Roberge, J. (2009) Jeffrey C. Alexander et les dix ans du programme fort en sociologie culturelle

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    Jonathan RobergeCahiers de recherche sociologique, n 47, 2009, p. 47-66.

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    Jeffrey C. Alexander et les dix ans du programme fort en sociologie culturelle

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    J onathan RobergeJ effrey C. A lexander et les dix ansdu programme fort en sociologie culturelle

    Dire du tournant culturel qu'il a boulevers la sociologie, son sort, sesmthodes et sa comprhension d'elle-mme est trs certainement uneuphmisme. Parti d'Europe dans les annes 1960 et 1970, le phnomnes'est rapidement rpandu pour traverser la fois les frontires disciplinaires(histoire, anthropologie, etc.) et les aires gographiques (A ustralie,A mrique latine, etc.). Est peut-tre alors seulement reste relativementintacte la forteresse amricaine. Parce que les Etats-Unis et la sociologiequi s'y pratique sont bel et bien cela, un contexte intellectuel tout faitparticulier; pas exactement ethnocentrique, mais pas non plus franchementouvert et accessible. Il s'agit d'abord d'un contexte marqu par toutel'influence d'une tradition pragmatiste ayant favoris le dveloppementd'tudes plus concrtes et davantage tournes vers des explications de typemiddle-range Talcott Parsons tant, du coup, l'exception confi rmant largle1. Ensuite, il importe de voir que la sociologie amricaine est toujoursreste trs prs de sa base ou de son noyau institutionnel, c'est--dire desdbats au sein de l'A merican Sociological Association2. C'est donc dans cetenvironnement que peuvent et doivent tre restitus les travaux de JeffreyC. A lexander et de ses proches collaborateurs ( UCLA puis au Center forCultural Sociology de l'universit Yale depuis le tournant du mil lnaire).

    1. ce propos, voir M . L amont et R. W uthnow, Betwixt and between:recent cultural sociology in Europe and the United States, dans G. Ritzer (dir.),FrontiersofSocial Theory, New Y ork, Columbia University Press, 1990, p. 292, demme que P. Smith, The new american cultural sociology: an introduction,dans P. Smith, The New American Cultural Sociology, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1998, p. 11.2. B. Langer, The return of the repressed: A lexander's cultural pragmatics,ThesisEleven, no79, novembre 2004, p. 48; P. Smith, art. cit, p. 8.

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    48 joi rat han RobergeSi ces travaux sont indissociables de ce contexte amricain, ils n'y sontpourtant pas rductibles. L a tension est mme plutt palpable. L 'entrepriseconsiste vouloi r s'extraire de tout ce qui pourrait la l imiter prati quement etintellectuellement. C e que cherche dvelopper A lexander, autrement dit,n'est rien de moins qu'une thorie gnrale, macro-logique de la culture etdu sens. E t c'est ce qui en fait la fois la richesse et la compl exi t ; le faitqu'elle ne soit absolument pas dnue d'ambiguts et d'ambivalences, maisque ce soit l la raison prcise pour laquelle elle est tout fait cligne d'intrt.

    C et articl e n'est certes pas le premi er soul igner le caractreambiti eux du projet thori que de J eff rey C . A lexander3. Il est questionchez lui d'un effort qu'il va lui-mme dire systmatique pour en arriver une sociol ogie cul turelle qui serait la mesure inverse de ce qu'est unesociol ogie de la cul ture. T ell e est la l igne de fail le, telle est l 'alternative.Soit la culture est aborde comme totalit signifiante et son sens profondest prendre au srieux ce que privi lgie A lexander , soit la cultureest expl iquer par autre chose qu'el l e-mme et en premier lieu par desdterminants sociaux ou conomiques ayant tt fait d'en rduire la porte.R endr e compte de cette di chotomi e, de cette dif frence paradigmatiqueconstitue tout un programme intellectuel; quelque chose justementcomme le strong program dvelopp en sociologie des sciences par DavidB loor, d'une part, B runo L atour et Steve W oolgar, de l 'autre4. Dans lesquel que dix dernires annes, J effrey C . A lexander n'a jamais cess detourner et de retourner cette ide qu'i l fallait absolument dvelopperce type de programme fort en sociologie culturelle; ce qu'il s'agira, parailleurs, de montrer dans la premire partie de cet article. Cela dit, il nesaurait tre question d'un programme d'une seule et mme facture,dogmatique et dfinitif. C'est ainsi que depuis quatre ou cinq ans lesproccupations ont volu et que la perspective s'est enrichie au point

    3. Voir, parmi d'autres, R . Eyerman, Jeffrey A lexander and the cultural turnin social theory, F . K urasawa, A lexander and the cultural refounding ofamerican sociology, TliesisEleven, no 79, novembre 2004, respectivement p. 26 et54; J . M arontate, R eview essay of effrey C . A lexander, Bernhard Giesen andJ ason L . M ast (dir.), Social Performance: SymbolicAction, Cultural Pragmatics andRitual, Canadian ournal ofSociologyOnline, juil let-aot 2007, p. 1.4. L 'ide d'un programme fort en sociologie des sciences s'labore principalement partir de la prise en considration des conventions culturelles et linguistiquesqu'implique invitablement la construction des mthodes et des procdures ditesobjectives. A ce propos, voir D . Bloor, Knowledge andSocial Imagery, L ondres,Routledge, 1976, de mme que B. L atour et S. Woolgar, LaboratoryLife,Princeton,Princeton U niversity Press, 1986. En ce qui a trait cette fois l'apparition de ceprogramme fort chez Alexander et ses collaborateurs, on se rfrera principalementj . C. A lexander et P. Smith: Sociologie culturelle ou sociologie de la culture?U n programme fort pour donner la sociologie son second souffle, Sociologieetsocits, vol. 30, no 1, 1998, p. 107-116, et T he strong program in cultural theory.Element of a structural hermeneutics, dans J . H . Turner (dir.), Handbookof Socio-logical Theory9 N ew Y ork, K luwer A cademic et Plenum, 2002, p. 135-150. C'estcette seconde version qui est suivie ici.

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    Les dix ans du programme fon en sociologie culturelle 49d'incorporer ce qui s'appelle maintenant la culturalpragmatics5 \ la deuximepartie de cet article en rend compte. Enfin, troisime partie de l'analysequi va suivre, il s'agira de voi r que J effrey C . A lexander n'a jamais cess devouloir prouver ou tester son corpus thorique au travers d'tudesdavantage empiri ques sur la socit civile amricaine ou les attentats du 11septembre 2001, notamment.L e strong program en sociologie culturelleSi la sociologie culturelle et le programme fort possdent quelque droit,c'est surtout parce qu'ils affirment d'emble l'autonomie de la culture6.Prsupposition, fondement thorique, ligne de faille avec n'importe quelautre courant, tout part de cette autonomie et tout y revient. C'est mmel le dbut d'un travail visant doter la culture d'un statut ontologique.C hez A lexander, la culture existe, elle est par et pour son autonomie. Ladiscussion se situe alors trs loin de toute ide assez populaire d'ailleurs de la culture comme tool kit, sorte de coffre outils disposition, oumme encore de la culture comme piphnomne, passager et phmre.L 'objectif est toujours d'aff irmer le pouvoi r dterminant de la sphre cul turelle; ce qui ne peut passer, du coup, que par l'affirmation de son caractrehautement signif iant. La cul ture comme monde est en tant que telledomainof meaning, c'est--dire pleine d'un sens la fois indpassable, irradiant etintarissable: T elle que nous la voyons, crivent A lexander et ses coll aborateurs, la socit ne va jamais perdre son mystre son i rrationali t,son "paisseur", sa batitude, sa magie noire, ses rituels cathartiques, sonmotivit parfois froce et incomprhensible de mme que ses solidarits sidenses qu'elles sont parfois splendides et souvent tortures7. C'est ainsi que la culture se pose en tant que signification, et ce dansle mme mouv ement o elle s'oppose autre chose qu'el l e-mme. C equi appel le certes quelques remarques. Pour A lexander, l 'autonomiedont il s'agit doit tre comprise chaque fois comme relative8 en un sens

    5. ce propos, voir principalement J . C . A lexander, Cultural pragmatics:social performance between ritual and strategy, Sociological Theory, vol. 22, no 4,dcembre 2004, p. 527-573; J . C . A lexander, B . Giesen et J . L . Mast (dir.), SocialPerformance : SymbolicAction, Cultural Pragmatics andRitual, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 2006; J , C . A lexander, T oward a new, macro-sociologicaltheory of performance, Yale J ournal of Sociology, vol. 23, 2003, p. 45-48; J . C .A lexander, Performance and power, Culture, automne 2005, p. 1-14.6. L 'engagement envers une thorie socioculturelle qui reconnat l'au-tonomie de la culture est la qualit la plus importante du programme fort,J . C . A lexander et P. Smith, T he strong program... , art. cit, p. 137.7. J . C . A lexander, S. Sherwood et P. Smith, Risking enchantment: theoryand methodology in cultural analysis, Culture : Newsletter of theCulture Sectionof theAmerican Sociological Association, vol. 8, no 1,1993, p. 10.8. J . C . A lexander et P. Smith, T he strong program in cultural theory, art.cit, p. 136. Voir aussi J . C . A lexander, A nalytic debates : understanding the relative

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    50 J oi io than Robergeparticulier. Son analyse procde par couples dans lesquels les termes sonttrs justement relatifs l'un l 'autre, impensables l 'un sans l 'autre: cul ture etsocit, sens et exprience, reprsentation et action, etc.9. Ces couples sontdans un rapport de proximit et de distance, savoir qu'il y a compenetraron sans pour autant que les termes se perdent les uns dans les autres.L 'indivi du, pour prendre cet autre exempl e, est toujours dj dans laculture alors mme que celle-ci lui fait face, que l'objectivit rpond la subjectiv it et ainsi de suite. C ette fois encore, la tension est palpable;elle est mme voul ue co mme telle par A lexander pui sque c'est cetteseule condition que peut merger une analyse la fois multicausale etmultidimensionnelle.

    Dans les circonstances, il serait certes futile de vouloir cacher ladimension proprement pol mique du programme fort. Ce dernier faitmontre d'un style combatif, trs critique de certaines autres positions thoriques et l ui -mme objet de critiques pour le moi ns acerbes. D 'une part, ilest assez facile de s'imaginer que l'existence d'un tel programme fort estindissociable de la dnonciation de weak programs10. A u rang de ceux-ci ,semblent i rrmdiablement se trouver l 'cole de B i rmi ngham et lesculturalstudies. L e problme, dit A lexander, c'est qu' trop interprter la cul ture entermes d'hgmoni e ou de dominati on de classe ce qui est, par exempl eet pour aller trs vite, une partie nanmoins importante du propos no-gramscien chez Stuart H all on a tt fait de rduire le monde culturel celui du politique11. E t, de fait, c'est le mme problme qu'on rencontrechez Pierre B ourdieu quo iqu'en des termes, il est vrai , passablement dif-frents. D u point de vue du programme fort, Bourdieu commet l 'erreurde ne pas prendre au srieux le sens profond de l'ducation ou de Fart,entre autres exemples. Pour lui , ce ne sont que des bo tes noi res, desvariables dpendantes dans le grand difice de la domination symbolique etde la reproduction des ingalits sociales12. Cela, donc, pour aff irmer ouautonomy of culture, dansj. C. A lexander et S. Seidman (dir.), Culture andSociety:ContemporaryDebates, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 1-27.

    9. Une liste plus exhaustive comprendrait bien sr le rapport entre niveauxmicro et macro, de mme que la dsormais clbre querelle entre agency et socialstructure. Sur ce dernier point, et la manire dont i l est pos chez A lexander, voirentre autres J . C . A lexander, Recent sociological theory between agency andsocial structure, Schweizeriscire Zeitschrifitfiir Soziologie/Revue suisse desociologie,vol. 18, no 1,1992, p. 7-11.10. V oir J . C . A lexander et P. Smith, T he strong program in culturaltheory, art. cit, p. 140-143.11. V oir J . C . A lexander, S. Sherwood et P. Smith, The British arecoming... again! The hidden agenda of "cultural studies", ContemporarySociology,vol. 22, no 3, 1993, p. 370-375. Dans le mme ordre d'ides, mais d'un point devue plus europen, i l est aussi possible de se rfrer C . R oj ek et B . T urner,Decorative sociology: towards a critique of the cultural turn, Sociological Review,vol. 48, no 4, 2000, p. 629-648.12. La critique complte des travaux de Bourdieu se trouve dans J . C.A lexander, La rduction. Critique deBourdieu, Paris, Cerf, 2000.

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    Les dix ans du programme fort en sociologie culturelle 51raffirmer l'autonomie de la culture contre toute rduction politique,conomi que, etc. M ais, d'autre part, il faut voi r que ces positions tranchesdu programme fort lui ont galement valu plusieurs cri tiques. A insi, l 'undes commentateurs les plus pres des travaux d'A lexander est sans nul douteGregor M cL ennan13 . L 'accusation porte sur le caractre par trop idalistedu programme fort, qui se lance dans des synthses trs abstraites, trsmorales et assez prs de l'impasse thori que incapable qu'i l serait entreautres de justifier la dimension relative de l'autonomie de la culture. Lacritique est-elle fonde ? A lexander s'en tient- i l vraiment la structuregnrale du fait social, sa moralit ou, pis encore, sa fonctionnalit ? Chosecertaine, A lexander s'en dfend bi en; aussi, et peut- tre surtout, parce quecela pointe en direction de problmes plus ou moins secondaires, sinondpasss14. Le vritable enjeu, lui, est ailleurs.L e prsent article voudrai t dfendre l'ide assez rare chez lescommentateurs, par ailleurs selon laquelle l'enjeu le plus fondamental duprogramme fort tient la manire dont il entend lier l'ontologie etl'pistmologie, c'est--dire l'objet qu'est la culture avec une mthode, unecomprhension qui lui serait approprie. Pourquoi le plus fondamental?Pour deux raisons. Primo, c'est en voulant dvelopper cette pistmologieque les auteurs du programme fort, A lexander en tte, ont srementprouv le plus de difficults conceptuelles en sorte qu'ils ont d recouriraux ressources de la thorie sociologique pure ou, du moins, puiser auxsources de la thorie dite classique. Secundo, ces dtours et les efforts qu'i lsne manquent pas d'exiger ont trs certainement forc le programme fort rompre avec le contexte intellectuel amricain. C'est par les ambiguts etles complications de sa mthode, autrement dit, que le programme fort semontre le plus intressant, original et novateur. Et quelle est-elle cettemthode? Elle se donne voir pour ce qu'elle est, une sorte de structuralhermeneutics l'expression reflexive hermeneutics est galement employe,

    13. Voir G. M cL ennan, Fin de sociologie? T he dilemmas of multidimensional social theory, New LeftReview, n 230,1998, p. 58-90; G. M cLennan,Rationalizing musicality :a critique of A lexander's "strong program" in culturalsociology, Thesis Eleven, no 79, 2004, p. 75-86; G. M cL ennan, T he "newamerican cultural sociology": an appraisal, Theory, Culture and Society, vol. 22,no 6, 2005, p. 1-18.14. Reconnatre l'immense impact des ides, croyances et motions nerevient pas succomber un quelconque volontarisme non sociologique. Ce n'estpas croire que les gens sont libres de faire comme ils l 'entendent. Ce n'est pastomber dans l'idalisme contre lequel la sociologie doit effectivement se dfinirni dans le moralisme tambour battant auquel, justement, la sociologie est unantidote (J. C. Alexander, The Meanings of Social Life. A Cultural Sociology,Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 5). noter aussi que l'apparition duprogramme fort survient aprs le nofonctionnalisme chez A lexander commesi, trs prcisment, il venait marquer un changement de paradigme. Voir, entreautres, J . C . A lexander, After neofunctionalism: action, culture and civil society,dansj. C. Alexander, Neofunctionalismand After, Oxford, Basil Blackwell, 1998,p. 210-233.

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    52 J oi i a than Robergemais semble avoir t mise graduellement de ct15. L 'ide parat tell ementcondense et frappante trs prcisment parce que, encore une fois, ellen'est pas dnue de probl mes et d'ambiguts. Historiquement, et commel'a trs bi en fait remarquer le commentai re de F uyuki K urasawa, lesmthodes hermneutiques et structuralistes ont eu tendance s'opposeravec une certaine virulence plutt qu' se louanger mutuellement16 . Sidonc il faut ngocier cette difficult, la meilleure faon est sans doute derevenir en arrire, d'ouvrir la perspective et d'essayer de faire de cettestructural hermeneutics quelque chose comme le point de rencontre entredeux des plus importantes traditions de pense en sciences humaines.

    U ne premire source d'inspiration dans l 'laboration du strongprogram,en gnral, de la structural hermeneutics, en particulier, est lie au dveloppement des Geisteswissenschoftendans l 'A llemagne de la fin du di x-neuvi mesicle. C'est la dimension plus proprement hermneutique du projet, trsproche de la smantique et de l'interprtation. Ici, ce sont les figures deW i lhelm Di l they et mme de M ax Weber qu'il importe de souli gner dansla mesure o ce sont elles qui ont d'abord lgitim l'ide qu'une sciencepuisse aussi tre tourne vers le sens17. M ais il faudra surtout attendre lestravaux de Paul R i cur pour que cette grande tradition hermneuti quemarque pro fondment ce qui est pour ainsi dire le destin du programmefort18 comment, du coup, ne pas voir toute la fortune qu'a connue

    15. L 'nonc programmatique de la structural hermeneutics se trouve dansJ . C . A lexander et P. Smith, T he strong program in cultural theory, art. cit,p. 135; pour la reflexivehermeneutics, voir J . C . A lexander, S. Sherwood et P. Smith,Risking enchantment, art. cit, p. 13.16. F. Kurasawa, art. cit, p. 61. U n exemple loquent de cette tension entrehermneutique et structuralisme se trouve dans le numro 322 de la revue Espritpubli en 1963, "L a pense sauvage" et le structuralisme. R icur y publie unimportant article intitul Structure et hermneutique alors que Lvi-Strauss seprte au jeu du dbat avec Ricur dans Rponses quelques questions. Laconclusion de l'change par Ricur est ce point une accusation qu'elle mrited'tre cite au long: [...] vous [c'est--dire Lvi-Strauss] tes dans le dsespoir dusens; mais vous vous sauvez par la pense que, si les gens n'ont rien dire, dumoins ils le disent si bien qu'on peut soumettre leur discours au structuralisme.Vous sauvez le sens, mais c'est le sens du non-sens, l'admirable arrangementsyntaxique d'un discours qui ne dit rien. J e vous vois cette conjonction del'agnosticisme et d'une hyperintelligence des syntaxes. Par quoi vous tes la foisfascinant et inquitant (p. 653).17. Ce rapprochement entre Dilthey et Weber est particulirement explicitedansj. C. A lexander, Intellectual origins of the strong program: preface for koreanedition of The Meanings of Social Life, manuscrit non publi, p. 2-3. Dans cetteligne faisant de Weber un hermneute, on consultera aussi Z. Bauman, Herme-neutics and the Social Science, New Y ork, Columbia University Press, 1978, p. 69-88.18. Le programme fort en sociologie culturelle [...] a suivi la dmonstrationphilosophique de Paul R icur selon laquelle l'action sense peut tre considrecomme un texte [...] (J . C . A lexander et J . L . Mast, Introduction: symbolicaction in theory and practice: the cultural pragmatics of symbolic action, dans

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    Les dix ans du programme fort en sociologie culturelle 53T he model of the text: meaningful action consi dered as a text19 auxtats-U nis? C 'est ce concept de texte qui est prsent tout fait central;A lexander et ses col laborateurs s'en inspirant li brement, et ce jusqu'discuter de social-symbolic text et de text-based societies20. C'est que la notionde texte, en effet, semble possder toutes les caractristiques devant luipermettre de cerner cet objet qu'est la culture. Premire caractristique, untexte est lui-mme son propre monde, c'est--dire qu'il se meut dans uneclture et une logique chaque fois unique; ce par quoi, aussi, il renvoieparfaitement l 'ide de l 'autonomie de la cul ture. C e que cherche ainsi traduire le programme fort, c'est une certaine culture structuresaisie dansson inside, dans son inner meaning. Deuxime caractristique, un texte esttoujours un ensemble signifiant; il possde une texture, un tissage bienparticulier que seule l'interprtation peut rendre intelligible et comprhensible il y a en cela quelque chose d'un engagement reconstruirehermneutiquenient le texte social d'une manire riche et persuasive21 .C e qui mne la troi sime caractristique. Cell e-ci se dfinit par le fait quela textualit possde un rapport tout fait privilgi avec l'acte de lecture.Certes, les spcialistes interprtent et lisent le social comme un texte, maisils ne sont pas les seuls le faire puisqu'ils sont accompagns par tous cesgens qu'on aura tort de dire ordinaires. Il s'agit donc l d'un doublemouvement : de l'action sociale vers le texte et, inversement, du texte versl'action sociale, les gens et leurs interactions.La seconde influence devant permettre de comprendre, mais aussi,encore une fois, de dsenclaver ce concept de structural hermeneutics renvoie toute la tradition smiotique. La discussion se situe prsent du ct plusstructural et, assez curieusement, il s'agit de partir du milieu de cettetradition pour en rendre compte. C e mil ieu est reprsent par l 'uvre deFerdinand de Saussure et plus particulirement par son Cours de linguistiquegnrale22. Il est assez connu en cela que le langage est rput avoir deuxprincipales caractristiques, savoir d'tre arbitraire et de constituer unsystme de signes. D 'une part, il s'agit de voir qu'il n'y a pas de lien intrinsque entre un signifiant et un signifi par exemple, en sorte que la cultureJ . C. A lexander, B. Giesen etj . L . M ast (dir.), op. cit., p. 2), ou encore [sjuivantl'interprtation de la mthode hermneutique propose par Paul Ricur, notreapproche construit l'objet des recherches empiriques comme tant le mondesignifiant du "texte social" (J . C. Alexander, S. Sherwood et P. Smith, Riskingenchantment , art. cit, p. 11). Voir aussi J . C . A lexander et P. Smith, The strongprogram in cultural theory, art. cit, p. 137, 140 et 146.19. P. Ricur, T he model of the text: meaningful action considered as atext , Social Research, no 38,1971, p. 529-562.20. La premire expression est tire de J . C . A lexander, B . Giesen etJ . L. Mast (dir.), op.cit., p. 1 ; la seconde, de J . C. A lexander, Cultural pragmatics,art. cit, p. 538.21.J . C. A lexander et P. Smith, The strong program in cultural theory , art.cit, p. 137.22. F. de Saussure, Cours de linguistiquegnrale, Paris, Payot, 1995.

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    54 J ot a than Robergecomme sens puisse apparatre dans sa relative indpendance face la ralitdes dtermi nati ons sociales. D 'autre part, en disant que le langage est unsystme de signes, la l inguistique structurale prend parti pour une certaineautorfrentialit ; les signes se conditionnent mutuellement dans unesynchronie qui laisse trs peu de place tout extrieur, ce qui vient doncredoubler l'autonomie culturelle. partir de l'uvre saussurienne, s'ouvreou se profi le ainsi une perspective dans laquelle vi endront s'inscrirenotamment Cl aude L vi-Strauss et R ol and Barthes. O r voil, ce qui i ntresse parti cul irement A lexander et ses col laborateurs c'est de montrer que,en amont de cette tradition, tout se j oue dj chez le dernier D urkhei m,celui des Formes lmentaires de la pie religieuse23. Il est mme tout faitpossible de dfendre l'ide selon laquelle l 'uvre de J effrey C . A lexander estconstruite partir de cette dcouverte24. C e que permet le dernier ouvragede D urkhei m, c'est surtout de dpasser le formali sme inhrent lasmiotique puisque, chez lui, l'autonomie du symbolique et de la culturereste insparable de l'motivit, de l'valuation morale et du rituel. Il estdonc toujours question d'une certaine richesse du sens qui certes s'opposeaux individus, qui est dans le fait social et la reprsentation collective, maisqui nanmoins permet toutes ces choses dont la solidarit et la division dutravail. La culture est alors conue en tant que dynamique institutionnelleet systme classificatoire par le truchement, entre autres, de la distinctiontout fait fondamentale du sacr et du profane il s'agira trs certainementd'y revenir.L e tour nant ver s la cultural pragmaticsL e projet intellectuel de J effrey C . A lexander est non seulement ambitieuxet boulimique, mais constamment l'afft de nouvelles ides. C'est ainsiqu'au tournant du millnaire il s'est surtout attach au performative turn chez des auteurs comme V ictor T urner et R ichard Schechner, par exemple,eux- mmes inspirs par les travaux li minaires de K enneth Burke, Cli ffordGeertz et Erving Goffman25. Pour aller l'essentiel, le dvel oppement du

    23. . Durkheim, Les ormes lmentaires de la viereligieuse, Paris, PUF, 1985.24. Que l'on pense certains de ses livres comme Tlieoretical Logic in Sociology,vol. I I , (Berkeley et L ondres, University of California Press et Routledge, 1983),Durkheimian Sociology: Cultural Studies (Cambridge, Cambridge University Press,1988), ou encore celui qu'il dirige avec P. Smith, Tite Cambridge Companion toDurkheim (Cambridge, Cambridge University Press, 2005) et aux nombreuxarticles qu'il a crits sur le sujet.25. Voir, entre autres, R . Schechner, Ritual, Play, and Social Drama, N ewY ork, Seabury Press, 1977; V. Turner, Tlie AnthropologyofPerformance, New Y ork,PAJ Press, 1987; K. Burke, The Philosophy of Literacy Form: Studies in SymbolicAction, New Y ork, Vintage, 1957;E. Goffinan, ThePresentationof the Self in EveryDay Life, N ew Y ork, A nchor Books, 1956; C. Geertz, The Interpretation ofCultures, N ew Y ork, Basic Books, 2000. II est tout fait possible de dire quel'influence de Geertz sur le dveloppement du programme fort est au moins aussi

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    Les dix ans du programme fort en sociologie culturelle 55concept de performance permet d'insister sur au moins trois points: lathtralit du social, l'ide qu'une performance est elle-mme un texte quiwalks and talks et la centrante presque absolue de l'action symbolique ousymboliquement mdie. Ces points ont en commun de crer uneconstellation concrte ou, du moins, assez prs de l'agir humain et de sacrativi t. Et c'est ce qui intresse fondamentalement A lexander. C hez l ui,cela va prendre le nom de cultural pragmatics; ce qui est non sans rsonance,par ailleurs, avec un certain contexte amricain marqu de cette influencepragmatiste. Simple effet de contexte alors? Il s'agit encore une fois d'insisterdavantage sur la porte thorique d'un tel dplacement. La tche est celle depenser nouveaux frais les diverses manires par lesquelles s'unissent actionet reprsentation, sens et causalit, objectivit et subjectivit26. L'effort,autrement dit, consiste transcender les fausses oppositions (structures culturelles et praxis des acteurs, par exemple) et construire sur certainesconfluences; celles de l'hermneutique, du poststructuralisme et dupragmatisme, entre autres. L e strongprogramet la structural hermeneuticsne sontpas, du coup, exactement abandonns, mais pris dans la tentative la fois deles dpasser et de les renouveler.A u cur de cette entrepri se de la cultural pragmatics se trouve cettemme question de l'autonomie de la culture. Dans un geste dont l'originedurkheimienne se reconnat aisment, A lexander s'interroge sur la dimension proprement ritualiste et symbolique du social, c'est--dire quel pointle rituel est central dans des phnomnes comme la communication, lacroyance et la comprhensi on mutuel le. D e fait, toute socit tient sur lerituel en sorte que, sans lui, il serait mme impossible de parler de socit.Il y a donc une certaine permanence de cette dimension ritualiste du social travers les performances qu'il donne voi r, j ustement , ce qui nesignifie pas par contre que cette dimension soit d'un seul bloc, d'une seulefacture. Il y a mme volution, bouleversement en cela aussi que ce qui estrecherch est une thorie du changement historique ou, comme il estencore dit, une macro-sociologie de la modernit27. Et c'est l tout leproblme: A utant au niveau micro que macro, autant chez les indivi dusqu'entre ou au sein des col lectivi ts, nos socits semblent touj oursimprgnes d'activits symboliques ou quasi rituelles. C'est prcismentcette noti on de "quasi rituel", cependant, qui indi que le puzzle auquelimportante que celle de R icur. ce propos, voir J . C . A lexander et P. Smith,The strong program in cultural theory, art. cit, p. 144 et suiv. ; J . C . A lexander,B . Giesen et J . L . Mast (dir.), op. at., p. 12;J . C. Alexander, Intellectual origins ofthe strong program, art. cit, p. 4.26. [L ]a thorie de la cultural pragmatics [...] entrelace sens et action d'unemanire non rductrice permettant ainsi de parler de structures culturelles tout enreconnaissant que c'est seulement travers l'action d'acteurs sociaux concrets quel'influence du sens se ralise (J . C . A lexander, B . Giesen et J . L . Mast (dir.), op. cit.,p. 16).27. J . C . A lexander, Intellectual origins of the strong program :preface forkorean edition of The MeaningscfSocial Life, art. cit, p. 6.

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    56 J onathan Robergenous faisons face. N ous sommes conscients que des processus centrauxpour les socits complexes sont de nature symbolique [...]. M ais nouscomprenons aussi clairement que ces processus ne sont pas des rituels ausens traditionnel du terme28. A lexander parle depuzzle, c'est--dire de cesnigmes dont le sens global ne se restitue qu'une fois les morceauxassembls. Dans le langage de l'hermneutique, on pourrait parler d'unrapport la fois complexe et nouveau entre le tout et la partie : la situationprsente du rituel est difficile cerner, ambigu, mais doit nanmoins treprise en compte si l'on veut comprendre chacun de ses lments et lamanire dont s s'agencent.Il s'agit ici de commencer par un breaking down, une dcompositiondes lments constitutifs d'une performance. Ceux-ci sont au nombre desix et doivent tous concourir clairer une seule et mme dfinition : uneperformance culturelle est le processus social par lequel des acteurs,individuellement ou de concert, exposent le sens de leur situationsociale29. Faisant cho la question du rituel se montre d'abord toute laquestion des reprsentations collectives au sens durkheimien du terme,encore une fois. Ces reprsentations sont autant le fond que la formerendant possible une performance, c'est--dire qu'elles constituent unarrire-plan ou une rfrence symbolique profonde, d'une part, mais galement un milieu, un script, l'intrieur duquel peut s'orienter l'action, del'autre. N 'empche que ces reprsentations parlent rarement par elles-mmes et que, deuxime lment, elles ont besoin d'acteurs sociaux. C'estl la dimension la plus pratique: ce sont toujours des lesh-and-bloodpeoplesqui doivent apparatre crdibles et lgitimes dans le thtre de la vie sociale.Comme il faudra le voir, c'est de cette pertinence ou de ce talent desacteurs que dpendra aussi la plausibilit du texte. Troisime lment. Lesperformances des acteurs sont soutenues par des means of symbolic production, savoir par ces objets signifiants (masques, costumes, musiques, etc.) qui ontpour tche de venir illustrer les notions mme les plus abstraites et les plusprs de l'valuation morale. De l, aussi, la distance avec l'lment suivantest certainement minime, celui-ci renvoyant tout ce qui touche la miseen scne. Tout n'est pas dispos l ple-mle dans une performance. Aucontraire, les fragments sont arrangs, organiss selon un certain plan si un texte doit devenir une performance, il doit tre structur tempo-rellement et chorgraphi spatialement30. L e cinquime lment est plusextrieur par la manire dont il renvoie au contexte poli tique. Le pouvoi rest une ressource fondamentalement ingalitaire pour A lexander et cetteingalit ne peut qu'affecter telle ou telle performance; affecter sa chargepolitique propre, sa rception ou son absence de rception (dans la censure,par exemple). Enfin, dernier lment, le concept mme de performance est

    28.J .C. Alexander, Cultural pragmatics, art. cit, p. 528.29. Ibid., p. 529. Voir galement J . C. A lexander, Toward a new, macro-sociological theory of performance, art. cit, p. 46.30. J . C. A lexander, Cultural pragmatics, art. cit, p. 532.

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    Les dixans du programme fort ensociologie culturelle 57insparable de laprise enconsidration deses auditoires31. Uneperformanceest faite pour tre vue etentendue, tout se passant alors comme si sondegrd'extension ou depntration tait galement la mesure deson succs.

    Reste savoir ce qui constitue l'ultime enjeu detoutes ces performances petites ougrandes, individuelles oucollectives. Dans laperspectivede lacultural pragmatics, enl'occurrence, leproblme en esttoujours un defusion des lments. Uneperformance doit non seulement apparatrecomme un tout, mais encore comme un tout allant desoi. Il doit s'agird'en arriver une communion presque auratique des parties danslaquelle l'une serait dj l'autre: Dans uneperformance russie, lesignifiant semble devenir cequ'il signifie. Symbole et rfrent deviennent un.Script, direction, acteur, arrire-plan culturel, mise enscne, auditoire,moyen deproduction symbolique tout ces diffrents lments deviennent indivisibles et invisibles32. Ladiscussion sesitue ici auniveau decontradictions qu'il faut dire performatives: plus uneperformance estjoue etacte, plus elle semble nepas l'tre; demme, plus elle s'efface entant queperformance, plus elle semble devenir efficace. A lexander vadired'une performance russie qu'elle adu flow, del'aisance ouqu'elle coule desource ce qui estune mtaphore toute teinte denaturalit, bien sr et dessein. Paralllement, il vatre question decette fusion des lments d'uneperformance comme del'atteinte d'une certaine verisimilitude, c'est--dire que laperformance prendra les apparences de laralit, que sasignification sera plus relle que lerel dans unesorte d'vidence ou desurvidence ici etmaintenant chassant n'importe quelle autre interprtationconcurrente. Aussi, cette naturali t etcette vidence ont encommun devenir culminer dans ce problme peut-tre le plus important de lamodernit etqu'a bien vuCharles Taylor, savoir celui de l'authenticit33.Contradiction ounon, estauthentique celui qui semble l'tre ou qui s'efforce del'tre. C'est trs connu parexemple, srement trop, l'orateur-nn'est ni manipulateur ni manipul etpuisqu'il est bonverbalement, il doitgalement l'tre moralement. C'est sonimmense bnfice - d'aucunsauront bien srreconnu toute l'ironie d'une telle proposition. Lui qui faitcroire sasincrit estplus mme d'infuser lesens de sasituation et decommuniquer motionnellement avec sonauditoire dans unesorted'ex-

    31. Les actions sont perfomiatives pour autant qu'elles puissent tre comprisescomme transmettant unsens unauditoire. Pour comprendre cette perfonnance, ilimporte peu desavoir ce que sa signification reprsente "rellement" tant pour lesacteurs eux-mmes que d'une manire ontologique ounormative. Cequi compte,c'est comment les autres interprtent les sens transmis par Faction etles acteurs(J . C. Alexander, Performance and power, art. cit, p. 2).32. J . C. Alexander, Cultural pragmatics, art. cit, p. 549.33. Voir C. Taylor, Sourcesof the Self: Tlie Making ofModem Identity,Cambridge, Harvard University Press, 1989. L 'analyse d'A lexander se trouve dansCultural pragmatics, art. cit, p. 548, demme que dans Theorizing the goodsociety: hermeneutic, normative and empirical discourses, The Canadian ournal ofSociology, vol. 25, no 3, t 2000, p. 276-278.

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    58 J oa than Robergeprience sans reste, certes, mais malheureusement ou trs heureusementplutt rare.

    C e qui est tout fait remarquabl e dans cette ide de fusion, c'estqu'el le marque autant la permanence du rituel que sa grande misre tre aujourd'hui . L a fusion des lments d'une perf ormance est, en effet,de ces choses les plus prof ondment diff ici les raliser dans les socitscontemporaines. Si les socits primitives ou archaques y arrivaient, sielles amalgamaient la magie et la mdecine, la religion, la culture et lepolitique, il en va tout autrement dans les socits complexes. PourA lexander, i l n'est alors plus tant question de fusion stricto sensu que de latentative inacheve et inachevable de re-fusion. Encore une fois, ces socitssont quasi rituelles; ce qui revi ent di re qu'el les vi vent dans unecontingence gnralise ou rige en systme: Lorsque la socit devientplus compl exe, que la culture devient plus critique et que l 'autori t devi entmoi ns dtermi nante, crit A lexander, des espaces sociaux s'ouvrent en sorteque les organisations doivent composer avec ceux-ci si elles veulent queleurs solutions prvalent. Plutt que de rpondre aux commandes et auxprescriptions de l'autorit, les processus sociaux deviennent plus contingents et davantage le sujet de conflits et de dbats34.

    E t c'est bi en tous les l iens entre tous les lments de toutes lesperformances qui en sont affects. Pour aller l'essentiel, il s'agit d'abordd'observer que les conditions de l'authenticit ne sont absolument plusles mmes dans la moderni t. Q ue ce soit dans la publ ici t, la mode ou lecinma, par exemple, l'artifice construit ce point le naturel qu'il en vient l 'craser sous son poids. L 'authenti ci t est ainsi un travail diff icile ensoi, ardu dans son rapport avec des moyens symboliques de plus en pluscompl exes et labori eux dans la distance accrue le sparant d'un fondculturel. Sur un plan plus politique cette fois, il s'agit de voir que, de nosjours, il n'y a plus de garant ou de mta-garant de l 'ordre et du rituel; pourA lexander, le pouvoi r foncti onne dsormais l ui -mme sur un modeperformatif 3 \ c'est--di re qu'il est l ui -mme entirement tourn vers sareproducti on au dtri ment de l 'ensemble social, culturel , etc. C e qui est,bien entendu, non sans relation avec toute la question des auditoi res. D 'unepart, ceux-ci sont chaque j our plus dif frencis, f ragments en sorte quemme la citoyennet est aujourd'hui penser sous l'angle de multiplessous-cultures composes d'acteurs et d'interprtes sociaux dployant leurspropres critres d'valuation36. D 'autre part, ces critres et valuations, qui

    34. J . C. Alexander, Cultural pragmatics, art. cit, p. 544.35. Si le pouvoir ne peut pas tre simplement coercitif, il a besoin d'tre performatif (J . C. Alexander, Performance and power, art. cit, p. 11). Sur cepoint, l'exemple de la prestation-justification de Colin Powell l'ONU en faveurde l'invasion de l'Irak fait trs certainement figure de paradigme.36. Les acteurs des socits postindustrielles dmontrent un plus granddegr d'autonomie interprtative (J . C A lexander, B. Giesen etj . L . Mast (dir.),op. cit., p. 11). Et ailleurs : C'est la marque de la complexit sociale et culturelle que

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    Les dix ans du programme fort en sociologie culturelle 59sont autant de critiques du pouvoir, finissent par s'opposer peut-tre pastant concr tement que symbol iquement: L e confli t des interprtationsdevient une dimension toujours prsente de la vie sociale37. In fine, c'est ceconflit des interprtations qui vient en quelque sorte boucler la boucle decette contingence discute ci-haut, savoir que plus cette contingence estprsente, plus il importe de recrer du sens, du symbolique et du rituel dansce qui est, du coup, une spirale sans fin apparente.Quelques exemples d'applications et de dialogues pratiquesA ce stade avanc de l 'analyse, on voit quel point le travail de J effrey C .A lexander se construi t dans l 'articul ation du strongprogram et de la culturalpragmatics. O r voil , ce pl oi ement et cette j oncti on sont galementinsparables de certaines tudes plus empiriques ou, du moins, plusthmatiques. Ces diffrents essais (sur l'holocauste, la technologie, le mal,par exemple38) ne cessent d' essayer la thorie justement, de l 'prouver etde la mettre j our. L e modle gnral fait alors normment de place audialogue et au mouvement, le but tant toujours de faire des allers-retoursentre la thorie et la recherche, entre diffrentes interprtations etexplications, entre diffrentes logiques et pragmatiques culturelles39. Dansun mme ordre d'ides, il s'agit de voir que la sociologie culturelle dont il estquestion ne s'oppose pas toute charge critique et, en particulier, la siennepropre. C 'est qu'A lexander refuse catgoriquement de penser la sociol ogieen tant qu'exercice scientifique dsintress40. Pour lui, la sociologiedemeure ce qui s'appelait jadis une science morale, savoi r un mlangecomplexe de conviction et de critique dans ce qui est, du coup et prsent,la recherche d'une nouvelle sorte de thorie critique41 ce sera l'unedes questions les plus importantes de la conclusion que celle de savoir sicette cri tique est suff isamment thmatise chez A lexander; il s'agira alorsd'y revenir. D e mme, enfin, ces essais ont pour effet de veni r en quel quesorte attnuer la distinction entre le politique et le culturel. Or, il fautles auditoires deviennent diffrencis de l'acte performatif (J . C. A lexander,Cultural pragmatics, art. cit., p. 563).37. J . C. Alexander, Performance and power, art. cit, p. 7. La mme idese retrouve ailleurs : l'intrieur de formes plus souples d'organisations socialescomplexes, l'autorit risque davantage d'tre mise au dfi, la distribution des ressources idelles et matrielles devient davantage le sujet de dbats, et ce, au mmemoment o le pouvoi r social devient plus ouvert et contingent (Culturalpragmatics, art. cit, p. 545).38. Ces diffrents exemples thmatiques sont regroups dans TheMeanings ofSocial Ufe, op. cit.

    39. Ibid., p. 6.40. J . C . A lexander, T he strong program in cultural theory, art. cit,p. 136.41. J . C. A lexander, T he long and wi nding road: civil repair of intimateinjustice, Sociological Tlieory, vol. 19, n 3, 2001, p. 371.

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    60 J o i a than Roberges'en souvenir, A lexander reproche notamment B ourdi eu d'expl iquer lesecond par le premier. C e dont il s'agit ici est donc autre chose : le politiqueet le culturel doivent plutt s'entrelacer, se mdiatiser mutuellement et serflchir l'un dans l'autre.U n premier exemple de ces tudes thmatiques a trait la socit civi le,en gnral, au discours de la socit civile amricaine, en particulier 42. S'il ya une culture de la socit civile, c'est--dire une clbration de ce qu'elle estet un attachement ses valeurs travers le discours de la l ibert aux tats-U ni s par exempl e , c'est aussi parce que la socit civil e s'instituesur une culture commune fondamentale, sinon fondatrice. Elle est ainsi,d'abord et avant tout, quelque chose comme un idal. Dans une rflexiontoujours aux forts accents durkheimiens, mais aussi trs prs de cette idechez B enedict A nderson de communauts imaginaires, A lexander vadire que cette socit civile se doit d'tre conceptualise comme domainede la solidarit qui simul tanment aff irme la caractre sacr de l 'indivi du etcelui des obligations de cet individu envers la collectivit43. Il s'agit, end'autres termes, de penser cette socit civile comme un horizon moral l'intrieur duquel la fraternit rgne puisqu' mme de mdiatiser, aumoins thor iquement, la l ibert et l 'gali t, l 'indivi du et la nation. Le We,the Peopleamricain, par exemple, est rput possder toutes ces qualits : la fois universel, chaleureux et fortement ri tuali s. U top i e, idologie oumlange des deux? Difficile dire, mais chose certaine, tout ne peut pasaller pour le mieux dans le meil leur des mondes. P our A lexander, demeureun problme de taille : M ais si l 'idal ci toyen est ani m de posi tivi t etd'inclusion, le discours de la socit, lui, ne l'est pas44. E n s'actualisant dansla pratique discursive, l'action symbolique et une srie infinie de discoursempiri ques petits ou grands, l'idal de la socit civi le se transforme entout autre chose. Pratiquement, il devient un discours binaire, un systmesignifiant de classement et d'ordonnancement par opposi tion l'inf luencedu structurali sme sur A lexander j ouant ainsi fond. C 'est alors le contenude ces codes et symbol es de mme que leurs dif frents foncti onnementsqu'il doit s'agir d'expliquer, s'il est seulement permis de dire ici qu'envenant rompre l'unit idelle de la socit civile, ces codes et symboles vont

    42. Voir, entre autres exemples, J . C . A lexander et P. Smith, The discourseof american civil society: a new proposal for cultural studies, repris dans TheMeanings ofSocial Life, op. cit., p. 121-154; J . C. A lexander, T he paradoxes of civilsociety, International Sociology, vol. 12, n 2,juin 1997, p. 115-133; J . C . A lexander,The return to civil society, ContemporarySociology, vol. 22, no 6, 1994, p. 797-803; et surtout, peut-tre, J . C . A lexander, The Civil Sphere, Oxford, OxfordUniversity Press, 2006.43. J . C . A lexander, The paradoxes of civil society, art. cit, p. 115. DeBenedict Anderson, voir Imagined Communities : Reflections ontheOriginsand Spreadof Nationalism, Londres, Verso, 1983.44. J . C. Alexander, T he meaningful construction of inequality and thestruggles against it: a "strong program" approach to how social boundarieschange, Cultural Sociology, vol. 1, nos 2-3, 2007, p. 27.

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    Les dix ans du programme fort en sociologie culturelle 61galement veni r consacrer le confl it des interprtations comme figureindpassable de la socit civile relle.Cette structure binaire de la socit civile ne cesse de renvoyer l'opposition profonde du sacr et du profane; opposition qui se dcline,par ail leurs, en antagoni sme entre bi en et mal, pur et impur, etc. Tout sej oue dans ce confl it fondamental pui sque celui -ci possde cette trs rarequalit de toujours pouvoir se rinventer par l'attribution de traits morauxaux "faits"45. Dans ce qui est encore l'exemple de la socit civile amricaine, A lexander va identifi er deux pri ncipaux codes: l'un dmocratique(trs prs du sacr), l'autre contre-dmocratique (et donc trs prs duprofane). A u sein du premier, les acteurs sont rputs actifs, rationnels etraisonnables; leurs relations, ouvertes et conf iantes. L es instituti ons traduisant ce code sont perues comme lgales, inclusives, impersonnelles,etc.46. A u sein du second code, c'est--di re celui en porte--faux de lal ibert et de la dmocratie, les acteurs sont imagins passifs ou hystriques,leurs relations, calculatrices, secrtes, non sincres, et ce au moment mmeo leurs institutions sont supposes arbitraires, exclusives, etc. n'en pointdouter, la construction sociale de cet antagonisme moral ne pourrait treplus forte ni plus tranche ; ce qui se voit, en outre, au travers de ces scandales qui ponctuent singulirement la vie politique amricaine, du Watergateau Monkagate en passant par Ylran-Contra Affair47. Nixon, par exemple, estdevenu dans l'opinion publique ce personnage la fois vilain, impntrableet perturb mme si, bien sr, il a tout fait pour s'en dfendre. Et ceci quipointe en direction du mcanisme certainement le plus important ici ditmcanisme qui ne rsiste pas aux transformations du pol i tico- mdiatiquedans les socits postindustri ell es, mais qui les accompagne toujours, trsjustement. P our A lexander, le combat du sacr et du profane donne perptuellement voir quelque chose comme une danse macabre dans la mesureo, sans trop de surprise, le vilain est toujours l'autre, l'adversaire. Strat-giquement, crit A lexander, cette dualit va typiquement prendre la formed'efforts faits par des acteurs en comptition pour dpeindre leurs adversairescomme tant contre-dmocrati ques, et ce tout en s'abritant eux-mmesderrire le discours de la dmocratie48. N on seulement est-i l questiond'antagonisme moral et de confl it ritualis, mais aussi d'identif ication forte,d'motivi t palpable et de quelque sentiment d'urgence. T ous les acteurs etinterprtes sociaux luttent, autrement dit, pour ce qui leur semble tre la

    45. J . C. A lexander, Tire MeaningsofSocial Ufe, op. cit., p. 124.46. U n tableau rcapitulatif de ces diverses possibili ts se trouve dans ibid.,p. 123.47. Voir, entre autres, J ,C . A lexander, Watergate as democratic ritual etT he discourse of american civil society, repris dans ibid., p. 141-145 et 145-149.La question du Monkagatea t plus particulirement traite par un lve et prochecollaborateur d'Alexander (J .L . M ast, The cultural pragmatics of event-ness: theClinton/L ewinsky affairs, dans J . C . A lexander, B. Giesen et J . L . Mast (dir.), op.cit., p. 115-145).48. J . C. A lexander, The MeaningsofSocial Ufe, op.cit., p. 124-125.

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    62 J onathan Robergesurvie de l'ensemble contreles dangers et les menaces de l'impur, du pollu,etc.49. La purge, du moins symboliquement, n'est alors jamais loin.

    Cette opposi tion du sacr et du profane se dcline aussi, et peut-tresurtout, en un rapport complexe entre inclusion et exclusion sociale. A urisque de se rpter: tout ne peut pas aller pour le mi eux dans le meil leurdes mondes. C'est ainsi que mme les plus beaux discours de la libert sontinsparables de leurs propres penchants pour la rpression, le mpris et ledni de reconnaissance5(). Selon A lexander, null e socit ne peut mmepenser exister et se perptuer sans ce travail visant encore et toujours redfinir ses propres frontires symboliques ce qui est alors trs prsdes travaux de M ichle L amont51. Q ue ce soit propos de la race, du sexe,de l'orientation sexuelle, etc., il s'agit pour les acteurs et interprtes sociauxde j ouer et de rej ouer sans cesse leurs diffrentes places sur un uniquechiquier symbol ique. Et que la chose soit hautement sensible n'a rien desurprenant. L 'enjeu, c'est toujours la justice sociale et sa dfinition. C e quiimplique au moins deux choses. D'une part, l'i de mme de cette justice,son sens particulier52, n'est accessible qu'au travers de multiples dsaccordsen sorte que ce sens soit intrinsquement polysmique. Il y a ambigut, etcelle-ci est pratiquement sans fond ; entre autres parce que les socits de lamodernit n'ont plus de garant de l'ordre et du rituel. D'autre part, il fautvoir que ces diverses interprtations de la justice sont pri nci palementl'affaire des mouvements sociaux53. C es derniers sont les traducteurs tout

    49. Afin de protger le centre, et le discours sacr incarnant ses aspirationssymboliques, les personnes, les institutions et les objets assimils au profane doiventtre isols et marginaliss aux limites de la socit civile, et mme parfois dtruits(M , p. 124).50. A utant il n'y a pas de religion qui ne divise le monde entre sauvs etdamns, autant il n'y a pas de discours civique qui ne conceptualise le monde entreceux qui mritent d'tre inclus et ceux qui ne le mritent pas (J . C . A lexander,Theorizing the good society, art. cit, p. 298). La mme ide se retrouve ailleurssous une forme sensiblement diffrente : Ceux qui sont assez chanceux pourdevenir des membres de la socit civile, qu'ils y soient au cur ou la priphrie,sont toujours concerns par l'exclusion de certains autres (J . C. A lexander, T hemeaningful construction of inequality and the struggles against it , art. cit, p. 27).51. Voir M . L amont, Tlie Dignity of WorkingMen : Moralityand the Boundariesof Race, Class, and Immigration, Cambridge, Harvard University Press, 2000. Pourse convaincre de la parent entre Lamont et A lexander, J . C. A lexander, Citizenand enemy as symbolic classification: on the polarizing discourse of civil society,dans M . L amont et M . F ournier (dir.), Wliere Culture Talks: Exclusions in theMaking ofSociety, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 289-308.52. Ce qui est central pour la justice, c'est le sens (J . C. A lexander, T hemeaningful construction of inequality and the struggles against it , art. cit, p. 24).53. Voir . C . Alexander, Collective action, culture and civil society: secularizing, updating, inverting, revising and displacing the classical model of socialmovement, dans J . Clark et M . Diani (dir.), Alain Touraine, Londres et Washington, Falmer Press, 1996, p. 205-233. De R on Eyerman, proche col laborateurd'A lexander, consulter R. Eyerman et A . J ameson, Social Movements : A CognitiveApproach, Cambridge, Polity Press, 1991.

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    Les dix ans du programme fort en sociologie culturelle 63fait privilgis des problmes de la socit civile : leurs performances ausens de manifestation quasi thtrale, par exempl e visent constamment retravailler ces mmes frontires du sacr et du profane, de l'inclus et del'exclu. C omment? C e qui ne manque pas d'tre surprenant, dit A lexander,c'est de voir les diverses manires et mthodes par lesquelles, trs concrtement, les mouvements sociaux vont venir rappeler la socit civile sonidalit premredans ce qui est, du coup, une sorte de bouclage de la boucleou de dialectique de l'abstrait et du tangible, de l 'historique et du mtaphysique: Derrire les mouvements sociaux se trouve la rfrence unecommunaut hautement idalise, qui demande [...] que l'universeldevienne concret54.

    U n autre exemple de ces tudes thmati ques et de la manire dontelles vi ennent enrichir le projet thorique de J effrey C . A lexander renvoiecette fois la question de ce qu'il nomme les traumatismes culturels""5. L elien avec ce qui prcde est assez facile voir dans la mesure o il est encorequestion de frontires symboliques, savoir qu'un traumatisme culturel estde nature dfi nir un nous contre des autres. La discussion se situedonc au mme niveau de la construction signifiante en impliquant, prsent, ces phnomnes comme la souffrance partage, la blessure nationale, etc. U n traumatisme n'est pas un vnement stricto sensu commeil n'est pas non plus de l 'ordre de la pure raction face cet vnement56 .Il faut plutt partir de ce triptyque pour le moins indpassable chezA lexander: identit col lective, sens, interprtation. T out traumatismecul turel tient une demande, une allgation ou une revendication.Quelque chose de gravissime s'estpass, il y a eu profanation et celle-ci doi ttre rpare, dit-on. C e n'est pas toute la collectivi t qui le dit, mais certainsde ses agents, politiciens, artistes, etc. Deuxime lment alors, ces derniersont besoin de relayeurs mme d'incarner le traumatisme et de le projeter, troi sime lment, sur un auditoi re plus large. E t c'est ensemble queces lments en viennent crer une nouvelle trame narrative57. L e butest toujours de convaincre le plus grand nombre qu'il partage de quelquefaon le traumatisme ; ce qui force spcifier la fois la nature de la peine,de la victime, de la relation entre cette victime et le public, et attribuer

    54. J . C . A lexander, Collective action, culture and civil society, art. cit,p. 227. Voir aussi, Robust utopia and civil repairs, International Sociology, vol. 16,no 4, 2001, p. 579-591.55. Voir en particuli er J . C . A lexander, Cultural trauma and collectiveidentity, dans Tlie Meanings ofSocial Life, op.cit., p. 85-107 et, plus gnralement,J . C . A lexander, R . Eyerman, B. Giesen, N . Smelser et P. Sztompka (dir.),Cultural Trauma and Collective Identity, Berkeley, University of California Press,2004.56. D'abord et avant tout, je maintiens que les vnements ne crent pas, eneux-mmes et par eux-mmes, des traumatismes collectifs. Les vnements ne sontpas traumatiques de manire inhrente. Les traumatismes sont des attributionssocialement mdies(J . C A lexander, Tlie MeaningsofSocial Life, op.cit., p. 91).57. Ibid., p. 94-97.

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    64 J otlathati Robergeune responsabilit pour tout ce drangement et ce chaos la clbreculpabil it allemande, par exemple. Ce qui est invariablement recherch,c'est une certaine catharsis. C'est elle qui mesure le succs, puisque c'est desa force que va dpendre l'inscription du traumatisme dans le temps, savoir dans une chane de rinterprtations oscillant perptuellement entrel'habitude et le changement, les us, mais aussi les abus de la mmoire.Le dernier grand traumatisme qu'a connu l 'Occident est incontestablement li aux attentats du 11 septembre 2001. Alexander y a consacr unarticle dans un important numro de la revue Sociological Tlieory articlequi est emblmatique de l'ensemble de ses plus rcentes proccupationsthoriques. Chose certaine, le terrorisme contemporain n'appartient djplus aux sphres du politique et de la guerre au sens traditionnel du terme.Ce terrorisme appartient lui -mme, il possde sa propre logique et sapropre mcanique, savoir qu'il se pose en tant qu'une nouvelle actionsymbolique l'intrieur d'un champ performatif complexe58. Du point devue de la culturalpragmatics, les attentats du 11 septembre sont ainsi insparables d'une mise en scne de la violence, d'un spectacle de la destruction.Les moindres dtails doivent concourir crer la plus grande stupeur auprsde l'auditoire : le choix de la ville, des avions et, bien sr, des tours jumelles.Celles-ci taient l'incarnation du capitalisme occidental, de sa force et de safiert ; une fois en cendres, elles sont censes n'en reprsenter plus que levide. V ision apocalyptique et meurtre symbolique. M ais meurtre au sensaxiologique, galement. A lexander a raison de souligner que le terrorismes'attaque au cur de la constitution morale de la socit. I l met en scne lecombat ternel du bien et du mal, du sacr et du profane sur fond desurvivance du groupe (ici, la socit civile amricaine). L 'antagonisme estmme tout fait pur, stylis dans le cas prsent ; ce qu'il serait possible depersonnifier au travers des figures de Ben L aden et de George W . Bush.Cela dit, il faut aussi se poser la question la plus pragmatique de toutes :est-ce que les attentats ont eu les rsultats escompts ; s'agit-il, autrement dit,d'une performance russie ou d'une performance rate? Alexander sembledouter de ce succs, entre autres parce que les terroristes ont sous-estim lesdiverses manires par lesquelles ces attentats ont re-soud ou re-fusionnl'A mrique59. Sous l'angle donc de cette resilience idalise, les terroristesont sans doute chou. Par contre, l o ils ont russi, c'est dans la crationde nouvelles polarits mondiales, Ouest contre Est, Occident contre islam,

    58. J . Alexander, From the depths of despair: performance, counter-performance, on "September 11" Sociological Tlieory, vol. 22, no 1, 2004, reprisdans The MeaningsofSocial Life, op. cit., p. 91. Ce numro de Sociological Theorycontientaussides articles de Charles Tilly et dA nthony Obershall.59. Avant le 11 septembre, l'Amrique tait fracture par des clivagessociaux, par des incivilits inhrentes la complexit sociale [...] Aprs le 11septembre, la communaut nationale s'estexprimente et interprte elle-mmecommee sentimentalement unie, c'est--dire marque par laprofonde gentillessede ceux qui avaient t amis seulement un jour, et par lacivilit et lasollicitude deceux qui avaient parfois t seulementdestrangers (ibid., p. 105).

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    Lesdixans duprogrammefortensociologie culturelle 65etc. Et comment pouvait-il en tre autrement? La premire violence enappelle une autre, celle de la guerre-croisade contre le terrorisme, sorte decycle de vengeance venant faonner peut-tre tait-ce l le butfinalement? un nouveau cycle de performances, contre-performances,contre-contre-perfbrmances et ainsi de suite.

    Reste savoir si les travaux de Jeffrey C. A lexander sont la hauteurde leurs propres ambitions. La question relve certes de revaluation, maisd'une valuation qui se doit d'abord de chercher saisir la logique internede l'uvre, sa rigueur, sa cohrence. Il faudrait avoir montr dans cet articleque ce souci et ce contrle thoriques existent bel et bien chez A lexandermme si, bien sr, certaines ambiguts persistent entre autres proposde la structural hermeneutics, qui demeure une difficult thorique de taille. Ilfaudrait, autrement dit, avoir montr que le problme de l'autonomie dusens et de la culture est intrinsquement li au dveloppement d'un programme fort en sociologie culturelle. Il importe de donner A lexander uncertain crdit sur ce point: ce n'est qu' ce niveau de radicalic thoriqueque la sociologie amricaine et mondiale peuvent faire des avances, c'est--dire aussi, ou peut-tre surtout, arriver se remettre un tant soit peu enquestion. En suivant le chemin trac par le strongprogram, il serait mmepossible de retrouver l'une des interrogations les. plus fondamentales detoutes, celle de relier la thorie du sens la thorie de l'action ;ce qui prendjustement la forme d'un mouvement du texte la performance chezA lexander. L 'ajout de la culturalpragmaticsau tournant du millnaire est ainsipour le moins dcisif dans l'volution de sa pense. La logique l'uvredans l'interprtation de la culture s'ouvre l sur une comprhension desindividus concrets, des acteurs et des interprtes sociaux cherchant rendrecompte de leurs diffrents environnements. Ce qui est alors gagn dans lepassage du strong program la culturalpragmaticsn'est rien de moins qu'unecertaine oprationalit de la thorie ;ce qui se voit notamment au traversde certaines tudes plus thmatiques sur lasocit civile ou le 11 septembre,entre autres exemples.Mais il y a plus dans cette question de savoir si l'uvre est la hauteurde ses ambitions. I l importe, en effet, de s'interroger galement sur sescapacits prendre en charge ses propres aspirations, ses propres penchantsmoraux et critiques. En bon durkheimien, il est indniable que JeffreyC. A lexander s'intresse au plus haut point la texture morale de la socitet de la culture. Il y a certainement l une grande partie de ce qui motive sacomprhension du sens que celle-ci soit prise dans sa dimensionstructurelle, institutionnelle ou les deux la fois , mais aussi une grandepartie de sa comprhension de l'agir. C'est donc un choix et mme unedirection thorique qu'A lexander entend suivre pour plusieurs annesencore. Est-ce dire que tout le projet est fondamentalement moralisateur?Aprs l'ensemble de ce qui prcde, ce serait sans nul doute une erreur quede le penser ou, du moins, une lecture trs faible. Plutt, il doit s'agir dedire que la critique accompagne chaque mouvement de la thorie, que

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    66 J o rat han Rohergecette critique est dans la thorie, mme si ce n'est pas ncessairement parcela qu'elle se prsente de prime abord. Les ressources ncessaires l'exercice du pouvoir ou la ralisation de n'importe quelle performance sont,par exemple, toujours conues dans leur ingalit foncire. A lexander offreainsi des pistes importantes pour penser l'exclusion sociale, l'injustice, laconstruction arbitraire des frontires de la socit civile, etc. La critique,autrement dit, est toujours prsente, toujours active. Est-ce dire pourautant que le projet thorique de Jeffrey C. A lexander soit fondamentalement critique? D'aucuns pourront certes souhaiter qu'il le soit ou qu'il ledevienne davantage. En outre, cela aurait l'avantage d'inciter penser plusgnralement comment le futur de la sociologie culturelle pourrait tre pluscritique ou plus prs d'un certain renouvellement de la thorie critique;entre autres par la prise ou la re-prise en compte de concepts commel'idologie, la domination, etc. Il s'agirait alors non plus seulement d'attendrecertaines rponses de Jeffrey C. A lexander, mais d'entreprendre de penser la fois auprs de lui et aprs lui.