)(levolontaireetl’involontaireeu égard à la pensée) – n’est prise en considération ici qu’afin de présenter la liste complète dessubdivisions de l’idée de la liberté : jeme permets donc d’en rejeter l’examen jusqu’à la fin de cetravail,lorsquelelecteurserafamiliariséparcequiprécèdeaveclesidéesqu’elleimplique,ensortequeje puisse la traiter d’une façon sommaire.Mais puisqu’elle se rapproche le plus par sa nature de lalibertéphysique,ilafallu,danscetteénumération,luiaccorderlasecondeplace,commeplusvoisinedecelle-ciquelalibertémorale.

3°J’aborderaidonctoutdesuitel’examendelatroisièmeespècedeliberté,lalibertémorale,quiconstitue,àproprementparler,lelibrearbitre,surlequelroulelaquestiondel’Académieroyale.

Cettenotionserattacheparuncôtéàcellede la libertéphysique,etc’estce lienquiexisteentreellesquirendcomptedelanaissancedecettedernièreidée,dérivéedelapremière,àlaquelleelleestnécessairementtrèspostérieure.Lalibertéphysique,commeilaétédit,neserapportequ’auxobstaclesmatériels, et l’absence de ces obstacles suffit immédiatement pour la constituer. Mais bientôt on aobservé,enmaintescirconstances,qu’unhomme,sansêtreempêchépardesobstaclesmatériels,étaitdétournéd’uneactionàlaquellesavolontéseseraitcertainementdéterminéeentoutautrecas,pardesimplesmotifs,commeparexempledesmenaces,despromesses,laperspectivededangersàcourir,etc.Ons’estdemandédoncsiunhommesoumisàunetelleinfluenceétaitencorelibre,ousivéritablementunmotifcontraired’uneforcesuffisantepouvait,aussibienqu’unobstaclephysique,rendreimpossibleuneactionconformeàsavolonté.Laréponseàunepareillequestionnepouvaitpasoffrirdedifficultéausenscommun:ilétaitclairquejamaisunmotifnesauraitagircommeuneforcephysique,cartandisqu’uneforcephysique,supposéeassezgrande,peutfacilementsurmonterd’unemanièreirrésistiblelaforcecorporelledel’homme,unmotif,aucontraire,n’estjamaisirrésistibleenlui-même,etnesauraitêtredouéd’uneforceabsolue.Onconçoit,eneffet,qu’ilsoittoujourspossibledelecontrebalancerparunmotifopposéplusfort,pourvuqu’unpareilmotifsoitdisponible,etquel’individuenquestionpuisseêtredéterminépar lui.Pourpreuve,nevoyons-nouspasque lepluspuissantde tous lesmotifsdansl’ordrenaturel,l’amourinnédelavie,paraîtdanscertainscasinférieuràd’autres,commecelaalieudans le suicide, ainsi que dans les exemples de dévouements, de sacrifices, ou d’attachementsinébranlablesàdesopinions,etc.;–réciproquement,l’expériencenousapprendquelestortureslesplusraffinéesetlesplusintensesontparfoisétésurmontéesparcetteseulepensée,quelaconservationdelavieétaitàceprix.Maisquandmêmeilseraitdémontréainsiquelesmotifsneportentaveceuxaucunecontrainteobjectiveetabsolue,onpourraitcependantleurattribueruneinfluencesubjectiveetrelative,exercée sur la personne en question : ce qui finalement reviendrait aumême. Par suite, le problèmesuivantrestaittoujoursàrésoudre:Lavolontéelle-mêmeest-ellelibre?–Donclanotiondelaliberté,qu’on n’avait conçue jusqu’alors qu’au point de vue de la puissance d’agir, se trouvait maintenantenvisagéeaupointdevuedelapuissancedevouloir,etunnouveauproblèmeseprésentait:levouloirlui-mêmeest-il libre?–Ladéfinitionpopulairedelaliberté(physique)peut-elleembrasserenmêmetemps cette seconde face de la question ? C’est ce qu’un examen attentif ne nous permet pointd’admettre. Car, d’après cette première définition, lemot libre signifie simplement « conforme à lavolonté » : dès lors, demander si la volonté elle-même est libre, c’est demander si la volonté estconformeà lavolonté,cequivadesoi,maisnerésout rien.Leconceptempiriquede la liberténous

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autorise à dire : « Je suis libre, si je peux faire ce que je veux ;mais cesmots « ce que je veux »présupposent déjà l’existence de la libertémorale.Or c’est précisément la liberté du vouloir qui estmaintenantenquestion,etilfaudraitenconséquencequeleproblèmeseposâtcommesuit:«Peux-tuaussivouloircequetuveux?»–cequiprovientdelaquestiondesavoirsi lavolontédépenddelavolonté d’un autre qui le précède. Admettons que l’on répondît par l’affirmative à cette question :aussitôt il s’enprésenteraituneautre :«Peux-tuaussivouloirceque tuveux?»et l’onrégresseraitainsi à l’infini en remontant toujours la série des volontés, et en considérant chacuned’elles commedépendanted’unevolontéantérieureouplusprofonde,sansjamaisparvenirsurcettevoieàunevolontéprimitive, susceptibled’être considérée commeexemptede toute relation et de toutedépendance.Si,d’autre part, la nécessité de trouver un point fixe nous faisait admettre une pareille volonté, nouspourrions,avecautantderaison,choisirpourvolontélibreetinconditionnéelapremièredelasérie,quecelle-là même dont il s’agit, ce qui ramènerait la question à cette autre fort simple : « Peux-tuvouloir?»Suffit-ilderépondreaffirmativementpourtrancherleproblèmedulibrearbitre?Maisc’estlàprécisémentcequiestenquestion,etcequin’estpasréglé.Ilestdoncimpossibled’établirunliendirectentreleconceptorigineletempiriquedelaliberté,quineserapportequ’àlapuissanced’agir,etle conceptdu libre arbitre, qui se rapporteuniquement à lapuissancedevouloir.C’est pourquoi il afallu,afindepouvoirnéanmoinsétendreà lavolonté leconceptde la liberté, lemodifierpourqu’onpuisselesaisirabstraitement.Ceciarrivalorsqu’onpensaleconceptdelibertéseulementengénéralenl’absence de toute nécessité. Par ce moyen, ce concept conserve le caractère négatif que je lui aireconnudès le commencement.Cequ’il faut donc étudier sansplusde retard, c’est le concept de laNécessité,entantqueconceptpositifindispensablepourétablirlasignificationduconceptnégatifdelaliberté.

Qu’entend-onparnécessaire?Ladéfinitionordinaire:«Onappellenécessairecequin’apasdecontraire, ou ce qui ne peut être autrement », est une simple explication demots, une périphrase del’expression à définir, qui n’augmente en rien nos connaissances à son sujet.Envoici, selonmoi, laseule définition véritable et complète : « On entend par nécessaire tout ce qui résulte d’une raisonsuffisantedonnée»,définitionqui,commetoutedéfinitionjuste,peutaussiêtreretournée.Or,selonquecetteraisonsuffisanteappartientàl’ordrelogique,àl’ordremathématique,ouàl’ordrephysique(encecaselleprendlenomdecause),lanécessitéestditelogique(ex.:laconclusiond’unsyllogisme,étantdonné les prémisses), –mathématique (l’égalité des côtés d’un triangle quand les angles sont égauxentreeux);oubienphysiqueetréelle(commel’apparitiondel’effet,aussitôtqu’intervientlacause):mais, de quelque ordre de faits qu’il s’agisse, la nécessité de la conséquence est toujours absolue,lorsquelaraisonsuffisanteenestdonnée(22).Cen’estqu’autantquenousconcevonsunechosecommela conséquence d’une raison déterminée, que nous en reconnaissons la nécessité ; et inversement,aussitôt que nous reconnaissons qu’une chose découle à titre d’effet d’une raison suffisante, nousconcevonsqu’elleestnécessaire:cartouteslesraisonscontraignent.Cetteexplicationestsiadéquateetsicomplète,quelesdeuxnotionsdenécessitéetdeconséquenced’uneraisondonnéesontdesnotionsréciproques,c’est-à-direqu’ellespeuventêtresubstituéesl’uneàl’autre.Ensuitedequoil’absencedenécessitéest identiqueà l’absenced’uneraisonsuffisantedéterminante.Onpeutcependantconcevoirl’idéedelacontingencecommeopposéeàcelledelanécessité :cedontonnediscutepas.Cartoutecontingencen’estquerelative.Danslemonderéel,eneffet,quipeutseulnousdonnerl’idéeduhasard,chaqueévénementestnécessaire,parrapportàsacause;maisilpeutêtrecontingentparrapportàtousles autres objets, entre lesquels et lui peuvent seproduiredes coïncidences fortuites dans l’espace etdans le temps. Il faudrait donc que la liberté, dont le caractère essentiel est l’absence de toutenécessitation, fût l’indépendance absolue à l’égard de toute cause, c’est-à-dire la contingence et lehasardabsolus.Orc’estlàunconceptsouverainementproblématique,quipeut-êtrenesauraitmêmepasêtre clairement pensé, et qui cependant, chose étrange à dire, se réduit identiquement à celui de la

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liberté.Quoiqu’ilensoit,lemotlibresignifiecequin’estnécessairesousaucunrapport,c’est-à-direce qui est indépendant de toute raison suffisante. Si un pareil attribut pouvait convenir à la volontéhumaine,celavoudraitdirequ’unevolontéindividuelle,danssesmanifestationsextérieures,n’estpasdéterminée par des motifs, ni par des raisons d’aucune sorte, puisque autrement – la conséquencerésultantd’une raisondonnée,dequelqueespècequ’ellesoit, intervenant toujoursavecunenécessitéabsolue–sesactesneseraientpluslibres,maisnécessités.TelétaitlefondementdelapenséedeKant,lorsqu’ildéfinissaitlaliberté,«lepouvoirdecommencerdesoi-mêmeunesériedemodifications».Carcesmots«desoi-même»,ramenésàleurvraiesignification,veulentdire«sanscauseantécédente»,cequiest identiqueà«sansnécessité».Desortequecettedéfinition,bienqu’ellesembleenapparenceprésenterleconceptdelalibertécommeunconceptpositif,permetàuneobservationplusattentived’enmettredenouveauenévidencelanaturenégative.

Une volonté libre, avons-nous dit, serait une volonté qui ne serait déterminée par aucune raison,c’est-à-direparrien,puisque toutechosequiendétermineuneautreestuneraisonouunecause(23) ;unevolonté,dont lesmanifestationsindividuelles(volontés), jailliraientauhasardetsanssollicitationaucune,indépendammentdetouteliaisoncausaleetdetouterèglelogique.Enprésenced’unepareillenotion,laclartémêmedelapenséenousfaitdéfaut,parcequeleprincipederaisonsuffisante,qui,soustouslesaspectsqu’ilrevêt,estlaformeessentielledenotreentendement,doitêtrerépudiéici,sinousvoulons nous élever à l’idée de la liberté absolue. Toutefois il nemanque pas d’un terme technique(terminustechnicusadhoc)pourdésignercettenotionsiobscureetsidifficileàconcevoir:onl’appelleliberté d’indifférence (liberum arbitrium indifferentiœ). D’ailleurs, de cet ensemble d’idées quiconstituentlelibrearbitre,celle-ciestlaseulequisoitdumoinsclairementdéfinieetbiendéterminée;aussinepeut-onlaperdredevue,sanstomberdansdesexplicationsembarrassées,vagues,nuageuses,derrièrelesquelleschercheàsedissimulerunetimideinsuffisance,–commelorsqu’onparlederaisonsn’entraînant pas nécessairement leurs conséquences. Toute conséquence découlant d’une raison estnécessaire, et toute nécessité est la conséquence d’une raison. L’hypothèse d’une pareille libertéd’indifférence entraîne immédiatement l’affirmation suivante, qui est caractéristique, et doit parconséquent être considérée comme la marque distinctive et l’indice de cette idée : à savoir qu’unhomme,placédansdescirconstancesdonnées,etcomplètementdéterminéesparrapportàlui,peut,envertudecettelibertéd’indifférence,agirdedeuxfaçonsdiamétralementopposées.

2°Qu’entend-onparconsciencedesoi.

Réponse : la conscience de soi-même (directe et immédiate) à l’opposé de la conscience d’autrechose, laquelle est la faculté de connaître. Cette dernière faculté, contient certes avant que d’autreschoses n’y apparaissent, certaines formes qui sont du même genre et de la même manière que cetapparaître[apriori],quisontparsuiteautantdeconditionsdepossibilitéde leurexistenceobjective,existencepournous en tant qu’objets : tels sont, commeon sait, le temps, l’espace, la causalité.Or,quoiquecesformesdelaconnaissancesoientennous,ellesn’ontpourtantpasd’autrebutquedenouspermettredeprendreconnaissancedesautreschosesen tantque telles,etdansunerelationconstanteavec ces formes ; aussi n’avons-nous pas à les considérer comme appartenant au domaine de laconscience,maisbienplutôtcommedesimplesconditionsdelapossibilitédetouteconnaissancedesobjetsextérieurs,c’est-à-diredelaperceptionobjective.

En outre, je ne me laisserai pas abuser par le double sens du mot conscientia employé dans laquestion, et jemegarderaideconfondreavec la conscienceproprementdite l’ensembledes instinctsmoraux de l’homme, désigné sous le nom de conscience morale ou de raison pratique, avec lesimpératifs catégoriques que Kant lui attribue ; et cela, d’une part, parce que ces instincts necommencentàsedévelopperdansl’hommequ’àlasuitedel’expérienceetdelaréflexion,c’est-à-direà

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lasuitedelaconsciencedeschosesautres,d’autrepart,parcequedanscesinstinctsmêmeslalignededémarcation entre ce qui appartient originairement et en propre à la nature humaine, et ce quel’éducation morale et religieuse y ajoute, n’est pas encore tracée d’une façon nette et indiscutable.D’ailleursiln’entrecertainementpasdansl’intentiondel’Académiedevoirdétournerartificiellementlaquestion sur le terrainde lamoraleparuneconfusionde la consciencemorale avec la consciencepsychologique, et d’entendre renouveler aujourd’hui la preuvemorale, ou bien plutôt le postulat deKant,démontrant la libertépar lesentimentaprioride la loimorale,aumoyendufameuxargument(enthymème):«Tupeux,parcequetudois.»(24)

Il ressortdecequivientd’êtreditquelapartie laplusconsidérabledenotrefacultécognitiveengénéraln’estpasconstituéeparlaconscience,maisparlaconnaissancedesautreschosesc’est-à-direlafacultédeconnaître.Cettefacultéestdirigéeavectoutessesforcesversledehors,etestlethéâtre(onpeut même dire, à un point de vue plus élevé, la condition), du monde extérieur concret, dont ellecommence tout d’abord par recevoir les impressions avec une passivité apparente ; mais bientôt,réunissantpourainsidirelesconnaissancesacquisesparcettevoie,ellelesélaboreetlestransformeennotions,qui,ensecombinantindéfinimentaveclesecoursdesmots,constituentlapensée.Cequinousresterait donc, après déduction de cette partie de beaucoup la plus considérable de notre facultécognitive, ce serait la conscience psychologique.Nous concevons, dès lors, que la richesse de cettedernière faculté ne saurait être bien grande : aussi, si c’est la conscience qui doit véritablementrenfermer les données nécessaires à la démonstration du libre arbitre, nous avons le droit d’espérerqu’ellesnenouséchapperontpas.Onaaussiémisl’hypothèsed’unsensintérieur(25),servantd’organeàlaconscience,maisilfautleprendreplutôtausensfiguréqu’ausensréel,parcequelesconnaissancesquelaconsciencenousfournitsontimmédiates,etnonmédiatescommecellesdessens.Quoiqu’ilensoit,notreprochainequestions’énonceainsi:Quelestlecontenudelaconscience?oubien:Commentetsousquelleformelemoiquenoussommesserévèle-t-ilimmédiatementàlui-même?–Réponse:Entant que le moi d’un être voulant. Chacun de nous, en effet, pour peu qu’il observe sa propreconscience,netarderapasàs’apercevoirquel’objetdecettefacultéestinvariablementlavolontédesapersonne;etpar là ilnefautpasseulemententendrelesvolontésquipassentaussitôtà l’acte,oulesrésolutionsformellesquisetraduisentpardesfaitssensibles.Tousceuxeneffetquisaventdistinguer,malgré lesdifférencesdans ledegréetdans lamanièred’être, lescaractèresessentielsdeschoses,neferontaucunedifficultépourreconnaîtrequetoutfaitpsychologique,désir,souhait,espérance,amour,joie,etc.,ainsiquelessentimentsopposés,telsquelahaine,lacrainte,lacolère,latristesse,etc.,enunmot toutes les affections et toutes les passions, doivent être comptées parmi lesmanifestations de lavolonté;carcesontencorelàquedesmouvementsplusoumoinsforts,tantôtviolentsettumultueux,tantôt calmes et réglés, de la volonté individuelle, selon qu’elle est libre ou enchaînée, contente oumécontente, et se rapportant tous, avec une grande variété de direction, soit à la possession ou aumanquede l’objetdésiré, soit à laprésenceouà l’éloignementde l’objethaï.Cesontdoncbiendesaffectionsmultiplesdelamêmevolonté,dontlaforceactivesemanifestedansnosrésolutionsetdansnosactes.Ondoitmêmeajouteràlaprécédenteénumérationlessentimentsduplaisiretdeladouleur:car,malgré lagrandediversitésous laquelle ilsnousapparaissent,onpeut toujours lesrameneràdesaffectionsrelativesaudésirouàl’aversion,c’est-à-direàlavolontéprenantconscienced’elle-mêmeentantqu’elleestsatisfaiteounonsatisfaite,entravéeoulibre:bienplus,cettecatégoriecomprendmêmeles impressions corporelles, agréables ou douloureuses, et tous les innombrables intermédiaires quiséparent cesdeuxpôlesde la sensibilité ;puisquecequi fait l’essencede toutescesaffections, c’estqu’elles entrent immédiatement dans le domaine de la conscience en tant que conformes ou nonconformesàlavolonté.Àyregarderdeprès,onnepeutmêmeprendreimmédiatementconsciencedesonpropre corps qu’en tant qu’il est l’organe de la volonté agissant vers le dehors, et le siège de lasensibilitépourdes impressionsagréablesoudouloureuses ;or ces impressionselles-mêmes, comme

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nous venons de le dire, se ramènent à des affections immédiates de la volonté, qui lui sont tantôtconformesettantôtcontraires.

Dureste,onpeutindifféremmentcompterounepascompterparmilesmanifestationsdelavolontécessensationssimplesduplaisiretdeladouleur;ilresteentouscasquecesmillemouvementsdelavolonté,cesalternativescontinuellesduvouloiretdunon-vouloir,qui,dansleurfluxetdansleurrefluxincessants, constituent l’uniqueobjet de la conscience, ou, si l’onveut, du sens intime, sont dansunrapport constant et universellement reconnu avec les objets extérieurs que la perception nous faitconnaître.Maiscela,commeilaétéditplushaut,n’estplusdudomainedelaconscienceimmédiate,àla limite de laquelle nous sommes donc arrivés, au point où elle se confond avec la perceptionextérieure,dèsquenousavonstouchéaumondeextérieur.Orlesobjetsdontnousprenonsconnaissanceau dehors sont lamatièremême et l’occasion de tous lesmouvements et actes de la volonté.On nereprocherapasàcesmotsderenfermerunepétitiondeprincipe:carquenotrevolontéaittoujourspourobjet des choses extérieures vers lesquelles elle se porte, autour desquelles elle gravite, et qui lapoussent, aumoins en tant quemotifs, vers unedéterminationquelconque, c’est ce quepersonnenepeut mettre en doute. Soustrait à cette influence, l’homme ne conserverait plus qu’une volontécomplètement isolée du monde extérieur, et emprisonnée dans le sombre intérieur de la conscienceindividuelle.Laseulechosequisoitencoredouteuseànosyeux,c’estledegrédenécessitéaveclequellesobjetsdumondeextérieurdéterminentlesactesdelavolonté.

C’estdonclavolontéquiestl’objetprincipal,jediraimêmel’objetexclusifdelaconscience.Maisla conscience peut-elle trouver en elle-même et en elle seule des données suffisantes qui permettentd’affirmerlalibertédecettevolonté,danslesensquenousavonspréciséplushaut,leseuld’ailleursquisoit clair et nettement déterminé ? C’est là même le problème vers la solution duquel nous allonsmaintenantdirigernotrecourse,aprèsnousenêtrerapprochésdanscequiprécède,enlouvoyantilestvrai,maisdéjàtoutefoisd’unemanièrenotable.

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CHAPITREIILAVOLONTÉDEVANTLACONSCIENCE

Quandunhommeveut,ilveutaussiquelquechose:sonactedevolontéesttoujoursdirigésurunobjet,etnepeutêtrepenséqu’enrapportaveccetobjet.Maisquesignifievouloirquelquechose?Voicicequej’entendsparlà.Lavolonté,quienelle-mêmeestseulementl’objetdelaconscience,seproduitsousl’influencedequelquemobileappartenantaudomainedelaconnaissancedunon-moi,etquiparconséquent est un objet de la perception extérieure ; ce mobile, désigné au point de vue de cetteinfluencesouslenomdemotif,estnonseulementlacauseexcitatrice,maislamatièrede lavolonté,parcequecelle-ci estdirigée sur lui, c’est-à-direqu’elle apourbutde lemodifier enquelque façon,qu’elleréagitparconséquentsur lui (à lasuitede l’impulsionmêmequ’elleenreçoit) :etc’estdanscetteréactionqueconsiste touteentière lavolonté. Il ressortdéjàdececique lavolonténesauraitseproduire sans motif ; car alors elle manquerait également de cause et de matière. Seulement on sedemande si, dès que cet objet est présent à notre entendement, la volonté doit ou non se produirenécessairement ; bien plus, si en présence d’un même motif, il pourrait se produire une volontédifférente,oumêmediamétralementopposée;cequirevientàmettreendoutesilaréactiondontnousavons parlé peut, dans des circonstances identiques, se produire ou ne se produire pas, affecter telleforme ou telle autre, ou même deux formes absolument contraires. En un mot, la volonté est-elleprovoquéenécessairementparlemotif?oufaut-iladmettrequelavolonté,aumomentoùnousprenonsconsciencedumotif,conservesonentièrelibertédevouloiroudenepasvouloir?Icidonclanotiondelaliberté,danslesensabstraitqueladiscussionprécédenteluiadonnéetquej’aiprouvéêtreleseulacceptable, est entendue comme une simple négation de la nécessité, et notre problème est ainsiclairement posé. Mais c’est dans la conscience immédiate que nous avons à chercher les donnéesnécessairesàsasolution,etnousexamineronsjusqu’auboutletémoignagedecettefacultéavectoutel’exactitudepossible,loindenouscontenterdetrancherbrutalementlenœudcommel’afaitDescartes,enémettant,sansprendrelapeinedelajustifier,l’affirmationsuivante:«Nousavonsuneconsciencesiparfaitede la libertéd’indifférencequiest ennous,qu’iln’est rienquinous soit connuavecplusdeluciditénid’évidence.» (.Principesdephilosophie)Leibniz lui-mêmeadéjà fait ressortircequ’ilyavaitd’insuffisantdansune telle affirmation (Théodicée), lui qui, cependant, sur cette question, s’estmontré comme un frêle roseau cédant à tous les vents ; car après les déclarations les pluscontradictoires, ilaboutit finalementàcetteconclusion,que lavolontéest, ilestvrai, inclinéepar lesmotifs,maisqu’ilsnelanécessitentpas.Ilditeneffet:«Touteslesactionssontdéterminées,etjamaisindifférentes,parcequ’ilya toujoursquelque raison inclinante,maisnon toutefoisnécessitante,pourqu’elles soient telles plutôt que telles » (Leibniz,De libertate). Ceci me donne l’occasion de faireobserverqu’unepareillevoie,cherchantunmilieuentrelestermesdel’alternativeposéeplushaut,n’estpas tenable, et qu’on ne peut pas dire, comme quelques-uns, en se retranchant à plaisir derrièrel’indécision, que les motifs ne déterminent la volonté qu’en une certaine mesure, qu’elle subit leur

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influence,maisseulement jusqu’àuncertainpoint,etqu’àunmomentdonnéellea lepouvoirdes’ysoustraire.Caraussitôtquenousavonsaccordéàuneforcedonnéel’attributdelacausalité,etreconnuparconséquentqu’elleestune forceactive,cette forcen’abesoin,dans l’hypothèsed’une résistance,qued’unsurcroîtd’intensité,danslamesuredecetterésistancemême,pourpouvoiracheversoneffet.Celuiquihésiteencoreetnepeutpasêtrecorrompuparl’offrede10ducats,leseraassurémentsionluienpropose100,etainsidesuite…

Considéronsdoncmaintenant,envuedelasolutionquenouscherchons, laconscience immédiateentenduedanslesensétabliplushaut.Quelleclefcettefacultépeut-ellenousfournirpourlasolutiondecettequestionabstraite,àsavoirl’applicabilité,oulanon-applicabilitéduconceptdelanécessitéàlaproductiondelavolonté,enprésenced’unmotifdonné,c’est-à-direconnuetconçuparl’entendement?Nousnous exposerions à biendes déceptions si nousnous attendions à tirer de cette consciencedesrenseignementsprécisetdétailléssurlacausalitéengénéral,etsurlamotivationenparticulier,commeaussisur ledegrédenécessitéqu’ellesportent toutesdeuxavecelles.Car laconscience, tellequ’ellehabiteaufonddetousleshommes,estchosebeaucouptropsimpleettropbornée,pourpouvoirdonnerdes explications sur de pareilles questions. Bien plus, ces notions de causalité et de nécessité sontpuisées dans l’entendement pur qui est tourné vers le dehors, et ne peuvent être amenées à uneexpression philosophique que devant le forum de la raison réflexive.Mais quant à cette consciencenaturelle,simple,jediraismêmebornée,ellenepeutmêmepasconcevoirlaquestion,bienloinqu’elley puisse répondre. Son témoignage au sujet de nos volontés, que chacun peut écouter dans son forintérieur, pourra être expriméàpeuprès comme il suit, quandon l’auradépouillé de tout accessoireinutileetétrangeràlaquestion,etramenéàsoncontenuleplusstrict:«Jepeuxvouloir,etlorsquejevoudraiunactequelconque,lesmembresdemoncorpsquisontcapablesdemouvement(placésdanslasphère du mouvement volontaire) l’accompliront à l’instant même, d’une façon tout à faitimmanquable.»Celaveutdireenpeudemots:«Jepuisfairecequejeveux!»Ladéclarationdelaconscienceimmédiaten’apasuneplusgrandeportée,dequelquemanièrequ’onpuisselacontourneretsousquelqueformequel’onveuilleposerlaquestion.Elleseréfèredonctoujoursau«Pouvoird’agirconformémentà lavolonté» ;maisn’est-cepas làcette idéeempirique,originelleetpopulairede laliberté, tellequenous l’avons établiedès le commencement, d’après laquelle lemot libre veutdire :« conforme à la volonté ? » C’est cette liberté, et celle-là seule, que la conscience affirmeracatégoriquement.Maiscen’estpascellequenouscherchonsàdémontrer.Laconscienceproclamelalibertédesactes,aveclaprésuppositiondelalibertédesvolontés:maisc’estlalibertédesvolontésquiaseuleétémiseenquestion.Carnousétudionsicilerapportentrelavolontémêmeetlesmotifs:orsurcepointl’affirmation:«Jepeuxfairecequejeveux»,nefournitaucunrenseignement.Ladépendanceoùsontnosactes,c’est-à-direnosmouvementscorporels,relativementànotrevolonté(dépendancequiest affirmée, sans doute, par la voix de la conscience), est quelque chose de tout à fait différent del’indépendance de nos volontés par rapport aux circonstances extérieures, ce qui constitueraitvéritablementlelibrearbitre;maissurl’existencedecelibrearbitre,laconsciencenepeutriennousapprendre.Cettequestion,eneffet,estnécessairementendehorsdesasphère,parcequ’elleconcernelerapportdecausalitédumondesensible(quinenousestdonnéquepar laperceptionextérieure),avecnosrésolutions,etquelaconsciencenepeutévidemmentpasporterdejugementsurlerapportd’unechosequiesttoutàfaitendehorsdesondomaine,àuneautre,quiluiappartientenpropre.Caraucunepuissancecognitivenepeut établirune relationentredeux termesdont l’unne saurait lui êtredonnéd’aucunemanière.Or il estbienévidentque lesobjetsde lavolonté,quidéterminentprécisément lavolonté,sontplacés,au-delàdelalimitedelaperceptioninterne,danslaperceptiondunon-moi;seule,lavolontéseproduitàl’intérieur,etc’estjustementlerapportdecausalitéquilielavolontéetcesobjetsdu dehors que l’on cherche à préciser. La volonté seule est du domaine de la conscience, avec sonempireabsolusurlesmembresducorps,empiredontlesentimentintimeest,àproprementparler,àla

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racinedel’affirmation:«Jepeuxcequejeveux.»Aussin’est-cetoutd’abordquel’exercicedecetempire,c’est-à-dire l’acte lui-même,qui imprimeà lavolonté,auxregardsde laconscience, lesceaud’unemanifestationdelavolonté.Caraussilongtempsqu’elles’élaborepeuàpeu,elles’appelledésir:quand elle est achevée et prête à passer à l’acte, elle s’appelle résolution : mais qu’elle soit passéeeffectivement à l’état de résolution, c’est ce que l’action seule peut démontrer à la conscience ; carjusqu’àl’actionquilaréalise,ellepeutchanger.Eticinousnoustrouvonsamenésàlasourceprincipaledecetteillusion,dontonnepeutguèrenierlaforce,envertudelaquelleunespritnaïf,c’est-à-diresanséducationphilosophique,s’imaginequedansuncasdonnédeuxvolontésdiamétralementopposéesluiseraient possibles ; et, fort de cette conviction, il s’enorgueillit de l’abondance des lumières que luifournitsaconscience,dontilcroitdebonnefoientendrelàletémoignage.C’estl’effetdelaconfusionentre le désir et la volonté. On peut, en effet, désirer deux choses opposées, on n’en peut vouloirqu’une :etpour laquelledesdeuxs’estdécidée lavolonté,c’estcedont laconsciencen’est instruitequ’aposteriori,parl’accomplissementdel’acte.Maisrelativementàlanécessitérationnelleenvertudelaquelle,dedeuxdésirsopposés,c’estl’unetnonpasl’autrequipasseàl’étatdevolontéetd’acte,laconscience ne peut pas fournir d’éclaircissement, précisément parce qu’elle apprend le résultat (duconflitdesmotifs)toutàfaitaposteriori,etnesauraitd’aucunefaçonleconnaîtreapriori.Desdésirsopposés,aveclesmotifsàleurappui,montentetdescendentdevantelle,etsesuccèdentalternativementcommesurunthéâtre:etpendantqu’ellelesconsidèreindividuellement,elledéclaresimplementquedèsqu’undésirquelconqueserapasséàl’étatdevolonté,ilpasseraimmédiatementaprèsàl’étatd’acte.Carcettedernièrepossibilitépurementsubjectiveestleprivilègecommundetouslesdésirs(velléités),etsetrouvejustementexpriméeparcesmots:«Jepeuxfairecequejeveux.»Maisremarquonsquecettepossibilitésubjectiveesttoutàfaithypothétique,etqueletémoignagedelaconscienceseréduitàceci:«Sijeveux tellechose, jepuis l’accomplir.»Orcen’estpas làquese trouveladéterminationnécessaireàlavolonté:puisquelaconsciencenenousrévèleabsolumentquelavolonté,maisnonlesmotifsqui ladéterminent, lesquelssontfournispar laperceptionextérieure,dirigéevers lesobjetsdudehors.D’autrepart,c’estlapossibilitéobjectivequidétermineleschoses:maiscettepossibilitérésideendehorsdudomainedelaconscience,danslemondeobjectif,auquellemotifetl’hommelui-mêmeappartiennent.Cettepossibilitésubjectivedontnousparlions toutà l’heureestdumêmegenrequelapuissance que possède le caillou de donner des étincelles, possibilité qui se trouve cependantconditionnée par l’acier, où réside la possibilité objective de l’étincelle. Dans le chapitre suivant,j’arriveraiàlamêmeconclusionparuneautrevoie,enconsidérantlavolonténonplusparlededans,commenousl’avonsfaitjusqu’ici,maisparledehors,etenexaminantàcepointdevuelapossibilitéobjectivedelavolonté:alorslaquestion,setrouvantéclairéededeuxcôtésdifférents,auraacquistoutesanetteté,etserarendueplussaisissableencorepardesexemples.

Donccesentiment inhérentànotreconscience« jepeux faireceque jeveux»nousaccompagnetoujours et partout :mais il affirme simplement ce fait, quenos résolutions et nosvolontés, quoiqueayant leur origine dans les sombres profondeurs de notre for intérieur, se réaliseront immédiatementdans le monde sensible, puisque notre corps en fait partie, comme tout le reste des objets. Cetteconscience établit comme un pont entre le monde extérieur et le monde intérieur, qui sans elleresteraientséparésparunabîmesansfond;elledisparue,eneffet,ilneresteraitdanslepremier,entantqu’objets,quedesimplesapparences,complètementindépendantesdenousdanstouslessens,etdansle second, que des volontés stériles, qui demeureraient pour nous à l’état de simples sentiments. –Interrogezunhommetoutàfaitsanspréjugés:voiciàpeuprèsenquelstermesils’exprimeraausujetdecetteconscienceimmédiate,quel’onprendsisouventpourgaranted’unprétendulibrearbitre:«Jepeuxfairecequejeveux.Sijeveuxalleràgauche,jevaisàgauche:sijeveuxalleràdroite,jevaisàdroite. Cela dépend uniquement de mon bon vouloir : je suis donc libre. » Un tel témoignage estcertainementjusteetvéridique:seulementilprésupposelalibertédelavolonté,etadmetimplicitement

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queladécisionestdéjàprise:lalibertédeladécisionelle-mêmenepeutdoncnullementêtreétablieparcette affirmation. Car il n’y est fait aucune mention de la dépendance ou de l’indépendance de lavolontéaumomentoùelleseproduit,maisseulementdesconséquencesdecetacte,unefoisqu’ilestaccompli, ou, pour parler plus exactement, de la nécessité de sa réalisation en tant quemouvementcorporel. C’est le sentiment intime qui est à la racine de ce témoignage, qui seul fait considérer àl’hommenaïf,c’est-à-diresanséducationphilosophique(cequin’empêchepasqu’untelhommepuisseêtreungrandsavantdansd’autresbranches),quelelibrearbitreestunfaitd’unecertitudeimmédiate;enconséquence, il leproclamecommeunevérité indubitable,etnepeutmêmepassefigurerquelesphilosophes soient sérieux quand ils lemettent en doute : au fond du cœur, il estime que toutes lesdiscussions qu’on a engagées à ce sujet, ne sont qu’un simple exercice d’escrime auquel se livregratuitementladialectiquedel’école,–ensommeunevéritableplaisanterie.Pourquoicela?C’estquecette certitude que le sens intime lui fournit (certitude qui a bien son importance), est constammentprésenteàsonesprit;et,s’ill’interprètemal,c’estquel’hommeétantavanttoutetessentiellementunêtre pratique, non théorique, acquiert une connaissance beaucoup plus claire du côté actif de sesvolontés,c’est-à-diredeleurseffetssensibles,quedeleurcôtépassif,c’est-à-diredeleurdépendance.Aussiest-ilmalaisédefaireconcevoiràl’hommequineconnaîtpointlaphilosophielavraieportéedenotre problème, et de l’amener à comprendre clairement que la question ne roule pas sur lesconséquences,mais sur lesraisonset lescauses de sesvolontés.Certes, il esthorsdedouteque sesactesdépendentuniquementde sesvolontés ;maisceque l’oncherchemaintenantà savoir, c’estdequoidépendentcesvolontéselles-mêmes,ousipeut-êtreellesseraienttoutàfaitindépendantes.Ilestvraiqu’ilpeutfaireunechose,quandillaveut,etqu’ilenferaittoutaussibientelleautre,s’illavoulaitàsontour:maisqu’ilréfléchisse,etqu’ilsonges’ilestréellementcapabledevouloirl’uneaussibienque l’autre. Si donc, reprenant notre interrogatoire, nous posons la question à notre homme en cestermes:«Peux-tuvraiment,dedeuxdésirsopposésquis’élèvententoi,donnersuiteàl’unaussibienqu’àl’autre?Parexemple,siontedonneàchoisirentredeuxobjetsquis’excluentl’unl’autre,peux-tupréférer indifféremment le premier ou le second ? »Alors il répondra : «Peut-être que le choixmeparaîtra difficile : cependant il dépendra toujours de moi seul de vouloir choisir l’un ou l’autre, etaucuneautrepuissancenepourram’yobliger : encecas j’ai lapleine libertédechoisir celuique jeveux,etquelquechoixquejefassejen’agiraijamaisqueconformémentàmavolonté.»J’insiste,etjeluidis:«Maistavolonté,dequoidépend-elle?»Alorsmoninterlocuteurrépondenécoutantlavoixde sa conscience : «Mavolonténedépend absolumentquedemoi seul ! Jepeuxvouloir ceque jeveux:cequejeveux,c’estmoiquileveux.»Etilprononcecesdernièresparoles,sansavoirl’intentionde faire une tautologie, ni sans s’appuyer, à cet effet, dans le fond même de sa conscience, sur leprinciped’identitéquiseullarendpossible.Bienplus,siencemomentonlepousseàbout,ilsemettraàparlerd’unevolontédesavolonté,cequirevientaumêmeques’ilparlaitd’unmoidesonmoi.Levoilà ramené pour ainsi dire jusqu’au centre, au noyau de sa conscience, où il reconnaît l’identitéfondamentaledesonmoietdesavolonté,maisoùilneresteplusrien,avecquoiilpuisselesjugerl’unetl’autre.Lavolontéfinalequiluifaitrejeterundestermesentrelesquels,s’exerçaitsonchoix(étantdonnésoncaractère,ainsiquelesobjetsenprésence),était-ellecontingente,etaurait-ilétépossiblequelerésultatfinaldesadélibérationfûtdiffèrentdecequ’ilaété?Oubienfaut-ilcroirequecettevolontéétaitdéterminéeaussinécessairement (par lesmotifs),quedansun triangle, auplusgrandangledoitêtre opposé le plus grand côté ? Voilà des questions qui dépassent tellement la compétence de laconsciencenaturelle, qu’onnepeutmêmepas les lui faire clairement concevoir.Àplus forte raison,n’est-il point vrai de dire qu’elle porte en elle des réponses toutes prêtes à ces problèmes, oumêmeseulement des solutions à l’état de germes non développés, et qu’il suffise pour les obtenir del’interrogernaïvementetde recueillir sesoracles !– Ilestencorevraisemblablequenotrehomme,àbout d’arguments, essayera toujours encore d’échapper à la perplexité qu’entraîne cette question,

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lorsqu’elleestvraimentbiencomprise,enseréfugiantàl’abridecettemêmeconscienceimmédiate,etenrépétantàsatiété:«Jepeuxfairecequejeveux,etcequejeveux,jeleveux.»C’estunexpédientauquel il recourra sans cesse, de sorte qu’il sera difficile de l’amener à envisager tranquillement lavéritablequestion,qu’il s’efforce toujoursd’esquiver.Etqu’onne luienveuillepointpourcela :carelle est vraiment souverainement embarrassante. Elle plonge pour ainsi dire unemain investigatricedansleplusprofonddenotreêtre:elledemande,endernièreanalyse,sil’hommeaussi,commetoutlerestedelacréation,estunêtredéterminéunefoispourtoutesparsonessence,possédantcommetouslesautresêtresdelanaturedesqualitésindividuellesfixes,persistantes,quidéterminentnécessairementses diverses réactions en présence des excitations extérieures, – et si l’ensemble de ces qualités neconstitue pas pour lui un caractère invariable, de telle sorte que ses modifications apparentes etextérieures soient entièrement soumises à la détermination des motifs venant du dehors ; – ou sil’homme fait seul exception à cette loi universelle de la nature. Mais si l’on réussit enfin à fixersolidementsapenséesurcettequestionsisérieuse,etàluifaireclairementcomprendrequecequel’oncherche ici c’est l’origine même de ses volontés, la règle, s’il en est une, ou l’absolue irrégularité(manquederègle)quiprésideàleurformation,alorsondécouvriradetouteévidencequelaconscienceimmédiatenefournitaucunrenseignementàcesujet,parcefaitquel’hommesanspréjugésrenonceratout à coup à alléguer cette autorité, et témoignera ouvertement de sa perplexité en s’arrêtant pourréfléchir,puisense livrantàdes tentativesd’explicationde tout sorte,ens’efforçantparexempledetirer des arguments, tantôt de son expérience personnelle et de ses observations, tantôt des règlesgénéralesde l’entendement ;mais ilne réussirapar làqu’àmontreraugrand jourde l’évidence,parl’incertitude et l’hésitation de ses explications, que sa conscience immédiate ne donne aucunéclaircissement sur la question entendue comme il convient, tandis qu’elle lui en fournissaitprécédemmentenabondancepourrépondreàlaquestionmalcomprise.Celareposeendernièreanalysesurceque lavolontéde l’hommen’estautrequesonmoiproprementdit, levrainoyaudesonêtre :c’estelleaussiquiconstituelefondmêmedesaconscience,commequelquesubstratumimmuableettoujoursprésent,dontilnesauraitsedégagerpourpénétrerau-delà.Carlui-mêmeilestcommeilveut,etilveutcommeilest.Donc,quandonluidemandes’ilpourraitvouloirautrementqu’ilneveut,onluidemande en vérité s’il pourrait être autrement qu’il n’est : ce qu’il ignore absolument. Aussi lephilosophe,quinesedistinguedupremiervenuqueparlasupérioritéqueluidonnelapratiquedecesquestions,doit,sidansceproblèmedifficileilveutatteindreàlaclarté,setournerendernièreinstanceverslesseulsjugescompétents,àsavoirl'entendement,quiluifournitsesnotionsapriori,laraisonquilesélabore,etl'expériencequiluiprésentesesactionsetcellesdesautrespourexpliqueretcontrôlerlesintuitionsdesaraison.Sansdouteleurdécisionneserapasaussifacile,aussiimmédiate,niaussisimpleque celle de la conscience,mais par celamême elle sera à la hauteur de la question et fournira uneréponseadéquate.C’estlatêtequiasoulevélaquestion:c’estlatêteaussiquidoitlarésoudre.

D’ailleurs nous ne devons pas nous étonner qu’à une question aussi abstruse, aussi haute, aussidifficile,laconscienceimmédiaten’aitpasderéponseàoffrir.Carlaconsciencen’estqu’unepartietrèsrestreintedenotreentendement,lequel,obscuraudedans,estdirigéverslemondeextérieurdetouteslesénergiesdontildispose.Toutessesconnaissancesparfaitementsûres,c’est-à-direcertainesapriori,concernentseulementlemondeextérieur,etlàilpeut,enappliquantcertainesloisgénérales,quiontenlui-mêmeleurfondement,distinguerd’unefaçoninfailliblecequiestpossibleau-dehorsetcequiestimpossible,cequiestnécessaireetquine l’estpas.C’estainsiqu’ontétéétablies lesmathématiquespures,lalogiquepure,etmêmelesbasesdelasciencenaturelle,toutesapriori.Ensuitel’applicationdecesformes,connuesapriori,auxdonnéesfourniesparlaperceptionsensible,luiouvreunaccèssurlemondevisibleet réel,etenmêmetemps lui rendpossible l’expérience :plus tard, l’applicationde lalogique et de la faculté de penser, qui en est la base, à ce monde extérieur révélé par les sens, luifourniralesconcepts,ouvriraàsonactivitélemondedesidées,etparsuitepermettraauxsciencesde

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naîtreetàleursrésultatsdefructifieràleurtour.C’estdoncdanslemondeextérieurquel’intelligencevoit devant elle beaucoup de lumière et de clarté.Mais à l’intérieur il fait sombre, comme dans untélescopebiennoirci:aucunprincipeapriorin’éclairelanuitdenotreforintérieur;cesontdespharesqui ne rayonnent que vers le dehors. Le sens intime, comme on l’a prouvé plus haut, ne perçoitdirectement que la volonté, aux différentes émotions de laquelle tous les sentiments dits intérieurspeuvent être ramenés.Mais tout ce que cette perception intime de la volonté nous fait connaître seramène,commeonl’avuprécédemment,auvouloiretaunon-vouloir;c’estàelleenoutrequenousdevonscettecertitudetantprônéequisetraduitparl’affirmation:«Cequejeveux,jepeuxlefaire»,etquirevientenvéritéàceci«Chaqueactedemavolontésemanifesteimmédiatementàmaconscience(parunmécanismequim’esttoutàfaitincompréhensible),commeunmouvementdemoncorps.»Àyregarderdeprès,iln’yalàpourlesujetquil’affirmequ’unprinciperésultantdel’expérience.Maisau-delà, on n’y découvre plus rien. Le tribunal que nous avons consulté est donc incompétent pourrésoudre laquestionsoulevée:bienplus, interprétéedanssonvéritablesens,ellenepeutpas luiêtresoumise,parcequ’ellenesauraitêtrecompriseparlui.

L’ensembledesréponsesquenousavonsobtenuesdansnotreinterrogatoiredelaconsciencepeutserésumerainsiqu’ilsuitsousuneformeplusconcise.Laconsciencedechacundenousluiaffirmetrèsclairementqu’ilpeutfairecequ’ilveut.Orpuisquedesactionstoutàfaitopposéespeuventêtrepenséescommeavantétévouluesparlui,ilenrésultequ’ilpeutaussibienfaireuneactionquel’actionopposée,s’il la veut. C’est là précisément ce qu’une intelligence encore mal armée confond avec cette autreaffirmation bien différente, à savoir que dans un cas déterminé le même homme pourrait vouloirégalement bien deux choses opposées, et elle nomme libre arbitre ce prétendu privilège. Or quel’hommepuisseainsi,dansdescirconstancesdonnées,vouloiràlafoisdeuxactionsopposées,c’estcequenecomporteenaucunefaçonletémoignagedelaconscience,laquellesecontented’affirmerquededeux actions opposées, il peut faire l’une, s’il la veut, et que s’il veut l’autre, il peut l’accomplirégalement.Maisest-ilcapabledevouloirindifféremmentl’uneoul’autre?Cettequestiondemeuresansréponse,etexigeunexamenplusapprofondi,dontlasimpleconsciencenesauraitpréjugerlerésultat.Laformulesuivantequoiqueunpeuempreintedescolastique,mesembleraitl’expressionlapluscourteetlaplusexactedecetteconclusion:«Letémoignagedelaconscienceneserapporteàlavolontéqu’apartepost:laquestiondulibrearbitreaucontraireaparteante.»Donc,cettedéclarationindéniabledelaconscience:«Jepeuxfairecequejeveux»,nerenfermeninedécideriendutouttouchantlelibrearbitre,carcelui-ciconsisteraitencequechaquevolonté individuelle,danschaquecasparticulier (lecaractère du sujet étant complètement donné), ne fût pas déterminée d’une façon nécessaire par lescirconstances extérieures au milieu desquelles l’homme en question se trouve, mais pût s’inclinerfinalementsoitd’uncôté,soitdel’autre.Or,surcepoint,laconscienceestabsolumentmuette:carleproblèmeesttoutàfaitendehorsdesondomaine,puisqu’ilroulesurlerapportdecausalitéquiexisteentrel’hommeetlemondeextérieur.Sil’ondemandeàunhommedebonsens,maisdénuéd’éducationphilosophique,enquoiconsistevéritablementce librearbitrequ’ilaffirmeavec tantdeconfiancesurl’autoritédesaconscience,ilrépondra:«Ilconsisteencequejepeuxfairecequejeveux,aussitôtquejenesuispasempêchéparunobstaclephysique.»C’estdonctoujourslerapportentresesactionsetsesvolontés dont il parle. Mais cette absence d’obstacles matériels ne constitue encore que la libertéphysique,commejel’aimontrédanslepremierchapitre.Luidemande-t-onencoresidansuncasdonnéil pourraitvouloir indifféremment telle chose ou son contraire, dans le premier feu de la réplique ils’empresserasansdoutederépondreoui:maisaussitôtqu’ilcommenceraàsaisirlesensprofonddelaquestion, ildeviendrapensif,etfinalement il tomberadansl’incertitudeet le trouble;puis,pours’entirer,ilessayeradenouveaudesesauverderrièresonthèmefavori«Jepeuxfairecequejeveux»etdes’y retrancher contre toutes les raisons et tous les raisonnements. Mais la véritable réponse à cetteassertion, comme j’espère lemettre hors de doute dans le chapitre suivant, s’énoncerait ainsi : «Tu

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peux,ilestvrai,fairecequetuveux:maisàchaquemomentdéterminédetonexistence, tunepeuxvouloirqu’unechosepréciseetuneseule,àl’exclusiondetouteautre.»

La discussion contenue dans ce chapitre suffirait déjà à la rigueur pour m’autoriser à répondrenégativement à la question de l’Académie royale ;mais ce serait làm’en tenir seulement à une vued’ensemble, car cette exposition même du rôle des faits dans la conscience doit recevoir encorequelquescomplémentsdanscequivasuivre.Orilpeutsetrouver,dansuncas,quelajustessedenotreréponsenégativesevoieconfirméeavecéclatparunepreuvedeplus.Sieneffetnousnousadressionsmaintenant,lamêmequestionsurleslèvres,àcetribunalauquelnousavonsétérenvoyéstoutàl’heure,commeàlaseulejuridictioncompétente,–jeveuxdireautribunaldel’entendementpur,delaraisonqui réfléchit sur ses données et les élabore, et de l’expérience qui complète le travail de l’une et del’autre,–sialors,dis-je,ladécisiondecesjugestendaitàétablirqueleprétendulibrearbitren’existeabsolumentpoint,maisquelesactionsdeshommes,commetouslesphénomènesdelanature,résultent,danschaquecasparticulier,descirconstancesprécédentescommeuneffetquiseproduitnécessairementàlasuitedesacause,celanousdonneraitenoutrelacertitudequel’existencemêmedanslaconsciencededonnéesaptesàfournirladémonstrationdulibrearbitreestchoseparfaitementimpossible.–Alors,renforcéeparuneconclusionanonposseadnonesse,quiseulepeutserviràétabliraprioridesvéritésnégatives,notredécisionrecevrait,ensurcroîtdelapreuveempiriqueexposéedanscequiprécède,uneconfirmationrationnelle,d’oùelletireraitévidemmentunecertitudebienplusgrandeencore.Carunecontradictionformelleentrelesaffirmationsimmédiatesdelaconscience,etlesconséquencestiréesdesprincipesfondamentauxde laraisonpure,avec leurapplicationà l’expérience,nesauraitêtreadmisecommepossible : la conscience de l’hommene peut pas être ainsimensongère et trompeuse. Il fautremarqueràceproposque laprétendueantinomiekantienne (entre la libertéet lanécessité),n’apaspour origine,même dans l’esprit de son auteur, la différence des sources d’où découlent la thèse etl’antithèse,l’uneémanantdutémoignagedelaconscience,l’autredutémoignagedel’expérienceetdelaraison.Lathèseetl’antithèsesonttoutesdeuxsubtilementdéduitesderaisonsprétenduesobjectives;ettandisquelathèsenereposesurrien,sicen’estsurlaraisonparesseuse,c’est-à-diresurlanécessitédetrouverunpointfixedansunreculàl’infini,l’antithèse,aucontraire,avéritablementensafaveurtouslesmotifsobjectifs.

Cetteétudeindirectequenousallonsentreprendremaintenantsurleterraindelafacultécognitiveetdumondeextérieurquiseprésenteàelle, jetteraenmêmetempsbeaucoupdeclartésur larecherchedirectequenousavonseffectuée jusqu’ici, et servira ainsi à la compléter.Elledévoilera les illusionsnaturellesquefaitnaîtrel’explicationfaussedutémoignagesisimpledelaconscience,lorsquecelle-cientreenconflitaveclaperceptionextérieure,laquelleconstituelafacultécognitive,etasaracinedansun seul etmême sujet où réside également la conscience. Ce n’estmême qu’à la fin de cette étudeindirectequ’ilseferaunpeudelumièrepournoussurlevraisensetlevraicontenudecetteaffirmation«jeveux»quiaccompagnetoutesnosactions,etsurlaconsciencedenotrecausalitéimmédiateetdenotre pouvoir personnel, grâce auxquels les actions que nous faisons sont vraiment nôtres. Alorsseulement l’investigation conduite jusqu’à présent par des procédés directs recevra enfin soncouronnement.

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CHAPITREIIILAVOLONTÉDEVANTLACONSCIENCEDESAUTRESCHOSES

Simaintenantnousdemandonsàlaperceptionextérieuredeséclaircissementssurnotreproblème,noussavonsd’avancequepuisquecettefacultéestparessencedirigéeversledehors,lavolonténepeutpasêtrepourelleunobjetdeconnaissanceimmédiate,commeelleparaissaitl’êtretoutàl’heurepourlaconscience,quipourtantaététrouvéeunjugeincompétentencettematière.Cequel’onpeutconsidérerici, ce sont les êtres doués de volonté qui se présentent à l’entendement en tant que phénomènesobjectifs et extérieurs, c’est-à-dire en tant qu’objets de l’expérience, et qui doivent être examinés etjugés comme tels, en partie d’après des règles générales, certainesa priori, relatives à la possibilitémême de l’expérience, en partie d’après les faits que fournit l’expérience réelle, et que chacun peutconstater.Cen’estdoncpluscommeauparavantsurlavolontémême,tellequ’ellen’estaccessiblequ’àlaconscience,maissurlesêtrescapablesdevouloir,c’est-à-diresurdesobjetstombantsouslessens,quenotreexamenvaseporter.Siparlànoussommescondamnésànepouvoirconsidérerl’objetpropredenosrecherchesquemédiatementetàuneplusgrandedistance,c’estlàuninconvénientrachetéparunprécieuxavantage ;carnouspouvonsmaintenantfaireusagedansnosrecherchesd’un instrumentbeaucoup plus parfait que le sens intime, cette conscience si obscure, si sourde, n’ayant vue sur laréalitéqued’unseulcôté.Notrenouvelinstrumentd’investigationseral’intelligence,accompagnéedetouslessensetdetouteslesforcescognitives,armées,sij’osedire,pourlacompréhensiondel’objectif.

Laformelaplusgénéraleetlaplusessentielledenotreentendementestleprincipedecausalité:cen’estmêmequegrâceàceprincipe,toujoursprésentànotreesprit,quelespectacledumonderéelpeuts’offrir à nos regards comme un ensemble harmonieux, car il nous fait concevoir immédiatementcommedeseffetslesaffectionsetlesmodificationssurvenuesdanslesorganesdenossens(26).Aussitôtlasensationéprouvée,sansqu’ilsoitbesoind’aucuneéducationnid’aucuneexpériencepréalable,nouspassons immédiatement de ces modifications à leurs causes, lesquelles, par l’effet même de cetteopérationdel’intelligence,seprésententalorsànouscommedesobjetssituésdansl’espace.Ilsuitdelà incontestablement que le principe de causalité nous est connu a priori, c’est-à-dire comme unprincipenécessairerelativementàlapossibilitédetouteexpérienceengénéral;etiln’estpasbesoin,àcequ’ilsemble,delapreuveindirecte,pénible,jediraimêmeinsuffisante,queKantadonnéedecetteimportante vérité. Le principe de causalité est établi solidementapriori, comme la règle générale àlaquellesontsoumissansexceptiontouslesobjetsréelsdumondeextérieur.

Le caractère absolu de ce principe est une conséquence même de son apriorité. Il se rapporteessentiellement et exclusivement auxmodifications phénoménales ; lorsqu’en quelque endroit ou enquelque moment, dans le monde objectif, réel et matériel, une chose quelconque, grande ou petite,éprouve unemodification, le principe de causalité nous fait comprendre qu’immédiatement avant cephénomène, un autre objet a dû nécessairement éprouver unemodification, demême qu’afin que cedernierpûtsemodifier,unautreobjetadûsemodifierantérieurement,–etainsidesuiteàl’infini.Dans

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cette série régressive de modifications sans fin, qui remplissent le temps comme la matière remplitl’espace,aucunpointinitialnepeutêtredécouvert,nimêmeseulementpensécommepossible,bienloinqu’ilpuisseêtresupposécommeexistant.Envainl’intelligence,reculanttoujoursplushaut,sefatigueàpoursuivre le point fixe qui lui échappe : elle ne peut se soustraire à la question incessammentrenouvelée : « Quelle est la cause de ce changement ? » C’est pourquoi une cause première estabsolument aussi impensable que le commencement du temps ou la limite de l’espace. La loi decausalitéattestenonmoinssûrementquelorsquelamodificationantécédente,–lacause–estentréeenjeu,lamodificationconséquentequiestamenéeparelle–l’effet–doitseproduireimmanquablement,etavecunenécessitéabsolue.Parcecaractèredenécessité,leprincipedecausalitérévèlesonidentitéavec leprincipede raison suffisante(27), dont il n’est qu’un aspect particulier.On sait que ce dernierprincipe, qui constitue la forme la plus générale de notre entendement pris dans son ensemble, seprésentedanslemondeextérieurcommeprincipedecausalité,danslemondedelapenséecommeloilogiqueduprincipedelaconnaissance,etmêmedansl’espacevide,considéréapriori,commeloideladépendancerigoureusedelapositiondespartieslesunesàl’égarddesautres;dépendancenécessaire,dont l’étude spéciale et développée est l’unique objet de la géométrie. C’est précisément pour cela,commejel’aidéjàétabliencommençant,queleconceptdelanécessitéetceluideconséquenced’uneraisondéterminée,sontdesnotionsidentiquesetconvertibles.

Toutes lesmodifications qui ont pour théâtre lemonde extérieur sont donc soumises à la loi decausalité,et,parconséquent,chaquefoisqu’ellesseproduisent,ellessontrevêtuesducaractèrede laplusstrictenécessité.Àcelailnepeutpasyavoird’exception,puisquelarègleestétablieaprioripourtoute expérience possible. En ce qui concerne son application à un cas déterminé, il suffit de sedemanderchaquefoiss’ils’agitd’unemodificationsurvenueàunobjet réeldonnédans l’expérienceexterne : aussitôt que cette condition est remplie, les modifications de cet objet sont soumises auprincipede causalité, c’est-à-dire qu’elles doivent être amenéespar une cause, et partant, qu’elles seproduisentd’unefaçonnécessaire.

Maintenant,armésdecetterègleapriori,considéronsnonpluslasimplepossibilitédel’expérienceengénéral,maislesobjetsréelsqu’elleoffreànosregards,dontlesmodificationsactuellesoupossiblessont soumises au principe général établi plus haut. Tout d’abord nous observons entre ces objets uncertainnombrededifférencesfondamentalesprofondémentmarquées,d’après lesquelles,dureste,onlesaclassésdepuislongtemps:ondistingueeneffetlescorpsinorganiques,c’est-à-diredépourvusdevie, des corps organiques, c’est-à-dire vivants, et ceux-ci à leur tour se divisent en végétaux et enanimaux.Ces derniers, bien que présentant des traits de ressemblance essentiels, et répondant à unemême idée générale, nous paraissent former une chaîne continue extrêmement variée et finementnuancée (sic) qui monte par degrés jusqu’à la perfection(28), depuis l’animal rudimentaire qui sedistingueàpeinede laplante, jusqu’auxêtres lespluscapableset lesplusachevés,qui répondent lemieux à l’idée de l’animalité : au haut terme de cette progression nous trouvons l’homme – nous-mêmes.

Envisageonsàprésent,sansnouslaisserégarerparcettediversitéinfinie,l’ensembledetouteslescréaturesentantqu’objetsréelsdel’expérienceexterne,etessayonsd’appliquernotreprincipegénéralde causalité aux modifications de toute espèce dont de pareils êtres peuvent être l’objet. Noustrouverons alors que sans doute l’expérience vérifie partout la loi certaine,apriori, que nous avonsposée;maisenmêmetemps,qu’àlagrandedifférencesignaléeplushautentrelanaturedesobjetsdel’expérience, correspond aussi une certaine variété dans la manière dont la causalité s’exerce,lorsqu’ellerégitleschangementsdiversdontlestroisrègnessontlethéâtre.Jem’explique.Leprincipedecausalité,quirégittouteslesmodificationsdesêtres,seprésentesoustroisaspects,correspondantsàlatripledivisiondescorpsencorpsinorganiques,enplantes,etenanimaux;àsavoir:1°lacause,danslesensleplusétroitdumot;2°l’irritabilité;3°enfinlamotivation.Ilestbienentenduquesousces

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troisformesdifférentes,leprincipedelacausalitéconservesavaleurapriori,etquelanécessitédelaliaisoncausalesubsistedanstoutesarigueur.

1°Lacause,entenduedanslesensleplusétroitdumot,estlaloiselonlaquelleseproduisenttousleschangementsmécaniques,physiquesetchimiquesdanslesobjetsdel’expérience.Elleesttoujourscaractériséepardeuxsignesessentiels;enpremierlieu,quelàoùelleagitlatroisièmeloifondamentalede Newton (l’égalité de l’action et de la réaction) trouve son application : c’est-à-dire que l’étatantécédent, appelé lacause, subit unemodification égale à celle de l’état conséquent, qui se nommel’effet;ensecondlieu,que,conformémentàlasecondeloideNewton,ledegréd’intensitédel’effetesttoujoursexactementproportionnéaudegréd’intensitéde lacause,etquepar suiteuneaugmentationd’intensitédansl’unentraîneuneaugmentationégaledansl’autre.Ilenrésultequelorsquelamanièredont l’effet se produit est connue une fois pour toutes, on peut aussitôt savoir,mesurer, et calculer,d’après le degré d’intensité de l’effet, le degré d’intensité de la cause, et réciproquement. Toutefois,dans l’application empiriquede ce secondcritérium, on ne doit pas confondre l’effet proprement ditavecl’effetapparent[sensible],telquenouslevoyonsseproduire.Parexemple,ilnefautpass’attendreà ce que le volumed’un corps soumis à la compression diminue indéfiniment, et dans la proportionmême où s’accroît la force comprimante. Car l’espace dans lequel on comprime le corps diminuanttoujours, il s’en suit que la résistance augmente ; et si, dans ce cas encore, l’effet réel, qui estl’augmentationdedensité,s’accroîtvéritablementenproportiondirectedelacause(commelemontre,danslecasdesgaz,laloideMariotte),onvoitcependantqu’iln’enestpasdemêmedel’effetapparent,auquel on pourrait vouloir à tort appliquer cette loi. De même, une quantité croissante de chaleuragissantsurl’eauproduitjusqu’àuncertaindegréunéchauffementprogressif,maisau-delàdecepointun excès de chaleur ne provoque plus qu’une évaporation rapide. Ici encore, comme dans un grandnombred’autrecas, lamêmerelationexisteentrel’intensitédelacauseet l’intensitéréelledel’effet.C’estuniquementsouslaloid’unepareillecause(danslesensleplusétroitdumot),ques’opèrentleschangementsdetouslescorpsprivésdevie,c’est-à-direinorganiques.Laconnaissanceetlaprévisiondecausesdecetteespèceéclairentl’étudedetouslesphénomènesquisontl’objetdelamécanique,del’hydrostatique,delaphysiqueetdelachimie.Lapossibilitéexclusived’êtredéterminépardescausesagissantdelasorteest,parconséquent,lecaractèredistinctif,essentiel,d’uncorpsinorganique.

2°Lasecondeformedelacausalitéestl’irritabilité,caractériséepardeuxparticularités:a)Iln’yapasproportionnalitéexacteentre l’actionet la réactioncorrespondante ;b)Onnepeutétabliraucuneéquationentrel’intensitédelacauseetl’intensitédel’effet.Parsuite,ledegréd’intensitédel’effetnepeutpasêtremesuréetdéterminéd’avancelorsqu’onconnaîtledegréd’intensitédelacause:bienplus,unetrèspetiteaugmentationdanslacauseexcitatricepeutprovoqueruneaugmentationtrèsgrandedansl’effet,ouaucontraireannulercomplètementl’effetobtenuparuneforcemoindre,etmêmeenamenerun tout opposé. Par exemple, on sait que la croissance des plantes peut être activée d’une façonextraordinaire par l’influence de la chaleur, ou de la chaux mélangée à la terre, agissant commestimulants de leur force vitale : mais pour peu que l’on dépasse la juste mesure dans le degré del’excitation,ilenrésulteranonplusunaccroissementd’activitéetunematuritéprécoce,maislamortdelaplante.C’estainsiquenouspouvonspar l’usageduvinoude l’opiumtendre lesénergiesdenotreesprit,etlesexalterd’unefaçonnotable;maissinousdépassonsunecertainelimite,lerésultatesttoutà fait opposé. – C’est cette forme de la causalité, désignée sous le nom d’irritabilité, qui déterminetouteslesmodificationsdesorganismes,considéréscommetels.Touteslesmétamorphosessuccessiveset tous les développements des plantes, ainsi que toutes lesmodifications uniquement organiques etvégétatives,oufonctionsdescorpsanimés,seproduisentsousl’influenced’excitations.C’estdecettefaçonqu’agissentsureuxlalumière,lachaleur,l’air,lanourriture,–qu’opèrentlesattouchements,lafécondation,etc.–Tandisquelaviedesanimaux,outrecequ’elleadecommunaveclavievégétative,semeutencoredansune sphère toutedifférente,dont jevaisparler à l’instant, laviedesplantes, au

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contraire, se développe tout entière sous l’influence de l’excitation. Tous leurs phénomènesd’assimilation,leurcroissance,latendancedeleurstigesverslalumière,deleursracinesversunterrainpluspropice,leurfécondation,leurgermination,etc.,nesontquedesmodificationsduesàl’excitation.Dans quelques espèces, d’ailleurs, fort rares, on constate, outre les qualités énumérées plus haut, laproduction d’un mouvement particulier et rapide, qui lui-même n’est que la conséquence d’uneexcitation, et qui leur a fait donner cependant le nom deplantes sensitives. Ce sont principalement,commeonsait,laMimosapudica,leHedysarumgyrans,etlaDionœamuscipula(29).Ladéterminationexclusiveet absolumentgénéralepar l’excitationest le caractèredistinctifdesplantes.Onpeutdoncconsidérer comme appartenant au règne végétal tout corps, dont les mouvements et modificationsparticulières et conformes à sa nature se produisent toujours et exclusivement sous l’influence del’excitation.

3°Latroisièmeformedelacausalitémotriceestparticulièreaurègneanimal,etlecaractérise:c’estlamotivation,c’est-à-direlacausalitéagissantparl’intermédiairedel’entendement.Elleintervientdansl’échellenaturelledesêtresaupointoùlacréatureayantdesbesoinspluscompliquésetparsuitefortvariés,nepeutpluslessatisfaireuniquementsousl’impulsiondesexcitations,qu’elledevraittoujoursattendredudehors;ilfautalorsqu’ellesoitenétatdechoisir,desaisir,derecherchermême,lesmoyensdedonnersatisfactionàcesnouveauxbesoins.Voilàpourquoi,danslesêtresdecetteespèce,onvoitsesubstituer à la simple réceptivité des excitations, et auxmouvements qui en sont la conséquence, laréceptivité desmotifs, c’est-à-dire une faculté de représentation, un intellect, offrant d’innombrablesdegrés de perfection, et se présentant matériellement sous la forme d’un système nerveux et d’uncerveau,avecleprivilègedelaconnaissance.Onsaitd’ailleursqu’àlabasedelavieanimaleestuneviepurementvégétative,quiencettequaliténeprocèdequesousl’influencedel’excitation.Maistouscesmouvementsd’unordresupérieurquel’animalaccomplitentantqu’animal,etquipourcetteraisondépendentdecequelaphysiologiedésignesouslenomdefonctionsanimales,seproduisentàlasuitede la perception d’un objet, par conséquent sous l’influence de motifs. On comprendra donc sousl’appellation d’animaux tous les êtres dont les mouvements et modifications caractéristiques etconformes à leur nature, s’accomplissent sous l’impulsion des motifs, c’est-à-dire de certainesreprésentationsprésentesàleurentendement,dontl’existenceestdéjàprésupposéeparelles.Quelquesinnombrables degrés de perfection que présentent dans la série animale la puissance de la facultéreprésentative,et ledéveloppementde l’intelligence,chaqueanimalenpossèdepourtantunequantitésuffisantepourquelesobjetsextérieurspuissentagirsurlui,etprovoquersesmouvements,entantquemotifs.C’estcetteforcemotriceintérieure,dontchaquemanifestationindividuelleestprovoquéeparunmotif,quelaconscienceperçoitintérieurement,etquenousdésignonssouslenomdevolonté.

Savoirsiuncorpsdonnésemeutd’aprèsdesexcitationsoud’aprèsdesmotifs,c’estcequinepeutjamais faire de doute même pour l’observation externe (et c’est à ce point de vue que nous noussommes placés ici). L’excitation et les motifs agissent en effet de deux manières si complètementdifférentes,qu’unexamenmêmesuperficielnesauraitlesconfondre.Carl’excitationagittoujoursparcontactimmédiat,oumêmeparintussusception,etlàoùlecontactn’estpasapparent,commedanslescasoùlacauseexcitatriceestl’air,lalumière,oulachaleur,cemoded’actionsetrahitnéanmoinsparceque l’effet est dans une proportionnalitémanifeste avec la durée et l’intensité de l’excitation, quandmêmecetteproportionnaliténerestepasconstanteàtouslesdegrés.Danslecas,aucontraire,oùc’estunmotifquiprovoquelemouvement,cesrapportscaractéristiquesdisparaissentcomplètement.Caricil’intermédiaire propre entre la cause et l’effet n’est pas l’atmosphère,mais seulement l’entendement.L’objetagissantcommemotifn’aabsolumentbesoin,pourexercer son influence,qued’êtreperçuetconnu ; iln’importeplusde savoirpendantcombiende temps,avecqueldegrédeclarté, et àquelledistance(dusujet),l’objetperçuesttombésouslesens.Toutescesparticularités,nechangentrieniciàl’intensitédel’effet;dèsquel’objetaétéseulementperçu,ilagitd’unefaçontoutàfaitconstante;–à

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supposertoutefoisqu’ilpuisseêtreunprincipededéterminationpourlavolontéindividuellequ’ils’agitd’émouvoir.Sous ce rapport, d’ailleurs, il en est demêmedes causesphysiques et chimiques, parmilesquelles on range toutes les excitations, et qui ne produisent leur effet que si le corps à affecterprésente à leur action une réceptivité propice. Je disais tout à l’heure : « de la volonté qu’il s’agitd’émouvoir », car, comme je l’ai déjà indiqué, ce qui est désigné ici sous le nom de volonté, forceimmédiatement et intérieurement présente à la conscience des êtres animés, est cela même qui, àproprement parler, communique au motif la force d’action, et le ressort caché du mouvement qu’ilsollicite.Dans les corps qui semeuvent exclusivement sous l’influencede l’excitation, les végétaux,nousappelonscetteconditionintérieureetpermanented’activité,laforcevitale–danslescorpsquinesemeuventquesous l’influencedemotifs (dans le sens leplusétroitdumot),nous l’appelons forcenaturelle,oul’ensembledeleursqualités.Cetteénergieintérieuredoittoujoursêtreposéed’avance,etantérieurementàtouteexplication(desphénomènes),commequelquechosed’inexplicable,parcequ’iln’est dans le sombre intérieur des êtres aucune conscience aux regards de laquelle elle puisse êtreimmédiatement accessible. Maintenant, laissant de côté le monde phénoménal, pour diriger nosrecherches sur cequeKantappelle lachoseensoi, nous pourrions nous demander si cette conditionintérieuredelaréactiondetouslesêtressousl’influencedemotifsextérieurs,subsistantmêmedansledomainedel’inconscientetdel’inanimé,neseraitpeut-êtrepasessentiellementidentiqueàcequenousdésignonsennous-mêmessous lenomdevolonté,commeunphilosophecontemporainaprétenduledémontrer ; – mais c’est là une hypothèse que je me contente d’indiquer, sans vouloir toutefois ycontredireformellement(30).

Parcontre,jenedoispaslaissersansexamenladifférencequi,danslamotivationmême,constituelasuprématiede laconsciencehumainecomparéeàcellede toutautreanimal.Cettesuprématie,quedésigneàproprementparler lemot raison, consiste enceque l’hommen’estpas seulement capable,commel’animal,depercevoirpar lessens lemondeextérieur,maisqu’il saitaussi,par l’abstraction,tirerdece spectacledesnotionsgénérales (notionesuniversales), qu’ildésignepardesmots, afindepouvoirlesfixeretlesavoiràl’esprit.Cesmotsdonnentlieuensuiteàd’innombrablescombinaisons,quitoujours,ilestvrai,commeaussilesnotionsdontellessontformées,serapportentaumondeperçupar les sens,mais dont l’ensemble constitue cependant ce qu’on appelle la pensée, grâce à laquellepeuventseréaliserlesgrandsavantagesdelaracehumainesurtouteslesautres,àsavoirlelangage,laréflexion,lamémoiredupassé,laprévisiondel’avenir,l’intention,l’activitécommuneetméthodiqued’ungrandnombred’intelligences, la sociétépolitique, les sciences, les arts, etc.Touscesprivilègesdériventdelafacultéparticulièrequ’al’hommedeformerdesreprésentationsnonsensibles,abstraites,générales, que l’on appelle concepts (c’est-à-dire l’ensemble des choses), parce que chacune d’ellescomprend une collection considérable d’individus. Cette faculté fait défaut aux animaux,même auxplus intelligents : aussi n’ont-ils d’autres représentations que des représentations sensibles, et neconnaissent-ilsquecequitombeimmédiatementsousleurssens,vivantuniquementrenfermésdanslemoment présent. Lesmobiles par lesquels leur volonté est influencée doivent par suite être toujoursprésentset sensibles. Ilen résulteque leurchoixnepeutêtreque fort limité,car ilnepeut s’exercerqu’entrelesobjetsaccessiblesàl’instantmêmeàleurvuebornéeetàleurpouvoirreprésentatifétroit,c’est-à-direcontigusdansl’espaceetdansletemps.Decesobjets,celuiquiestleplusfortentantquemotifdétermineaussitôtleurvolonté:chezeux,parconséquent,lacausalitédirectedumotifserévèled’une façon très manifeste. Le dressage, qui n’est qu’une crainte opérant par l’intermédiaire del’habitude,constitueuneexceptionapparenteàcequiprécède;lesactesinstinctifsensontuneautre,véritable sous certains rapports ; car l’animal, en vertu de l’instinct qui est en lui, est mû, dansl’ensembledesesactions,nonpas,àproprementparler,pardesmotifs,maisparuneimpulsionetunepuissanceintérieures.Cetteimpulsioncependant,dansledétaildesactionsindividuellesetpourchaquemomentdéterminé,estdirigéed’unefaçonprécisepardesmotifs,cequinouspermetderentrerdansla

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donnéegénérale.L’examenplusapprofondidelathéoriedel’instinctm’entraîneraiticitroploindemonsujet: le27echapitredusecondvolumedemonouvrageprincipalyestconsacré(31).–L’homme,parcontre,grâceàsacapacitédeformerdesreprésentationsnonsensibles,aumoyendesquellesilpenseetréfléchit,domineunhorizoninfinimentplusétendu,quiembrasselesobjetsabsentscommelesobjetsprésents, l’avenircommelepassé : iloffredonc,pourainsidire,unesurfacebeaucoupplusgrandeàl’actiondesmotifsextérieurs,etpeut,parconséquent,exercersonchoixentreunnombrebeaucoupplusconsidérable d’objets que l’animal, dont les regards sont bornés aux limites étroites du présent. Engénéral,cen’estpascequiest immédiatementprésentdansl’espaceetdansle tempsàsaperceptionsensible,quidéterminesesactions:cesontbiensouventdesimplespensées,qu’ilaconstammententête et qui peuvent le soustraire à l’action immédiate et fatale de la réalité présente. Lorsqu’elles neremplissent pas ce rôle, on dit que l’homme agit déraisonnablement : au contraire, on dit que saconduiteestraisonnable,lorsqu’ilagituniquementsousl’influencedepenséesbienmûries,etparsuitecomplètementindépendantesdel’impressiondesobjetssensiblesprésents.Lefaitmêmequel’hommesoit dirigé dans ses actes par une classe particulière de représentations que l’animal ne connaît pas(notions abstraites, pensées) se révèle jusque dans son existence intérieure ; car l’homme imprime àtoutessesactions,mêmeauxplusinsignifiantes,mêmeàsesmouvementsetàsespas,l’empreinteetlecaractère de l’intentionnalité et de la préméditation.Ce caractère différencie si nettement lamanièred’agirdel’hommedecelledesanimaux,quel’onconçoitparquelsfilsdéliésetàpeinevisibles(lesmotifsconstituéspardesimplespensées)sesmouvementssontdirigés,tandisquelesanimauxsontmuset gouvernés par les grossières et visibles attaches de la réalité sensible. Mais la différence entrel’hommeet l’animalne s’étendpasplus loin.Lapenséedevientmotif, comme laperceptiondevientmotif, aussitôt qu’elle peut exercer son action sur une volonté humaine.Or tous lesmotifs sont descauses, et toute causalité entraîne la nécessité. L’homme peut d’ailleurs, aumoyen de sa faculté depenser,évoquerdevantsonespritdansl’ordrequiluiplaît,enlesintervertissantouenlesramenantàplusieurs reprises, lesmotifs dont il sent l’influence peser sur lui, afin de les placer successivementdevant le tribunal de sa volonté ; c’est en cette opération que consiste ladélibération. L’homme estcapablededélibération,et,envertudecettefaculté,ila,entrediversactespossibles,unchoixbeaucoupplus étenduque l’animal. Il y a déjà là pour lui une liberté relative, car il devient indépendant de lacontrainte immédiate des objets présents, à l’action desquels la volonté de l’animal est absolumentsoumise.L’homme,aucontraire,sedétermineindépendammentdesobjetsprésents,d’aprèsdesidées,quisontsesmotifsàlui.Cettelibertérelativen’estenréalitépasautrechosequelelibrearbitretelquel’entendentdespersonnesinstruites,maispeuhabituéesàalleraufonddeschoses:ellesreconnaissentavecraisondanscettefacultéunprivilègeexclusifdel’hommesurlesanimaux.Maiscettelibertén’estpourtantquerelative,parcequ’ellenoussoustraitàlacontraintedesobjetsprésents,etcomparative,ence qu’elle nous rend supérieurs aux animaux. Elle ne fait quemodifier lamanière dont s’exerce lamotivation,maislanécessitédel’actiondesmotifsn’estnullementsuspendue,nimêmediminuée.Lemotif abstrait, consistant simplement dans une pensée, est unmotif extérieur, nécessitant la volonté,aussibienquelemotifsensible,produitparlaprésenced’unobjetréel:parsuite,c’estunecauseaussibienquetoutautremotif,etmême,commelesautres,c’esttoujoursunmotifréel,matériel,entantqu’ilreposeendernièreanalysesuruneimpressiondel’extérieur,perçueenquelquelieuetàquelqueépoqueque ce soit. La seule différence est dans la longueur plus grande du fil directeur des mouvementshumains:jeveuxdireparlàquelesmotifsdecetteespècen’agissentpascommelesmotifspurementsensibles, sous la condition expresse de l’immédiation dans le temps et dans l’espace,mais que leurinfluences’étendàunedistanceplusgrande,àunintervallepluslong,grâceàl’enchaînementsuccessifdenotionsetdepenséesserattachantlesunesauxautres.Lacauseenestdanslaconstitutionmême,etdansl’éminenteréceptivitédel’organequisubitl’influencedesmotifs,etsemodifieenconséquence,àsavoir le cerveau de l’homme, où siège la raison. Mais cela n’atténue pas le moins du monde la

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puissance causale desmotifs, ni la nécessité avec laquelle s’exerce leur action.Ce n’est donc qu’enconsidérant laréalitéd’unefaçontrèssuperficiellequ’onpeutprendrepourune libertéd’indifférencecettelibertérelativeetcomparativedontnousvenonsdeparler.Lafacultédélibératricequienprovientn’a envérité d’autre effet quedeproduire le conflit si souvent pénible entre lesmotifs, queprécèdel’irrésolution,etdontlechampdebatailleestl’âmeetl’intelligencetoutentièredel’homme.Illaisse,en effet, les motifs essayer à plusieurs reprises leurs forces respectives sur sa volonté, en secontrebalançant lesuns lesautres,demanièrequesavolontése trouvedans lamêmesituationqu’uncorpssurlequeldifférentesforcesagissentendesdirectionsopposées,–jusqu’àcequ’enfinlemotifleplusfortobligelesautresàluicéderlaplaceetdétermineseullavolonté.C’estcetteissueduconflitdesmotifsquis’appellelarésolution,etquisetrouverevêtue,encettequalité,d’uncaractèred’absoluenécessité.

Simaintenant nous envisageons encore une fois toute la série des formes de la causalité, parmilesquellesondistinguenettementlescausesdanslesensleplusétroitdumot,puis lesexcitations,etenfin les motifs (qui eux-mêmes se subdivisent en motifs sensibles en motifs abstraits), nousremarquerons que, lorsque nous parcourons de bas en haut la série des êtres, la cause et l’effet sedifférencient de plus en plus, se distinguent plus clairement et deviennent plus hétérogènes, la causedevenant de moins en moins matérielle et palpable ; – de sorte qu’il semble qu’à mesure que l’onavance,lacausecontienttoujoursmoinsdeforce,etl’effettoujoursdavantage;lelienquiexisteentrelacauseet l’effetdevient fugitif, insaisissable, invisible.Dans lacausemécanique,ce lienest leplusapparentdetous,etc’estpourquoicetteformedelacausalitéestlaplusfacileàcomprendre:delàcettetendancenéeausiècledernier,encoresubsistanteenFrance,etquiplusrécemments’estrévéléemêmeenAllemagne,deramenertouteespècedecausalitéàcelle-là,etd’expliquerpardescausesmécaniquestous les phénomènes physiques et chimiques, puis, en s’appuyant sur la connaissance de ceux-ci,d’expliquermécaniquementjusqu’auphénomènedelavie.Lecorpsquidonneuneimpulsionmeutlecorps immobilequi lareçoit,et ilperdautantdeforcequ’ilencommunique;encecasnousvoyonsimmédiatementlacausesetransformerenuneffetdemêmenature:ilssonttouslesdeuxparfaitementhomogènes, exactement commensurables, et en même temps sensibles. Il en est ainsi dans tous lesphénomènespurementmécaniques.Maisl’ontrouveraquecemoded’actionsetransformedeplusenplusàmesurequel’onremontel’échelledesêtres,etquelesdifférencesindiquéesplushauttendentàs’accentuer.

Que l’on examine, pour s’en convaincre le rapport entre l’effet et la cause à différents degrésd’intensité,par exemple, entre la chaleuren tantquecauseet sesdivers effets, telsque ladilatation,l’ignition(32),lafusion,l’évaporation,lacombustion,lathermo-électricité,etc.,–ouentrel’évaporationentantquecause,etlerefroidissement,lacristallisation,quiensontleseffets:ouentrelefrottementduverre, envisagé comme cause, et le développement de l’électricité libre avec ses singuliersphénomènes;oubienentrel’oxydationlentedesplaques,etlegalvanisme,avectouslesphénomènesélectriques, chimiques, etmagnétiquesqui s’y rattachent.Donc la cause et l’effet se différencient deplus en plus, deviennent de plus en plus hétérogènes, leur lien devient plus difficile à saisir, l’effetsemblerenfermerplusquelacause,parcequecelle-ciparaîtdemoinsenmoinspalpableetmatérielle.Toutescesdifférencessemanifestentplusclairementencorequandnouspassonsaurègneorganique,oùce ne sont plus que de simples excitations, – tantôt extérieures comme celles de la lumière, de lachaleur, de l’air, du sol, de la nourriture ; tantôt intérieures, comme l’action des sucs et l’actionréciproquedesorganes–quiagissentcommecauses,tandisquelavie,danssacomplicationinfinieetsesvariétésd’aspectsinnombrables,seprésentecommel’effetetlarésultantedetoutescescauses,souslesdifférentesformesdel’existencevégétaleetanimale.

Maispendantquecettehétérogénéité,cetteincommensurabilité,cetteobscuritétoujourscroissantedesrapportsentrelacauseetl’effetsemanifestentdanslerègneorganique,lanécessitéquelaliaison

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causale impose se trouve-t-elle atténuée en rien ? Aucunement, pas le moins du monde. La mêmenécessité qui fait qu’une bille en roulant met en mouvement la bille qui est en repos, fait qu’unebouteille de Leyde, quand on la tient d’unemain et qu’on la touche de l’autre, se décharge, – quel’arsenictuetoutêtrevivant,quelegraindesemence,qui,préservédansunmilieusec,n’a,pendantdesmilliersd’années,subiaucunetransformation,aussitôtqu’onl’enfouitdansunterrainpropice,qu’onlesoumet à l’action de la lumière, de l’air, de la chaleur, de l’humidité, doit germer, croître, et sedévelopper jusqu’àdeveniruneplante.Lacauseestpluscompliquée, l’effetplushétérogène,mais lanécessitédesoninterventionn’estpasdiminuéedel’épaisseurd’uncheveu(sic).

Danslaviedesplantesetdanslavievégétativedesanimaux,l’excitationetlafonctionorganiqueprovoquée par elle, sont, il est vrai, fort différentes sous tous les rapports, et peuvent être nettementdistinguéesl’unedel’autre.Cependantellesnesontpasencoreàproprementparlerséparées,etilfauttoujours que le passage de l’une à l’autre s’effectue par un contact, quelque léger et quelqueimperceptiblequ’il soit.Laséparationcomplètenecommenceàseproduirequedans lavieanimale,dont lesactessontprovoquéspardesmotifs ;dès lors lacause,qui jusque-làétait toujours rattachéematériellementàl’effet,semontrecomplètementindépendantedelui,d’unenaturetoutàfaitdifférente,tout immatérielle, et n’est qu’une simple représentation. C’est donc dans le motif qui provoque lesmouvementsdel’animalquecettehétérogénéitédelacauseetdel’effet,leurdifférenciationdeplusenplusprofonde,leurincommensurabilité,l’immatérialitédelacause,et,parsuite,sonmanqueapparentd’intensité quand on la compare à l’effet, – atteignent leur plus haut degré(33). L’inconcevabilité durapportquilesliedeviendraitmêmeabsolue,sicerapport,commelesautresrelationscausales,nenousétaitconnuqueparledehors;or,onsaitqu’iln’enestpasainsi.Uneconnaissanced’uneautrenature,toutintérieure,complètecellequelesphénomènesnousdonnent,etnouspercevonsau-dedansdenouslatransformationquesubit lacause,avantdesemanifesterdenouveaucommeeffet.L’instrumentdecettetransformation,nousledésignonsparunterminusadhoc:lavolonté.Qued’autrepart,icicommeailleurs, commedans le cas leplus simplede l’excitation, la causalitén’a rienperdude sonpouvoirnécessitant, c’est ce que nous prononçons d’une façon décisive aussitôt que nous reconnaissonsl’existenced’unrapportdecausalitéentrel’effetetlacause,etquenouspensonscesdeuxphénomènesparrapportàcetteformeessentielledenotreentendement.Enoutre,noustrouvonsquelamotivationestessentiellementanalogueauxdeuxautresformesdelacausalitéexaminéesplushaut,etqu’ellen’estqueledegréleplusélevéauquelcelles-ciatteignentdansleurévolutionprogressive.Auplusbasdegrédel’échelleanimale,lemotifestencoretrèsvoisindelasimpleexcitation:leszoophytes,lesradiairesengénéral,lesacéphalesparmilesmollusques,n’ontqu’unfaiblecrépusculedeconnaissance,justecequ’ilenfautpourapercevoirleurnourritureouleurproie,pourl’attirerverseux,quandelleseprésente,oumême,encasdenécessité,pourchangerleurséjourcontreunautreplusfavorable.Aussi,danscesêtres inférieurs, l’action du motif nous semble-t-elle encore aussi claire, aussi immédiate, aussiapparente,quecelledel’excitation.Lespetitsinsectessontattirésparl’éclatdelalumièrejusquedanslaflamme:lamouchevientseposeravecconfiancesurlatêtedulézard,quiàl’instantmême,soussesyeux,aengloutiunedesespareilles.Quisongeraiciàlaliberté?Chezlesanimauxsupérieursetplusintelligents,l’influencedesmotifsdevientdeplusenplusmédiate:eneffetlemotifsedifférenciedeplusenplusnettementde l’actionqu’ilprovoque, à telpointque l’onpourraitmêmese servirdecedegré de différenciation entre l’intensité du motif et celle de l’acte qui en résulte, pour mesurerl’intelligencedesanimaux.Chezl’homme,cettedifférencedevientincommensurable.Parcontre,mêmechez les animaux les plus sagaces, la représentation, qui agit comme motif de leurs actions, doittoujoursencoreêtreuneimagesensible:mêmelàoùunchoixcommencedéjààêtrepossible,ilnepeuts’exercerqu’entredeuxobjetssensibleségalementprésents.Lechienrestehésitantentrel’appeldesonmaîtreetlavued’unechienne:lemotifleplusfortdéterminesonaction,etlanécessitéaveclaquelleelleseproduitalorsn’estpasmoinsrigoureusequecelled’uneffetmécanique.Demêmenousvoyons

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uncorpssoustraitàsapositiond’équilibre,oscillerpendantquelquetempsdedroiteàgauche,jusqu’àcequ’ilsoitdécidédequelcôtésetrouvesoncentredegravité,etqu’ilseprécipitedanscettedirection.Or, aussi longtemps que la motivation est bornée à des représentations sensibles, son affinité avecl’excitationet la causeengénéraldevient encoreplusapparentepar ce faitque lemotif, en tantquecauseactive,doitêtrequelquechosederéeletdeprésent,etmêmeexercerencoresurlessens,parlalumière, leson,oupar l’odeur,uneactionqui,bienquemédiate, reste toujourscependantuneactionphysique.Enoutre,pourl’observateur,lacauseesticiaussiapparentequel’effet:ilvoitlemotifentreren jeuet l’actionde l’animal enêtre l’inévitable conséquence, aussi longtempsqu’aucunautremotifnonmoins frappant, ou l’effet dudressage, n’influe en sens contraire. Il est impossible demettre endoutelelienquilesrattache.C’estpourquoiiln’entreramêmedansl’espritdepersonnedeprêterauxanimauxunelibertéd’indifférence,c’est-à-diredeleurattribuerdesactesquinesoientdéterminésparaucunecause.

Mais dès que la faculté cognitive devient le privilège d’un être raisonnable, dès qu’elle devientcapabledes’étendreauxobjetsnonsensibles,des’éleveràdesnotionsabstraitesetàdesidées,alorsles motifs deviennent tout à fait indépendants du moment présent et des objets immédiatementcontigus ; ils restent par suite cachés à l’observateur.Car ce ne sont plus que de simples idées, quel’hommeaentête,dontl’origineesttoujourscependantdanslaréalitéextérieure,quoiquesouventbienloinenarrièredanslepassé;tantôteneffetillesdoitàl’expériencepersonnelledesannéesécoulées,tantôt à une tradition communiquée par l’écriture ou par la parole, datantmême des temps les plusreculés, mais ayant toujours pourtant un commencement réel et objectif. – Ajoutons que grâce à lacombinaisonsouventdifficiledecirconstancesextérieuresfortcompliquées,beaucoupd’erreurs,et,parl’effetde la tradition,beaucoupd’illusions,par suiteaussibeaucoupde folies,doiventêtrecomptéesparmi lesmotifs humains. Il faut encore remarquer que l’homme cache souvent à tout lemonde lesmotifs de sa conduite, parfois même à sa propre conscience, comme dans les cas où il a honte des’avouerlevéritablemotifquilepousseàfairetelleoutellechose.Cependant,dèsquel’onperçoitsesactes,onchercheparconjectureàenpénétrerlesmotifs,etonlesprésupposeavecautantdeconfianceetdesûretéquelacausephysiquedesmouvementssensiblesdescorpsbruts,danslaconvictionquelesunscommelesautressontimpossiblessanscauses.Enaccordaveccequivientd’êtredit,nousfaisonsaussi entrer en ligne de compte, dans la formation de nos projets et la construction de nos plans,l’influence des divers motifs sur l’esprit des hommes. Nous le faisons même avec une sûreté quipourrait devenir égale à celle avec laquelle on calcule les effets des appareils demécanique, si l’onpouvaitconnaîtreaussiexactementlecaractèreindividueldeshommesaveclesquelsonestenrapport,quelalongueuret l’épaisseurdesplanches, lediamètredesroues, lepoidsdesfardeaux,etc.C’est làune hypothèse (l’influence des motifs sur les actes humains) à laquelle chacun se conformeinstinctivementtantqu’iltournesesregardsversledehors,qu’ilaaffaireavecsessemblables,etqu’ilpoursuit des buts pratiques : car c’est à ceux-là surtout que l’intelligence humaine est véritablementdestinée.Maisdèsquel’hommeessaiedejugerlaquestionaupointdevuethéoriqueetphilosophique,cequin’estpasàproprementparlerdanslerôledesonintelligence,etqu’ilsefaitlui-mêmel’objetdesonjugement,ilselaissetromperparl’immatérialitédesmotifshumains,consistantensimplespensées,quineserattachentàriendeprésentniàriendecequil’entoure,etdontlesobstaclesmêmesnesontquedesimplespensées,agissantcommedesmotifscontraires.Alorsilmetendouteleurexistence,ou,entouslescas,lanécessitédeleuraction,ets’imaginequecequ’ilfait,ilpourraitaussibiennepaslefaire, que la volonté se décide spontanément, sansmotifs, et que chacun de ses actes est le premieranneaud’unesériedemodificationsimpossiblesàcalculeretàprévoir.Cetteillusionsetrouveencorerenforcéeparlafausseinterprétationdutémoignagedelaconscience:«Jepeuxfairecequejeveux»,surtout lorsque ce témoignage, qui accompagne du reste tous nos actes, se fait entendre à nous aumomentmêmeoùs’exerce l’influencedeplusieursmotifs, s’excluant lesuns lesautres, et sollicitant

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touràtourlavolonté.Telleest,danstoutesacomplexité,lasourcedel’illusionnaturellequinousfaitcroireàtortquela

conscience affirme l’existence du libre arbitre, en ce sens que, contrairement à tous les principes apriori de la raison pure et à toutes les lois naturelles, la volonté seule soit une force capable de sedécider,sansraisonsuffisante,dontlesrésolutions,endescirconstancesdonnées,pourunseuletmêmeindividu,puissentinclinerindifféremmentdansunedirectionoudansl’autre.

Pouréluciderd’unefaçonspécialeetaussiclairequepossiblel’originedecetteerreursiimportantepour notre thèse, et compléter par là l’étude du témoignage de la conscience entreprise au chapitreprécédent,nousallonsnousfigurerunhomme,qui,setrouvantparexempleàlarue,sedirait:«Ilestàprésentsixheuresdusoir,majournéedetravailestfinie.Jepeuxmaintenantfaireunepromenade;oubienjepeuxallerauclub;jepeuxaussimontersurlatour,pourvoirlecoucherdusoleil;jepeuxaussiallerauthéâtre,jepeuxfaireunevisiteàtelamiouàtelautre;jepeuxmêmem’échapperparlaportedelaville,m’élanceraumilieuduvasteunivers,etnejamaisrevenir…Toutcelanedépendquedemoi,j’ailapleinelibertéd’agiràmaguise;etcependantjen’enferairien,maisjevaisrentrernonmoinsvolontairement au logis, auprèsdema femme.»C’est exactement comme si l’eaudisait : « Jepeuxm’éleverbruyammentenhautesvagues (oui certes, lorsque lamerest agitéeparune tempête !)– jepeuxdescendred’uncoursprécipitéenemportanttoutsurmonpassage(oui,danslelitd’untorrent),–jepeux tomberenécumantetenbouillonnant (oui,dansunecascade),– jepeuxm’éleverdans l’air,librecommeun rayon (oui,dansune fontaine),– jepeuxenfinm’évaporeretdisparaître (oui, à100degrésdechaleur);–etcependantjenefaisriendetoutcela,maisjerestedemonpleingré,tranquilleet limpide,dans lemiroirdu lac.»Commel’eaunepeutse transformerainsique lorsquedescausesdéterminantes l’amènent à l’unouà l’autrede ces états, demême l’hommenepeut faire cequ’il sepersuade être en sonpouvoir, que lorsquedesmotifs particuliers l’y déterminent. Jusqu’à ce que lescauses interviennent, toutacte luiest impossible :maisunefoisqu’ellesagissentsur lui ildoit,aussibienque l’eau, agir comme l’exigent les circonstances correspondant à chaquecas.Sonerreur, et engénérall’illusionprovenanticid’unefausseinterprétationdutémoignagedelaconscience(qu’ilpuisse,enuninstantdonné,accomplirindifféremmentcesdiversactes),repose,àyregarderdeprès,surcefait,quesonimaginationnepeutsereprésenterqu’uneseuleimageàlafois,laquelle,aumomentoùelleluiapparaît,excluttouteslesautres.Simaintenantilsereprésentelemotifd’unedecesactionsproposéescommepossibles,ilensentimmédiatementl’influencesursavolonté,quiestsollicitéeparlui:letermetechniquepourdésignercemouvementestvelléité.Maisils’imaginequ’ilpeutaussitransformercettevelléité en volonté, c’est-à-dire accomplir l’action qu’il envisage actuellement : et c’est en cela queconsiste son illusion.Car aussitôt la réflexion interviendrait et rappellerait à son souvenir lesmotifsagissantsurluidansd’autressens,oulesmotifscontraires:etalorsilverraitqu’ilnepeutpasréalisercetteaction.Pendantquedesmotifss’excluantlesunslesautressesuccèdentdelasortedevantl’esprit,avec l’accompagnement perpétuel de l’affirmation intérieure : « Je peux faire ce que je veux », lavolonté semeut commeune girouette sur un support bien graissé et par un vent inconstant ; elle setourneaussitôtducôtédechaquemotifquel’imaginationluireprésente;touslespossiblesinfluentsurelletouràtour;etl’hommecroitàchaquefoisqu’ilestdanssonpouvoirdevouloirtelleoutellechose,etdefixerlagirouetteentelleoutelleposition;cequiestunepureillusion.Carsonaffirmation«Jepeuxvouloirceci»estenvéritéhypothétique,etildoitlacompléterenajoutant:«sijenepréfèretelleautrechose.»Maiscetterestrictionseulesuffitpourinfirmerl’hypothèsed’unpouvoirabsoludumoisurlavolonté.–Reprenonsl’exempledetoutàl’heure,notreindividuquidélibèreàsixheuresdusoir,et figurons-nousqu’il s’aperçoive tout à coupque jeme tiensderrière lui,que jephilosophe sur soncompte,etquejeluicontestelalibertéd’accomplirtouslesactesquiluisontpossibles;alorsilpourraitfacilement arriver que, pourme contredire, il en accomplît un quelconque :mais en ce cas ce seraitjustementl’expressiondemondouteetl’influencequ’elleaexercéesursonespritdecontradiction,qui

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auraientétélesmotifsnécessitantsdesonaction(34).Toutefoisunepareillecirconstancenepourrait ledécider qu’à l’une ou à l’autre des actions faciles parmi celles qu’il lui est loisible d’accomplir, parexempled’aller au théâtre,maisnullementàcelleque j’ainomméeendernier lieu,d’aller courir lesaventuresdans lemonde;pourcelaunmotifdecontradiction seraitbeaucoup tropfaible.–Telleestencorel’erreurdebeaucoupdegens,qui, tenantàlamainunpistoletchargé,s’imaginentqu’ilestenleur pouvoir de se tuer en le déchargeant. Pour l’accomplissement d’un acte semblable, le moyenmécaniqued’exécutionestcequ’ilyademoinsimportant.Laconditioncapitaleestl’interventiond’unmotifd’uneforceécrasante,etparlàmêmefortrare,possédantlapuissanceénormequiestnécessairepour contrebalancer en nous l’amour de la vie, ou plus exactement la crainte de la mort. Ce n’estqu’aprèsqu’unpareilmotifestentréen jeu,que l’onpeut sedécidervraiment,etalors il le faut,–àmoinsqu’ilneseprésenteunmotifopposépluspuissantencore,sitoutefoisilpeutenexisterdetel.

Jepeux faire ceque jeveux : je peux, si je veux,donner auxpauvres tout ceque jepossède, etdevenirpauvremoi-même–sijeveux!–Maisiln’estpasenmonpouvoirdelevouloir,parcequelesmotifsopposésontsurmoibeaucoup tropd’empire.Parcontre,si j’avaisunautrecaractère,etsi jepoussaisl’abnégationjusqu’àlasainteté,alorsjepourraisvouloirpareillechose:maisalorsaussijenepourraispasm’empêcherdelafaire,etjelaferaisnécessairement.–Toutcelas’accordeparfaitementavecletémoignagedelaconscience«jepeuxfairecequejeveux»,oùaujourd’huiencorequelquesphilosophâtres sans cervelle s’imaginent trouver la preuve du libre arbitre, et qu’ils font valoir enconséquence comme une vérité de fait que la conscience atteste. Parmi ces derniers se distingueM.Cousin,quiméritesouscerapportunementionhonorable,puisquedanssonCoursd’HistoiredelaPhilosophie, professé en 1819-1820, il enseigne que le libre arbitre est le fait le plus certain donttémoigne la conscience ; et il blâmeKantden’avoirdémontré la libertéquepar la loimorale, etdel’avoirénoncéecommeunpostulat,tandisqu’envéritéelleestunfait:«Pourquoidémontrercequ’ilsuffitdeconstater?»«Lalibertéestunfait,etnonunecroyance»–D’ailleursilnemanquenonplusenAllemagned’ignorants,qui, jetantauvent toutcequedegrandspenseursontditàcesujetdepuisdeux cents ans et se targuant du témoignage de la conscience tel qu’il a été analysé plus haut(témoignagequ’ilsinterprètentàfaux,demêmequelevulgaireengénéral),préconisentlelibrearbitrecommeunevéritédefait.Etcependantjeleurfaispeut-êtretort;carilsepeutqu’ilsnesoientpasaussiignorantsqu’ilsleparaissent,maisseulementqu’ilsaientbienfaim,etque,dansl’espoird’unmorceaudepaintrèssec,ilsenseignenttoutcequipourraêtrebienvuparunhautministère.

Cen’estnullementunemétaphore,niunehyperbole,maisseulementunevéritébiensimpleetbienélémentaire,que,demêmequ’unebillesurunbillardnepeutentrerenmouvement,avantd’avoirreçuuneimpulsion,ainsiunhommenepeutseleverdesachaise,avantqu’unmotifnel’ydétermine:maisalors il se lèved’une façonaussinécessaireetaussi inévitableque laboulesemeutaprèsavoir reçul’impulsion.Et s’attendreàcequ’unhommeagissedequelquemanière, sansqu’aucun intérêtne l’ysollicite,c’estcommesij’allaism’imaginerqu’unmorceaudeboispûtsemettreenmouvementpourvenir vers moi, sans être tiré par une corde. Celui qui soutenant cette théorie dans une sociétérencontreraitunecontradictionobstinée,setireraitd’affairedelafaçonlaplusexpéditiveenpriantuntiers de s’écrier tout à coup d’une voix forte et convaincue : « Le plafond s’écroule ! » et lescontradicteurs devraient bien vite se ranger à son opinion, et confesser qu’un motif peut être aussipuissantpourfairefuirdesgenshorsd’unemaisonquelacausemécaniquelaplusefficace.

L’homme,eneffet,ainsiquetouslesobjetsdel’expérience,estunphénomènedansl’espaceetdansletemps,etcommelaloidelacausalitévautaprioripourtouslesphénomènes,etparsuitenesouffrepasd’exception, l’hommedoitaussiêtre soumisàcette loi.C’estcettevéritéqueproclame la raisonpureapriori, que confirme l’analogie qui persiste dans toute la nature, que l’expérience de tous lesjoursdémontreàchaqueinstant,pourvuqu’onneselaissepastromperparl’apparence.Cequiproduitl’illusionc’estque,tandisquelesêtresdelanature,s’élevantdedegréendegré,deviennentdeplusen

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pluscompliqués(35),etqueleurréceptivité,naguèrepurementmécanique,seperfectionnegraduellementjusqu’à devenir chimique, électrique, excitable sensible, et s’élève enfin jusqu’à la réceptivitéintellectuelleet rationnelle, lanaturedescauses influentesdoitenmêmetempssuivrecettegradationd’un pas égal, et semodifier à chaque degré en rapport avec l’être qui doit subir leur action ; c’estpourquoi aussi les causes paraissent demoins enmoins palpables etmatérielles, de sorte qu’à la finellesnesontplusvisiblesàl’œil,maisseulementaccessiblesàlaraisonqui,danschaquecasparticulier,lesprésupposeavecuneconfiance inébranlableet lesdécouvreaussiaprès les recherchessuffisantes.Car ici lescausesagissantes se sontélevéesà lahauteurdesimplespensées,qui se trouventen lutteavec d’autres pensées, jusqu’à ce que la plus puissante porte le premier coup etmette la volonté enmouvement;toutesopérationsquisepoursuiventaveclamêmenécessitédansl’enchaînementcausal,que lorsque des causes purementmécaniques, dans une liaison compliquée, agissent à l’encontre lesunesdesautres,etquelerésultatcalculéd’avancearriveimmanquablement.Cetteexceptionapparenteauxloisdelacausalité,résultantdel’invisibilitédescauses,paraîtseproduireaussibiendanslecasdespetitesballesdeliègeélectriséesquisautentdanstouteslesdirectionssouslaclochedeverre,quedanscelui desmouvements humains : seulement, ce n’est pas à l’œil qu’il appartient de juger,mais à laraison.

Si l’on admet le libre arbitre, chaque action humaine est un miracle inexplicable, un effet sanscause. Et si l’on essaie de se représenter cette liberté d’indifférence, on se convaincra bientôt qu’enprésenced’unetellenotionlaraisonestabsolumentparalysée:lesformesmêmesdel’entendementyrépugnent. Car le principe de raison suffisante, le principe de la détermination universelle et de ladépendancemutuelle des phénomènes, est la forme la plus générale de notre entendement, laquelle,suivantladiversitédesobjetsqu’ilconsidère,revêtelle-mêmedesaspectsfortdifférents.Maisiciilfautquenousnousfigurionsquelquechosequidéterminesansêtredéterminé,quinedépendederien,maisdont d’autres choses dépendent, qui, sans nécessité et par suite sans raison, produit actuellementA,tandisqu’ilpourraitaussibienproduireBouC,ouD,etceladansdescirconstancesidentiques,c’est-à-diresansqu’ilyaitàprésentrienenA,quipuisseluifairedonnerlapréférencesurB(carceseraitlàunmotif, etparconséquentunecause),pasplusquesurCousurD.Noussommes ramenés ici à lanotion indiquée dès le commencement de ce travail, celle duhasard absolu. Je le répète : une tellenotionparalysecomplètementl’esprit,àsupposermêmequ’onréussisseàlaluifaireconcevoir.

Ilconvientmaintenantdenousrappelercequ’estunecauseengénéral:lamodificationantécédentequi rend nécessaire la modification conséquente. Jamais aucune cause au monde ne tire son effetentièrementd’elle-même,c’est-à-direnelecréeexnihilo.Ilyatoujoursunematièresurlaquelleelles’exerce,etellenefaitqu’occasionneràunmoment,enunlieu,etsurunêtredonnés,unemodificationquiesttoujoursconformeàlanaturedecetêtre,etdontlapossibilitédevaitdoncpréexisterenlui.Parconséquent chaque effet est la résultante de deux facteurs, un intérieur et un extérieur : l’énergienaturelleetoriginelledelamatièresurlaquelleagitlaforceenquestion,etlacausedéterminante,quioblige cette énergie à se réaliser, en passant de la puissance à l’acte. Cette énergie primitive estprésupposéepartouteidéedecausalitéetpartouteexplicationquis’yrapporteaussiuneexplicationdecegenre,quellequ’elle soit,n’explique jamais tout,mais laisse toujoursendernièreanalysequelquechose d’inexplicable. C’est ce que nous constatons à chaque instant dans la physique et la chimie.L’explication des phénomènes, c’est-à-dire des effets, ainsi que les raisonnements qui ramènent cesphénomènesàleursourcedernière,présupposenttoujoursl’existencedecertainesforcesnaturelles.Uneforcenaturelleconsidéréeenelle-mêmen’estsoumiseàaucuneexplication,maiselleestleprincipedetouteexplication.Demême,ellen’estnonplussoumiseenelle-mêmeàaucunecausalité,maiselleestprécisémentcequidonneàchaquecauselacausalité,c’est-à-direlapossibilitédeproduiresoneffet.Elle-même est le substratum communde tous les effets de cette espèce, et est présente dans chacund’eux.C’estainsiquelesphénomènesmagnétiquespeuventêtreramenésàuneforceoriginelle,appelée

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électricité.L’explicationnepeutpasallerplusloin:ellenedonnequelesconditionssouslesquellesunepareille force semanifeste, c’est-à-dire les causesquiprovoquent sonactivité.Les explicationsde lamécanique céleste présupposent toutes comme force primitive la gravitation, en vertu de laquelle lescausesindividuelles,quidéterminentlamarchedescorpscélestes,exercentleuraction.Lesexplicationsdelachimieprésupposentlesforcescachées,quisemanifestent,entantqu’affinitésélectives,d’aprèscertainsrapportsstœchiométriques(36),etsurlesquellesreposentendernièreanalysetousleseffetsqui,appelés par des causes que l’ondétermine à l’avance, entrent en jeu avecune exactitude rigoureuse.Ainsi encore les explications de la physiologie présupposent la force vitale, qui réagit dans lesphénomènesvitauxsousl’influenced’excitationsspéciales,intérieuresetextérieures.Ilenestdemêmepour toutes les sciences. Il n’est point jusqu’aux causes dont s’occupe la science si claire de lamécanique, comme la poussée et la pression, qui ne présupposent l’impénétrabilité, la cohésion, larigidité, la dureté, l’inertie, la pesanteur, l’élasticité, propriétés naturelles des corps qui dérivent desforcesirréductiblesdontnousavonsparléplushaut.Ils’ensuitquelescausesengénéralnedéterminentjamaisque lequando et leubi desmanifestationsde certaines forcesoriginelles, impénétrables, sanslesquellesellesn’existeraientpasentantquecauses,c’est-à-direentantqueforcesactives,produisantnécessairementcertainseffetsparticuliers.

Ce qui est vrai des causes dans le sens le plus étroit du mot, ainsi que des excitations, l’estégalementdesmotifs,puisquelamotivationnediffèrepasessentiellementdelacauseengénéral,maisn’enestqu’uneformeparticulière,àsavoirlacausequiopèreparl’intermédiairedel’entendement.Iciencorelacausenefaitqueprovoquerlamanifestationd’uneforceirréductibleàdesforcesplussimples,et qu’il faut admettre comme un fait premier et inexplicable, laquelle, portant le nomde volonté, sedistinguedesautresforcesdelanatureencequ’ellenesefaitpasseulementsentirànousparledehors,mais,grâceàlaconscience,nousestaussiconnueparlededansetimmédiatement.Cen’estqu’aveclaprésuppostion qu’une telle volonté existe, et, dans chaque cas particulier, qu’elle a une naturedéterminée, que les causes dirigées sur elle, appelées ici motifs, peuvent exercer leur action. Cettenature spéciale et individuellement déterminée de la volonté, en vertu de laquelle sa réaction sousl’influencedemotifsidentiquesdiffèred’unhommeàl’autre,constituecequ’onappellelacaractèredechacun,etmême(parcequ’iln’estpasconnuapriori,maisseulementàlasuitedel’expérience),soncaractère empirique. C’est la nature de ce caractère qui détermine le mode d’action particulier desdifférents motifs sur chaque individu donné. Car il est à la base de tous les effets que les motifsprovoquent, comme les forces naturelles générales sont à l’origine des effets produits par les causesprisesdanslesensleplusétroitdumot,commelaforcevitaleestàlasourcedesphénomènesproduitsparlesexcitations.Etdemêmequetouteslesforcesdelanature,ilest,luiaussi,primitif,inaltérable,impénétrable.Chezlesanimaux,ilvaried’espèceàespèce;chezleshommes,d’individuàindividu.Cen’estquechez lesanimauxsupérieurs lesplus intelligentsquesemontredéjàuncaractère individuelnettement défini, au-dessus duquel le caractère général de l’espèce se révèle toujours encore commedominant.

1°Lecaractèrede l’hommeest individuel : ildiffèred’individuà individu.Sansdoute, les traitsgénérauxducaractèrespécifiqueformentlabasecommunedetous,etc’estpourquoicertainesqualitésprincipales se retrouvent chez tous les hommes.Mais il y a là une telle différencedans le plus et lemoins,danslacombinaisondesqualitésetleurmodificationlesunesparlesautres,queladissemblancemoraledescaractèrespeutêtreconsidéréecommeégaleàcelledesfacultésintellectuelles,cequiveutbeaucoup dire, – et que toutes les deux sont incomparablement plus considérables que les inégalitéscorporelles entre un géant et un nain, entreApollon et Thersite. C’est pourquoi l’action d’unmêmemotifvarietantd’unhommeàunautre,demêmequelalumièredusoleilblanchitlacireetnoircitlechlorure d’argent, et que la chaleur ramollit la cire, mais durcit l’argile. C’est pourquoi encore laconnaissance des motifs ne suffit pas pour prédire l’action qui doit en résulter : il faut en outre la

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connaissanceexacteducaractèrequ’ilssollicitent.2°Lecaractèrede l’hommeestempirique.Par l’expérience seuleonapprendà le connaître,non

seulementtelqu’ilestdansautrui,maistelqu’ilestennous-mêmes.Aussin’est-onpasmoinssouventdésillusionnésursonproprecomptequesurceluidesautres, lorsquel’ondécouvrequ’onnepossèdepastelleoutellequalité,parexemplelajustice,ledésintéressement,labravoure,aumêmedegréqu’onlesupposait,avectropdecomplaisancepoursoi.Danslecasd’unchoixdifficilequisetrouvesoumisànotre volonté, notre résolution finale reste pour nous-mêmes un secret, comme la résolution d’unepersonneétrangère,aussilongtempsquenousnenoussommespasdécidés:tantôtnouspensonsqu’elleinclinerad’uncôté, tantôtde l’autre, selonque telou telmotif estprésentéplus immédiatement à lavolonté par l’entendement, et qu’il essaie aumomentmême sa force sur elle : c’est alors que cettepensée« je peux faire ceque je veux»nousoffre l’apparence trompeused’une affirmationdu librearbitre.Enfinlemotifleplusfortfaitvaloirdéfinitivementsondroitsurlavolonté;etlechoixtombesouventautrementquenousnelesupposionsd’abord.Parsuite,nulnepeutsavoircommentunautrehomme,nimêmecommentluienpersonneagiradansunecirconstancedéterminée,avantqu’ilnes’ysoittrouvé.Cen’estqu’aprèsuneépreuvesubiequ’ilpeutêtrecertaindesautresetdelui-même.Maisalorsilpeutl’êtreentoutesécurité:l’amitiééprouvée,desserviteurséprouvés,sontleschoseslesplussûres dumonde. En général, nous traitons un homme qui nous est exactement connu, comme toutechose, dont nous avons déjà appris à connaître les qualités, et nous prévoyons avec assurance, dansl’avenir,cequ’ilnousestpermisounond’attendrede lui.Celuiquia faitune fois tellechose,agiraencore de même le cas échéant, en bien comme en mal. Aussi celui qui a besoin d’une aideconsidérable,extraordinaire,s’adressera-t-ildepréférenceàunhommeayantdonnédespreuvesdesagrandeurd’âme:etceluiquiveutaposterunmeurtrier,jetteralesyeuxsurlesgensquiontdéjàtrempéleursmainsdanslesang.D’aprèslerécitd’Hérodote(VII,164),GélondeSyracuse(37),setrouvantdanslanécessitédeconfierunetrèsfortesommeàunhommepourlaporteràl’étranger,choisitàceteffetKadmos,quiavaitdonnéjadisuntémoignageéclatantd’uneloyautéetd’unebonnefoiraresetmêmeinouïes. Sa confiance fut pleinement justifiée(38). – Pareillement, ce n’est que par l’expérience, et àmesurequel’occasions’enprésente,quenotreconnaissancedenous-mêmess’approfondit,etc’estsurellequereposenotreconfianceounotreméfianceennospropresmoyens.Selonquedansuncasnousavonsmontrédelaréflexion,ducourage,delaloyauté,deladiscrétion,deladélicatesse,outouteautrequalitéquepouvaientréclamerlescirconstances,–ouquenousavonsdonnélapreuvedel’absencedeces qualités, cette connaissance plus intime avec nous-mêmes nous inspire de la satisfaction ou dumécontentement touchant notre propre nature. Ce n’est que la connaissance exacte de son caractèreempiriquequidonneàl’hommecequ’onappellelecaractèreacquis:celui-làlepossède,quiconnaîtexactementsesqualitéspersonnelles,lesbonnescommelesmauvaises,etvoitparlàsûrementcequ’ilpeutounepeutpasattendreetexigerdelui-même.Iljouedèslorssonrôle,quenaguère,aumoyendeson caractère empirique, il ne faisait que naturaliser (réaliser), – avec art et méthode, fermeté etconvenance, sans jamais, comme on dit, se départir de son caractère, ce qui n’arrive qu’à ceux quientretiennentquelqueillusionsurleurproprecompte.

3°Lecaractèredel’hommeestinvariable:ilrestelemêmependanttouteladuréedesavie.Sousl’enveloppechangeantedesannées,descirconstancesoùilsetrouve,mêmedesesconnaissancesetdeses opinions, demeure, comme l’écrevisse sous son écaille, l’homme identique et individuel,absolumentimmuableettoujourslemême.Cen’estquedanssadirectiongénéraleetdanssamatièreque son caractère éprouve desmodifications apparentes, qui résultent des différences d’âges, et desbesoinsdiversqu’ilssuscitent.L’hommemêmenechangejamais:commeilaagidansuncas,ilagiraencore, si les mêmes circonstances se présentent (en supposant toutefois qu’il en possède uneconnaissanceexacte).L’expériencedetouslesjourspeutnousfournirlaconfirmationdecettevérité:mais elle semble la plus frappante, quand on retrouve une personne de connaissance après vingt ou

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trenteannées,etqu’ondécouvrebientôtqu’ellen’arienchangéàsesprocédésd’autrefois.–Sansdouteplusd’unnieraenparolescettevérité:etcependantdanssaconduiteil laprésupposesanscesse,parexemplequandilrefuseàtoutjamaissaconfianceàceluiqu’ilatrouvéuneseulefoismalhonnête,et,inversement,lorsqu’ilseconfievolontiersàl’hommequis’estunjourmontréloyal.Carc’estsurellequereposelapossibilitédetouteconnaissancedeshommes,ainsiquelafermeconfiancequel’onaenceuxquiontdonnédesmarquesincontestablesdeleurmérite.Etmêmelorsqu’unepareilleconfiancenousatrahisunefois,nousnedisonsjamais:«Lecaractèred’untelachangé»,mais:«Jemesuisabusésursoncompte.»C’estenvertudecemêmeprincipequelorsquenousvoulonsjugerdelavaleurmoraled’uneaction,nouscherchonsavant toutàconnaîtreaveccertitude lemotifqui l’a inspirée,etqu’alorsnotre louangeounotreblâmeneportepassur lemotif,maissur lecaractèrequis’est laissédéterminerparlui,entantquesecondfacteurdecetteaction,etleseulquisoitinhérentàl’homme.–C’estpourquoiaussil’honneurvéritable(nonpasl’honneurchevaleresque,quiestceluidesfous),unefois perdu, ne se retrouve jamais, mais que la tache d’une seule action méprisable reste attachée àl’homme,et,commeondit,lestigmatise.Delàleproverbe:«Voleurunjour,voleratoujours.»–Demêmeencore,sidansquelqueaffaired’Etatimportanteilaétéjugénécessairederecouriràlatrahison,etpartantderécompenserletraîtredontonaemployélesservices,unefoislebutatteint,laprudencecommanded’éloignercethomme,parcequelescirconstancespeuventchanger,tandisquesoncaractèrenelepeutpas(39).–Pourlemêmemotif,onsaitqueleplusgravedéfautd’unauteurdramatiqueestquesescaractèresnesesoutiennentpas,c’est-à-direqu’ilsnesoientpastracésd’unboutàl’autrecommeceuxquenousontreprésentéslesgrandspoètes,aveclaconstanceetl’inflexiblelogiquequiprésidentaudéveloppementd’uneforcenaturelle.–C’estencoresurcettevéritéquereposelapossibilitédelaconsciencemorale, qui nous reproche jusque dans la vieillesse lesméfaits de notre jeune âge.C’estainsi,parexemple,queJ.-J.Rousseau(40), aprèsplusdequaranteans, se rappelait avecdouleuravoiraccusé la servante Marion d’un vol, dont il était lui-même l’auteur. Cela n’est explicable qu’enadmettantquelecaractèresoitrestéinvariabledansl’intervalle;puisqueaucontrairelesplusridiculesméprises,laplusgrossièreignorance,lesplusétonnantesfoliesdenotrejeunessenenousfontpashontedansl’âgemûr;cartoutcelaachangé,c’étaitl’affairedel’intelligence,noussommesrevenusdeceserreurs,etnouslesavonsmisesdecôtédepuislongtempscommenoshabitsdejeuneshommes.–Delàdécouleencorecefait,qu’unhomme,mêmequandilalaconnaissancelaplusclairedesesfautesetdesesimperfectionsmorales,quandil lesdétestemême,quandilprendlaplusfermerésolutiondes’encorriger, ne se corrige néanmoins jamais complètement ; bientôt, malgré de sérieuses résolutions,malgré des promesses sincères, il s’égare de nouveau, quand l’occasion s’en présente, sur le mêmesentierqu’auparavant, et s’étonne lui-mêmequandon le surprendàmal faire.Saconnaissance seulepeut être redressée : on peut arriver à lui faire comprendre que tels ou telsmoyens, qu’il employaitautrefois,neconduisentpasàsonbut,ouluiprocurentplusdedommagequedeprofit:alorsilchangedemoyens,maisnondebut.C’estlàleprincipedusystèmepénitencieraméricain:ilneseproposepasd’améliorerlecaractère,lecœurmêmeducoupable,maisplutôtderétablirl’ordredanssatête,etdeluimontrerquecesmêmesfins,qu’ilpoursuitnécessairementenvertudesanatureetdesoncaractère,luicoûteront à atteindre beaucoup plus de difficulté, de fatigue, et de danger, sur le chemin de lamalhonnêteté suivipar lui jusque-là,quesur lavoiede laprobité,du travailetde la tempérance.Engénéralcen’estque jusqu’à la régionde laconnaissanceques’étend la sphèrede touteaméliorationpossibleetdetoutennoblissementdel’âme.Lecaractèreestinvariable,l’actiondesmotifsfatale:maisils doivent avant d’agir passer par l’entendement, qui est le medium des motifs. Or celui-ci estsusceptibleàdesdegrésinfinisdesperfectionnementslesplusdiversetd’unredressementincessant:c’est là le but même vers lequel tend toute éducation. La culture de l’intelligence, enrichie deconnaissancesetdevuesdetoutesorte,dérivesonimportancedecequedesmotifsd’ordresupérieur,auxquelssanscetteculturel’hommeneseraitpasaccessible,peuventsefrayerainsiuncheminjusqu’à

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sa volonté.Aussi longtemps que l’homme ne pouvait pas comprendre cesmotifs, ils étaient pour savolontécommes’ilsn’existaientpas.C’estpourquoi,lescirconstancesextérieuresrestantidentiques,lapositiond’unhommerelativementàunerésolutionpossiblepeutêtrefortdifférentelasecondefoisdecequ’elleétaitlapremière:ilpeut,pendantl’intervalle,êtredevenucapabledeconcevoirlesmêmescirconstancesd’unefaçonplusexacteetpluscomplète,etc’estainsiquedesmotifs,auxquels ilétaitautrefois inaccessible, peuvent l’influencer aujourd’hui. Dans ce sens les scolastiques disaient trèsjustement :Causa finalis (lebut, lemotif)movet non secundum suumesse reale, sed secundumessecognitum…(Lemotifmeut[lavolonté]nond’aprèscequ’ilestensoimaisseulemententantqu’ilestconnu.)Maisaucuneinfluencemoralenepeutavoirpourrésultatd’autreredressementqueceluidelaconnaissanceetl’entreprisedevouloircorrigerlesdéfautsducaractèred’unhommepardesdiscoursetdessermonsdemorale,etdetransformerainsisanaturemêmeetsapropremoralité,n’estpasmoinschimérique que celle de changer le plomb en or en le soumettant à une influence extérieure, oud’amenerunchêne,pouruneculturetrèssoignée,àproduiredesabricots(41).

CetteinvariabilitéfondamentaleducaractèresetrouvedéjàaffirméecommeunfaitindubitabledansApulée(42)(OratiodeMagiâ),où,sedéfendantdel’accusationdemagie,ilenappelleàsoncaractèrebienconnu,ets’exprimeainsi:«Lamoralitéd’unhommeestleplussûrtémoignage,etsiquelqu’unaconstammentpersévérédanslavertuoudanslemal,cedoitêtreleplusfortargumentdetoutepoursuiteoudetoutejustification.»

4° Le caractère individuel est inné : il n’est pas uneœuvre d’art, ni le produit de circonstancesfortuites,mais l’ouvragede lanatureelle-même. Il semanifested’abordchez l’enfant,etmontredèslorsenpetitcequ’ildoitêtreengrand.C’estpourquoideuxenfants,soumisàunemêmeéducationetàl’influenced’unmêmeentourage,ne tardentpascependantàrévéler leplusclairementpossibledeuxcaractèresessentiellementdistincts:cesontlesmêmesqu’ilsaurontunjourétantvieillards.Danssestraits généraux, le caractère estmêmehéréditaire,mais du côté du père seulement, l’intelligence parcontrevenantdelamère:surcepoint,jerenvoieauchapitre45demonouvragecapital(43).

Decetteexplicationdel’essenceducaractèreindividuel,ilrésultesansdoutequelesvertusetlesvices sont choses innées. Cette vérité peut paraître choquante à plus d’un préjugé et à plus d’unephilosophiedevieillescommères, jalousedeménager lesprétendusintérêtspratiques,c’est-à-diresesidéesmesquines,étroites,etsesvuesbornéesd’écolesprimaires;maistelleétaitdéjàlaconvictiondupèrede lamorale,Socrate,qui, selon le témoignaged’Aristote (Ethicamagna), prétendait«qu’ilnedépendpasdenousd’êtrebonsouméchants.»Lesraisonsqu’Aristoteinvoquecontrecettethèsesontmanifestement mauvaises ; d’ailleurs il partage lui-même sur ce point l’opinion de Socrate, et ill’exprimedelafaçonlaplusclairedansl’EthiqueàNicomaque:«Toutlemondecroitquechacunedesqualitésmoralesquenouspossédonssetrouveenquelquemesureennousparlaseuleinfluencedelanature.Ainsi,noussommesdisposésàdeveniréquitablesetjustes,sagesetcourageux,etàdévelopperd’autresvertus,dèslemomentdenotrenaissance.»

Etsi l’onconsidèrel’ensembledesvertusetdesvicestelsqu’Aristotelesarésumésenunrapidetableau dans son ouvrageDe virtutibus et vitiis, on reconnaîtra que tous, supposés existant chez deshommes réels, ne peuvent être pensés que commedes qualités innées, et ne sauraient être vrais quecommetels:parcontre,s’ilsétaientnésdelaréflexionetacceptésparlavolonté,ilsressembleraient,àvraidire,àunesortedecomédie,ilsseraientfaux,etparsuiteonnepourraitcompteraucunementnisurleurpersistance,nisurleurdurée,souslapressionvariabledescirconstances.Ilenestdemêmedecettevertu chrétienne de l’amour, caritas, ignorée d’Aristote comme de tous les anciens. Comment sepourrait-ilquelabontéinfatigabled’unhomme,aussibienquelaperversitéincorrigible,profondémentenracinée de tels autres, le caractère d’un Antonin, d’un Adrien, d’un Titus, d’une part, et celui deCaligula, de Néron, de Domitien de l’autre, fussent en quelque sorte nés du dehors, l’ouvrage decirconstances fortuites, ou une pure affaire d’intelligence et d’éducation ! Sénèque ne fut-il pas le

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précepteurdeNéron?–C’estbienplutôtdanslecaractèreinné,cenoyauvéritabledel’hommemoraltoutentier,querésidentlesgermesdetoutessesvertusetdetoussesvices.Cetteconvictionnaturelleàtout homme sans préjugés guidait déjà la plume de Velleius Paterculus, quand il écrivait les lignessuivantessurCaton(II,35):«Catonétaitl’imagedelavertumême.PlussemblableauxDieuxqu’auxhommes,parsadroitureetparsongénie,ilnefitjamaislebienpourparaîtrelefaire,maisparcequ’illuiétaitimpossibledefaireautrement(44).»

Aucontraire,dansl’hypothèsedulibrearbitre,lavertuetlevice,ouplusgénéralementcefait,quedeuxhommessemblablementélevés,dansdescirconstancestoutàfaitpareilles,etsoumisauxmêmesinfluences,peuventagirtoutdifféremment,voiremêmededeuxfaçonsdiamétralementopposées,sontdeschosesdontilestabsolumentimpossibledeserendrecompte.Ladissemblanceeffective,originelle,descaractères,estinconciliableaveclasuppositiond’unlibrearbitreconsistantencequetouthomme,dansquelquepositionqu’ilsetrouve,puisseagirégalementbiendedeuxfaçonsopposées.Caralorsilfaudraitqu’à l’originesoncaractère fûtune tabularasa, comme l’est l’intelligenced’aprèsLocke,etn’eût d’inclination innée ni dans un sens, ni dans un autre ; parce que toute tendance primitivesupprimeraitdéjàleparfaitéquilibre,telqu’onselefiguredansl’hypothèsedelalibertéd’indifférence.Avec cette hypothèse, ce n’est donc pas dans le subjectif que peut résider la cause de la différenceindiquée plus haut entre les manières d’agir des différents hommes ; encore moins serait-ce dansl’objectif,caralorsceseraitlesobjetsextérieursquidétermineraientnosactions,etlaprétenduelibertéserait entièrement abolie. Il resterait encoreunedernière issue : ce serait de placer l’originede cettegrandedivergenceconstatéeentrelesfaçonsd’agirdeshommesdansunerégionmoyenneentrelesujetet l’objet, en lui assignantpourorigine lesdiversesmanièresdont l’objet estperçuet comprispar lesujet,c’est-à-direlesdivergencesentre les jugementset lesopinionsdeshommes.Maisalors toutelamoralité reviendrait à la connaissancevraieou faussedes circonstancesprésentes, cequi réduirait ladifférencemorale de nos façons d’agir à une simple différence de rectitude entre nos jugements, etramènerait la morale à la logique. – Enfin les partisans du libre arbitre peuvent essayer encored’échapper à ce difficile dilemme, en disant : « Il n’existe pas de différence originelle entre lescaractères,maisunepareilledifférenceestbientôtproduitepar l’actiondescirconstancesextérieures,lesimpressionsdudehors,l’expériencepersonnelle,lesexemples,lesenseignements,etc.;etlorsquedecettemanièrelecaractèreindividuels’estunefoisdéfinivementfixé,onpeutensuiteexpliquerpar ladifférencedescaractèresladifférencedesactions.»Àcelaonrépond:1°)quedanscettehypothèselecaractèredevraitseformertrèstard,–tandisqu’ilestdefaitqu’onlereconnaîtdéjàchezlesenfants,–et que la plupart des hommes mourraient avant d’avoir acquis un caractère ; 2°) que toutes cescirconstancesextérieures,dontlecaractèredechacunseraitlerésultat,sonttoutàfaitindépendantesdenous, et se trouvent, quand le hasard, ou, si l’on veut, la Providence les amène, complètementdéterminées dans leur nature. Si donc le caractère était le produit de ces circonstances, et que lecaractèrefûtlasourcedeladifférencedesfaçonsd’agir,onvoitquetouteresponsabilitémoraleseraitabsolumentsupprimée,puisqu’ilestmanifestequenosactionsseraientendernièreanalysel’œuvreduhasard ou de la Providence. Nous voyons donc, dans l’hypothèse du libre arbitre, l’origine de ladifférencemoraleentrelesactionshumainesetparsuitel’origineduviceetdelavertu,enmêmetempsque le fondement de la responsabilité, flotter en l’air sans point d’appui, et ne trouver nulle part lamoindre petite place où pousser des racines dans le sol. Il en résulte que cette supposition, quelqueattraitqu’ellepuisse exercer aupremier abord surune intelligencepeucultivée, estpourtant au fondtoutautantencontradictionavecnosconvictionsmorales,qu’avecleprincipefondamentalquedominetoutnotreentendement(leprincipederaisonsuffisante),commeilaétédémontréplushaut.

Lanécessitéavec laquelle lesmotifs, ainsique toutes lescausesengénéral, exercent leuraction,n’estdoncpasunedoctrinequinereposesurrien.Nousavonsmaintenantapprisàconnaîtrelefaitquilui sertdebase, le solmêmesur lequelelle s’appuie, jeveuxdire lecaractère innéet individuel.De

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mêmequechaqueeffetdanslanatureinorganiqueestleproduitnécessairededeuxfacteurs,quisontd’unepartlaforcenaturelleetprimitivedontl’essenceserévèleenlui,etdel’autrelacauseparticulièrequi provoque cette manifestation, ainsi chaque action d’un homme est le produit nécessaire de soncaractère,etdumotifentréenjeu.Cesdeuxfacteursétantdonnés,l’actionrésulteinévitablement.Pourqu’uneactiondifférentepûtseproduire,ilfaudraitqu’onadmîtl’existenced’unmotifdifférentoud’unautrecaractère.Aussil’onpourraitprévoir,etmêmecalculerd’avanceaveccertitudechaqueaction,silecaractèren’étaitpas trèsdifficileàdéterminerexactement,etsi lesmotifsnerestaientpassouventcachés,ettoujoursexposésauxcontrecoupsd’autresmotifs,quiseulspeuventpénétrerdanslasphèredelapenséehumaine,etsontincapablesd’agirsurtoutautreêtrequesurl’homme.Parlecaractèreinnédechaquehomme,lesfinsengénéralverslesquellesiltendinvariablement,sontdéjàdéterminéesdansleur essence : les moyens auxquels il a recours pour y parvenir sont déterminés tantôt par lescirconstances extérieures, tantôt par la compréhension et par la vue qu’il en a, vue dont la justessedépendàsontourdesonintelligenceetdelaculturequ’ilpossède.Commerésultatfinal,noustrouvonsl’enchaînement de ses actes, et l’ensemble du rôle qu’il doit jouer dans le monde. C’est donc avecautantdejustessedanslapenséequedepoésiedanslaformequeGoethe,dansunedesesplusbellesstrophes,arésumécommeilsuitcettethéorieducaractèreindividuel:

Commedanslejourquit’adonnéaumonde,Lesoleilétaitlàpoursaluerlesplanètes,Tuasaussitôtgrandisanscesse,D’aprèslaloiselonlaquelletuascommencé.Telleesttadestinée,tunepeuxéchapperàtoi-même,Ainsiparlaientdéjàlessibylles,ainsilesprophètes;Aucuntemps,aucunepuissancenebriseLaformeempreinte,quisedéveloppedanslecoursdelavie(45).

Nousdisionsdoncquelavéritéfondamentalesurlaquellereposelanécessitédel’actiondetouteslescauses,est l’existenced’uneessence intérieuredans toutobjetde lanature,quecetteessencesoitsimplementuneforcenaturellegénéralequisemanifesteenlui,oulaforcevitale,oulavolonté:toutêtre, de quelque espèce qu’il soit, réagira toujours sous l’influence des causes qui le sollicitentconformémentàsanatureindividuelle.

Cetteloi,àlaquelletoutesleschosesdumonde,sansexception,sontsoumises,étaiténoncéeparlesscolastiquessouscetteforme:Operarisequituresse.(Chaqueêtreagitconformémentàsonessence.)Elle est également présente à l’esprit du chimiste lorsqu’il étudie les corps en les soumettant à desréactifs,etàceluide l’homme,quand ilétudiesessemblablesen lessoumettantàdiversesépreuves.Danstouslescas,lescausesextérieuresprovoquerontnécessairementl’êtreaffectéàmanifestercequ’ilcontient(sonessenceintérieure):carcelui-cinepeutpasréagirautrementqu’iln’est.

Ilfautrappelericiquetouteexistenceprésupposeuneessence:c’est-à-direquetoutcequiestdoitaussiêtrequelquechose,avoiruneessencedéterminée.Unechosenepeutpasexisteretenmêmetempsn’êtrerien,quelquechosecommel’ensmetaphysicumdesscolastiques,c’est-à-direunechosequiest,etn’estriendeplusqu’uneexistencepure,sansaucunattributniqualité,etparsuitesanslamanièred’agirdéterminée qui en découle. Or, pas plus qu’une essence sans existence (ce queKant a expliqué parl’exempleconnudescentécus)(46),uneexistencesansessencenepossèdederéalité.Cartoutechosequiest doit avoir une nature particulière, caractéristique, grâce à laquelle elle est ce qu’elle est, naturequ’elleattestepartoussesactes,dontlesmanifestationssontprovoquéesnécessairementparlescausesextérieures ; tandis que, par contre, cette naturemême n’est aucunement l’ouvrage de ces causes, etn’estpasmodifiableparelles.Maistoutceciestaussivraidel’hommeetdesavolonté,quedetouslesêtresdelacréation.Luiaussi,outrelesimpleattributdel’existence,auneessencefixe,c’est-à-diredesqualitéscaractéristiques,quiconstituentprécisémentsoncaractère,etn’ontbesoinqued’uneexcitationdudehorspourentreren jeu.Parsuite, s’attendreàcequ’unhomme,sousdes influences identiques,

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agisse tantôt d’une façon, et tantôt d’une autre absolument opposée, c’est comme si l’on voulaits’attendreàcequelemêmearbrequil’étédernieraportédescerises,portel’étéprochaindespoires.Lelibrearbitreimplique,àleconsidérerdeprès,uneexistencesansessence,c’est-à-direquelquechosequiestetquienmêmetempsn’estrien,parconséquentquin’estpas,–d’oùunecontradictionmanifeste.

C’estauxvuesexposéesci-dessus,commeaussiàlavaleurcertaineapriorietparsuiteabsolumentgénéraleduprincipedecausalité,qu’ilfautattribuercefait,quetouslespenseursvraimentprofondsdetoutes les époques, quelque différentes que pussent être leurs opinions sur d’autresmatières, se sontaccordéscependantpoursoutenirlanécessitédesvolontéssousl’influencedemotifs,etpourrepousserd’une commune voix le libre arbitre. Et même – précisément parce que la grande et incalculablemajoritédelamultitude,incapabledepenseretlivréetoutentièreàl’apparenceetaupréjugé,adetoustempsrésistéobstinémentàcettevérité,–ilssesontcompluàlamettreentouteévidence,àl’exagérermême,età lasoutenirpar lesexpressions lesplusdécidées,souventmêmelesplusdédaigneuses.Lesymboleleplusconnuqu’ilsaientadoptéàceteffetestl’ânedeBuridan(47),quel’oncherchetoutefoisenvain, depuis environun siècle, dans les ouvrages qui nous restent sous le nomde ce sophiste. Jepossèdemoi-mêmeuneéditiondesSophismata,impriméeapparemmentauXVesiècle,sansindicationdelieu,nidedate,nimêmedepagination,quej’aisouvent,maisinutilement,feuilletéeàceteffet,bienquepresqueàchaquepagel’auteurprennepourexemplesdesânes.Bayle,dontl’articleBuridandansleDictionnairehistoriqueestlabasedetoutcequiaétéécritsurcettequestion,dittrèsinexactementqu’onneconnaîtdeBuridanqueceseulsophisme,tandisquejepossèdedeluitoutunin-quartoquienest rempli. Bayle, qui traite la question si explicitement, aurait dû aussi savoir (ce qui d’ailleurs neparaît pas non plus avoir été remarqué depuis) que cet exemple, qui, dans une certainemesure, estdevenul’expressiontypiqueetsymboliquedelagrandevéritépourlaquellejecombats,estbeaucoupplusancienqueBuridan.IlsetrouvedéjàdansleDante,quiconcentraitenluitoutelasciencedesonépoque,etquivivaitavantBuridan.Lepoète,quineparlepasd’ânes,maisd’hommes,commencele4elivredesonParadisoparletercetsuivant:

Entredeuxmetsplacésàpareilledistance,Tousdeuxd’égalattrait,l’hommelibrebalanceMourantdefaimavantdemordreàl’undesdeux.

Aristotelui-mêmeexprimedéjàcettepensée,lorsqu’ildit(Decœlo,II,13):«Ilenestcommed’unhommeayanttrèsfaimettrèssoif,maissetrouvantàunedistanceégaled’unalimentetd’uneboisson:nécessairement,ilresteraimmobile.»Buridan,quiaempruntésonexempleàcettesource,secontentademettreunâneàlaplacedel’homme,simplementparcequec’estl’habitudedecepauvrescolastiquedeprendrepourexemplesSocrate,Platon,ouasinus.

Laquestiondulibrearbitreestvraimentunepierrede toucheaveclaquelleonpeutdistinguer lesprofondspenseursdesespritssuperficiels,ouplutôtunelimiteoùcesdeuxclassesd’espritsseséparent,les uns soutenant à l’unanimité la nécessitation rigoureuse des actions humaines, étant donné lecaractèreet lesmotifs, lesautresparcontrese ralliantà ladoctrinedu librearbitre,d’accordencelaaveclagrandemajoritédeshommes.Ilexisteencoreunpartimoyen,celuidesespritstimides,qui,sesentant embarrassés, louvoient de côté et d’autre, reculent le but pour eux-mêmes et pour autrui, seréfugientderrièredesmotsetdesphrases,outournentetretournentlaquestionsilongtemps,qu’onfinitparneplussavoirdequoiils’agit.TelaétéautrefoisleprocédédeLeibniz(48)quiétaitbienplutôtunmathématicienetunpolygraphequ’unphilosophe.Maispourmettre aupieddumur cesdiscoureursindécis et flottants, il faut leur poser la question de lamanière suivante, et ne pas se départir de cequestionnaire:

1° Un homme donné, dans des circonstances données, peut-il faire également bien deux actionsdifférentes, oudoit-il nécessairement en faire une ? – Réponse de tous les penseurs profonds :Une

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seulement.2° Est-ce que la carrière écoulée de la vie d’un hommedonné – étant admis que d’une part son

caractère reste invariable, et de l’autre que les circonstances dont il a eu à subir l’influence sontdéterminéesnécessairementd’unboutàl’autre,etjusqu’àlaplusinfime,pardesmotifsextérieursquientrent toujours en jeu avec une nécessité rigoureuse, et dont la chaîne continue, formée d’une suited’anneaux tous également nécessaires, se prolonge à l’infini – est-ce que cette carrière, en un pointquelconquedesonparcours,dansaucundétail,aucuneaction,aucunescène,auraitpuêtredifférentedecequ’elleaété?–Non,estlaréponseconséquenteetexacte.

Lerésultatdecesdeuxprincipesestcelui-ci:Toutcequiarrive,lespluspetiteschosescommelesplusgrandes,arrivenécessairement.Quidquidfit,necessariofit(49).

Celuiquiserécrieàlalecturedecesprincipesmontrequ’ilaencorequelquechoseàapprendreetquelquechoseàoublier:maisilreconnaîtraensuitequecettecroyanceàlanécessitéuniverselleestlasource la plus féconde en consolations et lameilleure sauvegarde de la tranquillité de l’âme. –Nosactions ne sont d’ailleurs nullement unpremiercommencement, et rien de véritablementnouveau neparvientenellesà l’existence:maisparcequenousfaisonsseulement,nousapprenonscequenoussommes.

C’est aussi sur cette conviction, sinon clairement analysée, dumoins pressentie, de la rigoureusenécessitédetoutcequiarrive,quereposel’opinionsifermementétabliechezlesanciensausujetduFatum,(TEXTEGREC),commeaussilefatalismedesMahométans(50);j’endiraiautantdelacroyanceauxprésages, si répandue et si difficile à extirper, précisément parce quemême le plus petit accident seproduitnécessairement,etquetouslesévénements,pourainsidire,marchentenmesuresousunemêmeloi,demanièreque toutse répercutedans tout.Enfincettecroyance implicitepeutserviràexpliquerpourquoi l’homme,qui,sans lamoindre intentionetparunpurhasard,ena tuéouestropiéunautre,portetoutesavieledeuildecepiaculum,avecunsentimentquisembleserapprocherduremords,etsubit aussi de la part de ses semblables une espèce particulière de discrédit en tant que personapiacularis(hommedemalheur).Iln’estpasjusqu’àladoctrinechrétiennedelaprédestination,quinesoitunproduitlointaindecetteconvictioninnéedel’invariabilitéducaractèreetdelanécessitédesesmanifestations.–Enfin jeneveuxpassupprimer iciuneremarque, toutàfait incidentedureste,etàlaquellechacun,suivantcequ’ilpensesurcertainssujets,peutattacherlavaleurqu’illuiplaira.Sinousn’admettonspaslanécessitationrigoureusedetoutcequiarrive,envertud’unecausalitéquienchaînetous lesévénementssansexception,etsinous laissonsseproduireenune infinitéd’endroitsdecettechaîne des solutions de continuité, par l’intervention d’une liberté absolue ; alors toute prévision del’avenir,soitdanslerêve,soitdanslesomnambulismelucide,soitdanslasecondevue,devient,mêmeobjectivement, toutàfait impossible,etparconséquent inconcevable;parcequ’iln’existeplusaucunavenirvraimentobjectif,quipuisseêtrepossiblementprévu;tandisquemaintenantnousn’enmettonsendoutequelesconditionssubjectives,c’est-à-direlapossibilitésubjectiveseulement.Etcedoutelui-mêmenepeutplussubsisteraujourd’huichezlespersonnesbienrenseignées,aprèsqued’innombrablestémoignages,issusdesourcesdignesdefoi,ontétablil’exactitude(lapossibilité)decetteanticipationdel’avenir.

J’ajoute encore quelques considérations, comme corollaires à la doctrine ci-dessus établie,relativementàlanécessitédetouslesévénements.

Quedeviendraitlemonde,silanécessitén’étaitpointlefilconducteurquipassepourainsidireàtraverstouteschosesetquilesunit,sisurtoutelleneprésidaitpasàlaproductiondesindividus?Unemonstruosité,unamasdedécombres,unegrimace(sic)dénuéedesignificationetdesens,–unproduitduhasardvéritableetproprementdit.

Souhaiterquequelqueévénementn’arrivepoint,c’ests’infligerfollementuntourmentgratuit:carcelarevientàsouhaiterquelquechosed’absolumentimpossible,etn’estpasmoinsdéraisonnableque

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de souhaiter que le soleil se lève à l’Ouest. En effet, puisque tout événement, grand ou petit, estabsolumentnécessaire,ilestparfaitementoiseuxdeméditersurl’exiguïtéoulacontingencedescausesquiontamenételoutelchangement,etdepensercombienileûtétéaiséqu’ilenfûtdifféremment:toutcelaestillusoire,carcescausessontentréesenjeuetontopéréenvertud’unepuissanceaussiabsoluequecelleparlaquellelesoleilselèveàl’Orient.Nousdevonsbienplutôtconsidérerlesévénementsquisedéroulentdevantnousdumêmeœilque lescaractères impriméssur lespagesd’un livrequenouslisons,ensachantbienqu’ilss’ytrouvaientdéjà,avantquenousleslussions.

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CHAPITREIVMESPRÉDÉCESSEURS

À l’appui de l’affirmation formulée parmoi plus haut au sujet de l’opinion de tous les profondspenseurstouchantnotreproblème,jeveuxrappelerausouvenirdulecteurdescitationstiréesdesécritsdequelquesgrandshommes,quisesontprononcésdanslemêmesensquenous.

Toutd’abord,pourtranquilliserceuxquipourraientcroirequedesmotifsreligieuxsontopposésàlavéritéquejesoutiens,jerappelleraiquedéjàJérémie(10,23)adit:«Seigneur,jesaisquelavoiedel’hommen’estpointà lui,etqu’iln’appartientpasà l’hommedemarcheretdediriger lui-mêmesespas.»Maisjem’enréfèresurtoutàLuther,qui,dansunlivreconsacréspécialementàcettequestion(leDeServoArbitrio),combatavectoutesaviolenceladoctrinedulibrearbitre.Quelquespassagesdecelivresuffisentpourcaractérisersonopinion,àl’appuidelaquelleilinvoquenaturellementdesraisonsthéologiquesetnonphilosophiques.Je lescited’après l’éditiondeSéb.Schmidt,Strasbourg,1707.–«C’estpourquoiilestécritdanstouslescœursquelelibrearbitren’existepoint:bienquecettevéritésoitobscurciepartantd’argumentationscontradictoires,etl’autoritédetantdegrandshommes(p.145).–Jeveuxavertiricilespartisansdulibrearbitre,pourqu’ilsseletiennentpourdit,qu’enaffirmantlelibre arbitre, ils nient le Christ (p. 214). – Contre le libre arbitre militent tous les témoignages del’ÉcriturequiprédisentlavenueduChrist.Maiscestémoignagessontinnombrables;bienplus,ilssontl’Écrituretoutentière.Aussi,sil’Écrituredoitêtrejugedecedifférend,notrevictoireserasicomplètequ’ilneresteramêmeplusànosadversairesuneseulelettre,unseuliotaquinecondamnelacroyanceaulibrearbitre(p.220).»

Passonsmaintenant aux philosophes. Les anciens ne sont pas à consulter sérieusement sur cettequestion,parcequeleurphilosophie,pourainsidireencoreàl’étatd’innocence(d’enfance),nes’étaitpas fait une idée adéquatedesdeuxproblèmes lesplusprofondset lesplusgravesde laphilosophiemoderne,àsavoirceluidulibrearbitreetceluidelaréalitédumondeextérieur,oudurapportdel’idéaletduréel.Quantaudegrédeclartéetdecompréhensionauquelilsavaientamenélaquestiondulibrearbitre, c’est ce dont on peut se rendre compte d’une façon satisfaisante par l’Éthique àNicomaqued’Aristote(III,c.1-8);onreconnaîtraquesonjugementàcesujetneconcerneessentiellementquelalibertéphysiqueetintellectuelle,etc’estpourquoiilneparlejamaisquedel’(TEXTEGREC)(volontaire)etde (TEXTE GREC) (involontaire), confondant les actes volontaires avec les actes libres. Le problèmebeaucoupplusdifficiledelalibertémoralenes’estpasencoreprésentéàlui,quoiqueparmomentssapensées’étendejusque-là,surtoutendeuxpassagesdel’ÉthiqueàNicomaque(II,2,etIII,7);maisilcommet l’erreurdedéduire lecaractèredesactions,au lieudesuivre lamarche inverse.Demême ilcritique très à tort l’opiniondeSocrate citéeplushaut (p. 109) :mais end’autres endroits il se l’estappropriée,parexemplelorsqu’ildit:«Quantàladispositionnaturelle,ellenedépendévidemmentpasdenous;c’estparunesorted’influencetoutedivinequ’elleserencontredanscertainshommes,quiontvraiment,onpeutdire,unechanceheureuse.(ÉthiqueàNicomaque,X,10)»Plusloin:«Lapremière

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condition,c’estquelecœursoitnaturellementportéàlavertu,aimantlebeauetdétestantlelaid(Id.)»– ce qui s’accorde avec le passage cité plus haut, ainsi qu’avec celui-ci de l’Ethicamagna (I, 10) :«Pourêtreleplusvertueuxdeshommes,ilnesuffirapasdevouloir,silanaturenenousyaidepas;maisnéanmoinsonserabienmeilleur,parsuitedecettenoblerésolution.»Aristotetraitelaquestiondulibrearbitreaumêmepointdevuedansl’Ethicamagna(I,9,18)etdansl’EthicaEudemia(II,6-10),oùils’approcheencoreunpeuplusdelavéritabledonnéeduproblème:maislàaussiilrestehésitantetsuperficiel.Saméthodeconstanteestdenepasaborderlesproblèmesdirectement,parvoied’analyse,maisdeprocédersynthétiquement,detirerdesconséquencesd’indicesextérieurs;aulieudepénétrerdanslaquestion,pouratteindrelefonddeschoses,ils’entientauxcaractèresextérieurs,voiremêmeauxmots.Cetteméthodeégarefacilement,etdanslesproblèmespluscomplexesneconduitjamaisàlasolution.Iciils’arrêtecourtdevantlaprétendueantithèseentrelenécessaireetlevolontaire,(TEXTEGREC),commedevantunmur :or,cen’estqu’ens’élevantau-dessusdecettecontradictionapparentequ’onpeut atteindre à un point de vue supérieur, d’où l’on reconnaît que le volontaire est nécessaireprécisémententantquevolontaire,àcausedumotifquidéterminelavolonté,sanslequelunevolontéesttoutaussipeupossiblequesansunsujetvoulant;cemotifestd’ailleursunecause,aussibienquelacausemécanique,dont ilnesedistinguequepardescaractèressecondaires.Aristote le reconnaît lui-même(Eth.Eudem.,II,10):«Lecujusgratia(lacausefinale)estelle-mêmeuneespècedecause.»

C’estpourquoicetteantinomieentrelevolontaireetlenécessairen’estaucunementfondée;bienqu’aujourd’hui encore plusieurs prétendus philosophes en soient encore là-dessus au même pointqu’Aristote.

Cicéronexposeassezclairementlaquestiondulibrearbitre,danslelivreDeFato(c.10etc.17).Lesujetdesonouvrageleconduitd’ailleurs trèsfacilementet trèsnaturellementà l’examendecettedifficulté. Cicéron est personnellement partisan du libre arbitre ;mais nous voyons par lui que déjàChrysippeetDiodoreontdûsefaireduproblèmeuneidéeassezexacte.–Ilfautaussisignalerle13eDialogue des morts de Lucien, entre Minos et Sostrate, dans lequel le libre arbitre et avec lui laresponsabilitésontexpressémentniés.

Le4eLivredesMaccabées,danslaBibledesSeptante(51)(ilmanquedanslaBibledeLuther),estlui-mêmeenquelquefaçonunedissertationsurlelibrearbitre,entantqu’ilyestprouvéquelaraison(TEXTEGREC) possède la force de surmonter toutes les passions et toutes les affections, ce que l’auteurconfirmeparl’exempledesmartyrsjuifsdanslesecondlivre.

La plus ancienne expression précise à moi connue de notre problème se trouve dans Clémentd’Alexandrie(52),quidit(Strom.,1,17):«Nileséloges,nileshonneurs,nilessupplicesnesontfondésenjustice,sil’âmen’apaslalibrepuissancededésireretdes’abstenir,etsileviceestinvolontaire.»Puis,aprèsunephraserelativeàuneidéeexpriméeplushaut,ilajoute:«afinqu’autantquepossibleDieunesoitpaslacausedesvicesdeshommes.»Cetteconclusionhautementremarquablemontredansquelles intentions l’Église s’empare aussitôt du problème, et quelle solution elle adoptait d’avancecommeconformeàsesintérêts.–PresquedeuxcentsansplustardnoustrouvonsladoctrinedulibrearbitreexposéeavecdétailparNémésius,danssonouvrageDeNaturahominis(chap.35,adfinem,etchap. 39-41). Le libre arbitre y est identifié sans plus ample discussion avec l’acte volontaire, ou lechoix, et, en conséquence, exposé et défendu avec ardeur.Malgré cela, il y a déjà dans ce livre unpressentimentdelavéritablequestion.

Mais le premier qui ait fait preuve d’une connaissance parfaitement adéquate de notre problèmeavectoutcequis’yrattacheestlePèredel’ÉglisesaintAugustin,qui,parcetteraison,quoiqu’ilsoitbien plutôt un théologien qu’un philosophe, mérite d’être pris en considération. Toutefois nous levoyons aussitôt plongé dans un embarras remarquable, et livré à une hésitation et à un doute qui leconduisentjusqu’àdesinconséquencesetàdescontradictions,danssestroislivresDeliberoarbitrio.Ilneveutpas,eneffet,à l’exempledePélage(53) accorder à l’homme le librearbitre,decrainteque le

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péché originel, la nécessité de la rédemption, et la libre élection à la grâce ne se trouvent ainsisupprimés,etqu’enmêmetempsl’hommepuisseparsespropresforcesdevenirjusteetmériterlesalut.Ildonnemêmeàentendre(Argumentuminlibrosdelib.arb.exLib.,I,c.9,Retractationumdesumtum)quesurcepointdedoctrine(pourlequelLuthercombattitsivivementplustard),ilenauraitditencoredavantage, si son livre n’avait pas été écrit avant l’hérésie de Pélage, contre laquelle il rédigeaimmédiatementsonouvrageDe lanatureetde lagrâce. Ilditd’ailleurs (De lib.arb., III, 18) : «Sil’homme,étantautrement,étaitbon,etqu’étantcommeilestmaintenant, ilne lesoitpas,etqu’ilsetrouvedansl’impuissancedel’être,soitennevoyantpascommentildevraitêtre,soitenlevoyantsanslepouvoirdevenir,[quipeutdouterqu’untelétatnesoitpasunepeineetunchâtiment?]»Plusloin:«Onnedoitpoints’étonnerquel’ignorancel’empêched’avoirunevolontélibrepourchoisirlebien,nique par la résistance habituelle de la chair, dont les forces et les révoltes se sont en quelque façonnaturellement accrues par la succession des temps, et des hommes sujets à lamort, il voie ce qu’ilfaudraitfaire,etqu’illeveuillesanslepouvoiraccomplir.»Etdansl’argumentprécité:«Sidonclavolontémêmen’estdélivréeparlesecoursdeDieudelaservitudequilafaitdeveniresclavedupéché,etsiellen’estaidéepourvaincrelesvices,leshommesmortelsnepeuventvivreniavecjusticeniavecpiété.»D’autrepartcependanttroismotifslesollicitaientàdéfendrelelibrearbitre:

1° Son opposition envers lesManichéens, contre lesquels les trois livres sur le libre arbitre sontexpressémentdirigés,parcequ’ilsniaientlelibrearbitreetadmettaientuneautresourcedumalmoraletdumalphysique.(Leprincipedumal,Hylé).C’estàeuxqu’ilfaitdéjàallusiondansledernierchapitredu livreDeanimaequantitate :«L’âmea reçuendon le libre arbitre, et ceuxqui essaientde le luicontesterpardesraisonsfrivoles(nugatoriis)sonttoutàfaitaveugles.»

2°L’illusionnaturelle,dontnousavonsdévoilél’origine,etparl’effetdelaquelleletémoignagedelaconscience«Jepeuxfairecequejeveux»estconsidérécommel’affirmationdulibrearbitre,etlevolontaireconfondu avec le libre (V.De lib. arb., I, 2) : « Car qu’y a-t-il de plus au pouvoir de lavolontéquelavolontéelle-même?»

3°Lanécessitédemettreenharmonielaresponsabilitémoraledel’hommeaveclajusticedeDieu.Eneffet, lapénétrationd’espritde saintAugustinn’apas laissé inaperçueune trèshautequestion, sidifficileàrésoudrequetouslesphilosophespostérieurs,àcequejesache,troisseulementexceptés(quenous allonspour celamêmeconsidérer tout à l’heuredeplusprès), ont préféré tourner autourd’ellesansbruit,commesiellen’existaitpas.SaintAugustin,aucontraire,avecunenoblefranchise,l’énoncesansdétourdèslespremiersmotsdesonlivreDeliberoarbitrio:«Dis-moi,jeteprie,Dieun’est-ilpasl’auteur dumal ? » Et bientôt, d’une façon plus explicite dans le second chapitre : « Puisque nouscroyonsqueDieuestleprincipedetouslesêtres,etquenéanmoinsiln’estpasl’auteurdupéché,notreespritaquelquepeineàcomprendrecommentilsepeutfairequelespéchésétantcommisparlesâmes,etcesâmesétantcrééesparDieu,cespéchésneluisoientpasimmédiatementrapportéscommeàleurprincipe. » À cela, l’interlocuteur (Evode) répond : « Vous venez de dire précisément ce quim’embarrassequandj’approfondiscettematière.»–CettedifficultésisérieuseaétéreprisedenouveauparLuther,etmiseenlumièreparluiavectoutelafouguedesonéloquence(Deservoarbitrio,p.144):« Que Dieu, par sa propre liberté, doive nous imposer à nous la nécessité, c’est ce que la raisonnaturelleelle-mêmenousforced’avouer.–Sil’onaccordeàDieulaprescienceetlatoute-puissance,ilsuitnaturellement,paruneconséquenceirréfragable,quenousnesommespascréésparnous-mêmes,quenousnevivonsnin’agissonsenrien,sicen’estparsatoute-puissance…Laprescienceetlatoute-puissancedivinessontdansuneoppositiondiamétraleavecnotrelibrearbitre…Tousleshommessontforcésd’admettre,paruneconséquenceinévitable,quenousn’existonspasparnotrevolonté,maisparlanécessité ;demêmequenousn’agissonspointànotregré,envertud’unlibrearbitrequiseraitennous,maisqueDieuatoutprévuetqu’ilnousmèneparunconseiletunevertuinfaillibleetimmuable,etc.»

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Au commencement duXVIIe siècle, nous rencontronsVanini(54), qui est tout à fait pénétré de lamêmeopinion.Elleestleprincipeetl’âmedesarévoltecontinuellecontreleThéisme,bienque,parégard pour l’esprit de son époque, il ait dû la dissimuler avec le plus deménagements possibles.Àchaque occasion il y revient, et ne se lasse pas de l’exposer sous les aspects les plus divers. Parexemple,danssonAmphithéâtredel'éternelleProvidence(exercice16),ildit:«SiDieuveutlemalillefait,carilestécrit:Ilafaittoutcequ’ilavoulu.S’ilneleveutpas,commeiln’enapasmoinslieu,ilfautdiredeDieu,ouqu’ilestimprévoyantouimpuissant,oucruel,puisqu’ilnesaitouqu’ilnepeutpasréalisersavolonté,ouqu’ilnégligedelefaire.Maislesphilosophesrepoussentcettedoctrinesansdifficulté, car ils disent que si Dieu ne voulait pas d’actions impies en ce monde, il lui suffiraitassurémentd’unseulmouvementdetêtepouranéantirtoutlemaljusqu’auxconfinsdumonde.Quidenous,eneffet,pourraitrésisteràsavolonté?Commentdonclemalsecommet-ilmalgrélui,quandlui-même donne aux coupables les forces nécessaires ? Et encore, si l’homme pèchemalgré la volontédivine,Dieu sera donc inférieur à l’hommequi le combat et lui résiste ?De là, ils concluent que lemonde est tel que Dieu le désire, et qu’il serait meilleur, si Dieu le voulait meilleur. » – Et dansl’exercice44:«L’instrumentagittoujoursd’aprèsladirectionqueluidonnesonprincipalagent:or,puisquenotrevolontédanssesactesn’estqu’uninstrument,etqueDieuestl’agentprincipal,ilsuitqueDieuestresponsabledeserreursdenotrevolonté…NotrevolontérelèveentièrementdeDieupourlasubstance;ilfauttoutrapporteràDieu,quiafaitainsilavolonté,etquilametenmouvement.»Plusloinencore:«Puisquel’essenceetlemouvementdelavolontéviennentdeDieu,ilfautimputeràDieutoutes lesopérationsde lavolonté,bonnesoumauvaises,puisqu’ellen’estqu’un instrumentdanssesmains.»

Mais il faut, en lisantVanini, avoir toujours présent à l’esprit qu’il se sert perpétuellement d’unartificeconsistantàmettredans labouched’uncontradicteur,commeunsujetd’horreuretdedégoûtcontre lequel ils’insurge,sesvéritablesopinions,etàfaireparlercecontradicteurdelafaçonlaplusconvaincanteetlaplussolide;parcontreàluiprésenter,commeréfutation,desobjectionsfrivolesetdesargumentsboiteux ;aprèsquoi il faitsemblantdeconclured’unair triomphant, tanquamrebenegesta,comptantsur lamaliceet lapénétrationdu lecteur.Parcette ruse ilamême trompé lasavanteSorbonne, qui, prenant toutes ses hardiesses pour de l’or en barres, opposa naïvement son permisd’imprimersurdesouvragesathées.D’autantplusdoucefutlajoiedecesdocteurs,lorsque,troisansplus tard, ils le virent brûler vif, après qu’on lui eut préalablement coupé cette langue qui avaitblasphémé contreDieu.On sait à la vérité que c’est là le seul argument puissant des théologiens, etdepuisqu’onlesenaprivés,leschosesmarchentpoureuxtoutàfaitàreculons.

Parmilesphilosophesdanslesensplusétroitdumot,Hume(55)est,sijenemetrompe,lepremierquin’aitpasessayéd’éluderlagravedifficultésoulevéed’abordparsaintAugustin;aucontraire(sanstoutefoispenserniàsaintAugustin,niàLuther,encoremoinsàVanini),ill’exposeouvertementdanssonEssaisurlalibertéetlanécessité,oùils’exprimeainsi(adfinem):«LedernierauteurdetoutesnosvolontésestleCréateurdumonde,quilepremierimprimalemouvementàcetteimmensemachine,etplaçatouslesêtresdanscettepositionparticulièred’oùtoutévénementsubséquentdevaitrésulterparune nécessité inévitable. Les actions humaines peuvent donc ou bien ne renfermer aucune malice,comme procédant d’une cause si parfaite, ou si elles en renferment, elles doivent envelopper notreCréateur dans le blâme qu’elles méritent, puisqu’on reconnaît qu’il en est la cause dernière et levéritableauteur.Cardemêmequ’unhomme,quiamislefeuàunemine,estresponsabledetouteslesconséquences de cet acte, que la traînée de poudre soit longue ou courte, – demême partout où setrouveunechaînecontinuedemodificationsnécessaires,l’Être,finiouinfini,quiaproduitlapremièredoitêtreégalement regardécommel’auteurde toutes lesautres.» Il faitunessaipour résoudrecettedifficulté,maisilavoueenterminantqu’illaconsidèrecommeinsurmontable.

Kantlui-même,indépendammentdesesprédécesseurs,seheurteàcettepierred’achoppement,dans

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laCritique de laRaison pratique (1788), p. 180 et suivantes de la 4e édition, et p. 232 de l’éditionRosenkranz : « Il semble nécessaire, aussitôt qu’on admet Dieu comme cause première universelle,d’accorderqu’ilestlacausedel’existencedelasubstancemême.Dèslorslesactionsdel’hommeontleurcausedéterminanteenquelquechosequi est tout à faithorsde sonpouvoir, c’est-à-diredans lacausalité d’un être suprême distinct de lui, de qui dépendent absolument son existence, et toutes lesdéterminationsde sa causalité…L’homme serait commeunemarionnette ou commeun automatedeVaucanson(56),construitetmisenmouvementparlesuprêmeouvrier,quelaconsciencedelui-mêmeenferaitsansdouteunautomatepensant;maisilseraitladuped’uneillusion,enprenantpourlalibertélaspontanéitédontilauraitconscience,carcelle-cinemériteraitcenomquerelativement,puisque,silescausesprochainesqui lemettraient enmouvement, et toute la sériedes causes, en remontant à leurscausesdéterminantes,étaientinférieures,lacausedernièreetsuprêmedevraitêtreplacéedansunemainétrangère.»

Ils’efforcedelevercettegravedifficultéenfaisantintervenirladistinctionentrelachoseensoietlephénomène:maisilestsiévidentquecettedistinctionnechangerienaufonddeladifficulté,quejesuisconvaincuqu’ilnel’anullementconsidéréecommeunesolutionsérieuse.Lui-mêmed’ailleursenconfesse l’insuffisance, p. 184, et il ajoute : «Mais je demande si toute autre explicationque l’on atentée ou que l’on pourra essayer par la suite, est plus facile et plus aisée à comprendre ?On diraitplutôtque lesdocteursdogmatiquesde lamétaphysiqueontcherchéàprouver leur subtilitéplusqueleursincérité,enéloignantautantquepossibledenosyeuxcepointdifficile,dansl’espéranceques’ilsn’enparlaientpasdutout,ilsepourraitquepersonnen’ysongeât.»

Après avoir ainsi rapproché les témoignagesdepenseurs si différents, qui pourtant disent tous lamêmechose,jereviensànotrePèredel’Église.LesraisonsparlesquellessaintAugustinespèreécarterla difficulté dont il a déjà pressenti toute la gravité sont théologiques, non philosophiques, et parconséquentn’ontpasunevaleurabsolue.L’appuidecesmêmesraisonsest,commejel’aiditplushaut,le troisièmemotifpour lequel il chercheàdéfendre ladoctrined’un libre arbitre accordéparDieuàl’homme.L’hypothèsed’unepareilleliberté,s’interposantentreleCréateuretlespéchésdesacréature,serait véritablement suffisante pour résoudre toute la difficulté ; à la condition toutefois que cetteconception, si facile à affirmer en paroles et satisfaisante peut-être pour une pensée qui ne va pasbeaucoupplusloinquelesmots,pûtdumoins,quandonlasoumetàunexamenplussérieuxetplusprofond,resterintelligible(pensable).Orcommentpeut-onsefigurerqu’unêtredonttoutel’existenceet toute l’essence sont l’ouvraged’unautrepuissecependant sedéterminer lui-mêmedès l’origineetdans leprincipe, etpar conséquent être responsablede sesactes ?Leprincipeoperari sequitur esse,c’est-à-dire que les actions de chaque être sont des conséquences nécessaires de son essence, détruitcette supposition,mais lui-même il est inébranlable. Si un homme agit perversement, c’est qu’il estpervers. À ce principe se rattache encore le corollaire ergo unde esse, inde operari, (d’où vientl’essence,delàvientaussil’action).Quedirait-ondel’horlogerquis’irriteraitcontresamontreparcequ’ellemarchemal ?Quelque désir que l’on éprouve de faire de la volonté une tabula rasa, on nepourra cependant pas s’empêcher d’avouer, que si, de deux hommes, l’un suit par hasard une façond’agir entièrement opposée à celle de l’autre, au point de vue moral, cette différence, qui doitévidemment provenir de quelque chose, a sa raison d’être soit dans les circonstances extérieures,(auquelcasilestévidentquelafauten’estpasimputableàl’homme),soitdansunedifférenceoriginelleentreleursvolontésmêmes,etalorslemériteouledéméritenesauraitleurêtreattribué,sitoutleurêtreettouteleursubstancesontl’œuvred’autrui.Aprèsquelesgrandshommesdontnousavonsinvoquéletémoignagesesontvainementefforcésdesortirdecelabyrintheparquelqueissue,j’avouevolontiersàmontourquepenseràlaresponsabilitémoraledelavolontéhumainesansadmettreenprincipel’aséitédel’homme,estunechosequidépassemapuissancedeconception.C’estsansdoutelesentimentdelamêmeimpossibilitéquiadictéàSpinozalesdéfinitions7et8parlesquellesdébutesonEthique:«Une

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choseestlibrequandelleexisteparlaseulenécessitédesanatureetn’estdéterminéeàagirqueparsoi-même;unechoseestnécessaireouplutôtcontraintequandelleestdéterminéeparuneautrechoseàexisteretàagirsuivantunecertaineloidéterminée.»(Traductiond’EmileSaisset.)

Si en effet une mauvaise action provient de la nature, c’est-à-dire de la constitution innée del’homme,lafauteenestévidemmentàl’auteurdecettenature.C’estpouréchapperàcetteconséquencequ’onainventélelibrearbitre.Maisenadmettantcelui-ciiln’estabsolumentpaspossibledeconcevoird’où une mauvaise action puisse provenir ; parce qu’au fond il n’est qu’une qualité négative, etimpliqueseulementquerienn’obligeoun’empêchel’hommed’agirdetelleoutellefaçon.Maisalorsilfautrenoncerabsolumentàexpliquerquelleestlasourcedernièred’oùdécoulel’action,puisqu’onneveutpaslafairedériverdelanatureinnéenidelanatureacquisedel’homme,cequiferaitretomberlafaute sur son créateur ; ni des circonstances extérieures seules, car alors on pourrait l’attribuer auhasard,l’hommerestantinnocentdanslesdeuxhypothèses,–tandisqu’onlerendpourtantresponsable.L’imagenaturelled’unevolontélibreestunebalancenonchargée;ellesetientimmobile,etnesortirajamaisdesonétatd’équilibreàmoinsqu’onneplacequelqueobjetdansundesesplateaux.Commelabalanceest incapabledesemettred’elle-mêmeenmouvement,demêmela librevolonténepeutpastirerdesonproprefondslamoindreaction;etcela,envertuduprincipequeriennesefaitderien.Labalancedoit-elle s’inclinerd’uncôté ? Il fautqu’un corps étranger soit placé surundesplateaux, etc’estcecorpsquiseraensuitelacausedumouvement.

Pareillement toute action humaine doit être produite par quelque force, qui agisse d’une façonpositive,etsoitquelquechosedeplusquecettequalitétoutenégativedelaliberté.Maiscecinepeuts’expliquer que de deux manières : ou bien les motifs, c’est-à-dire les circonstances extérieures,produisentl’actionpareux-mêmes:etalorsilestévidentquel’hommen’estpasresponsable(ilfaudraitaussi, dans cette hypothèse, que tous les hommes agissent exactement de même dans les mêmescirconstances);oubienl’actionprovientdelaréceptivitédel’hommepourtelsoutelsmotifs,c’est-à-dire du caractère inné, des tendances originellement existantes, qui peuvent différer d’individu àindividu, et d’après lesquelles lesmotifs exercent leur action.Mais alors l’hypothèsedu libre arbitredisparaît,parcequecestendancesreprésententprécisémentlepoidsplacésurleplateaudelabalance.Laresponsabilitédenosfautesretombesurceluiquiamisennouscespenchants,c’est-à-diresurceluidontl’homme,aveclesinstinctsprimitifsdesanature,estl’ouvrage.Donclaconditionindispensablede la responsabilité morale de l’homme est son aséité, c’est-à-dire, qu’il soit lui-même son propreouvrage.

Touteslesconsidérationsexposéesprécédemmentsurcetteépineusequestionfontconcevoirquellesimmenses conséquences sont attachées à la croyance au libre arbitre, qui creuse un abîme sans fondentreleCréateuretlespéchésdesacréature.Aussin’est-ilpassurprenantquelesthéologiensadhèrentsi obstinément à cette doctrine, et que leurs humbles serviteurs et défenseurs, les professeurs dephilosophie,lesappuientavectantd’ardeuretunsiprofondsentimentdeleursdevoirsenverseux,que,sourdsetaveuglesenprésencedesdénégationslesplusconcluantesdesgrandspenseurs,ilssoutiennentlelibrearbitreetcombattentpourlui,commeproarisetfocis.

Maispourterminerenfinmonexamendel’opiniondesaintAugustin,jediraiqu’ellepeutseréduireàceci,quel’hommen’aeuunlibrearbitreabsoluqu’avantsachute,maisquedepuis,devenulaproiedupéché,iln’aplusàespérersonsalutquedelaprédestinationetdelarédemption,–cequis’appelleparlerenvraiPèredel’Église.

Cependant, grâce à saintAugustin et à la dispute entre lesManichéens(57) et les Pélagiens(58), laphilosophie est enfin parvenue à se faire une idée nette et exacte de notre problème. Dès lors, lestravauxdelascolastiqueluidonnèrentdejourenjourplusdeprécision:lesophismedeBuridanetlepassagecitédeDante(59)ensontdestémoignages.–Maislepremierqui touchaaucœurmêmedelaquestionest,àcequ’ilmesemble,ThomasHobbes,quipubliaen1656unouvragespécialsurcesujet,

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intitulé : Quaestiones de libertate et necessitate, contra Doctorem Branhallum : ce livre est rareaujourd’hui. Il se trouve transcritenanglaisdans lesŒuvresmoralesetpolitiquesdeTh.Hobbes (1vol.in-folio,Londres,1750,p.469,etsq).J’enextraislepassagecapitalquel’onvalire(p.483):

«Rienne tiresonoriginedesoi-même,maisde l’actiondequelqueautreagent immédiat.Donc,lorsque pour la première fois l’appétit ou la volonté d’un homme se porte vers quelque chose, pourlaquelle il n’éprouvaitprécédemmentni appétitnivolonté ; la causedecemouvementde lavolontén’estpaslavolontémême,maisquelqueautrechosequin’estpasensapuissance.Donc,puisqu’ilesthorsdedouteque lavolonté est la causenécessitantedes actesvolontaires, et qued’après ceque jeviensdedirelavolontéestnécessairementcauséepard’autreschosesindépendantesd’elle;ils’ensuitquetouslesactesvolontairesontdescausesnécessaires,etparsuitesontnécessités.»

«Jeconsidèrecommeunecausesuffisantecelleàqui ilnemanquerienqui soitnécessaireà laproductiondel’effet.Unetellecauseestaussiunecausenécessaire:car,s’ilétaitpossiblequ’unecausesuffisante ne produisît pas l’effet, alors il lui manquerait quelque chose de ce qu’il faut pour leproduire;encecaselleneseraitdoncpassuffisante.Maiss’ilestimpossiblequ’unecausesuffisanteneproduisepassoneffet,alorsunecausesuffisanteestaussiunecausenécessaire.D’oùilestmanifestequetoutcequiestproduit,estproduitnécessairement.Cartoutechosequiestproduiteaeuunecausesuffisante,sansquoiellen’auraitpasétéproduite:etc’estpourquoiaussilesactionsvolontairessontnécessitées.»

« La définition ordinaire d’un agent libre implique une contradiction, et n’a pas de sens (isnonsense);carc’estcommesil’ondisaitqu’unecausepeutêtresuffisante,c’est-à-direnécessaire,etcependantquel’effetnesuivrapas.»

«Toutévénement,quelquecontingentqu’ilpuissesemblerouquelquevolontairequ’ilpuisseêtre,estproduitnécessairement(p.485).»

«Touthommeestportéàrecherchercequiluiestutile,etàfuircequiluiestnuisible,maissurtoutleplusgranddesmauxnaturels,lamort;etcelaparunenécessiténaturellenonmoinsrigoureusequecellequientraînelapierredanssachute.DeCive,c.1,7.»

AussitôtaprèsHobbesnousvoyonsSpinoza,quiestimbudelamêmeconviction.Pourcaractérisersonopinionàcesujet,quelquescitationsserontsuffisantes:

«Lavolonténepeutêtreappeléecauselibre,maisseulementcausenécessaire.Eth.,Pars1,propos.32.–Carlavolonté,commetoutechose,demandeunecausequiladétermineàexisteretàagird’unemanièredonnée.Corol.II.»

«Quantà laquatrièmeobjection (lesophismedeBuridan), j’aiàdireque j’accordeparfaitementqu’unhomme,placédanscetéquilibreabsoluqu’onsuppose(c’est-à-direqui,n’ayantd’autreappétitquelafaimetlasoif,neperçoitquedeuxobjets,lanourritureetlaboisson,égalementéloignésdelui);j’accorde,dis-je,quecethommepériraitdefaimetdesoif.Ihid.,ParsII,dernièrescholie.»

« Les décisions de l’âme naissent en elle avec la même nécessité que les idées des choses quiexistentactuellement.Ettoutcequejepuisdireàceuxquicroientqu’ilspeuventparler,setaire,enunmot agir en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts. Ibid., Pars. III,propos.2,scholie.»

«Toutechoseestdéterminéenécessairementparunecauseextérieure,àexisteretàagirsuivantunecertaineloi.Exemple:Unepierresoumiseàl’impulsiond’unecauseextérieureenreçoitunecertainequantitédemouvementenvertudelaquelleellecontinuedesemouvoir,mêmequandlacausemotriceacesséd’agir.Concevezmaintenantquecettepierre,tandisqu’ellecontinuedesemouvoir,soitcapablede penser et de savoir qu’elle s’efforce, autant qu’elle peut, de continuer de semouvoir. Il est clairqu’ayantainsiconsciencedesoneffort,etn’étantnullementindifférenteentrelereposetlemouvement,ellesecroiraparfaitementlibreetseraconvaincuequ’iln’yapasd’autrecausequesavolontéproprequi la fassepersévérerdans lemouvement.Voilà cette libertéhumainedont tous leshommes sont si

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fiers.Aufond,elleconsisteencequ’ilsconnaissentleursappétitsparlaconscience,maisignorentlescausesextérieuresqui lesdéterminent…J’aisuffisammentexpliquépar làmonsentiment touchant lanécessitélibreetlanécessitédecontrainte,ainsiquelaprétenduelibertédeshommes.Lettre62.»

UnecirconstanceànoterestqueSpinozan’estarrivéàcetteopinionquedanslesdernièresannéesde sa vie, c’est-à-dire après avoir passé la quarantaine (1672), tandis que plus tôt, en l’année 1665,comme il était Cartésien, il avait soutenu avec décision et vivacité la doctrine opposée, dans sesCogitatametaphysica,c.12,etavaitmêmedit,àproposdusophismedeBuridan,etencontradictiondirecte avec la dernière scholie de la seconde partie, que je viens de citer : « Si nous supposons unhomme à la place de l’âne dans une telle position d’équilibre, cet homme devra être considéré noncommeunechosepensante,maiscommeleplusvildesânes,s’ilmeurtdefaimetdesoif.»–J’auraidans la suite à enregistrer lemême revirement d’opinion de la part de deux grands hommes, preuvenouvellequeceproblème,pourêtrebiencompris,exigedeseffortssérieuxetunegrandepénétration.

Hume, dans son Essai sur la liberté et la nécessité, dont j’ai cité plus haut quelques lignes,s’exprime avec la conviction la plus lumineuse de la nécessité des volontés individuelles, lesmotifsétantdonnés,etill’exposedelafaçonlaplusnetteetaveccettelargeurdevuesquiluiestparticulière.«Ainsiilapparaît,dit-il,quelaconnexionentrelesmotifsetlesactesvolontairesestaussirégulièreetaussiuniformequelaconnexionentrelesmotifsetl’effetdanstouteautrepartiedelanature.»Etplusloin : « Il semblepresque impossible, par conséquent, de s’engagerdans aucune sciencenidansdesactionsd’aucunesorte,sansreconnaîtreexpressémentladoctrinedelanécessité,etcetteliaisonintimeentrelesmotifsetlesactesvolontaires,entrelecaractèreetlaconduitedechacun.»

Mais aucun écrivain n’a exposé la nécessité des volontés d’unemanière aussi complète et aussiconvaincantequePriestley,dansl’ouvragequ’ilaexclusivementconsacréàcesujet:Ladoctrinedelanécessitéphilosophique.Celuiquenepersuadepascelivre,écritdansunstyleclairetintelligible,doitavoir l’esprit véritablementparalysépar lespréjugés.Pour en résumer les conclusions, j’ajouterai iciquelquesextraits,quejecited’aprèslasecondeédition,Birmingham,1782:

Préface, p.XX. « Il n’y pas d’absurdité plus évidente pourmon intelligence que la notion de laliberté philosophique, (p. 26). Sans un miracle, ou l’intervention de quelque cause étrangère, nullevolonté ni action d’aucun homme n’aurait pu être autrement qu’elle n’a été, (p. 37). Quoiqu’uneinclination ou une affection quelconque de l’esprit soit une force qui diffère de la pesanteur, ellem’influenceetagitsurmoiavecautantdenécessitéetdecertitudequecettedernièreforceagitsurunepierre,(p.43).Direquelavolontésedétermineelle-même,nereprésenteabsolumentaucuneidée,ouplutôt impliqueuneabsurdité,àsavoirqu’unedétermination,quiestuneffet,puisseseproduiresansaucuneespècedecause.Carendehorsdetoutesleschosesquitombentsousl’appellationcommunedemotifs,ilnerestevraimentriendutout,quipuisseproduireladétermination.Qu’unhommeseservedetous les mots qu’il voudra, il ne peut pas mieux concevoir comment nous pouvons parfois êtredéterminés par desmotifs et parfois sansmotifs, qu’il ne peut se figurer une balance que tantôt despoids forcentà s’incliner, etqui tantôt s’inclinepar l’effetd’uneespècede substancequin’aaucuneespèce de poids, et qui, par suite, quelle qu’elle puisse êtreenelle-même, n’estabsolument rien parrapportàlabalance,(p.66).Danslavraielanguephilosophique,lemotifdevraitêtreappelélacausepropredel’action.Ill’esttoutautantqu’aucuneautrechosedanslanatureestlacaused’unphénomènequelconque,(p.84).Ilneserajamaisennotrepouvoirdechoisirentredeuxrésolutions,quandtouteslescirconstancesantérieuresseront identiques, (p.90).Unhomme, ilestvrai, lorsqu’il se reprocheàlui-même quelque action particulière dans sa conduite passée, peut s’imaginer que, s’il se retrouvaitdanslemêmecas,ilagiraitd’unefaçondifférente.Maisc’estlàuneillusionpure;ets’ils’examinelui-mêmestrictemententenantcomptedetouteslescirconstances,ilpeutseconvaincrequ’aveclamêmedisposition d’esprit, avec précisément lamême vue des choses qu’il avait alors (abstraction faite detouteautrelumièrequelaréflexionpeutluiavoirfourniedepuis),iln’auraitpaspuagirautrementqu’il

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ne l’a fait, (p. 287). Bref, il n’y a ici possibilité de choisir qu’entre la doctrine de la nécessité oul’absurditélapluscomplète(absolutenonsense).»

Orilfautremarquerqu’ilenaétédePriestleyexactementcommedeSpinoza,commeencored’unautre très grand homme dont je parlerai tout à l’heure. Priestley dit en effet dans la préface de lapremièreédition,p.XXVII:«Toutefois,jenemeconvertispasaisémentàladoctrinedelanécessité.CommeledocteurHartleylui-même,jerenonçaiàmalibertéavecbiendelapeine,etdansunelonguecorrespondance,quej’entretinsjadissurcesujet,j’aisoutenuavecopiniâtretéladoctrinedelaliberté,sanscéderlemoindrementauxargumentsquel’onm’objectaitalors.»

LetroisièmegrandhommequipassaparlesmêmesalternativesestVoltaire(60);ilnousl’apprendlui-même avec cette grâce et cette naïveté qui n’appartiennent qu’à lui. Dans son Traité deMétaphysique (chap. VII), il avait défendu longuement et avec vivacité la vieille doctrine du librearbitre.Maisdansunouvrageécritplusdequaranteansaprès,LePhilosopheignorant,ilproclamelanécessité rigoureuse des volitions, au chapitreXIII, qu’il termine ainsi : «Archimède est égalementnécessité de rester dans sa chambre, quand on l’y enferme, et quand il est si fortement occupé d’unproblèmequ’ilnereçoitpasl’idéed’ensortir:

Ducunt volentem fata, nolentem trahunt (Sénèque). L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujourspensédemême,maisilestenfincontraintdeserendre.»Danslelivresuivant:Leprinciped’action,ildit(chap.XIII):«Uneboulequienpousseuneautre,unchiendechassequicourtnécessairementetvolontairementaprèsuncerf,cecerfquifranchitunfosséimmenseavecnonmoinsdenécessitéetdevolonté : tout cela n’est pas plus invinciblement déterminé que nous le sommes à tout ce que nousfaisons.»

N’y a-t-il pas, dans le spectacle de cette triple conversion de trois esprits si supérieurs, de quoiétonnertouthommequientreprenddecombattredesvéritésaujourd’huisolidementétablies,aunomdutémoignagedusensintime:«Etpourtantjepeuxfairecequejeveux!»témoignagequi,àlavérité,n’ariendutoutàvoirdanslaquestion.

Après de tels exemples, nous ne devons pas être surpris que Kant ait admis la nécessité desmanifestations du caractère empirique sous l’influence des motifs, comme une chose entendue àl’avance pour lui-même et pour tout le monde, et ne se soit pas attardé à en donner une nouvelledémonstration.SesIdéespourunehistoireuniversellecommencentparcesmots:«Quelquenotionquel’onpuissesefairedulibrearbitreaupointdevuedelamétaphysique,ilestcependanthorsdedouteque lesmanifestationsdecettepuissance,àsavoir lesactionshumaines, sont,aussibienque tous lesautresphénomènesdelanature,déterminéespardesloisnaturellesgénérales.»–DanslaCritiquedelaRaisonpure(p.548dela1reoup.557dela5eédition),ils’exprimeainsi:

«Lecaractèreempiriquedevantêtre,commeeffet,dérivédesphénomènesetdeleurrègle,donnéepar l’expérience, toutes les actions de l’homme dans le phénomène sont donc déterminées suivantl’ordrephysiqueparsoncaractèreempiriqueetpard’autrescausesconcomitantes:etsinouspouvionspénétrerjusqu’aufondtouslesphénomènesdesonarbitre, iln’yauraitpasuneseuleactionhumainequ’on ne pût certainement prédire et connaître comme nécessaire, en partant de ses conditionsantérieures.Souslerapportempirique,iln’yadoncaucuneliberté,etcen’estcependantquesuivantcecaractèrequenouspouvonsconsidérerl’homme,lorsquenousvoulonsobserverseulement,etquenousvoulons scruter physiologiquement les causes déterminantes de ses actions, comme cela se pratiquedansl’anthropologie.»Danslemêmeouvrage,p.798dela1reoup.826dela5eédition,ildit:«Lavolontépeutaussiêtrelibre,maisuniquementencequiconcernelacauseintelligibledenotrevouloir;carpourcequiestdesphénomènes,desexpressionsdecettevolonté,c’est-à-diredesactions,nousnepouvons pas les expliquer autrement que comme le reste des phénomènes de la nature, c’est-à-dired’après leurs lois immuables, suivant une inviolable maxime fondamentale, sans laquelle il estimpossibledefaireaucunusagedenotreraisondansl’ordreempirique.»

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Et ailleurs encore dans laCritique de la Raison pratique (p. 166 de la 4e édition, ou p. 230 del’éditionRosenkranz):«Onpeutaccorderque,s’ilnousétaitpossibledepénétrerl’âmed’unhomme,tellequ’elleserévèlepardesactesaussibieninternesqu’externes,assezprofondémentpourconnaîtretouslesmobiles,mêmelespluslégers,quipeuventladéterminer,etdetenircompteenmêmetempsdetouteslesoccasionsextérieuresquipeuventagirsurelle,nouspourrionscalculerlaconduitefuturedecethommeavecautantdecertitudequ’uneéclipsedeluneoudesoleil.»

Maisiciilrattachesadoctrinedelacoexistencedelalibertéetdelanécessité,grâceàladistinctionentre lecaractère intelligibleet lecaractèreempirique,doctrinesur laquelle jemeproposederevenirplus bas, parce que j’y souscris sans réserve.Kant l’a exposée deux fois, une première fois dans laCritiquedelaRaisonpure(p.531-553dela1reédition,oup.500-582dela5eédition);etensecondlieu,avecplusdeclartéencore,danslaCritiquedelaRaisonpratique(p.169-179dela4eédition,oup.224-231 de l’édition Rosenkranz) : tout homme doit lire ces pages pensées avec une si éminenteprofondeur,s’ilveutsefaireuneidéeprécisedelaconciliationdelalibertéhumaineetdelanécessité[phénoménale]desactions.

Des productions de tous ces nobles et vénérables génies quim’ont précédé, le travail présent sedistingue jusqu’ici par deux points principaux. En premier lieu, sur l’indication de l’énoncé, j’aisoigneusementséparédansmonanalyse laperception intérieurede lavolontépar laconsciencede laperception externe des manifestations de celle-ci (volontés) ; puis je les ai examinées toutes deuxchacuneàpart,cequim’apermisdesignalerpourlapremièrefoislasourcedel’illusionquiexerceuneactionirrésistiblesurlaplupartdeshommes;ensecondlieu,j’aiconsidérélavolontédanssesrapportsavec tout le reste de la nature, ce que personne n'avait fait avant moi ; et ce n’est qu’à l’aide deslumièresquecesrecherchesm’ontfournies,quelesujetapuêtretraitéavectoutelasolidité,toutelaclarté,ettoutelagénéralitéméthodiquedontilestsusceptible.

Maintenant, encorequelquesmots suruncertainnombred’auteursquiontécrit aprèsKant,maisquejenecomptepointcependantparmimesprécurseurs.

Schelling a publié une paraphrase explicative de la doctrine souverainement importante deKantdont j’ai fait l’éloge plus haut, dans sonExamen de la question du libre arbitre (p. 465-471). Cetteparaphrase,parlavivacitédesoncoloris,peutservir,mieuxquel’expositionsolidemaisunpeusèchedeKant,àrendrelaquestionaccessibleàungrandnombredelecteurs.Duresteilnem’estpaspermisdeparlerdecetravailsansavertir,parrespectpourlavéritéetpourKant,queSchelling,enyexposantune des doctrines les plus importantes et les plus dignes d’admiration, je dirai même la plusprofondémentpenséedetouteslesthéoriesdeKant,nedéclarenullepartouvertementquelefondaumoinsdesidéesqu’ildéveloppeappartientàKant:bienplus,ils’exprimedetellesortequelamajeurepartie des lecteurs, auxquels le contenu des ouvrages longs et difficiles du grand homme n’est pasexactement présent à l’esprit, doivent s’imaginer qu’ils ont sous les yeux les propres pensées deSchelling.Unexemplechoisientrebeaucoupd’autresdémontreracombienlerésultataétéconformeàl’intentiondel’auteur.Aujourd’huiencoreunjeuneprofesseurdephilosophieàHalle,M.Erdmann,ditdanssonlivreintitulél’Âmeetlecorps(p.101):«QuoiqueLeibniz,demêmequeSchellingdanssadissertation sur la liberté, admette que l’âme se détermine avant le temps (extemporellement), etc. »Schellingestdoncsurcepointàl’égarddeKantdansl’heureusepositiond’AméricVespuceparrapportàColomb:ladécouvertefaiteparunautresetrouvesignéedesonnom.Ilestjustededired’ailleursquec’estlàunfruitdesasagacitéetnonpointduhasard.Carilcommenceainsisonchapitre,p.465:«C’estàl’idéalismequerevientlemérited’avoirtransportélaquestiondelalibertésurleterrain(duchoixextemporel),etc.,»etimmédiatementaprèssuitl’expositiondesidéeskantiennes.Ainsi,aulieudenommericiKant,cequieûtétéconformeàlaloyauté,ilditfinementl'idéalisme;maissouscetteexpression équivoque chacun entendra la philosophie de Fichte et la premièremanière fichtienne deSchelling, et non pas la doctrine de Kant, puisque celui-ci proteste contre l’appellation d’idéalisme

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donnée à sa philosophie, par exemple dans les Prolégomènes (p. 155 de l’édition Rosenkranz), et amême ajouté à sa seconde édition de la Critique de la Raison pure, p. 274, une « Réfutation del’idéalisme».Àlapagesuivante,Schellingglissetrèsadroitement,dansunephraseincidente,lesmotsde « notion kantienne » de la liberté, apparemment pour fermer la bouche à ceux qui se sont déjàaperçus que c’est le trésor des idées de Kant que l’auteur débite fastueusement comme sa propremarchandise.Plusloin(p.472),ilditencore,auméprisdetoutevéritéetdetoutejustice,queKantnes’estpasélevéenthéoriejusqu’àcenouveaupointdevue,etc.;tandisquechacunpeutconstateravecévidenceenrelisant,commej’aiconseillédelefaire, lesdeuximmortelspassagesdeKant,quec’estprécisément ce point de vue qui appartient originellement à Kant tout seul, et que, sans lui, milleintelligences de la force de Messieurs Fichte et Schelling(61) n’auraient jamais été capables d’yatteindre.Commej’avaisàparlericidutravaildeSchelling,jenepouvaispasgarderlesilencesurcepoint;etjecrois,enrevendiquantpourKantcequiincontestablementn’appartientqu’àlui,n’avoirfaitqueremplirmondevoirenverscegrandmaîtredel’humanité,quiseulavecGoetheestlelégitimeobjetd’orgueil de la nation allemande, et cela surtout à une époque à laquelle peut s’appliquer toutparticulièrementlemotdeGoethe:

«Lepeupledesgaminsestmaîtredelavoie.»Ajoutons que dans le même travail Schelling a mis tout aussi peu de pudeur à s’approprier les

pensées et les expressionsmêmesde JacobBoehme, sans avertir le lecteur de la source à laquelle ilpuisait.

En dehors de cette paraphrase des idées kantiennes, les Considérations sur le libre arbitre necontiennentriend’instructifouquipuissenousdonnerdeslumièresnouvellessurnotreproblème.C’estdurestecequ’onpeutprévoirdèsledébutenlisantladéfinition:«Lalibertéestlepouvoirdefairelebienoulemal.»Unetelledéfinitionpeutêtrebonnepourlecatéchisme:maisenphilosophieellen’apasdesens,etparsuiteellenepeutconduireàrien.Carlebienetlemalsontloind’êtredecesnotionssimples (notiones simplices) qui, évidentes par elles-mêmes, n’ont besoin d’aucun commentaire,d’aucunedéfinitionprécise,d’aucun fondement solide et rationnel.En somme, il n’y aqu’unepetitepartiedecettedissertationquiroulesurlelibrearbitre:cequ’onytrouvesurtout,c’estladescriptionminutieused’unDieuaveclequelMonsieur l’auteur(Verfasser) faitpreuved’une intimeaccointance,puisqu’ilnousdécritmêmesonorigine;ilfautseulementregretterqu’ilneconsacrepasunseulmotànousapprendreparquelsmoyens il a formécette liaison.Lecommencementdu livreestun tissudesophismes,donttouthommeestcapabledereconnaîtrelafrivolité,pourvuqu’ilneselaissepaséblouirparl’effronteriedutonaveclequelilssontdébités.

Depuis,etparl’effetmêmedecetteproductionetd’autressemblables,onavus’introduiredanslaphilosophieallemande,aulieudenotionsclairesetderecherchesloyalementpoursuivies,«l’intuitionintellectuelle»et«lapenséeabsolue».Tromper,étourdir,mystifier,recouriràtouslestoursd’adressepourjeterdelapoudreauxyeuxdulecteur,estdevenulaméthodeuniverselle,etpartoutàl’attentionquiexamineleschosess’estsubstituéel’intentionquilespréjuge.Parcetensembledemanœuvres,laphilosophie,sil’onpeutencorel’appelerdecenom,adûnécessairementtomberpardegrésdeplusenplus bas jusqu’à ce qu’elle atteignît enfin le dernier degré de l’avilissement dans la personne de lacréatureministérielleHegel(62).Cethomme,pouranéantirdenouveaulalibertédelapenséeconquiseparKant,osa transformer laphilosophie,cette fillede la raison,cettemère futurede lavérité,enuninstrumentdesintriguesgouvernementales,del’obscurantisme,etdujésuitismeprotestant:maispourdissimuler l’opprobre, et en même temps pour assurer le plus grand encrassement possible desintelligences, il jetasurelle levoileduverbiage lepluscreuxetdugalimatias leplusstupidequiaitjamaisétéentendu,dumoinsendehorsdesmaisonsdefous.

EnAngleterreouenFrance,laphilosophieestrestéedanssonensemblepresqueaumêmepointoùl’avaientlaisséeLockeetCondillac.MainedeBiran,quesonéditeur,M.Cousin,appelle«lepremier

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métaphysicienfrançaisdemontemps»,semontre,danssesNouvellesconsidérationssurlesrapportsdu physique et du moral (publiées en 1834)(63), partisan fanatique de la liberté d’indifférence, et ill’accepte comme une vérité qui s’entend tout à fait de soi. C’est ainsi que procèdent plusieurs desécrivainsphilosophesplusrécentsde l’Allemagne: la libertéd’indifférence,déguiséesous lenomde« libertémorale»,passeà leursyeuxpour lachosedumonde laplusassurée,absolumentcommesitous les grands hommes que j’ai nommés plus haut n’avaient jamais vécu. Ils déclarent que le librearbitrenousestimmédiatementprouvéparlaconscience,etqueletémoignagedecelle-cil’établitd’unefaçonsiinébranlable,quetouslesargumentsquilecombattentnepeuventêtrequedessophismes.Cettesereineconfianceprovienttoutsimplementdececi,quecesbravesgensnesaventmêmepascequ’estetcequesignifielelibrearbitre;dansleurnaïveté,ilsn’entendentparcemotquelasouverainetédelavolonté sur lesmembres du corps, souveraineté que jamais un homme raisonnable n’a révoquée endoute,etdont la fameuseaffirmation«Jepeux faireceque jeveux»estuneexpressionprécise. Ilss’imaginentde trèsbonnefoiquec’est làcequiconstitue le librearbitre,etsont toutfiersde levoirainsi au-dessus de toute controverse.Voilà l’état de naïveté et d’ignorance auquel, après un passé siglorieux,laphilosophiehégéliennearamenélapenséeenAllemagne!Àlavéritéonpourraitcrieràdesgensdecetteespèce:

«N’êtes-vouspascommelesfemmes,quitoujours,«Enreviennentàleurpremiermot,«Aprèsqu’onleuraparléraisonpendantdesheures?»

Toutefois il faut dire que lesmotifs théologiques signalés plus haut peuvent exercer une secrèteinfluencesurunbonnombred’entreeux.

À leur suite, écoutons avec quelle avidité les écrivains qui s’occupent demédecine, de zoologie,d’histoire, de belles lettres, saisissent aujourd’hui les moindres occasions de prôner la « liberté del’homme», la« libertémorale»!Cela leursuffitpoursecroirequelquechose.Àlavérité, ilsneselaissentpasameneràdonnerdesexplicationssurcesmots:maissil’onpouvaitsonderlefonddeleursidées,ontrouveraitqueparleurlibertémoraleilsentendent,oubienjenesaisquoidénuédetoussens,oubiennotrebonnevieillelibertéd’indifférence,sousquelquesublimephraséologiequ’ilspuissentladéguiser,c’est-à-direunenotiondel’absurditédelaquelleonneréussirapeut-êtrejamaisàconvaincrelevulgaire,maisquedumoinsdessavantsdevraientsegarderd’affirmeravectantdenaïveté!Aussiya-t-il parmi eux quelques peureux, qui sont bien amusants : n’osant plus parler du libre arbitre, ilsévitentcemotetdisentprétentieusement«lalibertédel’esprit»–et ilsespèrents’esquiverainsi.Jevoislelecteurmedemanderd’unairintrigué:«Etqu’entendent-ilsparlà?»Jesuisheureusementenétatdeleluidire:Rien,absolumentrien:–silesmotsenallemandsignifientquelquechose,cen’estlàqu’uneexpressionvague,àproprementparlerprivéedesens,souslecouvertdelaquelleleurplatitudeet leur lâcheté s’efforcent de se dissimuler. Le mot « esprit », expression à la vérité tropologique,désignepourtoutlemondel’ensembledesfacultésintellectuelles,paroppositionàlavolonté.Orcesfacultésnedoiventnullementêtrelibresdansleurexercice,maisseconformertoujoursauxloisdelalogiqueetdeplusrestersubordonnéesàl’objetparticulierqu’ellesconçoiventetenharmonieaveclui,desortequeleurconceptionsoitpure,c’est-à-direobjective,etqu’iln’yaitjamaislieudedire:Statprorationevoluntas.Ensomme,cet«esprit»quiaujourd’huis’étalepartoutdanslalittératureallemande,est un compagnon des plus suspects auquel il faut toujours demander son passeport quand on lerencontre.Sonmétierleplushabituelestdeservirdemasqueàlapauvretéintellectuelleassociéeàlalâcheté.D’ailleurslemotesprit(Geist)est,commeonsait,parentdumotgaz,quilui-même,dérivédel’arabeetintroduitdansnosvocabulairesparl’alchimie,signifievapeurouair,demêmequespiritus,(TEXTEGREC),animus,estparentd’(TEXTEGREC),vent.

Telest,danslemondephilosophiqueetdanslemondesavant,l’étatactueldesintelligencesausujet

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duproblèmequinousoccupe,aprèstoutcequ’ontenseignésurcepointtantdegrandsespritsdontnousvenonsderappelerlesnoms;cequipermetdeconstaterunfoisdeplusquenonseulementlanature,àtouteslesépoques,n’aproduitqu’unnombretrèsrestreintdevéritablespenseurs,maisquecespenseurseux-mêmesn’ontvécuquepouruntrèspetitnombredeleurssemblables.C’estpourcetteraisonquelafolieetl’erreurrégnentcontinuellementsurlemonde.

Dansunequestiondemorale, le témoignagedesgrandspoètesestaussid’uncertainpoids.Leursopinionsnesesontpasforméesàlasuited’uneétudesystématique;maislanaturehumaineestouverteà leurs pénétrants regards, et leurs yeux atteignent immédiatement à la vérité. – Dans Shakespeare(MeasureforMeasure,acteII,sc.II),IsabellademandeautyranAngelolagrâcedesonfrèrecondamnéàmort:

ANGELO.Jeneveuxpasluipardonner.ISABELLA.Maislepourriez-vous,sivouslevouliez?ANGELO.Songezquecequejeneveuxpasfaire,jenepeuxpaslefaire.

DanslaTwelfthNight,acteI,onlit:

Destin,montretaforce:nousnedisposonspasdenous-mêmes,Cequiestdécrétédoitêtre;etjem’abandonneàl’événement

WalterScott(64)aussi,cegrandconnaisseuretcegrandpeintreducœurhumainetdesesimpulsionsles plus secrètes, a mis en lumière cette profonde vérité, dans La source de saint Ronan, vol. 3,chap.VI.Ilnousreprésenteunepécheressequimeurtdanslerepentir,etquiessaiesursonlitdemortdesoulagerpardesaveuxsaconsciencetroublée:illuiprêteentreautreslesparolessuivantes:«Allez,etabandonnez-moiàmondestin. Jesuis laplusdétestablecréaturequiait jamaisvécu :détestableàmoi-même,cequiestlepire:carmêmedansmapénitenceilyaunsecretmurmurequimeditquesijeme trouvais de nouveau dans desmêmes circonstances qu’autrefois, je referais toutes lesmisérablesactionsque j’ai commises, et bienplus encore.Oh !queDieumevienneen aide, pour écraser cettecriminellepensée!»

Commecomplémentàcettepoétiqueexposition,jeciterailefaitsuivant,quiluiestpourainsidireparallèle, et fournit en même temps une preuve très convaincante à l’appui de la doctrine del’invariabilitédescaractères.Ilapasséen1845dujournalfrançaislaPressedansleTimesdu2juillet1845,d’oùjeletraduis.Ilaétépubliésouscetitre:«UneexécutionmilitaireàOran».«Le24marsunEspagnoldunomd’Aguilera,aliasGomez,avaitétécondamnéàmort.Lejouravantl’exécution,ildit, dans une conversation avec son geôlier : “Je ne suis pas aussi coupable qu’on l’a prétendu : onm’accused’avoircommistrentemeurtres,tandisquejen’enaicommisquevingt-six.Dèsmonenfancej’euslasoifdusang:quandj’avaisseptansetdemi,jepoignardaiunenfant.J’aiassassinéunefemmeenceinte,etplustardunofficierespagnol,ensuitedequoijemevisforcédem’enfuird’Espagne.JemesuisréfugiéenFrance,oùj’aicommisdeuxcrimesavantd’entrerdanslalégionétrangère.Detousmescrimes,celuiquejeregretteleplusestlesuivant:en1841jefisprisonnier,àlatêtedemacompagnie,uncommissaire-général,escortéd’unsergent,d’uncaporaletdesepthommes:jelesfistousdécapiter.Lamortdecesgenspèsesurmoi:jelesvoisdansmesrêves,etdemainjelesverraidanslessoldatsenvoyés pour me fusiller. Et néanmoins, si je recouvrais ma liberté, j’en assassinerais d’autresencore.”»

Lepassagesuivant,tirédel’IphigéniedeGoethe,peutencoreêtrerappeléavecavantageici:

ARGAS.Cartun’aspasfaitcasdemonfidèleconseil.IPHIGÉNIE.Cequej’aipufaire,jel’aifaitvolontiers.ARGAS.Ilesttempsencoredechangerd’avis.IPHIGÉNIE.Celan’estplusennotrepouvoir(65).

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TerminonsencitantunpassagecélèbreduWallensteindeSchiller,oùnotrevéritéfondamentalesetrouveégalementexpriméeavecéclat:

«Lesactionsetlespenséeshumaines,sachez-le,Nesontpassemblablesauxvaguesdelameremportéesparunmouvementaveugle.L’intérieurdel’homme,imageabrégéedumondeextérieur,estLasourceprofonded’oùellesjaillissentéternellement.Ellesseproduisentnécessairement,commelefruitdel’arbre,Etlesjeuxduhasardnesauraientleschanger.Quandj’aiétudiélespartieslesplusintimesdel’hommeJeconnaisaussietsesvolontésetsesactions(66).»

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CHAPITREVCONCLUSION

C’estavecplaisirquedanslechapitreprécédentj’airappeléausouvenirdulecteurlenomdetousceuxquienpoésiecommeenphilosophieontglorieusementsoutenulavéritépourlaquellejecombats.Toutefoiscenesontpaslesautorités,maislesarguments,quisontlesarmespropresdesphilosophes:aussimesuis-jeserviexclusivementdeceux-cipourétabliretdéfendremonopinion,àlaquellej’espèrepourtantavoirdonnéunteldegréd’évidence,quejemecroispleinementjustifiéàtirerlaconclusionànonposseadnonesse,dontj’aiparléencommençant.Toutd’abord,aprèsavoirexaminélesdonnéesfournies par le témoignage de la conscience, j’ai répondu négativement à la question de l’Académieroyale:maintenant,cettemêmeréponse,fondéesurunexamendirectetimmédiatdusensintime,c’est-à-direapriori,setrouveconfirméemédiatementetaposteriori:carilestévidentquelorsqu’unechosen’existepoint,onne saurait trouverdans laconscience lesdonnéesnécessairespourendémontrer laréalité.

Quandmême la vérité que j’ai démontrée dans ce travail appartiendrait à la classe de celles quipeuvent échapper à l’intelligence prévenue d’une multitude aux vues bornées, et même paraîtrechoquantes aux faibles et aux ignorants,une telle considérationnedevait toutefoispasme retenirdel’exposersansdétouretsansréticences;carjenem’adressepasencemomentaupeuple,maisàuneAcadémieéclairée,quin’apasmisauconcoursunequestionaussiopportuneenvued’enracinerplusprofondémentlespréjugés,maisenl’honneurdelavérité.–Enoutre,tantqu’ils’agitencored’établiret de consolider une idée juste, celui qui poursuit loyalement la vérité doit toujours considéreruniquement les arguments qui la confirment, et non les conséquences qu’elle peut entraîner, ce qu’ilseratoujourstempsdefairequandcetteidéeserasolidementétablie.Peseruniquementlesraisons,sansse préoccuper des conséquences, et ne pas se demander tout d’abord si une vérité nouvellementreconnues’accordeounonaveclesystèmedenosautresconvictions,–telleestlaméthodequeKantadéjàrecommandée,etjenesauraism’empêcherderépétericisespropresparoles(67):

« Cela confirme cette maxime déjà reconnue et vantée par d’autres, que dans toute recherchescientifique il faut poursuivre tranquillement son chemin avec toute la fidélité et toute la sincéritépossibles,sanss’occuperdesobstaclesqu’onpourraitrencontrerailleurs,etnesongerqu’àunechose,c’est-à-dire à l’exécuter pour elle-même, en tant que faire se peut, d’une façon exacte. Une longueexpériencem’aconvaincuquecequi,aumilieud’unerecherche,m’avaitparfoisparudouteux,comparéàd’autresdoctrinesétrangères,quandjenégligeaiscetteconsidérationetnem’occupaisplusquedemarecherche, jusqu’à ce qu’elle fût achevée, finissait par s’accorder parfaitement et d’une manièreinattendueaveccequej’avaistrouvénaturellement,sansavoirégardàcesdoctrines,sanspartialitéetsans amour pour elles. Les écrivains s’épargneraient bien des erreurs, bien des peines perdues(puisqu’ellesontpourobjetdesfantômes),s’ilspouvaientserésoudreàmettreplusdesincéritédansleurstravaux.»

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Ajoutonsàcelaquenosconnaissancesmétaphysiquessontencorebienloind’êtreassezcertainespour que nous ayons le droit de rejeter aucune vérité solidement démontrée, par cela seul que sesconséquences semblent en contradiction avec elles.Bien plus, toute vérité prouvée et établie est uneconquêtesurledomainedel’inconnudanslegrandproblèmedusavoirengénéral,etunfermepointd’appuioùl’onpourraappliquer les leviersdestinésàremuerd’autresfardeaux;c’estaussiunpointfixed’oùl’onpeuts’élancerd’unseulbond,danslesoccasionsfavorables,pourconsidérerl’ensembledeschosesd’unpointdevueplusélevé.Carl’enchaînementdesvéritésestsiétroitdanschaquepartiede la science, que celui qui a pris possession pleine et entière d’une quelconque d’entre elles peutlégitimement espérer qu’elle sera le point de départ d’où il s’avancera vers la conquête du tout.Demêmequepour lasolutiond’unequestiondifficiled’algèbreuneseulegrandeurdonnéepositivementest d’une importance inappréciable, parce qu’elle rend possible cette solution ; ainsi, dans le plusdifficiledetouslesproblèmeshumains,àsavoirlamétaphysique,laconnaissanceassurée,démontréeapriorietaposteriori,delarigoureusenécessitéaveclaquellelesacteshumainsrésultentducaractèreetdesmotifscommeunproduitdesesfacteurs,estundatumégalementsansprix,unevéritéà laseulelumièredelaquelleonpeutdécouvrirlasolutionduproblèmetoutentier.Aussitoutethéoriequinepeutpas s’appuyer surunedémonstration solide et scientifiquedoit s’effacerdevantunevérité aussi bienfondée, partout où elle se trouve en opposition avec elle, bien loin que le contraire ait lieu : et sousaucunprétextelavériténedoitselaisserentraîneràdesaccommodementsetàdesconcessions,poursemettreenharmonieavecdesprétentionsénoncéesauhasard,etpeut-êtreerronées.

Qu’onmepermetteencoreuneobservationgénérale.Unregardjetéenarrièresurlerésultatacquisnousdonnel’occasionderemarquerquepourlasolutiondesdeuxproblèmesquiontétédésignésdéjàdanslechapitreprécédentcommelesplusprofondsdelaphilosophiemoderne,etdontlesanciensparcontre n’avaient qu’une connaissance vague, – je veux dire le problème du libre arbitre et celui durapportde l’idéal etdu réel,– la raison saine,mais (philosophiquement) inculte,n’estpas seulementincompétente, mais a même une tendance naturelle et décidée à l’erreur, et que, pour l’en garantir,l’interventiond’unephilosophiedéjàfortavancéeestnécessaire.Ilesteneffettoutàfaitnaturelausenscommund’accorderbeaucouptropàl’objetdansl’ensembledelaconnaissance,etc’estpourquoiilafalluunLockeetunKantpourmontrerquellegrandepartdoityêtreattribuéeau sujet.Pourcequiconcernelavolonté,lesenscommunobéitàunpenchantcontraire:ilaccordebientroppeuàl’objetetbeaucoup trop au sujet, en faisant découler la volonté tout entière du sujet, sans tenir un comptesuffisantdufacteurobjectif,àsavoirlemotif,qui,àproprementparler,déterminel’essenceindividuelledesactions, tandis que c’est seulement leur caractère général et universel, c’est-à-dire leur caractèremoral fondamental, qui dérive du sujet. Une interprétation aussi inexacte de la vérité, naturelle àl’intelligencedans ledomainedesrecherchesspéculatives,nedoit toutefoispasnoussurprendre :carl’intelligenceestoriginellementdestinéeàpoursuivredesbutspratiques,etaucunementdesrecherchesspéculatives.

Si maintenant, à la suite de l’exposition précédente, nous avons clairement fait reconnaître aulecteur que l’hypothèse du libre arbitre doit être absolument écartée, et que toutes les actions deshommessontsoumisesàlanécessitélaplusinflexible,nousl’avonsparlàmêmeconduitaupointoùilpeutconcevoirlavéritablelibertémorale,quiappartientàunordred’idéessupérieur.

Ilexiste,eneffet,uneautrevéritédefaitattestéeparlaconscience,quej’aicomplètementlaisséedecôtéjusqu’icipournepasinterromprelecoursdenotreétude.Cettevéritéconsistedanslesentimentparfaitementclairet sûrdenotre responsabilitémorale,de l’imputabilitédenosactesànous-mêmes,sentimentquireposesurcetteconvictioninébranlable,quenoussommesnous-mêmeslesauteursdenosactions.Grâceàcetteconviction intime, ilnevientà l’espritdepersonne,pasmêmedeceluiquiestpleinementpersuadéde lanécessitéde l’enchaînement causaldenos actes, d’alléguer cettenécessitépoursedisculperdequelqueécart,etderejetersaproprefautedelui-mêmesurlesmotifs,bienqu’il

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soitétabliqueparleurentréeenjeul’actiondûtseproduired’unefaçoninévitable.Carilreconnaîttrèsbienquecettenécessitéestsoumiseàuneconditionsubjectiveetqu’objectivement,c’est-à-diredanslescirconstancesprésentes,par suite sous l’influencedesmêmesmotifsqui l’ontdéterminée,uneactiontoute différente, voiremême directement opposée à celle qu’il a faite, était parfaitement possible, etauraitpuêtreaccomplie,pourvutoutefoisqu’ileûtétéunautre:c’estdecelaseulementqu’ils’enestfallu.Pourlui-même,parcequ’ilestteletnontel,parcequ’ilatelcaractèreetnontelautre,uneactiondifférente n’était à la vérité pas possible ; mais en elle-même et par suite objectivement, elle étaitréalisable. Sa responsabilité, que la conscience lui atteste, ne se rapporte donc à l’acte même quemédiatementetenapparence:aufond,c’estsursoncaractèrequ’elleretombe;c’estdesoncaractèrequ’ilsesentresponsable.Etc’estaussidecelui-làseulquelesautreshommeslerendentresponsable,car les jugementsqu’ilsportentsursaconduite rejaillissentaussitôtdesactessur lanaturemoraledeleur auteur. Ne dit-on pas, en présence d’une action blâmable : « Voilà un méchant homme, unscélérat»,oubien:«C’estuncoquin!»–oubien:«Quelleâmemesquine,hypocrite,etvile!»–C’estsouscetteformeques’énoncentnosappréciations,etc’estsurlecaractèremêmequeportenttousnosreproches.L’action,aveclemotifquil’aprovoquée,n’estconsidéréequecommeuntémoignageducaractère de son auteur ; elle est d’ailleurs le symptôme le plus sûr de sa moralité, et montre pourtoujoursetd’unefaçonincontestablequelleestlanaturedesoncaractère.C’estdoncavecunegrandepénétrationqu’Aristoteadit :«Nous louonsceuxquiontdéjàfait leurspreuves.Lesactes,eneffet,sontlesignedeladispositionintérieure,àtelpointquenouslouerionsmêmeceluiquin’apasencoreagisinousavonsconfiancequ’ilestdisposéàlefaire(Rhétorique,1,9).»Cen’estpassuruneactionpassagère,maissurlesqualitésdurablesdesonauteur,c’est-à-diresurlecaractèredontelleémane,queportent la haine, l’aversion et le mépris. Aussi, dans toutes les langues, les épithètes marquant laperversionmorale,lestermesd’injurequilaflétrissent,sontbienplussouventdesattributsapplicablesàl’hommequ’auxactionsmêmesdontilserendcoupable.Onlesappliqueàsoncaractère(carc’estàluiqu’incombevéritablementlafaute),lorsquesesmanifestationsextérieures,c’est-à-diresesactes,ontrévélésanatureparticulièreetpermisdel’apprécier.

Là où est la faute doit être également la responsabilité : et puisque le sentiment de cetteresponsabilitéestl’uniquedonnéequinousfasseinduirel’existencedelalibertémorale,lalibertéelle-même doit résider là où la responsabilité réside, à savoir : dans le caractère de l’homme. Cetteconclusionestd’autantplusnécessairequenoussommespersuadésquelaliberténesauraitsetrouverdans les actions individuelles, qui s’enchaînent d’après un rigoureux déterminisme une fois que lecaractère est donné. Or le caractère, comme il a été montré dans le troisième chapitre, est inné etinvariable.

Nousallonsmaintenantconsidérerd’unpeuplusprès la libertéentenduedanscedernier sens, leseulpourlequeldesdonnéespositivesexistent,afinqu’aprèsavoirrefuséd’admettrelalibertécommeunfaitdeconscienceetenavoirdéterminélevéritablesiège,nousnousefforcionsautantquepossibledenousenfaireuneidéenetteaupointdevuephilosophique.

Dansletroisièmechapitre,onavuquechaqueactionhumaineestleproduitdedeuxfacteurs:lecaractèreindividueletlemotif.Celanesignifieaucunementqu’ellesoituneespècedemoyenterme,decompromis entre le motif et le caractère ; au contraire elle satisfait pleinement à chacun d’eux, ens’appuyant,danstoutesapossibilité,surlesdeuxàlafois;carilfautetquelacauseactivepuisseagirsur ce caractère, et que ce caractère soit déterminable par une telle cause.Le caractère est l’essenceempiriquement reconnue, constante et immuable,d’unevolonté individuelle.Or, commece caractèreestpourtouteactionunfacteuraussinécessairequelemotif,oncomprendparlàlesentimentquinousattesteque tousnosactesémanentdenous-mêmes, et cetteaffirmation« jeveux»,quiaccompagnetoutesnos actions, envertude laquelle chacundoit les reconnaître comme siennes, et en accepter laresponsabilitémorale.Nousretrouvonsicice«jeveux,etneveuxjamaisquecequejeveux»quenous

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rencontrions plus haut dans l’examen du témoignage de la conscience, et qui égare le sens communjusqu’àluifairesoutenirobstinémentl’existenced’unelibertéabsoluedufaireoudunepasfaire,d’unliberumarbitriumindifferentiœ.Cesentimentn’estriendeplusquelaconsciencedusecondfacteurdel’acte, qui en lui-même serait tout à fait insuffisant pour le produire et qui, par contre, le motifintervenant,estégalementincapabledefaireobstacleàsaproduction.Maiscen’estqu’aprèsavoirétéamenéainsiàdesmanifestationsactives,qu’ildonneàconnaîtresavéritablenatureà l’entendement,lequel,dirigéversledehorsplutôtqueverslededans,n’apprendàconnaîtrel’essencedelavolontéquise trouve associée à lui dans une même personne, que par l’observation empirique de sesmanifestations.C’est,àproprementparler,cetteconnaissancedeplusenplusimmédiateetintimeavecnous-mêmes qui constitue la conscience morale, laquelle, par cette raison, ne fait entendre sa voixdirectement qu’après l’action. Avant l’action, elle intervient tout au plus indirectement, en nousobligeant,aumomentdeladélibération,àtenircomptedesonentréeenjeuprochaine,quenousnousfiguronsgrâceànosréflexionsetànosretourssurlescasanalogues,ausujetdesquelselles’estdéjàprononcée.

Ilconvientàprésentderappeleraulecteur l’explicationproposéeparKantetdéjàmentionnéeauchapitreprécédent,surlerapportentrelecaractèreintelligibleetlecaractèreempirique,grâceàlaquellese concilient la liberté et la nécessité. Cette théorie appartient à ce que ce grand homme, et je diraimême à ce que toute l’humanité a jamais produit de plus beau et de plus profond. Il me suffit d’yrenvoyer,carceseraitm’étendreinutilementquedelareprendreici.Parelleseuleonpeutconcevoir,dans la mesure des forces humaines, comment la nécessité rigoureuse de nos actes est néanmoinscompatible avec cette liberté morale dont le sentiment de notre responsabilité est un irrécusabletémoignage;parelleencore,noussommeslesvéritablesauteursdenosactions,etcelles-cinoussontmoralementimputables.

La distinction entre le caractère empirique et le caractère intelligible, telle queKant l’a exposée,relèvedumêmeespritquesaphilosophietoutentière,dontletraitdominantestladistinctionentrelephénomène et la chose en soi. Et de même que pour Kant la réalité empirique du monde sensiblesubsisteconcurremmentavecsonidéalitétranscendantale,ainsilarigoureusenécessitation(empirique)denosactess’accordeavecnotrelibertétranscendantale.Carlecaractèreempirique,entantqu’objetdel’expérience,est,commel’hommetoutentier,unsimplephénomène,soumisparsuiteauxformesdetoutphénomène–letemps,l’espaceetlacausalité–etrégiparleurslois.Parcontre,laconditionetlabaseducaractèrephénoménalquel’expériencenousrévèle,indépendante,entantquechoseensoi,decesformes,etsoustraiteparsuiteàtoutchangementdansletemps,demeurantconstanteetimmuable,s’appelle le caractère intelligible, c’est-à-dire la volonté de l’homme en tant que chose en soi.Ainsiconsidérée,elleasansdoutelalibertéabsoluepourprivilège,c’est-à-direqu’elleestindépendantedelaloidecausalité(en tantquecelle-ciestsimplement laformedesphénomènes) ;maiscette libertéesttranscendantale,c’est-à-direqu’elleestinvisibledanslemondedel’expérience.Ellen’existequ’autantque nous faisons abstraction de l’apparence phénoménale et de toutes ses formes, pour nous éleverjusqu’àcetteréalitémystérieuse,qui,placéehorsdutemps,peutêtrepenséecommel’essenceintérieuredel’hommeensoi.Grâceàcetteliberté,touteslesactionsdel’hommesontvéritablementsonpropreouvrage,malgrélanécessitéaveclaquelleellesdécoulentducaractèreempirique,lorsquecelui-cisubitl’action des motifs ; parce que ce caractère empirique est simplement l’apparence phénoménale ducaractèreintelligible,soumisparnotreentendementauxformesdel’espace,dutempsetdelacausalité,c’est-à-dire lamanière et l’aspect sous lesquels se présente à notre entendement l’essence propre denotremoiensoi. Il suitde là sansdouteque lavolontéest libre,mais seulementenelle-même et endehors du monde des phénomènes. Dans ce monde-ci, au contraire, elle se présente déjà avec uncaractèregénéralentièrementfixéd’avance,auqueltouteslesactionsdoiventêtreconformes;parsuite,lorsqu’ellessontdéterminéesavecplusdeprécisionencoreparl’entréeenjeudesmotifs,ellesdoivent

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nécessairementseproduiredetelleoutellefaçon,àl’exclusiondetouteautre.Cesconsidérationsnousconduisent,commeilestfaciledelevoir,àchercherl’œuvredelaliberté

humaine,nonplus,ainsiquelefait lesenscommunduvulgaire,dansnosactionsindividuelles,maisdanslanaturetoutentière(existentiaetessentia)del’homme,quidoitêtreconsidéréecommeunactelibre,semanifestantseulement,–pourunentendementsoumisauxformesdutemps,del’espace,etdela causalité, – sous l’apparence d’une multiplicité et d’une variété d’actions, lesquelles cependant,précisément à cause de l’unité primitive de la chose en soi qu’ellesmanifestent, doivent toutes êtrerevêtues du même caractère, et paraître rigoureusement nécessitées par les différents motifs qui àchaque fois les provoquent et les déterminent individuellement. C’est pourquoi dans le monde del’expérience, lamaximeOperarisequiturEsse (lesactionssontconformesà l’essence)estunevéritéqui ne souffre pas d’exceptions. Chaque chose agit conformément à sa nature et c’est par sesmanifestationsactives,sous lasollicitationdesmotifs,quesanaturenousest révélée.Demême, touthommeagitconformémentàcequ’ilest,etl’actionconformeàsanatureestdéterminéedanschaquecasparticulierparl’influencenécessitantedesmotifs.Laliberté,quiparsuitenepeutpasexisterdansl’Operari (l’Action), doit résider dans I’Esse (l’Être). C’est une erreur fondamentale, un hystéronprotérondetouslestemps,d’attribuerlanécessitéàl’Êtreetlalibertéàl’Action:c’estlecontrairequiest le vrai ; dans l’Etre seul réside la liberté, mais de l’Esse et des motifs l’Operari résultenécessairement, et c’est par ce que nous faisons que nous reconnaissons nous-mêmes ce que noussommes. C’est sur cette vérité, et non sur une prétendue liberté d’indifférence, que reposent laconsciencedelaresponsabilitéetlatendancemoraledelavie.Toutdépenddecequ’estunhomme;cequ’il faitendécoulenaturellement, commeuncorollaired’unprincipe.Le sentiment intimedenotrepouvoirpersonneletdenotrecausalitéquiaccompagneincontestablementtousnosactes,malgréleurdépendanceàl’égarddesmotifs,etenvertuduquelnosactionssontditesnôtres,–nenousabusedoncpas :mais laportéevéritabledecetteconvictiondépasse la sphèredesacteset remonte, si l’onpeutdire, plus haut, puisqu’elle s’étend à notre nature et à notre essence mêmes, d’où découlentnécessairementtousnosactessousl’influencedesmotifs.Danscesens,onpeutcomparercesentimentde notre autonomie et de notre causalité personnelles, comme aussi celui de la responsabilité quiaccompagnenosactions,àuneaiguillequi,montrantunobjetplacéau loin, semblerait,auxyeuxduvulgaire,indiquerunobjetplusrapprochéd’elleetsituédanslamêmedirection.

Enrésumé,l’hommenefaitjamaisquecequ’ilveut,etpourtant,ilagittoujoursnécessairement.Laraisonenestqu’ilestdéjàcequ’ilveut:cardecequ’ilestdécoulenaturellementtoutcequ’ilfait.Sil’on considère ses actionsobjectivement, c’est-à-dire par le dehors, on reconnaît avec évidence que,commecellesde tous les êtresde lanature, elles sont soumises à la loide la causalitédans toute sarigueur;subjectivement,parcontre,chacunsentqu’ilnefaitjamaisquecequ’ilveut.Maiscelaprouveseulement que ses actions sont l’expression pure de son essence individuelle. C’est ce que sentiraitpareillementtoutecréature,mêmelaplusinfime,sielledevenaitcapabledesentir.

La liberté n’est donc pas supprimée parma solution du problème,mais simplement déplacée etreculée plus haut, à savoir en dehors du domaine des actions individuelles, où l’on peut démontrerqu’elle n’existe pas, jusque dans une sphère plus élevée, mais moins facilement accessible à notreintelligence–c’est-à-direqu’elleesttranscendantale.EttelleestaussilasignificationquejevoudraisvoirattribueràcetteparoledeMalebranche(68):«Lalibertéestunmystère»,devisesouslaquellelaprésentedissertationaessayéderésoudrelaquestionproposéeparl’Académieroyale.

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NOTES

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11.Aumoisd’avril1837,SchopenhauerlutdansunjournalquelaSociétéRoyaledeNorvègeavaitmisenconcourslaquestionsuivante:«Lelibrearbitrepeut-ilêtredémontréparletémoignagedelaconsciencedesoi?».Lephilosopheseportacandidatetobtintleprix.L’ouvrageparuten1841.

2Essaisurlelibrearbitre.3Essaisurlelibrearbitre.4Essaisurlelibrearbitre.5Essaisurlelibrearbitre.6Essaisurlelibrearbitre.7Essaisurlelibrearbitre.8Essaisurlelibrearbitre.9Essaisurlelibrearbitre.10Essaisurlelibrearbitre.11Essaisurlelibrearbitre.12Parerga(Ethique,DroitetPolitique).13Essaisurlelibrearbitre.14Essaisurlelibrearbitre.15Essaisurlelibrearbitre.16Essaisurlelibrearbitre.17LeMondecommevolontéetcommereprésentation.18Essaisurlelibrearbitre.19Essaisurlelibrearbitre.20Essaisurlelibrearbitre.21EthiqueàEudème,II,7.22SchopenhauerrevientlonguementsurcetteanalysedansLaQuadrupleRacineduprincipederaisonsuffisante.23Cf.LaQuadrupleRacineduprincipederaisonsuffisante.24Cf.LacritiquedeKantparSchopenhauerdansLeMondecommevolontéetcommereprésentation.25«IlsetrouvedéjàmentionnédansCicéron,souslenomdetactusinterior(Acad.Quœst.,IV,7).Plusexplicitementencoredanssaint

Augustin(DeLib.Arb.,II,3etsq.),puisdansDescartes(Princ.Phil.,IV,190);ilestdécritavectouslesdéveloppementsdésirablesparLocke.»(NotedeSchopenhauer)

26OntrouveraledéveloppementdecettethéoriedanslaDissertationsurlePrincipedeRaisonsuffisante,(NotedeSchopenhauer)27PourSchopenhauerlacausalitéestconçueindûmentcommeprincipederaisonsuffisante.(Cf.LaQuadrupleRacineduprincipede

raisonsuffisante).28SchopenhauerrevienttrèslonguementsurcetteanalysedansDelavolontédanslanature.29Schopenhauerpossédaitdesolidesconnaissancesenbotanique.30“Oncomprendquec’estdemoiqu’ils’agitencepassage,maisjenepouvaism’exprimeràlapremièrepersonne,l’incognitoétantde

rigueur.”(NotedeSchopenhauer)31LeMondecommevolontéetcommereprésentation.32Etatdescorpsencombustion.33Ceque l’hommeappelle liberté d’agir nediffère des « actions»des règnesvégétal,minéral et animal quepar l’aptitudequ’il a à

prendreconsciencedesespropresmotivations.34Cf.L’actegratuitdansLesCavesduVaticand’AndréGide.Lebesoind’échapperàtoutemotivationpourprouversaliberté,devient

lui-mêmeunemotivation.35Cf.Delavolontédanslanature.36Lastœchiométrieestunepartiedelachimiequirecherchelesproportionsdanslesquelleslescorpssecombinententreeux.37TyrandeGelaetdeSyracuse(478av.J.-C.);vainqueurdesCarthaginoisàHimère.38SchopenhauerrevientsurcesréflexionsdansLesAphorismessurlasagessedanslavie.39IlyabienchezSchopenhauerdes«bons»etdes«méchants»quin’ontà répondred’aucunde leursactesenparticulier (ceux-ci

déterminésparleurcaractère)maissontresponsablesdeleurcaractèreengénéralenunsenstrèsprochedela«liberténouménale»delaCritiquedelaRaisonpratiquechezKant.

40Rousseau,Confessions.41Schopenhauers’opposeiciàPlaton.42EcrivainlatinduIIesiècle.43LeMondecommevolontéetcommereprésentation.44«Cepassagetendàdevenirpeuàpeuunearmerégulièredansl’arsenaldesdéterministes,honneurauquellebonvieilhistorien,ilya

dix-huitcentsans,n’avaitcertainementjamaisrêvé.Hobbesl’arelevélepremier,etaprèsluiPriestley.EnsuiteSchellingl’areproduit,àlap.478desadissertationsurlaliberté,dansunetraductionlégèrementfausséeauprofitdesathèse;c’estpourcelaqu’ilnecitepaslenomdeVelleiusPaterculus,maissecontentededire,avecautantderéservequedemajesté:«unAncien».Enfinjen’aipum’empêcherdeleciteràmontour,puisqu’ilestvéritablementiciàsaplace.»(NotedeSchopenhauer)

45Dieuetlemonde,poésiesorphiques.46CritiquedelaRaisonpure.47Buridan:scolastiquenéàBéthunevers1300,mortaprès1358.L’originedecetargumentparaîtremonteràAristote.48«C’estlacorrespondancedeLeibnizavecCoste(OpéraPhil.,ed.Erdmann,p.447),quinousmontreleplusclairementcombienses

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idéesétaientpeuarrêtéesàcesujet.OnentrouverauneautrepreuvedanslaThéodicée,45-53.»(NotedeSchopenhauer)49Toutcequiarrive,arrivenécessairement.50Cf.Essaisurlesreligions(Parerga).51Traductiongrecquedelabiblehébraïque.52Docteurdel’Eglisenéen145,mortvers220.53Moinehérésiarque(360-442ap.J.-C.)Sadoctrine,lepélagisme,affirmel’excellencedelacréationetlelibrearbitreauxdépensdu

péchéorigineletdelagrâce.IlfutcombattuparsaintAugustin.54Vanini:(1585-1619)philosopheitalienpanthéiste:accuséd’athéisme,ilfutbrûlévif.55DavidHumenéetmortàEdimbourg(1711-1776)auteurduTraitédelanaturehumaine.56Vaucanson(1709-1782),célèbreparsonautomateducanard.57DisciplesdeManès(néen276enPerse).Celui-cifondalareligionmanichéenne,doctrined’undualismeradicalpourlaquellelemonde

entantquematièreetténèbresestfoncièrementmauvais.58DisciplesdePélage.59Schopenhauerfaitsouventréférenceàl’EnferdeDantedansleMondecommevolontéetcommereprésentation.60SchopenhauerdansletomeIVduMondecommevolontéetcommereprésentationfaitl’élogedeVoltairedontillouelepessimisme.61Schopenhauerleurreprocheparailleursl’obscurantismedeleurspensées.Fichte,quandilproduisaitenchairesestalentsdramatiques,

aimaitàrépéteravecunprofondsérieux,unevigueurimposanteetunairquiabasourdissaitlesétudiants:«Celaestparcequecelaest;etcelaestcommeilest,parcequecelaestainsi.»(Parerga)

Schelling,dignependantdeFichte,suivitbientôtlavoiedesonprédécesseur,qu’ilquittacependantpourproclamersapropredécouverte:l’identitéabsoluedusubjectifetdel’objectif,oul’idéaletleréel, impliquantquetoutcequiavaitétéséparé,avecundéploiementincroyabledeperspicacitéetde réflexion,pardesesprits rarescommeLockeetKant,devaitêtre fondudenouveaudans lamassepâteusedecetteidentitéabsolue.(Parerga)

62 Schelling traînait derrière lui une créature philosophiqueministérielle, Hegel, estampillé d’en haut grand philosophe, dans un butpolitique d’ailleurs mal calculé, charlatan plat, sans esprit répugnant, ignorant, qui, avec une effronterie, une déraison et uneextravagancesansexemple,compilaunsystèmequifuttrompetéparsesvénauxadeptescommeétantlasagesseimmortelle,etfutprisréellementpourtelleparlesimbéciles,cequiprovoquaunchœuradmiratiftelqu’onn’enavaitpasencoreentendu.(Parerga)

63Enmargedel’exemplairedeMainedeBiranluparSchopenhauer,onpeutlirececi:«Cabanis,legrandCabanis,dulivreduqueltuasvoléletitredutien,mondrôle!»

64Schopenhaueravaitlutoutel’œuvredeW.Scott,lepèred’Ivanhoé.65ActeIV,scèneII.66Wallenstein,acteII,scèneIII.Cettetirade,dansSchiller,vientimmédiatementàlasuitedestroisverscités,p.172.67CritiquedelaRaisonpratique,p.239del’éditionRosenkranz.68Schopenhauersetrompe.Lacitationestd’Helvétius(Del’Esprit,I,IV).