Schopenhauer, Arthur (1788-1860). De la quadruple racine ... LA QUADRUPLE RACINE DU... · ARTHUR...
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ARTHUR SCHOPENHAUER
DE LA QUADRUPLE RACINE DU
PRINCIPE DE
RAISON SUFFISANTE
Traduction par J. A. Cantacuzne
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tablissement de cette dition numrique et mise en page
par
Guy Heff
avril 2013
www.schopenhauer.fr
http://www.schopenhauer.fr/
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NOTE SUR CETTE DITION
La traduction propose est celle de J. A. Cantacuzne (1882).
Cette dition numrique a t allge de certaines notes du traducteur qui ne
simposaient gure. Toutes les notes et rfrences de Schopenhauer ont t conserves.
La traduction des citations grecques et latines a t rinsre dans le corps du texte.
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Table des matires PRFACE .................................................................................................................................. 5
CHAPITRE PREMIER : INTRODUCTION ............................................................................. 7
CHAPITRE II : EXPOS SOMMAIRE DE TOUT CE QUI A T ENSEIGN JUSQUICI
DE PLUS IMPORTANT SUR LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE. .................. 10
CHAPITRE III : INSUFFISANCE DE LEXPOS QUON EN A FAIT JUSQUICI ET
ESQUISSE DUN EXPOS NOUVEAU ............................................................................... 21
CHAPITRE IV : DE LA PREMIRE CLASSE DOBJETS POUR LE SUJET ET DE LA
FORME QUY REVT LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE. .............................. 23
CHAPITRE V : DE LA SECONDE CLASSE DOBJETS POUR LE SUJET, ET DE LA
FORME QUY REVT LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE. ............................ 64
CHAPITRE VI : DE LA TROISIME CLASSE DOBJETS POUR LE SUJET ET DE LA
FORME QUY REVT LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE. ............................ 84
CHAPITRE VII : DE LA QUATRIME CLASSE D'OBJETS POUR LE SUJET ET DE LA
FORME QUY REVT LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE. ............................ 90
CHAPITRE VIII : OBSERVATIONS GNRALES ET RSULTATS ............................... 96
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5 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
PRFACE
Cette dissertation de philosophie lmentaire a paru pour la premire fois en 1813, sous
forme de thse pour mon doctorat-; plus tard, elle est devenue le fondement de tout mon
systme. Aussi faut-il quelle ne soit jamais puise dans le commerce, comme cest le cas,
mon insu, depuis quatre ans.
Mais il me semblerait impardonnable de lancer encore une fois dans le monde cette uvre
de ma jeunesse, avec toutes ses taches et tous ses dfauts. Car je songe que le moment ne
saurait tre bien loin o je ne pourrai plus rien corriger; cest prcisment avec ce moment
que commencera la priode de ma vritable influence, et je me console par lespoir que la
dure en sera longue; car jai foi dans la promesse de Snque : Etiamsi omnibus tecum
viventibus silentium livor indixerit, venient qui sine offensa sine gratia judicent [Quand
lenvie aurait impos le mot dordre du silence toute ton poque, dautres se prsenteront
qui, sans prventions, sans complaisance, se feront tes juges] (Ep. 79). Jai donc corrig,
autant que faire se pouvait, le prsent travail de ma jeunesse, et, vu la brivet et lincertitude
de la vie, je dois mestimer particulirement heureux quil mait t donn de pouvoir rviser
dans ma soixantime anne ce que javais crit dans ma vingt-sixime.
Jai voulu nanmoins tre trs indulgent pour mon jeune homme et, autant que possible,
lui laisser la parole et mme lui laisser tout dire. Cependant, quand il avance quelque chose
dinexact ou de superflu, ou bien encore quand il omet ce quil y avait de meilleur dire, jai
bien t oblig de lui couper la parole, et cela est arriv assez frquemment ; tellement, que
plus dun lecteur prouvera le mme sentiment que si un vieillard lisait haute voix le livre
dun jeune homme, en sinterrompant souvent pour mettre ses propres considrations sur le
sujet.
On comprendra facilement quun ouvrage ainsi corrig et aprs un intervalle aussi long,
na pu acqurir cette unit et cette homognit qui nappartiennent qu ce qui est coul dun
jet. On sentira dj dans le style et dans la manire dexposer une diffrence si manifeste, que
le lecteur dou dun peu de tact ne sera jamais dans le doute si cest le jeune ou le vieux quil
entend parler. Car, certes, il y a loin du ton doux et modeste du jeune homme qui expose ses
ides avec confiance, tant assez simple pour croire trs srieusement que tous ceux qui
soccupent de philosophie ne poursuivent que la vrit, et quen consquence quiconque
travaille faire progresser celle-ci ne peut qutre le bien venu auprs deux; il y a loin, dis-je,
de ce ton la voix dcide, mais parfois aussi quelque peu rude, du vieillard qui a bien d
finir par comprendre dans quelle noble compagnie de chevaliers dindustrie et de plats et
serviles courtisans il sest fourvoy, et quels sont leurs vritables desseins. Oui, le lecteur
quitable ne saurait me blmer quand parfois lindignation me jaillit par tous les pores; le
rsultat na-t-il pas dmontr ce qui advient quand, nayant la bouche que la recherche de la
vrit, on nest constamment occup qu deviner les intentions des suprieurs les plus haut
placs, et quand aussi, dautre part, tendant aux grands philosophes le e quovis ligno fit
Mercurius , un lourd charlatan comme Hegel arrive, lui aussi, passer tout bonnement pour
un grand philosophe. Et, en vrit, la philosophie allemande est couverte aujourdhui de
mpris, bafoue par ltranger, repousse du milieu des sciences honntes, comme une fille
publique qui, pour un vil salaire, sest donne hier celui-l, aujourdhui un autre ; les
cervelles des savants de la gnration actuelle sont dsorganises par les absurdits dun
Hegel : incapables de penser, grossiers et pris de vertige, ils deviennent la proie du vil
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6 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
matrialisme qui a clos de luf du basilic. Bonne chance eux ! Moi, je retourne
mon sujet.
Il faut donc que le lecteur prenne son parti de la disparit de ton ; car je nai pas pu ajouter
ici, en supplment spar, les additions ultrieures, comme je lai fait pour mon grand
ouvrage. Ce qui importe, ce nest pas que lon sache ce que jai crit vingt-six ou soixante
ans, mais que ceux qui veulent sorienter, se fortifier et voir clair dans les principes
fondamentaux de toute philosophie, trouvent, mme dans ces quelques feuilles, un opuscule
o ils puissent apprendre quelque chose de solide et de vrai : et ce sera le cas, je lespre. Par
le dveloppement que jai donn certaines parties, louvrage est mme devenu une thorie
rsume de toutes les facults de lintelligence ; cet abrg, tout en nayant pour objet que le
principe de la raison, expose la matire par un ct neuf et tout fait particulier, et trouve
ensuite son complment dans le 1er
livre de mon ouvrage Le monde comme volont et
reprsentation, dans les chapitres du 2e volume qui se rapportent ce sujet, et dans la Critique
de la philosophie kantienne .
ARTHUR SCHOPENHAUER.
Francfort-sur-le -Main, septembre 1847.
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7 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
CHAPITRE PREMIER : INTRODUCTION
1. La mthode.
Platon le divin et ltonnant Kant recommandent, dune voix unanime et imprieuse, la
rgle suivante comme mthode pour toute discussion philosophique, pour toute connaissance
mme. II faut, disent-ils, satisfaire deux lois, celle de lhomognit et celle de la
spcification, toutes les deux dans la mme mesure et non pas lune seulement au
dtriment de lautre. La loi de lhomognit nous enseigne, par ltude attentive des
ressemblances et des concordances, concevoir les espces, grouper celles-ci en genres et
ces derniers en familles, jusqu ce que nous arrivions la notion suprme qui comprend tout.
Cette loi tant transcendantale, et essentielle notre raison, prsuppose sa concordance avec
la nature ; cest ce quexprime cet ancien prcepte : Entia prter necessitatem non esse
midtiplicanda. [Les tres ne doivent pas tre multiplis moins que ce ne soit ncessaire]
Par contre, Kant nonce ainsi la loi de la spcification : Entium varietates non temere esse
minuendas. [On ne doit pas rduire sans raison les espces diffrentes dtres] Celle-ci exige
que nous sparions scrupuleusement les genres groups dans la vaste notion de famille, de
mme que les espces suprieures et infrieures, comprises dans ces genres ; elle nous impose
dviter avec soin les sauts brusques et surtout de ne pas faire entrer directement quelque
espce dernire, et plus forte raison quelque individu, dans la notion de famille; car toute
notion est susceptible dtre encore subdivise en notions infrieures, et aucune ne descend
jusqu lintuition pure. Kant enseigne que ces deux lois sont des principes transcendants de la
raison et quelles rclament priori laccord avec les choses : Platon semble noncer, sa
faon, la mme proposition quand il dit que ces rgles auxquelles toute science doit son
origine nous ont t jetes par les dieux du haut de leur sige, en mme temps que le feu de
Promthe.
2. Son application dans le cas prsent.
Malgr daussi puissantes recommandations, la seconde de ces lois a t, selon moi, trop
peu applique un principe fondamental de toute connaissance, au principe de la raison
suffisante. En effet, quoiquon lait ds longtemps et souvent nonc dune manire gnrale,
on a nglig de sparer convenablement ses applications minemment diffrentes, dans
chacune desquelles il adopte une autre signification, et qui montrent par l quil prend sa
source dans des facults intellectuelles distinctes. Or, si lon compare la philosophie de Kant
avec toutes les doctrines antrieures, on peut se convaincre que cest surtout dans ltude des
facults intellectuelles que lapplication du principe de lhomognit, lorsquon a nglig
dappliquer en mme temps le principe oppos, a produit de nombreuses et longues erreurs ;
et que cest par contre en appliquant la loi de spcification que lon a obtenu les progrs les
plus grands et les plus importants.
Que lon me permette donc, car cela donnera de lautorit au sujet que je me propose de
traiter, de citer ici un passage o Kant recommande dappliquer aux sources de nos
connaissances le principe de la spcification. Il est de la plus haute importance, dit-il,
d'isoler les connaissances qui, par leur nature et leur origine, diffrent entre elles, et de se
bien garder de les laisser se confondre avec d'autres connaissances auxquelles elles sont
jointes dordinaire dans la pratique. Ainsi que procde le chimiste pour lanalyse de la
matire, ou le mathmaticien pour ltude des mathmatiques pures; ainsi, et plus
rigoureusement encore, doit procder le philosophe pour pouvoir dterminer srement la
valeur et l'influence qui appartiennent en propre telle ou telle espce particulire de
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8 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
connaissance, dans lemploi vague de lentendement. (Critique de la raison pure, tude de
la mthode, 3e div. pr.1)
3. Utilit de cet examen
Si je russis dmontrer que le principe qui fait lobjet de cette tude dcoule ds labord
de plusieurs connaissances fondamentales, de notre esprit et non directement dune seule, il
en rsultera que le principe de ncessit quil emporte avec soi comme, principe tabli
priori ne sera pas non plus unique et partout le mme, mais quil sera aussi multiple que les
sources du principe lui-mme. Cela tant, quand on voudra baser une conclusion sur ce
principe, lon sera tenu de spcifier bien exactement sur laquelle des diverses ncessits,
formant la base du principe, la conclusion sappuie, et de dsigner cette ncessit par un nom
spcial, comme je vais en proposer plus loin. Les discussions philosophiques y gagneront, je
lespre, en nettet et en prcision ; pour ma part, je considre quen philosophie la plus,
grande clart possible, cette clart que lon ne peut obtenir que par la dtermination
rigoureuse de chaque expression, est la condition imprieusement exige pour viter toute
erreur et tout risque dtre tromp avec prmditation : ainsi seulement, toute connaissance
acquise, dans le domaine de la philosophie deviendra notre proprit assure, quaucun
malentendu, aucune quivoque, dcouverts par la suite, ne pourront plus venir nous arracher.
En gnral, le vritable philosophe sefforcera sans cesse dtre clair et prcis ; il cherchera
toujours ressembler non pas un torrent qui descend des montagnes, trouble et imptueux,
mais plutt un de ces lacs de la Suisse, trs profonds, auxquels leur calme donne une grande
limpidit et dont la profondeur est rendue visible par cette limpidit. La clart est la bonne
foi des philosophes, a dit Vauvenargues. Le faux philosophe, au contraire, ne cherche pas,
selon la maxime de Talleyrand, employer les mots pour dissimuler ses penses, mais bien
pour couvrir le manque de penses : il rend responsable lintelligence du lecteur, quand celui-
ci ne comprend pas des philosophmes dont lincomprhensibilit ne provient que de
lobscurit des propres penses de lauteur. Ceci explique pourquoi certains ouvrages, ceux de
Schelling par exemple, passent si souvent du ton de lenseignement celui de linvective : on
y tance par anticipation le lecteur pour son ineptie.
4. Importance du principe de la raison suffisante.
Cette importance est immense ; on peut dire que ce principe est la base de toute science.
Car on entend par science un systme de connaissances, cest--dire un ensemble compos de
connaissances qui senchanent les unes aux autres, par opposition un simple agrgat. Mais
quest ce qui relie entre eux les membres dun systme, si ce nest le principe de la raison
suffisante? Ce qui distingue prcisment toute science dun simple agrgat, cest que chaque
connaissance y drive dune connaissance antrieure, comme de son principe. Aussi Platon
dit-il : Mme les opinions vraies sont de peu de valeur, tant quon ne les a pas enchanes
par un raisonnement de causalit. (Meno, p. 385, d. Bipont.) En outre, presque toutes les
sciences renferment des notions de causes dont on dtermine les effets, et dautres notions sur
la ncessit des consquences, qui dcoulent dun principe, ainsi que nous le verrons dans le
cours de cette tude; cest ce quAristote exprimait ainsi : Dune manire gnrale, toute
science discursive, ou participant du raisonnement en quelque point, traite de causes ou de
1 afin de pouvoir dterminer srement la part de chaque espce de connaissance, lusage vagabond de
lentendement, sa valeur propre et son influence. Crit. de la R. P., traduction de M. Tissot. Voir tome II, p.
542. (Paris, Ladrange, 1843.)
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9 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
principes plus ou moins rigoureux . (Mtaph., V, 1.) Or, comme nous avons admis
priori que tout a une raison dtre qui nous autorise chercher partout le pourquoi, on peut
dire bon droit que le pourquoi est la source de toute science.
5. Du principe lui-mme.
Nous montrerons plus loin que le principe de la raison suffisante est une expression
commune plusieurs connaissances donnes priori. Nanmoins, il faut bien pour le moment
le formuler dune manire quelconque. Je choisis la formule de Wolf, comme tant la plus
gnrale : Nihil est sine ratione cur potins sit, quam non sit. [Rien nest sans une raison
dtre].
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10 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
CHAPITRE II : EXPOS SOMMAIRE DE TOUT CE QUI A T ENSEIGN
JUSQUICI DE PLUS IMPORTANT SUR LE PRINCIPE DE LA RAISON
SUFFISANTE.
6. Premire nonciation du principe et distinction entre deux de ces
significations.
Lnonciation abstraite, plus ou moins prcise, dun principe aussi primordial de toute
connaissance, a d tre formule ds longtemps ; aussi serait-il difficile et sans grand intrt
de montrer o lon en peut trouver la premire mention. Platon et Aristote ne le posent pas
encore comme un principe capital; mais ils lnoncent plusieurs reprises comme une vrit
certaine par elle-mme. Platon, par exemple, dit avec une navet qui, ct des recherches
critiques des temps modernes, apparat comme ltat dinnocence en regard de celui de la
connaissance du bien et du mal : Il est ncessaire que tout ce qui nat, naisse par laction
dune cause ; comment natrait-il autrement ? (Phileb., p. 240, d. Bip.) Et dans le Time (p.
302, ibid) : Tout ce qui nat, nait ncessairement par laction dune cause, car il est
impossible que quoi que ce soit puisse natre sans cause. Plutarque, la fin de son livre
De fato, cite, parmi les maximes fondamentales des Stociens, la suivante : Ce qui passe
pour le principe premier et fondamental, cest que rien narrive sans cause et que tout, au
contraire, arrive selon des causes prcdentes.
Aristote, dans ses Analytiques postrieures, I, 2, nonce aussi peu prs le principe de la
raison en ces termes : Nous estimons possder la science dune chose quand nous croyons
que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, et quen outre il nest pas possible que
la chose soit autrement quelle est . Dans sa Mtaphysique, liv. IV, ch. 1, il spare dj les
raisons, ou plutt les principes, archai, en plusieurs espces, et en distingue huit ; mais cette
division manque de fondement et de prcision. Il dit nanmoins trs justement : Le caractre
commun de tous les principes, cest donc dtre la source do ltre, ou la gnration, ou la
connaissance drive. Dans le chapitre suivant, il distingue plusieurs espces de causes, mais
assez superficiellement et sans ordre. Dans ses Analytiques postrieures, II, 11, il tablit
cependant plus exactement quici quatre espces de raisons : Les causes sont au nombre de
quatre : en premier lieu, la quiddit ; en second lieu, que certaines choses tant donnes, une
autre suit ncessairement ; en troisime lieu, le principe du mouvement de la chose ; et en
quatrime lieu, la fin en vue de laquelle la chose a lieu . Cest l lorigine de la division des
causes, gnralement adopte par les scolastiques, en causas materielles, formelles, efficientes
et finales, ainsi quon peut le voir galement dans les Disputationibus metaphysicis Suarii,
disp. 12, sect. 2 et 8, qui constituent un vritable manuel de la scolastique. Hobbes (De
corpore, P. II, ch. 10, 7) la cite aussi et lexplique. On retrouve cette division, plus
dtaille encore et plus claire, dans Aristote, Mtaphysique, I, 3. Il la rappelle galement dans
son livre De somno et vigilia, ch. 2. Pour ce qui concerne la distinction si importante entre
un principe de connaissance et une cause, Aristote laisse entrevoir quil a quelque notion de la
chose, car il expose en dtail dans ses Analytiques postrieures, I, 13, que savoir et prouver
quune chose est diffre beaucoup de savoir et prouver pourquoi elle est ; or ce quil entend
dans le second cas, cest la connaissance de la cause, et, dans le premier, cest le principe de
la connaissance. Nanmoins, il nest jamais parvenu avoir une notion bien prcise de cette
diffrence sans quoi il let maintenue et observe dans ses autres ouvrages galement, ce qui
nest pas du tout le cas ; car l mme o, comme dans les passages cits plus haut, il se
propose de distinguer, les diffrentes espces de raisons, il perd de vue la diffrence, si
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11 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
essentielle pourtant, dont il est question ici; en outre, il emploie constamment le mot aition
pour dsigner toute raison, de quelque nature quelle soit : il appelle mme trs souvent le
principe de connaissance, voire mme les prmisses dune conclusion aitias , comme par
exemple dans la Mtaphysique, IV, 18; dans la Rhtorique, II, 21; dans le De plantis, I, p. 816
(d. Berlin), et surtout dans les Analytiques postrieures, I, 2, o il appelle nommment les
prmisses dune conclusion causes de la conclusion . Or dsigner par un mme mot deux
notions analogues est un indice que lon ne connat pas leur diffrence, ou du moins quon ne
la maintient pas fermement : une homonymie accidentelle de choses trs dissemblables est un
cas tout fait diffrent. Son erreur se manifeste le plus clairement dans sa dmonstration du
sophisme non caus ut causa au livre De sophisticis elenchis, ch. 5. Dans ce passage, il
entend par aition exclusivement la raison dmonstrative, les prmisses, donc un principe
de connaissance ; en effet, ce sophisme consiste en ce que lon pose trs justement comme
impossible une chose qui na aucune influence sur la thse conteste et par laquelle on prtend
nanmoins avoir renvers cette thse. Il ny est donc nullement question de causes physiques.
Mais lemploi du mot aition a eu tant dautorit auprs des logiciens modernes, que, sen
tenant uniquement cette expression, ils prsentent toujours dans leurs dmonstrations des
fallaciarum extra, dictionem, la fallacia non causse ut causa, comme ils feraient pour
lnonciation dune cause physique, ce qui nest pas : ainsi font, par exemple, Reimar, G.-E.
Schultze, Fries et tous ceux que jai consults ; cest dans la Logique de Twesten que, pour la
premire fois, je trouve ce sophisme expos exactement. Dans dautres ouvrages et
dissertations scientifiques, par laccusation de fallacia non caits ut causa, on entend
galement en gnral le fait de mettre en avant une fausse cause.
Sextus Empirions nous fournit encore un exemple frappant de cette erreur qui consiste
confondre la loi logique du principe de la connaissance avec la loi naturelle transcendantale
de cause et effet. Dans le 9e, livre de son ouvrage Adversus mathematicos, livre intitul
Adversus physicos, 204, il se propose de prouver la loi de causalit et dit ce sujet : Celui
qui prtend quil nexiste aucune cause, ou bien na aucune cause pour le prtendre, ou bien il
en a une. Dans le premier cas, son affirmation nest pas plus vraie que laffirmation contraire;
dans le second, il prouve par son assertion mme quil existe des causes.
Nous voyons donc que les anciens nen taient pas encore arrivs distinguer nettement la
ncessit dun principe de connaissance, servant tablir un jugement, de celle dune cause
pour la production dun vnement rel. Plus tard, la loi de la causalit fut pour les scoliastes
un axiome plac au-dessus de tout examen. Non, inquirimus an causa sit, quia nihil est per se
notius, [Nous ne cherchons pas sil existe une cause ; rien ntant davantage vident par soi
dit Suarez, disp. 12, sect. 1. En outre, ils conservaient, daprs Aristote, la division des causes,
telle que nous lavons cite plus haut. Mais eux non plus, autant que je puis le savoir,
navaient aucune notion de la distinction ncessaire faire, dont nous traitons ici.
7. Descartes.
Nous trouvons notre excellent Descartes lui-mme, le fondateur de lanalyse subjective et,
par consquent, le pre de la philosophie moderne, plong, sur cette matire, dans des
confusions peine explicables, et nous verrons tout lheure quelles srieuses et
dplorables consquences ces erreurs ont conduit en mtaphysique. Dans la Responsio ad
secundas objectiones in meditationes de prima philosophia, axioma 1, il dit : Nulla res
existit de qua non possit quri qunam sit causa cur existat. Hoc enim de ipso Deo quri
potest, non quod indigeat ulla causa ut existat, sed quia ipsa ejus natur immensitas est causa
sive ratio, propter quam nulla causa indiget ad existendum. [Il ny a aucune chose existante
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12 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
de laquelle on ne puisse demander la cause pourquoi elle existe. Car cela mme se peut
demander de Dieu ; non quil ait besoin daucune cause pour exister. Il aurait d dire :
Limmensit de Dieu est un principe de connaissance dont il rsulte que Dieu na pas besoin
de cause. Cependant il confond les deux choses, et lon sent quil na pas une connaissance
bien claire de la grande diffrence entre une cause et un principe de connaissance. Mais, vrai
dire, cest lintention chez lui qui fausse le jugement. En effet, ici, o la loi de causalit
exigeait une cause, il glisse la place un principe de connaissance, parce que celui-ci ne
pousse pas de suite plus loin comme lautre, et il se fraye ainsi, laide de cet axiome mme,
la voie vers la preuve ontologique de lexistence de Dieu, preuve dont il fut linventeur,
puisque saint Anselme nen avait donn quune indication gnrale. Car, immdiatement la
suite des axiomes dont celui que nous avons cit est le premier, il pose formellement et
srieusement cette dmonstration ontologique; en ralit, elle est dj nonce dans cet
axiome, ou, tout au moins, elle y est contenue aussi forme que le poussin dans un uf
longtemps couv. Ainsi donc, pendant que toutes les autres choses demandent une cause de
leur existence, au lieu de cette cause, pour Dieu, que lon a fait arriver par lchelle de la
dmonstration cosmologique, il suffit de cette immensitas, comprise dans sa propre notion,
ou, comme sexprime la dmonstration elle-mme: In conceptu entis summe perfecti,
existentia necessaria continetur. [Dans le concept dun tre souverainement parfait,
lexistence est ncessairement souverainement parfait, lexistence est ncessairement
comprise]. Cest donc l le tour de passepasse pour lexcution duquel on sest servi
immdiatement, in majorem Dei gloriam, de cette confusion dj familire Aristote entre les
deux significations principales du principe de la raison.
Examine au grand jour et sans prventions, cette fameuse dmonstration ontologique est
vraiment une bouffonnerie des plus plaisantes. Quelquun, une occasion quelconque, se cre
une notion, quil compose de toutes sortes dattributs, parmi lesquels il a soin quil se trouve
aussi lattribut de ralit ou dexistence, soit que cet attribut soit crment et ouvertement
nonc, soit, ce qui est plus convenable, quil soit envelopp dans quelque autre attribut, tel
que, par exemple, perfectio, immensitas ou quelque chose danalogue. Or il est connu que lon
peut extraire dune notion donne, au moyen de simples jugements analytiques, tous ses
attributs essentiels, cest--dire ceux dont se compose la notion, de mme que les attributs
essentiels de ces attributs, lesquels sont alors logiquement vrais; cest--dire que leur principe
de connaissance se trouve dans la notion donne. En consquence, notre homme choisit dans
cette notion, quil a forme son gr, et fait ressortir lattribut de ralit ou dexistence ;
ensuite il vient soutenir quun objet qui correspondrait la notion a une existence relle et
indpendante de cette notion :
Si lide ntait pas si diablement ingnieuse, on serait tent de lappeler superlativement
bte. (Schiller, Wallenstein)
Du reste, la rponse trs simple faire cette dmonstration ontologique est la suivante :
Tout dpend de la question de savoir o tu as t prendre ta notion; las-tu puise dans ton
exprience? la bonne heure ; dans ce cas, son objet existe et na pas besoin dautre preuve ;
au contraire, a-t-elle clos dans ton propre sinciput : alors tous ses attributs ny peuvent rien ;
elle nest quune pure chimre. Que la thologie ait d recourir de semblables
dmonstrations, afin de pouvoir prendre pied sur le domaine de la philosophie, domaine qui
lui est entirement tranger, mais sur lequel elle serait bien aise de se placer, voil qui suffit
faire apprcier lavance trs dfavorablement ses prtentions, Mais admirons la sagesse
prophtique dAristote ! Il navait jamais rien entendu dire de la preuve ontologique; mais,
comme si, perant du regard la nuit des sombres temps futurs, il avait entrevu cette finasserie
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13 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
scolastique et avait voulu lui barrer le chemin, il dmontre soigneusement, au chapitre VII du
second livre des Analytiques postrieures, que la dfinition dune chose et la preuve de son
existence sont deux points diffrents et ternellement spars, vu que par la premire nous
apprenons ce que la chose signifie et par la seconde nous apprenons quelle existe : pareil un
oracle de lavenir, il prononce la sentence suivante : ltre nest jamais la substance de quoi
que ce soit, puisquil nest pas un genre Cela signifie : lexistence ne peut jamais faire partie
de lessence; l tre ne peut jamais appartenir la substance de lobjet.
On peut voir combien, au contraire, M. de Schelling rvre la preuve ontologique, dans
une longue note la page 152 (dition allemande) du premier volume de ses crits
philosophiques de 1809. On peut surtout y voir quelque chose de plus instructif encore,
savoir comment il suffit dtre un hbleur effront et fanfaron pour pouvoir jeter de la poudre
aux yeux des Allemands. Mais quun aussi pitoyable sire que Hegel, qui nest vrai dire
quun philosophastre et dont la doctrine est simplement une amplification monstrueuse de la
dmonstration ontologique, ait voulu dfendre celle-ci contre la critique de Kant, voil une
alliance dont la dmonstration ontologique elle-mme rougirait, si peu capable quelle soit de
rougir. Il ne faut pas attendre de moi que je parle avec considration de gens qui ont fait
tomber la philosophie dans le mpris.
8. Spinoza.
Bien que la philosophie de Spinoza consiste principalement dans la ngation du double
dualisme, tabli par son matre Descartes, entre Dieu et le monde, et entre lme et le corps,
cependant il lui est rest entirement fidle sur un point: il confond et mle lui aussi, comme
nous avons dmontr plus haut que le faisait Descartes, le rapport entre principe de
connaissance et consquence avec celui de cause effet ; il cherche mme, autant quil est en
son pouvoir, en retirer de plus grands profits encore pour sa mtaphysique que son matre
nen avait retir pour la sienne ; car cette confusion forme chez Spinoza la base de tout son
panthisme.
En effet, dans une notion sont compris implicitement tous ses attributs essentiels; par suite,
on peut les en dduire explicitement par de simples jugements analytiques : leur somme
constitue sa dfinition. Celle-ci ne diffre donc de la notion que par la forme et non par le
fond, en ce sens que la dfinition se compose de jugements qui sont tous compris par la
pense dans la notion; cest donc dans cette dernire que rside le principe de leur
connaissance en tant quils exposent les dtails de son essence. Il en rsulte que ces jugements
peuvent tre considrs comme les consquences de la notion, et celle-ci comme leur
principe. Or cette relation entre une notion, et les jugements analytiques qui sappuient sur
elle et en peuvent tre dduits est identiquement la mme que celle qui existe entre ce que
Spinoza appelle Dieu et le monde, ou plus exactement entre la substance et ses innombrables
accidents : Deas, sive substantia constans infinitis attributis. [Dieu, cest--dire une
substance constitue par une infinit dattributs.] Eth., I, pr. 11. Deus, sive omnia Dei
cittributa. [Dieu ou tous ses attributs.]) Cest donc le rapport du principe de connaissance
sa consquence ; tandis que le vritable thisme (celui de Spinoza ne lest que de nom) adopte
le rapport de cause effet, dans lequel le principe diffre et reste distinct de la consquence,
non pas comme dans lautre uniquement par le point de vue auquel on lenvisage, mais
essentiellement et effectivement, cest--dire en soi et toujours. Car cest une pareille cause de
lunivers, avec la personnalit en plus, que dsigne le mot Dieu employ honntement. En
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14 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
revanche, un Dieu impersonnel est une contradictio in adjecto. Mais Spinoza, dans le rapport
quil tablit, voulant conserver le mot Dieu pour dsigner la substance, quil appelle mme
nommment cause du monde, ne pouvait y parvenir quen confondant entirement les deux
rapports dont nous avons parl ; par consquent aussi, la loi du principe de connaissance avec
celle de la causalit. Pour le dmontrer, parmi dinnombrables passages, je ne rappellerai que
les suivants : Notandum dari necessario unius cujusque rei existentis certam aliquam
causam, propter, quam existit. Et notandum, hanc causam, propter quam aliqua res existit,
vel debere contineri in ipsa natura et definitione rei existentis (nimirum quod ad ipsius
naturam pertinet existere), vel debere extra ipsam dari. [Il faut noter que pour chaque chose
existante il y a ncessairement une certaine cause en vertu de laquelle elle existe ; il faut noter
enfin que cette cause en vertu de laquelle une chose existe doit ou bien tre contenue dans la
nature mme et dfinition de la chose existante (alors en effet il appartient sa nature
dexister) ou bien tre donne en dehors delle.](Eth., P. Ivpr. S, se. 2.) Dans ce dernier cas, il
entend une cause efficiente, ainsi que cela rsulte de ce qui vient aprs; dans le premier, il
parle dun principe de connaissance : mais il identifie les deux et prpare ainsi le terrain pour
arriver son but, qui est didentifier Dieu avec le monde. Confondre et assimiler un principe
de connaissance compris dans la sphre dune notion donne, avec une cause agissant du
dehors, voil le stratagme qu'il emploie partout, et cest de Descartes quil la appris,
lappui de cette confusion, je citerai encore les passages suivants : Ex necessitate divin
natur omnia, qu sub intellectum infinitum cadere possunt, sequi debent. [De la ncessit
divine doit suivre tout ce qui peut tomber sous un entendement infini] (Eth., P. I, prop. 16.).
Mais en mme temps il appelle partout Dieu : la cause du monde. Quidquid existit Dei
potentiam, qu omnium, rerum causa est, exprimit. [Tout ce qui existe, exprime la
puissance de Dieu qui est cause de toute chose.] (Ibid.r prop. 36, dmonstr.) Deus est
omnium rerum causa immenens, non vero transieus. [Dieu est cause immanente mais non
transitive de toute choses (Ibid., prop. 18.) Deus non tantum est causa efficiens rerum
existenti, sed etiam essenti. [Dieu nest pas seulement cause efficiente de lexistence,
mais aussi de lessence des choses] (Ibid., prop. 25.) Dans son Ethique, P. III, prop.. 1,
dmonstr., il dit : Ex data quacumque idea aliquis effectus necessario sequi debet. [dune
ide quelconque suppose donne quelque effet doit suivre ncessairement] Nulla res
nisi a causa externa potest destrui. [Nulle chose ne peut tre dtruite sinon par une cause
extrieure . (Ibid., prop. 4.) Dmonstration : La dfinition dune chose quelconque
affirme, mais ne nie pas lessence de cette chose (essence, constitution pour ne pas confondre
avec existentia, existence); autrement dit, elle pose, mais nte pas lessence de cette chose.
Aussi longtemps donc que nous avons gard seulement la chose elle-mme, et non des
causes extrieures, nous ne pourrons rien trouver en elle qui la puisse dtruire. Cela signifie
: Une notion ne pouvant rien contenir qui soit en contradiction avec sa dfinition, cest--dire
avec la somme de ses attributs, une chose non plus ne peut rien renfermer qui puisse devenir
la cause de sa destruction. Cette opinion est pousse jusqu sa limite extrme dans la seconde
et un peu longue dmonstration de la onzime proposition, o il confond la cause qui pourrait
dtruire ou supprimer un tre avec une contradiction que renfermerait la dfinition de cet tre
et qui par suite annulerait celle-ci. La ncessit de confondre une cause avec un principe de
connaissance devient ici tellement imprieuse, que Spinoza ne peut jamais dire causa, ou bien
ratio seulement, mais quil est oblig de mettre chaque fois ratio sive causa; et dans le
passage en question cela lui arrive huit fois, pour masquer la fraude. Descartes en avait dj
fait de mme dans laxiome que nous avons rapport plus haut.
Ainsi le panthisme de Spinoza nest donc au fond que la ralisation de la preuve
ontologique de Descartes. Il commence par adopter la proposition ontothologique de
Descartes, cite ci-dessus : Ipsa naturae Dei immensitas est causa sive ratio, propter quam
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nulla causa indiget ad existendum[Limmensit mme de sa nature est la cause ou la raison
pour laquelle il na besoin daucune cause pour exister]; au lieu de Deus [Dieu], il dit (au
commencement) toujours substentia ; il conclut : Substanti essentia necessario involvit
existentiam, ergo erit substantia causa sui [Lessence de la substance enveloppe
ncessairement lexistence ; elle sera donc cause de soi (Eth., P. I, prop. 7.) Ainsi, le mme
argument par lequel Descartes avait prouv lexistence de Dieu lui sert prouver lexistence
absolument ncessaire du monde, lequel na donc pas besoin dun Dieu. Il ltablit encore
plus clairement dans la seconde scolie de la huitime proposition : Quoniam ad naturam
substantiae pertinet existere, debet ejus definitione cessariam existentiam involvere, et
consequenter ex sola ejus dfinitione debet ipsius existentia concludi. [Il ny a aucune chose
existante de laquelle on ne puisse demander la cause pourquoi elle existe. Car cela mme se
peut demander de Dieu ; non quil ait besoin daucune cause pour exister, mais parce que
limmensit mme de sa nature est la cause ou la raison pour laquelle il na besoin daucune
cause pour exister. Or cette substance, nous le savons, est le monde. Cest dans le mme
sens que la dmonstration de la proposition 24 dit : Id, cujus natura in se considerata
involvit existentiam, est causa sui. [Ce dont la nature considre en elle-mme (cest--dire
la dfinition) enveloppe lexistence est cause de soi].
Donc ce que Descartes navait tabli que dune manire idale, subjective, cest--dire rien
que pour nous, lusage de la connaissance et en vue de la preuve de lexistence de Dieu,
Spinoza le prend au rel et lobjectif, comme le vrai rapport entre Dieu et le monde. Chez
Descartes, dans la notion de Dieu est compris aussi l tre qui devient par la suite un
argument pour son existence relle ; chez Spinoza cest Dieu mme qui est contenu dans
lunivers. Ce qui ntait donc pour Descartes quun principe de connaissance, Spinoza en fait
un principe de ralit : si le premier avait enseign dans sa dmonstration ontologique que de
lessentia de Dieu rsulte son existentia, le second en fait la causa sui et commence hardiment
sa morale ainsi : Per causam sui intelligo id, cujus essentia involvit existentiam;
[Jentends par cause de soi ce dont lessence (concept) enveloppe lexistence sourd aux
leons dAristote qui lui crie. : lexistence ne peut appartenir lessence daucun tre.
Nous avons donc ici la plus palpable confusion entre le principe de la connaissance et la
cause. Et quand les no-spinozistes (schellingiens, hgliens, etc.), habitus prendre des
mots pour des ides, se rpandent en pieuses louanges et prennent des airs hautains
loccasion de cette causa sui, je ny vois pour ma part quune contradictio in adjecto, un
consquent pris pour un antcdent, un arrt audacieusement arbitraire, leffet de rompre la
chane infinie de la causalit : elle est analogue, selon moi, au cas de cet Autrichien qui, ne
pouvant atteindre, pour la serrer, jusqu lagrafe de son shako quil portait fortement boucl
sur sa tte, grimpa sur une chaise. Le vritable emblme de la causa sui serait reprsent par
le baron Mnchhausen embrassant de ses jambes son cheval, qui est sur le point de se laisser
couler au fond de leau, et senlevant en lair ainsi que sa bte, au moyen de la tresse de sa
queue ramene sur le devant de la tte; au-dessous, il y aurait crit : causa sui.
Pour finir, jetons encore les yeux sur la proposition 16 du premier livre de la Morale, o
de ce que de la dfinition suppose dune chose quelconque, lentendement conclut
plusieurs proprits qui en sont rellement les suites ncessaires, il dduit que : de la
ncessit divine doit suivre tout ce qui peut tomber sous un entendement infini;
incontestablement donc, ce Dieu est au monde dans le rapport dune notion sa dfinition.
Nanmoins il y joint immdiatement aprs le corollaire suivant : Dieu est cause efficiente de
toute chose. La confusion entre le principe de connaissance et la cause ne saurait tre
pousse plus loin, ni produire de plus graves consquences quici. Mais tout cela tmoigne
de limportance qua le thme, du prsent essai.
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A ces erreurs de ces deux grands esprits des sicles prcdents, erreurs nes dun dfaut de
nettet dans la pense, M. de Schelling est venu de nos jours ajouter un petit acte final, en
sefforant de poser le troisime degr la gradation que nous venons dexposer. En effet, si
Descartes avait obvi aux exigences de linexorable loi de causalit qui acculait son Dieu dans
ses derniers retranchements, en substituant la cause demande un principe de connaissance
afin de calmer laffaire et si Spinoza avait fait de ce principe une cause effective et par suite la
causa sui , par quoi Dieu devint pour lui lunivers, M. de Schelling (dans son Trait de la
libert humaine) spara en Dieu mme le principe et la consquence ; il consolida la chose
encore bien mieux par l quil lleva ltat dune hypostase relle et corporelle du principe
et de sa consquence, en nous faisant connatre en Dieu quelque chose qui nest pas Dieu
mme, mais son principe, comme principe primordial (Urgrund), ou plutt comme ngation
de principe, comme principe sans fondement (Ungrund). Hoc qiiidem vere palmarium est
[Ce qui est vraiment le comble]. Du reste, on sait parfaitement aujourdhui quil a puis
toute cette fable dans le Rapport approfondi sur le mystre de la terre et du ciel de Jacob
Bhme; mais il ne semble pas que lon connaisse o Jacob Bhme lui-mme a pris la chose et
quelle est la vritable origine de ce Urgrund; cest pourquoi je me permets de lindiquer ici.
Cest le buthos (cest--dire abyssus, vorago, ainsi donc, profondeur sans fond, abme) des
Valentiniens (secte dhrsiarques au IIe sicle); cet abme fconda le Silence, qui lui tait
consubstantiel et qui engendra ensuite lEntendement et lUnivers. Saint Irne, Contr. hres.
lib. I, c. 1, expose la chose en ces termes :
Ils soutiennent, en effet, qu dabord exist un certain on parfait, dune sublimit
invisible et indicible ; ils lappellent origine primordiale, pre de toutes choses et fondement
originaire. Insaisissable et invisible, ternel et sans commencement, il se serait trouv en
repos et grande paix pendant une infinit don de temps. En mme temps, aurait subsist
avec lui lintelligence quils appellent aussi la grce et le silence ; ce fondement originaire
aurait eu, un jour, lide de laisser maner de lui le dbut du monde et cette manation dont il
aurait eu lide, il laurait mise dans le Silence qui lui tait consubstantiel, telle la semence
dans une matrice ; aprs avoir reu cette semence et tre devenu gros, lintellect serait n,
analogue et semblable celui qui lavait fait natre et capable seulement de saisir la grandeur
du pre. Ils nomment cet intellect monogne et origine de lunivers. Jacob Bhme aura
puis cela quelque part dans lhistoire des hrsiarques, et cest de ses mains que M. de
Schelling la pris en toute croyance.
9. Leibnitz
Leibnitz, le premier, posa formellement le principe de la raison, comme un principe
fondamental de toute connaissance et de toute science. Il le proclame trs pompeusement dans
plusieurs passages de ses uvres, sen fait accroire normment cet gard, et se pose comme
sil venait de le dcouvrir; avec tout cela, il nen sait rien dire de plus, si ce nest toujours que
chaque chose en gnral et en particulier doit avoir une raison suffisante dtre telle et non
autre; mais le monde savait cela parfaitement avant quil vnt le dire. Il indique bien aussi
loccasion la distinction entre ses deux significations, mais il ne la fait pas ressortir en termes
exprs ni ne lexplique quelque part clairement. Le passage principal se trouve dans ses Princ.
philosophi, 32, et un peu mieux rendu dans ldition franaise remanie, qui porte pour
titre La monadologie : En vertu du principe de la raison suffisante, nous considrons
qu'aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune nonciation vritable, sans quil y
ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. On peut comparer
encore avec ce passage sa Thodice, 44, et la cinquime lettre Clarke, 125.
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10. Wolf.
Wolf se trouve donc tre le premier qui ait expressment spar les deux significations
capitales de notre principe et en ait expos la diffrence. Cependant il ne ltablit pas encore,
comme on le fait aujourdhui, dans la logique, mais dans lOntologie. Ici il insiste dj, il est
vrai, sur ce point quil ne faut pas confondre le principe de la raison suffisante de
connaissance avec celui de cause et effet; mais il ny dtermine pas nettement la diffrence et
commet mme des confusions, vu que l mme, au chapitre de ratione sufficiente, 70, 74,
75, 77, il donne, lappui du principium ratonis sufficientis, des exemples de cause et effet et
de motif et action, qui, lorsquil veut faire la distinction dont il sagit, devraient tre rapports
dans le mme ouvrage au chapitre De causis. Or, dans celui-ci, il cite de nouveau des
exemples tout pareils et pose ici encore le principimn cognoscendi ( 876), lequel, il est vrai,
ne convient pas cette place, puisquil lavait dj expos plus haut, mais qui sert nanmoins
introduire la distinction prcise et claire entre ce principe et la loi de causalit; celle-ci suit
immdiatement, 881-884. On appelle principe, dit-il ici en outre, ce qui contient en soi la
raison dtre de quelque chose dautre; il en distingue trois espces, savoir : 1 Principium
fiendi (causa), quil dfinit : ratio actualitatis alterius; e. gr. si lapis calescit, ignis mit radii
sotores sunt rationes, cur calor lapidi insit. 2 Principium essendi, quil dfinit : ratio
possihilitatis alterius : in eodem exemplo, ratio possibilitatis, cur lapis calorem recipem
possit, est in essentia seu modo compositions lapidis. Ceci me semble une notion
inadmissible: La possibilit est, ainsi que Kant la suffisamment dmontr, laccord avec des
conditions, nous connues priori, de toute exprience. Cest par celles-ci que nous savons,
en nous reportant lexemple de la pierre, donn par Wolf, que des modifications sont
possibles comme effets rsultant de causes, quun tat peut succder un antre quand celui-ci
contient les conditions du premier : dans lexemple, nous trouvons, comme effet, ltat de la
pierre dtre chaude, et, comme cause, ltat antrieur de la pierre, davoir une capacit
limite pour le calorique et dtre en contact avec du calorique libre. Que si Wolf veut
nommer la premire nature de cet tat pnincipium essendi, et la seconde principium fiendi,
cela repose sur une erreur provenant chez lui de ce que les conditions intrinsques de la pierre
sont plus durables et peuvent par consquent attendre plus longtemps lapparition des autres.
En effet, pour la pierre, tre telle qui elle est, dune certaine constitution chimique, qui produit
telle ou telle chaleur spcifique et, par suite, une capacit inverse de celle-ci pour le calorique,
aussi bien que dautre part son arrive en contact avec du calorique libre, tous ces faits sont la
suite dune chane de causes antrieures, qui sont toutes des principia fiendi : mais ce nest
que le concours de cette double espce de circonstances qui vient crer cet tat qui, comme
cause, produit la calfaction, comme effet. Il ny nulle part de place dans tout cela pour le
principium essendi de Wolf, quen consquence je nadmets pas ; si je me suis tendu un peu
longuement sur ce sujet, cest en partie parce que jemploierai cette expression plus loin dans
une tout autre acception, et en partie parce que cet examen contribue faire bien saisir le sens
vrai de la loi de causalit, 3 Wolf distingue encore, comme nous lavons dit, le
principium cognoscendi , et comme causa il rapporte encore la causa impulsiva, sive
ratio voluntatem determinans.
11. Philosophes de lpoque intermdiaire entre Wolf et Kant.
Baumgarten, dans sa Metaphysica, 20-24 et 306-313, rpte les distinctions de Wolf.
Reimarus, dans son Trait de la raison 81, distingue: 1 le principe intrieur, dont
lexplication concorde avec celle que donne Wolf de la ratio essendi , mais qui
conviendrait mieux la ratio cognoscendi sil ne rapportait pas aux choses ce qui ne peut
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18 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
valoir que pour les notions, et 2 le principe extrieur, cest--dire causa . Dans les
120 et suivants, il prcise bien la ratio cognoscendi comme une condition de toute
nonciation; seulement, au 125, dans un exemple quil rapporte, il la confond tout de mme
avec la cause;
Lambert, dans le Novum Organum, ne mentionne plus les distinctions de Wolf, mais il
montre par un exemple quil fait la diffrence entre un principe de connaissance et une cause;
en effet, dans le vol. I, 572, il dit que Dieu est le principium essendi des vrits, et que les
vrits sont les principia cognoscendi de Dieu.
Platner, dans les Aphorismes, 868, dit : Ce qui, dans le domaine de la reprsentation,
sappelle principe et consquence (principium cognoscendi, ratio rationatum), est, dans la
ralit, cause et effet (causa efficiens effectus). Toute cause est principe de connaissance,
tout effet consquence de connaissance. Il prtend donc queffet et cause sont identiques
avec ce qui, dans la ralit, correspond aux notions de principe et consquence de penses, et
que les premiers se rapportent aux seconds peu prs comme substance et accident sujet et
attribut, ou comme la qualit de lobjet la sensation quelle produit en nous, etc. Je trouve
superflu de rfuter cette opinion, car tout le monde comprend facilement que le rapport de
principe connaissance dans les jugements est tout autre chose que la connaissance de cause
et effet, bien que, dans quelques cas isols, la connaissance dune cause, comme telle, puisse
constituer le principe dun jugement qui nonce leffet. (Compar. 36.)
12. Hume.
Personne, avant ce vrai penseur, navait encore dout des principes suivants : tout dabord,
et avant toutes choses, au ciel et sur la terre, il y a le principe de la raison suffisante, cest--
dire la loi de la causalit. Car il est une veritas terna, cest--dire quil est, en soi-mme et
par soi-mme, plac au-dessus des dieux et du destin : tout le reste, au contraire, comme par
exemple lentendement, qui conoit la pense du principe de la raison, comme aussi lunivers
entier, et galement ce qui peut tre la cause de cet univers, tel que les atomes, le mouvement,
un crateur, etc., tout cela nest ce quil est quen conformit et en vertu de ce principe. Hume
fut le premier qui savisa de senqurir do drivait lautorit de cette loi de causalit, et de
lui demander ses lettres de crance. On connat le rsultat auquel il arriva, savoir que la
causalit ne serait rien autre que la succession dans le temps des choses et des vnements,
perue empiriquement et devenue familire pour nous : chacun sent aussitt la fausset de ce
rsultat, et le rfuter nest pas bien difficile. Mais le mrite est dans la question mme : elle
fut le stimulant et le point de dpart des recherches profondment mdites de Kant, et donna
ainsi naissance un idalisme incomparablement plus profond et plus fondamental que celui
connu jusqualors et qui tait principalement celui de Berkeley, c'est--dire lidalisme
transcendantal, qui veille en nous la conviction que le monde est aussi dpendant de nous
dans lensemble que nous le sommes du monde dans le particulier. Car, en tablissant que les
principes transcendantaux sont tels que par leur intermdiaire nous pouvons dcider quelque
chose a priori, cest--dire avant toute, exprience, sur les choses et sur leur possibilit, il
prouva par l que ces choses, en elles-mmes et indpendamment de notre connaissance, ne
peuvent pas tre telles quelles se prsentent nous. La parent dun semblable monde avec le
rve saute aux yeux.
13. Kant et son cole
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Le passage le plus important de Kant sur le principe de la raison suffisante se trouve dans
la premire section, litt. , de son opuscule intitul : Sur une dcouverte daprs laquelle
toute critique de la raison pure serait rendue inutile . Kant y insiste sur la distinction du
principe logique (formel) de la connaissance, savoir que toute proposition doit avoir sa raison,
davec le principe transcendantal (matriel) que toute chose doit avoir sa cause , et y
combat Eberhard, qui avait voulu identifier ces deux principes. Plus loin, dans un paragraphe
spcial, je critiquerai sa dmonstration, de lexistence priori, et de la transcendantalit qui
en est la consquence, de la loi de causalit ; mais jen donnerai auparavant moi-mme, la
seule dmonstration exacte.
Cest la suite de ces prcdents, que les divers traits de logique publis par lcole
kantienne, tels que ceux de Hofbauer, Maas, Jacob, Kiesewetter, etc., indiquent avec assez de
prcision la diffrence entre le principe de la connaissance et la cause. Kiesewetter surtout,
dans sa Logique, vol. I, p. 16 (dition allemande), la donne dune manire entirement
satisfaisante en ces termes : La raison logique (principe de connaissance) ne doit pas tre
confondue avec la raison relle (cause). Le principe de la raison suffisante appartient la
logique, celui de la causalit la mtaphysique (p. 60). Le premier est le principe fondamental
de la pense, le second de lexprience. La cause se rapporte des objets rels, la raison
logique rien qu des reprsentations.
Les adversaires de Kant insistent encore plus sur cette distinction. G-E. Schulzer dans sa
Logique, 19, note 1, et 63, dplore la confusion que lon fait du principe de la raison
suffisante avec celui de la causalit. Salomon Maimon, Logique, p. 20, 21, se plaint que lon
ait beaucoup parl de la raison suffisante sans expliquer ce que lon entendait par l, et dans la
prface, p. XXIV, il blme Kant de faire driver le principe de causalit de la forme logique
des jugements hypothtiques.
Frd.-H. Jacobi, dans ses Lettres sur la doctrine de Spinoza, suppl. 7, p. 414, dit que de la
confusion de la notion de la raison avec celle de la cause nat une erreur qui est devenue la
source de maintes fausses spculations ; aussi en donne-t-il la diffrence sa manire. Avec
tout cela, on trouve ici, comme dordinaire chez lui, plutt une jonglerie vaniteuse avec des
phrases, quune srieuse discussion philosophique.
Finalement, quant M. de Schelling, on peut voir comment il distingue un principe dune
cause, dans ses Aphorismes pour servir d'introduction la philosophie naturelle ( 184), qui
se trouvent au commencement du premier cahier, dans le premier volume des Annales de
mdecine par Marcus et Schelling. On y apprend que la gravit est le principe, et la lumire la
cause des choses. Je ne le cite qu titre de curiosit, car, part cela, un radotage aussi
frivole ne mrite pas de trouver une place parmi les opinions de penseurs srieux et de bonne
foi.
14. Des dmonstrations du principe.
Je dois mentionner encore que lon a inutilement essay plusieurs reprises de prouver le
principe de la raison suffisante en gnral, sans dterminer exactement, la plupart du temps,
dans quelle acception on le prenait. Ainsi procde Wolf, par exemple, dans son Ontologie,
70 ; et Baumgarten rpte la mme dmonstration dans sa Mtaphysique, 20. Il serait
superflu de la rpter aussi ici et de la rfuter, puisquil est vident quelle repose sur un jeu
de mots. Platner, dans ses Aphorismes, 828, Jacob, dans la Logique et la Mtaphysique (p. 38,
d. 1794), ont essay dautres preuves dans lesquelles le cercle vicieux est trs facile
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reconnatre. Jai dj dit que je parlerai plus loin des dmonstrations de Kant. Comme,
dans le prsent essai, jespre tablir les diffrentes lois de lintelligence dont lexpression
commune est le principe de la raison suffisante, il sera dmontr par l mme que le principe
en gnral ne saurait se prouver, et que lon peut appliquer toutes ces preuves, lexception
de celle de Kant qui ne vise pas la validit, mais l priorit de la loi de causalit, ce que dit
Aristote : Ils cherchent la raison de ce dont il ny a pas de raison ; car le principe de la
dmonstration nest pas lui-mme une dmonstration (Mtaph., III, 6). Car toute preuve
consiste remonter quelque chose de reconnu, et si de ce connu, quel quil soit, nous
demandons toujours la preuve, nous finirons par arriver certains principes, qui expriment les
formes et les lois, et par suite les conditions de toute pense et de toute connaissance, et dans
lemploi desquels consiste par consquent toute pense et toute connaissance ; de manire que
la certitude nest autre chose que la concordance avec ces principes et que leur propre
certitude ne peut pas dcouler son tour dautres principes. Jexposerai clans le cinquime
chapitre de quelle nature est la vrit de tels principes.
Chercher une preuve au principe de la raison surtout est en outre un non-sens tout spcial,
qui tmoigne dun manque de rflexion. En effet, toute preuve est lexpos de la raison dun
jugement nonc qui reoit par l mme la qualification de vrai. Le principe de la raison est
prcisment lexpression de cette ncessit dune raison pour tout jugement. Demander une
preuve de ce principe, cest--dire lexpos de sa raison, cest ladmettre par l mme
lavance pour vrai; bien plus, cest baser sa prtention prcisment sur cette prsupposition.
On tombe ainsi dans ce cercle vicieux dexiger une preuve du droit dexiger une preuve.
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21 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
CHAPITRE III : INSUFFISANCE DE LEXPOS QUON EN A FAIT
JUSQUICI ET ESQUISSE DUN EXPOS NOUVEAU
15. Cas qui ne rentrent pas dans les acceptions du principe exposes jusqua ce
jour.
De lexamen que nous avons prsent dans le chapitre prcdent, il ressort comme rsultat
gnral que lon a distingu deux applications du principe de la raison suffisante, bien que
cela ne se soit fait que graduellement, avec un retard surprenant, et non sans tre retombe
plusieurs reprises dans des confusions et des erreurs : lune est son application aux jugements,
qui, pour tre vrais, doivent toujours avoir une raison; lautre, aux changements des objets
rels, qui doivent toujours avoir une cause. Nous voyons que, dans les deux cas, le principe de
la raison suffisante nous autorise poser la question : pourquoi ? et cette proprit lui est
essentielle. Mais tous les cas o nous avons le droit de demander pourquoi sont-ils bien
contenus dans ces deux relations ? Quand je demande : Pourquoi, dans ce triangle, les trois
cts sont-ils gaux? La rponse est : Parce que les trois, angles le sont; Or lgalit des
angles est-elle la cause de celle des cts? Non, car il ne sagit ici daucun changement, par
consquent daucun effet, qui doive avoir une cause. Est-elle un simple principe de
connaissance? Non, car lgalit des angles nest pas simplement la preuve de lgalit des
cotes, la simple raison dun jugement : on ne pourrait jamais comprendre au moyen de pures
notions que, lorsque les angles sont gaux, les cts le doivent tre galement; car, dans la
notion dgalit des angles, nest pas contenue la notion dgalit des cts. Ce nest donc pas
ici une relation entre des notions ou entre des jugements, mais entre des cts et des angles.
Lgalit des angles nest pas le principe immdiat de la connaissance de lgalit des cts,
elle nen est que le principe mdiat, vu quelle est pour les cts la cause d'tre de telle faon,
dans le cas prsent dtre gaux : parce que les angles sont gaux, les cts doivent tre
gaux. Il y a ici une relation ncessaire entre angles et cts, et non pas immdiatement une
relation ncessaire entre des jugements. Ou bien encore, lorsque je demande pourquoi
infecta facta, et jamais facta infecta fieri possunt, cest--dire pourquoi le pass est
absolument irrparable et lavenir infaillible, cela ne peut se dmontrer par la logique pure,
par de simples notions. Cela nest pas non plus affair de causalit, car celle-ci ne rgit que les
vnements, dans le temps, et, non le temps lui-mme. Ce nest pas en vertu de la causalit,
mais immdiatement, par le fait seul de son existence, dont lapparition est nanmoins
infaillible, que lheure prsente a prcipit celle qui vient de scouler, dans labme sans fond
du pass, et la anantie jamais. Cela ne se peut comprendre ni expliquer par de pures
notions; nous le reconnaissons tout immdiatement et par intuition, tout comme la diffrence
entre la droite et la gauche et ce qui en dpend, par exemple pourquoi le gant gauche ne va
pas la main droite.
Puisque tous les cas dans lesquels le principe de la raison suffisante trouve son
application, ne se laissent pas ramener a celui de principe logique et consquence et a celui de
cause et effet, il faut que dans cette classification on nait pas suffisamment tenu compte de la
loi de spcification. Cependant la loi dhomognit nous oblige de supposer que ces cas ne
peuvent pas varier linfini, mais quils doivent pouvoir tre ramens un certain nombre
despces. Avant que je tente de procder cette classification, il est ncessaire dtablir le
caractre particulier, qui appartient en propre, dans tous les cas, au principe de la raison
suffisante ; car il faut toujours fixer la notion du genre avant celle des espces.
16. De la racine du principe de la raison suffisante.
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Notre facult de connaissance, se manifestant comme sensibilit externe et interne
(rceptivit), comme entendement et comme raison, se dcompose en sujet et objet et ne
contient rien au-del. tre objet pour le sujet ou tre notre reprsentation cest la mme
chose. Toutes nos reprsentations sont objets du sujet, et tous les objets du sujet sont nos
reprsentations. Or il arrive que toutes nos reprsentations sont entre elles dans une liaison
rgulire que lon peut dterminer priori, en ce qui touche la forme, en vertu de cette
liaison, rien d'isol et d'indpendant, rien unique et de dtach, ne peut devenir notre objet.
Cest cette liaison quexprime le principe de la raison suffisante, dans sa gnralit. Bien que
cette relation, comme nous pouvons le voir par ce qui a t dit jusquici, revte des formes
diverses, selon la diversit despce des objets que le principe de la raison exprime alors son
tour par des dnominations diffrentes, Cependant elle conserve toujours ce qui est commun
toutes ces formes et ce quaffirme notre principe, pris dans son sens gnral et abstrait. Ce que
jai nomm la racine du principe de la raison suffisante, ce sont donc ces relations qui en
forment la base, et que nous aurons exposer plus en dtail dans ce qui va suivre. En les
examinant de plus prs et conformment aux lois dhomognit et de spcification, nous
verrons quelles se divisent en plusieurs espces, trs diffrentes les unes des autres, dont le
nombre peut se ramener quatre, selon les quatre classes dans lesquelles rentre tout ce qui
peut devenir objet pour nous, par consquent toutes nos reprsentations. Ce sont ces quatre
classes que nous exposerons, et tudierons dans les quatre prochains chapitres.
Nous verrons, dans chacune de ces classes, le principe de la raison suffisante apparatre
sous une autre forme ; mais, en mme temps, nous le verrons se manifester comme le mme et
comme issu de la racine que je viens dindiquer, en ce quil admet partout lnonciation
expose au commencement de ce paragraphe.
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CHAPITRE IV : DE LA PREMIRE CLASSE DOBJETS POUR LE SUJET
ET DE LA FORME QUY REVT LE PRINCIPE DE LA RAISON
SUFFISANTE.
17. Explication gnrale de cette classe dobjets.
La premire classe dobjets possibles pour notre facult de reprsentation est celle des
reprsentations intuitives, compltes, empiriques. Elles sont intuitives par opposition celles
qui ne sont quun acte de la pense, par consquent par opposition aux notions abstraites;
compltes, en ce sens quelles renferment, suivant la distinction de Kant, non seulement la
partie formelle, mais aussi la partie matrielle des phnomnes ; empiriques, en partie parce
quelles ne procdent pas dune simple liaison de penses, mais quelles ont leur origine dans
une excitation de la sensation de notre organisme sensitif, auquel elles nous renvoient toujours
pour la constatation de leur ralit, et en partie parce que, en vertu de lensemble des lois de
lespace, du temps et de la causalit, elles sont rattaches ce tout complexe, nayant ni fin ni
commencement, qui constitue notre ralit empirique. Mais comme cette dernire, ainsi que
cela rsulte de la doctrine de Kant, nenlve pas ces reprsentations leur caractre didalit
transcendantale, nous ne les considrons ici, o il sagit des lments formels de la
connaissance, quen leur qualit de reprsentations.
18. Esquisse dune analyse transcendantale de la ralit empirique.
Les formes de ces reprsentations sont celles du sens intime et des sens externes : savoir le
temps et lespace. Mais ce nest que remplies que ces formes sont perceptibles. Leur
perceptibilit, cest la matire, sur laquelle je vais revenir tout lheure, et aussi au 21.
Si le temps tait la forme unique de ces reprsentations, il ny aurait pas dexistence
simultane (Zugleichseyn) et partant rien de permanent et aucune dure: Car le temps nest
perceptible quautant quil est rempli, et sa continuit ne lest que par la variation de ce qui le
remplit. La permanence dun objet ne peut donc tre reconnue que par le contraste du
changement dautres objets coexistants. Mais la reprsentation de la coexistence est
impossible dans le temps seul; elle est conditionne, pour lautre moiti, par la reprsentation
de lespace, vu que dans le temps seul tout se succde et que dans lespace tout est juxtapos;
elle ne peut donc rsulter que de lunion du temps et de lespace.
Si d'autre part lespace tait la forme unique des reprsentations de cette classe, il ny
aurait point de changement : car changement, ou variation, cest succession dtats; or la
succession nest possible que dans le temps. Aussi peut-on dfinir galement le temps comme
tant la possibilit de destinations opposes pour le mme objet.
Nous voyons donc que les deux formes des reprsentations empiriques, bien quayant en
commun la divisibilit et lextensibilit infinies, se distinguent radicalement lune de lautre
par l, que ce qui est essentiel pour lune na aucune signification pour lautre; la
juxtaposition na aucun sens dans le temps, ni la succession dans lespace. Et cependant les
reprsentations empiriques qui forment lensemble normal de la ralit apparaissent la fois
sous les deux formes; et mme l'union intime, de toutes les deux est la condition de la ralit
qui on drive, peu prs comme un produit drive de ses facteurs. Ce qui ralise cette union,
cest lentendement ; en vertu de sa fonction toute spciale, il unit ces formes htrognes de
la perception sensible, de faon que de leur pntration rciproque rsulte, bien que pour lui
seul, la ralit empirique comme une reprsentation collective : cette reprsentation forme un
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tout reli et maintenu par les formes du principe de la raison, mais dont les limites sont
problmatiques; les reprsentations individuelles appartenant cette premire classe sont les
parties de cet ensemble et y prennent leur place en vertu de lois prcises dont la connaissance
nous est acquise priori; dans cet ensemble, il existe simultanment un nombre illimit
dobjets ; car nonobstant le flux perptuel du temps, la substance, cest--dire la matire, y est
permanente, et, malgr la rigide immobilit de lespace, les tats de la matire y changent; en
un mot, dans cet ensemble est contenu pour nous le monde objectif et rel tout entier. Le
lecteur qui sintresse la question trouvera dans mon ouvrage : Le monde comme volont et
reprsentation, vol. I, 4 (d. allem.), un travail complet sur cette analyse de la ralit
empirique, dont je ne donne ici quune bauche ; il y verra, expose dans tous ses dtails, la
manire dont lentendement, en vertu de sa fonction, arrive raliser cette union et par l se
crer le monde de lexprience. Le tableau annex au chap. 4, vol. II du mme ouvrage,
contenant les Prdicabilia priori du temps, de l'espace et de la matire, lui sera aussi dun
grand secours, et nous le recommandons sa soigneuse attention, car il y verra surtout
comment les contrastes de lespace et du temps se concilient dans la matire apparaissant
comme leur produit sous la forme de la causalit.
Je vais exposer tout lheure, en dtail, la fonction de lentendement qui forme la base de
la ralit empirique: mais auparavant je dois carter, par quelques explications rapides, les
premiers obstacles que pourrait rencontrer le systme idaliste que je professe ici.
19. De la prsence immdiate des reprsentations.
Malgr cette union des formes du sens intime et du sens externe, opre par
lentendement leffet de la reprsentation de la matire et, par l, dun monde extrieur
consistant, le sujet ne connat immdiatement que par le sens intime, vu que le sens externe est
son tour objet pour lintime qui peroit de nouveau les perceptions du premier : le sujet reste
donc soumis, lgard de la prsence immdiate des reprsentations dans sa conscience, aux
seules conditions du temps en sa qualit de forme du sens intime : de toutes ces considrations
il rsulte quil ne peut y avoir, la fois, de prsente pour le sujet, quune seule reprsentation
distincte, bien quelle puisse tre trs complexe. Lexpression : les reprsentations sont
immdiatement prsentes, signifie que nous ne les connaissons pas seulement dans cette union
du temps et de lespace, accomplie par lentendement (qui est une facult intuitive, ainsi que
nous le verrons tout lheure) leffet de produire la reprsentation collective de la ralit
empirique, mais que nous les connaissons comme reprsentations du sens, intime, dans le
temps pur, et cela au point mort situ entre les deux directions divergentes du temps, point
que lon appelle le prsent. La condition indique dans le prcdent paragraphe, pour la
prsence immdiate dune reprsentation de cette classe, est son action causale sur nos sens,
par suite sur notre corps, lequel appartient lui-mme aux objets de cette classe et se trouve
soumis par consquent la loi qui la rgit et que nous allons exposer tout lheure, la loi de
la causalit. Comme cause de cela le sujet, en vertu des lois du monde interne et externe, ne
peut pas sarrter cette unique reprsentation ; comme en outre il ny a pas de simultanit
dans le temps pur, il sensuit que cette reprsentation disparatra incessamment, dplace par
dautres selon un ordre que lon ne peut dterminer priori, mais qui dpend de circonstances
que nous allons indiquer bientt. En outre, cest un fait bien connu que la fantaisie et le rve
reproduisent la prsence immdiate des reprsentations ; mais lexamen de ce fait nappartient
pas ici ; il appartient la psychologie empirique. Mais comme, malgr cette instabilit et cette
sparation des reprsentations, par rapport leur prsence immdiate dans la conscience du
sujet, celui-ci conserve nanmoins, au moyen de la fonction de lentendement, la
reprsentation dun ensemble de la ralit comprenant tout en soi, ainsi que je lai dcrit plus
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25 | D e l a q u a d r u p l e r a c i n e d u p r i n c i p e d e r a i s o n s u f f i s a n t e
haut, on a considr, cause de cette opposition, les reprsentations comme tant de nature
toute diffrente selon quelles appartiennent cet ensemble ou quelles sont immdiatement
prsentes dans la conscience; on les a appeles dans le premier cas des objets rels et dans le
second seul des reprsentations. Cette thorie, qui est la thorie commune, porte, comme on le
sait, le nom de ralisme. En regard du ralisme, lavnement de la philosophie moderne, est
venu se placer lidalisme, qui a gagn de plus en plus de terrain. Reprsent dabord par
Malebranche et Berkeley, il fut lev par Kant la puissance dun idalisme transcendantal,
qui rend intelligible la coexistence de la ralit empirique et de lidalit transcendantale des
choses ; Kant, dans la Critique de la raison pratique, sexprime entre autres en ces termes :
Jappelle idalisme transcendantal de tous les phnomnes la doctrine en vertu de laquelle
nous les considrons tous, tant qu'ils sont, comme de pures reprsentations et non comme des
choses en soi Plus loin, dans la note, il ajoute : Lespace nest lui-mme que
reprsentation ; donc, ce qui est dans lespace doit tre contenu dans la reprsentation; et
rien ny existe qu'autant que rellement reprsent en lui. (Crit. du 4e paralogisme de la
Psych. transe., p. 369 et 375 de la 1re
dition [allem.].) Enfin, dans la Rflexion annexe
ce chapitre, il dit : Si je supprime le sujet pensant, du coup doit disparatre le monde
matriel tout entier, qui n'est autre chose que le phnomne pour la sensibilit de notre sujet,
et une sorte de reprsentation pour lui. Dans lInde, lidalisme est, pour le brahmanisme
aussi bien que pour le bouddhisme, le dogme mme de la religion populaire : ce nest quen
Europe, et par suite des principes essentiellement et absolument ralistes du judasme, que ce
systme passe pour un paradoxe. Mais le ralisme perd de vue que la soi-disant existence de
ces objets rels nest absolument rien autre quun tat de reprsentation, ou, si lon persiste a
nappeler tat de reprsentation en acte, que la prsence immdiate dans la conscience du
sujet, alors elle nest mme que la possibilit du fait dtre reprsent : il perd aussi de vue
que, en dehors de son rapport au sujet, lobjet cesse dtre objet, et que, si on lui enlve ce
rapport ou si lon en fait abstraction, on supprime du mme coup toute existence objective.
Leibnitz qui sentait bien que la condition ncessaire de lobjet est le sujet, mais qui ne pouvait
malgr tout saffranchir de lide dune existence en soi des objets, indpendante de leur
rapport avec le sujet, cest--dire indpendante du fait dtre reprsents, admit dans le
principe un monde des objets en soi, identique au monde des perceptions et marchant
paralllement celui-ci; auquel toutefois il nest pas li directement, mais rien
quextrieurement, au moyen dune harmonia prstabilita; videmment la chose la plus
superflue de la terre, puisquelle ne peut pas tre perue elle-mme et que ce monde des
reprsentations, identique lautre, nen poursuit pas moins bien sa marche sans lui. Plus tard,
quand il voulut mieux dterminer lessence de ces objets existants en soi objectivement, il se
trouva dans la ncessit de dclarer les objets en soi pour des sujets (monades), donnant par l
mme la preuve la plus parlante que notre conscience, en tant que purement connaissante,
donc dans les bornes de lintellect, cest--dire de lappareil pour le monde des perceptions,
ne peut rien trouver au-del dun sujet et dun objet, dun tre percevant et dune perception,
et quen consquence lorsque dans un objet nous avons fait abstraction de sa qualit dobjet
(du fait pour lui dtre peru, Vorgestelltwerden ), cest--dire lorsque nous supprimons un
objet comme tel, tout en voulant mettre quelque chose, nous ne pouvons trouver que le sujet.
Si, linverse, nous faisons abstraction de la qualit du sujet comme tel, tout en ne voulant
pas ne rien conserver, cest le cas oppos qui se prsente et qui donne naissance au
matrialisme.
Spinoza, qui navait pas tir la chose au clair et dont les notions sur ce sujet taient encore
confuses, avait cependant trs bien compris que la relation ncessaire entre le sujet et lobjet
est tellement essentielle en eux quelle est la condition absolue de leur conception possible;
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cest pourquoi il les prsente comme tant une identit du principe connaissant et du principe
tendu, dans la matire qui seule existe.
Observation. Je dois faire remarquer, l'occasion de lexplication gnrale contenue
dans ce paragraphe, que; lorsque dans le cours de cette dissertation jemploierai, pour
abrger et tre plus facilement compris, lexpression dobjets rels, il ne faudra par l
entendre rien autre chose que les reprsentations intuitives, jointes en un ensemble pour
former la ralit empirique, laquelle en soi reste toujours idale.
20. Du principe de la raison suffisante du devenir .
Dans la classe dobjets pour le sujet dont nous nous occupons maintenant, le principe de
la raison suffisante se prsente comme loi de causalit, et, comme tel, je lappelle
principium rationis sufflcientis fiendi. Cest par lui que tous les objets, qui apparaissent dans
la reprsentation collective formant lensemble de la ralit exprimentale, sont rattachs
entre eux en ce qui regarde leur passage successif dun tat un autre, par consquent dans la
direction du cours du temps.
Voici quel est ce principe. Lorsquun ou plusieurs objets rels passent un nouvel tat,
celui-ci doit avoir t prcd dun autre auquel il succde rgulirement, cest--dire toutes
les fois que le premier existe. Se suivre ainsi sappelle sensuivre ; le premier tat se
nomme la cause, et le second leffet. Lorsque, par exemple, un corps sallume, il faut que cet
tat dinflammation ait t prcd dun tat : 1 daffinit pour loxygne, 2 de contact avec
ce gaz, 3 dun certain degr de temprature. Comme linflammation devait immdiatement
se produire ds que cet tat tait prsent, et comme elle ne sest produite quen ce moment, il
faut donc que cet tat nait pas toujours t et quil ne se soit produit quen cet instant mme.
Cette production dun tat sappelle un changement. Aussi la loi de la causalit se rapporte-t-
elle exclusivement des changements et na affaire qu eux. Tout effet est, au moment o il
se produit, un changement, et, par l mme quil ne sest pas produit avant, il nous renvoie
infailliblement un autre changement qui la prcd et qui est cause par rapport au premier;
mais ce second changement, son tour, sappelle effet par rapport un troisime dont il a t
ncessairement prcd lui-mme. Cest l la chane de la causalit ; ncessairement, elle na
pas de commencement. Par suite, tout tat nouveau qui se produit doit rsulter dun
changement qui la prcd ; par exemple, dans le cas ci-dessus, linflammation du corps doit
avoir t prcde dune adjonction de calorique libre, do a du rsulter llvation de
temprature : cette adjonction a d elle-mme avoir pour condition un changement prcdent,
par exemple la rflexion des rayons solaires par un miroir ardent; celle-ci, son tour, peut-tre
par la disparition dun nuage qui voilait le soleil; cette dernire, par le vent; celui-ci, par une
ingalit de densit dans lair, qui a t amene par dautres conditions, et ainsi in infinitum.
Lorsquun tat, pour tre la condition de la production dun nouvel tat, renferme toutes les
conditions dterminantes sauf une seule, on a coutume dappeler celle-ci, quand elle apparat
galement, donc la dernire en date, la cause par excellence; ceci est juste, en ce sens que lon
sen tient dans ce cas au dernier changement, qui en effet est dcisif ici ; mais, cette rserve
une fois faite, remarquons quun caractre dterminant dans ltat causal na, par le lait dtre
le dernier, aucune supriorit sur les autres pour tablir dune manire gnrale lunion
causale entre les objets. Cest ainsi que, dans lexemple cit, la fuite du nuage peut bien tre
appele la cause de linflammation, comme ayant eu lieu aprs lopration de diriger le miroir
vers lobjet; mais cette opration aurait pu seffectuer aprs le passage du nuage, laccs de
loxygne galement : ce sont donc de semblables dterminations fortuites de temps, qui, ce
point de vue, doivent dcider quelle est la cause. En y regardant de prs, nous venions en
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revanche que cest ltat tout entier qui est la cause de ltat suivant, et qualors il est en
somme indiffrent dans quel ordre de temps ces dterminations ont opr leur jonction. Ainsi
donc, lon peut la rigueur, dans tel ou tel cas particulier, appeler cause par
excellence la dernire circonstance dterminante dun tat, vu quelle vient complter le
nombre des conditions requises et quen consquence cest son apparition qui constitue, dans
le cas donn, le changement dcisif ; mais quand on examine le cas dans son ensemble, cest
ltat complet, celui qui entrane lapparition de ltat suivant, qui doit seul tre considr
comme la cause. Les diverses circonstances dterminantes qui prises ensemble compltent et
constituent la cause peuvent tre appeles les moments de la cause (urschliche Momente) ou
bien encore les conditions : la cause peut donc se dcomposer en conditions. Par contre, il est
tout fait faux dappeler, non pas ltat, mais les objets, une cause; par exemple, dans le cas
dj cit, il y en a qui nommeraient le miroir ardent la cause de linflammation; dautres le
nuage, ou le soleil, ou loxygne, et ainsi de suite, arbitrairement et sans rgle. Il est absurde
de dire quun objet soit la cause dun autre objet, dabord parce que les objets ne renferment
pas que la forme et la qualit, mais aussi la matire, et que celle-ci ne se cre ni se dtruit;
ensuite parce que la loi de causalit ne se rapporte exclusivement qu des changements,
cest--dire lapparition et la cessation des tats dans le temps, o elle rgle le rapport en
vertu duquel ltat prcdent sappelle la cause, le suivant leffet et leur liaison ncessaire la
consquence.
Je renvoie le lecteur qui veut approfondir cette question aux explications que jai donnes
dans Le monde comme volont et reprsentation, vol. 2, chap. 4. Car il est de la plus haute
importance davoir des notions parfaitement nettes et bien fixes, sur la vraie et propre
signification de la loi de causalit, ainsi que sur la porte de sa valeur; il faut que lon
reconnaisse clairement quelle ne se rapporte uniquement et exclusivement qu des
changements dtats matriels et rien autre absolument; quelle ne doit donc pas tre
invoque partout o ce nest pas de cela quil est question. En effet, elle est le rgulateur des
changements dans le temps survenant dans les objets de lexprience externe; or ceux-ci sont
tous matriels. Tout changement ne peut se manifester que si quelque autre changement,
dtermin par une rgle, la prcd; mais alors il se produit, amen ncessairement par ce
prcdent changement : cette ncessit, cest lenchanement causal.
On voit par ce que nous venons de dire que la loi de la causalit est bien simple;
nanmoins, dans tous les traits de philosophie, depuis les temps les plus anciens jusquaux
plus modernes, nous la trouvons nonce dordinaire dune tout autre manire, plus abstraite,
et par suite conue en termes plus larges et plus vagues. On y trouve que la cause est tantt ce
par quoi une autre chose arrive tre, tantt ce qui produit une autre chose ou la rend relle,
etc. ; Wolf, par exemple, dit : Causa est principium, a quo existentia, sive actualitas, entis
alterius dependet; [La cause est un principe dont dpend lexistence ou lactualit dun
autre tre] et cependant il ne sagit videmment, en fait de causa