Numérisé par Guy & David - · Numérisé par Guy & David - ARTHUR SCHOPENHAUER Essai sur le...
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ARTHUR
SCHOPENHAUER
Essai sur le libre arbitre
Traduction de Salomon Reinach (1894).
------------------------- Numrisation et mise en page par
Guy Heff & David Buffo Mai 2013
www.schopenhauer.fr
La libert est un mystre.
(HELVTIUS)
http://www.schopenhauer.fr/
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Note sur cette dition
La traduction propose est celle de Salomon Reinach (1894).
Cette dition numrique a t allge de certaines notes du traducteur qui ne simposaient gure. Sauf indication contraire, les notes sont de Schopenhauer.
La traduction des citations grecques, latines, anglaises, italiennes et espagnoles, a t rinsre dans le corps du texte.
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Chapitre I : Dfinitions
Dans une question aussi importante, aussi srieuse et aussi difficile, qui rentre en ralit dans un problme capital de la philosophie moderne et contemporaine, on conoit la ncessit dune exactitude minutieuse, et, cet effet, dune analyse des notions fondamentales sur lesquelles roulera la discussion.
1 Quentend-on par la libert ?
Le concept de la libert, le considrer exactement, est ngatif. Nous ne nous reprsentons par l que labsence de tout empchement et de tout obstacle : or, tout obstacle tant une manifestation de la force, doit rpondre une notion positive. Le concept de la libert peut tre considr sous trois aspects fort diffrents, do trois genres de liberts correspondant aux diverses manires dtre que peut affecter lobstacle : ce sont la libert physique, la libert intellectuelle et la libert morale.
1 La libert physique consiste dans labsence dobstacles matriels de toute nature. Cest en ce sens que lon dit : un ciel libre (sans nuages), un horizon libre, lair libre (le grand air), llectricit libre, le libre cours dun fleuve (lorsquil nest plus entrav
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par des montagnes ou des cluses), etc. Mais le plus souvent, dans notre pense, lide de la libert est lattribut des tres du rgne animal, dont le caractre particulier est que leurs mouvements manent de leur volont, quils sont, comme on dit, volontaires, et on les appelle libres lorsquaucun obstacle matriel ne soppose leur accomplissement. Or, remarquons que ces obstacles peuvent tre despces trs diverses, tandis que la puissance dont ils empchent lexercice est toujours identique elle-mme, savoir la volont ; cest par cette raison, et pour plus de simplicit, que lon prfre considrer la libert au point de vue positif. On entend donc par le mot libre la qualit de tout tre qui se meut par sa volont seule, et qui nagit que conformment elle, interversion qui ne change rien dailleurs lessence de la notion. Dans cette acception toute physique de la libert, on dira donc que les hommes et les animaux sont libres lorsque ni chanes, ni entraves, ni infirmit, ni obstacle physique ou matriel daucune sorte ne soppose leurs actions, mais que celles-ci, au contraire, saccomplissent suivant leur volont.
Cette acception physique de la libert, considre surtout comme lattribut du rgne animal, en est lacception originelle, immdiate, et aussi la plus usuelle ; or, envisage ce point de vue, la libert ne
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saurait tre soumise aucune espce de doute ni de controverse, parce que lexprience de chaque instant peut nous en affirmer la ralit. Aussitt, en effet, quun animai nagit que par sa volont propre, on dit quil est libre dans cette acception du mot, sans tenir aucun compte des autres influences qui peuvent sexercer sur sa volont elle-mme. Car lide de la libert, dans cette signification populaire que nous venons de prciser, implique simplement la puissance dagir, cest--dire labsence dobstacles physiques capables dentraver les actes. Cest en ce sens que lon dit : loiseau vole librement dans lair, les btes sauvages errent libres dans les forts, la nature a cr lhomme libre, l'homme libre seul est heureux. On dit aussi quun peuple est libre, lorsquil nest gouvern que par des lois dont il est lui-mme lauteur : car alors il nobit jamais qu sa propre volont. La libert politique doit, par consquent, tre rattache la libert physique.
Mais ds que nous dtournons les yeux de cette libert physique pour considrer la libert sous ses deux autres formes, ce nest plus avec une acception populaire du mot, mais avec un concept tout philosophique que nous avons faire, et ce concept, comme on sait, ouvre la voie de nombreuses difficults. Il faut distinguer en effet, en dehors de la libert physique, deux espces de liberts tout fait
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diffrentes, savoir : la libert intellectuelle et la libert morale.
2 La libert intellectuelle ce quAristote entend par le volontaire et le non-volontaire rflchis nest prise en considration ici quafin de prsenter la liste complte des subdivisions de lide de la libert : je me permets donc den rejeter lexamen jusqu la fin de ce travail, lorsque le lecteur sera familiaris par ce qui prcde avec les ides quelle implique, en sorte que je puisse la traiter dune faon sommaire. Mais puisquelle se rapproche le plus par sa nature de la libert physique, il a fallu, dans cette numration, lui accorder la seconde place, comme plus voisine de celle-ci que la libert morale.
3 Jaborderai donc tout de suite lexamen de la troisime espce de libert, la libert morale, qui constitue proprement parler, le libre arbitre, sur lequel roule la question de lAcadmie Royale.
Cette notion se rattache par un ct celle de la libert physique, et cest ce lien qui existe entre elles qui rend compte de la naissance de cette dernire ide, drive de la premire, laquelle elle est ncessairement trs postrieure. La libert physique, comme il a t dit, ne se rapporte quaux obstacles matriels, et labsence de ces obstacles suffit immdiatement pour la constituer. Mais bientt on
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observa, en maintes circonstances, quun homme, sans tre empch par des obstacles matriels, tait dtourn dune action laquelle sa volont se serait certainement dtermine en tout autre cas, par de simples motifs, comme par exemple des menaces, des promesses, la perspective de dangers courir, etc. On se demanda donc si un homme soumis une telle influenc tait encore libre, ou si vritablement un motif contraire dune force suffisante pouvait, aussi bien quun obstacle physique, rendre impossible une action conforme sa volont. La rponse une pareille question ne pouvait pas offrir de difficult au sens commun : il tait clair que jamais un motif ne saurait agir comme une force physique, car tandis quune force physique, suppose assez grande, peut facilement surmonter dune manire irrsistible la force corporelle de lhomme, un motif, au contraire, nest jamais irrsistible en lui-mme, et ne saurait tre dou dune force absolue. On conoit, en effet, quil soit toujours possible de le contrebalancer par un motif oppos plus fort, pourvu quun pareil motif soit disponible, et que lindividu en question puisse tre dtermin par lui. Pour preuve, ne voyons-nous pas que le plus puissant de tous les motifs dans lordre naturel, lamour inn de la vie, parait dans certains cas infrieur dautres, comme cela a lieu dans le suicide, ainsi que dans les
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exemples de dvouements, de sacrifices, ou dattachements inbranlables des opinions, etc. ; rciproquement, lexprience nous apprend que les tortures les plus raffines et les plus intenses ont parfois t surmontes par cette seule pense, que la conservation de la vie tait ce prix. Mais quand mme il serait dmontr ainsi que les motifs ne portent avec eux aucune contrainte objective et absolue, on pourrait cependant leur attribuer une influence subjective et relative, exerce sur la personne en question : ce qui finalement reviendrait au mme. Par suite, le problme suivant restait toujours rsoudre : La volont elle-mme est-elle libre ? Donc la notion de la libert, quon navait conue jusqualors quau point de vue de la puissance dagir, se trouvait maintenant envisage au point de la vue de la puissance de vouloir, et un nouveau problme se prsentait : le vouloir lui-mme est-il libre ? La dfinition populaire de la libert (physique) peut-elle embrasser en mme temps cette seconde face de la question ? Cest ce quun examen attentif ne nous permet point dadmettre. Car, daprs cette premire dfinition, le mot libre signifie simplement conforme la volont : ds lors, demander si la volont elle-mme est libre, cest demander si la volont est conforme la volont, ce qui va de soi, mais ne rsout rien. Le concept
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empirique de la libert nous autorise dire : Je suis libre, si je peux faire ce que je veux ; mais ces mots ce que je veux prsupposent dj lexistence de la libert morale. Or cest prcisment la libert du vouloir qui est maintenant en question, et il faudrait en consquence que le problme se post comme il suit : Peux-tu aussi vouloir ce que tu veux ? ce qui ferait prsumer que toute volition dpendit encore dune volition antcdente. Admettons que lon rpondt par laffirmative cette question : aussitt il sen prsenterait une autre : Peux tu aussi vouloir ce que tu veux vouloir ? et lon irait ainsi indfiniment en remontant toujours la srie des volitions, et en considrant chacune delles comme dpendante dune volition antrieure et place plus haut, sans jamais parvenir sur cette voie une volition primitive, susceptible d'tre considre comme exempte de toute relation et de toute dpendance. Si, dautre part, la ncessit de trouver un point fixe nous faisait admettre une pareille volition, nous pourrions, avec autant de raison, choisir pour volition libre et inconditionne la premire de la srie, que celle mme dont il s'agit, ce qui ramnerait la question cette autre fort simple : Peux-tu vouloir ? Suffit-il de rpondre affirmativement pour trancher le problme du libre arbitre ? Mais cest l prcisment ce qui est en
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question, et ce qui reste indcis. Il est donc impossible dtablir une connexion directe entre le concept originel et empirique de la libert, qui ne se rapporte qu la puissance dagir, et le concept du libre arbitre, qui se rapporte uniquement la puissance de vouloir. Cest pourquoi il a fallu, afin de pouvoir nanmoins tendre la volont le concept gnral de la libert, lui faire subir une modification qui le rendt plus abstrait. Ce but fut atteint, en faisant consister la libert dans la simple absence de toute force ncessitante. Par ce moyen, cette notion conserve le caractre ngatif que je lui ai reconnu ds le commencement. Ce quil faut donc tudier sans plus de retard, cest le concept de la Ncessit, en tant que concept positif indispensable pour tablir la signification du concept ngatif de la libert.
Quentend-on par ncessaire ? La dfinition ordinaire : On appelle ncessaire ce dont le contraire est impossible, ou ce qui ne peut tre autrement, est une simple explication de mots, une priphrase de lexpression dfinir, qui naugmente en rien nos connaissances son sujet. En voici, selon moi, la seule dfinition vritable et complte : On entend par ncessaire tout ce qui rsulte dune raison suffisante donne , dfinition qui, comme toute dfinition juste, peut aussi tre retourne. Or, selon que cette raison suffisante appartient lordre
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logique, lordre mathmatique, ou lordre physique (en ce cas elle prend le nom de cause), la ncessit est dite logique (ex. ; la conclusion dun syllogisme, tant donnes les prmisses), mathmatique (lgalit des cts dun triangle quand les angles sont gaux entre eux) ; ou bien physique et relle (comme lapparition de leffet, aussitt quintervient la cause) : mais, de quelque ordre de faits quil sagisse, la ncessit de la consquence est toujours absolue, lorsque la raison suffisante en est donne. Ce nest quautant que nous concevons une chose comme la consquence dune raison dtermine, que nous en reconnaissons la ncessit ; et inversement, aussitt que nous reconnaissons quune chose dcoule titre d'effet dune raison suffisante connue, nous concevons quelle est ncessaire : car toutes les raisons sont ncessitantes Cette explication est si adquate et si complte, que les deux notions de ncessit et de consquence dune raison donne sont des notions rciproques (convertibles), cest--dire quelles peuvent tre substitues lune lautre. Daprs ce qui prcde, la non-ncessit (contingence) quivaudrait labsence dune raison suffisante dtermine. On peut cependant concevoir lide de la contingence comme oppose celle de la ncessit : mais il ny a l quune difficult apparente. Car toute contingence nest que
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relative. Dans le monde rel, en effet, qui peut seul nous donner lide du hasard, chaque vnement est ncessaire, par rapport sa cause ; mais il peut tre contingent par rapport tous les autres objets, entre lesquels et lui peuvent se produire des concidences fortuites dans lespace et dans le temps, li faudrait donc que la libert, dont le caractre essentiel est labsence de toute ncessitation, ft lindpendance absolue lgard de toute cause, cest--dire la contingence et le hasard absolus. Or cest l un concept souverainement problmatique, qui peut-tre ne saurait mme pas tre clairement pens, et qui cependant, chose trange dire, se rduit identiquement celui de la libert. Quoi quil en soit, le mot libre signifie ce qui nest ncessaire sous aucun rapport, cest--dire ce qui est indpendant de toute raison suffisante. Si un pareil attribut pouvait convenir la volont humaine, cela voudrait dire quune volont individuelle, dans ses manifestations extrieures, nest pas dtermine par des motifs, ni par des raisons daucune sorte, puisque autrement la consquence rsultant dune raison donne, de quelque espce quelle soit, intervenant toujours avec une ncessit absolue ses actes ne seraient plus libres, mais ncessits. Tel tait le fondement de la pense de Kant, lorsquil dfinissait la libert, le pouvoir de commencer de soi-mme une srie de
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modifications. Car ces mots de soi-mme, ramens leur vraie signification, veulent dire sans cause antcdente, ce qui est identique sans ncessit. De sorte que cette dfinition, bien quelle semble en apparence prsenter le concept de la libert comme un concept positif, permet une observation plus attentive den mettre de nouveau en vidence la nature ngative.
Une volont libre, avons-nous dit, serait une volont qui ne serait dtermine par aucune raison, cest--dire par rien, puisque toute chose qui en dtermine une autre est une raison ou une cause ; une volont, dont les manifestations individuelles (volitions), Jailliraient au hasard et sans sollicitation aucune, indpendamment de toute liaison causale et de toute rgle logique. En prsence dune pareille notion, la clart mme de la pense nous fait dfaut, parce que le principe de raison suffisante, qui, sous tous les aspects quil revt, est la forme essentielle de notre entendement, doit tre rpudi ici, si nous voulons nous lever lide de la libert absolue. Toutefois il ne manque pas dun terme technique (terminus technicus ad hoc) pour dsigner cette notion si obscure et si difficile concevoir : on lappelle libert dindiffrence (liberum arbitrium indifferenti). Dailleurs, de cet ensemble dides qui constituent le libre arbitre, celle-ci est la seule qui
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soit du moins clairement dfinie et bien dtermine ; aussi ne peut-on la perdre de vue, sans tomber dans des explications embarrasses, vagues, nuageuses, derrire lesquelles cherche se dissimuler une timide insuffisance, comme lorsquon parle de raisons nentranant pas ncessairement leurs consquences. Toute consquence dcoulant dune raison est ncessaire, et toute ncessit est la consquence dune raison. Lhypothse dune pareille libert dindiffrence entrane immdiatement laffirmation suivante, qui est caractristique, et doit par consquent tre considre comme la marque distinctive et lindice de cette ide : savoir quun homme, plac dans des circonstances donnes, et compltement dtermines par rapport lui, peut, en vertu de cette libert dindiffrence, agir de deux faons diamtralement opposes.
2 Quentend-on par la conscience ?
Rponse : la perception (directe et immdiate) du moi, par opposition la perception des objets extrieurs, qui est lobjet de la facult dite perception extrieure. Cette dernire facult, avant mme que les objets extrieurs viennent se prsenter elle, contient certaines formes ncessaires [ priori] de la connaissance, qui sont par suite autant de conditions de lexistence objective des choses, cest--dire de
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leur existence pour nous en tant quobjets extrieurs : telles sont, comme on sait, le temps, lespace, la causalit. Or, quoique ces formes de la perception extrieure rsident en nous, elles nont pourtant pas dautre but que de nous permettre de prendre connaissance des objets extrieurs en tant que tels, et dans une relation constante avec ces formes ; aussi navons-nous pas les considrer comme appartenant au domaine de la conscience, mais bien plutt comme de simples conditions de la possibilit de toute connaissance des objets extrieurs, cest--dire de la perception objective.
En outre, je ne me laisserai pas abuser par le double sens du mot conscientia employ dans lnonc de la question, et je me garderai de confondre avec la conscience proprement dite lensemble des instincts moraux de lhomme, dsign sous le nom de conscience morale ou de raison pratique, avec les impratifs catgoriques que Kant lui attribue ; et cela, dune part, parce que ces instincts ne commencent se dvelopper dans lhomme qu la suite de lexprience et de la rflexion, cest--dire la suite de la perception extrieure ; dautre part, parce que dans ces instincts mmes la ligne de dmarcation entre ce qui appartient originairement et en propre la nature humaine, et ce que lducation morale et religieuse y
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17 | E s s a i s u r l e l i b r e a r b i t r e
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ajoute, nest pas encore trace dune faon nette et indiscutable. Dailleurs il nentre certainement pas dans lintention de lAcadmie de voir dtourner artificiellement la question sur le terrain de la morale par une confusion de la conscience morale avec la conscience psychologique, et dentendre renouveler aujourdhui la preuve morale, ou bien plutt le postulat de Kant, dmontrant la libert par le sentiment priori de la loi morale, au moyen du fameux argument (enthymme) : Tu peux, parce que tu dois.
Il ressort de ce qui vient dtre dit que la partie la plus considrable de notre facult cognitive en gnral nest pas constitue par la conscience, mais par la connaissance du non-moi, ou perception extrieure. Cette facult est dirige avec toutes ses forces vers le dehors, et est le thtre (on peut mme dire, un point de vue plus lev, la condition), des objets du monde extrieur, dont elle commence tout dabord par recevoir les impressions avec une passivit apparente ; mais bientt, runissant pour ainsi dire les connaissances acquises par cette voie, elle les labore et les transforme en notions, qui, en se combinant indfiniment avec le secours des mots, constituent la pense. Ce qui nous resterait donc, aprs dduction de cette partie de beaucoup la plus considrable de notre facult cognitive, ce serait la
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18 | E s s a i s u r l e l i b r e a r b i t r e
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conscience psychologique. Nous concevons, ds lors, que la richesse de cette dernire facult ne saurait tre bien grande : aussi, si cest la conscience qui doit vritablement renfermer les donnes ncessaires la dmonstration du libre arbitre, nous avons le droit desprer quelles ne nous chapperont pas. Ou a aussi mis lhypothse dun sens intrieur1, servant dorgane la conscience, mais il faut le prendre plutt au sens figur quau sens rel, parce que les connaissances que la conscience nous fournit sont immdiates, et non mdiates comme celles des sens. Quoi quil en soit, notre prochaine question snonce ainsi : Quel est le contenu de la conscience ? ou bien : Comment et sous quelle forme le moi que nous sommes se rvle-t-il immdiatement lui-mme ? Rponse : En tant que le moi dun tre voulant. Chacun de nous, en effet, pour peu quil observe sa propre conscience, ne tardera pas sapercevoir que lobjet de cette facult est invariablement la volont de sa personne ; et par l il ne faut pas seulement entendre les volitions qui passent aussitt lacte, ou les rsolutions formelles qui se traduisent par des
1 Il se trouve dj mentionn dans Cicron, sous le nom de tactus
interior (Acad. Qust : IV, 7), Plus explicitement encore dans Saint-augustin (de Lib. Arb., II, 3 et sq.), puis dans Descartes (Princ. Phil. IV, 190) ; il est dcrit avec tous les dveloppements dsirables par Locke. (Note de Schopenhauer)
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19 | E s s a i s u r l e l i b r e a r b i t r e
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faits sensibles. Tous ceux en effet qui savent distinguer, malgr les diffrences dans le degr et dans la manire dtre, les caractres essentiels des choses, ne feront aucune difficult pour reconnatre que tout fait psychologique, dsir, souhait, esprance, amour, joie, etc., ainsi que les sentiments opposs, tels que la haine, la crainte, la colre, la tristesse, etc., en un mot toutes les affections et toutes les passions, doivent tre comptes parmi les manifestations de la volont : car ce ne sont encore l que des mouvements plus ou moins forts, tantt violents et tumultueux, tantt calmes et rgls, de la volont individuelle, selon quelle est libre ou enchane, contente ou mcontente, et se rapportant tous, avec une grande varit de direction, soit la possession ou au manque de lobjet dsir, soit la prsence ou lloignement de lobjet ha. Ce sont donc bien des affections multiples de la mme volont, dont la force active se manifeste dans nos rsolutions et dans nos actes2. On doit mme ajouter la prcdente
2II est trs digne de remarque que dj Saint-Augustin a parfaitement
reconnu ce fait, tandis quun grand nombre de philosophes modernes, avec leur prtendue facult de sentir, ne paraissent pas sen douter. Car dans la Cit de Dieu (lib. XIV, c 6), il parle des affections de lme, quil a ranges dans le livre prcdent en quatre catgories, savoir : le dsir, la crainte, la joie et la tristesse, et il ajoute : La volont est en tous ces mouvements, ou plutt tous ces mouvements ne sont que des volonts. En effet,
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numration les sentiments du plaisir et de la douleur : car, malgr la grande diversit sous laquelle ils nous apparaissent, on peut toujours les ramener des affections relatives au dsir ou laversion, cest--dire la volont prenant conscience delle-mme en tant quelle est satisfaite ou non satisfaite, entrave ou libre : bien plus, cette catgorie comprend mme les impressions corporelles, agrables ou douloureuses, et tous les innombrables intermdiaires qui sparent ces deux ples de la sensibilit ; puisque ce qui fait lessence de toutes ces affections, cest quelles entrent immdiatement dans le domaine de la conscience en tant que conformes ou non conformes la volont. y regarder de prs, on ne peut mme prendre immdiatement conscience de son propre corps quen tant quil est lorgane de la volont agissant vers le dehors, et le sige de la sensibilit pour des impressions agrables ou douloureuses ; or ces impressions elles-mmes, comme nous venons de le dire, se ramnent des affections immdiates de la volont, qui lui sont tantt conformes et tantt contraires. Du reste, on peut indiffremment compter ou ne pas compter
quest-ce que le dsir et la joie, quune volont qui approuve ce que nous voulons ? Et quest-ce que la crainte et la tristesse, quune volont qui improuve ce que nous ne voulons pas ? (Note de Schopenhauer).
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parmi les manifestations de la volont ces sensations simples du plaisir et de la douleur ; il reste en tous cas que ces mille mouvements de la volont, ces alternatives continuelles du vouloir et du non-vouloir, qui, dans leur flux et dans leur reflux incessants, constituent lunique objet de la conscience, ou, si lon veut, du sens intime, sont dans un rapport constant et universellement reconnu avec les objets extrieurs que la perception nous fait connatre. Mais cela, comme il a t dit plus haut, nest plus du domaine de la conscience immdiate, la limite de laquelle nous sommes donc arrivs, au point o elle se confond avec la perception extrieure, ds que nous avons touch au monde extrieur. Or les objets dont nous prenons connaissance au dehors sont la matire mme et loccasion de tous les mouvements et actes de la volont. On ne reprochera pas ces mots de renfermer une ptition de principe : car que notre volont ait toujours pour objet des choses extrieures vers lesquelles elle se porte, autour desquelles elle gravite, et qui la poussent, au moins en tant que motifs, vers une dtermination quelconque, cest ce que personne ne peut mettre en doute. Soustrait cette influence, lhomme ne conserverait plus quune volont compltement isole du monde extrieur, et emprisonne dans le sombre intrieur de la
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conscience individuelle. La seule chose qui soit encore douteuse nos yeux, cest le degr de ncessit avec lequel les objets du monde extrieur dterminent les actes de la volont.
Cest donc la volont qui est lobjet principal, je dirai mme lobjet exclusif de la conscience. Mais la conscience peut-elle trouver en elle-mme et en elle seule des donnes suffisantes qui permettent daffirmer la libert de cette volont, dans le sens que nous avons prcis plus haut, le seul dailleurs qui soit clair et nettement dtermin ? C'est l mme le problme vers la solution duquel nous allons maintenant diriger notre course, aprs nous en tre rapprochs dans ce qui prcde, en louvoyant il est vrai, mais dj toutefois dune manire notable.
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Chapitre II : la volont devant la conscience
Quand un homme veut, il veut aussi quelque chose : sa volition a toujours quelque objet vers lequel elle tend, et ne peut tre pense quen rapport avec cet objet. Mais que signifie vouloir quelque chose ? Voici ce que jentends par l. La volition, qui en elle-mme est seulement lobjet de la conscience, se produit sous linfluence de quelque mobile appartenant au domaine de la connaissance du non-moi, et qui par consquent est un objet de la perception extrieure ; ce mobile, dsign au point de vue de cette influence sous le nom de motif, est non-seulement la cause excitatrice, mais la matire de la volition, parce que celle-ci est dirige sur lui, cest--dire quelle a pour but de le modifier en quelque faon, quelle ragit par consquent sur lui ( la suite de limpulsion mme quelle en reoit) : et cest dans cette raction que consiste toute entire la volition. Il ressort dj de ceci que la volition ne saurait se produire sans motif ; car alors elle manquerait galement de cause et de matire. Seulement on se demande si, ds que cet objet est prsent notre
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entendement, la volition doit ou non se produire ncessairement ; bien plus, si en prsence dun mme motif, il pourrait se produire une volition diffrente, ou mme diamtralement oppose ; ce qui revient mettre en doute si la raction dont nous avons parl peut, dans des circonstances identiques, se produire ou ne se produire pas, affecter telle forme ou telle autre, ou mmo deux formes absolument contraires. En un mot, la volition est-elle provoque ncessairement par le motif ? ou faut-il admettre que la volont, au moment o nous prenons conscience du motif, conserve son entire libert de vouloir ou de ne pus vouloir ? Ici donc la notion de la libert, dans le sens abstrait que la discussion prcdente lui a donn et que jai prouv tre le seul acceptable, est entendue comme une simple ngation de la ncessit, et notre problme est ainsi clairement pos. Mais cest dans la conscience immdiate que nous avons chercher les donnes ncessaires sa solution, et nous examinerons jusquau bout le tmoignage de cette facult avec toute lexactitude possible, loin de nous contenter de trancher brutalement le nud comme la fait Descartes, en mettant, sans prendre la peine de la justifier, laffirmation suivante : Nous avons une conscience si parfaite de la libert dindiffrence qui est en nous, quil nest rien qui nous soit connu avec plus de lucidit ni dvidence.
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(Princ. Phil, 1, 41.) Leibniz lui-mme a dj fait ressortir ce quil y avait dinsuffisant dans une telle affirmation (Thod. 1, 59, et III, 292), lui qui, cependant, sur cette question, sest montr comme un frle roseau cdant tous les vents ; car aprs les dclarations les plus contradictoires, il aboutit finalement cette conclusion, que la volont est, il est vrai, incline par les motifs, mais quils ne la ncessitent pas. Il dit en effet : Toutes les actions sont dtermines, et jamais indiffrentes, parce quil y a toujours quelque raison inclinante, mais non toutefois ncessitante, pour quelles soient telles plutt que telles. (Leibniz, De libertate, Opra, Ed. Erdmann.) Ceci me donne loccasion de faire observer quune pareille voie, cherchant un milieu entre les deux termes de lalternative pose plus haut, nest pas tenable, et quon ne peut pas dire, comme quelques-uns, en se retranchant plaisir derrire une indcision hsitante, que les motifs ne dterminent la volont quen une certaine mesure, quelle subit leur influence, mais seulement jusqu un certain point, et qu un moment donn elle a le pouvoir de sy soustraire. Car aussitt que nous avons accord une force donne lattribut de la causalit, et reconnu par consquent quelle est une force active, cette force na besoin, dans lhypothse dune rsistance, que dun surcrot dintensit, dans la mesure de cette
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rsistance mme, pour pouvoir achever son effet. Celui qui hsite encore et ne peut pas tre corrompu par loffre de 10 ducats, le sera assurment si on lui en propose 100, et ainsi de suite
Considrons donc maintenant, en vue de la solution que nous cherchons, la conscience immdiate entendue dans le sens tabli plus haut. Quelle clef cette facult peut-elle nous fournir pour la solution de cette question abstraite, savoir lapplicabilit, ou la non-applicabilit du concept de la ncessit la production de la volition, en prsence dun motif donn, cest--dire connu et conu par lentendement ? Nous nous exposerions bien des dceptions si nous nous attendions tirer de cette conscience des renseignements prcis et dtaills sur la causalit en gnral, et sur la motivation en particulier, comme aussi sur le degr de ncessit quelles portent toutes deux avec elles. Car la conscience, telle quelle habite au fond de tous les hommes, est chose beaucoup trop simple et trop borne, pour pouvoir donner des explications sur de pareilles questions. Bien plus, ces notions de causalit et de ncessit sont puises dans lentendement pur qui est tourn vers le dehors, et ne peuvent tre amenes une expression philosophique que devant le forum de la raison rflective. Mais quant cette conscience naturelle,
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simple, je dirais mme borne, elle ne peut mme pas concevoir la question, bien loin quelle y puisse rpondre. Son tmoignage au sujet de nos volitions, que chacun peut couter dans son propre for intrieur, pourra tre exprim peu prs comme il suit, quand on laura dpouill de tout accessoire inutile et tranger la question, et ramen son contenu le plus strict : Je peux vouloir, et lorsque je voudrai un acte quelconque, les membres de mon corps qui sont capables de mouvement (placs dans la sphre du mouvement volontaire) laccompliront linstant mme, dune faon tout fait immanquable. Cela veut dire en peu de mots : JE PUIS FAIRE CE QUE JE VEUX ! La dclaration de la conscience immdiate na pas une plus grande porte, de quelque manire quon puisse la contourner et sous quelque forme que lon veuille poser la question. Elle se rfre donc toujours au Pouvoir dagir conformment la volont ; mais nest ce pas l cette ide empirique, originelle et populaire de la libert, telle que nous lavons tablie ds le commencement, daprs laquelle le mot libre veut dire : conforme la volont ? Cest cette libert, et celle-l seule, que la conscience affirmera catgoriquement. Mais ce nest pas celle que nous cherchons dmontrer. La conscience proclame la libert des actes, avec la prsupposition de la libert
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des volitions ; mais cest la libert des volitions qui a seule t mise en question. Car nous tudions ici le rapport entre la volont mme et les motifs : or sur ce point laffirmation : je peux faire ce que je veux, ne fournit aucun renseignement. La dpendance o sont nos actes, cest--dire nos mouvements corporels, relativement notre volont (dpendance qui est affirme, sans doute, par la voix de la conscience), est quelque chose de tout fait diffrent de lindpendance de nos volitions par rapport aux circonstances extrieures, ce qui constituerait vritablement le libre arbitre ; mais sur lexistence de ce libre arbitre, la conscience ne peut rien nous apprendre. Cette question, en effet, est ncessairement en dehors de sa sphre, parce quelle concerne le rapport de causalit du monde sensible (qui ne nous est donn que par la perception extrieure), avec nos rsolutions, et que la conscience ne peut videmment pas porter de jugement sur le rapport d'une chose qui est tout fait en dehors de son domaine, une autre, qui lui appartient en propre. Car aucune puissance cognitive ne peut tablir une relation entre deux termes dont lun ne saurait lui tre donn daucune manire. Or il est bien vident que les objets de la volont, qui dterminent prcisment la volition, sont placs, au-del de la limite de la perception interne, dans la
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perception du non-moi ; seule, la volition se produit lintrieur, et cest justement le rapport de causalit qui lie la volition et ces objets du dehors que lon cherche prciser. La volition seule est du domaine de la conscience, avec son empire absolu sur les membres du corps, empire dont le sentiment intime est, proprement parler, la racine de laffirmation : Je peux ce que je veux. Aussi nest-ce tout dabord que lexercice de cet empire, cest--dire lacte lui-mme qui imprime la volition, aux regards de la conscience, le sceau dune manifestation de la volont. Car aussi longtemps quelle slabore peu peu, elle sappelle dsir : quand elle est acheve et prte passer lacte, elle sappelle rsolution : mais quelle soit passe effectivement ltat de rsolution, cest ce que laction seule peut dmontrer la conscience ; car jusqu laction qui la ralise, elle peut changer. Et ici nous nous trouvons amens la source principale de cette illusion, dont on ne peut gure nier la force en vertu de laquelle un esprit naf, cest--dire sans ducation philosophique, simagine que dans un cas donn deux volitions diamtralement opposes lui seraient possibles ; et, fort de cette conviction, il senorgueillit de labondance des lumires que lui fournit sa conscience, dont il croit de bonne foi entendre l le tmoignage. Cest leffet de la confusion entre le dsir
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et la volont. On peut, en effet, dsirer deux choses opposes, on nen peut vouloir quune : et pour laquelle des deux sest dcide la volont, cest ce dont la conscience nest instruite qu posteriori, par laccomplissement de lacte. Mais relativement la ncessit rationnelle en vertu de laquelle, de deux dsirs opposs, cest lun et non pas lautre qui passe ltat de volition et dacte, la conscience ne peut pas fournir dclaircissement, prcisment parce quelle apprend le rsultat (du conflit des motifs) tout--fait posteriori, et ne saurait daucune faon le connatre priori. Des dsirs opposs, avec les motifs leur appui, montent et descendent devant elle, et se succdent alternativement comme sur un thtre : et pendant quelle les considre individuellement, elle dclare simplement que ds quun dsir quelconque sera pass ltat de volition, il passera immdiatement aprs ltat dacte. Car cette dernire possibilit purement subjective est le privilge commun de tous les dsirs (vellits), et se trouve justement exprime par ces mots : Je peux faire ce que je veux. Mais remarquons que cette possibilit subjective est tout fait hypothtique, et que le tmoignage de la conscience se rduit ceci : Si je veux telle chose, je puis laccomplir. Or ce nest pas l que se trouve la dtermination ncessaire la volont : puisque la conscience ne nous rvle
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absolument que la volition, mais non les motifs qui la dterminent, lesquels sont fournis par la perception extrieure, dirige vers les objets du dehors. Dautre part, cest la possibilit objective qui dtermine les choses : mais cette possibilit rside en dehors du domaine de la conscience, dans le monde objectif, auquel le motif et lhomme lui-mme appartiennent. Cette possibilit subjective dont nous parlions tout lheure est du mme genre que la puissance que possde le caillou de donner des tincelles, possibilit qui se trouve cependant conditionne par lacier, o rside la possibilit objective de ltincelle. Dans le chapitre suivant, jarriverai la mme conclusion par une autre voie, en considrant la volont non plus par le dedans, comme nous lavons fait jusquici, mais par le dehors, et en examinant ce point de vue la possibilit objective de la volition : alors la question, se trouvant claire de deux cts diffrents, aura acquis toute sa nettet, et sera encore rendue plus saisissable par des exemples.
Donc ce sentiment inhrent notre conscience je poux faire ce que je veux nous accompagne toujours et partout : mais il affirme simplement ce fait, que nos rsolutions et nos volitions, quoique ayant leur origine dans les sombres profondeurs de notre for intrieur, se raliseront immdiatement dans le monde sensible, puisque notre corps en fait
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partie, comme tout le reste des objets. Cette conscience tablit comme un pont entre le monde extrieur et le monde intrieur, qui sans elle resteraient spars par un abme sans fond ; elle disparue, en effet, il ne resterait dans le premier, en tant quobjets, que de simples apparences compltement indpendantes de nous dans tous les sens, et dans le second, que des volitions striles qui demeureraient pour nous ltat de simples sentiments. Interrogez un homme tout fait sans prjugs : voici peu prs en quels termes il sexprimera au sujet de cette conscience immdiate, que lon prend si souvent pour garante dun prtendu libre arbitre : Je peux faire ce que je veux. Si je veux aller gauche, je vais gauche : si je veux aller droite, je vais droite. Cela dpend uniquement de mon bon vouloir : je suis donc libre. Un tel tmoignage est Certainement juste et vridique : seulement il prsuppose la libert de la volont, et admet implicitement que la dcision est dj prise : la libert de la dcision elle-mme ne peut donc nullement tre tablie par cette affirmation. Car il ny est fait aucune mention de la dpendance ou de lindpendance de la volition au moment o elle se produit, mais seulement des consquences de cet acte, une fois quil est accompli, ou, pour parler plus exactement, de la ncessit de sa ralisation entant
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que mouvement corporel. Cest le sentiment intime qui est la racine de ce tmoignage, qui seul fait considrer lhomme naf, cest--dire sans ducation philosophique (ce qui nempche pas quun tel homme puisse tre un grand savant dans dautres branches), que le libre arbitre est un fait dune certitude immdiate ; en consquence, il le proclame comme une vrit indubitable, et ne peut mme pas se figurer que les philosophes soient srieux quand ils le mettent en doute : au fond du cur, il estime que toutes les discussions quon a engages ce sujet, ne sont quun simple exercice descrime auquel se livre gratuitement la dialectique de lcole, en somme une vritable plaisanterie. Pourquoi cela ? Cest que cette certitude que le sens intime lui fournit (certitude qui a bien son importance), est constamment prsente son esprit ; et, sil linterprte mal, cest que lhomme tant avant tout et essentiellement un tre pratique, non thorique, acquiert une connaissance beaucoup plus claire du ct actif de ses volitions, cest--dire de leurs effets sensibles, que de leur ct passif, c'est--dire de leur dpendance. Aussi est-il malais de faire concevoir lhomme qui ne connat point la philosophie la vraie porte de notre problme, et de lamener comprendre clairement que la question ne roule pas sur les consquences mais sur les raisons et
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les causes de ses volitions. Certes, il est hors de doute que ses actes dpendent uniquement de ses volitions ; mais ce que lon cherche maintenant savoir, cest de quoi dpendent ces volitions elles-mmes, ou si peut-tre elles seraient tout fait indpendantes. Il est vrai quil peut faire une chose, quand il la veut, et quil en ferait tout aussi bien une telle autre, sil la voulait son tour : mais quil rflchisse, et quil songe sil est rellement capable de vouloir lune aussi bien que lautre. Si donc, reprenant notre interrogatoire, nous posons la question notre homme dans ces termes : Peux-tu vraiment, de deux dsirs opposs qui slvent en toi donner suite lun aussi bien qu lautre ? Par exemple, si on te donne choisir entre deux objets qui sexcluent lun lautre, peux-tu prfrer indiffremment le premier ou le second ? Alors il rpondra : Peut-tre que le choix me paratra difficile : cependant il dpendra toujours de moi seul de vouloir choisir lun ou lautre, et aucune autre puissance ne pourra my obliger : en ce cas jai la pleine libert de choisir celui que je veux, et quelque choix que je fasse je nagirai jamais que conformment ma volont. Jinsiste, et je lui dis : Mais ta volont, de quoi dpend-elle ? Alors mon interlocuteur rpond en coutant la voix de sa conscience : Ma volont ne dpend absolument que
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de moi seul ! Je peux vouloir ce que je veux : ce que je veux, cest moi qui le veux. Et il prononce ces dernires paroles, sans avoir lintention de faire une tautologie, ni sans sappuyer, cet effet, dans le fond mme de sa conscience, sur le principe didentit qui seul la rend possible. Bien plus, si en ce moment on le pousse bout, il se mettra parler dune volont de sa volont, ce qui revient au mme que sil parlait dun moi de son moi. Le voil ramen pour ainsi dire jusquau centre, au noyau de sa conscience, o il reconnat lidentit fondamentale de son moi et de sa volont mais o il ne reste plus rien, avec quoi il puisse les juger lun et lautre. La volition finale qui lui fait rejeter un des termes entre lesquels sexerait son choix (tant donns son caractre, ainsi que les objets en prsence), tait-elle contingente, et aurait-il t possible que le rsultat final de sa dlibration ft diffrent de ce quil a t ? Ou bien faut-il croire que cette volition tait dtermine aussi ncessairement (par les motifs), que, dans un triangle, au plus grand angle doit tre oppos le plus grand ct ? Voil des questions qui dpassent tellement la comptence de la conscience naturelle, quon ne peut mme pas les lui faire clairement concevoir. plus forte raison, nest-il point vrai de dire quelle porte en elle des rponses toutes prtes ces problmes, ou mme seulement des solutions ltat de germes non
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dvelopps, et quil suffise pour les obtenir de linterroger navement et de recueillir ses oracles ! Il est encore vraisemblable que notre homme, bout darguments, essayera toujours encore dchapper la perplexit quentrane cette question, lorsquelle est vraiment bien comprise, en se rfugiant labri de cette mme conscience immdiate, et en rptant satit : Je peux faire ce que je veux, et ce que je veux, je le veux. Cest un expdient auquel il recourra sans cesse, de sorte quil sera difficile de lamener envisager tranquillement la vritable question, quil sefforce toujours desquiver. Et quon ne lui en veuille point pour cela : car elle est vraiment souverainement embarrassante. Elle plonge pour ainsi dire une main investigatrice dans le plus profond de notre tre : elle demande, en dernire analyse, si lhomme aussi, comme tout le reste de la cration, est un tre dtermin une fois pour toutes par son essence, possdant comme tous les autres tres de la nature des qualits individuelles fixes, persistantes, qui dterminent ncessairement ses diverses ractions en prsence des excitations extrieures, et si lensemble de ces qualits ne constitue pas pour lui un caractre invariable, de telle sorte que ses modifications apparentes et extrieures soient entirement soumises la dtermination des motifs venant du dehors ; ou si lhomme fait seul
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exception cette loi universelle de la nature. Mais si lon russit enfin fixer solidement sa pense sur cette question si srieuse, et lui faire clairement comprendre que ce que lon cherche ici cest lorigine mme de ses volitions, la rgle, sil en est une, ou labsolue irrgularit (manque de rgle) qui prside leur formation ; alors on dcouvrira en toute vidence que la conscience immdiate ne fournit aucun renseignement ce sujet, par ce fait que lhomme sans prjugs renoncera tout coup allguer cette autorit, et tmoignera ouvertement de sa perplexit en sarrtant pour rflchir, puis en se livrant des tentatives dexplication de toute sorte, en sefforant par exemple de tirer des arguments, tantt de son exprience personnelle et de ses observations, tantt des rgles gnrales de lentendement ; mais il ne russira par l qu montrer dans le plein jour de lvidence, par lincertitude et lhsitation de ses explications, que sa conscience immdiate ne donne aucun claircissement sur la question entendue comme il convient, tandis quelle lui en fournissait prcdemment en abondance pour rpondre la question mal comprise. Cela repose en dernire analyse sur ce que la volont de lhomme nest autre que son moi proprement dit, le vrai noyau de son tre : cest elle aussi qui constitue le fond mme de sa
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conscience, comme quelque substratum immuable et toujours prsent, dont il ne saurait se dgager pour pntrer au-del. Car lui-mme il est comme il veut, et il veut comme il est. Donc, quand on lui demande sil pourrait vouloir autrement quil ne veut, on lui demande en vrit sil pourrait tre autrement quil nest : ce quil ignore absolument. Aussi le philosophe, qui ne se distingue du premier venu que par la supriorit que lui donne la pratique de ces questions, doit, si dans ce problme difficile il veut atteindre la clart, se tourner en dernire instance vers les seuls juges comptents, savoir lentendement, qui lui fournit ses notions priori, la raison qui les labore, et lexprience qui lui prsente ses actions et celles des autres pour expliquer et contrler les intuitions de sa raison. Sans doute leur dcision ne sera pas aussi facile, aussi immdiate, ni aussi simple que celle de la conscience, mais par cela mme elle sera la hauteur de la question et fournira une rponse adquate. Cest la tte qui a soulev la question : cest la tte aussi qui doit la rsoudre.
Dailleurs nous ne devons pas nous tonner qu une question aussi abstruse, aussi haute, aussi difficile, la conscience immdiate nait pas de rponse offrir. Car la conscience nest quune partie trs restreinte de notre entendement, lequel, obscur au dedans, est dirig vers le monde extrieur de
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toutes les nergies dont il dispose. Toutes ses connaissances parfaitement sres, cest--dire certaines priori, concernent seulement le monde extrieur, et l il peut, en appliquant certaines lois gnrales, qui ont en lui-mme leur fondement, distinguer dune faon infaillible ce qui est possible au dehors et ce qui est impossible, ce qui est ncessaire et ce qui ne lest pas. Cest ainsi quont t tablies les mathmatiques pures, la logique pure, et mme les bases de la science naturelle, toutes priori. Ensuite lapplication de ces formes, connues priori, aux donnes fournies par la perception sensible, lui ouvre un accs sur le monde visible et rel, et en mme temps lui rend possible lexprience : plus tard, lapplication de la logique et de la facult de penser, qui en est la base, ce monde extrieur rvl par les sens, lui fournira les concepts, ouvrira son activit le monde des ides, et par suite permettra aux sciences de natre et leurs rsultats de fructifier leur tour. Cest donc dans le monde extrieur que lintelligence voit devant elle beaucoup de lumire et de clart. Mais lintrieur il fait sombre, comme dans un tlescope bien noirci : aucun principe priori nclaire la nuit de notre for intrieur ; ce sont des phares qui ne rayonnent que vers le dehors. Le sens intime, comme on la prouv plus haut, ne peroit directement que la volont, aux
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diffrentes motions de laquelle tous les sentiments dits intrieurs peuvent tre ramens. Mais tout ce que cette perception intime de la volont nous fait connatre se ramne, comme on la vu prcdemment, au vouloir et au non-vouloir ; cest elle en outre que nous devons cette certitude tant prne qui se traduit par laffirmation : ce que je veux, je peux le faire , et qui revient en vrit ceci a chaque acte de ma volont se manifeste immdiatement ma conscience (par un mcanisme qui mest tout fait incomprhensible), comme un mouvement de mon corps. y regarder de prs, il ny a l pour le sujet qui laffirme quun principe rsultant de lexprience. Mais au-del, on ny dcouvre plus rien. Le tribunal que nous avons consult est donc incomptent pour rsoudre la question souleve : bien plus, interprte dans son vritable sens, elle ne peut pas lui tre soumise, parce quelle ne saurait tre comprise par lui.
Lensemble des rponses que nous avons obtenues dans notre interrogatoire de la conscience peut se rsumer ainsi quil suit sous une forme plus concise. La conscience de chacun de nous lui affirme trs clairement quil peut faire ce quil veut. Or puisque des actions tout fait opposes peuvent tre penses comme ayant t voulues par lui, il en rsulte quil peut aussi bien faire une action que laction
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oppose, sil la veut. Cest l prcisment ce quune intelligence encore mal arme confond avec cette autre affirmation bien diffrente, savoir que dans un cas dtermin le mme homme pourrait vouloir galement bien deux choses opposes, et elle nomme libre arbitre ce prtendu privilge. Or que lhomme puisse ainsi, dans des circonstances donnes, vouloir la fois deux actions opposes, cest ce que ne comporte en aucune faon le tmoignage de la conscience, laquelle se contente daffirmer que de deux actions opposes, il peut faire lune, sil la veut, et que s'il veut lautre, il peut laccomplir galement. Mais est-il capable de vouloir indiffremment lune ou lautre ? Cette question demeure sans rponse, et exige un examen plus approfondi, dont la simple conscience ne saurait prjuger le rsultat. La formule suivante, quoique un peu empreinte de scolastique, me semblerait lexpression la plus courte et la plus exacte de cette conclusion : Le tmoignage de la conscience ne se rapporte la volont qua parte post : la question du libre arbitre au contraire a parte ante. Donc, cette dclaration indniable de la conscience : Je peux faire ce que je veux , ne renferme ni ne dcide rien du tout touchant le libre arbitre, car celui-ci consisterait en ce que chaque volition individuelle, dans chaque cas particulier (le caractre du sujet tant compltement donn), ne ft
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pas dtermine dune faon ncessaire par les circonstances extrieures au milieu desquelles lhomme en question se trouve, mais pt sincliner finalement soit dun ct, soit de lautre. Or, sur ce point, la conscience est absolument muette : car le problme est tout fait en dehors de son domaine, puisquil roule sur le rapport de causalit qui existe entre lhomme et le monde extrieur. Si lon demande un homme de bon sens, mais dnu dducation philosophique, en quoi consiste vritablement ce libre arbitre quil affirme avec tant de confiance sur lautorit de sa conscience, il rpondra : Il consiste en ce que je peux faire ce que je veux, aussitt que je ne suis pas empch par un obstacle physique. Cest donc toujours le rapport entre ses actions et ses volitions dont il parle. Mais cette absence dobstacles matriels ne constitue encore que la libert physique, comme je lai montr dans le premier chapitre. Lui demande-t-on encore si dans un cas donn il pourrait vouloir indiffremment telle chose ou son contraire, dans le premier feu de la rplique il sempressera sans doute de rpondre oui : mais aussitt quil commencera saisir le sens profond de la question, il deviendra pensif, et finalement il tombera dans lincertitude et le trouble ; puis, pour sen tirer, il essayera de nouveau de se sauver derrire son thme favori je peux faire ce
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que je veux et de sy retrancher contre toutes les raisons et tous les raisonnements. Mais la vritable rponse cette assertion, comme jespre le mettre hors de doute dans le chapitre suivant, snoncerait ainsi : Tu peux, il est vrai, faire ce que tu veux : mais chaque moment dtermin de ton existence, tu ne peux vouloir quune chose prcise et une seule, lexclusion de toute autre.
La discussion contenue dans ce chapitre suffirait dj la rigueur pour mautoriser rpondre ngativement la question de lAcadmie Royale ; mais ce serait l men tenir seulement une vue densemble, car cette exposition mme du rle des faits dans la conscience doit recevoir encore quelques complments dans ce qui va suivre. Or il peut se trouver, dans un cas, que la justesse de notre rponse ngative se voie confirme avec clat par une preuve de plus. Si en effet nous nous adressions maintenant, la mme question sur les lvres, ce tribunal auquel nous avons t renvoys tout lheure, comme la seule juridiction comptente, je veux dire au tribunal de lentendement pur, de la raison qui rflchit sur ses donnes et les labore, et de lexprience qui complte le travail de lune et de lautre, si alors, dis-je, la dcision de ces juges tendait tablir que le prtendu libre arbitre nexiste absolument point, mais que les actions des hommes,
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comme tous les phnomnes de la nature, rsultent, dans chaque cas particulier, des circonstances prcdentes comme un effet qui se produit ncessairement la suite de sa cause ; cela nous donnerait en outre la certitude que lexistence mme dans la conscience de donnes aptes fournir la dmonstration du libre arbitre, est chose parfaitement impossible. Alors, renforce par une conclusion a non posse ad non esse, qui seule peut servir tablir priori des vrits ngatives, notre dcision recevrait, en surcrot de la preuve empirique expose dans ce qui prcde, une confirmation rationnelle, do elle tirerait videmment une certitude bien plus grande encore. Car une contradiction formelle entre les affirmations immdiates de la conscience, et les consquences tires des principes fondamentaux de la raison pure, avec leur application lexprience, ne saurait tre admise comme possible : la conscience de lhomme ne peut pas tre ainsi mensongre et trompeuse. Il faut remarquer ce propos que la prtendue antinomie kantienne (entre la libert et la ncessit), na pas pour origine, mme dans lesprit de son auteur, la diffrence des sources do dcoulent la thse et lantithse, lune manant du tmoignage de la conscience, lautre du tmoignage de lexprience et de la raison. La thse et lantithse sont toutes
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deux subtilement dduites de raisons prtendues objectives ; et tandis que la thse ne repose sur rien, si ce nest sur la raison paresseuse, cest--dire sur la ncessit de trouver un point fixe dans un recul linfini, lantithse, au contraire, a vritablement en sa faveur tous les motifs objectifs.
Cette tude indirecte que nous allons entreprendre maintenant sur le terrain de la facult cognitive et du monde extrieur qui se prsente elle, jettera en mme temps beaucoup de clart sur la recherche directe que nous avons effectue jusquici, et servira ainsi la complter. Elle dvoilera les illusions naturelles que fait natre lexplication fausse du tmoignage si simple de la conscience, lorsque celle-ci entre en conflit avec la perception extrieure, laquelle constitue la facult cognitive, et a sa racine dans un seul et mme sujet o rside galement la conscience. Ce nest mme qu la fin de cette tude indirecte quil se fera un peu de lumire pour nous sur le vrai sens et le vrai contenu de cette affirmation je veux qui accompagne toutes nos actions, et sur la conscience de notre causalit immdiate et de notre pouvoir personnel, grce auxquels les actions que nous faisons sont vraiment ntres. Alors seulement linvestigation conduite jusqu prsent par des procds directs recevra enfin son couronnement.
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Chapitre III : La volont devant la perception
extrieure
Si maintenant nous demandons la perception extrieure des claircissements sur notre problme, nous savons davance que puisque cette facult est par essence dirige vers le dehors, la volont ne peut pas tre pour elle un objet de connaissance immdiate, comme elle paraissait ltre tout lheure pour la conscience, qui pourtant a t trouve un juge incomptent en cette matire. Ce que lon peut considrer ici, ce sont les tres dous de volont qui se prsentent lentendement en tant que phnomnes objectifs et extrieurs, cest--dire en tant quobjets de lexprience, et doivent tre examins et jugs comme tels, en partie daprs des rgles gnrales, certaines priori, relatives la possibilit mme de lexprience, en partis daprs les faits que fournit lexprience relle, et que chacun peut constater. Ce nest donc plus comme auparavant sur la volont mme, telle quelle nest accessible qu la conscience, mais sur les tres capables de vouloir, cest--dire sur des objets tombant sous les sens, que
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notre examen va se porter. Si par l nous sommes condamns ne pouvoir considrer lobjet propre de nos recherches que mdiatement et une plus grande distance, cest l un inconvnient rachet par un prcieux avantage ; car nous pouvons maintenant faire usage dans nos recherches dun instrument beaucoup plus pariait que le sens intime, cette conscience si obscure, si sourde, nayant vue sur la ralit que dun seul ct. Notre nouvel instrument dinvestigation sera lintelligence, accompagne de tous les sens et de toutes les forces cognitives, armes, si jose dire, pour la comprhension de lobjectif.
La forme la plus gnrale et la plus essentielle de notre entendement est le principe de causalit : ce n'est mme que grce ce principe, toujours prsent notre esprit, que le spectacle du monde rel peut soffrir nos regards comme un ensemble harmonieux, car il nous fait concevoir immdiatement comme des effets les affections et les modifications survenues dans les organes de nos sens3. Aussitt la sensation prouve, sans quil soit besoin daucune ducation ni daucune exprience
3On trouvera le dveloppement de cette thorie dans la Dissertation
sur le Principe de Raison Suffisante, 21 de la 2 dition. (Note de Schopenhauer)
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pralable, nous passons immdiatement de ces modifications leurs causes, lesquelles, par leffet mme de cette opration de lintelligence, se prsentent alors nous comme des objets situs dans lespace. Il suit de l incontestablement que le principe de causalit nous est connu priori, cest--dire comme un principe ncessaire relativement la possibilit de toute exprience en gnral ; et il nest pas besoin, ce quil semble, de la preuve indirecte, pnible, je dirai mme insuffisante, que Kant a donne de cette importante vrit. Le principe de causalit est tabli solidement priori, comme la rgle gnrale laquelle sont soumis sans exception tous les objets rels du monde extrieur. Le caractre absolu de ce principe est une consquence mme de son a priorit. Il se rapporte essentiellement et exclusivement aux modifications phnomnales ; lorsquen quelque endroit ou en quelque moment, dans le monde objectif, rel et matriel, une chose quelconque, grande ou petite, prouve une modification, le principe de causalit nous fait comprendre quimmdiatement avant ce phnomne, un autre objet a d ncessairement prouver une modification, de mme quenfin que ce dernier pt se modifier, un autre objet a d se modifier antrieurement, et ainsi de suite linfini. Dans cette srie rgressive de modifications sans fin, qui
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remplissent le temps comme la matire remplit lespace, aucun point initial ne peut tre dcouvert, ni mme seulement pens comme possible, bien loin quil puisse tre suppos comme existant. En vain lintelligence, reculant toujours plus haut, se fatigue poursuivre le point fixe qui lui chappe : elle ne peut se soustraire la question incessamment renouvele : Quelle est la cause de ce changement ? Cest pourquoi une cause premire est absolument aussi impensable que le commencement du temps ou la limite de l'espace.
La loi de causalit atteste non moins srement que lorsque la modification antcdente, la cause est entre en jeu, la modification consquente qui est amene par elle leffet doit se produire immanquablement, et avec une ncessit absolue. Par ce caractre de ncessit, le principe de causalit rvle son identit avec le principe de raison suffisante, dont il nest quun aspect particulier. On sait que ce dernier principe, qui constitue la forme la plus gnrale de notre entendement pris dans son ensemble, se prsente dans le monde extrieur comme principe de causalit, dans le monde de la pense comme loi logique du principe de la connaissance, et mme dans lespace vide, considr priori, comme loi de la dpendance rigoureuse de la position des parties les unes lgard des autres ;
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dpendance ncessaire, dont ltude spciale et dveloppe est lunique objet de la gomtrie. Cest prcisment pour cela, comme je lai dj tabli en commenant, que le concept de la ncessit et celui de consquence dune raison dtermine, sont des notions identiques et convertibles.
Toutes les modifications qui ont pour thtre le monde extrieur sont donc soumises la loi de causalit, et, par consquent, chaque fois quelles se produisent, elles sont revtues du caractre de la plus stricte ncessit. cela il ne peut pas y avoir dexception, puisque la rgle est tablie priori pour toute exprience possible. En ce qui concerne son application un cas dtermin, il suffit de se demander chaque fois sil sagit dune modification survenue un objet rel donn dans lexprience externe : aussitt que cette condition est remplie, les modifications de cet objet sont soumises au principe de causalit, cest--dire quelles doivent tre amenes par une cause, et, partant, quelles se produisent dune faon ncessaire.
Maintenant, arms de cette rgle priori, considrons non plus la simple possibilit de lexprience en gnral, mais les objets rels quelle offre nos regards, dont les modifications actuelles ou possibles sont soumises au principe gnral tabli
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plus haut. Tout dabord nous observons entre ces objets un certain nombre de diffrences fondamentales profondment marques, daprs lesquelles, du reste, on les a classs depuis longtemps : on distingue en effet les corps inorganiques, cest--dire dpourvus de vie, des corps organiques, cest--dire vivants, et ceux-ci leur tour se divisent en vgtaux et en animaux. Ces derniers, bien que prsentant des traits de ressemblance essentiels, et rpondant une mme ide gnrale, nous paraissent former une chane continue extrmement varie et finement nuance (sic), qui monte par degrs jusqu la perfection, depuis lanimal rudimentaire qui se distingue peine de la plante, jusquaux tres les plus capables et les plus achevs, qui rpondent le mieux lide de lanimalit : au haut terme de cette progression nous trouvons lhomme nous-mmes.
Envisageons prsent, sans nous laisser garer par cette diversit infinie, lensemble de toutes les cratures en tant quobjets rels de lexprience externe, et essayons dappliquer notre principe gnral de causalit aux modifications de toute espce dont de pareils tres peuvent tre lobjet. Nous trouverons alors que sans doute lexprience vrifie partout la loi certaine, priori, que nous avons pose ; mais en mme temps, qu la grande
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diffrence signale plus haut entre la nature des objets de lexprience, correspond aussi une certaine varit dans la manire dont la causalit sexerce, lorsquelle rgit les changements divers dont les trois rgnes sont le thtre. Je mexplique. Le principe de causalit, qui rgit toutes les modifications des tres, se prsente sous trois aspects, correspondants la triple division des corps en corps inorganiques, en plantes, et en animaux ; savoir : 1 La Cause, dans le sens le plus troit du mot ; 2 lExcitation (Reiz) ; 3 enfin la Motivation. Il est bien entendu que sous ces trois formes diffrentes, le principe de causalit conserve sa valeur priori, et que la ncessit de la liaison causale subsiste dans toute sa rigueur.
1 La cause, entendue dans le sens le plus troit du mot, est la loi selon laquelle se produisent tous les changements mcaniques, physiques et chimiques dans les objets de lexprience. Elle est toujours caractrise par deux signes essentiels ; en premier lieu, que l o elle agit la troisime loi fondamentale de Newton (lgalit de laction et de la raction) trouve son application : cest--dire que ltat antcdent, appel la cause, subit une modification gale celle de ltat consquent, qui se nomme leffet ; en second lieu, que, conformment la seconde loi de Newton, le degr d'intensit de leffet est toujours exactement proportionn au degr
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dintensit de la cause, et que par suite une augmentation dintensit dans lun, entrane une augmentation gale dans lautre. Il en rsulte que lorsque la manire dont leffet se produit est connue une fois pour toutes, on peut aussitt savoir, mesurer, et calculer, daprs le degr dintensit de leffet, le degr dintensit de la cause, et rciproquement. Toutefois, dans lapplication empirique de ce second critrium, on ne doit pas confondre leffet proprement dit avec leffet apparent [sensible], tel que nous le voyons se produire. Par exemple, il ne faut pas sattendre ce que le volume dun corps soumis la compression diminue indfiniment, et dans la proportion mme o saccrot la force comprimante. Car lespace dans lequel on comprime le corps diminuant toujours, il sen suit que la rsistance augmente : et si, dans ce cas encore, leffet rel, qui est laugmentation de densit, saccrot vritablement en proportion directe de la cause (comme le montre, dans le cas des gaz, la loi de Mariotte), on voit cependant quil nen est pas de mme de leffet apparent, auquel on pourrait vouloir tort appliquer cette loi. De mme, une quantit croissante de chaleur agissant sur leau produit jusqu un certain degr un chauffement progressif, mais au del de ce point un excs de chaleur ne provoque plus quune vaporation rapide.
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Ici encore, comme dans un grand nombre dautres cas, la mme relation existe entre lintensit de la cause et lintensit relle de leffet. Cest uniquement sous la loi dune pareille cause (dans le sens le plus troit du mot), que soprent les changements de tous les corps privs de vie, cest--dire inorganiques. La connaissance et la prvision de causes de cette espce clairent ltude de tous les phnomnes qui sont lobjet de la mcanique, de lhydrostatique, de la physique et de la chimie. La possibilit exclusive dtre dtermin par des causes agissant de la sorte est, par consquent, le caractre distinctif, essentiel, dun corps inorganique.
2 La seconde forme de la causalit est lexcitation, caractrise par deux particularits : 1 Il ny a pas proportionnalit exacte entre laction et la raction correspondante ; 2 On ne peut tablir aucune quation entre lintensit de la cause et lintensit de leffet. Par suite, le degr dintensit de leffet ne peut pas tre mesur et dtermin davance lorsquon connat le degr dintensit de la cause : bien plus, une trs-petite augmentation dans la cause excitatrice peut provoquer une augmentation trs grande dans leffet, ou au contraire annuler compltement leffet obtenu par une force moindre, et mme en amener un tout oppos. Par exemple, on sait que la croissance des plantes peut tre active
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dune faon extraordinaire par l'influence de la chaleur, ou de la chaux mlange la terre, agissant comme stimulants de leur force vitale : mais pour peu que lon dpasse la juste mesure dans le degr de lexcitation, il en rsultera non plus un accroissement dactivit et une maturit prcoce, mais la mort de la plante. Cest ainsi que nous pouvons par lusage du vin ou da lopium tendre les nergies de notre esprit, et les exalter dune faon notable ; mais si nous dpassons une certaine limite, le rsultat est tout fait oppos. Cest cette forme de la causalit, dsigne sous le nom dexcitation, qui dtermine toutes les modifications des organismes, considrs comme tels. Toutes les mtamorphoses successives et tous les dveloppements des plantes, ainsi que toutes les modifications uniquement organiques et vgtatives, ou fonctions des corps anims, se produisent sous linfluence dexcitations. Cest de cette faon quagissent sur eux la lumire, la chaleur, lair, la nourriture, quoprent les attouchements, la fcondation, etc. Tandis que la vie des animaux, outre ce quelle a de commun avec la vie vgtative, se meut encore dans une sphre toute diffrente, dont je vais parler linstant, la vie des plantes, au contraire, se dveloppe tout entire sous linfluence de lexcitation. Tous leurs phnomnes dassimilation, leur croissance, la tendance de leurs
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tiges vers la lumire, de leurs racines vers un terrain plus propice, leur fcondation, leur germination, etc., ne sont que des modifications dues lexcitation. Dans quelques espces, dailleurs fort rares, on constate, outre les qualits numres plus haut, la production dun mouvement particulier et rapide, qui lui-mme nest que la consquence dune excitation, et qui leur a fait donner cependant le nom de plantes sensitives. Ce sont principalement, comme on sait, la Mimosa, pudica, le Hedysarum gyrans et la Dioncea muscipula. La dtermination exclusive et absolument gnrale par lexcitation est le caractre distinctif des plantes. On peut donc considrer comme appartenant au rgne vgtal tout corps, dont les mouvements et modifications particulires et conformes sa nature se produisent toujours et exclusivement sous linfluence de lexcitation.
3 La troisime forme de la causalit motrice est particulire au rgne animal, et le caractrise : cest la motivation, cest--dire la causalit agissait par lintermdiaire de lentendement. Elle intervient dans lchelle naturelle des tres au point o la crature ayant des besoins plus compliqus et par suite fort varis, ne peut plus les satisfaire uniquement sous limpulsion des excitations, quelle devrait toujours attendre du dehors ; il faut alors quelle soit en tat de choisir, de saisir, de rechercher mme, les moyens
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de donner satisfaction ces nouveaux besoins. Voil pourquoi, dans les tres de cette espce, on voit se substituer la simple rceptivit des excitations, et aux mouvements qui en sont la consquence, la rceptivit des motifs, cest--dire une facult de reprsentation, un intellect, offrant dinnombrables degrs de perfection, et se prsentant matriellement sous la forme dun systme nerveux et dun cerveau, avec le privilge de la connaissance. On sait dailleurs qu la base de la vie animale est une vie purement vgtative, qui en cette qualit ne procde que sous linfluence de lexcitation. Mais tous ces mouvements dun ordre suprieur que lanimal accomplit en tant quanimal, et qui pour cette raison dpendent de ce que la physiologie dsigne sous le nom de fonctions animales, se produisent la suite de la perception dun objet, par consquent sous linfluence de motifs. On comprendra donc sous lappellation danimaux tous les tres dont les mouvements et modifications caractristiques et conformes leur nature, saccomplissent sous limpulsion des motifs, cest -dire de certaines reprsentations prsentes leur entendement, dont lexistence est dj prsuppose par elles. Quelques innombrables degrs de perfection que prsentent dans la srie animale la puissance de la facult reprsentative, et le dveloppement de lintelligence, chaque animal en
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possde pourtant une quantit suffisante pour que les objets extrieurs puissent agir sur lui, et provoquer ses mouvements, en tant que motifs. Cest cette force motrice intrieure, dont chaque manifestation individuelle est provoque par un motif, que la conscience peroit intrieurement, et que nous dsignons sous le nom de volont.
Savoir si un corps donn se meut daprs des excitations ou daprs des motifs, cest ce qui ne peut jamais faire de doute mme pour lobservation externe (et cest ce point de vue que nous nous sommes placs ici). Lexcitation et les motifs agissent en effet de deux manires si compltement diffrentes, quun examen mme superficiel ne saurait les confondre. Car lexcitation agit toujours par contact immdiat, ou mme par intussusception, et l o le contact nest pas apparent, comme dans les cas o la cause excitatrice est lair, la lumire, ou la chaleur, ce mode daction se trahit nanmoins parce que leffet est dans une proportionnalit manifeste avec la dure et lintensit de lexcitation, quand mme cette proportionnalit ne reste pas constante tous les degrs. Dans le cas, au contraire, o cest un motif qui provoque le mouvement, ces rapports caractristiques disparaissent compltement. Car ici lintermdiaire propre entre la cause et leffet nest pas latmosphre, mais seulement lentendement.
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Lobjet agissant comme motif na absolument besoin, pour exercer son influence, que dtre peru et connu ; il nimporte plus de savoir pendant combien de temps, avec quel degr de clart, et quelle distance (du sujet), lobjet peru est tomb sous les sens. Toutes ces particularits ne changent rien ici lintensit de leffet ; ds que lobjet a t seulement peru, il agit dune faon tout fait constante ; supposer toutefois quil paisse tre tin principe de dtermination pour la volont individuelle quil sagit dmouvoir. Sous ce rapport, dailleurs, il en est de mme des causes physiques et chimiques, parmi lesquelles on range toutes les excitations, et qui ne produisent leur effet que si le corps affecter prsente leur action une rceptivit propice. Je disais tout lheure : de la volont quil sagit dmouvoir, car, comme je lai dj indiqu, ce qui est dsign ici sous le nom de volont, force immdiatement et intrieurement prsente la conscience des tres anims, est cela mme qui, proprement parler, communique au motif la force daction, et le ressort cach du mouvement quil sollicite. Dans les corps qui se meuvent exclusivement sous linfluence de lexcitation, les vgtaux, nous appelons cette condition intrieure et permanente dactivit, la force vitale dans les corps qui ne se meuvent que sous linfluence de motifs
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(dans le sens le plus troit du mot), nous lappelons force naturelle, ou lensemble de leurs qualits. Cette nergie intrieure doit toujours tre pose davance, et antrieurement toute explication (des phnomnes), comme quelque chose dinexplicable, parce quil nest dans le sombre intrieur des tres aucune conscience aux regards de laquelle elle puisse tre immdiatement accessible, Maintenant, laissant de ct le monde phnomnal, pour diriger nos recherches sur ce que Kant appelle la chose en soi, nous pourrions nous demander si cette condition intrieure de la raction de tous les tres sous linfluence de motifs extrieurs, subsistant mme dans le domaine de linconscient et de linanim, ne serait peut-tre pas essentiellement identique ce que nous dsignons en nous-mmes sous le nom de volont, comme un philosophe contemporain a prtendu le dmontrer ; mais cest l une hypothse que je me contente dindiquer, sans vouloir toutefois y contredire formellement4.
Par contre, je ne dois pas laisser sans examen la diffrence qui, dans la motivation mme, constitue lexcellence de lentendement humain relativement
4On comprend que cest de moi-mme quil sagit en ce passage, mais
je ne pouvais mexprimer la premire personne, lincognito tant de rigueur. (Note de Schopenhauer.)
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celui de tout autre animal. Cette excellence, que dsigne proprement parler le mot raison, consiste en ce que lhomme nest pas seulement capable, comme lanimal, de percevoir par les sens le monde extrieur, mais quil sait aussi, par labstraction, tirer de ce spectacle des notions gnrales (notiones universales), quil dsigne par des mots, afin de pouvoir les fixer et les conserver dans son esprit. Ces mots donnent lieu ensuite dinnombrables combinaisons, qui toujours, il est vrai, comme aussi les notions dont elles sont formes, se rapportent au monde peru par les sens, mais dont lensemble constitue cependant ce quon appelle la pense, grce laquelle peuvent se raliser les grands avantages de la race humaine sur toutes les autres, savoir le langage, la rflexion, la mmoire du pass, la prvision de lavenir, lintention, lactivit commune et mthodique dun grand nombre dintelligences, la socit politique, les sciences, les arts, etc. Tous ces privilges drivent de la facult particulire lhomme de former des reprsentations non sensibles, abstraites, gnrales, que lon appelle concepts (cest--dire formes collectives et universelles de la ralit sensible), parce que chacune delles comprend une collection considrable dindividus. Cette facult fait dfaut aux animaux, mme aux plus intelligents : aussi nont-ils dautres
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reprsentations que des reprsentations sensibles, et ne connaissent-ils que ce qui tombe immdiatement sous leurs sens, vivant uniquement renferms dans le moment prsent. Les mobiles par lesquels leur volont est influence doivent par suite tre toujours prsents et sensibles. Il en rsulte que leur choix ne peut tre que fort limit, car il ne peut sexercer quentre les objets accessibles linstant mme leur vue borne et leur pouvoir reprsentatif troit, cest--dire contigus dans lespace et dans le temps. De ces objets, celui qui est le plus fort en tant que motif dtermine aussitt leur volont : chez eux, par consquent, la causalit directe du motif se rvle d'une faon trs manifeste. Le dressage, qui nest quune crainte oprant par lintermdiaire de lhabitude, constitue une exception apparence ce qui prcde ; les actes instinctifs en sont une autre, vritable sous certains rapports ; car lanimal, en vertu de linstinct qui est en lui, est m, dans lensemble de ses actions, non pas, proprement parler, par des motifs, mais par une impulsion et une puissance intrieures. Cette impulsion cependant, dans le dtail des actions individuelles et pour chaque moment dtermin, est dirige dune faon prcise par des motifs, ce qui nous permet de rentrer dans la donne gnrale. Lexamen plus approfondi de la thorie de linstinct mentranerait ici trop loin
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de mon sujet ; le 27e chapitre du second volume de mon ouvrage principal y est consacr. Lhomme, par contre, grce sa capacit de former des reprsentations non sensibles, au moyen desquelles il pense et rflchit, domine un horizon infiniment plus tendu, qui embrasse les objets absents comme les objets prsents, lavenir comme le pass : il offre donc, pour ainsi dire, une surface beaucoup plus grande laction des motifs extrieurs, et peut, par consquent, exercer son choix entre un nombre beaucoup plus considrable dobjets que lanimal, dont les regards sont borns aux limites troites du prsent. En gnral, ce nest pas ce qui est immdiatement prsent dans lespace et dans le temps sa perception sensible, qui dtermine ses actions : ce sont bien plus souvent de simples penses, quil porte partout avec lui dans sa tte et qui peuvent le soustraire laction immdiate et fatale de la ralit prsente. Lorsquelles ne remplissent pas ce rle, on dit que lhomme agit draisonnablement : au contraire, on dit que sa conduite est raisonnable, lorsquil agit uniquement sous linfluence de penses bien mries, et par suite compltement indpendantes de limpression des objets sensibles prsents. Le fait mme que lhomme est dirig dans ses actes par une classe particulire de reprsentations que lanimal ne connat pas (notions
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abstraites, penses) se rvle jusque dans son existence intrieure ; car lhomme imprime toutes ses actions, mme aux plus insignifiantes, mme ses mouvements et ses pas, lempreinte et le caractre de lintentionnalit et de la prmditation. Ce caractre diffrencie si nettement la manire dagir de lhomme de celle des animaux, que lon conoit par quels fils dlis et peine visibles (les motifs constitus par de simples penses) ses mouvements sont dirigs, tandis que les animaux sont mus et gouverns par les grossires et visibles attaches de la ralit sensible. Mais la diffrence entre lhomme et lanimal ne stend pas plus loin. La pense devient motif, comme la perception devient motif, aussitt quelle peut exercer son action sur une volont humaine. Or tous les motifs sont des causes, et toute causalit entrane la ncessit. Lhomme peut dailleurs, au moyen de sa facult de penser, voquer devant son esprit dans lordre qui lui plat, en les intervertissant ou en les ramenant plusieurs reprises, les motifs dont il sent linfluence peser sur lui, afin de les placer successivement devant le tribunal de sa volont ; cest en cette opration que consiste la dlibration.
Lhomme est capable de dlibration, et, en vertu de cette facult, il a, entre divers actes possibles, un choix beaucoup plus tendu que lanimal. Il y a dj
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l pour lui une libert relative, car il devient indpendant de la contrainte immdiate des objets prsents, laction desquels la volont de lanimal est absolument soumise. Lhomme, au contraire, se dtermine indpendamment des objets prsents, daprs des ides, qui sont ses motifs lui. Cette libert relative nest en ralit pas autre chose que le libre arbitre tel que lentendent des personnes instruites, mais peu habitues aller au fond des choses : elles reconnaissent avec raison dans cette facult un privilge exclusif de lhomme sur les animaux. Mais cette libert nest pourtant que relative, parce quelle nous soustrait la contrainte des objets prsents, et comparative, en ce quelle nous rend suprieurs aux animaux. Elle ne fait que modifier la manire dont sexerce la motivation, mais la ncessit de laction des motifs nest nullement suspendue, ni mme diminue. Le motif abstrait, consistant simplement dans une pense, est un motif extrieur, ncessitant la volont, aussi bien que le motif sensible, produit par la prsence dun objet rel : par suite, cest une cause aussi bien que tout autre motif, et mme, comme les autres, cest toujours un motif rel, matriel, en tant quil repose en dernire analyse sur une impression de lextrieur, perue en quelque lieu et quelque poque que ce soit. La seule diffrence est dans la longueur plus
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